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mardi 14 novembre 2023

La foudre Maeterlinck – L'Intruse, Les Sept Princesses, Intérieur… à l'ESAD


maeterlinck esad

Une proposition

L'ESAD Paris (École Supérieure d'Art Dramatique, sise dans la Cour Carrée des Halles) proposait la semaine dernière une expérience hors du commun : 1h30 de Maeterlinck, regroupant trois de ses meilleures pièces (peu célèbres) quasiment en entier et entrecoupées d'extraits de ses célèbres (et plus longues) La Princesse Maleine et Pelléas & Mélisande.

1. L'Intruse
2. extrait de La Princesse Maleine (recontre dans la forêt)
3. Les Sept Princesses
4. extrait de La Princesse Maleine (la scène dans la tour avec Maleine et la Nourrice)
5. extrait de Pelléas & Mélisande (fin de l'acte III, Golaud et Yniold au pied de la tour)
6. Intérieur

Comme il s'agissait d'un atelier interne des deuxième année (et dans une toute petite salle), la représentation n'était pas annoncée au public – je l'ai su par Clément Mariage (que vous lisez peut-être ici ou là sous le pseudonyme transparent d'Adalbéron Palatnįk), qui y étudie en troisième année et qui a eu la délicatesse de me tenir informé, ainsi que par une amie chère qui m'a rappelé à temps l'échéance (j'avais manqué le courriel l'annonçant !). C'est lui aussi qui a reconstitué la distribution ! – qui n'est annoncée nulle part.
Je présente toute mes excuses aux camarades qui se reposaient sur ma veille ou sur l'agenda : j'ai réellement été rappelé à l'existence de cet atelier la veille de la représentation, et heureusement qu'on avait réservé pour moi !

L'idée de Jean Massé (mise en scène) et Pierre Lesquelen (dramaturgie) était de donner à entendre un Maeterlinck sans apprêt, revenant au texte nu (pas de décor ni réellement de costumes), et essayant des modes d'élocution totalement différents d'une pièce à l'autre.

Je le dis d'emblée, une des meilleures expériences théâtrales de ma vie. Et une des expériences les plus frappantes de ce qu'est un choix théâtral en matière d'interprétation.

(Tout en haut, il y a La mort de Tintagiles de Maeterlinck dans la version Podalydès-Knox-Coin, le meilleur spectacle que j'aie jamais vu, tout genres confondus ; et puis pas mal d'Ibsen ensuite, comme Rosmerholm par Braunschweig ou Brand par le même. Et un peu plus loin – jugez-moi – Edmond de Michalik. Sans doute aussi beaucoup d'autres choses que j'oublie – Come tu mi vuoi de Pirandello par Braunschweig, par exemple.)


Lignes de force

Dans cette proposition, on retrouve donc le meilleur Maeterlinck, avec ses formules suspendues et étranges très parentes : les silences, les expressions imagées un peu insolites – comme désuètes d'un temps lointain que nous avons pas connu.

On rencontre aussi régulièrement, au sein de cette atmosphère vaporeuse qui pourrait presque se passer à n'importe quelle date dans n'importe quelle civilisation – il n'y a sans doute pas assez de représentations de Maeterlinck pour oser des versions transposées dans l'Amérique précolombienne ou l'Inde du XXIIIe siècle, mais ce serait sans doute totalement possible sans grande déperdition de sens et d'atmosphère –, de petits détails très concrets qui viennent nous ramener à une vie quotidienne et une temporalité très précise. Le paysan mort de faim ou le prie-Dieu dans Pelléas (tiens, il y a un mobilier catholique spécifique), le roi « de très pauvres gens » dans Les Sept Princesses, dans L'Intruse la Sœur de Charité qui se tient auprès de la malade… Ce qui pose aussi la question, déjà abordée en ces pages, de Dieu en Allemonde – royaume qui paraît purement imaginaire, mais où l'on retrouve par touche la même religion que celle des spectateurs de la création.

Chacune des scènes sélectionnées (à l'exception du premier extrait de Maleine) comporte aussi la vue par procuration comme pivot central : le spectateur se retrouve comme les personnages, à chercher à comprendre ce qui est mal expliqué par le seul qui voie. Un dispositif puissant pour l'identification à la situation, mais aussi pour la tension dramatique : nous cherchons à appréhender ce qui vient, mais nous n'y parvenons pas, bien que tous les indices d'un grand malheur soient sensibles.


Pelléas

La scène de Pelléas retenue était la fin de l'acte III (la scène 4 chez Debussy), celle de l'entretien entre Golaud et son fils Yniold, qui se termine par une scène de violence domestique et psychologique difficilement supportable. J'en ai parlé mainte fois : la scène, son décalque chez Samain, notre empathie dérangeante avec le père, la réplique du lit

C'est la seule scène qui ne m'ait pas pleinement convaincu – mais elle a beaucoup marqué mes co-spectateurs ! –, le choix était de confier les deux rôles à Jules Pellissard, qui jouait Golaud et se donnait la réplique en Yniold en actionnant une marionnette (de souris bipède, de mémoire ?), et en altérant minimalement sa voix. L'idée était intéressante, mais elle se heurte pour moi à la caractéristique principale de ce moment : c'est bien la présence d'un enfant, d'un enfant qui ne comprend pas l'importance des questions – ou feint de ne pas les comprendre en pressentant le drame –, qui irrite le père, nous irrite nous, et crée ce halo de violence dont le spectateur se sent diffusément coupable. En le remplaçant par une marionnette, on perd ce ressort (moral), qui donne pour moi la force à cette scène. Ça reste remarquablement écrit – même si les belles répliques ajoutées par Debussy me manquent ! – mais manque d'enjeu pour moi.

Au demeurant, on restait pris par la force de la scène et sa belle réalisation – il faut dire aussi que l'empilement de chefs-d'œuvre – dont deux que je n'avais jamais vus en scène – (me) rendait la concentration plus difficile à ce moment assez avancé du spectacle.

Maleine


Également en interlude, deux extraits de La Princesse Maleine.

D'abord la scène de badinage dans la forêt entre Hjalmar le jeune et Maleine. Choix audacieux de traiter la langue de Maeterlinck de façon drolatique, en mettant en avant ses images cabossées (la chasse aux hiboux !), ses répétitions, ses invraisemblances… sans abîmer le texte, les acteurs parviennent à donner une couleur plaisante, à mettre à distance les personnages avec tendresse. Ce n'est pas la pente la plus naturelle, et ce serait difficile à tenir sur une pièce en entier sans nous priver d'une partie du charme évocateur – et terrifiant – du théâtre de Maeterlinck, mais je trouve l'expérimentation particulièrement intriguante, stimulante et convaincante !

Puis la scène de la Tour, où Maleine enfermée avec sa Nourrice parvient à apercevoir le jour à travers une fente du mur descellé ; après avoir été longtemps aveuglées par la lumière (motif récurrent là aussi, façon Souterrains de Pelléas, mais encore plus évident dans Alladine et Palomides), et s'être réjouies de voir enfin le soleil, elles découvrent la disparition du pays, totalement dévasté par la guerre. Là aussi, le monde concret fait irruption dans les intrigues sentimentales éthérées de ces petites cours symbolistes. Scène absolument déchirante qui parle aussi beaucoup de notre humanité contemporaine, peut-être bien la meilleure de la pièce.
Par ailleurs la Nourrice est un personnage ouvertement savoureux, qui nourrit d'autant mieux le tragique par la rupture de ton lorsqu'elle cherche en vain villes et fermes connues du regard.

La scène est très bien dite et l'évocation totalement réussie, alors qu'il n'y a pas réellement de costumes, pas du tout de décors, et que les deux acteurs sont assis face à nous sur les gradins normalement dévolus au public – nous sommes en bas. Grand coup de chapeau à eux.

Hjalmar le jeune : Joël Dufey
Maleine : Louise Housset et Zdenka Tchamkerten
La Nourrice : Antoine Werne
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Intérieur

Et nous voilà du côté des trois pièces intégrales (avec des coupures significatives pour tenir en 1h20 de spectacle, mais jouées de bout en bout).

Intérieur est l'un des trois petits drames pour marionnettes (avec La mort de Tintagiles et Alladine & Palomides) écrits par Maeterlinck, et, je crois, le plus court des trois.

Le principe est simple : un vieil ami de la famille arrive devant la porte d'une maison, accompagné de l'étranger qui a trouvé le corps de leur fille noyée. Ils ne savent pas encore. Toute la pièce se résume à l'hésitation du vieil homme à venir briser l'insouciance de cette famille qui ne connaît pas encore son malheur. Il invente toutes sortes de prétexte pour ne pas y aller tout de suite, les chants de la procession se rapprochent, il est rejoint par ses petites-filles, ils observent le rituel du soir de la famille… Ici aussi, sur le terreau du désespoir, le texte est parfois à la frontière de l'humour léger, de la petite dérision des personnages qui s'inventent de fausses raisons…

J'avais été traumatisé par la version de Nâzim Boujenah à la Comédie-Française : entre 5 et 20 secondes entre chaque réplique (j'ai compté, ce sont les vrais chiffres), ce qui tuait totalement la possibilité d'immersion, comme si on avait eu la flemme de programmer trois pièces de 20 minutes, ou qu'on s'était rendu compte en cours de production que c'était trop court pour vendre un spectacle. (Et puis les projections à peine animées détournaient l'attention tout en favorisant l'ennui par leur platitude littérale – on voyait les ombres de la famille typiquement, donc aucune place pour l'imagination.)
C'était donc un grand plaisir de l'entendre interprété à un débit décent et avec une belle intensité, sans se départir du petit détachement un peu insolite inscrit dans le texte.

Le Vieillard : Paul Dussauze
Marthe : Zdenka Tchamkerten
Marie : Louise Housset
L'Étranger : Pierre Sutra



Les Sept Princesses

Le Prince Marcellus (oui, les prénoms circulent beaucoup dans le Canon maeterlinckien) revient d'un long exil pour y retrouver ses grands-parents le Vieux Roi et la Vieille Reine, ainsi que les Sept Princesses qui l'attendent pour peut-être l'épouser. Elles sont dans une pièce spécifique, allongées sur des marches, sont malades depuis longtemps, et tout le drame consiste en une description de leur état, depuis les fenêtres qui permettent aux personnages d'observer – mais nous ne voyons rien, et eux sont trop loin pour y voir bien. Toute la tension se crée autour de la prémonition de ce qui peut se passer, d'indices parfois contradictoires laissés au fil du texte.
Je suis très séduit par ce théâtre descriptif – Maeterlinck aimait beaucoup les descriptions, témoin son récit en prose inspiré par la contemplation de Brueghel.

Probablement la pièce la plus difficile à rendre : c'est essentiellement la Vieille Reine qui parle, s'agite autour de la vue des princesses, se répète beaucoup… Ici, le choix est fait d'adopter un débit très rapide, où tout est quasiment énoncé sur le même ton, un peu sans façon, presque niais. Et cela fonctionne superbement : au lieu de distendre le texte par des pauses, qui pourraient rendre les répétitions un peu fastidieuses, le résultat ressemble à une incantation alla Péguy, que je trouve très persuasive et poétique. Jeanne Lebeau s'y livre totalement, d'une façon particulièrement convaincante.

La Vieille Reine : Jeanne Lebeau
Marcellus : Manon Gerbouin
Le Vieux Roi : Pierre-François Orsini


L'Intruse

La plus frappante des pièces (avec la scène de la Tour de Maleine, mais je l'avais déjà vue sur scène !) était probablement L'Intruse : en toute honnêteté, après ces vingt minutes-là, j'étais déjà épuisé émotionnellement et prêt à rentrer chez moi. Tous les tropes maeterlinckiens y sont concentrés : le regard par procuration, les discours incomplets ou inachevés, l'obscurité, les signes faibles que l'on peine à comprendre, les silences et même les questions sur les portes ouvertes et fermées… Le ressort, comme pour Tintagiles, n'est pas si éloigné de l'épouvante : on perçoit des sons, on imagine ce que ce peut être, on ne comprend pas : ici une famille qui semble de haute lignée, réunie dans un château mal éclairé et mal isolé, autour dela chambre d'une malade dont on ne veut pas clairement parler, attend de pouvoir visiter la fille de l'Aïeul. Une présence semble parcourir le parc, des portes grincent, la lampe s'éteint, l'aïeul aveugle demande à la petite Ursule de lui raconter ce qu'elle perçoit – mais elle le fait maladroitement, incomplètement, on ne comprend pas toujours ce qu'elle veut dire –, il compte les membres de la à table en demandant en vain qui s'est levé, la porte sur l'extérieur est restée ouverte, la servante ni s'approcher de celle de la malade… Un univers immédiatement frappant, en peu de mots.

Par ailleurs, c'était la scène jouée la plus traditionnellement, avec toute l'intensité de ces silences gênés et énigmatiques, de ces répliques qui se ne répondent pas, de ce texte qui tombe en aphorismes dégingandés… Et la distribution était aussi à très haut niveau, je n'avais pas entendu à ce jour du Maeterlinck théâtral aussi bien joué – même pour Tintagiles, spectacle d'art total, je n'avais pas trouvé le ton aussi juste – au premier rang de ces comédiens, le Père de Matéo Cichacki, voix remarquablement assise, sobriété presque vindicative envers l'Aïeul curieux, tourmenté, grave et immédiatement sympathique de Sara Valeri. De même, la voix claire et précise et le petit accent d'Anastasiia Kholina procurent à Ursule une véritable profondeur, comme un oiseau qui n'est pas d'ici, un enfant qui parle un autre langage que celui des adultes, avec lesquels la communication n'est pas complètement possible – et peut-être une background story de fuite d'un royaume lointain comme pour Maleine ou Mélisande.
(Tenez, au passage, Maleine avec un accent à couper au couteau, je serais très curieux de voir ça, ça rendrait l'exil tellement plus directement palpable.)

L'Aïeul : Sara Valeri
Le Père : Matéo Cichacki
Ursule : Anastasiia Kholina
La Servante : Joël Dufey
… et les autres comédiens dans les rôles de la famille.



Lessivé

La seule réserve que je pourrais énoncer, c'est la densité de ces 80 minutes, qui m'ont paru durer deux soirées entières – non pas d'ennui, surtout pas, mais par la richesse de ces drames empilés, dont chacun m'aurait comblé largement assez pour une soirée. En les jouant sans coupures, on aurait 30 minutes pour une pièce (et peut-être davantage en ralentissant le débit inhabituellement précipité des Sept Princesses), ce serait en toute honnêteté suffisamment puissant pour me combler. C'était un peu ce qu'avait fait Podalydès pour Tintagiles : pour dépasser l'heure de spectacle, il avait fait précéder la pièce d'une lecture (pas passionnante) de Pour un tombeau d'Anatole, poème pour le feu fils de huit ans du poète. On pourrait très bien imaginer, à la scène, jouer une seule de ces pièces avec un petit prélude d'autre chose pour que la soirée ne soit pas trop courte.

Ce n'était évidemment pas l'objet d'un tel atelier : il fallait permettre à chaque élève d'avoir une partie intéressante à jouer, et faire explorer à la classe différentes façons de mettre en action le texte de Maeterlinck – d'où la sélection de scènes parmi les plus marquantes de Maleine et Pelléas. On empilait ainsi chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre : les meilleures portions de deux de ses plus grandes pièces, ainsi que trois miniatures incroyables, où la mort plane et finit par se révéler. J'étais déjà lessivé par les émotions (esthétiques et personnelles) à la fin de L'Intruse, heureusement que le ton variait entre les pièces et que je connaissais déjà sur scène Maleine, Pelléas et Intérieur, ce qui me permettait de relâcher un peu la tension pour tenir sur la durée, qui m'a paru immense, tant chaque instant était lourd de sens et de possibles.

Petit plaisir et grande rêverie au passage : contrairement à l'opéra, où l'on est obligé de choisir une œuvre en fonction des tessitures disponibles (on ne peut pas vraiment donner Méphistophélès à chanter à une soprano, ni Lakmé à un bayton-basse), au théâtre il est réellement possible de choisir la pièce d'abord et de couper les rôles, de répartir la parole indifféremment des âges et des sexes, sans rien retrancher à la force de la représentation. Ce qui nous a permis, en l'occurrence, de voir sous nos yeux une compilation du tout meilleur de Maeterlinck, au lieu d'être contraint par l'offre des tessitures présentes.

Un grand coup de chapeau aux comédiens, remarquablement talentueux – je n'ai pas entendu imposer, comme souvent au théâtre, un style d'acteur préexistant aux textes – et à leurs encadrants, qui ont touché juste et rendu le meilleur hommage imaginable au théâtre de Maeterlinck.

vendredi 14 juillet 2023

Dernières nouveautés, disques doudous et éthique du commentaire laconique


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Beaucoup de nouveautés originales et dignes d'intérêt, de réécoutes de disques importants pour moi dont je n'ai pas encore eu l'occasion de parler ici. C'est pourquoi, bien que d'ordinaire je place toutes les écoutes quotidiennes dans ce fichier (toujours accessible par le lien en haut de chaque page du site, en bleu : « nouveautés disco & autres écoutes ») et quand je n'en ai pas le temps, dans la playlist Spotify prévue à cet effet (une piste = une écoute du disque entier, les derniers écoutes sont en bas), écoutable sur PC sans abonnement payant (avec de la pube, certes)… pour cette fois j'en présente le résultat ici.

Ce sera aussi l'occasion de rappeler la démarche de ces commentaires courts, qui me posent souvent une difficulté éthique : est-il convenable de commenter chaque disque, même lorsqu'on a peu à dire, avec « c'est bien » / « peut-être pas essentiel », etc. ?  Tentative de pistes de réponses en fin de notule.




Je rappelle le principe de la cotation (indicative) :

♥ chouette disque que je recomande
♥♥ disque particulièrement marquant (œuvre à connaître et/ou interprétation aboutie / renouvelée)
♥♥♥ disque qui change la vision du monde / du répertoire

¤ j'aime pas du tout (ça joue faux, mollement, et il y a des coupures, dans un répertoire ennuyeux et déjà ultra-rebattu)
Exemple : les intégrales Donizetti avec Callas (mais non, je plaisante, je les aime bien – mais avouez que ça correspond assez bien au signalement…)
¤¤ disques de Philip Glass

Suite à quelques messages inquiets d'artistes, quand je ne mets pas de cotation, ce peut être : un oubli (ça arrive régulièrement), mais en général plutôt un disque que j'ai trouvé très bon mais qui, dans l'immensité de ce qui paraît, n'est pas ce que je conseillerais en urgence. (Typiquement, une intégrale Beethoven, il faut qu'elle soit déjà vraiment très bonne pour que je mette un ♥, je ne vais pas recommander d'écouter ça s'il n'y a pas une raison particulière de le faire. De même pour des œuvres avec lesquelles je n'accroche pas : je ne peux pas recommander quelque chose qui ne m'a pas intéressé moi, mais ce n'est absolument pas un témoignage négatif sur le disque !)
En somme, c'est la présence de cotation qui est un signal, pas son absence !



A. Nouveautés (juin-juillet 2023)

Quelques mots sur les nouveautés de juin-juillet (par chronologie des compositeurs) :

Legrenzi, oratorio La morte del cor penitente, par l’Ensemble Masques. J’ai toujours soutenu l’idée que Legrenzi était un chaînon manquant indispensable de l’opéra italien, avec une liberté musicale acquise par rapport à la déclamation du premier XVIIe, mais sans la fascination exclusive pour la virtuosité et la voix du seria du XVIIIe… Ici cependant, ce n’est pas la fête de l’innovation, oratorio que je trouve un peu figé, plutôt typé milieu XVIIe. Pas passionné, même si c’est très très bien chanté par ailleurs.

¶ Santiago de Murcia, une nouvelle version du livre de guitare par Núñez Delgado. Corpus incroyable, tubes inusables (Marionas por la B, Canarios, Jácaras…) ; comme souvent, on entend les irrégularités de timbre de l’instrument – il faut écouter Ana Kowalska (de Lute Duo) ou Pierre Pitzl (de Private Musicke) pour entendre la perfection.

¶ Ultime volume de l’intégrale Marais de L’Achéron. Je n’ai pas tout écouté. J’ai eu l’impression d’un instrumentarium plus resserré (une seule viole) et d’une recherche moindre de couleurs – mais j’imagine que lorsqu’on se lance dans ce genre de projet, on place les meilleures œuvres et celles où l’on a le plus à dire dans les premiers volumes… Possible que, passé la stupeur des deux premiers volumes, je me sois moi-même habitué, au sein d’un répertoire qui ne me passionne qu’avec les œuvres les plus abouties.

¶ Serse de Haendel par The English Concert : discographie déjà riche et je trouve les couleurs un peu maigres, le tempérament un peu indolent… c’est bien chanté, mais l’orchestre semble sortir de la période pré-Pinnock, c’est un peu frustrant à l’écoute, n’impression que tout se traîne de façon assez homogène.

¶ L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel par Les Arts Florissants. Écouté quelques extraits, ça semble très bien – au sein toutefois d’une discographie déjà saturée, où Martini, Gardiner, Nelson ont déjà livré des versions très diverses et abouties. (Un tel gâchis que cet ensemble tourne en rond depuis quinze ans, il est temps de remplacer le vieux persécuteur…)

¶ Concertos pour violon de Vivaldi dans des transcriptions anonymes pour psaltérion (par Il Dolce conforto). L’occasion d’entendre pépiter cet instrument délectable, d’ordinaire plutôt utilisé en complément dans l’orchestration (Pluhar en mettait souvent à une époque) – une petite impression d’homogénéité tout de même au bout d’un moment, vu qu’il n’y a que des concertos de Vivaldi et que les nuances dynamiques de l’instrument sont particulièrement réduites. ♥

Rameau à l’orgue par Higginbottom : vendu comme un renouvellement du répertoire de clavecin, on y trouve en réalité beaucoup de transcriptions de danses et airs de ses opéras. Et le résultat reste assez tradi. Mais très beau disque au demeurant. ♥

¶ Le concerto n°20 de Mozart réduit pour ensemble de chambre à l’époque du compositeur (Lichtenthal) et joué sur instruments anciens (Pandolfis Consort), avec l’extraordinaire Aurelia Vișovan, on redécouvre les équilibres et la modernité de l’œuvre, avec des coloris jubilatoires. Jamais entendu mieux pour ma part, et de loin. (Mais comme je dis la même chose des concertos de Beethoven par Cristofori et Schoonderwoerd, soyez prévenus.) ♥♥

¶ Réduction pour tout petit ensemble (flûte violon violoncelle piano) des symphonies 2 & 5 de Beethoven par Hummel (ensemble 1800berlin). Moins impressionné que dans le disque Vișovan, lectures très animées, mais je n’ai finalement pas énormément perçu le contraste avec les originaux. Ça fonctionne en revanche complètement aussi bien qu’avec soixante musiciens, c’est donc une piste intéressante pour les économies dans le secteur : flûte, violon, violoncelle, piano. Transcription approuvée par Beethoven, qui avait confié la tâche à de bons compositeurs proches de lui pour éviter la diffusion de mauvais arrangements. Il lui est même arrivé d'écrire dans la presse pour signaler qu’il n’était pas l’auteur des mauvais arrangements, afin de préserver sa réputation et l’intégrité de son œuvre ! ♥

¶ Les quatuors à vent de Rossini par la Rolls des ensembles chambristes mixtes (vents-cordes), le Consortium Classicum (vraiment le fer de lance de ce répertoire, avec le Linos Ensemble dont les compétences s’étendent plus loin dans le temps, jusqu’aux décadents du premier XXe s.). Et je découvre en les écoutant qu’il s’agit manifestement des mêmes partitions que ses fameuses Sonates à cordes (pour deux violons, violoncelle, contrebasse !). Je ne sais s’il s’agit d’un arrangement du compositeur ou postérieur. En tout cas, cela sonne très bien malgré le changement total de modes de jeu, et toujours la même fraîcheur de ton. Je regrette un peu l’absence de hautbois (au lieu de la flûte), mais cela contribue sans doute à une forme de douceur suave (flûte clarinette cor basson). Superbe interprétation, nette et colorée comme toujours chez eux. ♥

¶ Die schöne Müllerin de Schubert par Krimmel : oh là là, quelle merveille !  D’abord, parce que Krimmel essaie quelque chose dont j’ignore la pertinence musicologique, mais qui fonctionne idéalement : il y a beaucoup de lieder strophiques dans la Belle meunière, et il varie le rythme ou les ornements des reprises. Avec énormément de goût, de variété, et toujours très en style (Schubert a écrit ailleurs les choses qu’il fait). L’effet de renouvellement est puissant par rapport aux autres versions, et évite la redite parfois lassante au sein de chaque lied. Ensuite, l’interprétation elle-même : Krimmel fait parler le texte, nous raconte une histoire comme il sait si bien le faire, et se coule dans le caractère de chaque situation en adoptant (sans aucune affectation ni artificialité) une émission vocale plutôt baryton (avec un médium dense) ou plutôt ténor (avec une focale fine et une émission plus claire et étroite), pour coller au mieux au caractère des scènes et aux contraintes techniques des lieder, sans qu’on sente du tout de rupture. Malgré la souplesse des moyens, on est à peu près à l’opposé de l’esthétique Gerhaher (qui multiplie les effets et les changements d’émission pour accompagner le texte), ces choix se font au profit d’une approche globale qui laisse parler les poèmes sans les seconder exagérément. J’adore évidemment. ♥♥♥

¶ Les Études en forme de canon de Schumann… transcrites pour trio piano-cordes !  Voilà qui renouvelle l’écoute de ce petit bijou – même si, en fin de compte, il n’y aurait rien à rajouter aux versions au piano ou à l’orgue. (Trio Kungsbacka) ♥

¶ Un Ballo in maschera de Verdi : délicieuse surprise de l’entendre aussi bien chanté : De Tommaso est quelque part entre Di Stefano et Castronovo (!), Hernández a un beau mordant façon Radvanovsky (j’imagine l’impact en salle), Lester Lynch est très mobile aussi… Je suis comme d’habitude moins enthousiasmé par ce que fait Janowski (orchestre très rond, très homogène, accentué par les tropismes de captation PentaTone), chef incroyable dans le domaine symphonique ou dans Wagner, mais clairement moins au cœur de l’enjeu (épouser la mobilité prosodique) dans le répertoire italien qu’il enregistre quelquefois. Très bonne version en tout cas, on n’en a pas tant eu de ce niveau ces dernières décennies. ♥

¶ La Tempête, Le Voïévode, Francesca da Rimini de Tchaïkovski, association de pièces moins souvent jouées mais hautement abouties, par Chauhan et la BBC d’Écosse, tout à fait enflammés. ♥

¶ (cycle Ukraine) Kalinnikov (mort à Odessa) par le Niederrheinische Sinfoniker chez MDG, lecture un peu sérieuse qui ne tire évidemment pas vers l’ascendance russe, mais la Première Symphonie est tellement saturée de thèmes très typés qu’on l’entend très bien tout de même. Et plaisir d’entendre des pièces rares comme Le Cèdre et le Palmier, la Sérénade pour cordes et surtout les deux très beaux intermezzi symphoniques ! ♥♥

¶ L’Heure espagnole de Ravel sur instruments d’époque par Les Siècles. Petite déception : ce n’est pas la version la plus savoureuse, tout est très bon (les chanteurs que je n’aime pas trop sont meilleurs que d’ordinaire, et ceux que j’aime un peu moins inspirés que d’habitude…), mais je n’y ai pas trouvé énormément de couleurs supplémentaires ni de verve. Une autre très bonne version donc, qui ne révolutionne pas du tout l’audition, à l’inverse de la plupart des disques des Siècles et/ou de Roth.

¶ Monographie Tailleferre de Quynh Nguyen, notamment les cycles Fleurs de France et L’Aigle des rues. Pas le Tailleferre néoclassique (raisonnablement) cabossé à robinet continu, plutôt de la musique de salon plaisante et bien faite. J’ai bien aimé. ♥

¶ En revanche je me suis assez ennuyé pour les pièces de Tailleferre dans le disque à quatre mains et/ou deux pianos de Jones & Farmer, où je retrouve le côté grotesque (mais sans grande saveur) de sa production, qui tire vers le (très) mauvais Milhaud. Dans ce disque-ci, Le ruban dénoué de Hahn est autrement plus avenant, et surtout les œuvres de Koechlin (la Sonatine est vraiment d’une grande qualité poétique). ♥

¶ Suite tirée de l’opéra Wuthering Heights (en réalité plutôt des extraits incluant les duos des deux personnages principaux) de Bernard Herrmann. On y retrouve la très belle musique sombre, consonante, lyrique du compositeur de BOs, avec une qualité de production (chanteurs, musiciens, prise de son) assez supérieure à l’intégrale captée à Montpellier (qui est déjà très bien). On y entend notamment l’incomparable poète Roderick Williams et le forcené de la baguette Mario Venzago, deux chouchous personnels. ♥

¶ La suite du ballet Kratt révèle un Tubin bien plus fin orchestrateur et beaucoup mieux animé que ses symphonies. Belle découverte, interprétée avec un audible investissement par l’Orchestre du Festival d’Estonie (et Paavo Järvi). ♥

¶ Elusive Lights, c’est un disque solo du violoncelliste Dorukhan Doruk, avec une sélection passionnante de pièces, assez lumineuses (ce qui change de l’habitude dans ce répertoire) : Bloch, Saygun, Say, et surtout Sollima et Cassadó, des mondes entiers défilent, plutôt tendres que déprimés. Une autre façon d’entendre le violoncelle. ♥♥♥

¶ J’ai fait une erreur et écouté le volume 9 ♥ de 2020 au lieu du volume 14 de 2023 (Helsinki), mais je peux déjà parler du concept du cycle de James D. Hicks sur des orgues du Nord de l’Europe : des répertoires totalement inconnus se révèlent, joués sur les instruments locaux. Complètement passionnant, et très belle réalisation. Dans le volume 9, consacré à la Suède : Gunnar Idenstam, Nils Lindberg, Erland von Koch, Herman Åkerberg, Gunnar Thyrestam, Fredrik Sixten, Anders Börjesson. Je ne connaissais presque rien de tout ça, et il y a beaucoup de très bonne musique. Je vais écouter toute la série !

¶ Pour les volumes de 2023 de la série de James D. Hicks, j’ai écouté le volume 13 ♥ (capté à Turku sur un orgue des années 30), consacré aux romantiques finlandais. Des choses assez traditionnelles, comme la Deuxième Sonate de Karvonen, mais aussi des propositions d’une très belle poussée (et réalisée avec un véritable élan par Hicks), comme les variations sur un choral finlandais de Kumpula ♥♥ ou l’impressionnant Fantaisie & Choral d’Oskar Merikanto. ♥♥ (Également des compositions de Haapalainen, Hilli, Siimes, et des stars Kuula, Oskar Merikanto, Kuusisto…)
¶ Le volume 14 ♥♥ est encore plus étonnant, sur des orgues des années 80 et 90 à Helsinki : des œuvres plus récentes de Fridthjov Anderssen, Finn Viderø, Mats Bachman, Lasse Toft Eriksen, Jukka Kankainen, Hans Friedrich Micheelsen, Toivo Elovaara, Kjell Mørk Karlsen, qui culmine dans l’irrisésitible « Diptyque de danses » d’Olli Saari (♥♥♥).

¶ Missa Solemnis de Luciano Simoni (direction Rîmbu): une messe tout à fait traditionnelle (dans un esprit formel totalement hérité du XIXe, et même assez peu différente côté langage), écrite en 1987 et dédiée à Jean-Paul II. Rien de particulièrement singulier à ce qu’il m’en a semblé (je n’ai écouté que le Gloria), mais ça s’écoute très bien.



B. Disques-doudous

Pendant ma petite pause du côté des nouveautés, réécoutes de quelques disques-doudous dont vous pourrez retrouver les commentaires passés dans ce fichier avec la fonction recherche :

¶ le Te Deum à 8 voix de Mendelssohn avec un chanteur par partie, par Bernius ♥♥♥ ;

¶ l’invention formidable du piano de Leo Ornstein (j’aime particulièrement l’album de Janice Weber, mais il y a beaucoup d’autres œuvres de qualités et de belles propositions pianistiques, corpus assez bien servi au disque) ♥♥♥ ;

¶ les Caprices-études de Rode (bien sûr) par Axel Strauss ♥♥♥ ;

¶ les poèmes symphonies de Novák, en particulier Toman et Nikotina ♥♥ ;

¶ les épiques opéras allemands méconnus Lorelei de Bruch et, plus fort encore, Die Räuberbraut de Ries (avec Thomas Blondelle en feu comme toujours !) ♥♥♥ ;

¶ les cantates-ballades très atmosphériques et dramatiques de Niels Gade : Comala ♥♥ et Erlkönigs Töchter ♥♥♥ ;

¶ la messe simili-grégorienne avec vents de Bruckner (version Rilling chouchoute) ♥♥♥ ;

¶ le quatuor Op.76 n°3 (quelle construction étourdissante !) de Haydn par le Quatuor Takács ♥♥♥ ;

¶ le romantisme généreux et subtil de Hans Sommer (lieder et lieder orchestraux, deux versions disponibles pour chaque genre) ♥♥ ;

¶ le quatuor piano-cordes en mi bémol de Schumann sur instruments anciens (Michelangelo Piano Quartet), un des sommets du Schumann chambriste (avec le scherzo du Troisième Quatuor, on ne fait vraiment pas mieux !) ♥♥♥ ;

¶ le récital « So Romantique ! » de Cyrille Dubois. Direction incroyablement vivante et flexible de Dumoussaud (dont la carrière explose en ce moment, on comprend pourquoi), choix d’airs particulièrement inspirés par les têtes pensantes de Bru Zane, et réalisation au cordeau par le ténor, tout en mots et en facilité ♥♥♥ ; 

¶ la musique de chambre piano-cordes (quatuor et quintette) de Labor, du vrai romantisme, mais tellement bien bâti et inspiré de bout en bout !  Avec Triendl-bae évidemment ♥♥ ;

¶ disque doudou, le meilleur volume des arrangements du duo Anderson & Roe. Leur album When Words Fade est un hymne au piano symphonique, une exploration de toutes les textures possibles aux confins de l’hallucination auditive !  ♥♥♥



C. Éthique du commentaire laconique

Il faut préciser, c'est important, l'idée derrière cette démarche.

Lorsque je balance à la volée ces commentaires rapides, c'est pour donner une visibilité à ceux qui n'ont pas le temps de tout écouter, pouvoir avoir une idée de ce qui ressemble à quoi, et choisir au plus proche de ses goûts ou de ses envies de découvertes ; ce n'est pas une analyse détaillée de disques (que je viens d'écouter). Pour bien saisir la saveur de chacun, il faudrait écouter plusieurs fois, s'immerger dans le projet, lire du contexte, s'informer sur la démarche des musiciens, etc.

Mon propos s'adresse aux auditeurs et n'est absolument pas une critique ou une évaluation des disques. J'ai toujours l'impression d'être un monstre lorsque je lance « œuvre pas indispensable » ou « interprétation pas particulièrement saillante », ce n'est pas une analyse… mais uniquement le partage d'un ressenti qui permet ensuite d'orienter mes réécoutes et potentiellement les choix d'écoute de ceux qui me lisent.
Il m'est arrivé d'ailleurs quelquefois de passer totalement à côté, en première écoute, d'un concept, de qualités particulières…

Tenez, ce Pfleger-là : en première écoute, j'ai trouvé ça un peu ascétique. Et puis j'ai dû me plonger là-dedans pour en écrire la notice… et j'ai découvert des mondes.
Les fragments de poèmes de dévotion populaires, Dieu qui parle à la première personne en octaviant des graves sous la portée, les épisodes rarement représentés (la Cananéenne, Emmaüs…), le chœur de fidèles figuré par deux voix solistes, les choix d'instrumentation (psaltérion)…  À force de réécoute, j'ai aussi apprivoisé chaque choix musical, chaque inflexion (et j'ai trouvé ça d'une invention constante). J'y reviens très souvent, ça fait partie des disques qui me servent de repère.
Alors qu'en écoute à la volée, je me serais dit « du motet allemand sympa, mais un peu ascétique quand même » (alors que vraiment, vraiment pas, ça déborde de mélodies irrésistibles, de virtuosité).

Tout ça pour dire quoi ? 

J'essaie de prendre le temps de faire ces commentaires de disques parce qu'ils permettent d'appréhender un peu l'immense production phonographique qui nous submerge chaque semaine, et de ne pas se limiter aux têtes de gondole.
Mais je sais aussi que ces commentaires sont publics : et je précise donc qu'il s'agit d'un carnet personnel, d'une façon de partager des impressions avec ceux qui hésitent devant le disque à essayer en priorité. Ce n'est en rien une évaluation de la qualité du disque lui-même.

Dernier souvenir. Une fois (je ne sais plus pour quel corpus), quelqu'un me pose la question d'une intégrale d'orgue à choisir. Il y avait trois intégrales. J'explique les qualités (assez différentes) de deux d'entre elles, et j'écris juste : « on peut se passer de la n°3 ». Rien de méchant, j'étais dans le cadre d'un conseil de version sur un forum, j'ai juste conseillé les plus intéressantes à mes oreilles, c'était le principe, et non détaillé chaque version en particulier (à supposer que j'aie eu à l'esprit chaque interprétation de chaque œuvre !)

Le lendemain, j'ouvre mon courrier. Un nom britannique inconnu. C'était l'organiste de… la troisième version.
Il me demande, très humblement et très poliment, visiblement affecté de sa lecture, pourquoi « on peut s'en passer », lui y a mis beaucoup de soin, a cherché les meilleures éditions…

La terre s'ouvre sous mes pieds : je voulais juste donner une info à un pote – sur des choses écoutées, certes, mais pas non plus travaillées à fond, j'ai survolé à nouveau le corpus et j'ai donné mon opinion.

Mais l'organiste, lui, dont peu de monde a dû parler même dans la presse spécialisée, était à l'affût des recensions, et pour une fois qu'on parle de lui, paf, on écrit « c'est pas la peine d'en dire quelque chose ».
Et je comprends toute sa peine : lui, il les a travaillées une à une, ces pièces, il les a enregistrées (avec toute la pression qu'il y a à produire un disque qui sera l'une des seules traces qui survivra à son exercice de la musique), il a voulu les transmettre avec sincérité.

L'histoire s'est bien finie : j'ai pu lui expliquer que la prise de son était clairement défavorable (je trouve, en toute honnêteté, le jeu un peu moins saillant aussi que les deux autres versions, mais pas du tout mauvais en soi), et que ma préférence se portait donc ailleurs. Il m'a alors expliqué que la production avait été difficile : entente avec le label (je ne me rappelle plus lequel), manque de soin de la prise de son, il avait lui aussi été assez frustré de l'expérience. Mais il semblait soulagé que ce ne soit pas lui qui soit en cause.

Vous voyez pourquoi j'éprouve le besoin d'expliciter la démarche : en publiant mes impressions, elles peuvent toucher les mélomanes qui sont visés, mais parfois aussi blesser des artistes qui sont à l'affût, et dont le travail n'est pas en cause.

Pour autant, je ne dis pas du tout que les mélomanes doivent se taire : les musiciens ne sont pas forcément bons juges de leur travail, et à la fin des fins, cette musique est (financée et) produite pour un public, pas pour les musiciens eux-mêmes.
Typiquement, je trouve insupportables les musiciens qui estiment qu'ils peuvent choisir leur public (comme Barenboim ou Christie qui disputent ceux qui n'écoutent pas assez bien les génies tels qu'ils se perçoivent) : les musiciens sont là pour transmettre de la musique à un public, ce ne sont pas des idoles pour qui la musique a été écrite – bande de saltimbanques damnés.
Donc, bien sûr, il est légitime que le public dise son avis, même s'il n'y connaît rien, même s'il est injuste.

En revanche, vous comprenez sans doute mieux ma réticence devant le principe de l'écoute comparée, et d'une manière générale de la critique sur le mode « c'est nul il joue ça trop lentement ». A fortiori maintenant que tout est public : faites gaffe quand même, surtout si vous avez de l'audience, il y a des gens de l'autre côté du fusil. (Et des gens qui ont concrètement bossé pour rendre cette musique disponible.)

Quant pour les musiciens : enregistrez des inédits géniaux où il n'y a pas de concurrence disponible. Personne n'écoutera vos disques, mais tous ceux qui le feront seront ravis et ne pourront pas jouer à la mortifère Tribune des Critiques de Disques.

Je continuerai donc mes commentaires, mais je garde ceci par-devers moi pour y renvoyer au besoin et bien penser à redire le sens de la démarche – et pourquoi je ne peux ni être méchant, ni me taire tout à fait.

dimanche 25 septembre 2022

Réception de Robert le Diable – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne


robert_cloitre.jpg
Esquisse de Cicéri pour le cloître.

La question

Depuis des années, j'essaie de poser, de façon récurrente, la question, peu compréhensible pour l'observateur qui ne connaît pas à fond tous les enjeux culturels des années 1820 (c'est-à-dire moi), le succès immense et, surtout, sans partage, de Robert le Diable. Les malveillants, armés d'antisémitisme, ont bien sûr suggéré de son vivant qu'il avait acheté son succès, mais rien ne semble expliquer l'absence de vive controverse autour d'un livret audacieux.
Bien au contraire, références musicales, lithographies, gravures et souvenirs divers célèbrent, au yeux de tous, la réussite éclatante de l'œuvre, qui se duplique sous toutes les formes, laissant apparaître un véritable consensus autour de la valeur de l'œuvre, et une absence d'antoganismes paroxystiques autour de sa réception.

Je n'ai rien pu trouver de probant dans la seule biographie de Scribe, ni dans les diverses notices générales ou comptes-rendus d'époque j'ai pu lire – mais jusqu'à présent de façon non méthodique. Cette fois, c'est décidé : je vais m'y mettre, et découvrir ce que tout le monde d'un peu informé sait sans doute déjà, mais que j'ignore encore tout à fait pour ma part.

En tout cas, jusqu'à présent, mes questions aux personnes les plus informées m'ont fourni des réponses un peu évasives, qui ne répondent pas complètement à ma question.

Pour ceux qui ont oublié ce que raconte Robert le Diable qui aurait pu émouvoir ses contemporains, quelques rappels.
Acte I : Robert veut pendre un Normand qui raconte ses origines, puis échange sa vie contre une tournante avec sa fiancée.
Acte III : Ladite fiancée, très pieuse, est persécutée par un démon auprès d'une croix, et toutes ses protestations de protection divine ne peuvent rien contre le pouvoir du mal.
Acte III : Le fameux épisode des nonnes damnées, où le héros (afin de pécho à l'acte suivant) se laisse convaincre de dérober une relique de sainte Rosalie, tout en culbutant une abbesse damnée sur un autel consacré.
Acte IV : Tentative de viol sur scène, assez explicite.
« Crains ma fureur, ne me repousse pas ; / Tremble de me réduire au désespoir ! »
« Et rien ne peut t'arracher de mes bras. »
« Je cède au transport qui m'anime. »
« Ne me résiste plus ! »
« Tu m'appartiens ! »
(L'accumulation du texte, sans musique, fait véritablement frémir. À côté Scarpia paraît admirablement fleur bleue.)

Je peine à concevoir que ces détails, même repris dans le jus de leur mythe et remis en perspective par le triomphe final de l'amour maternel, de la foi catholique et de la Grâce divine, n'aient pas causé quelque émoi au premier degré…



L'impulsion

Or, me jetant sur l'accompagnement savant de la toute fraîche parution de Robert le Diable chez Bru Zane, je trouve plusieurs pistes assez éclairantes dans la notice de Robert Ignatius Letellier, qui m'ouvrent des voies pour aller rechercher plus en détail autour de mon vieux questionnement pourquoi l'acte III de Robert semble-t-il ne pas avoir causé le moindre scandale ?
Le sujet n'est pas abordé frontalement dans la notice – sans doute, encore une fois, parce qu'il n'y a pas de sujet pour ceux qui savent –, mais elle permet d'avancer dans la compréhension du phénomène ; ce ne sont pas non plus complètement des pites nouvelles, mais leur formulation s'articule de façon plus convaincante que ce que j'ai pu lire jusqu'alors comme exégèses.

Allons-y :



[[]]
Le terrible dialogue entre Robert et Isabelle à l'acte IV.
(Alain Vanzo, June Anderson, Opéra de Paris, Thomas Fulton. 1985.)



1. Un conte familier

La matière de ce conte, qui concerne le père de Guillaume le Conquérant, était alors bien connue et tout à fait vivace, avec toutes sortes de variantes.

La mère de Robert, désespérée de ne pas avoir de fils, fait une prière au diable. Évidemment le rejeton qui naît de son souhait exaucé est particulièrement immoral et violent (façon, semble-t-il, d'expliquer la cruauté, plutôt hors de l'ordinaire, de Robert de Normandie). Dans la plupart des versions du conte, Robert finit par se repentir et se réconcilier avec la religion.

J'en tire plusieurs enseignements.

a) L'effet de surprise et de sidération quant aux péripéties de Robert le Diable devait être moindre, puisqu'il faisait partie d'histoires déjà racontées et connues… il s'agit non pas d'une audace incommensurable, mais de la réactivation de motifs déjà connus.

b) La source folklorique permettait de mettre à distance le contenu : on ne décrit pas la réalité, on n'invente même pas une fiction scandaleuse, mais on reproduit l'histoire d'un conte déjà connu de nos ancêtres. Cela permet de remettre ce que l'on voit sur scène en perspective. Un film qui inventerait le Petit Chaperon Rouge dans toute sa crudité nous paraîtrait insupportable et en tout cas absolument pas adapté au enfants ; mais nous connaissons tellement les ressorts de ce conte que nous ne serions peut-être même pas impressionnés d'en voir une version gore avec Mère-Grand à moitié digérée dans les viscères ouverts du Loup.
Le librettiste échappe ainsi aux accusations de pensées deshonnêtes, ne faisant que reproduire une fiction ancestrale.

c)  Le goût du romantisme pour l'atmosphère médiévale avait aussi habitué tout le monde aux histoires de diables et d'enchantements maléfiques. (Et je ne sais où en était la connaissance et la crainte du démon en ces années, le XIXe siècle a connu des hauts et des bas de ce côté-là… la population parisienne après la démonétisation religieuse des années 1790 et 1800 n'est possiblement plus à cela près…)



2. La mode gothique

Letellier souligne la sensibilité des lecteurs des années 1830 envers l'imaginaire gothique des romans anglais, les Radcliffe ou Lewis.

Je conçois bien qu'après avoir lu The Monk, le public était possiblement tout simplement excité de découvrir de nouvelles déviances humaines et sacrilèges, pour vivre le grand frisson du crime par procuration, l'exploration des limites de la morale et même de l'humanité.

L'argument est puissant pour expliquer une certaine indifférence aux excès du livret : ceux qui étaient exposés aux arts d'alors étaient tout à fait mithridatisés contre ce type d'excès, voire les recherchaient par goût ou effet de mode.

Toutefois, je vois un écart assez considérable entre le frisson privé du roman (toujours accompagné de sa mauvaise réputation, de sa suspicion, etc.) et l'affirmation publique, l'incarnation physique dans une pièce de théâtre ou un opéra. Le fossé reste assez considérable, et ce qui aurait simplement pu être blâmé par les censeurs ou votre confesseur se met à concerner des familles entières de la bonne société, avec une représentation visuelle et vivante de tous ces crimes.

Cela ne me suffit donc pas tout à fait.



3. La morale sauve

Une autre explication réside dans le personnage d'Alice : Letellier souligne la place de la Grâce dans le livret… et cela m'éclaire assez. Quelques pensées que je tire de ces prémisses.

On peut de prime abord percevoir la conclusion de l'œuvre comme artificieuse – d'un seul coup, d'un mot unique tous les excès de Robert sont pardonnés, et les hésitations de son âme à jamais résolue. Ceux qu'il a trahis sont contents, et les incercitudes de ses inclinations généalogiques ainsi que de sa nature profonde sont en un instant tranchées à jamais. Il sera un chrétien pieux, un époux fidèle, un suzerain loyal.

Mais si le lecteur du XXIe siècle peut aisément s'amuser à imaginer l'après, à l'imaginer mari violant, seigneur trahissant ses pactes et opprimant ses serfs et ses vassaux, le livret ne nourrit pas vraiment de doutes sur la bonne foi de sa conversion.
L'existence même du personnage d'Alice, pivot considérable du drame – elle symbolise la cruauté de Robert au I et le sauve dès qu'elle est reconnue, elle affronte le démon au III, elle tire Robert des bras de l'Enfer au V –, incarne sur scène une part capitale de la doctrice catholique : le pécheur, si grave qu'aient été ses crimes, peut se repentir et sauver son âme de la géhenne.

La présence d'Alice, même lorsqu'elle semble si frêle, accrochée à sa croix, impuissante face au pouvoir démoniaque, rappelle sans cesse la présence de ce choix, de cette promesse de rédemption, et tempère d'une certaine tous les excès, puisque en dépit de tous les blasphèmes, la loi divine finit par paraître douce aux plus endurcis des pécheurs. La réaction aurait sans doute été plus vive si la conclusion avait été « de toute façon Dieu est une illusion, il a fermé sa bouche pendant tout l'opéra, pourquoi on tiendrait compte de son avis » ou plus vraisemblablement vu le ton de l'ouvrage « venez, l'Enfer ça paraît chaud mais en vrai c'est chill ». Le dernier tableau aurait montré Robert jouant aux cartes avec Lucifer, voilà qui aurait sans doute excédé la tolérance concédée à une histoire où, en définitive, le bien triomphe du mal. (Tout en s'étant complaisamment fait plaisir à goûter le grand frisson du spectacles des plus grands crimes.)

Tout blasphématoire que puisse paraître l'acte III, il entre tout de même dans une logique dramatique qui aboutit à la victoire de la mère angélique sur le père démoniaque. (Et d'ailleurs, le livret tait totalement l'invocation satanique qui a présidé à la naissance de Robert, l'explication se limite à un plus concret « je fus son amant », ce qui préserve en partie la respectabilité d'une mère qu'on peut toujours s'imaginée séduite et trompée par de fausses promesses.)

Il est vrai qu'en tirant ce fil, les excès scéniques de Robert sont, en tout cas dans la logique rhétorique globale du livret, moins insupportablement antireligieux qu'il n'y paraît de prime abord.

Je reste tout de même circonspect sur le fait que les abbé Bethléem locaux aient pu trouver tolérables ce genre de représentation graphique, fussent-elles au service prétendu de l'édification de la vertu.



4. Musique

Letelllier a raison de le souligner : le prestige de la musique émousse aussi les processus d'adhésion ou de répulsion intellectuelle au sujet d'un livret.

J'ai toujours été frappé par le fait que le monstrueux Don Giovanni de Da Ponte, menteur, violeur, tueur, lâche, pervers quelquefois (lorsqu'il se réjouit des déboires de Leporello qu'il envoie délibérément à la mort), nous paraisse si sympathique (à moi le premier) : c'est que la musique de Mozart le présente toujours nimbé d'une lumière exceptionnelle, d'une inspiration particulièrement fulgurante, et qui le singularise des autres personnages. Comment, quel que soit notre opinion sur ses affirmations, ne pas être grisé par les thèmes du trio Ah taci, ingiusto core (« Più fertile talento del mio, no, non si dà ») ou de l'éloge du vin et des femmes (« Vivan le femine, viva il buon vino, sostegno e gloria d'umanità ! ») ?  Les plus prudes en restent tout émus et enthousiasmés…

Cet opéra a sans doute grandement altéré la perception de don Juan par les romantiques, le rendant exemplaire car débordant de force vitale et d'appétence pour les absolus (en plaisirs, en liberté…), alors que le personnage n'était pas nécessairement si plaisant à y regarder plus froidement.

De même, la musique exceptionnelle de l'acte III, ses atmosphères dramatiques tour à tour drôles et terrifiantes captent toute l'attention et suspendent le jugement sur le caractère licite ou moral de ce qui est représenté : on est tout simplement emporté par la force de la musique, et peu importent les excès qu'on pourrait regretter dans une pièce parlée, ils servent au contraire de matrice à cette musique qui nous grise !

C'est le même procédé que celui qui conduit à apprendre par cœur des textes de chansons débiles, et à les trouver profonds alors qu'on ricanerait méchamment si on les avait découverts à nu. Il est particulièrement puissant, et il ne faut sans doute pas le sous-estimer.



À ces points soulevés à la lecture de Letellier, j'aimerais en ajouter deux autres qui ont sans doute leur place et que je ne crois pas avoir évoqués jusqu'ici.



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Jenny Lind en Alice à l'acte III dans la production londonienne – une des images les plus diffusées.



5. Opéra comique

Bien que je ne comprenne pas encore comme cela est possible, le sujet devait paraître suffisamment inoffensif pour que Scribe propose d'abord des ébauches de livret d'opéra comique à Meyerbeer, avant de lui écrire, sur ses instances, le livret de grand opéra que le compositeur réclamait.

Je n'ai pas pu lire l'état initial du livret (je vais tâcher de mettre la main dessus si ça peut se trouver sans s'inscrire comme chercheur dans une bibliothèque lointaine…) ; il faut bien conserver à l'esprit qu'un opéra comique est une avant tout une forme (alternance de dialogues parlés entre les numéros musicaux, issue des pratiques musicales théâtres de la Foire), et que son sujet peut être relativement sérieux… mais on sait que le personnage (plutôt comique) de Raimbaut, qui disparaît au début de l'acte III dans l'état définitif du livret, avait un rôle plus développé à l'origine.

On peut imaginer tout l'aspect plaisant de ces démoneaux sur une scène plutôt dévolue au théâtre léger, et fondée non seulement sur la musique, mais aussi sur la saveur des dialogues… Tout cela se retrouve dans l'œuvre définitive, et a sans doute nourri l'esprit des répliques souvent plaisantes de Bertram, un diable aux pouvoirs terribles, mais qui ne fait pas bien peur – et suscite même plutôt la sympathie par sa quête de paternité impossible.



Le second point, lui, alimente plutôt mon incrompréhension.



6. Politique

Je ne maîtrise pas assez cet aspect-là pour dire des choses certaines, mais du peu que je connais, il reste assez énigmatique que je n'aie pu trouver (cela existe nécessairement, dans des revues destinées aux ecclésiastiques ou même simplement des journaux conservateurs) aucune trace d'indignation dans mes lectures – certes parcellaires, mais récurrentes depuis un certain nombre d'années.

Car si l'opéra a été créé au début de la monarchie de Juillet, dont la Charte garantissait la liberté d'expression, sa conception remonte à 1827, à l'époque d'un durcissement de la censure dans les dernières années du règne de Charles X. Par ailleurs, malgré l'image progressiste qu'on peut avoir de Louis-Philippe, du fait de ses déclarations et du contraste avec le règne précédent, les royalistes libéraux et les légitimistes demeurent les principales influences qui pèsent sur la société française, et restent très attachées à la royauté et au sacré.

Outre que les espoirs de liberté d'expression furent vite déçus (témoin le sort du drame d'Hugo Le roi s'amuse, histoire de sympathique régicide rapidement interdite), les années 1830 sont marquées par d'intenses controverses entre les arts, la politique, la religion, comme l'atteste la terrible querelle autour de la présence des femmes de théâtre dans les cérémonies funèbres parisiennes (tentative d'interdiction pour les obsèques de Boïeldieu, interdiction réussie pour celles de Bellini). C'est aussi le moment où les concerts spirituels de l'Opéra reçoivent à la fois un grand succès et suscitent le débat sur l'usage profane de musiques religieuses. On dispute passionnément pour déterminer si le Requiem de Mozart n'est pas d'essence trop décorative, trop musicale, trop dramatique pour des cérémonies chrétiennes – si la musique sophistiquée ne détourne pas l'esprit de la prière. On commande un Requiem sobre (sans solistes) à Cherubini pour le souvenir de Louis XVI, puis il doit composer un Requiem pour chœur d'hommes suite au bannissement des chanteuses professionnelles des cérémonies. Félix Danjou redécouvre la clef de lecture des neumes grégoriens, et le plain-chant à faux-bourdon, sorte de grégorien harmonisé à la sauce XIXe, entre en compétition avec les œuvres des compositeurs établis.
Tout cela finit par s'apaiser dans les années 1850, lorsque s'établit un compromis implicite : une césure entre les compositions pour la liturgie, épurées et recueillies, et les oratorios donnés dans les lieux de culte hors des cérémonies, réécritures parfois assez libre des texte sacrés, où les effets théâtraux sont admis.
J'avais esquissé une rapide évocation de ces questions dans cette notule.

Par-dessus le marché, les pillages des séminaires et des palais épiscopaux dans diverses villes françaises, plus tôt pendant l'année de la première série de représentations (1831), prouvent que la religion avait alors une place centrale dans les préoccupations, notamment politiques. Une profanation n'était pas que l'écho d'un lointain folklore médiéval : elle était l'actualité. Que les spectateurs l'aient vu sur scène sans effectuer aucun lien me paraît véritablement surprenant (mais cela semble bel et bien le cas, et j'aimerais comprendre pourquoi).



robert_irene.jpg
Les Rochers de Sainte-Irène, dessin d'Édouard Desplechin pour le premier tableau de l'acte III (la valse des démons).



Ite missa est

En fin de compte, Letellier fournit des éléments très précieux pour mieux s'interroger sur la façon dont le caractère possiblement choquant du livret de Robert n'a pas suscité beaucoup de récriminations audibles. L'usage d'un conte connu, le goût pour la littérature gothique, le prestige de la musique ont pu ou démonétiser la violence du premier degré ; le personnage d'Alice et la construction dramatique qui aboutit à un triomphe de la morale chrétienne ont pu remettre à leur place les moments sacrilèges comme des épisodes isolés au sein d'une action qui reste, dans sa globalité, plus morale.

Pour autant, je reste toujours très étonné que, dans la France des années 1820 de la conception et 1830 de la création, où le rôle de l'Église dans le débat public est considérable, où la morale publique reste fortement codifiée, où les élections sont régulièrement remportées par les royalistes, voire par les ultras (ce qui se prolonge même pendant la Troisième République), il ne se soit pas trouvé des voix influentes pour dénoncer le risque que font porter de tels modèles.

Que diable, on débattait passionnément sur l'inconvenance d'Armance (roman tournant implicitement autour de l'impuissance), sur l'absence de bienséance des drames romantiques qui ne respectaient pas les unités théâtrales, montraient des meurtres et parlaient trop communément (Hernani, c'est pourtant autrement gentil et d'un univers tout aussi folklorique !), et on s'interrogeait même sur la dangerosité de programmer Mozart dans les cérémonies religieuses… mais les viols sur scène, les profanations multiples (la dévastation de Saint-Germain-l'Auxerrois était un souvenir tout frais), en lien avec une sexualité débridée (et démoniaque) n'auraient même pas fait regretter à quelques spectateurs d'être venus en famille ?

Je vais donc, malgré ces éclairages bienvenus, devoir me mettre en quête de plus d'information, quitte à écumer toute la presse française de novembre 1831, à présent que l'on dispose plus aisément de tout cela en ligne. Il existe aussi des revues de presse déjà constituées à la Bibliothèque de l'Opéra… donc il est évident que ceux qui savent déjà doivent le considérer comme évident et très documenté… mais jusqu'à présent, j'enrage dans mon coin de ne pas bien comprendre, sans pouvoir remonter à la source !

À bientôt, donc, pour de nouveaux points d'étape !



Apostille

Pour ceux qui en seraient curieux, ma rapide impression sur ce récent enregistrement publié par Bru Zane (avec quelques coupures imposées par les horaires et le temps de répétition d'une version de concert).
Elle figure, comme toutes mes autres écoutes, dans ce fichier public.

(nouveauté)
Meyerbeer – Robert le Diable – Morley, Edris, Darmanin, Osborn, Courjal ; Opéra de Bordeaux, Minkowski ♥♥

Je reste toujours partagé sur cette œuvre : les actes impairs sont des chefs-d’œuvre incommensurables, en particulier le III, mais les actes pairs me paraissent réellement baisser en inspiration. Et certaines tournures paraissent assez banales, on n’est pas au niveau de finition des Huguenots, où chaque mesure sonne comme un événement minutieusement étudié. Pour autant, grand ouvrage électrisant et puissamment singulier, bien évidemment !

Comme on pouvait l’attendre, lecture très nerveuse et articulée. Nicolas Courjal, que je trouvais un peu ronronnant ces dernières années, est à son sommet expressif, fascinant de voix et d’intentions. Bravo aussi à Erin Morley qui parvient réellement à incarner un rôle où l’enjeu dramatique, hors de son grand air du IV, paraît assez ténu par rapport aux autres héroïnes meyerbeeriennes – avant tout un faire-valoir.

Très (favorablement) étonné de trouver ce chœur, qui bûcheronnait il y a quinze ans, aussi glorieux – son à la fois fin mais dense, ni gros chœur d’opéra, ni chœur baroque léger, vraiment idéal (seule la diction est un peu floue, mais il est difficile de tout avoir dans ce domaine).

samedi 25 juin 2022

[thriller] Comment les surtitres ont tué l'opéra


surtitres
Pourquoi l'on a besoin de surtitres – feat. Birgit Nilsson.

(Cette notule contient beaucoup de liens qui explicitent les allusions ou les notions que je ne peux pas toutes développer sans alourdir le texte. N'hésitez pas à y faire un tour pour mieux appréhender le propos, en particulier sur les aspects de technique vocale.)

De retour d’une production extraordinaire d’Elektra de Richard Strauss, je reste transi d'admiration devant le haut niveau, superlatif, des interprètes – parvenant à demeurer audibles, dans un son très élégant, par-dessus cet orchestre gigantesque, et dans tout le hangar à bateau de Bastille. Cette chose n'a jamais été demandée, dans l'histoire de la musique mondiale, à aucun interprète avant l'éclosion du drame wagnérien – plus soucieux de littérature et de musique que de la beauté du chant, ou même simplement de ses limites physiques – il y a cent cinquante ans, et de la construction de gigantesques salles de concert « démocratiques » dans les dernières années.

On ne peut que révérer l'accomplissement physique, technique, artistique pour y parvenir d'une part, et le faire suivre façon agréable à l'oreille (et tout en jouant la comédie !) d'autre part.

Cependant, et cela ne vous surprendra pas, cela me donne avant envie de discuter d'enjeux propres au théâtre lyrique.



[[]]
Début d'Elektra de Richard Strauss,
Mitropoulos à Vienne en 1957.
Même avec les dictions de Borkh et surtout Della Casa, ce n'est pas si évident…
et la situation ne s'est pas améliorée.




1. Le chant et l'amplification

Alors que l'ensemble de la création mondiale a très rapidement pris le tournant de l'amplification, une poignée de genres ont résisté.

Il est vrai que l'amplification permise par l'électricité et l'électronique ne manque pas d'avantages : elle permet d'être audible tout le temps dans tous les espaces.
    ∆ En plein air où la voix, sauf murs de renvoi, se perd très vite au delà des premiers mètres.
    ∆ Dans un milieu bruyant comme un café.
    ∆ Possibilité de faire de la chanson et plus généralement de la musique dans les immenses Palais des Congrès (opération beaucoup plus rentable pour les répertoires peu subventionnés).
    ∆ Élargir le spectre de qui peut chanter en public, même avec une petite voix.
    ∆ Rendre la méforme moins rédhibitoire pour les professionnels.
    ∆ Permettre des inflexions vocales très fines, pour un effet expressif maximum, qui n’est pas dilué par la distance.
    ∆ Ouvrir au maximum le champ des techniques vocales possibles (souffle dans les cordes, larynx haut ou bas, résonance métallique ou non, etc.) tout en restant audible.

Alors que pour chanter efficacement en plein air / devant une grande assemblée / dans une grande salle / avec un orchestre, la nature de la technique utilisée est contrainte – et son efficacité nécessaire –, le chant amplifié donne accès à une diversité incroyable d’esthétiques.

Bien sûr, mon ressenti, pour moi qui ai été biberonné à la musique acoustique depuis mes premiers émois musicaux, demeure toujours une frustration de ne pas entendre le grain de la voix directement (ce n’est clairement pas comparable, même avec le meilleur système de restitution du monde), et même presque une déception de principe d’être soumis à un truchement encore plus complexe et abstrait qu’une mécanique de piano ou d’orgue.
Mais il reste incontestable que ces moyens nouveaux ouvrent incroyablement le nombre d’esthétiques, de techniques, d’effets, de lieux où l’on peut se produire.



2. Les contraintes du chant lyrique

La grande caractéristique du chant lyrique est donc l’absence d’amplification. Ce n’est pas la seule, et je m’en tiens ici aux techniques XIXe-XXe – on a trop peu d’expérience directe sur les autres – et les attentes n’étaient pas du tout comparables auparavant, en particulier au XVIIe siècle. Dans le chant lyrique tel qu’on le pratique depuis 200 ans, donc, on utilise un larynx bas, ce qui ne va pas m’intéresser dans le cadre de cette notule, mais aussi la couverture vocale, qu’il nous sera nécessaire de convoquer.

a) En refusant toute aide à la production sonore, le chant lyrique suppose des techniques d’émission vocale particulièrement efficaces. Il faut des résonances dans les os de la face et les fosses nasales pour créer un réseau d’harmoniques dense (ce qu’on appelle le formant du chanteur), qui puisse être plus dense que celui d’un orchestre, pour demeurer audible même quand beaucoup d’instruments jouent simultanément. Cela suppose une forme d’alourdissement du son, qui peut masquer une partie de la pureté des voyelles d’origine, voire gommer les consonnes (dont la richesse harmonique est moindre).

b) Parallèlement, pour ne pas se blesser en chantant des notes aiguës émises à pleine voix, il est nécessaire d’accommoder un peu les voyelles pour ne pas serrer la gorge (avec le [i] à la française, par exemple) ou ne pas solliciter dangereusement les cordes vocales (avec le [a] ouvert…). C’est ce que l’on appelle la couverture vocale, qui a une histoire particulièrement riche depuis le XIXe siècle (et qui a dû être pratiquée en amont, elle est assez instinctive chez certains individus lorsqu’il faut s’exprimer fort en public), avec énormément de déclinaisons et de débats sur lesquels je ne vais pas insister ici.

c) Par-dessus le marché, il faut rappeler que le chant lyrique, par rapport à une très large part du répertoire amplifié (la chanson en particulier), tend à explorer les franges extrêmes de la voix, qui ont un impact spectaculaire, en particulier dans l’aigu… mais qui s’éloignent des hauteurs habituelles de la voix parlée.

d) Pour terminer cette liste (à laquelle on pourrait encore adjoindre quelques entrées), depuis Wagner, les compositeurs ont de moins en moins de pudeur à s’écarter de la prosodie naturelle de la langue, avec des excès bien connus dans la musique du XXe siècle (en particulier atonale, mais ce n’est pas intrinsèquement lié) : des intervalles entre notes qui n’ont absolument plus rien à voir avec la prosodie de la langue parlée, et qui rendent les mots et intonations expressives absolument méconnaissables.

Tous ces processus vont concourir à un fait bien connu : les textes du chant lyrique sont plus difficiles à comprendre que dans la plupart des musiques amplifiées. Avec un peu d’entraînement, on y parvient, mais c’est rarement évident. Ce fait cause, au demeurant, une part du rejet envers l’opéra chez la plupart des honnêtes citoyens : soit on ne comprend rien en première écoute (ce qui est inconcevable), soit on reconnaît les mots et cette discordance avec le français du quotidien apparaît si exorbitante qu’elle en devient monstrueuse, insupportable – énormément de mélomanes, y compris des mélomanes versés dans la musique classique, ressentent ceci. Le dégoût s’apprivoise avec l’habitude, et en constatant que la musique est réellement digne d’intérêt, on finit souvent par les convertir, y compris au plaisir des émissions lyriques. Mais ce n’a rien d’une évidence en tout cas.

(Je ne retrouve pas la notule où j'expliquais pourquoi il était légitime de détester l'opéra – et comment éventuellement surmonter cette juste répulsion –, mais il me semble bien l'avoir écrite…)



3. Surtitrage et état de l’opéra

J’en viens donc à mon sujet. Je suis allé voir Elektra, je connaissais des portions entières du livret par cœur, et pourtant je n’ai pas compris un mot de ce qui a été chanté.

Et pendant ce temps, le surtitrage nous faisait l'exégèse de ce que borborygmaient les grandes dames énervées sur le plateau.

Alors a germé cette question dans mon esprit : ne sommes-nous pas le témoins d’un état de l’art quelque part profondément dysfonctionnel, si nous allons voir du théâtre dont nous devons lire simultanément la transcription pour en ressentir l’émotion ?  La barrière de la langue est présente, bien sûr, mais elle peut aussi être vectrice d’émotion si les mots étrangers s’articulent audiblement au sens… Ce n’était pas le cas, puisque aucun phonème n’était identifiable.

Est-ce que le surtitrage n’a pas, au fond, en fait de rendre plus accessibles les opéras en langue étrangère, tout simplement entériné à jamais le fait que le sens passait par le texte affiché, et plus guère par les voix ? 

En réalité, je sais moi-même que les torts sont plus partagés que cela, et le surtitrage ne vient que poser la cerise sur le gâteau de processus simultanés à l’œuvre depuis au moins 150 ans… Je vous propose un petit tour du propriétaire ?



surtitres
Mesdames et Messieurs, devant vos yeux émerveillés, le fruit de quatre siècles d'évolution vocale.



4. Pourquoi ne comprend-on plus rien à l’Opéra ?

Le surtitrage n'arrive en réalité qu'en fin de course de tout le processus, comme pour ratifier le plus officiellement du monde un état de fait pourtant problématique.

À l'origine, comme spécifié supra, la nature même du chant lyrique, supposé surmonter les orchestres et remplir des théâtres, a joué son rôle. Dès le début du XVIIIe siècle, la nature du répertoire impose d'en rabattre sur la diction, qui ne constitue plus qu'un aspect secondaire : contrairement à l'opéra du XVIIe siècle, le seria n'est pas simplement soutenu par une basse continue (plus grave que la voix et donc aisée à surmonter pour une voix décemment formée, même peu puissante), le chanteur y est accompagné par tout le petit orchestre, parfois en furie ; on attend même, dans certains airs de bravoure, qu'il rivalise avec les instruments !  Quand c'est le violon, le hautbois ou les clavecins (« Vo' far guerra »), passe encore, mais avec trompette, cor ou basson, il faut un minimum d'éclat pour ne pas être ridicule.
Par ailleurs, l'esprit même de l'écriture seria implique une primauté à la voix pure, à la virtuosité, aux syllabes étirées le plus longtemps possible en coloratures – si bien qu'il faut souvent plusieurs prises de souffle pour un seul mot. À cela, il faut ajouter la prédilection pour les voix aiguës : à part les ténors qui sont de vieux pères abusifs et les basses des personnages d'autorité au rôle secondaire, uniquement des sopranos et des mezzo-sopranos (castrats de préférence, femmes sinon). Or, l'émission lyrique des voix aiguës se fait en voix de tête, dans un registre très éloigné de la voix parlée : l'aspect du timbre change radicalement, mais la hauteur aussi, ce qui rend les phonèmes moins identifiables. Effet aggravant, pour des raisons de physique acoustique, les consonnes, toujours plus aiguës que les voyelles, sont mécaniquement moins distinctes si la voix monte vers l'aigu.

Tous ces éléments tendent vers le même effet : pour obtenir une émission vocale efficace, et considérant toutes ces contraintes supplémentaires et cette évolution du goût du temps, il devait être vraiment difficile de privilégier la diction claire. Il n'était pas 1700 (opéras de Legrenzi, Albinoni, dès le dernier quart du XVIIe siècle…) que le ver était déjà dans le fruit.

Le XVIIIe siècle voit aussi, même si c’est encore marginalement, l’érection de très vastes théâtres (les 1400 places du San Carlo de Naples en 1737… et tout en hauteur !), qui rendent encore plus indispensable une émission efficace. Or, le chant est toujours fondé sur une série de compromis : équilibre entre la projection, le timbre, la diction, le confort (endurance) du chanteur… Si l’on place une tension maximale sur le volume sonore, l’ambitus et l’agilité, il ne restera plus beaucoup de place pour raffiner la diction.

Au fil du siècle, les orchestres s’élargissent, et l’expression dramatique (que ce soit chez Mozart ou chez Gluck) prend un tour plus solennel et plus éclatant, qui a là aussi beaucoup sollicité la puissance des instruments.

Puis c’est le XIXe siècle, pas besoin de faire un dessin : on a successivement le belcanto romantique, où la longueur de souffle et la qualité du lié des notes prévaut sur toute autre considération, et le romantique à panache de Weber, Meyerbeer et Verdi, où l’éclat vocal représente une composante non négociable. Dans le même temps, on invente l’aigu de poitrine, émis dans le même mécanisme que le centre de la voix, qui éloigne encore plus de la parole quotidienne (et renforce la nécessité de la couverture vocale).
Wagner arrive, et nous plonge dans un joyeux désordre… lignes de chant complètement défragmentées, avec de grands intervalles à l’intérieur même des mots, assez éloignés de la langue « naturelle », et orchestre tonitruant simultanément. L’enjeu premier est alors d’être entendu, pour se fondre dans un grand tout musical – le chanteur a rarement, passé les premiers ouvrages – jusqu’à Lohengrin –, la partie la plus intéressante. On peut même en retirer l’impression persistante – considérant son faible potentiel mélodique – que la voix n'est qu'une partie instrumentale intermédiaire de l'orchestre, tolérée uniquement dans le but de porter le texte.
Seulement, et là réside toute la beauté de la chose, transmettre le texte est particulièrement périlleux avec ces prérequis de puissance, de concurrence orchestrale et d'intervalles de vastes hauteurs entre les syllabes.

Le XXe siècle accentue ces enjeux : le répertoire se diversifie, mais pour les œuvres qui se voient comme ambitieuses, on retrouve (aussi bien chez les postromantiques, les décadents, les atonals…) les mêmes caractéristiques postwagnériennes, avec des orchestres encore plus sonores, des intervalles plus amples et fantaisistes, et même une science de la composition pour la voix qui se perd : clairement, au XXe siècle, beaucoup de compositeurs la traitent comme une contingence, en en repoussant les limites au gré de leur fantaisie comme s’il s’agissait d’un instrument – or, contrairement à la facture instrumentale, on ne peut pas réellement améliorer un corps vivant, en tout cas pas au gré d’une évolution délibérée de quelques décennies, et sa pratique intensive peut en détruire les qualités.
Ce n’est bien sûr pas général, et toute une école simultanée, qu’on présente moins dans les histoires de la musique, mais qui est très importante (y compris dans les quelques pays qui ont poussé le plus loin l’expérience atonale), a au contraire revendiqué un retour presque archaïsant à la consonance, à la voix harmonieuse. Des figures aussi disparates que Hahn, Rota, Damase, Orff, Floyd, toute une partie du legs soviétique et bien sûr l’écrasante majorité des nations qui n’ont jamais trop touché à l’atonalité (Parma en Slovénie, Hatze en Croatie, Paliashvili en Géorgie, Cihanov au Tatarstan…) sont concernés. Pour autant, dans les grandes maisons, les créations prestigieuses accentuent plutôt cette déconnexion entre la musique et la voix, et donc, pour les raisons déjà exposées, entre la voix et le texte.



5. Les derniers effets du XXe siècle

Une des choses rarement évoquées, car difficilement quantifiable, est la pression de la voix enregistrée – y compris et peut-être d’abord par le cinéma – sur la façon de chanter, et peut-être aussi les modes de vie plus urbains (où la voix tamisée est plus valorisée que la voix sonore). Sur les effets de ne plus recruter les chanteurs parmi les bergers (Tony Poncet) ou les garagistes (Robert Massard) – mais parmi les titulaires de diplômes universitaires en langues, littérature ou mathématiques –, sur les incidences de nos modes de vie, sur l’influence de la parole enregistrée et des micros envers l’art oratoire et la voix lyrique, voyez cette notule. Clairement, si le modèle de timbre idéal est Humphrey Bogart ou Andrew Clutterbuck, on va avoir des difficultés à se faire entendre en conditions réelles.

Nous en arrivons au dernier clou dans le cercueil de l'intelligibilité : l'apparition de la langue originale, quel que soit le public destinataire, à l'Opéra. Je n'ai pas réussi à en comprendre totalement, malgré mes lectures et mes questions aux hommes de l'art, la raison, mais à partir des années 60 s'impose progressivement l'utilisation de la langue d'origine des ouvrages représentés.
Les musiciens le défendent par le respect de la partition – dans laquelle ils n'hésitent pas, le cas échéant, à pratiquer de larges coupures –, mais on a rarement vu la vertu s'imposer d'elle-même pour vendre des billets de théâtre. Jusque dans les années 90 au moins, on a vécu les résistances farouches à l'arrivée des instruments d'époque et aux modes de jeu sans vibrato !  Or je ne trouve pas trace d'un tel débat. Et pourtant, cela a dû rendre incompréhensible toute une partie du répertoire !

Je me figure que le disque y est pour quelque chose : il est devenu la référence écoutée par tous les mélomanes, celle que l'on veut entendre ensuite en allant au théâtre. C'est aussi le moment de l'internationalisation des échanges, des recrutements : les grandes maisons veulent les vedettes qui ont enregistré les disques, justement – et qui ne vont pas réapprendre le rôle dans la langue de chaque pays qui les recrute. On se souvient ainsi de cas assez exotiques, comme cette Carmen au Bolchoï avec Arkhipova, où tout le monde chante en russe, langue vernaculaire – sauf Del Monaco, invité pour l’occasion, et qui le chante en italien !  Plus étonnant encore, les soirées où Ghiaurov, en pleine gloire, revenait chanter à l’Opéra de Sofia, tout le plateau chantait Verdi en bulgare… mais lui, qui avait appris et pratiqué son Philippe II en italien, continuait à le chanter comme sur les autres scènes (alors qu’il aurait pu sans dommage l’apprendre ou le réapprendre en bulgare, sans doute). On voit bien que le désir d’avoir la star chez soi entraîne une nécessaire normalisation du répertoire, qui varie moins d’une capitale à l’autre, d’une part, et d’autre part qui sera chanté dans la même langue partout.

Un temps, le public a donc dû survivre en écoutant les œuvres chantées dans des langues inconnues… et sans surtitres !  Je ne comprends pas comment il n’y a pas eu d’émeutes dans les théâtres et d'innombrables tribunes ulcérées dans les journaux. Imaginez si l’on diffusait soudain, dans les cinémas, les Bergman en suédois sans sous-titre – ou même les comédies sentimentales américaines. Il y aurait beaucoup, beaucoup de mécontents.



6. L’arrivée et les conséquences des surtitres

À partir de l'innovation de l'Elektra de Toronto, en 1983, les surtitres se sont partout répandus dans les institutions qui accueillent régulièrement de l'opéra, du théâtre en langue étrangère, etc., jusqu'à être présents quasiment partout depuis les années 2000. J'en ai déjà vu dans la cave de Nesles, comportant une jauge de 20 personnes, pour quelque chose d'aussi peu insolite qu'un Shakespeare en anglais !

Ce fut bien sûr une aide incroyable, qui permettait à un plus vaste public de découvrir les œuvres en salle sans en étudier d'abord le livret et sa traduction, assez en amont pour en mémoriser les moments-clefs. On a salué, et à juste titre, le gain en accessibilité, la possibilité pour tous de suivre – et même, pour les plus chevronnés, de ne pas être limités par leur temps de préparation ou leur mémoire dans leur compréhension de l'action et du détail.

Formidable invention, donc.

Mais, à la lumière de cette Elektra parisienne de 2022, où il était impossible d'identifier un mot (même en connaissant précisément le texte allemand), ou pis, de cette Phryné où les artistes, pourtant tous francophones et spécialistes acclamés de l'opéra français, réputés pour beaucoup pour leur diction… se sont révélés à moitié incompréhensibles en l'absence de surtitres !  On suivait vaguement, mais beaucoup de détails étaient perdus.

Et tout cela nourrit cette question, terrible, que je n'ose formuler qu'en tremblant : le surtitrage n'a-t-il pas rendu secondaire la maîtrise de la juste élocution ?  Les effets conjugués du disque, qui favorise les jolies patines (et discrédite les voix nasillardes, mieux audibles, surtout pour du français, articulé très en avant de la bouche et de la face), et du surtitrage,  qui supplée les dictions floues, n'ont-ils pas induit, dans l'apprentissage comme dans la pratique, une mise au second plan du soin de la diction ?  Qui arrêtera un chanteur, au sein de répétitions en temps limité, pour lui dire « ça ne va pas du tout, on ne te comprend pas » – si le public peut malgré suivre l’action ?  N'est-ce pas alors, en fin de compte, un enjeu secondaire, qui permet de laisser plus de place à la recherche du joli timbre phonogénique, à la couleur sombre (mais opaque) qui permet de prétendre aux rôles sérieux ?

On pourrait ajouter que, DVD aidant (bénéficiant, lui, de sous-titres), on sera davantage tenté de retenir le paramètre du physique « crédible » (quel horrible concept, mais je conserve le sujet pour une autre élégie…), puisque, là aussi, la clarté de la phonation devient redondante avec le texte qui défile sous les yeux du public.



surtitres
Joan Sutherland, perfection archétypale de la chanteuse pionnière des surtitres.



7. Nouveau paradigme

Je ne sais, à vrai dire, s’il faut se réjouir ou se désespérer de cette évolution. Il faudrait en dérouler chaque aspect.

1) Les surtitres permettent de goûter la saveur de la langue originale, qui est un plaisir en soi. Pour cela, il m’apparait plus pertinent de recruter des locuteurs natifs plutôt que des chanteurs occasionnels – même au Conservatoire Supérieur de Paris (CNSMDP), l’état de l’italien chanté par les élèves (pourtant de très, très grands artistes) est la plupart du temps assez épouvantable. Quoi qu’il en soit, découvrir une langue par la musique est à la fois très efficace, comme en atteste l’immense cohorte de ceux qui ont appris l’anglais par les chansons, et particulièrement plaisant et stimulant, instantanément utile car tout de suite relié au beau. C’est ainsi pour ma part que j’ai abordé l’italien, l’allemand, le russe, le bokmål, le tchèque, et j’en conserve des souvenirs particulièrement émus.

2) Corollaire : en chantant dans la langue originale, on respecte mieux la musique écrite (et évidemment le poème d’origine). La famille Wagner avait rouspété lorsque Victor Wilder avait altéré les rythmes des lignes chantées du Ring – pour épouser au plus près sa très belle prosodie française (qui vaut largement l’original). Ils préféraient Alfred Ernst, qui n’était pas en vers et pas tout à fait aussi poétique, mais avait respecté avec un scrupule absolu la musique écrite, tout en suivant de très près l’ordre des mots et le sens de l’original allemand.
 J’ai aussi vécu ce débat plus intimement, à propos du Rossignol de Berg (lien), lorsqu’en changeant à la marge quelques rythmes pour rendre la ligne mélodique plus proche de l’accentuation française, le pianiste-commanditaire me fit remarquer, embarrassé, que je rompais une symétrie rythmique qui était peut-être (on en savait rien, elle n’était pas totalement évidente, mais elle pouvait se deviner) voulue par le compositeur. Après avoir contesté l’argument (puisque mon inclination est de faire absolument primer le naturel de la parole sur le détail musical), j’ai trouvé la réserve si sérieuse que j’ai totalement récrit la partie centrale, en modifiant certes quelques rythmes, mais en tâchant de respecter ces récurrences rythmiques.
Jouer dans la langue originale, c’est donc être davantage assuré de ne pas dénaturer des beautés placées là par le compositeur, et qu’on pourrait ne pas percevoir en redéployant la partition dans une autre labngue. (Ce peuvent être tout simplement l’appui d’un mot sur tel instant de la musique, voire comme chez Verdi l’accentuation expressive hors de la prosodie naturelle, qu’on perd une fois traduit.)

3) Pour les œuvres en langue étrangère, la question ne se pose donc pas : les surtitres permettent d’inclure tout le public. Faut-il représenter à tout prix les œuvres en langue étrangère, surtout pour les faire chanter par des non-locuteurs, je n’en suis pas persuadé pour beaucoup de raisons liées au confort du public, à la qualité du chant et de l’expression, à la saveur même de la langue, mais ce serait l’objet d’une notule entière, sur un sujet déjà régulièrement abordé ici.

4) Le surtitre constitue aussi un confort appréciable pour les œuvres en langue française.  Dans les œuvres les plus anciennes (tragédie en musique), la moindre nécessité de la couverture vocale, de la puissance, l’absence de concurrence de l’orchestre permettent de mieux percevoir le détail du texte. Beaucoup sont également des spécialistes rompus à l’exercice de la mise en valeur du texte, ou des chanteurs extérieurs au sérail baroque mais recrutés sur leurs qualités de diction (Bernard Richter…). Par ailleurs les auteurs de livrets prenaient soin d’utiliser des formules toutes faites qui permettaient de rétablir le sens de l’expression si jamais l’on ne comprenait pas un mot – Philippe Quinault, le librettiste des premiers opéras de langue française, l’a théorisé de façon très claire dans ses écrits.
Pour le répertoire plus tardif (hors opéras comiques, bouffes, opérettes, où les dialogues parlés limitent les problèmes d’intelligibilité, et où l’écriture vocale exige moins d’extrêmes de l’instrument), romantique et XXe, la chose est beaucoup moins évidente, même avec de très bons chanteurs. Pour une œuvre légère comme Phryné et des francophones spécialistes de l’opéra français, ce n’était pas du tout évident. À cela il faut ajouter la taille des salles, qui a augmenté au fil des siècles. Du fond de Bastille, être audible est déjà un exploit athlétique, alors être compris, cela tient du divin miracle – et cependant cela advient quelquefois !

5) La certitude de la compréhension du chant et de l’action ouvre ainsi une extraordinaire voie pour explorer plus à loisir des œuvres lourdement orchestrées, à la pensée prosodique imparfaite, ou tout simplement dont le propos peut paraître confus : le texte se déroule simultanément sous les yeux du public. Bénédiction des dieux que ce surtitrage, moment inestimable où les techniques permettent d’amplifier l’émotion artistique et de magnifier la création traditionnelle.

Et cependant…

6) Ainsi qu’on l’avait craint initialement, il est vrai que lever la tête pour lire le texte peut créer une mise à distance, une disjonction d’avec le spectacle (a fortiori lorsque la mise en scène altère ou violente le livret). Il peut aussi exister une forme de paresse à ne plus chercher à comprendre les langues, puisqu’elles sont toutes traduites. Ce n’est plus du tout le même exercice exigeant que de préparer son livret italien ou allemand en apprenant par cœur le texte des airs, voire en étudiant pour l’occasion les idiomes concernés. (Ce fut mon cas, l’enjeu d’accéder au sens des opéras fut le moteur formidable – et primordial – de ma découverte des langues étrangères que j’ai le plus pratiquées dans ma vie…) 
C’est évidemment une préoccupation d’ordre réactionnaire : le progrès modifie nécessairement nos comportements. Le train et la voiture individuelle nous ont éloignés d’un abondant exercice physique quotidien, les adaptations télévisées ont rendu presque superflue la lecture des grands romans, etc. Rien n’empêche chacun de continuer à faire cet effort, mais vouloir empêcher le changement de la société et des arts est illusoire.
Pour autant, il est exact que le confort du surtitrage peut aller de pair avec une certaine mollesse de perception : on suit vaguement ce qui est raconté, plutôt que d’entrer dans un corps-à-corps (pas toujours vainqueur !) avec la langue. Mais qu’on ne se méprenne pas : même sans surtitrage, une partie non négligeable du public d’opéra vient pour les voix, la musique, les décors, pas forcément pour le drame, et cela a toujours été. Chaque usage est légitime de toute façon, tant que chacun y trouve sa satisfaction.

7) J’en reviens au point de départ de cette notule : cette sécurité des surtitres nourrit sans doute une forme d’indifférence face à la qualité de la diction. De même que Wagner délègue le sens et l’expression de ses drames à la partie orchestrale, le contenu littéraire des opéras peut être vécu comme dévolu aux surtitres, rendant le soin des chanteurs (pourtant très apprécié du public lorsqu’il s’agit de sa langue !) presque redondant. Ce n’est évidemment pas la seule cause, on a déjà un peu devisé de ce qui avait pu changer la donne (chanteurs étrangers qui chantent une autre langue devant un public d’une troisième langue, recherche de voix patinées ou sombres avec l’évolution des imaginaires, modes d’émission vocale changés par la vie urbaine et le recrutement de profils plus « intellectuels »…), mais le surtitrage rend le sujet moins urgent et moins prioritaire. Le chanteur qui rencontre des difficultés pourra préférer l’émission confortable, saine, belle, à la prononciation claire. Le recruteur aussi pourra privilégier l’interprète qui dispose de la plus sonore, la plus sombre, la plus agile (voire le meilleur comédien ou la plus belle plante) et ne pas disqualifier ces chanteurs si leur diction est mauvaise, en supposant que le surtitre y pourvoira le cas échéant.
Ce n’est donc pas tant un refus délibéré de travailler ce paramètre qu’une importance désormais secondaire en matière d’employabilité, qui pousse moins les chanteurs à parfaire cet aspect par rapport aux autres équilibres de leur voix, surtout s’ils rencontrent des difficultés techniques à tout obtenir à la fois (aigus, puissance, timbre, diction).

8) Le surtitrage, puisqu’on se repose sur lui, induit évidemment – à l’instar de l’amplification sonore pour la comédie musicale – une dépendance non négligeable. Il faut voir le dépit du public en cas de panne ! – et, de fait, si l’on va voir un opéra de Janáček qu’on ne connaît pas, chanté par des Britanniques dans Bastille, avec une mise en scène transposée pendant l’Occupation, ce n’est pas gagné.
Le regret est aussi que, conditionnant une certaine conception des voix – sans lui, la pression était forte, au moins dans la langue du pays d’accueil, de proposer une réelle clarté –, alors que l’émotion la plus forte à l’Opéra réside, pour moi (c’est loin d’être une généralité), dans les micro-inflexions du chant qui créent un sens nouveau dans le texte. (Pourquoi croyez-vous que je passe tout ce temps à collectionner inlassablement toutes les propositions de Pelléas ?)
Le surtitrage nous éloigne de cette préoccupation, et en tout cas n’élimine pas d’emblée ceux qui ne se conforment pas à cette attente première – dommage pour moi – Joan Sutherland a vaincu. 

9) Petite pensée supplémentaire : lorsque nous aurons épuisé la dernière goutte de pétrole et fait imploser une ou deux centrales nucléaires, que l’énergie devra être parcimonieusement économisée… l’opéra du futur se fera-t-il à nouveau sans surtitres ?  Nous ne serons certes pas les plus gênés… si l’électricité est rationnée, le rock et même le musical (du moins devant vaste public) ont des cheveux à se faire.




8. Envoi

Essayer de débrouiller mes pensées à ce sujet, pour une simple remarque (« tiens, j’aime beaucoup ce que font ces dames wagnéro-straussiennes, et pourtant je ne comprends rien ») m’aura pris quelques semaines de décantation, à zig-zaguer entre mon day job adoré, mes promenades botaniques, ornithologiques ou patrimoniales, ma contribution au festival Un Temps pour Elles (écrire quelques programmes, recruter du public, contribuer marginalement à la logistique) et les commentaires de disques et de spectacles que j’ai tâché de poursuivre scrupuleusement.

Je reprendrai prochainement à un meilleur rythme. Au programme, sans doute la suite du cycle ukrainien. Je vois que nous nous lassons tous à la longue de ce malheur, chaque jour renouvelé à l'identique, et j’aurai ainsi l’impression dérisoire de faire ma part – d’autant que la matière-première est déjà collectée et notée, essentiellement de la rédaction et de la mise en forme.

Puissiez-vous zig-zaguer (victorieusement) à votre tour entre les dangers du monde moderne, virus à gain de fonction, opérations spéciales de maintien de la paix et de dégustation de sfogliatelle-de-la-victoire à la pistache antinazie, burkinis sauvages des calanques…

Bonne lecture et bonne survie !

dimanche 5 décembre 2021

Découvrir la Bible par la musique – n°2 : la guérison miraculeuse d'Ézéchias et le temps qui recule


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Destruction par Ézéchias des idoles assyriennes adoptées par son père.
(Gravure servant à illustrer une traduction & paraphrase biblique, L'histoire du Vieux et du Nouveau Testament, représentée avec des figures et des explications, la fameuse  « Bible de Sacy », « Bible de Port-Royal », « Bible de Royaumont ». Ici, édition de 1770, soit 99 ans après la première publication. Gravure probablement de Matthäus Merian.)


Retrouvez les précédents épisodes (pour l'instant, deux notules sur la figure de Caïn jusqu'au XIXe siècle) dans le chapitre de la série.

Je rappelle tout d'abord le principe de cette série, débutée avec cette année 2021.




The Bible Project

Nouvelle année, nouveau projet.

Bien que les séries «  une décennie, un disque » (1580-1830 jusqu'ici, et on inclura jusqu'à la décennie 2020 !), « les plus beaux débuts de symphonie » (déjà fait Gilse 2, Sibelius 5, Nielsen 1…) et « au secours, je n'ai pas d'aigus » ne soient pas tout à fait achevées… je conserve l'envie de débuter ce nouveau défi au (très) long cours.

L'idée de départ : proposer une découverte de la Bible à travers ses mises en musique. Le but ultime (possiblement inaccessible) serait de couvrir l'ensemble des épisodes ou poèmes bibliques jamais mis en musique. Il ne serait évidemment pas envisageable d'inclure l'ensemble des œuvres écrites pour un épisode donné, mais plutôt de proposer un parcours varié stylistiquement qui permette d'approcher ce corpus par le biais musical – et éventuellement de s'interroger sur ce que cela altère du rapport à l'original.

Quelques avantages :
    ♦ incarner certains textes ou poèmes un peu arides en les ancrant dans la musique (ce qui devrait satisfaire le lobby chrétien) ;
♦ observer différentes approches possibles de cette matière-première (pour les musiqueux).

Sur ce second point, beaucoup peut être appris :

D'une part le nécessaire équilibre entre
♦ le langage musical du temps,
♦  les formes liturgiques décidées par les autorités religieuses,
♦  la nature même de l'épisode narré.
Sur certains épisodes qui ont traversé les périodes (« Tristis est anima mea » !), il y aurait tant à dire sur l'évolution des usages formels…

D'autre part le positionnement plus ou moins distant du culte religieux :
niveau 1 → utilisé pour toutes les célébrations (l'Ordinaire des catholiques),
niveau 2 → pour certaines fêtes ou moments spécifiques de l'année liturgique (le Propre),
niveau 3 → en complément de la messe proprement dite (comme les cantates),
niveau 4 → en forme de concert sacré mais distinct du culte (les oratorios),
niveau 5 → sous forme œuvres destinées à édifier le public mais représentées dans les théâtres (oratorios hors églises ou opéras un peu révérencieux),
niveau 6 → de libres adaptations (typiquement à l'opéra, lorsque Adam, Joseph ou Moïse deviennent des héros un peu plus complexes)
niveau 7 → ou même de relectures critiques (détournements d'Abraham ou de Caïn au XXe siècle…).

À cette fin, j'ai commencé un tableau qui devrait, à terme, viser l'exhaustivité – non pas, encore une fois, des mises en musique, mais des épisodes bibliques. Il s'avère déjà que, même pour les tubes de la Genèse, certains épisodes sont très peu représentés – l'Ivresse de Noé, pourtant abondamment iconographiée, est particulièrement peu répandue dans les adaptations musicales.

Mais en plus du tableau, de petits épisodes détachés avec un peu de glose ne peuvent pas faire de mal. (Comme ils seront dans le désordre, ils pourront ensuite être recensés dans le tableau ou une notule adéquate.) Nous verrons combien je réussis à produire, et si cela revêt quelque pertinence.





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Ézéchias sur son lit de douleurs.
Gravure de Christoffel van Sichem II, première moitié du XVIIe s.





La guérison miraculeuse d'Ézéchias


La source

1. En ces jours-là, Ezéchias fut atteint d'une maladie mortelle. Esaïe, fils d'Amots, le prophète, vint lui dire : Ainsi parle le SEIGNEUR : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir ; tu ne vivras plus.
2. Ezéchias tourna son visage vers le mur et pria le SEIGNEUR.
3. Il disait : S'il te plaît, SEIGNEUR, souviens-toi, je t'en prie, que j'ai marché devant toi avec loyauté et d'un cœur entier, et que j'ai fait ce qui te plaît ! Et Ezéchias se mit à pleurer abondamment.

4. Alors la parole du SEIGNEUR parvint à Esaïe :
5. Va dire à Ezéchias : Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu de David, ton père : J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes. J'ajoute quinze années à ta vie.
6. Je te délivrerai, ainsi que cette ville, de la main du roi d'Assyrie ; je protégerai cette ville.
7. Voici quel sera pour toi, de la part du SEIGNEUR, le signe que le SEIGNEUR fera ce qu'il a dit :
8. Je fais revenir de dix degrés en arrière, avec le soleil, l'ombre des degrés qui est descendue sur les degrés d'Achaz. Et le soleil revint de dix degrés sur les degrés où il était descendu.

(Prière d'Ézéchias après sa guérison : )

9. Ecrit d'Ezéchias, roi de Juda, lorsqu'il fut malade et survécut à sa maladie.

10. Je me disais : quand mes jours sont en repos, je dois m'en aller aux portes du séjour des morts. Je suis privé du reste de mes années !
11. Je disais : Je ne verrai plus le SEIGNEUR (Yah), le SEIGNEUR (Yah), sur la terre des vivants ; je ne contemplerai plus aucun être humain parmi les habitants du monde !
12. Ma demeure est enlevée et exilée loin de moi, comme une tente de berger ; comme un tisserand j'enroule ma vie. Il m'arrache du métier. Du jour à la nuit tu m'auras achevé !
13. Je me suis contenu jusqu'au matin ; comme un lion, il brisait tous mes os, du jour à la nuit tu m'auras achevé !
14. Je poussais des petits cris comme une hirondelle en voltigeant, je gémissais comme la colombe ; misérable, je levais les yeux en haut : Seigneur, je suis oppressé, sois mon garant !
15. Que dirai-je ? Il m'a répondu, et c'est lui-même qui a agi. Je marcherai humblement pendant toutes mes années, à cause de mon amertume.
16. Seigneur, c'est par tes bontés que l'on vit, c'est par elles que je respire encore ; tu me rétablis, tu me rends à la vie.
17. Mon amertume s'est changée en paix. Toi, tu t'es épris de moi au point de me retirer de la fosse du néant, car tu as rejeté derrière ton dos tous mes péchés.
18. Car ce n'est pas le séjour des morts qui te célébrera, ce n'est pas la mort qui te louera ; ceux qui descendent dans le gouffre n'espèrent plus rien de ta loyauté.
19. Le vivant, le vivant, c'est celui-là qui te célèbre, comme moi aujourd'hui ; le père fait connaître aux fils ta loyauté.
20. Le SEIGNEUR m'a sauvé ! Nous ferons résonner mes instruments, tous les jours de notre vie, à la maison du SEIGNEUR.
21. Esaïe avait dit : Qu'on apporte un gâteau de figues sèches et qu'on l'applique sur l'ulcère ; et Ezéchias vivra.
22. Ezéchias avait dit : Quel est le signe que je monterai à la maison du SEIGNEUR ?

Ésaïe 38:14-17, traduction de la Nouvelle Bible Segond.




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« Ézéchias montre ses trésors aux ambassadeurs du roi de Babylone. »
Gravure pour La Bible Populaire (Hachette 1864).





Ézéchias mis en musique

Bien qu'étant rapportée en trois endroits (la fin de Rois 2, troisième partie de Proto-Ésaïe, deuxième livre des Chroniques), la geste d'Ézéchias est très peu représentée dans le monde musical – et, me semble-t-il du point de vue de ma culture tout à fait lacunaire, très marginale également dans les autres arts et dans la culture partagée de l'honnête homme.

Il existe cependant une astuce : selon l'exégèse d'Ernest Renan (qui vaut ce qu'elle vaut, à savoir une exégèse de 1890 publiée dans la Revue des Deux Mondes, que je suis allé lire au bénéfice de cette notule– « Études d'histoire israélite : Le règne d'Ézéchias, deuxième partie », Troisième Période, Vol.100, n°1 du 1er juillet 1890, pp. 32-57), le Psaume II – pourtant traditionnellement attribué à David – assez pourrait constituer une description politique du temps d'Ézéchias.

Imaginez alors la quantité de musiques que l'on pourrait lui associer !  De Tallis (dans les 9 Psalm Tunes for Archbishop Parker's Psalter) et « Why Do the Nations » du Messiah de Händel jusqu'aux Chichester Psalms de Bernstein, en passant par les nombreuses versions latines (« Quare fremuerunt gentes ») du Psaume, très en vogue en France à l'époque baroque avec les grands motets de  LULLY, (Pierre) Robert et Charpentier, puis chez les romantiques avec Franck et Saint-Saëns (dans l'Oratorio de Noël)… Un texte animé, qui produit de très belles mises en musique (en particulier chez les baroques), aux contrastes saisissants.
C'est l'essentiel, à part quelques versions XX-XXIe de compositeurs peu célèbres (inclus dans Odi et amo d'Uģis Prauliņš, par exemple), de ce que j'ai rencontré au disque. Il doit en exister des tombereaux d'autres en réalité, puisque ce psaume figure au programme de l'office de Prime du lundi, dans la règle de saint Benoît !  Il peut aussi bien être dit que chanté dans ce contexte, si bien que beaucoup de versions musicales, pas forcément toutes de grande ambition, doivent en exister !

Cependant, pour un épisode qui soit directement reliable à Ézéchias, sans interprétation exégétique marginale, je n'en connais qu'un seul, je crois, dans la portion (très limitée) de la musique que j'ai pu fréquenter au fil des années. Quelle coïncidence incroyable, il s'agit d'un chef-d'œuvre absolu dont je voulais vous entretenir depuis longtemps.



Histoire d'Ézéchias

Ézéchias, roi de Juda (il existe alors aussi un royaume distinct d'Isräel, au Nord, avec pour capitale Samarie), à la fin du VIIIe siècle avant nous, fait partie des rois exemplaires bibliques. Ami de l'agriculture, améliorant l'approvisionnement en eau potable de Jérusalem… l'économie est florissante et le temple de Salomon reçoit de nouveaux ornements, devenant le lieu central du culte (destruction de Haut-lieux décentralisés sur le reste du territoire).

Ce portrait laudatif est à concevoir en opposition avec son père Achaz, qui refuse l'alliance des royaumes voisins contre la menaçante Assyrie, pour finalement devoir, en désespoir de cause, donner tout l'or du Temple aux Assyriens pour ne pas être lui-même pris d'assaut par ses voisins. Le royaume voisin d'Israël tombe, une partie de sa population est remplacée et déportée, les réfugiés affluent dans le royaume de Juda.
Pour couronner le tout, Achaz embrasse les idoles assyriennes – dans 2 Rois 16:3, il est même raconté qu'il immole l'un de ses fils à Moloch. Et dans 2 Chroniques 28:3, fils est au pluriel.

Ézéchias fait tout l'inverse : il revient à la religion de ses pères et brave l'Assyrie. Le siège de Jérusalem n'est pas véritablement un succès (Ézéchias s'en tire en livrant un tribut à nouveau tiré du Temple), mais les Assyriens lèvent le camp sans prendre la ville. Les textes parlent du carnage de 185000 hommes commis en une nuit par « l'ange de Yahvé » – les exégètes supposent l'apparition d'une épidémie.

Alors qu'il est frappé, nous dit le livre d'Ésaïe, d'une maladie mortelle, Dieu intercède à sa prière et le sauve. Le texte qui va nous occuper est tiré de la louange d'Ézéchias après sa guérison.




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Fin de la Deuxième Méditation pour le Carême de Charpentier, tirée de l'édition de Vincent Carpentier.




Méditations pour le Carême, n°2 (H.381)


Le mystère

Un mot en guise d'introduction à ce massif, l'un des sommets de toute l'œuvre de Charpentier – et, partant, de la musique européenne du XVIIe siècle. Il a la particularité d'être assez mal documenté : on dispose de disques, mais de très peu d'éléments sur son origine. On sait que la partition nous est seulement parvenue par la bibliothèque de Sébastien de Brossard, autre représentant majeur du style ultramontain de la même génération.

Il est probable qu'ainsi que la majorité de sa production sacrée, cet ensemble cohérent de 10 pièces provienne de sa période chez les Jésuites, au collège Louis-Le-Grand ou à Saint-Louis-des-Jésuites (actuelle Saint-Paul-Saint-Louis) – mais aucun document ne permet de l'affirmer.

L'œuvre est tellement peu identifiée, et si atypique, qu'elle occupe, dans le catalogue thématique Hitchcock (organisé par genre), la toute fin de la liste des motets – faute de date ou de repère générique.

Elle n'est cependant pas énigmatique : son format correspond en tout point à l'esprit rhétorique des motets de la liturgie Contre-Réforme, où Carême et Semaine Sainte étaient l'occasion de fournir des sujets musicaux assez riches, jusqu'à la célèbre mondanisation de l'office des Ténèbres. Le détail de sa forme, assez original – dans le répertoire courant, on n'en a guère d'exemple – se situe à la jointure du court petit-motet (1 à 3 voix solos) contemplatif tiré des Psaumes et du petit oratorio (ou « histoire sacrée ») représentant en un quart d'heure une action biblique beaucoup plus dramatique (tel qu'il en fit autour de Judith, Esther ou du Reniement de Pierre).
Selon qu'on considère ses parties isolées – dix motets détachables, cohérents en eux-mêmes, avec leurs récitatifs, leurs tirades solos, leurs « chœurs » homorythmiques ou contrapuntiques – ou son ensemble – une histoire de la Passion, remise dans son contexte large de l'état du monde (!) et de la filiation abrahamique –, ces Méditations peuvent ressortir plutôt à l'un ou l'autre genre.

Ce ne sont d'ailleurs, autre bizarrerie, pas tant des méditations, pour la plupart, que des narrations, dans un format très resserré, d'épisodes-clefs de la Passion (la Cène, le Mont des Oliviers, l'Arrestation, le Reniement, le Procès…) – mais elles contiennent des réflexions qui n'appartiennent pas aux originaux, et invitent, par le seul exemple montré ou par des versets écrits dans ce but, le fidèle à s'interroger sur sa place dans ce monde où Jésus a vécu sa Passion. En filigrane, les modèles de votre vie sont-ils Abraham, Jésus, Pierre, Judas ?



Architecture générale

D'où proviennent les textes ?

Ce sont 10 fragments tirés et arrangés de la Bible pour nourrir le cheminement sur le Carême.

Étrangement, les livres savants que j'ai consultés parlent fort peu de cette œuvre, dont on ne sait, il est vrai, à peu près rien. Mais aussi bien dans les monographies charpentiéristiques que dans les notices des disques concernés, et jusque dans les catalogues de référence du type BNF, CMBV, VIAF, la provenance des textes n'est pas incluse – pis, il est parfois suggéré qu'il s'agit de textes ad hoc, préparés pour les besoins des gloses, des offices, des motets (alors que tout, à l'exception de quelques détails ajustés, procède en réalité d'un copié-collé des Écritures !).

J'ai donc dû vérifier manuellement chaque segment de ces motets pour vérifier exactement :
a) la provenance (qui conditionne l'implicite de ces textes) ;
b) leur degré de réécriture (l'écart par rapport au texte canonique n'est pas, là non plus, anodin).

Je ne suis pas grand clerc et ne promets pas de ne pas avoir laissé passé de détails, mais vous disposerez au moins d'un grossier canevas – que je n'ai pas pu trouver, ni dans les sites spécialisés, ni dans les catalogues officiels, ni en bibliothèque (je me doute bien que ça existe, mais ça veut dire que ce n'est pas à disposition de n'importe quel mélomane qui veut juste écouter son disque avec un minimum de contexte).

On néglige peut-être aussi que les traductions modernes se réfèrent au grec des Évangiles et à l'hébreu des textes vétéro-testamentaires… on s'aperçoit, en lisant la vulgate utilisée par Charpentier, que les nuances en sont assez différentes par endroit – je suis notamment frappé du caractère plus consolateur des choix de traduction, peut-être autant l'effet de l'esprit de notre temps que le retour aux textes originaux. En somme, le texte mis en musique par Charpentier n'a pas toujours la même couleur que les traductions qu'on peut en lire habituellement.


Structure musicale interne

Le résultat, comme dit précédemment, tient aussi bien – chaque pièce prise à part – du petit motet, que – considérant l'ensemble du parcours – d'une sorte d'oratorio de la Passion.

Les remaniements textuels m'évoquent évidemment les cantates luthériennes d'Augustin PFLEGER pour la cour de Gottorf.

Ici, ce sont trois voix, alternant homorythmie (pour les commentaires méditatifs), canons, polyphonies diverses, dialogues récitatifs ou quasi-ariosos, d'une façon qui n'est pas rigide mais soumise à l'évolution du texte… De petits bijoux d'interaction texte-musique.



L'œuvre


[[]]
par Les Surprises (chez Musiques à Ambronay)
Stéphen Collardelle, haute-contre
Martin Candela, taille
Étienne Bazola, basse-taille
Juliette Guignard, viole de gambe
Etienne Galletier, théorbe
Louis-Noël Bestion de Camboulas, orgue, clavecin et direction


Vulgate retouchée pour le motet
Traduction DLM
Sicut pullus hirundinis sic clamabo.
Meditabor ut columba.
Attenuati sunt oculi mei
suscipientes in excelsum.
Recogitabo tibi omnes annos meos
in amaritudine animae meae.
Domine si sic vivitur et in talibus vita spiritus mei,
corripies me et vivificabis me.
Ecce in pace amaritudo mea amarissima.
Comme le petit de l'hirondelle, ainsi je proclamerai.
Je serai calme comme la colombe.
Mes yeux ont été affaiblis
à force de se lever vers le Ciel.
Je te rappellerai toutes ces miennes années
que j'ai passées dans l'amertume.
Seigneur, si c'est ainsi que tu m'insuffles la vie,
tu t'empareras de moi et me rendras à la vie.
Et voici ma plus amère amertume changée en paix.


Sicut pullus hirundinis : Ésaïe 38:14-17

Il s'agit donc de l'action de grâce d'Ézéchias après sa guérison miraculeuse… mais au sein d'un cycle consacré à la Passion, quoi de plus naturel pour parler du destin de Jésus que de convoquer Ésaïe ?

Avec des coupures dans le texte d'origine, mais dans les mots exacts de la vulgate, c'est une promesse de consolation après l'affliction ; prochaine ou lointaine, par l'Éternel. Ésaïe annonçant le Messie tel que décrit dans les Évangiles (ou plus exactement, les Évangiles tissant minutieusement des parallèles avec les prophéties et métaphores d'Ésaïe), ces versets sont aussi un choix naturel pour méditer sur le sens de la souffrance et leurs résolution, en préparation de la Semaine Sainte.

Petit fait amusant qui m'a occupé quelques heures à comparer les traductions, lire les articles spécialisés et interroger les quelques clercs de ma connaissance : les traductions depuis la vulgate traduisent l'épisode en mettant en avant que l'amertume trouble la paix, tandis que les traductions plus récentes d'après l'hébreu disent au contraire qu'à la souffrance succèdera un jour la paix. Je ne parviens pas à déterminer s'il s'agit d'une divergence entre saint Jérôme et l'hébreu, ou d'un changement de tradition. En tout cas il est notable que pour les traductions de l'époque de Charpentier, le sens de ces versets étaient plus sombres que dans les traductions couramment disponibles aujourd'hui de type Jérusalem ou Segond, et cela s'entend dans la mise en musique.

Pourtant, en lisant le latin du texte pour le motet de Charpentier, la transposition au futur des deux premiers verbes (c'est aussi le cas pour la fin) suppose plutôt que les cris et la prostration évoqués au début de l'épisode seront la preuve de la joie profonde et de la rédemption – alors que dans le texte d'origine dont j'ai placé une bonne traduction plus haut, le consensus des traducteurs suggère qu'Ézéchias était souffrant et fragile comme un petit oiseau.

Je serai bien sûr heureux de toute lumière sur ce sujet qui m'a occupé quelque temps, sans qu'aucun des spécialistes que j'ai pu approcher n'aient osé émettre une hypothèse.


Sicut pullus hirundinis : Charpentier H.381

(Œuvre de niveau 3.)

Quelques petits repères musicaux pour vous.

a) Début en fugato (les entrées ont des divergences, contrairement à un canon-type) autour de la simple exposition « ainsi que le petit de l'hirondelle, je crierai ».

b) Chaque voix a son verset solo (la taille et la basse-taille sur le même patron), avant que la haute-contre et la taille ne chantent ensemble à la tierce (c'est-à-dire la même mélodie à deux notes d'écart) : la période aboutit enfin sur la clef de voûte de l'ensemble, le mot « amertume », où le temps s'alentit, où les figuralismes évoquent la plainte.

c) L'appel au Seigneur se fait à nouveau sur un très court moment en fugato de 3 mesures, avant de déboucher, pour évoquer la « vivification » de l'âme, sur un soudain mouvement à trois temps très élancé, avec aigus exaltants de la haute-contre.

d) Retour au mouvement regulier à quatre temps, à nouveau en entrées tuilées fuguées, pour évoquer ce fameux dernier verset sujet à interprétation : ici, Charpentier le perçoit clairement comme un moment où le sentiment d'affliction domine, et les frottements harmoniques sont nombreux ; l'avancée très progressive par glissements chromatiques (on passe d'une tonalité à une autre, on emprunte, ça frotte, c'est instable) finit sur un unisson sans choisir entre la permanence du mineur sombre ou l'espérance finale du mode majeur.

Composition très sophistiquée, techniquement très avancée, dont l'italianisme éhonté (ce grand chromatisme final !) a dû fortement impressionner – il est le seul, me semble-t-il, à pousser aussi loin l'exercice d'un contrepoint aussi libre et d'une harmonie aussi subversive, en cette fin du XVIIe français.



Discographie

Il existe quatre versions de cette pièce – je vous ai naturellement proposé la plus belle.

ita → Les Arts Florissants (Christie), quelquefois à un par partie, quelquefois à plusieurs (deux ?). Les voix sont un peu pionnières (Honeyman, Laplénie, Cantor… pas le fondu qui prévaut aujourd'hui, moi j'aime), l'exécution aussi, mais le caractère dramatique des tableaux est tout à fait réussi !
Le Concert Spirituel (Niquet), seulement la moitié des Méditations, à deux par partie (Lenaerts & Auvity, Évreux & Honeyman, Buet & Nédélec), très allant comme il se doit, mais le fait de chanter à deux bride l'expressivité individuelle et rend plus saillantes les micro-divergences d'intonation. Nettement moins probant qu'à un par partie, à mon sens.
Ensemble Pierre Robert (Desenclos). À un par partie (Beekman, Getchell, Muuse), très doux et vivant, grande réussite.
Les Surprises (Bestion de Camboulas). Celui que j'ai sélectionné, à un par partie (P. García, Candela, Bazola), particulièrement vivant et animé, chanté avec insolence, un régal de bout en bout.




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Isaïe annonce à Ézékias le signe donné par Dieu des quinze années de vie accordées : l'ombre doit-elle avancer ou reculer de dix marches ?  Ézékias choisit le prodige le plus incontestable : l'ombre reculera. (Et Yahvé s'exécute.)
[Oui, je varie les graphies pour que vous puissiez, dans un futur lointain, retrouver la notule !]





La mémoire d'Ézéchias

En fin de compte, je n'ai rencontré aucune œuvre qui raconte l'histoire d'Ézéchias : le Psaume II n'est pas traditionnellement relié à son règne (et en tout cas rien d'explicite ne permet de l'assurer avec certitude), et la seule mise en musique qui lui soit ouvertement reliée, cet extrait d'Ésaïe mis en musique par Charpentier… est en réalité anonymisée et remaniée, pour en faire une méditation autour du pécheur qui espère en la miséricorde et la vie éternelle, à l'occasion de la Semaine Sainte.

Je me figure qu'il existe forcément, dans la quantité vertigineuse d'oratorios à sujets vétéro-testamentaires produits aux XVIIe et XVIIIe siècle en italien, en allemand ou même en latin, un petit recueil d'airs à da capo qui prenne ce règne-là en exemple. Mais je ne l'ai pas trouvé – vu l'ampleur des bases de données consultées, il est vraisemblable que cela n'ait jamais été officiellement enregistré sur disque.

Pourquoi l'avoir choisi ?

Le cas est intéressant à plusieurs titres :

a) il pose la question de la raison pour laquelle certains épisodes nous parviennent plutôt que d'autres – alors qu'il y a ici tous les éléments utiles pour exalter la piété avec le profil de ce roi préoccupé de questions religieuses, construire l'épopée avec la guerre contre les Assyriens, assurer le spectaculaire avec le siège de Jérusalem fatal aux assaillants, pourquoi a-t-on à ce point davantage de versions musicales de Booz ou Saül ?

b) se posera aussi, en d'autres instances (l'Ivresse de Noé !) la question pour laquelle des épisodes très commentés et iconographiés ne sont jamais mis en musique (c'est moins le cas ici, Ézéchias n'est pas une figure emblématique) ;

c) il est possible d'utiliser un épisode pour autre chose que pour lui-même ; ici, cet extrait d'un livre sacré est employé à d'autres fins, pour expliquer un autre moment (on passe du Tanakh au Évangiles, du récit « historique » au conseil donné aux fidèles).  (La chose avait atteint, vous vous en souvenez, des dimensions particulièrement impressionnantes chez Pfleger, des patchworks où des citations changent de personnages, une grande foire aux collages plus ou moins en accord avec le sens premier des textes.)




J'avais reçu beaucoup de demandes pour poursuivre cette série. Les deux derniers épisodes de Caïn sont longs à construire, je poursuis donc ailleurs.

À bientôt, que ce soit pour une notule-édito, un bilan des nouveautés discographiques ou la suite des anniversaires attendus en 2022 !




Apostille

La rédaction de cette notule s'étant étendue sur deux semaines, voici j'ai fini par trouver, au moment où je la prépare pour pixellisation, trace d'autres mises en musique du règne d'Ézéchias !  Exactement ce que j'avais pu supposer : oratorio italien (probablement en latin, chez Carissimi) & références exotiques chez des compositeurs vivants.

→ Le n°22 des Hymnes [sic] and Songs for the Church d'Orlando Gibbons (l'une des figures majeures de la polyphonie anglaise du début du XVIIe siècle). « The Prayer of Hezekiah : O Lord of Hosts, and God of Israel » (Tonus Peregrinus, Naxos 2006).
→ Une cantate de Carissimi évidemment !  (Corboz, Erato 1973 ; Erik van Nevel, Accent 1990).
→ Une cantate de Rossi en italien (Pfammatter, Divox 2000, capté depuis le fond d'une cathédrale).
→ Le troisième mouvement de la Symphonie n°19 « Hallelujahs » d'Andreas Willschner, « Hallelujah of Hezekiah » – chacun des cinq mouvements évocant un chant de louange (Carson Cooman, Divine Art 2017).

    Il faut que je me trouve le Corboz, qui m'avait échappé car jamais réédité, ni en CD ni en dématérialisé, mais pour les deux autres, on constate qu'il s'agit du même épisode de maladie miraculeusement résolue – c'est elle aussi qui domine dans l'iconographie, pour ce que j'ai pu en juger en parcourant les gravures pour en décorer cette notule.
    [… et voilà que je trouve la version d'Erik van Nevel !  C'est en effet en latin.]
    Voilà qui méritera peut-être une autre notule pour compléter, une fois que j'aurai pu étudier un peu les textes…

À présent que je me suis simultanément contredit et donné raison (ce qui n'a que l'apparence d'un paradoxe, si vous m'avez bien lu, estimés lecteurs), et que j'ai tâché d'affiner publiquement le tableau jusqu'ici dressé, je puis vous laisser vaquer à votre lecture. Puisse-t-elle vous édifier ou vous divertir un tant soit peu.

samedi 27 mars 2021

Autour de Pelléas & Mélisande – XXIII – Pelléas coupé, Pelléas caché : ET LE LIT ??


1) Pelléas, un objet musical cohérent ?

    Pendant des décennies, pour le mélomane, le cas de Pelléas paraissait assez clair : œuvre du XXe siècle, dont le compositeur a évidemment livré une version définitive – à partir de cette époque, les partitions laissent assez peu de part à l'interprétation compositrice (il ne s'agit plus d'inventer des figures d'accompagnement, ni même d'enjoliver les lignes vocales). Dans une œuvre aussi aboutie que Pelléas, on se figure bien que Debussy a laissé peu d'éléments au hasard.
    Tout au plus connaissait-on l'histoire admirables de ces interludes, joués même en concert (alors qu'ils paraissent bien uniformes ainsi présentés…), composés durant les répétitions pour des raisons très contingentes de changements de décor… Fin de l'histoire.

    Pourtant, ces dernières années, on a pu remarquer, de plus en plus fréquemment, des altérations de détails plus ou moins frappants lors de représentations de Pelléas. Que s'est-il passé ?  En réalité, les musiciens connaissent la chose de première main depuis très longtemps, puisque même dans le matériel d'exécution… c'est un assez grand désordre. Je vous propose donc un rapide tour du propriétaire, pour que ces surprises et divergences ne troublent plus vos nuits.

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Fin de l'acte III dans son édition habituelle, avec coupures.
Chloé Briot (Yniold), Jean-François Lapointe (Golaud),
Orchestre National des Pays de la Loire, Daniel Kawka
(
Nantes 2014, captation France Musique).



2) L'élan de la composition

   En 1890, Catulle Mendès, qui cherchait un compositeur pour son livret Rodrigue et Chimène de 1878, dans le but de le donner à l'Opéra, le propose à Debussy, en qui il pressent un futur grand. Le compositeur accepte (il n'a essayé que des esquises jusqu'ici, dont Diane au bois), notamment pour la rémunération et la célébrité que cet accomplissement lui procurerait instantanément, mais ne cesse de souligner dans ses lettres ses souffrances : le livret, trop conventionnel, le fait travailler à rebours de son inspiration peu sensible aux figures obligées issus du grand opéra à la française ; par ailleurs, le wagnérisme affiché du librettiste semble l'irriter. Plus tard, après son abandon, il prétendra l'avoir brûlé par erreur – ce qui, nous le savons désormais que en avons retrouvé les partitions, est faux.
    Le Prélude et le duo liminaire constituent pourtant un accomplissement majeur, une atmosphère post-tristanienne totalement renouvelée par une transparence qui sera bientôt, grâce à lui, la marque de l'école française. La suite semble s'essouffler progressivement, il est vrai. Les grandes déclamations conventionnelles de sentiments élevés ou stéréotypés semblent le laisser totalement de marbre – c'est d'ailleurs exactement ce qu'il confesse à Paul Dukas lorsqu'il lui en joue des extraits.

    En 1893, c'est la révélation. Il voit Pelléas lors de ses premières représentations théâtrales, et en sort enchanté. Il demande l'autorisation à Maeterlinck, qui lui donne pleins pouvoirs sur son texte (pacte à l'origine de leur célèbre brouille, culminant dans la provocation en duel et la mort de Messaline…), et achève son œuvre dès 1895, sous la forme d'une partition piano-chant. (Rodrigue est subséquemment abandonné.)

    Il réalise alors sans cesse des retouches, mais ne débute l'orchestration qu'à partir de 1898, lorsque la commande de l'Opéra-Comique est confirmée.

    À partir de ce moment, nous disposons d'un matériel assez mouvant.



3) Ce qui n'a pas été écrit / ce qui a été ajouté

    Certaines scènes n'ont jamais été mises en musique :

Scènes d'emblée coupées
(numérotation des scènes de Maeterlinck)
I,1
L'espèce de Prologue avec les servantes (de qui essuient-elles le sang ? du père de Golaud ?  ou bien de la tragédie qui va se dérouler sous nos yeux ?) ;

II,4
les remarques d'Arkel sur la mort de Marcellus ;

III,1
les jeux d'Yniold dans la tour en présence de Mélisande et Pelléas (d'où est tirée et extrapolée la chanson de la Tour, de la main de Debussy) ;

V,1
les dialogues des servantes sur le drame qui vient de se produire (V,1).

    Le texte en est donc coupé, mais pas la musique.

    En 1901, Debussy a achevé une partition « définitive » pour piano et chant, qui a longtemps été utilisée pour préparer les chanteurs, mais elle diffère en plusieurs points de la version orchestrale que nous connaissons (révision de 1905) – ce qui réclamait une certaine acrobatie pour se conformer ensuite à la partition d'orchestre lors des représentations.
    Certains spectacles ont d'ailleurs été conçus en utilisant cette réduction piano comme une réelle œuvre autonome – par exemple le DVD réalisé à Compiègne, des représentations accompagnées par Alexandre Tharaud ou encore celles du New York City Opera avec Patricia Petibon.

    Arrive le moment de la création, en 1902. Au cours des répétitions, André Messager – qui avait co-commandé l'œuvre avec Albert Carré (directeur de l'Opéra-Comique), et devait diriger l'œuvre – demande des mesures supplémentaires aux interludes des actes :
I
→ scènes 1-2, entre la forêt et le château, 33 mesures supplémentaires ;
→ scènes 2-3 entre une salle du château et les jardins, 18 mesures supplémentaires ;
II
→ scènes 1-2 entre la fontaine dans la forêt et la chambre de Golaud, 37 mesures supplémentaires  ;
→ scènes 2-3 entre la chambre de Golaud et la grotte, 15 mesures supplémentaires ;
IV
→ scènes 2-3 entre un appartement du château et la fontaine, 45 mesures supplémentaires.
La scène de l'Opéra-Comique étant peu profonde, la substitution des décors est difficile entre les tableaux (nommés « scènes » dans le livret, mais ce sont en réalité des changements de décor et non seulement de personnages), et le 1er avril (la générale était le 28, la première le 30) Messager réclame précisément le nombre de mesures nécessaire à la bonne exécution des opérations. Cet épisode est largement connu et documenté, s'agissant de la part la plus souvent jouée de l'opéra, même loin des scènes de théâtre.
    Messager précise qu'il a collecté une à une les pages écrites en urgence par Debussy pour allonger les transitions. Tout fut monté pour la première, et le public a toujours connu Pelléas avec ses interludes longs.

    Toutefois, la partition parue en 1902 chez Fromont présente au contraire la version sans interludes allongés – mais intégrant les coupures admises pendant les répétitions. C'est sur elle que se sont fondées les tentatives de représentations de la version « originale » avec orchestre (en réalité un état de la partition jamais entendu par le public), par exemple Gardiner à Lyon ou Minkowski à l'Opéra-Comique pour le centenaire. (Retrancher ces mesures écrites certes dans l'urgence, mais aussi dans une veine très inspirée, paraît toujours un peu décevant.)



4) Ce qui a disparu et mérite peut-être de renaître

    Pour autant, Debussy, qui recevait volontiers chez lui les chanteurs qui reprenaient Pelléas au fil des séries, continuait de corriger sa partition… Des mélodies et rythmes chez les chanteurs, par exemple. Ce n'est qu'en 1905, avec la parution de sa version réorchestrée (chez Durand), que s'achèvent, je crois, la série des variantes – en tout cas des variantes publiées / publiables.

    Est-ce la version complète ?  Non. Car, et c'est là le plus intéressant, à divers stades, Debussy a écarté des groupes de mesures, et surtout du texte qu'il avait déjà mis en musique. Les voici résumés.

Les coupures sur la musique
III,3
(la terrasse au sortir des souterrains)
→ Suppression d'une remarque sur les moutons « Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu'ils sentent déjà le boucher » et d'un climax où Golaud chante « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! »

III,4
(torture d'Yniold)
→ Le fameux « Et le lit ? Sont-ils près du lit ? », qui est revenu en grâce dans plusieurs représentations et parutions récentes (Rattle par exemple). Je reviens sur son histoire pour conclure cette notule.
→ 13 mesures allongeaient la fin de l'acte, dont une phrase qui complète la dernière parole de Golaud – qui ne s'éloigne pas avec Yniold, mais va au contraire se rapprocher : « Viens, nous allons voir ce qui est arrivé. » (et non « Viens ! »).

IV,4
(monologue de Pelléas avant la grande scène d'amour)
→ Référence au père de Pelléas dont la guérison confronte Pelléas à ses choix : « Mon père est hors de danger, et je n'ai plus de quoi me mentir à même » (avant « Il est tard, elle ne vient pas. Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir »).
→ 24 mesures avant la fermeture des portes.
→ Suppression d'une glose de Pelléas autour de « il ne sait pas que nous l'avons vu », quand ils aperçoivent Golaud caché.

    Uniquement des portions courtes, mais à l'exception du « lit », ces extraits n'ont jamais été enregistrés – officiellement du moins. Il semble néanmoins que ces dernières années soient apparues certaines de ces variantes (notamment « viens, nous allons voir ce qui est arrivé ») dans des versions en DVD. Je n'ai pas encore réuni toutes les références ni tout vérifié.

    Il me semble aussi avoir lu incidemment que la scène d'Yniold avec les moutons n'avait pas été donnée à la création, mais je n'ai pas le temps de vérifier ce point avant publication, et il n'est pas crucial : il s'agit d'une scène entière, bien connue et aisée à rétablir sans rien altérer.

    En attendant, tout cela permet de bénéficier de petits suppléments, de surprises, de fragments qui peuvent éclairer les éléments restés vaporeux dans les intentions des personnages – Debussy a eu tendance à gommer les aspects généalogiques trop précis, en particulier. Et, je l'espère, permettra de vous rassurer quant à l'origine de ces variantes : il y a effectivement eu quelques années où certaines articulations ont connu un peu de jeu sous la plume de Debussy.
    On ne peut qu'être étonné, devant la célébrité de l'œuvre, sa fréquence sur les scènes et le profil plutôt intellectualisant de ses amateurs, que des versions alternatives, fût-ce sur des détails, n'aient pas servi d'argument commercial.

pelleas supplement pelleas supplement
Deux versions différentes de cette phrase du monologue de Pelléas supprimée à l'acte IV.

    Je vous quitte, estimés lecteurs, avec ces quelques éléments autour du Lit.

Et le lit ??

    Alors que Golaud interroge vainement Yniold, juché sur ses épaules en espion innocent, sur ce que font Mélisande et Pelléas dans la Tour (« Que font-ils ? », « Sont-ils près l'un de l'autre ? »), il finit par lâcher le fond de sa pensée, alors que l'orchestre se tait soudain : « Et le lit ?  Sont-ils près du lit ? ». Pourtant, nous ne le connaissons que dans de rares versions de ces dix-quinze dernières années.

    Nous disposons d'une lettre de Debussy qui l'explique : les coupures de la fin de l'acte III sont dues à une censure. En effet, le jour de la générale costumes, le « directeur des Beaux-Arts » (je retraduis d'après le texte anglais proposé par Robert Orledge… est-ce un ministre ?  un agent du ministère ?  un censeur ?  je n'ai pas eu le temps ni l'intérêt, à vrai dire, de vérifier), M. Roujon, avise le caractère trivial de cette scène de voyeurisme, et demande à Carré la suppression du tableau entier. Debussy refuse absolument, et propose en échange les coupures (très ciblées, finalement) que nous venons de parcourir ensemble. Il ne s'agit que de celles de l'acte III, les autres semblent réellement issues de choix artistiques de Debussy, de repentirs dirions-nous s'il était peintre…
    Il avance même qu'il aurait dû modifier le passage litigieux lui-même, et que seule la « ridicule dispute » (je retraduis la lettre de l'anglais, n'ayant pu la retrouver en français, je ne garantis pas l'exactitude de l'expression ici non plus) qui l'opposa à Maeterlinck l'avait empêché de lui demander des altérations. Ceci me paraît d'une tartufferie confondante, dans la mesure où Debussy a précisément fait ce qu'il voulait de la prose de Maeterlinck, non seulement en coupant (ce qui est inévitable en adaptation une pièce parlée à l'opéra, et ce à quoi avait consenti le poète), mais aussi en récrivant un assez grand nombre d'expressions !  Une bonne partie des citations désormais célèbres de Pelléas ont été remaniées, voire écrites par Debussy… La lettre finit d'ailleurs par des flatteries assez obséquieuses envers le critique qui semble avoir bien accueilli la première.

    Changement de dernière minute et commandé par la menace imminente d'une suppression pure et simple d'une scène complète d'une douzaine de minutes. Mais qu'en est-il musicalement ?  Hé bien, et apparemment pas mal de mélomanes et même d'exégètes partagent mon sentiment, cette interruption pleine de crudité, presque dans le silence – qui traduit très efficacement l'obsession de Golaud – freine en réalité la progression implacable de cette dernière section, de plus en plus trépidante dans sa version coupée, jusqu'à l'explosion de fureur orchestrale finale. Au contraire, en rétablissant les questions autour du Lit, c'est une pause qui est ménagée, certes saisissante, avant la brève reprise, terrifiante, de la cavalcade. Très réussi aussi, mais la musique nous a soudain relâchés et la conclusion se révèle alors un peu courte.
    À cela s'ajoute que, systématiquement, le public rit généreusement à l'aspect vaudevillesque de la situation. [Je suis toujours fasciné par ces spectateurs capables de rire spontanément au moindre trait d'humour au sein de la tragédie la plus noire, alors que je suis moi-même écrasé par la pesanteur des enjeux et peut-être encore plus dévasté par l'ironie mordante de certains traits. Je ne sais quel mécanisme me manque.]  Ces rires, dans une œuvre mise en musique, tendent à interrompre d'autant plus la continuité et briser l'atmosphère : du point de vue très terre-à-terre du confort d'écoute, le supprimer représente également un gain. 

Je ne suis pas nécessairement convaincu non plus, sur le papier, par la nécessité des autres ajouts – sauf l'allongement des parties instrumentales, comme en cette fin d'acte III, précisément, qui rééquilibre peut-être la rupture du Lit !  Il est cependant très probable que mon habitude de Pelléas me rende toute nouveauté vaguement décevante, triviale ou sacrilège ; aussi je suis très curieux de les entendre, dès qu'il sera possible, avant de me prononcer.

[[]]
Fin de l'acte III avec rétablissement du Lit.
  Elias Mädler (Yniold), Gerald Finley (Golaud),
London Symphony Orchestra, Simon Rattle
(CD LSO Live
2017).



5) Une édition critique… vers l'avenir

    Les entendre avant de se prononcer, ce devrait être chose faite bientôt, puisque les éditions Durand-Salabert-Eschig ont lancé, en grande pompe l'an dernier, une édition critique de Pelléas, incluant une nouvelle réduction piano, correspondant réellement à la partition d'orchestre cette fois, et contenant ces passages coupés (avec la possibilité de continuer à les omettre si le chef le souhaite).
    J'aurais envie de les féliciter, mais Durand est quand même la maison qui est restée pendant tout ce temps assise sur son tas d'or à toucher des droits d'auteur automatiques avec ces éditions bancales de Pelléas (contenant de surcroît des fautes…), dont elle avait, grâce au droit de la propriété intellectuelle français, une parfaite exclusivité. D'une part grâce au principe de l'œuvre collective, protégée jusqu'à la mort du dernier collaborateur (Maeterlinck est mort en 1949, très longtemps après Debussy) ; d'autre part grâce aux années de guerre, très longues lorsque les œuvres ont été composées avant la première guerre mondiale (quelque chose comme 14 ans), qui s'ajoutent aux 70 ans de protection post mortem.
    Alors les voir produire cette édition rigoureuse que tout le monde attendait maintenant, alors que l'œuvre sera, d'ici 2025 au maximum – probablement avant – dans le domaine public (donc utilisable sans rien reverser à l'éditeur historique)… Je ris doucement, et je leur souhaite cordialement de se faire tailler des croupières par la concurrence qui rééditera l'ancienne édition ou en fera de nouvelles tout aussi documentées. (Oui, je n'ai pas pardonné, quand j'étais étudiant, la pratique de vendre les cycles de Ravel uniquement en mélodies détachées, pour obtenir les 5 pages à 25€ – à l'époque où, avec 25€, on pouvait acheter une Mercedes…)

    Pour autant, il s'agit d'une nouvelle merveilleuse pour tous les amateurs de Pelléas, qui irradiera à travers les représentations et enregistrements que nous découvrirons dans les années à venir !

    J'espère que cette notule aura contribuer à réduire vos alarmes devant la multiplicités des bizarreries pelléassiennes, toutes prêtes à déferler sur vos salles et disquaires préférés, et qui n'auraient pas tardé à envahir votre disponibilité auditive et mentale.

    Puissent, estimés lecteurs, ces quelques explications parvenir à éclairer, autant qu'il est possible, les jours sombres que notre engeance maudite traverse.

samedi 6 mars 2021

Le grand tour 2021 des nouveautés – épisode 3 : LULLY, Biber, Rameau, Cherubini, Meyerbeer, Dubois, Karnavičius, Hahn, Tauber, Pejačević, Schmitt, Heggie…


À nouveau, brève présentation, communication de mon tableau d'écoutes commenté, et en texte brut son contenu en corps de notule. (Je vous renvoie donc au tableau pour la mise en page la plus lisible.)

Le fichier est ici : format ODS (Open Office) ou XLS (Microsoft Office).

Que retenir des parutions de février ?  (Et de quelques découvertes personnelles hors actualité.)

cherubini faniska borowicz DUX

Opéra
→ Sacrée surprise de la versatile Faniska de Cherubini ;
→ parution moderne (et réussie) d'Ô mon bel inconnu de Hahn ;
→ coffret Orfeo d'opéras rares (Don Giovanni de Gazzaniga, Djamileh de Bizet, Armida de Dvořak, Šarká de Fibich, Thérèse de Massenet, La Bohème de Leoncavallo…) dans des versions pas ultimes mais qui restent abouties ;
Dardanus de Rameau dans une nouvelle version Vashegyi étonnamment stimulante (peut-être la meilleure parue pour cet opéra) ;
Aida parisienne de Verdi sur Arte (remarquablement jouée-chantée, avec Radva Regina) ;
Alimelek de Meyerbeer (certes une déception quant à l'ambition très limitée de la partition, un peu son Abu Hassan à lui).
♦ Hors nouveautés, je me suis régalé en découvrant enfin le Sigurd de Reyer intégral (autrement que sur mon piano), sans coupures : grâce à Nancy (Chaslin, avec notamment Bou en Gunther !), capté sur les genoux et transmis par un amis.
♦ Et réécouté quelques indémodables classiques personnels : Céphale & Procris de Grétry (van Waas), Léonore de Gaveaux (R. Brown), Les Diamants de la Couronne chef-d'œuvre de tout Auber (Colomer), L'Aiglon d'Ibert-Honegger (Nagano).

Récitals
Deux disques incluant des cycles de Jake Heggie qui paraissent à quelques semaines d'intervalle (Songs from the Violins of Hope, Songs for Murdered Sisters), peu après le cycle statuaire avec Jamie Barton.
Remarquable pot-pourri de sucreries tudesques des années 1930, interprétées splendidement (c'est radieux, mais c'est sobre) Mitterrutzner et Poppen.

Sacré
Motets funèbres de LULLY dans la luxueuse interprétation de Fuget, essayant une tension installée dans un fondu orchestral. (Réécoute dans la foulée de García-Alarcón, dont le caractère expansif, déclamatoire et contrasté me séduit considérablement plus.)
Aussi réécouté le Requiem de Foulds et la deuxième Missa Solemnis de Cherubini (par Rilling), deux petites merveilles de l'art sacré.

Orchestral
Tout le monde a loué avec raison la Neuvième de Beethoven par Pittsburgh & Honeck. Parution également sur la chaîne YouTube de la Radio de Francfort de la version originale (deux fois plus longue) de la Tragédie de Salomé de Schmitt, chaleureusement exécutée par Altinoglu.
    Hors nouveautés, je me suis plongé dans la Symphonie en fa dièse de Pejačević, compositrice qui sait charpenter un discours, petite merveille. Et puis je me suis émerveillé de l'art de Hannu Lintu que je connaissais mal (aussi bien dans Vieuxtemps que dans Sibelius), j'ai totalement réévalué les Nielsen de Kuchar (en réalité très vivants et d'une très bonne finition), et ai découvert quelques versions marquantes de Tapiola (A. Davis & Bergen, Lintu & Radio Finlandaise, Rosbaud & Berlin…).
    Et quelques réécoutes de bijoux : Beethoven 9 par Mackerras et l'Age of Enlightenment (on ne fait pas plus net et ardent), Nielsen par Jensen (première intégrale enregistrée, mais d'une ardeur et d'une fermeté d'exécution qu'on n'atteint à nouveau que dans les versions les plus récentes !), les 3 symphonies de Madetoja, Älven (« Le Fleuve ») d'Atterberg (pendant à l'Alpestre de R. Strauss), et la grisante monographie Cecil Coles, pleine de beautés subtiles et très diverses.

Chambre
Simples et beaux Quatuors de Karnavičius. Parution d'un trio avec piano de Pejačević, pas très marquant en soi, mais l'occasion d'aller retrouver dans le fonds CPO son Quintette avec piano et son Quatuor piano-cordes, des merveilles qui ne sonnent en rien galants / mélodiques / limités au divertissement de salon ; de la musique formellement ambitieuse, quoique généreuse mélodiquement. Bijoux.
Autres belles publications, une nouvelle version du Quintette avec hautbois de Dubois (avec Triendl – un peu sérieuse, mais réussie) et une anthologie Santiago de Murcia qui étonne par son choix de pousser l'aspect « improvisé », paraissant réalisé au débotté comme une séance de flamenco.
    Hors nouveautés, plongée dans les sonates pour deux violons, originales et denses, de Leclair (car…) et dans le cycle du Rosaire de Biber par Manze & Egarr, version musicologiquement respectueuse, mais très confortable, sans recherches extrêmes sur le son, et remarquablement phrasée. Très confortable quand on n'est pas d'emblée dans son univers parmi la musique instrumentale baroque d'Europe centrale.

Le fichier est ici : format ODS (Open Office) ou XLS (Microsoft Office). J'espère qu'il vous sera lisible et utile.

La légende
Du vert au violet, mes recommandations…
→ * Vert : réussi !
→ ** Bleu : jalon considérable.
→ *** Violet : écoute capitale.
→ ¤ Gris : pas convaincu.
(Les disques sans indication particulière sont à mon sens de très bons disques, simplement pas nécessairement prioritaires au sein de la profusion de l'offre.)

Liste brute :




Nouveautés : œuvres

** HEGGIE, J.: Songs for Murdered Sisters (J. Hopkins, J. Heggie)
→ En cours d'écoute.

** KARNAVIČIUS, J.: String Quartets Nos. 1 and 2 (Vilnius String Quartet) (Ondine 2021)
→ De la tonalité très stable, mais remarquablement écrite, un peu la suite logique des quatuors de Stenhammar. Je ne sais si ça conservera sa fraîcheur à la réécoute, mais grisant (et très accessible) à la découverte !  (1913-1917)
→ Le Quatuor de Vilnius se montre assez fulgurant ici – et généreusement capté.

** Cherubini – Faniska – K. Adam, Poznan PO, Borowicz (DUX 2021)
→ L'œuvre débute comme de l'opéra belcantiste, avec ses rigidités… mais du Cherubini, donc un sens véritable de la déclamation (incluant grands ensembles et mélodrame !), des chœurs très marquants et personnels (le renforcement des cors dans « Di queste selve » !), des efforts d'orchestration patents… Et quand on arrive au final de l'acte I, qui évoque très fortement Fidelio (Faniska a été commandée en 1805, l'année de la première représentation du Beethoven), on se dit qu'on n'a pas commis beaucoup d'opéra italien aussi personnel, composite et exaltant que celui-ci, puisant à toutes les inspirations nationales simultanément !  Les cavatines belcantistes, la grande déclamation à la française, le soin tout germanique de l'orchestration et de la matière musicale pure (l'Introduction du II !) …
→ Comme toujours chez Dux ou avec Borowicz, interprétation pleine de style et de vie, au plus haut niveau. (DUX est l'un des meilleurs labels au monde, peut-être même celui dont la qualité, aussi bien des œuvres retenues que de l'exécution, n'est jamais prise en défaut).

* Thalberg –  L'art du chant appliqué au piano, Op. 70 – Paul Wee (BIS 2021)
→ Belle initiative de graver plutôt l'ensemble que des morceaux choisis comme souvent. Beau son de piano bien timbré et lyrique.
→ Thalberg, ici comme ailleurs, fait plutôt dans la transcription littérale : les mélodies sont utilisées en entier, les répétitions de l'original respectées, un thème accompagné reste un thème accompagné, il ne faut pas du tout en attendre les mutations opérées par Liszt. Dans ce cadre, c'est bien écrit pour le piano et tout à fait plaisant à entendre – mais écouter ça au disque quand on peut avoir les opéras entiers (ou quelquefois des arrangements originaux), ça paraît moins indispensable que lorsque c'était le sel moyen de découvrir ou de faire écho à une soirée.
[Par ailleurs, quand on peut jouer pour soi les réductions piano de ces opéras, le bénéfice d'écouter quelqu'un d'autre jouer les réductions de Thalberg n'a pas un intérêt incommensurable.]

* PEJAČEVIĆ – Trio en ut – trioW (Stefan Welsch, Ingrid Wendel, Katharina Wimmer) (Naxos 2020)
(tiré du disque « Unerhörte Schätze, Musik von Komponistinnen », pas encore écouté)
→ Très vivant postromantisme, très réussi. Mais il faut surtout découvrir le Quatuor avec piano (et le Quintette) chez CPO !

*** Schmitt – La Tragédie de Salomé, version complète originale – Radio Francfort, Altinoglu (YT HRSO)
→ Version pour petit orchestre, qui contient deux fois plus de musique (notamment tout le liant dramatique entre les danses). Œuvre majeure, interprétée ici avec chaleur et couleur.
(Au disque, on n'a que la belle version Davin chez Marco Polo, mais avec le moins chatoyant Philharmonique de Rhénanie-Palatinat).
https://www.youtube.com/watch?v=fmRCZQ2vID4

Biber, Bernhard, JM Nicolai, Fux – Requiem, motets, Sonates – Vox Luminis, Freiburg Baroque Consort, Meunier (Alpha 2021)
→ Cordes rares et très étroites, ce n'est pas fabuleusement chaleureux à écouter, pour mon goût. Le contraste avec le beau chœur (pour autant pas dans son meilleur répertoire / jour) est un peu frustrant.

* Eklund:  Symphony No. 3, "Sinfonia rustica", 5 « Quadri », 11 « Piccola »  –Norrköping SO, H. Bäumer (CPO 2020)
→ 3 : Postromantisme sombre, quelque part entre entre les aplats simples de Schjelderup, les bizarres tintements de la Sixième de Nielsen, les menaces de Chostakovitch (on y entend très clairement le début et la fin de la Cinquième…). Il ne faut pas s'attendre à du pastoralisme ici
→ 5 : Sensiblement même esprit (avec des bouts de la folie d'Hérode chez R. Strauss, mêmes lignes ascendantes bancales de trompettes folles ).

Alfano – Risurrezione – (Dynamic)
→ Opéra vraiment peu exaltant, bâti de façon très prévisible, peu de contrastes ni de couleurs orchestrales. Quand on compare aux symphonies (et encore davantage à la musique de chambre d'Alfano), tout ceci paraît particulièrement incompréhensible.
→ Sans avoir jamais été convaincu qu'il s'agissait d'un chef-d'œuvre, je trouve cette dernière version, quoique très bien chantée, particulièrement peu colorée orchestralement.

Respighi – transcriptions de Bach (Prélude & Fugue, Passacaille & Fugue en utm, Chorals) et Rachmaninov (Études-tableaux) – OPR Liège, Neschling (BIS 2021)
→ Pas très subtilement orchestré, orchestre pas splendide non plus… mais le Choral du Veilleur fonctionne très bien.

** Hahn – Ô mon bel inconnu – Gens, Dubruque, Dolié ; ON Avignon-Provence, Samuel Jean (Bru Zane 2021)
→ Interprétation orchestrale pleine de d'élan, naturel général des interactions, prise de son extrêmement confortable… une œuvre-légère délicieuse qui fonctionne parfaitement ici, ravivée avec esprit.
→ Belles voix pas complètement idéales : l'émission de Gens paraît vraiment  molle pour le registre comique, Dubruque n'a pas énormément de séduction timbrale, Dolié couvre toujours beaucoup trop (toutes les voyelles sont modifiées, fermées, le timbre artificiellement assombri) – pour autant, c'est lui qui manifeste le plus de sensibilité dans l'incarnation de son texte, très réussie.

* MEYERBEER : Wirth und Gast, oder Aus Scherz Ernst [Opera] (Alimelek) (Kobow, Woldt, Stallmeister, Württembergische Philharmonie Reutlingen, Rudner) (Sterling 2021)
→ Un nouveau Meyerbeer en allemand, comme on n'en entend guère, par une superbe équipe (Reutlingen !) et le librettiste du Vampyr ! 
→ Sympathique Singspiel (dont l'ambiance a quelque chose d'une Zauberflöte ou d'un Oberon de Weber qui aurait entendu Rossini et Boïeldieu). C'est agréable, mais rien à voir, jusque dans la langue proprement musicale (les harmonies, les rythmes, l'orchestration, les mélodies, la prosodie…) avec ce qu'il produit pour l'Italie (qui est moins bien) et pour la France (qui est infiniment plus personnel).



Nouveautés : versions

* Liszt – Réminiscences de Norma
(+ Sonate en si + Sonnets des Années de Pélerinage, non écoutes) – Grosvenor (Decca 2021)
→ Très ferme toucher, traits très bien articulés… Capté avec un peu de dureté. Manque un peu de couleur pour mon goût. La maîtrise technique fait toutefois la différence dans le final, absolument flamboyant, où l'abondance de traits ne rallentit en rien l'énonciation de la mélodie du bûcher. Bravo.

*** Tauber, Hans May, Carste, Grothe, Ernst Fischer, Winkler, Cottrau, Stolz, Sieczynski, Kalman, De Curtis, Ralph Erwin, Spolianski, Karl Böhm, Marini, Tosti, Capua – « Heut' ist der schönste Tag - Tenor Hits of the 1930s »Martin Mitterrutzner, German Radio Saarbrücken-Kaiserslautern Philharmonic. C. Poppen (SWR Classic 2021)
→ Sobre (malgré tout) accompagnement de l'excellent Poppen, et voix splendide de cet élégant ténor ferme, plutôt léger mais assez glorieux, ne négligeant pas l'art (sacrilège) du fading !  Superbe album dans ce genre, si l'on n'a pas peur du sirop (moi un peu, on se lasse vite).

* Weber – Der Freischütz (extraits !) – van Oostrum, Barbeyrac, Baykov ; Skerath, Immler ; Insula Orchestra, Équilbey (Erato)
→ Quelle étrange chose, un disque de 80 minutes qui ne contient que les moments de bravoure (ouverture, pantomime de la fonderie, airs), pas de dialogues et très peu d'ensembles… mais complété par un DVD documentaire sur la production. Pourquoi faire ?
→ Dommage, production très réussie (incluant la magie, très adéquate ici), couleurs superbes (et individualités musiciennes !) de l'orchestre sur instruments, très beau plateau (Agathe en particulier). Cela méritait une diffusion de l'intégrale…

* MURCIA, S. de: Baroque Guitar Music (Entre dos almas) (Stefano Maiorana) (Arcana 2021)
→ Jeu très généreux et mélismatique, évoquant davantage une improvisation de flamenco. Accord surprenant (quel tempérament utilisé ?), jeux de distorsion, bruits de caisse…

** Verdi – Aida – Radvanovsky, Kaufmann, Tézier ; Opéra de Paris, Mariotti (Arte Concert 2021)
→ Amants absolument merveilleux, souples et nuancés tout en restant glorieux. Orchestre très bien mis en valeur par Mariotti. Entourage impeccable. Un plaisir.

** Rameau – Dardanus version de 1744 – Wanroij, Santon, Dubois, Christoyannis, Dolié ; Orfeo O, Vashegyi (Glossa 2021)
→ Vocalement, vraiment pas ce que je voudrais entendre ici (Dolié outrageusement couvert, Christoyannis en petite forme, peut-être à cause de la tessiture basse du rôle), à l'exception de Dubois qui, avec son timbre grêle et perçant, rayonne à sa façon.
→ Mais l'excellente surprise vient de Vashegyi qui, malgré des couleurs un peu grises, insuffle une véritable animation, même aux récitatifs plus convenus et aux airs longs. Contrairement à ses autres Rameau et aux pastorales un peu dénervées qu'il a faites ces dernières années, un véritable sens dramatique se déploie. Peut-être bien la meilleure version de Dardanus à ce jour, si l'on considère l'effet d'ensemble !

** Beethoven – Symphonie n°9 – Pittsburgh SO, Honeck (Reference Classics 2021)
→ Très allégé et informé, extrêmement vif dans le premier mouvement, interprétation très tendue, pleine de détails d'orchestration, d'explosions, de fièvre !  Du vrai Beethoven.
→ Le final est très beau, mais m'accroche moins, trop de timbre, de maîtrise peut-être.

* LULLY – Dies iræ, De Profundis, O Lachrymae – Les Épopées, Fuget (Château de Versailles)
→ Captation également disponible en vidéo chez Arte. → Son très profond d'un vaste orchestre, solistes ***** (Lefilliâtre, Auvity, Goubioud, Mauillon, Arnould, Brès…). Sur le choix esthétique, un peu difficile de passer après les mêmes motets l'an dernier par Millenium Orchestra et García Alarcón : chez Fuget tout est très fondu (et poisse un brin, acoustique de la Chapelle Royale aidant), là où la respiration, la discontinuité, l'éclat, la déclamation triomphante prévalaient de façon saisissante chez Alarcón (de loin le plus beau disque de grands motets de LULLY, il faut dire – qui avait marqué le millésime 2020).
→ La vidéo, très bien filmée, apporte un supplément en voyant tout ce monde frémis à l'unisson !




Nouveautés : rééditions

** Gazzaniga (DG), Bizet (Djamileh), Dvořák (Armida), Fibich (Šarká), Massenet (Thérèse), Leoncavallo (La Bohème) – « Opera Rarities » – (Orfeo)
→ Coffret contenant ces œuvres intégrales (passionnantes) dans de belles versions (pas les meilleures, certes). Il doit cependant manquer les livrets, certains se trouvent en ligne (mais pas sûr pour La Bohème et à peu près sûr que non, hors monolingue, pour Armida.





Autres nouvelles écoutes : œuvres

** PEJACEVIC, D.: Symphony in F-Sharp Minor, Op. 41 / Phantasie concertante (Banfield, Rheinland-Pfalz State Philharmonic, Rasilainen)
→ Symphonie expansive et persuasive, riche !  Pas du tout une musique galante.

* VIEUXTEMPS, H.: Violin Concerto No. 4 (Hahn, Bremen Deutsche Kammerphilharmonie, P. Järvi) (DGG 2015)
→ Final exceptionnellement virtuose. Un peu plus superficiel musicalement aussi, trouvé-je.

*** Pejačević – Quintette piano-cordes, Quatuor en ut, Quatuor piano-cordes  – Sine Nomine SQ, Triendl (CPO 2012)
→ Quintette : Belles modulations, beau lyrisme du mouvement lent, dernier mouvement virevoltant !  Postromantisme enrichi de recherches début XXe chez cette compositrice croate.
→ Beau quatuor à cordes apollinien.
→ Quatuor piano-cordes : très marqué par Debussy et Fauré, une petite merveille très frémissante et prenante, à rapprocher par exemple de ceux de Chausson et Fauré (n°1).
→ Cordes du Sine Nomine pas fabuleuses (manquent vraiment de fermeté et de mordant, grincent un peu).

*** Reyer – Sigurd (version intégrale) –  Bou ; Opéra National de Lorraine Nancy, Chaslin (bande pirate sur les genoux)
→ Première présentation de l'œuvre sans coupures ! 

* Cherubini:  Mass in A Major de 1825 pour le Couronnement de Charles X – Cologne Radio Chorus; Cappella Coloniensis; , Gabriele Ferro (Capriccio)

* Emilie Mayer – Quatuor piano-cordes – Mariani PiaQ (CPO 2017)
→ Chouette. Manque quand même d'un petit quelque chose de marquant.

* Foulds – Le cabaret Overture // Pasquinades symphoniques // April-England // Hellas // 3 Mantras – LPO, Wordsworth (Lyrita 2006)
→ Des choses sympathiques, mais globalement surtout marquant du côté des Mantras.

Rangström – Symphonies n°3 & 4  – Norrköping SO, Mikhaïl Jurowski (CPO)
→ La 3 : sombre ostinato et structure simple favorisant la mélodie simple, je pense à Libertas venit de Hendrik Andriessen, petite merveille… mais en moins prégnant.
→ La 4 : là encore de grands aplats pas très complexes structurellement malgré une harmonie travaillée. Pas totalement séduit par cette alternance de blocs en pleins et en creux, un brin sommaire (et en tout cas, dans ses effets de contraste, peu propice au disque).

* Rangström – Intermezzo Drammatico – Norrköping SO, Mikhaïl Jurowski (CPO)
→ Simple mais persuasif et personnel. Par moment un côté danses de Salomé chez Schmitt…

FOULDS, J.: Dynamic Triptych / April England / April England / The Song of Ram Dass (Donohoe, City of Birmingham Symphony, Oramo)
→ Aimable, galant, moins nourrissant que l'autre monographie.

** LECLAIR, J.-M.: Sonatas for 2 Violins (Complete) - Opp. 3 and 12 (Ewer, LaMotte) (Dorian Sono Luminus 2014)
→ L'opus 3 n°1 est celui qui figure, sur la gravure-portrait de Leclair tirée d'un pastel… Après avoir passé en revue ses partitions, j'ai fini par trouver l'extrait assez substantiel qui apparaissait dans ses mains…
→ Ce n'est pas la seule raison pour laquelle écouter ces duos qui font figure de sonates en trio sans basse continue !

LECLAIR,
J.-M.: Sonatas for 2 Violins, Op. 3, Nos. 1-6 (Hoebig, Stobbe) (Analekta 2018)
→ Un peu lourd.

* Rangström – Symphonie n°1 – Norrköping SO, MIkhaïl Jurowski

** FOULDS, J.: 3 Mantras / Mirage / Lyra Celtica / Apotheosis (City of Birmingham Symphony, Oramo)
→ Très varié et réussi. Les Mantras en particulier, ou la Lyra qui inclut un soprano sans texte. Même la concertante (avec violon) Apotheosis me touche beaucoup (l'élan majestueux au centre de son Andante !).

*** Foulds – World Requiem – BBC SO, Botstein (Chandos)
→ Très varié et expansif, remarquable écho (moins idiosyncrasique, certes) au War Requiem.



Autres nouvelles écoutes : interprétations

** Cherubini – Missa solemnis n°2 en ré mineur – Rilling (Hänssler)
→ Très bel ensemble remarquablement écrit, comparable au style de ses requiems (riches en prosodie, travaillés sur la déclamation et au besoin le contrepoint), mais avec des solistes très bien mis en valeur. Le tout joué avec la rondeur et la rhétorique dramatique formidable de Riling.
* Meyerbeer – « Meyerbeer in France » – Thébault, Pruvot, Sofia PO, Talpain (Brilliant 2016)
→ Très beau disque (cette précision d'articulation orchestrale dans du Meyerbeer, c'est pas tous les jours !). Pruvot magnifique, Thébault plus problématique (timbre peu dense, aigus un peu criaillés).
→ Les extraits choisis sont pour large part de l'ordre décoratif, pas nécessairement le meilleur du compositeur, mais joli voyage néanmoins, atypique !:

* Leroy Anderson, Typewriter Concerto
→ Dans le style Wolf-Ferrari…

* Vieuxtemps:  Violin Concerto No. 5 in A Minor, Op. 37, "Gretry": –  Corey Cerovsek ; Lausanne Chamber Orchestra :  Lintu, Hannu (Claves 2008)
→ L'Adagio cite le duo d'amour Isabelle-Alonze de l'acte II ?  D'où le nom ?
→ Superbe version pleine de vie.

* Sibelius 5, Radio Finlandaise, Lintu (DVD)
→ Très beau, remarquable progression, mais quelques moments qui manquent d'angle, d'ampleur, de relance épique – en particulier les appels de cor du dernier mouvement, étrangement allentis et lissés, ce qui ne manque pas de grâce, mais un peu d'apothéose comme ce l'est usuellement… Néanmoins, splendide final sur le bout des pieds, très étonnant.

* BIBER – Sonates du Rosaire – Manze, Egarr (HM 2004)
→ Superbement phrasé, version HIP sans trop d'acidité / aridité, assez confortable pour moi qui ne suis pas toujours à l'aise avec cette ensemble monumental que j'ai peut-être tort d'écouter d'une traite… Variations et traits de virtuosité (écrits par Biber) impressionnants.
→ La Présentation au Temple, le jeune Jésus préchant, le Christ au Pilier, Crucifixion me touchent tout particulièrement… Version ou maturation de ma part, l'impression d'enfin accéder à l'œuvre !
 
*** Sibelius:  Tapiola – Radio Finlandaise, Berlin, Rosbaud (Ondine)
 
* Sibelius:  Tapiola – Radio Finlandaise, Lintu (Ondine)

* Williams – Star Wars VII – CD de la BO
→ La qualité a bien baissé. Hors le thème de Rey, très réussi, vraiment de la tapisserie sage et de la fanfare pétaradante. Dommage, quelle distance avec l'art consommé des IV et V.

CHERUBINI, L.: Mass No. 2, "Messe Solennelle" en ré mineur (Wiebe, Jungwirth, Orrego, Friedrich, Munich Motet Choir, Munich Symphony, Zobeley)
 
** Sibelius:  Tapiola, Op. 112 – Royal Stockholm Philharmonic Orchestra; Davis, Andrew (Finlandia)
 → Très belle surprise, très belle couleur. Toujours un peu extérieur à l'œuvre répétitive et très cordée.

** Nielsen – Symphonie n°2 – Janáček PO Ostrava, Kuchar (Brilliant)
→ En réalité vraiment très bien, nerveux, belle finition, j'avais beaucoup sous-estimé cette intégrale je crois.

Nielsen
– Symphonie n°1 – Stockholm RPO, Tor Mann (fin 40s début 50s)
→ Pas en place, orchestre dépareillé, tout le monde joue comme il peut cette musique hautement inusuelle, sous l'étiquette « Nielsen's Prophet in Sweden »… Je ne suis pas sûr de détester complètement (quelle typicité des bois, tout de même !), mais c'est clairement très loin des standards professionnels qu'on attend désormais (voire des bons amateurs d'aujourd'hui…).

* Sibelius – Symphonie n°7, Tapiola – Atlanta SO, Spano (ASO Media)
→ Étonnante lecture frontale et voluptueuse, avec un sens dramatique primaire, un côté verdien – qui rappelle l'énergie communicative de ses incroyables récentes symphonies de Bruch. Dans Sibelius, c'est exotique mais pas du tout inopérant.

* Sibelius – Symphonie n°5 – Berliner Philharmoniker,  Rattle (Berliner Philharmoniker)
→ Très vivant. Un excellent souvenir de la version vidéo (assez ultime), assez étonné par les timbres plus étroits ici (cordes délibérément sèches, mais trompettes un peu nasillardes, étonnant). Bois toujours aussi vertigineux.
+ final Maazel Pittsburgh, Karajan Philharmonia, Karajan Berlin, Bernstein Vienne

* Sibelius – Symphonie n°4 – Berliner Philharmoniker,  Rattle (Berliner Philharmoniker)
→ Étrangement, je ressens un petit manque de soyeux des cordes ici. Mais l'ascétisme, la transparence, les couleurs, sont magnifiques.

* Sibelius – Symphonie n°7, Océanides, Symphonie n°5 – LSO, C. Davis (LSO Live)
→ Tiré de la troisième intégrale de Colin Davis, la seconde avec le LSO.
→ La Septième, malgré des cuivres un peu massifs par endroit, se distingue par sa remarquable suspension et sa cinétique permanente. Son large, typiquement du dernier Davis. La Cinquième manque un peu de folklore à mon gré, évidemment, mais sans comparaison avec ses deux précédentes intégrales plutôt conformistes et ternes.

* Sibelius – Symphonie n°6 – Berliner Philharmoniker,  Rattle (Berliner Philharmoniker)
→ Cordes droites, peu vibrées, étonnant début très résonant quoique soyeux. Manque un peu de tension sur la durée pour moi, j'en avais un meilleur souvenir (d'après la version vidéo : je découvre sa déclinaison CD).

Sibelius – Symphonies n°3 – Stockholm RPO, Ashkenazy (Exton)
→ Oh, un peu décevant ici, niveau plus juste de l'orchestre que ce qu'il est habituellement, ou que la concurrence.

Sibelius – Symphonies n°2,3 + Night Ride & Sunrise – Radio Finlandaise, Saraste (RCA)
→ Intégrale de studio antérieure à l'intégrale Finlandia, elle vient d'être rééditée après une longue indisponibilité.
→ Autant je trouvais la version Finlandia structurellement singulière, exaltant les transitions en une sorte de nuage permanent (plutôt que d'appuyer sur la mélodie), autant je trouve cette lecture beaucoup plus traditionnelle et assez peu grisante : comme pour Salonen, les timbres captés par RCA paraissent vraiment mats et sans résonance. À côté de l'explosion des couleurs dans les grandes versions récentes (Oramo, Rattle, Storgårds…), c'est un peu frustrant, et en tout cas pas vraiment indispensable.

* Lully – Dies iræ, Te Deaum – Allabastrina, E. Sartori (Brilliant)
→ Spectre sonore à l'italienne (peu de corps dans les parties intermédiaires, respiration du spectre), qui fonctionne très bien, avec beaucoup d'élan et de solennité.




Réécoutes : œuvres

** Kreutzer – La mort d'Abel – Droy, Bou, Pruvot ; Les Agrémens, van Waas (Singulares 2012)
→ trissé

*** Coles – Fra Giacomo…

*** HONEGGER, A. / IBERT, J.: Aiglon (L') [Operetta] (Gillet, Barrard, E. Dupuis, Guilmette, Lemieux, Sly, Montréal Symphony, Kent Nagano) (Decca 2016)

*** Foulds – World Requiem – Charbonnet, Wyn-Rodgers, Skelton, Finley ; Hickox (Chandos)

*** Auber – Les Diamants de la Couronne – Colomer (Mandala)
→ Sommet du livret haletant (merci Scribe) et d'une musique divertissante pourtant pleine de modulations, d'ensembles travaillés, de surprises… Un des plus beaux opéras comiques jamais écrits. (Peut-être même le plus beau en langue française…)  Distribution fabuleuse et orchestre audiblement passionné. Mise en scène tradi pleine de vie.

** Gaveaux – Léonore ou l'amour conjugal – Mc Laren, Richer, Côté, Lavoie ; Opéra Lafayette, Ryan Brown (bande-son du DVD Naxos 2019)

*** Grétry – Céphale & Procris (actes I & II) – van Waas (Ricercar)

** Madetoja – Symphonies 1 & 3 + Suite Okon Fuoko – Helsinki PO, Storgårds (Ondine)
→ Bissé.

*** Madetoja – Symphonie n°2 – Helsinki PO, Storgårds (Ondine)

** Atterberg – älven – Hanovre, rasilainen (CPO)



Réécoutes : versions

* Rameau – Dardanus – Edda-Pierre, Gautier, van Dam, Soyer ; Leppard (Erato)

* Rameau – Dardanus – Arquez, Richter, Buet, Fernandes, Devieilhe, De Negri ; Pygmalion, Pichon (Alpha)

*** Beethoven – Symphonie n°9 – Enlightenment Mackerras (Signum)

* Sibelius – Symphonie n°5 – NZSO, Inkinen (Naxos)
→ Vraiment une très belle exécution, le meilleur volume de cette excellente intégrale. Dernier mouvement très réussi (à part la perte de tension à la fin du mouvement), premier mouvement doté de très belles couleurs et de très beaux équilibres, même si certains accompagnements paraissent un peu plats et certaines syncopes un peu inconfortables.

* Nielsen – Symphonie n°3 – Ireland NSO, Leaper (Naxos 1995)
→ Intégrale que j'adore, parmi les moins luxueuses orchestralement, mais d'un esprit et d'une tension assez fous, parmi les meilleurs. Pas à son sommet dans la Troisième plus étale, qui appelle davantage la volupté sonore, mais toujours ces merveilleuses qualité.

Nielsen – Symphonie n°3 – BBCPO, Storgårds (Chandos)
→ Contrairement à son Sibelius, je trouve leur Nielsen beau mais assez froid, cherchant plus la maîtrise et la chatoyance que l'esprit. Même un peu frustré par cette Troisième.

** Nielsen – Symphonie n°1 – Radio Danoise, Jensen (Naxos, remastering 1952)
→ Splendide restauration pour une version remarquablement maîtrisée, au trait fin et nerveux, bâtie avec grande clarté et sens des progressions, pourvue de belles couleurs… parmi les plus convaincantes de la discographie, malgré son âge vénérable (sachant que les propositions réellement satisfaisantes pour Nielsen sont presques toutes arrivées à partir de la fin des années 90…).
→ Je n'en avais pas du tout un souvenir aussi enthousiaste !

Nielsen – Symphonie n°1 – LSO, Ole Schmidt
→ Bien, mais vraiment en deçà du potentiel de cette musique.

*** LULLY – Dies iræ, De Profundis, Te Deum – Junker, Wanroij, Auvity, Lenaerts, Buet ; Millenium O, Alarcón (Alpha 2019)




Autres nouvelles parutions à écouter

→ GRAUPNER, C.: Easter Cantatas (Jerlitschka, S. Hübner, J. Hill, Capella Vocalis Boys Choir, Pulchra Musica Baroque Orchestra, Bonath)
→ Schulhoff Intégrale des Lieder. Sunhae Im, soprano ; Tanja Ariane Baumgartner, mezzo-soprano ; Hans Christoph Begemann, baryton ; Britta Stallmeister, soprano; Klaus Simon, piano ; Delphine Roche, flute ; Myvanwy Ella Penny, violon ; Filomena Felley, alto ; Philipp Schiemenz, violoncelle .
→ clarinette copland bernstein rozsa orchid
→ étienne richard fabien armengaud
→ Jake Heggie: Songs for Murdered Sisters Joshua Hopkins
→ HEISE, P.A.: Drot og marsk (Royal Danish Opera Chorus and Orchestra, Schønwandt)
→ frid quintet
→ beethoven aquileia
→ breath angels
→ Stanchinsky: Piano Works Peter Jablonski
→ Antti Auvinen & Sampo Haapamäki: Choral Works Helsinki Chamber Choir 
→ Michael Jarrell: Orchestral Works Tabea Zimmermann
→ John Mayer & Jonathan Mayer: Orchestral Works Sasha Rozhdestvens
→ kontski piano sonatas anna parkita
→ daniel jones symphs 3 5 lyrita thomson
→ Bergson: Orchestral Works Jonathan Plowright
→ vlagiderov cctos
→ Holmboe quats vol. 1 nightingale SQ
→ carte postale royaumont bunel
→ tempesta di passaggio : solo pour cornetto
→ gál 'hidden treasures' lieder inédits immler deutsch
→ british music strings I pforzheim
→ schnittke daniel hope
→ kalafati piano
→ respighi transcriptions
→ eccles semele
→ maconchy , lefanu, swayne « relationships » violon piano
→ alex freemann, requiem (BIS)
→ Cesti, La Dori
→ hasse enea in caonia
→ ruders, nørgård, violoncelle solo
→ Grigory Krein piano
→ F.G. Scott piano
→ worgan harpsichord julian perkis chez toccata
→ Goldmark vol 2, mokranjac piano, the laundy grondahl legacy, graun orchestral, trattamento dell'harmonia, platti chamber, marx mosè
→ farkas chamber, braga santos, chamber 3, telemann christmas cantatas CPO, jenner piano
→ Johan Nepomuk David : intégrale des trios à cordes (David-Trio), chez CPO.
→ fra diavolo strade napoli
→ Schulhoff Flammen very vermillion billy
→ stikhina salomé  https://www.youtube.com/watch?v=YU0jlgd9Pas
→ clair-obscur piau
→ kopatchinskaja (plaisir illuminés)
→ ballades vinnitskaya
→ fanciulla foster
→ musicalische exequien
→ haydn 76 chiaroscuro
→ buxtehude par Les Timbres
→ locatelli concertos violon gringolts helsinki baroque
→ catoire chambre & concerto, triendl
→ messiaen 20 regards chen
→ beethoven solemnis jacobs
→ ariadne botha schmeckebecher
→ telemann ouvertures, orfeo barockorchester
→ telemann concerti camerata köln
→ josquin 7e livre, visse
→ weinberg 2,5,6 arcadia SQ
→ nouvel an 2021 muti
→ bagatelles beethoven feltsman
→ boffard beethoven berg boulez
→ krieger 12 sonates en trio
→ pettersson symph 12 lindberg



Projets d'écoutes ou réécoutes pour les semaines à venir

tout DUX, tout CPO

Jēkabs Jančevskis - Chœurs
Mäntyjärvi - Chœurs
Foulds - Quatuors
SEHS

heggie violins of hope
pejavevic symph réécoute

vieuxtemps cctos vcl CPO
vieuxtemps cctos vln davin

nielsen jensen
nielsen kuchar
nielsen bernstein

« Flury. Son quatuor No. 5 est bien ficelé dans une optique assez traditionnelle, le No. 6 possède un II d'une grande mélancolie et déploie un cœur suspendu dans le III à fondre. Le No. 7 est peut-être le plus intéressant, qui démarre en fugue à quatre voix avant de virer à une pièce romantique tout en pizzicatti. Ces deux derniers sont couplés avec une suite pour orchestre à cordes assez déconcertante (III), variée (Atterberg dans le II, marche instable dans le IV) qui ne manque pas de sel. Le quintette pour piano, bien que souvent d'un sentimentalisme parfois caricatural, n'aura pas dépareillé avec les pièces ultra-lyriques écoutées récemment. Plaisir sûrement coupable mais plaisir malgré tout. »

« Plus ancien et susceptible de te plaire, Bargiel. Le deux premiers quatuors évoquent Beethoven, respectivement opus 18 et 59, les troisièmes et quatrièmes sont plutôt d'obédience Schumann/Brahms/Mendelssohn (même si j'ai pensé aux gémissements utilisés par Onslow au début du No. 4). Plus sophistiqués, moins immédiats en ce qui me concerne, avec un pathos un peu forcé parfois, mon goût désordonné ne doit pas empêcher d'y trouver maintes satisfactions. Mais c'est bien son octuor, d'une noirceur incroyable, qui m'a cueilli et que j'enjoins d'essayer sans attendre. Sa symphonie est au menu prochainement, je ne saurais rien en dire à l'heure actuelle.  »

« Blackford, des choses passionnantes dans tous les registres. En musique de chambre, ses Hokusai Miniatures aux atmosphères variées et particulièrement évocatrices. À l'orchestre, outre sa réorchestration du Carnaval de Saint-Saëns et sa propre symphonie pour animaux qui mange à tous les râteliers (de Rautavaara à Williams), son concerto pour violon Niobe avec des vrais morceaux de Banks et de Szymanowski m'a fortement convaincu. »

(vous aurez reconnus les conseils personnalisés de Mefistofele)

hausegger, graener

cherubini messes

lintu

goetz quintette triendl

wolf-ferrari (segreto, etc.)

respighi vetrata, metamorphoseon
Den Utvalda rangström nylund schirmer

cctos violon : st-sns, godard, vieuxtemps, graener goetz, børresen

vieux temps hahn, vcl cctos

scriabine symph 1

FOULDS, J.: Dynamic Triptych (Shelley, Royal Philharmonic, Handley)

foulds chambre quartetto intimo

nielsen bo holten vocal

leclair

kirchner quatuor piano

CHAYNES, C.: Visions concertantes / 4 Poèmes de Sappho (Mesplé, Ponce, Trio à cordes Français, Toulouse Chamber Orchestra, Armand)
Rangström : Havet sjunger, Bön till natten, Partita

RANGSTRÖM, T.: Sånger (Hagegard, Scheja)

elisir : dalla benetta De Marchi, valletti bruscantini gavazzeni, bonney winbergh panerai ferro, gigli taddei gavazzeni,
Jules Massenet (1842-1912) :

Le Carillon, ballet ; Richard Bonynge, National Philharmonic Orchestra (Decca, avril 1983)

Opéra Oleg Prostitov "Ermak"
stanford R. Williams
gubaidulina quat 1
tichtchenko 4,3
schnittke rubackyte
Lokshin - Variations for piano - Maria Grinberg, piano
schoeck piano ritornelle
jacques mercier sony
adamek https://www.youtube.com/watch?v=xOPdjCxHJ8A
requiem verdi, gounod (+ mors et vita)
krug https://www.youtube.com/results?search_query=arnold+krug
lully alarcón
hartmann rickenbacher nimsgern n°2
bax avec pttn, rott avec pttn
Jekabs Jančevskis : Aeternum and other works (Jurģis Cābulis /Riga Cathedral Choir School Mixed Choir)
Jaakko Mäntyjärvi : Choral music (Stephen Layton / Choir of Trinity College Cambridge)
→ boutsko : i]Nuits blanches[/i] ([i]Белые ночи[/i]
lebendig begraben nagy
ina boyle
diamants couronne paul paray
zaderatski : sonates, préludes
→ keuris laudi, michelangelo, antologia…
→ roy harris symph 3, symph 5, ccto violon
→ Alexander KASTALSKY (1856-1926), Requiem for Fallen Brothers (1914-1917)
→ Musgrave Helios, ina boyle
Tournemire : Symphonie Sacrée (van der Ploeg)
→ børresen ccto vln par garaguly
→ weber : mélodies italiennes, lieder
diogenes SQ
CPO
kalliwoda 2, kalliwoda 5 spering
kallstenius 1
kozeluch moisè in egitto
Maconchy, compositrice Symphony for double string orchestra
Lajtha: Symphonie n°1/Pasquet
→ reinecke dornröschen
→ Let There Be Cello
→ Bainton 3, Ruth Gippz 4
→ consortium classicum (moscheles, tribensee)
→ DUSSEK, J.L.: Piano Sonata, Op. 43 / MOSCHELES, I. / CRAMER, J.B. / HUMMEL, J.N. / KALKBRENNER, F.: Variations on Rule Britannia (M. MacDonald)




(Notule réalisée les yeux pleins de roman auvergnat et provençal. Parce que la vie de certains a du style.)

samedi 12 décembre 2020

« Mais vous êtes qui pour avoir un avis ? » — Peut-on parler de musique avec justesse ? (et sans se faire insulter)


kaufmann_critique.jpg
Moi devant vos messages « Alamann et Kaufmagna sont les plus grands ténors du monde ».

Avec le développement des réseaux, où tout le monde peut parler à tout le monde – mais où chacun le fait non pas en son nom propre, mais adossé à sa communauté –, une vieille question se dresse avec plus d'acuité : comment parler de musique ?

Mon occupation principale, comme babilleur musical, est plutôt de parler des œuvres, de relever des détails plaisants, d'inviter à découvrir des recoins moins mis à l'honneur… Elle est assez sûre en général – je reçois bien des protestations selon lesquelles j'incite les gens à adorer de fausses idoles (« car si l'Histoire a fait un tri, c'est pas un hasard »), ou qui m'accusent d'avoir à mon tour négligé de mentionner telle ou telle injustice (soit que je ne sois pas moi-même convaincu, soit que je n'aie pas eu le loisir d'aborder le sujet), mais tout cela reste en général assez peu spectaculairement conflictuel. Car, pour une raison qui mériterait d'être étudiée, les interprétations suscitent des passions bien plus vives, même lorsqu'il est question de morts.

En revanche, dans les occurrences où, papotant avec des camarades mélomanes, mentionnant des impressions de concert, ou bien profitant de ma large consommation de disques pour indiquer ceux qui me paraissent dignes de mobiliser un peu de son temps… le conflit n'est jamais loin.

Récemment encore, en plusieurs instances, avoir émis un avis, pourtant à la fois nuancé (« Badura-Skoda était de l'avis général un grand étudit et pédagogue, mais le choix de ses instruments ne m'enthousiasme pas, et dans une discographie aussi généreuse, sa conception architecturale ne me paraît pas suffisamment passionannte pour rendre ses enregistrements absolument prioritaires à conseiller »), affiché comme subjectif (« la Radio Bavaroise n'est pas dans mon top 10 ») et un minimum argumenté (« lisse les options des chefs  par rapport aux mêmes œuvres avec les mêmes chefs auprès d'autres orchestres », « couleurs peu variées et peu chatoyantes », « en salle décohésion étonnante à conditions égales par rapport à d'autres orchestres pourtant considérés comme secondaires »), des gens qui pouvaient apparaître comme raisonnables et polis m'ont plus ou moins invité à me taire – m'accusant selon les cas d'inconséquence, d'irrespect insupportable, de prétention ridicule, voire de calomnie.

La difficulté est que l'inverse peut aussi arriver : je me suis déjà fait accuser ici même de « manquer d'éthique » parce que ne détestais pas assez Connesson (je l'aime bien, même !) ou parce que j'aimais trop LULLY, par exemple (ce qui avait pris de mon temps et m'avait empêché d'écouter telle bande radio de tel compositeur du XXe que je n'aimais pas, un truc comme ça). Être gentil ou même complaisant n'est pas un rempart.

Tout cela est toujours arrivé partout de tout temps, et les interlocuteurs qui ne connaissent que l'invective lorsqu'on leur dit poliment « non, Gedda n'est pas mon ténor préféré », on finit par les filtrer. Mais plutôt que de s'en remettre simplement à la disqualification de leur mauvaise éducation, je trouve intéressant d'essayer de remettre les choses en perspectives du point de vue de celui qui parle.

Lorsque je veux dire mon avis sur un compositeur, un spectacle, un disque, un artiste, quel point de vue adopter ?




1) L'absolue bienveillance

Ce serait mon premier choix. On n'écoute pas de la musique pour se hausser auprès des autres en critiquant la médiocrité de leur goût ; et les artistes ne sont pas là pour nous servir de faire-valoir en société.

Ainsi, on ne blesse personne : tous les compositeurs méritent d'être au moins écoutés, tous les artistes travaillent de bonne foi et méritent le respect.

Mais vous voyez déjà les écueils :

→ Si tout le monde est excellent, alors comment choisissez-vous un disque ?  Que faites-vous si dans un concerto de Beethoven, un artiste fait plein de fausses notes, et qu'on vout demande un avis sur le disque ?  Vous taisez qu'il existe 499 autres meilleures versions ? 

→ Si vous ne parlez que de ce que vous aimez, vous vous interdisez la possibilité d'échanger à propos de choses qui ne vous convainquent pas ou qui vous échappent, et vous occultez une partie de la complexité du monde (qui fait partie du plaisir). Vous vous privez aussi de la possibilité d'être convaincu. La musique de Wagner est fascinante mais elle s'adresse à une oreille musicale éduquée ; ses livrets suscitent un imaginaire épique mais sont extrêmement statiques (pour ne pas dire verbeux)… en le posant, on accepte aussi que d'autres personnes puissent ne pas aimer Wagner (et on évite d'agresser les gens pour ça). On s'expose aussi à ce qu'on nous explique les choses, et à ce qu'on y adhère mieux.

→ L'argument « vous n'êtes pas les musiciens qui jouent » n'est pas recevable. Sans reprendre la métaphore boulangère usée (mais non pas infondée « si je n'aime pas le pain de mon boulanger, je suis habilité à avoir cette opinion »), on peut simplement rappeler que le but de la musique est quand même de prendre du plaisir à écouter ou jouer : si on n'en prend pas, on est libre d'écouter autre chose, voire de relever ce qui nous a manqué. Ce n'est pas forcément une réserve sur la qualité des musiciens, maisun témoignage de notre réception.
Par ailleurs, les musiciens eux-mêmes ne sont pas parfaits, ils peuvent faire des erreurs de doigts ou simplement proposer une conception qui échappe au public.

→ Surtout, lorsqu'il existe tant de musique à disposition, établir une distinction entre les choses (pas nécessairement un jugement de valeur, même si c'est le plus simple) permet tout simplement de s'orienter et d'orienter les autres. Entre une reprise d'un opéra de R. Strauss par Carsen et d'un opéra de Neuwirth par le Bieito d'aujourd'hui, ou l'exécution quatuors de Zemlinsky par le Quatuor de Jérusalem et des Quatuors de Glass par des membres de l'Orchestre de Savoie Orientale, on a le droit d'établir un intérêt non équivalent, voire une petite préférence. (Dans un sens ou dans l'autre, évidemment, même si pour moi ce serait tout vu.)

À l'usage, ce qui est le plus complexe avec cette position est qu'on finit par naviguer dans un univers qui s'éloigne de plus en plus de la réalité et nous oblige à prendre de plus en plus de détours… En fin de compte, surtout lorsqu'on écrit des choses qui se veulent informatives, on finit par ne plus décrire la réalité mais la suivre de loin à travers la courbe de susceptibilité supposées…
Par ailleurs, j'ai remarqué chez ceux qui tiennent cette ligne une tendance à l'agressivité dès qu'on n'est pas aussi enthousiaste (même sans les critiquer) sur leurs idoles, sans doute parce qu'ils ne sont pas préparés à accepter autre chose que de l'éloge ou du silence. Ce peut être légitime lorsqu'on est dans un village où il n'y a qu'un spectacle à l'année : à quoi bon démolir la seule chose qu'on a ?  Quand on parle de disques, ou qu'on a une offre plurielle, évaluer ce qu'on a le plus envie d'entendre ne paraît pas absurde.

« Mais qui êtes-vous pour critiquer ? »
Un humain, tout simplement : j'exprime une sensibilité, pas un jugement. En ce qui me concerne en tout cas, j'essaie toujours de souligner la part de perception qu'il y a dans mes opinions, de ne pas les imposer à mes interlocuteurs (même lorsqu'ils ont de toute évidence tort, en niant des faits que j'ai observés : « non la section de cuivres de l'Orchestre de Paris n'a jamais fait de pain de toute la saison »).

À cela, il faut ajouter que les musiciens eux-mêmes peuvent avoir des goûts extrêmement divergents les uns des autres, au besoin étranges / arbitraires / de mauvaise foi / conditionnés par leurs premières écoutes ou leurs professeurs… Tous ne sont pas cultivés : c'est une carrière rude, beaucoup de musiciens connaissent avant tout leur instrument, la connaissance du répertoire et de la discographie n'est pas un prérequis par exemple. (Et ce ne sont pas les plus cultivés qui jouent le mieux, il faut bien le reconnaître – la corrélation est difficile à établir à l'oreille.) 
Et surtout : la musique est faite pour des auditeurs, pas pour des musiciens. Il est donc tout à fait légitime que le public ait un avis. [C'est pour cela que je blâme très sévèrement les musiciens qui font un scandale quand la salle est bruyante, façon Christie ou Barenboim, parce qu'ils sont là pour proposer de la musique, pas pour contrôler la façon dont le public la reçoit.] À ce titre, si le public n'aime pas quelque chose, il peut se tromper (si tant est qu'il existe un vrai et un faux en art…), mais ce n'est pas aux musiciens eux-mêmes de déterminer ce qui est plaisant à écouter ou pas.



2) La subjectivité en étendard

La solution peut-être la plus respectueuse et réaliste me semble être d'afficher sa perception pour ce qu'elle est : subjective. C'est, en fin de compte, la description la plus objective possible que d'énoncer ce que personne ne peut vous contester : ce que vous ressentez.

Ainsi vous n'êtes pas obligé de mentir, de dissimuler, d'éviter des aspects, mais ne portez pas non plus de regard surplombant.

Les difficultés sont simplement que :

→ Les gens peuvent quand même se sentir agressés, même lorsque cette sensibilité est exprimée avec tact. (« Il m'a manqué ceci » plutôt que « c'était prodigieusement ennuyeux ».)  Inversement, on peut se voir reprocher de ne pas prendre position contre des postures de compositeur ou d'interprète indéfendables : « il a écrit un concerto pour orgue à chats », « il y a des coupures », « ils ont changé les notes », « on n'entendait pas les chanteurs ».

→ Si l'on se limite à l'émotion, on passe à côté d'éléments mesurables qui peuvent faire avancer la réflexion : clairement, les artistes eux-mêmes ne peuvent pas se limiter à « c'est imparfait mais j'aime bien donc je garde ».

Toutefois, dans l'ensemble, une subjectivité affichée (et argumentée, en en expliquant les causes) me paraît un curseur assez sain, qui permet la discussion en bonne compagnie, même lorsqu'on est potentiellement lu par les artistes, pour toute interaction hors d'un cadre musical professionnel.



3) Le regard factuel

Lorsque la mission est de rendre compte (pour un critique par exemple, censé différencier le spectacle ou le disque intéressant de ceux dont on peut se dispenser ou qui pourraient nous décevoir), on est bien obligé de saisir des paramètres discriminants.

Cette approche, parfois dure pour les gens concernés (même dans les cas où la critique est fondée, se faire reprendre par un gars payé pour être assis dans son fauteuil, ça met pas de bonne humeur), me paraît légitime aussi… C'est celle qu'on va adopter avec des amis mélomanes à la sortie d'un concert, relever le petit défaut (pas forcément pour être méchant, mais pour avoir un point d'accroche, puisqu'on ne peut, par essence, pas commenter le concert pendant le concert), le choix d'interprétation étrange… On peut donc passer à la moulinette avec délices les plus grands orchestres du monde, pas assez musicologiques, trop épais, pas assez vibrés, trop pressés, qui ne regardent pas assez le chef ou sourient de façon crispée, etc.

Ce type de discussion, à éviter devant les artistes, se justifie soit dans le cadre d'une critique professionnelle, à laquelle on confiera le rôle de séparer bon grain et ivraie, ou entre potes, quand on peut balancer comme rédhibitoire des détails parfois insignifiants (ceux qu'on parvient à entendre, en somme…), parce qu'il n'y a pas de témoins et qu'on sait bien qu'au fond, on aime tous la musique, on a juste envie de partager dessus, fût-ce en râlant un peu.

→ L'écueil principal de la chose est qu'en matière de musique, les observations factuelles restent assez subjectives… « pas du tout vibré » ou « vibré », on voit bien, mais « trop vibré », « trop rapide », même les pains sont souvent des notes tout à fait justes, mais dont l'attaque ou le timbre n'étaient pas beaux, et qu'on a pris à tort pour une fausse note !



4) Le jugement hypercritique

Dernière catégorie, la moins sympathique probablement, ceux « à qui on ne la fait pas » et pour qui rien n'est assez bien, qui ne jugent qu'à l'aune de ce qui est le moins horrible. Pour eux, les trois quarts de la discographie des Sonates de Beethoven est bonne à jeter, faite de tocards qui n'ont rien compris à Beethoven.

L'idée est ici qu'il y aurait, en somme, une bonne façon de jouer les œuvres – adaptée au style, à la structure, à la technique – et que les exigences de ces partitions hors normes sont telles que peu d'artistes, même parmi les meilleurs, peuvent y prétendre.
Elle n'est pas neuve – faut-il rappeler que si Richard Strauss est entré au service du IIIe Reich, ce n'était certainement pas parce qu'il avait de la sympathie pour l'idéologie nazie (tout le contraire), mais parce qu'il était persuadé que sa mission sur Terre était d'interdire l'exécution des opéras de Wagner aux orchestres de villes thermales qui n'avaient pas le niveau pour leur rendre justice !  En laissant de côté l'inconscience tout à fait tragiquement amusante de notre pauvre Dr. Strauss – dont la désillusion fut amère –, c'est une approche nécessaire chez les musiciens de haut niveau : se fixer des objectifs et des exigences très précis, qui ne soient pas « jouer à peu près bien », mais vraiment atteindre un idéal. Bien sûr.

J'ai davantage de peine à défendre cette position lorsqu'il s'agit de commenter le travail des autres, a fortiori en amateur qui n'y connaît pas forcément grand'chose. Je veux dire par là qu'assurer qu'Eschenbach n'a « rien compris à Mahler » est sans doute assez présomptueux : il est fort probable que, tout mélomanes (ou musiciens) avertis, même professionnels, que nous pourrions être, un chef qui a étudié une partition au point d'être capable d'agir sur un orchestre de haut niveau (et donner suffisamment satisfaction pour être réinvité) – il suffit de voir ce que produit un amateur qui dirige après l'orchestre et ne fait que mimer ce qui est clair dans la partition et ne nécessite pas son intervention, même lorsqu'on est aussi omniinsolemment omniscient que Jacques Attali – doit être un peu plus intimement conscient des enjeux que nous autres auditeurs, même forcenés.

Bien sûr, cela n'interdit nullement, à Dieu ne plaise, de critiquer la conception d'une interprétation, de considérer que certaines interprétations (du moins au disque, en salle l'équilibre est souvent différent…) mettent trop en avant les cordes (Karajan seconde moitié ?), ont des phrasés exagérément courts (Harnoncourt années 80 ?), passent à côté de certains aspects importants des musiques qu'ils (des)servent – en tout cas je me suis permis de le faire quelquefois. Témoin les deux Troyens discographiques de Colin Davis (fabuleux chef berliozien par ailleurs, témoin sa Fantastique avec le Concertgebouworkest ou sa Damnation avec le LSO première manière), qui donnent l'image d'une machine monumentale, épaisse, peu mobile, se pensant en grands tableaux plutôt qu'en détails de haute couture – ce que d'autres interprétations démentent tout à fait, privilégiant au contraire la finesse du trait, la lisibilité des alliages et l'agilité des transitions (Gardiner ou Nelson, typiquement). Son active présence pour servir (salutairement) ce répertoire a probablement aussi déformé notre perception de Berlioz, et détourné de lui des auditeurs qui l'auraient aimé pour d'autres raisons.

Le moyen d'intégrer ce regard comme acceptable est de le poser non pour disqualifier des interprètes – la plupart, surtout aujourd'hui où le niveau général est invraisemblablement haut, sont des gens très sérieux et très aguerris, qui savent ce qu'ils font –, mais éventuellement pour poser une contrainte musicologique, esthétique ou simplement personnelle, nécessaire pour emporter notre conviction.
Typiquement, si j'entends du LULLY dont l'agogique ne rebondit pas ou dont le vers est chanté avec indifférence comme une cantilène belcantiste, je pourrai difficilement être content, quelle que soit la qualité des interprètes et la pertinence par ailleurs de leur visée. Ce n'est pas une disqualification de leur démarche (et encore moins de leurs personnes), davantage un prérequis personnel, qui peut exister – et qui existe nécessairement pour tous, sans quoi nous écouterions indifféremment n'importe quel interprète.




→ Qu'allons-nous faire maintenant ?

Il ne faut pas s'inquiéter ainsi pour une vague.

Puissé-je me garder d'intimer un chemin à qui que ce soit. Ce que je perçois néanmoins est qu'aucune de ces postures ne peut vous sauver de la critique. Parce qu'il y a des gens extrêmes, égosolipsistes, pénibles – certes – ; mais aussi parce que, si chacun de ces positionnements peut se défendre, il y a sans doute un endroit où les exercer. Dire au sortir d'un concert, même très poliment : « vous avez joué sublimement, mais c'est pas comme ça qu'il faut interpréter Beethoven », ne me paraît pas ni très plaisant ni très constructif (la proposition existe, on peut essayer de l'accepter comme telle !). À l'opposé, ce n'est pas beaucoup mieux si le chef en répétition pour un spectacle (fût-ce d'amateur) lâche : « les violoncelles, c'est trop beau, vous frottez des cordes, mais comment vous faites !! ». Pas sûr que ce soit très utile.

Je vois donc trois solutions à ce problème du mode d'expression.




a) S'adapter à la situation.

On ne dit pas la même chose dans une loge d'artiste qui sort de scène qu'en répétition, dans un papier de critique (la loyauté va d'abord au lectorat) que dans un message sur le mur d'un ami (où, tout en étant parfaitement honnête, le but n'est pas forcément de débriefer l'aspect technique du concert).

J'essaie ainsi de prendre en compte le positionnement de mes interlocuteurs : quand ce sont des fans façon #1, je ne vais pas forcément mettre la discussion sur le terrain factuel et souligner les défauts façon  #3 ou #4 (ce serait en pure perte et les agacerait), plutôt me cantonner à un #2 (un assez généraliste moi j'aime aussi / j'aime pas trop, parce que…). Mon centre de gravité est généralement le #2 (je ne suis pas là pour juger, juste pour apprécier ce que j'écoute, découvrir des univers, mais j'essaie de comprendre ce que j'écoute), mais bien sûr, quand je sors d'un concert et retrouve des amis mélomanes hardcore, on débat sur le fait qu'on est d'accord ou pas avec la proposition des artistes du jour, donc on part sur un solide #3, voire #4 pour ceux qui ont déjà une idée bien établie de la bonne façon de faire. Ce n'est pas (en tout cas pas forcément) irrespectueux vis-à-vis des artistes, on a simplement envie de parler à cœur ouvert de ce qu'on a observé, de ce qu'on aurait eu envie d'entendre, etc. De la même façon qu'on peut critiquer nos voisins bruyants ou lumineux.

Pour les conversations avec des artistes, tout dépend s'il s'agit de les féliciter et les encourager sur leur travail (je suis souvent allé couvrir d'éloges des musiciens que je n'avais pas forcément adoré sur le plan interprétatif mais dont j'avais apprécié l'intérêt de la programmation, la prise de risque, etc., sans leur mentir au demeurant) ou si quelqu'un vient me demander un avis critique extérieur (pour se situer, pour progresser…).

Il m'arrive rarement de pousser jusqu'au #4 – je trouve un peu prétentieux (et frustrant) de prétendre qu'il n'y a qu'une seule façon de jouer de la musique. Mais l'âge et l'expérience des salles avançant, autant je me suis ouvert à un très grand nombre de manières interprétatives instrumentales (le Tchaïkovski qui dégouline ou sec et affûté comme du diamant, les deux me ravissent, le gros son vibré comme le violon baroque qui grince, etc.), autant en matière de voix, la fréquentation en salle m'a fait découvrir qu'il existait des émissions vocales efficaces et d'autres inefficaces ou contre-productives. C'est pourquoi les voix rondes si belles au disque (Karita Mattila !) mais monochromes et inintelligibles en salle, et au contraire celles qui paraissent trop nasales et fendent l'espace sans du tout être déséquilibrées, ont fini par me mettre résolument du côté des émissions très hautes, antérieures, voire dans le nez (il y a de bonnes et de mauvaises façon de le faire) – et j'avoue être régulièrement frustré en entendant de beaux instruments ou des chanteurs expressifs rester bloqués dans leur bouche ou leur pharynx (tout en prétendant adopter une technique « d'école italienne », comme peu ou prou 100% des chanteurs d'opéra, Russes exceptés peut-être). Là-dessus, je suis peut-être un peu plus #4, même si je m'efforce de rester ouvert, et apprécie d'être agréablement surpris !  Mais il y a là, disons, une part de physiologie et d'efficacité pratique en termes de projection et d'articulation à laquelle je ne puis rien ! 



b) Accepter le registre de son interlocuteur

Même si vous ne souhaitez pas adapter votre discours (compliqué j'imagine si on n'a pas déjà une représentation claire de sa mélomanie), je ne puis que conseiller d'accepter le principe que d'autres mélomanes puissent avoir besoin d'aborder la chose différemment. Cela évite d'être scandalisé et de lancer des « comment osez-vous, vous êtes violoniste professionnel peut-être ?? » parce que votre interlocuteur a osé relever une paille technique ou même simplement avoué ne pas aimer sa façon de faire du vibrato. Cela évite aussi de lancer de petites remarques méprisantes sur les novices ou les fans en leur faisant bien comprendre à quel point ils aiment des imposteurs, voire de la fausse musique.

Je ne peux absolument pas garantir que votre interlocuteur fera de même – y compris chez vos bons amis et les personnes les plus douces au monde, qu'un Beethoven de Karajan dernière manière ou un Brahms de Norrington peut faire entrer en ignition spontanée. Mais vous aurez, ce faisant, participé à la beauté du monde (et au calme des réseaux). Et pour cela, je vous en remercie d'avance.



c) Ne pas vous courroucer

Corollaire du point #b, vous croiserez nécessairement des fâcheux qui n'ont pas lu ce petit guide et voudront à toute force vous imposer leur grille. Vous n'aimez pas quand Alagna chante en fausset et que vous n'entendez rien ?  Vous êtes un prétentieux, sans doute un chanteur raté qui n'a pas le millième de son talent. Vous aimez Grimaud ?  Vous n'avez rien compris à l'essence de Brahms.

Ne vous en formalisez pas trop. Après toutes ces années, le conseil de survie reste de marquer avec netteté le territoire du respect  : « non, me traiter de buse variable n'est pas acceptable pour réagir à mon opinion, ouvertement subjective et formulée de façon respectueuse, sur un disque du commerce ».

Lorsqu'on écrit, par opposition à la parole, et a fortiori sur un support qui ne s'adresse pas directement à une personne (comme Carnets sur sol…), on va nécessairement toucher un public qui ressortit à plusieurs de ces catégories. Dans ce cas, à part la prudence et la courtoisie, je n'ai pas de conseil universel qui fonctionne. Ne pas traiter les artistes d'imposteurs est un bon début, mais sinon ? – sauf pour Glass qui est plus un emblème qu'un compositeur isolé, un peu comme dans ces couples qui s'octroient une autorisation symbolique d'infidélité si c'est avec Johansson ou Law, Glass représente avant tout le repoussoir symbolique de ce que peut être un compositeur pas au niveau de ceux dont on parle habituellement… (Non, je n'aime vraiment pas Glass et je trouve sa musique épouvantable, mais il me sert davantage de phare que son existence me gêne – plein de gens éclairés même si tous ne sont pas des lumières l'aiment beaucoup, et c'est très bien comme ça.)

Il est donc inévitable, tôt ou tard, de croiser quelqu'un qui n'acceptera pas notre registre – même s'il est adaptable et très révérencieusement formulé. Il faut l'accepter.

C'est pourquoi je me pose en général, avant d'écrire une notule, la question de ma loyauté. Va-t-elle aux œuvres – éviter de parasiter leur explication avec des remarques sur mon goût en matière de versions, et encourager les artistes qui les servent ? (#1)  Aux musiciens que j'ai croisés au concert et qui ont été sympas ? (#2)  Aux lecteurs qui comptent sur moi pour choisir entre deux disques ? (#3)  Aux curieux qui veulent savoir qui respecte vraiment Celeste Aida ? (#4)  Aux étudiants en chant qui veulent différencier le bon grain de l'ivraie en matière d'émission saine / efficace ? (#4)

Ma focale change ainsi de notule en notule, selon l'intérêt que je suppose aux uns et autres. Typiquement, être cruel sur un concert a un intérêt limité : on sait tous qu'il est soumis aux aléas de l'instant, et la plupart du temps il n'y aura pas d'autres dates contre lesquelles il y aurait intérêt à mettre en garde le public. En revanche, commenter complaisamment un disque Ravel, et risquer de le faire acheter à des lecteurs confiants qui viendraient me lire pour chercher conseil dans une forêt de choix, au détriment d'autres plus aboutis, je me sentirais moins à l'aise – même si je tâche toujours de le faire de façon mesurée et élégante, quand c'est possible… car il faut aussi un peu de relief pour que ce soit agréable à lire, on ne peut pas dire à chaque phrase « c'est absolument excellent de bout en bout mais », il faut à un moment donné accepter de jouer le jeu de l'emporte-pièce et utiliser quelques formules qui soient un peu évocatrices.

Exercice d'équilibriste lui-même pas toujours mieux compris que les interprétations elles-mêmes, et critiqué à son tour.

Il ne faut pas le prendre trop au tragique quand ça arrive : on peut essayer de l'expliquer, il m'est arrivé souvent que des lecteurs un peu vifs dans leur blessure émotionnelle s'excusent immédiatement après avoir fait remarquer la nature du ton. Mais le phénomène de bulles rend de plus en plus compliqué ce type de dialogue, puisqu'à présent il existe des mondes parallèles qui sont peuplés exclusivement d'adorateurs d'Alagna (qui n'a jamais eu de problèmes vocaux sauf cheville foulée, hypoglycémie, platanes, tumeur bénigne et autre variété d'excuses, sans doute réelles, étalées par ses attachés de presse), ou d'autres qui sont persuadés de ce que l'intégralité des cours de justice conservatrices des États-Unis ont été achetées par Soros le Rouge, ou de ce que l'huile essentielle de genévrier du Dr Nangis a mis fin à l'épidémie coronavirale vers mars 2020. Alors penser convaincre quelqu'un d'un peu enflammé qu'il est possible d'aimer un pianiste qu'il n'aime pas ou de ne pas aimer un chanteur qu'il aime, je vous souhaite bon courage. (Et ne parlons pas des chefs d'orchestre…)




Travaux pratiques

Une lectrice malicieuse me suggère d'écrire désormais mes futurs comptes-rendus de concert selon les différents points de vue, afin de satisfaire à la fois tous les publics.

J'imagine ce qu'aurait pu produire cette notule sur le Mozart et le Bruckner de Barenboim :

« Barenboim ne comprend rien à la poétique de Bruckner qui est celle de la rupture et de la juxtaposition structurelle, pas du lyrisme mélodique épais. Très peu de chefs parviennent à ne pas réduire Bruckner à un Brahms radoteux, mais Barenboim pousse le défaut encore plus loin. (#4)  En termes de réalisation, étonné de constater que les coups d'archets sont tirés pendant que d'autres sont poussés, et les altos dos au public rendent moins audibles les parties intermédiaires qui sont pourtant une partie du sel de l'écoute dans un concert in vivo. (#3)  J'ai eu l'impression que la masse et le souffle, réels, ne construisaient pas de tension à l'écoute. Dans le mouvement lent, le formidable choral majestueux paraissait présenté comme un thème secondaire, très legato, sans l'effet de rupture et de sidération qui me paraît le but du mouvement. (#2)  J'ai adoré entendre ce grand orchestre de ce niveau se déployer, avec tout son impact physique, dans une salle aussi adéquate et belle que la Philharmonie de Paris. (#1) »




Ite, c'est la hèss

Je ne sais pas ce que l'on peut faire de ma proposition de nomenclature, ni en quoi elle aiderait à réduire les violences entre les humains et à apporter l'harmonie entre les individus et les peuples.

Mais peut-être, en nourrissant collectivement la conscience de ces tensions dans notre rapport aux opinions (et cela excède de beaucoup l'art…), mieux réagir et améliorer ainsi l'existence de chacun.

Je rêve.

En tout état de cause, estimés lecteurs, sachez que je pèse toujours ces questions de « qui m'entend ? », « à qui doit aller ma première loyauté ? », « comment informer sans blesser ? ». Si je ne prétends pas parvenir toujours à un équilibre satisfaisant, j'espère avoir assez souligné sa fragilité (son impossibilité ?) pour éclairer ma bonne volonté en matière.

Si tous les gars du monde voulaient bien êtr' marins…

[[]]
« La Ronde autour du monde » de Paul Fort
dans sa fameuse version Caplet – Cinq Ballades françaises, n°2.
(Hanna Schaer, Noël Lee.)


dimanche 22 novembre 2020

Autour de Pelléas & Mélisande – XXII – Dieu en Allemonde ?


Dans une démarche comparable à une question déjà posée en ces pages (« Allemonde, royaume imaginaire ? »), à propos de mentions presque incongrues de paysans, de famines, de guerres, en somme d'événements larges, quotidiens et concrets – au sein de ce huis-clos en un royaume imaginaire, qui ne semble accueillir que les sept membres de la dynastie parmi des pièces vides –, l'envie me prend de vous entretenir de la place de Dieu dans Pelléas et Mélisande.

[[]]
La chanson de la Tour réinventée par Debussy – et son fragment de litanie.
Angelika Kirchschlager, Philharmonique de Berlin, Simon Rattle (8 avril 2006 à Salzbourg).


Dans un royaume imaginaire, impossible à situer ailleurs que dans un Moyen-Âge imprécis – les demandes de costumes de Maeterlinck, pour la création par Lugné-Poë, étaient circonstanciées et les lieux et accessoires indiqués par les didascalies non plus ne laissent pas beaucoup de doute à ce sujet –, quelle était la nécessité d'inviter Dieu ?  On aurait aussi bien pu imaginer un pays lointain qui aurait un autre culte, nommeraient Dieu autrement, ou tout simplement n'y feraient pas référence.
Peut-être est-ce une question superfétatoire, et Maeterlinck n'a-t-il tout simplement pas imaginé une société autrement qu'avec Dieu, étant ce qui lui était le plus immédiatement familier – la religion n'intervient pas directement dans l'action, et sa présence ou son absence ne sont pas décisives.
Après tout, Maeterlinck n'explique-t-il pas : « C’est une aventure de jeunesse que j’ai transposée. Il ne faut jamais chercher très loin. » ?

Paradoxalement, plutôt qu'une profondeur mystique ou surnaturelle accrue, cette référence à Dieu agit comme un effet de réel, au même titre que le paysan mort de faim ou les trois vieux pauvres qui se sont endormis : elle ancre Allemonde dans un lieu de notre propre monde, dans un ailleurs médiéval qui reste très européen et familier.

Je vous propose un petit tour des citations, dans les deux états principaux de Pelléas, le texte de Maeterlinck et sa révision debussyste – Maeterlinck lui ayant laissé (et par écrit !) tout pouvoir de retouche, Debussy est beaucoup intervenu, et en plus des coupures attendues a changé des expressions, ajouté des phrases… [Cause invoquée par Maeterlinck pour leur brouille et sa provocation en duel, même s'il paraît clair aux biographes qu'il était surtout fou de rage qu'on n'ait pas choisi sa maîtresse Georgette Leblanc pour la création à l'opéra-comique.]



cherubini requiem en ut mineur
Dessin préparatoire pour le décor de la création debussyste de 1902, par Eugène Ronsin (acte IV scène 2).



a) Dieu grammaticalisé

On peut laisser de côté ce qui relève de l'invocation grammaticalisée (désémantisée en tout cas) : expression d'intensité qui n'a pas de rapport direct avec la transcendance – quand on dit « mon Dieu » ou « pour Dieu », on n'atteste pas l'existence du divin, on utilise surtout une formule figée. Ce peut affecter la couleur locale, évidemment – on ne les emploierait pas dans une société qui connaîtrait d'autres cultes –, mais n'apporte pas beaucoup de profondeur sur ce qu'est réellement le rapport au sacré dans Allemonde.

GOLAUD : Ils sont prodigieusement grands ; c’est une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait où. (III,3 chez Maeterlinck ; III,2 chez Debussy, où la phrase est coupée)
LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ! Devinez un peu ce que je vois !… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
GOLAUD : Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit par le bras.) Pour Dieu !… Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre !… (III,3 ; III,2 où est coupée)
GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)

Un peu plus liés à la croyance, ces autres exemples demeurent essentiellement des expressions :

GOLAUD : Ah ! ah !… patience, mon Dieu, patience… (III, 5 chez Maeterlinck ; III,4 chez Debussy)
GOLAUD : Elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant… Venez, venez… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Je n’y comprendrai rien non plus… Ne restons pas ici. (V,2 ; V)
GOLAUD : Mélisande !… dis-moi la vérité pour l’amour de Dieu ! (V,2 ; V)



b) Dieu objectifié

Plus intéressante, l'apparition du sacré par la vie quotidienne, les objets. En creux, on peut lire l'existence non seulement d'une foi, mais d'unepratique religieuse.

MÉLISANDE : Ici, sur le prie-Dieu. (IV,2)
→ Soit il s'agit simplement d'un meuble (nommé d'après notre monde – mais pourquoi ne pas avoir parlé de fauteuil ?), soit il indique la régularité d'une observance privée, confirmée par la citation suivante.
GOLAUD : Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment… (III,5 ; III,4)

PELLÉAS : Midi sonnait au moment où l’anneau est tombé… (II,1)
PELLÉAS : Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner… (III,4 ; III,3)
→ Confirme indirectement l'usage de cloches, donc de lieux de culte – et peut-être même, s'il y a des cloches, de lieux de culte collectifs, où pourraient se réunir les simples hommes, les paysans à peine esquissés. À nouveau, la présence de Dieu crée avant tout un effet de réel : un monde qui nous est familier, dont nous connaissons les codes. Allemonde hors des brumes, hors du huis-clos dysfonctionnel, serait une contrée normale.

En ce moment, toutes les servantes tombent subitement à genoux au fond de la chambre.  (V,2 ; V)
→ Geste traditionnel de piété, dont l'unanimité témoigne, à nouveau, d'une pratique habituelle et collective. Clairement, il existe une transcendance à Allemonde.



c) Dieu et la Foi

Une fois établi l'existence de cette religion sur le territoire isolé – insulaire, puisqu'on n'y accède qu'en bateau ? –, culte qui ressemble d'assez près aux nôtres : qu'apporte-t-elle aux humains et aux personnages de Pelléas ?

MÉLISANDE : Saint Daniel et saint Michel, saint Michel et saint Raphaël… (III,1 chez Maeterlinck)
→ Chez Maeterlinck, la scène 1 (coupée chez Debussy), où Yniold, miroir de la dernière scène de l'acte, regarde à la fenêtre (mais vers l'extérieur, et non en espion comme dans la scène conservée par Debussy). Mélisande chante à mi-voix en filant ce qui ressemble à un fragment de litanie – on imagine plutôt un chant religieux.
MÉLISANDE : Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ! […] Saint Daniel et Saint Michel, Saint Michel et Saint Raphaël, je suis née un dimanche, un dimanche à midi ! (III,1 chez Debussy)
→ Debussy réutilise ce fragmant en l'intégrant dans toute une chanson (qui remplace « Les trois sœurs aveugles ») pour sa première scène de l'acte III (III,2 chez Maeterlinck). C'est la Chanson de la Tour, évoquant aussi bien ses longs cheveux que son jour de naissance.
→ Les saints y sont invoqués sans aucun lien apparent avec le reste de la chanson – cette seconde strophe a-t-elle un sens, en tout état de cause ?  Le dimanche où l'on peigne ses cheveux évoque bien sûr le mythe de Mélusine, mais que viennent faire-là ces saints ?  Encore plus inutiles que dans la litanie où ils étaient séparés du sujet de leur invocation, ils sont ici devenus de simple motifs démonétisés au sein d'une chanson profane qui, elle-même, n'a pas une portée discursive très claire… 

PELLÉAS : C’est une vieille fontaine abandonnée. Il paraît que c’était une fontaine miraculeuse, — elle ouvrait les yeux des aveugles. (II,1)
→ Le miracle se conjugue au passé : comme dans les Chansons de Bilitis (1894), « Les satyres sont morts » (XLVI, « Le Tombeau des Naïades »). Le culte a perduré – le même, ou sont-ce les vestiges d'anciennes croyances ? –, mais la présence magique de la divinité s'est tarie.

Par ailleurs, dans la bouche de Golaud, l'invocation d'êtres surnaturels ou bibliques se teinte souvent d'ironie, de menace – elle est en général l'outil d'une contemption, ou d'une supplique (« dis-moi la vérité, pour l'amour de Dieu »).

GOLAUD : Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence ! (IV,2)
GOLAUD : On dirait que les anges du ciel s’y baignent tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… (IV,2 chez Maeterlinck)
GOLAUD : On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !…  (IV,2 arrangé par Debussy)
→ Golaud prend à témoin la pureté des yeux de Mélisande. L'invocation d'êtres célestes sert de support à une comparaison, et suppose donc que la référence est familière à tous ; pour autant elle ne témoigne pas d'une foi particulière, et l'utilise même pour blesser, convoque Dieu et les anges pour tourner en dérision la vertu de Mélisande – non sans fondement, certes.

GOLAUD : Absalon ! Absalon ! (IV,2)
→ Je renvoie à cette notule, qui est entièrement consacrée à cette exclamation, pour préciser le détail des sources bibliques et interprétations possibles du cri de Golaud – avertissement à lui-même, menace à Pelléas absent, dérision de Mélisande violentée par ses longs cheveux… Il s'agit ici d'un personnage vétérotestamentaire, donc moins immédiatement présent que les figures plus incarnées des Évangiles, et, à nouveau, dans un emploi uniquement négatif. Le point culminant de la violence de Pelléas et Mélisande est probablement là (paradoxalement, les violences à Yniold à la fin du III et le meurtre de Pelléas à la fin du IV n'ont pas la même emphase – bien que tout à fait aussi sidérants), et c'est un protagoniste biblique qui se retrouve dans la bouche de Golaud pour accompagner cette explosion violente.

Les traces d'un culte et d'une foi, dans Pelléas – peut-être à cause des nécessités pour écrire un drame intéressant, peut-être à cause du caractère intrinsèque d'Allemonde – secondent ainsi essentiellement un discours négatif : les saints ne servent pas à grand'chose, les miracles ont disparu, Dieu est plutôt convoqué comme témoin des péchés des hommes ou gardien impuissant de leurs vertus (« patience, mon Dieu, patience ! », dans la scène d'outrage à Yniold), les anges sont des outils symboliques d'humiliation.

L'impact positif de la Foi et de l'Espérance sur l'humanité, ou même la présence d'une réelle dévotion vivace qui aiderait les hommes à (sur)vivre dans Allemonde, ne sont pas évidents en surveillant les références religieuses au fil de la pièce, chez Maeterlinck comme chez Debussy.



d) Dieu et l'Espérance

Au delà de ces références, que pourrait-on dire de la façon qu'ont les résidents du vieux château d'Allemonde d'aborder la vie ?

Domine une sensation de hasard, de désordre même, et de malheur inévitable de tout côté.

GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)
→ Hasard.

ARKEL : Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles… (I,2)
→ Incertitude. Considérant qu'Arkel, du haut de ses paroles graves et apparemment sages, se trompe à chaque fois – l'épisode le plus cruel étant la prévision de guérison de Marcellus et de la mort du père, qui pousse Pelléas à commettre le mauvais choix –, l'espérance osée dans la seconde phrase n'est pas totalement rassérénante.

PREMIÈRE SERVANTE : Oui, oui ; c’est la main de Dieu qui a remué… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
→ Notre malheur est ainsi lié à un geste divin, à peine perceptible, dont il ne se rend peut-être pas même compte, comme la fourmi qui s'attarde sous notre talon insouciant… En tout cas, Dieu est plutôt relié à l'événement catastrophique qu'à l'espoir d'un monde meilleur.

ARKEL : C’est au tour de la pauvre petite… (V,2 ; V)
→ La vie même apparaît comme un fardeau, transmis en cycle, sans que l'au-delà soit mentionné comme un horizon de réconfort. Il faut vivre sur terre, comme un aveugle, tourmenté par les hasards de Dieu.

Le moins qu'on puisse dire est que la transcendance n'apparaît pas comme une source d'apaisement dans Pelléas.



e) Dieu et l'Au-delà

La mort de Mélisande ne révèle pas grand'chose à ce sujet, et ne contredit pas la vision tout à fait bouchée d'une vie comme vallée de larmes, sans horizon décelable.

ARKEL :  Non, non ; n’approchez pas… Ne la troublez pas… Ne lui parlez plus… Vous ne savez pas ce que c’est que l’âme… (V,2 ; V)
→ Si Golaud, après avoir encore tenté d'arracher des aveux à Mélisande au moment où elle s'apprête à mourir, se fait réprimander pour son impiété, il semble qu'Arkel ne sache pas trop ce qu'est l'âme non plus.
ARKEL : On dirait que son âme a froid pour toujours… (V,2 ; V)
ARKEL : Maintenant c’est son âme qui pleure… (V,2 ; V)
ARKEL : L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule…  (V,2 ; V)
→ Toutes ces descriptions paraissent très concrètes… Arkel observe Mélisande en train de se laisser mourir, et ses grandes observations sur l'âme ne révèlent en réalité, rien de spirituel.

L'espoir de la salvation (le Salut, n'y pensons même pas) et de la résurrection semble tout à fait hors de portée dans ce château aux plafonds bas et étouffants – et à en juger par les guerres et famines, il n'en ira pas plus aisément pour le petit peuple.



f) La vision d'un monde avec Dieu

En découle cet abattement omniprésent, qui crée la toile de fond de Pelléas : cette présence-absence presque désespérante d'un Dieu qui n'apporte aucune espérance aux vivants, même par-delà la mort, participe pour large part à cette impression de sombre résignation qui sert d'écrin à chaque dialogue.

ARKEL : Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes… (IV,2)
→ (On se demande, au passage, s'il s'agit des hommes masculins, tempêtueux et faibles comme Golaud, ou du genre humain qui n'est certes pas en sa meilleure posture au fil de Pelléas…)
GOLAUD : Et puis la joie, la joie… on n'en a pas tous les jours. (II,2)
LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ce n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)

Par ailleurs, le conseil d'Arkel, après avoir induit en erreur Pelléas – lui laissant croire que son père mourrait avant son ami –, de négliger la tombe des morts, achève de me persuader de ce que les habitants d'Allemonde ne nourrissent pas d'espoirs trop ambitieux sur leur joie au delà du cycle – déjà désespérant – de la vie.

ARKEL : Marcellus est mort ; et la vie a des devoirs plus graves que la visite d’un tombeau. (II,4 chez Maeterlinck uniquement)

La dernière réplique de l'opéra, « c'est au tour de la pauvre petite », ressortit davantage à une perception cyclique de type métempsychose, ou bien à une représentation très matérialiste d'une société où chaque enfant prend une place laissée vacante… qu'à une solide espérance dans un monde meilleur ou simplement dans une entité qui nous voudrait du bien.



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Le décor de la création debussyste de 1902, par Lucien Jusseaume (acte V).



Que retirer de tout cela ?

1) Je n'avais pas mesuré, avant de regrouper ces occurrences (forcément partielles, j'en ai inévitablement manqué, et ce pourrait altérer les conclusions à en tirer), à quel point Dieu est cité, mais sous forme d'expressions dévitalisées. On trouve pourtant quantité de traces d'une pratique religieuse très similaire au catholicisme, mais ici les saints sont tout au plus des sujets de chanson, les anges et les personnages bibliques servent à humilier, la présence de Dieu est ressentie dans les malheurs qui nous dépassent et non dans un idéal de vie en société ou une espérance que pourraient apporter l'au-delà ou la résurrection. Le destin semble harrasser les personnages, et jusqu'à leur rapport à la mort paraît désespéré, voire d'une indifférence un peu irrespectueuse.
Si la religion est présente dans Pelléas, plus que je ne l'avais remarqué de prime abord, en revanche elle ne semble avoir aucune prise sur la moralité et la vie des personnages. Dieu, si jamais sa présence est décelable, s'incarne plutôt dans le destin qui tourmente les hommes.

2) On remarque la concentration de citations chez deux personnages : Golaud & Arkel invoquent énormément Dieu, le premier à base d'expressions figées ou pour exprimer sa colère, le second pour essayer de donner du sens au monde, mais avec une hauteur de vue de toute évidence plutôt limitée. Les servantes en parlent avec peut-être plus de sagesse (et de superstition, et de résignation), mais elles ne sont que des silhouettes fugaces – encore plus chez Debussy où leur seul rôle est de s'agenouiller à la mort de Mélisande ! 
Mélisande & Pelléas, à l'inverse des deux aînés, semblent s'en moquer totalement, et n'y font jamais référence – Pelléas entend sonner la cloche, Mélisande esquisse le nom de trois saints sans même les gratifier d'une phrase…
Cette différence illustre très bien les mondes parallèles dans lesquels évoluent les deux amoureux d'une part, les vieillards perdus et déprimés de l'autre – et ce sont ces derniers qui parlent de Dieu, ce qui renforce encore l'impression soulignée en 1).

3) Je trouve tout de même intéressant, dans un univers évanescent, constitué de phrases parcellaires, d'allusions clairsemées, d'imaginer que ces personnages ont lu assez attentivement la Bible pour connaître et partager des implicites autour des différents épisodes de la vie du fils rebelle de David. Il y a quelque chose d'incongru dans ce détail concret, comparable à ce moment où Golaud semble soudain comprendre la poétique de Maeterlinck et s'en effrayer : « J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. », comme s'il avait l'espace d'un instant compris que, dans un drame symboliste, perdre la bague signifiait dissoudre le mariage pour de bon.  Ici aussi, les personnages de cet univers quasiment sans détail – peut-être parce que nous ne prenons pas assez au sérieux les didascalies qui dessinent de façon assez évidente un château médiéval – semblent être informés de façon étonnamment précise, sur des matières qui nous sont familières (les textes sacrés de la religion que nous connaissons le mieux) à nous les vrais humains qui n'habitons pas les drames symbolistes. Comme s'ils débordaient soudain sur le monde réel.

4) De cela découle que Dieu, plutôt que l'empreinte d'un mysticisme impalpable, constitue d'abord, dans Pelléas, un effet de réel, au même titre que les trois vieux pauvres ou le paysan mort de faim, une façon d'ancrer Allemonde – qui me paraît tellement ailleurs que j'y aurais spontanément associé des cultes inconnus, peut-être même tellement coupé du monde que l'idée de transcendance ne serait pas parvenue jusqu'à lui, un royaume athée par défaut de capacité de penser au delà – sur notre Terre, et dans notre généalogie temporelle. Allemonde est donc probablement plutôt, dans l'esprit de Maeterlinck, un petit royaume germanique du Moyen-Âge qu'un univers alternatif.
Évidemment nous, lecteurs (qui avons lu la science-fiction), en faisons ce que nous voulons, et je peine pour ma part à comprendre Pelléas et à y prendre autant de plaisir en l'inscrivant dans des limites géographiques et chronologiques.

5) Je me demande dans quelle mesure il ne faut pas attribuer cette présence étonnamment concrète, voire incongrue, d'un catholicisme implicite (alors même qu'Allemonde semble abandonné par la transcendance, la Providence et l'espérance…) à la culture de Maeterlinck qui, en pensant son Moyen-Âge indéfini, a spontanément baigné dans sa propre culture européenne, qu'elle soit historique ou contemporaine. Il n'est pas impossible que toute ma glose n'ait aucun sens et que Dieu soit là par défaut, conséquence involontaire d'un Moyen-Âge décrit avec des éléments qui sont de l'ordre du réflexe impensé.




Sur cette exploration pleine de joie et profondément utile comme on vient de le voir, je vous abandonne aux mains (peut-être pas expertes, mais) bavardes de l'excellent moi-même, dans la série consacrée depuis les débuts de Carnets sur sol à l'univers de Pelléas et Mélisande (pour remonter vers les notules les plus anciennes, il faut utiliser la colonne de droite, section « archives », où l'on peut cliquer sur les mois où les notules ont été publiées.

Dieu vous garde, seigneurs. Mieux que Marcellus, s'il est possible.

lundi 29 juin 2020

Le défi 2020 des nouveautés – épisode 8 : Melcer-Szczawiński, Dzenītis, Dobrzyński, Janulytė, (Georg) Schumann et autres superstars


Petit bilan du mois écoulé. Nouveautés écoutées de ces dernières semaines.

Du vert au violet, mes recommandations.

♦ Vert : réussi !
♦ Bleu : jalon considérable.
♦ Violet : écoute capitale.
♦ Gris : pas convaincu.
(Les disques sans indication particulière sont à mon sens de très bons disques.)

Cette fois-ci, se distinguent les deux albums pour harpe (l'album italien XVIIe et surtout le viennois XVIIIe), deux splendides volets du Ring, des couleurs inédites dans la Neuvième de Beethoven, les deux albums Sony « alternatifs » du début XIXe par Goebel (avec la première version « propre » des capitales Variations orchestrales sur la Follia de Salieri, albums auxquels s'ajoute la symphonie concertante de Brandl chez CPO), un album d'airs baroques aux plus hauts standards imaginables (sélection, exécution), et, pépites des pépites, des versions (par de jeunes interprètes) des Quatuors de Moniuszko et du Trio de Melcer-Szczawiński qui agissent comme une révélation, et un ballet complètement enivrant de Tchérépnine !

Hors nouveautés, la Symphonie en fa mineur de Georg Schumann (chef de chœur auprès du Philharmonique de Berlin), délicieusement expansive et les symphonies du grand Macfarren (le grand compositeur d'opéra sérieux britannique au XIXe, fusionnant et juxtaposant les styles continentaux, vivement recommandé), d'un sens dramatique exacerbé, furent des découvertes à couper le souffle chez moi. Deux recommandations superlatives du seigneur Mefistofele, qui nous fait quelquefois l'amitié de partager ses riches découvertes par ici. Grâces lui soient rendues.





commentaires nouveautés : œuvres commentaires nouveautés : versions


Tcherepnin: Prelude to "La princesse lointaine", Op. 4 & Narcisse et Echo, Op. 40 – Bamberger Symphoniker, Borowicz (CPO)
→ Ballet d'un postromantisme très généreux, d'une richesse aux confins des mouvements « décadents », culminant dans les « chants lointains » d'une voix de ténor, tout à fait magnétiques.
Destouches, Campra, Haendel… « Portraits de la Folie » – d'Oustrac, Ensemble Amarillis, Héloïse Gaillard (HM)
→ Saveur formidable de cet ensemble, dans ce bouquet d'œuvres déjà documentées mais rares (Les Feſtes Vénitiennes, Sémélé, Le Carnaval et la Folie…).
→ De même, d'Oustrac dont la voix s'est vraiment empâtée et ternie pour le répertoire de Mozart à Poulenc, conserve son timbre intact (plus libre, même !) et son pouvoir de dire, toujours plus persuasif !
→ Le résultat est totalement jubilatoire, une vivacité de la danse, une saveur des mots que je n'avais pas entendues depuis longtemps dans un album consacré au baroque français !
Reicha Symphonie concertante pour 2 violoncelles, Romberg Concerto pour deux violoncelles, Eybler Divertisment – ( série « Beethoven's World ») – WDR SO, Goebel (Sony)

→ Très beau, programme hautement original (dans la collection où j'avais déjà loué les Concertos pour violon de Clément et qui vient de publier Salieri-Hummel-Vořišek), mettant en valeur des jalons considérables du patrimoine.
→ Un Reicha virtuose : un violoncelle faisant des volutes graves, l'autre énonçant de superbes mélodies – celle du premier mouvement évoque beaucoup Credeasi misera.
→ Un Romberg au mouvement lent plus sombre, inhabituellement tourmenté (sans agitation pourtant), se terminant dans un rondeau aux rythmes de cabalette et dont la mélodie invite à la danse.
→ Un Eybler trompettant, musique de fête.
→ Interprété avec une finesse de timbre et un élan absolument délectables.
Beethoven – Symphonie n°9 – Freiburger Barockorchester, Heras-Casado (HM)

→ On retrouve ici les saveurs inédites de leur Troisième de Mendelssohn, le grain incroyable des bassons par exemple. Le prélude instrumental du final a rarement été aussi charismatique, aussi précisément phrasé – presque toujours, le récitatif du pupitre de violoncelles reste global, flou (à part chez Hogwood et Mackerras, je suis toujours déçu de ce moment, même chez les plus grands).
→ Pour le reste, il existe plus fermement construit (de Dohnányi à Mackerras…), mais les couleurs et l'énergie y sont absolument ravissantes. Le final n'est pas très débridé (chœur joli mais pas très impressionnant), mais l'ensemble demeure une très belle réussite, une des versions les plus marquantes de cette symphonie !
Salieri, Hummel, Vořišek : Variations sur La Follia, Double concerto violon-piano, Symphonie en ré (« Beethoven's World ») – WDR SO, Goebel (Sony)
→ Trois très belles œuvres. La première version « musicologiquement informée » et sur un gros label, me semble-t-il, de la Follia de Salieri, à ma connaissance le premier geste d'orchestration aussi franc dans l'histoire de la musique. Il existe des effets d'orchestration incroyables dans Beethoven (le rôle du basson ou des timbales dans la Quatrième Symphonie…), mais c'est ici la démonstration par la variation de ce que l'instrumentation peut changer dans une œuvre orchestrale, avec une liberté d'alliages assez inédite. Belle version, la première de ce niveau d'exécution, quoique je trouve qu'elle mette peu en valeur les contrastes de timbres.
→ Double concerto de Hummel, très inspiré (pour du concerto). Une symphonie élancée et enthousiasmante de Vořišek. Le tout servi avec tranchant et vigueur, la Radio de Cologne étant traitée par Goebel, à s'y méprendre, comme un ensemble spécialiste sur instruments anciens !
Ravel – Mélodies – Sicard, Cardona
→ Je n'aime pas du tout la technique de Sicard, comme une désagréable constriction dans la gorge toujours audible. Pour le reste, je suis partagé entre la clarté de certaines inflexions, très belles, et une émission « saturée » d'harmoniques très denses (un peu agressives), une « artificialité » qui met le texte et l'expression un peu à distance. Les deux cohabitent étrangement. (Le piano d'Anna Cardona est lui un peu dur, sans doute capté de façon non optimale.)
→ C'est néanmoins un disque réussi, bien chanté, d'une approche assez originale. Il s'agit plutôt d'une divergence d'ordre esthétique – je crois que j'aime bien en réalité, mais je suis déstabilisé par ce que j'entends.
Józef Elsner : Sonata in F major for violin and piano, Op. 10 No. 1 — Ignacy Feliks Dobrzyński Piano Trio in A minor, Op. 17 & Andante e rondo alla polacca na flet i fortepian op. 42 | for flute and piano, Op. 42 (DUX)
→ Très belles œuvres dans un genre assez mélodique et lyrique, d'un épanchement agréablement proportionné, à réécouter pour plus ample commentaire, une écoute n'était pas suffisante pour apprécier ces compositeurs peu représentés.
Tchaikovski ; symphonie n°4 ; pittsburgh, honeck (reference recordings)
→ Cuivres stridents et violents, déconnectés du spectre ; structure également en alternance assez abrupte, à l'intérieur des phrasés comme dans les successions d'épisodes. Bien peu de rebond, tout semble juxtaposé sans enjeu, dommage. Déçu venant de cette association en général électrique.
Moniuszko – Quatuors – ãtma SQ, Quartetto Nero + contredanses 4 mains + Henryk Melcer-Szczawiński, la toupie, paraphrase moniuszko, andante du trio op.2 (DUX)
→ Inteprétations de haute volée issues de la compétition Moniuszko. Les ãtma semblent sur instruments anciens. Interprétations qui surpassent largement en tension, en timbres, en urgence, en lisibilité, celles du disque CPO (Plawner Quintet), qui m'avait moins convaincu de la valeur de ces œuvres.
→ Melcer-Szczawiński se distingue par une prégnance mélodique hors du commun, que ce soit dans la virtuose étude de la toupie ou dans l'andante de son Trio (seule réserve, les thèmes sont beaucoup répétés, et il en va de même pour le premier mouvement qui était aussi au programme du concours).
Verdi – Otello – F. Lombardi, Kaufmann, C. Álvarez ; Santa-Cecilia, Pappano (Sony)
Orchestre fabuleux, on n'a jamais eu aussi coloré et détaillé, tendu et bien capté (le live Solti avec Pavarotti, potentiellement).
Kaufmann commence à ne plus sonner très joliment : très en arrière et nasal en même temps, l'italien vraiment pas naturel non plus. Et m'y suis-je habitué, je ne lui trouve plus le même frémissement, la même tension qu'il y a dix ans. À la hauteur du rôle, certes – mais on perçoit bien que la voix ne claque pas du tout, reste ouatée, ce qui limite l'effet d'un tel rôle. Dans un genre tout aussi audiblement dans l'effort, Domingo avait une autre électricité, une autre présence vocale (incroyablement sonore en salle, comme si la voix sortait des murs) – en revanche on ne doit plus très bien entendre Kaufmann derrière l'orchestre, avec cette émission-là. J'admets cependant mes biais : mes Otello chouchous, ce sont plutôt Tamagno, Luccioni, Pavarotti, Bergonzi ou Cura, pas tout à fait les timbres de bronze ! (Mais j'aime beaucoup Vinay, Aldenhoff et Domingo, néanmoins.)
Álvarez a, lui, conservé sa superbe au fil des ans, voix glorieusement émise qui semble ne pas avoir bougé d'un pouce. En revanche l'incarnation reste comme toujours très homogène, ce Iago ne frémit pas beaucoup, ni de haine ni de joie.
→ Très belle Federica Lombardi, émission dense assez en avant, qui se rapproche plus que ses contemporaines de l'école italienne des années 50, un plaisir d'entendre ces lignes fermes dans ce rôle en général servi par des instruments plus vaporeux.
→ En fin de compte un très bel album, mais avec un rôle-titre frustrant et un petit manque théâtral, j'avoue avoir peu envie d'y revenir fréquemment, considérant la générosité de la discographie en versions superlatives.
Moniuszko : messes polonaises ; Musica Sacra Warsaw-Praga Cathedral Choir (DUX)
→ Joli ordinaire de messe chanté en polonais (par des chœurs manifestement amateurs de bon niveau).
Chopin sonate 3, mazurkas : Geniušas
→ Lecture fluide, élégante, aux beaux timbres ronds et au rubato généreux mais calibré, une sorte de Chopin-type, remarquablement abouti.
Pas forcément celui qui me parle le plus, mais on est frappé par la maîtrise et la justesse de l'ensemble, émotif sans vulgarité, calibré au plus juste sans sonner corseté.
Suk: Piano Quintet in G Minor, Op. 8 & Životem a snem, Op. 30 – Ch. Tetzlaff, Donderer, T. Tetzlaff, Kiveli Dörken (Ars)
→ Belle version (le violoncelle de Miss Tetzlaff ronronne extraordinairement !) de ce Quintette dans une veine ouvertement post-brahmsienne, moins moderne que les quatuors.
→ Le cycle pour piano est assez original, beaucoup de recherche d'harmonies riches où l'on sent l'influence de Debussy, et des recherches de timbres dans l'aigu !
Beethoven sonates piano 5,7,8,9,10,12,14,15,18, Immerseel (Alpha)
→ Comme toujours, Immerseel joue sur des instruments à faible dynamique, véritables contemporains des compositions (considérant que Beethoven pouvait jouer sur des instruments de la décennie d'avant, jamais de celle d'après…). Ce n'est donc pas aussi satisfaisant qu'un beau Graf des années 1820-1830, mais ce piano-ci dispose de superbes couleurs, les timbres chaleureux permettent d'entendre distinctement chaque détail sans effort, et je suis frappé de la netteté d'articulation et de conception d'Immerseel : il y avait longtemps que je n'avais pas écouté la Pathétique et le Clair de Lune avec un tel plaisir renouvelé !
→ Il ne faut pas en attendre la fièvre démiurgique des interprètes possédés, mais pour une lecture classique, lisible, avec des timbres variés et chaleureux, une approche particulièrement satisfaisante !
Un'Arpa Straordinaria: Italian Music of the 17th Century for Double Harp ; Das kleine Kollektiv
→ Très beau disque où la harpe, au continuo où davantage en valeur, est plus audible qu'à l'accoutumée. Très beau répertoire, des pièces rares de compositeurs importants, et remarquablement servies.
Schumann : Complete Works for pedal piano or organ – Daniel Beckmann (Aeolus)
→ Sur jeux de fond très doux, une réverbération qui brouille certains détails, mais de beaux phrasés.
→ Rothkopf plane sur la discographie, ainsi que Michelle Leclerc pour les Étudies, Keith John pour les Esquisses (éventuellement Guillou-Rotterdam) ; Vernet pour l'ensemble demeure une très belle référence équilibrée et articulée, à laquelle on peut désormais ajouter Beckmann.
Einfelde, Maulis, Vasks, Tormis, Dzenītis, Janulytė, Pärt – « Baltikum » – SWR VE, Creed (SWR Classic)
→ Je n'ai aimé ni la sélection (les Czesław Milosz de Vasks, c'est autre chose que ses Litene semi parlées…) ni les timbres (très blancs, les femmes poussent un peu pour tenir les voix non vibrées…). Pas séduit par ce volume (d'une collection extraordinaire que j'ai eu le plaisir d'écouter intégralement).
Haydn organ concertos – Ian Quinn, Arcangelo, Jonathan Cohen (Chandos)
→ Les cordes grincent beaucoup pour mon goût, et les attaques ne sont pas différenciées de la tenue. La netteté du jeu de Quinn et les tempi allants ne compensent pas totalement, pour moi : on s'habitue évidemment au spectre sonore, et cependant il manque un certain relief dans les dialogues, une fermeté de trait du côté de l'orchestre. Bonne version, mais suffisamment d'offre pour en essayer d'autres, même tradis, qui fonctionnent au moins aussi bien.
Massenet – Don César de Bazan – Dreisig, Behr, Naouri ; Les Frivolités Parisiennes, Romano (Naxos)
→ Deuxième opéra de Massenet à avoir été représenté (1872, après La Grand'Tante), un opéra comique à ce jour jamais enregistré, s'imaginant librement la vie rocambolesque du comte de Garofa qui illumine par son sans-gêne (et la perspective de faux espoirs de sauvetage) l'acte IV de Ruy Blas. Ici, il est à la fois père adoptif, condamné à mort, amoureux et intrigant d'amours cachées (qui le conduisent à envoyer sans ciller le roi au diable).
→ La musique en est séduisante, sans se démarquer très ostensiblement de la production de qualité du temps, à part, peut-être, une forme d'ambition formelle, avec de véritables ensembles et « scènes » chantées (moments d'action écrits de façon récitative aux voix, mais avec un orchestre qui raconte des choses au ieu de simplement ponctuer / accompagner).
→ Le disque permet aux Frivolités Parisiennes, qui l'avaient joué sur scène, de graver cette portion inconnue du legs de Massenet. La distribution a été entièrement renouvelée, avec des chanteurs célèbres (qui tiennent fort bien leur rang).
→ Il s'agit donc un jalon important, à découvrir… mais l'absence des dialogues pour économiser de la place sur le disque rend l'action difficile à suivre et ruine l'équilibre de l'œuvre… c'est vraiment une erreur majeure de Naxos, qui enregistre beaucoup d'opéras comiques inédits tout en dénaturant leur forme même. Grand dommage.
Wagner – Das Rheingold – Rutherford, Duisburger PO, Kober (CAvi 2019)
Wagner – Die Walküre – Watson, Weinius, Duisburger PO, Kober (CAvi 2020)
→ Orchestre décidément exceptionnel, l'un des meilleurs d'Europe, et toujours dans une prise de son extraordinaire (ces rafales de l'orage initial, incroyables !). Belle distribution dans l'ensemble.
Henze – Der Prinz von Homburg – Meister (Capriccio)
→ Pas le meilleur Henze (atonalité un peu corsetée, par l'abandon mélodique des Junge Liebenden, du Floß Medusa, du Junge Lord…), mais on en dispose enfin dans une version discographique moderne (jusqu'ici, il existait surtout un DVD, ce me semble), et dans un bel environnement.
Fauré – Ballades, Nocturnes… Matvievskaya (Artalinna)
→ Le Fauré le plus sophistiqué (Jardin clos, piano solo) me reste toujours à la fois assez hermétique dans ses voies et, je crois, assez lointain dans ses préoccupations de musique-qui-musique : elle semble se penser comme pour elle-même, hors de toute contingence – hors de tout considération pour l'auditeur, quasiment.
→ Matvievskaya, est-ce la sélection ou l'interprétation, parvient à y donner une « directionnalité » assez claire.
→ La notice est un fascinant guide d'écoute, aussi bien à travers les œuvres qu'à travers la cohérence interne du programme et du jeu de la pianiste – s'autorisant des exclamations admiratives qui, loin d'être de pure forme, permettent d'entrer dans la logique interne de ce récital exigeant.
→ Me touche toujours assez peu comme répertoire – toucher (piano ?) un brin métallique aussi. En revanche, cela vit beaucoup mieux qu'à l'accoutumée (interprète ? sélection ?).
Wagenseil, Krumpholtz, Gluck, Haydn, Schmittbaur – « The Harp in the Vienna of Maria Theresa » – Margret Köll & Il Furibondo (Accent)
→ Sur instruments anciens, saveur exceptionnelle de la harpe, et de très belles pièces rares : le concerto de Wagenseil (avec accompagnement de trio à cordes), la sonate de Krumpholtz, avec des mouvements lents assez merveilleux.
→ Seule interrogation : pourquoi au milieu de toutes ces raretés pour harpe, cette sonate pour piano de Haydn seulement jouée par un trio à cordes ? En concert, ce procure une pause au soliste… mais au disque ?

Brandl, Symphonies (concertante) – Rhénanie-Palatinat (CPO)
→ Premier romantisme (violon solo très schubertien !), délicieux, joué avec une belle conscience musicologique – cet orchestre tradi joue avec vibrato très limité et dans un spectre sonore tranchant et aéré comparable aux ensembles sur instruments d'époque !
→ Très belles compositions généreuses mélodiquement et bien charpentées, sans aucune superficialité.







autres nouvelles écoutes : œuvres autres nouvelles écoutes : versions


Moeran: String Quartets / String Trio par Maggini Quartet (Naxos) x3
→ Très bel ensemble, à réécouter encore pour bien m'y immerger.
Aboulker – Douce & Barbe-Bleue – Toulon 2017 (yt.com)
Aboulker – Douce & Barbe-Bleue – Montansier 2013 (yt.com)
Debissy – Noël des enfants – Toulon 2018
Wagenseil: Symphonies, Vol. 1 – L'Orfeo Barockorchester (CPO 2002)
→ Orchestre un peu sévère (typique des ensembles baroques allemands, avec du mordant mais un coloris sombre et un rebond limité), mais sur instruments anciens, informé, engagé, avec un continuo riche au clavecin…
→ Pas le plus marquant du compositeur, mais assez beau.
Berlioz: Huit Scènes de Faust — OSM, Dutoit (Decca 2003) + chasseur danois, impériale, marseillaise, lagunes…
→ Prise de son dantesque, interprétation ardente. Œuvres très stimulantes.
Marie Jaëll – Complete Works for Piano, Vol. 2,18 Pièces pour piano d'après la lecture de Dante – Cora Irsen (2015 | Querstand) Rachmaninov – Le Chevalier ladre – Neeme Järvi
¶ Très récitatif, de belles choses. Belle version.
Macfarren – Symphonies 4 & 7 – Queensland PO, W.A. Albert (CPO)
→ Écriture qui doit encore beaucoup à Beethoven et Weber, d'un très beau sens dramatique, trépidant !
→ Timbres de la petite harmonie vraiment dépareillés, mais belle écriture romantique qui sonne bien.
Davantage sur Macfarren.
Nicolai – Die lustigen Weiber von Windsor – Donath, Schreier, Weikl, Vogel, Moll ; Sk Berlin, Klee (Berlin Classics)
Georg SCHUMANN: Symphony in B Minor / Serenade (Munich Radio Orchestra, Gedschold)
→ Postbrahmsisme très tradi. Bien fait, mais pas du tout comparable à la Symphonie en fa mineur. La Sérénade, tout en légèreté de touche, a davantage de saveur.
Nicolai – Die lustigen Weiber von Windsor – Ridderbusch, BayRSO, Kubelik (Decca)
Georg Schumann, Symphonie en Fm – DSO Berlin, James Feddeck (CPO 2017)

→ Georg Schumann, de la génération Debussy-Mahler-R.Strauss, a surtout été renommé, de son vivant, comme chef de chœur au plus haut niveau – bien que ses compositions fussent déjà jouées.
→ J'ai ri de bon cœur en lisant que, pour célébrer les 150 ans de sa naissance, en 2016, le Philharmonique de Berlin – avec lequel il assurait dix concerts par an – lui avait consacré… une exposition ! (savoureux, vous avouerez)
→ En attendant, CPO a fait son boulot et a proposé deux volumes d'œuvres symphoniques, en 2012 et 2017. Très séduisants et stimulants.
→ J'ai entendu énormément de parentés dans cette Symphonie en fa mineur (1905) : des choses anciennes qu'il a sans doute héritées des maîtres qu'il a étudiés (les bois à nuits façon Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn dans une section du II, cette fin du I en accords cassants très brahmsienne), ou qu'il partage avec ses contemporains (ce spectre sonore qui étincelle de détails un peu mahlériens au début du I, formules très brucknériennes, dans l'orchestration comme dans la mélodie, pour finir son mouvement lent). Des trépidations crépitantes qui évoquent les climax du d'Albert de Tiefland, ou les poussées les plus généreuses de la Femme sans ombre…
→ Mais surtout, c'est Wagner qui plane partout : les mêmes marches harmoniques que dans l'Annonce de la mort de la Walkyrie, des élans qui laissent clairement entendre la mort d'Isolde… D'une manière générale, la façon de faire proliférer le matériau à partir de motifs brefs qui s'enrichissent et se déforment doit beaucoup à Wagner.
→ À l'oreille, autrement, ce qui marque le plus est ce lyrisme intextinguible, qui passe par diverses formes plus ou moins sombres, plus ou moins volubiles, mais qui demeurent toujours remarquablement prégnant mélodiquement, et tendu sur une harmonie riche et évolutive.
→ À recommander à tous les amateurs de d'Albert, Rott ou Tyberg. De surcroît, l'orchestre est absolument splendide.
Verdi – Aroldo – Stella, Penno, Protti ; Firenze 53, Serafin (Walhall)
→ Rhabillage de Stiffelio, avec une révélation immédiate, donc moins de tension dramatique. Mais tous les grands ensembles extraordinaires sont conservés. J'aime davantage la tension interne du pasteur qui prêche l'inverse de ce qu'il ressent, mais le contexte féodal fonctionne bien aussi.
L'acte bricole des retrouvailles étranges, dans une musique nouvelle.
→ Orchestre évidemment un peu paumé (le nombre de décalages dans l'ouverture, hallucinant), mais progressivement de plus en plus en place, quoique mixé trop loin. Les parties a cappella sont complètement fausses (je veux dire, chantées à un ton d'écart !), les équilibres en-scène et hors-scène sratés…
→ Chanteurs aux voix éclatantes, à défaut d'être toujours subtils. Stella radieuse comme toujours (ni impavide, ni frémissante). Gino Penno devait faire un bruit démentiel en salle, la voix est à la fois très franche et dotée d'un espace assez fou, ça ne résonne que dans la face et il y a des cavernes dans son corps ! Ce n'est pas forcément passionnant en termes d'incarnation en revanche (parmi les ténors en GP qui riment, je préfère largement les douceurs de Gianni Poggi). Enfin Aldo Protti, au legato parfait et à l'assise inhabituelle, n'a jamais aussi bien chanté !
→ Peu de versions de toute façon, et celle-ci est probablement la plus satisfaisante.
Wagenseil : concertos pour harpe (avec accompagnement de trio à cordes), Rachel Talitman (Harp & Co. 2013)
→ Délicieux, caractère méditatif frémissant rare pour l'époque.
MERIKANTO, A.: Juha [Opera] (Lehtinen, Kostia, Krumm, Valjakka, Finnish National Opera Chorus and Orchestra, Söderblom) (Finlandia)
→ Splendeur des splendeurs, un opéra qui évoque à la fois Pelléas, Das Schoß Dürande (Schoeck) et Tosca. Dans une lecture rugueuse très différente de la version mieux connue (et plus avenante) chez Ondine.

Rachmaninov, air Aleko :
- Leferkus / N. Järvi
- Gerello / Orbelian (quelle éloquence !)
- Nesterenko / Kitayenko

Verdi – Il Trovatore – Scala, Molajoli
→ Témoignage du chant des années 30, où la diction et l'expressivité n'avaient pas du tout la même importance que dans les années 50. Chacun énonce mollement son texte en conservant surtout une belle texture moelleuse de voix. (Beau mais mou.) Beau ténor, superbe baryton, soprane impossible (elle sonne si vieux, pas de legato non plus…).
→ Intéressant dans la mesure où ce met en évidence les différences fondamentales entre les périodes, les écoles de pratique et de pensée du chant… tout en relativisant l'idée d'un Âge d'or absolu. (C'était globalement mieux chanté, mais ce n'est même pas si évident concernant la soprane sainement émise mais redoutablement moche.)

Chopin Études: Geniušas
→ Lecture très fluide et aisée, les contrechants « invisibles » y sonnent particulièrement bien.






réécoutes œuvres (dans mêmes versions) réécoutes versions


Wagner – Das Liebesverbot : air d'Isabella et final du I (R. Heger)
→ Version formidable (Zadek, Dermota, Equiluz, L. Weber !), mais de grosses coupures dans des moments importants. (Sinon Weigle est très bien.)

Wagner – Das Liebesverbot : air d'Isabella et final du I (Weigle)

Wagner – Das Liebesverbot : air d'Isabella et final du I (Savallisch)
B.-A. Zimmermann : Les Soupers du roi Ubu meistersinger, ouverture, solti vienne
van Gilse – Symphonie n°2 – PBSO Enschede, Porcelijn (CPO)
Symphonie n°1
Symphonie n°4
Tanzskizzen

Schoeck – Besuch in Urach – Harnisch, Berner SO, Venzago (Musiques Suisses)
Volbach – Symphonie en si mineur – SO Münster, Golo Berg (CPO 2019)
Volbach – Es waren zwei Königskinder – SO Münster, Golo Berg (CPO)
graener prinz eugen, NDRP Hanovre, W.A. Albert x4
Ropartz – Le Pays – Ossonce (Timpani)
→ Plus je le réécoute, plus j'admire et adhère à cette sorte de Tristan provincial… (Très proche aussi des wagnérismes de Fervaal ou L'Étranger, de d'Indy.)

Bernier – Aminte & Lucrine – Lesne (Virgin)
→ Sujet du type Callirhoé, aussi bien traité musicalement que Pyrame de Clérambault, une pure merveille, au sommet du genre !

Grandval – 4 cantates /6 : Rien du tout, Grégoire, Ixion, L'Impatient – Béatrice Mayo-Felip, Ensemble Amalsis, Pappas (Arion)
→ Interprétation de première classe, chanteurs formidables (quel français, quelle variété d'inflexions, sans jamais détimbrer, pour Mayo-Felip, on n'a jamais aussi bien chanté des cantates !) et continuo peu inventif mais sérieux.

Nicolai – Il Templario – Beermann
→ Vraiment plus belcantiste avec moins de traits weberiens que dans mon souvenir. Vocalement aussi, moins séduit (l'italien pas très beau) que lors de mes précédentes écoutes.

CPE Bach : Trios piano-cordes (Linos piano trio)

→ Il faut s'habituer au son des cordes non vibrées (avec piano, c'est toujours un peu inconfortable pour ma part), mais le corpus est absolument passionnant, à la naissance du genre, avec un piano très volubile qui échappe totalement au modèle initial de la Sonate en trio, véritablement les premières explorations d'un vrai trio pour / avec piano. (Et de très belles œuvres réellement nourrissantes, qui ont déjà un sens de la grande structure.)

Verdi – Stiffelio – Battistoni (C Major)
→ Un des tout meilleurs Verdi, dans une interprétation extraordinaire (belle voix saines, tension dramatique, orchestre beau et dirigé avec finesse).

Bischoff – Symphonie n°1 – W.A. Albert
Schubert – The Winter Journey, R. Williams, Burnside (Signum)
→ En anglais, tout en douceur ;

Hanson – Merry Mount (Naxos)
→ Format tradi, de beaux récitatifs assez simples, mais vraiment animé et nourrissant. Très belle œuvre.


Suite de la notule.

dimanche 13 janvier 2019

Concert, voix et illusions auditives


L'amateur de musique qui se rend au concert et veut donner un avis sur ce qu'il entend est confronté à de multiples bizarreries qui peuvent faire écran entre, disons, ce qu'il entend, et le jugement qu'il pourrait porter sur les musiciens.

Je mets de côté l'écart de compétence – le principe même de la critique de spectacle est un peu pervers, le commentaire (souvent un peu moralisateur, sur fond plus ou moins explicite de bon / pas bon) étant opéré non par un superviseur supérieur, mais par quelqu'un d'en général moins compétent (ou, pis, acoquiné…). Je ne vais pas entrer dans ces considérations sur l'exercice bizarre de la critique, qui ne devrait pas forcément dépasser l'espace feutré des cafés d'après-concert, plutôt que de se nourrir sur le dos des artistes sans toujours trop savoir de quoi elle parle. Il y aurait là de quoi écrire des essais entiers, et je ne suis pas sûr d'en voir l'intérêt : la critique est, et il n'est pas illégitime qu'elle existe, le spectacle étant, ultimement, destiné à plaire – y compris et peut-être même d'abord à ceux qui n'y connaissent rien.

Je m'intéresse ici, en postulant donc la compétence et la bonne foi de l'auditeur, à la réception du son.



Car il existe quantité de cas où le son émis, et particulièrement la voix, qui n'est pas standardisée comme un instrument, nous atteint différemment de sa production initiale.

Quelques exemples :

la justesse. Certaines voix perdent des harmoniques au fil de leur cheminement dans la salle. Elles peuvent paraître justes de près et basses de loin, ou hautes de près et justes de loin, au fil de la déperdition de leurs harmoniques.

la puissance / projection. Des voix très volumineuses peuvent être happées par un orchestre (si elles ont peu d'harmoniques métalliques) ou par une salle (si elles sont trop directionnelles, on les entend uniquement lorsque tournées de notre côté).
Pour certaines, leur projection ne se sent absolument pas de près : ainsi Sondra Radvanovsky paraît-elle très bien émise de près, mais son pouvoir de rester aussi aisément audible dans des ppppp que des fffff ne se perçoit que de loin, où le timbre paraît réellement changer – beaucoup moins de près.

les « notes fantômes ». La fameuse « voix de la Vierge » dans les polyphonies corses (où le choc de sons purs créent une nouvelle ligne… pour l'avoir essayé avec quelques compères, c'est très impressionnant), ou bien cet étrange phénomène de voix si chargée qu'on dirait qu'elle produit une note double (la seconde étant plus grave que la note réelle, ce qui est impossible dans la physique des sons).

la fausse localisation. L'architecture du théâtre peut donner l'impression que les flûtes ou la caisse claire sont derrière vous, et certaines voix (Matthias Goerne dans sa grande période, Marianne Crebassa…)



http://operacritiques.free.fr/css/images/dame_blanche.jpg
Et la voix de la Dame Blanche ?



Tout cela rend assez modeste sur ce qu'on croit entendre et les impressions du genre « il chante faux tout le temps », « c'est une voix minuscule qui se ferait couvrir par un piano droit avec la sourdine »…

C'est pourquoi, lorsque j'ai entendu hier, dans L'Enfance du Christ, les basses de la Radio Flamande être très audiblement décalées dans le chœur des méchants devins juifs (où elles commencent par chanter à l'unisson), je me suis interrogé.

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Extrait du conseil du massacre des Innocents.

Par bonheur, certains choristes intervenaient aussi dans les solos (Philippe Souvagie en Polydore, Jan Van der Crabben en Père de famille), ce qui m'a permis de relever une particularité assez étonnante. Même les solistes du chœur, qu'on choisit d'ordinaire comme les voix les plus fermes et les projetées, avaient une sorte de clarté ténorisante, comme si tout le pupitre était composé de groupies de Max van Egmond (mais diversement dotées…). Apparemment pas de véritables basses nobles, uniquement des sortes de barytons-basses très ronds et mixés, très étonnant. Ce n'est pas déplaisant du tout (les chœurs extatiques, en particulier le dernier, étaient d'une limpidité surnaturelle…), et même plutôt dans mes canons – je suis justement un fan de Max van Egmond, Francis Dudziak, Jacques Herbillon et autres barytons exagérément clairs –, mais expliquait d'une façon purement physique le phénomène :

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Jan Van der Crabben dans son disque de mélodies consacré à Fauré, chez Fuga Libera.
Avec l'excellente Inge Spinette au piano. Il existe aussi un disque Debussy, dans un français plus hasardeux, par les mêmes.

Comme vous le percevez, les attaques sont très discrètes (et les consonnes même un peu gommées en début de mot), il n'y a pas vraiment de début des notes, le timbre se développe après l'attaque, tellement douce qu'on ne l'entend pas. Toutes les voix graves du chœur étant sensiblement sur ce même patron, vous vous figurez ce qui advient : ils chantent bel et bien ensemble, mais on ne peut pas entendre l'attaque de loin, et chacun a bien sûr son timbre qui enfle à une vitesse personnelle, si bien qu'on a l'impression que le temps n'est pas frappé au même instant par les chanteurs, même si c'est le cas.

On peut le considérer comme une faiblesse technique – et, de fait, il y avait des problèmes de vaillance pour varier les dynamiques dans les solos, en plus de ce flottement étrange dans les chœurs –, mais en tout cas certainement pas comme une carence solfégique : ils chantaient bel et bien ensemble… simplement pour le spectateur, le résultat n'était pas du tout celui-là, avec cet effet désordonné un brin désagréable.



À cela s'ajoute, à la réécoute, que les consonnes ne sont pas bien synchronisées (ce qui peut effectivement donner une impression de pagaille même si les notes sont en réalité exactement au même endroit) ; néanmoins cela arrive dans d'autres chœurs… ici l'effet de désordre est manifestement lié à cette sorte de retard de timbre, qui dissocie l'attaque rythmique de la véritable arrivée du son, en quelque sorte, et qui diffère d'un chanteur à l'autre – or, comme leurs techniques semblent très similaires, c'est tout un pupitre qui chante en rythme mais a du jeu pour l'auditoire !

Une expérience vraiment étonnante qui vient compléter celles précédemment mentionnées.

À bientôt pour de nouvelles expéditions !  Quelques projets de comparaison glottique à l'horizon… Et probablement y dire un peu de mal de Corelli, le scandale étant toujours favorable aux statistiques – il faut bien satisfaire les annonceurs.

dimanche 18 novembre 2018

[Carnet d'écoutes n°122] – les hits de la rentrée : Marx, Diepenbrock, Schjelderup, Alpaerts, Ascanio, de Boeck, Popov…


Comme c'est désormais l'usage régulier et périodique, vous trouverez ici quelques impressions éparses, laissées en vrac, tirées d'expériences d'écoute depuis trois mois, et livrées sans apprêt. Simplement manière d'avoir trace de certains compositeurs dont je n'ai pas le temps de parler dans une notule à part, mais qui méritent peut-être votre attention… Évidemment, quand c'est pour confesser que j'ai écouté un opéra de Vivaldi ou une symphonie de Brahms, ça revêt un intérêt qui se limite au mieux au people, mais je n'ai pas ébarbé, j'ai mis pêle-mêle toutes les choses que j'ai pu trouver de vaguement rédigées.

À propos de la cotation :
Les binettes se lisent comme les tartelettes au citron ou les putti : elles ne concernent que les œuvres, pas les interprétations (en général choisies avec soin, et détaillées le cas échéant dans le commentaire). Ces souriards ne constituent en rien une note, et encore moins un jugement sur la qualité des œuvres : ils indiquent simplement, à titre purement informatif, le plaisir que j'ai pris à leur écoute. Je peux avoir modérément goûté l'écoute de chefs-d'œuvre et jubilé en découvrant des bluettes, rien de normatif là-dedans.
1 => agréable, réécoute non indispensable
2 => à réécouter de temps en temps
3 => à réécouter souvent
4 => œuvre de chevet
5 => satisfaction absolue
Un 2 est donc déjà une bien bonne note, il ne s'agit pas de le lire comme une « moyenne » atteinte ou non.

Pour cette livraison, vous trouverez en outre quelques sélections discographiques.

A. Suggestions discographiques

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Suite de la notule.

lundi 12 novembre 2018

Nabucco – ou pourquoi Verdi est différent


(→ voir aussi la notule sur la rupture de Rigoletto)


1. La place de Nabucco

Nabucco, bien que le troisième opéra seulement de Verdi, demeure l'un des plus originaux de son auteur ; certes, c'est déjà 1842, il a dans les 29 ans lors de la création, et Meyerbeer, Marschner, avaient déjà triomphé dans des formats autrement complexes. Néanmoins, à l'échelle de l'Italie, son œuvre est complètement différente de ce qui s'écrivait alors – essentiellement, pour le peu auquel j'ai eu accès (et je jurerai donc de rien, je suis trop souvent amené à dire qu'à force de se cantonner à quelques compositeurs, les histoires de la musique véhiculent facilement des représentations trompeuses du goût musical du temps), des opéras belcantistes, avec de grandes cantilènes aux mélodies très conjointes, des enchaînements harmoniques simplissimes, peu de modulations, des récitatifs assez banals, un rythme dramatique très lent, tout l'intérêt tournant autour des airs suspendus ou emportés, et peu d'ensembles.

Nabucco est presque tout l'inverse, et a dû stupéfier le public à un point qu'on ne mesure pas, un peu comme Cadmus de LULLY ou la première Iphigénie de Gluck.

La forme en est assez originale :
sujet biblique, un fait pas inédit mais rare à l'Opéra en ces temps, et celui-ci, la destruction du Temple et la déportation à Babylone, en particulier ;
intrigue très fragmentée, répartie dans beaucoup de lieux sur des durées assez courtes, deux tableaux par acte, souvent dans un jeu intérieur / extérieur ;
ambiance monumentale et lieux très fastueux (le Temple de Salomon, les appartements de Nabuchodonosor, la ville de Babylone…) ;
pas d'intrigue amoureuse (le triangle amoureux est expédié en un duo de moins de cinq minutes à l'acte) ;
→ beaucoup de scènes de foule, d'ensembles vocaux ; autant ils étaient depuis longtemps la norme dans le genre bouffe, autant dans le genre sérieux, on privilégiait d'ordinaire airs et duos, alors que cette partition déborde de scènes récitatives foisonnantes, de grands chœurs assez travaillés, et d'ensembles concertati où tous les solistes ont leur partie thématique !

L'écriture musicale se démarque aussi totalement de l'habitude :
→ Certes, on retrouve les airs bipartites en cantilène / cabalette (récitatif du personnage, cantilène méditative, scène récitative où l'action avance, cabalette exaltée ou furieuse énoncée deux fois, avec une petite intervention vaine de l'assistance entre les deux itérations), mais d'une part ils ne représentent qu'une minorité de la partition – pas d'air pour le ténor, un air de forme AA' seulement pour la jeune première (qui n'est qu'un rôle secondaire) – , d'autre part ils sont vraiment différents. Que ce soit par l'accompagnement (la prière de Zaccaria) ou par le type d'ornement (premier air d'Abigaille, air de Fenena).
→ L'accompagnement orchestral, sans constituer une part essentielle, procède de formules assez variées. Par ailleurs Verdi y ajoute quelques détails personnels : le couple cymbale-grosse caisse (qu'il abandonne heureusement dans les opéras suivants éloignés du prétexte du faste assyro-babylonien), l'usage inhabituellement étendu et thématique des trombones (à commencer par le choral des premières mesures de l'Ouverture !), le cor anglais solo qui dialogue avec Abigaille à la fin de l'ouvrage (procédé qui n'est pas inédit, mais dénote un effort), et surtout cet incroyable accompagnement à six violoncelles de la prière de Zaccaria, qui témoigne d'une réelle réflexion sur le son, et offre des lignes plus contrapuntiques qu'à l'ordinaire – contrairement à la légende, Verdi a travaillé à l'orgue sur l'écriture de fugues durant toute sa formation… il n'a rien d'un génie mélodique spontané mais inculte, comme en attestent, plus tard, certains ensembles particulièrement riches du Requiem ou de Falstaff.

Et dans tout cela, je n'ai pas mentionné l'évidence et la véritable raison pour laquelle l'œuvre s'est toujours maintenue au répertoire : sa veine mélodique irrésistible, quasiment au sommet à chaque instant… Et jusque dans les scènes intermédiaires et les récitatifs.
La preuve, mes moments fétiches ?  L'entrée des Prêtres venus proposer un pacte à Abigaïl, la malédiction des Lévites sur le traître Ismaël, les quelques paroles après le foudroiement de Nabucco, et la toute fin après la mort de la méchante… Des bouts de récitatifs et d'ensemble, très courts, mais à la prégnance incroyable. Qui n'excluent nullement l'attrait des airs eux-mêmes, fulgurants aussi (tous les airs et ariosos de Zaccaria, la grande scène d'Abigaille, celle de Nabucco…).

il maledetto non ha fratelli

Dès Oberto, son premier opéra, Verdi a montré qu'il était différent, avec en particulier une veine héroïque, un sens de l'urgence dramatique et un relief des récitatifs qui étaient inconnus jusqu'alors des compositeurs d'opéra italiens. (Car l'héroïsme rossinien passait essentiellement par la virtuosité, là où, chez Verdi, c'est la ligne mélodique et la mise en valeur de la tension des aigus qui crée, de façon à la fois plus hiératique et naturelle, cette impression de puissance ou de lutte.)
Dans Nabucco, il offre déjà une œuvre qui ne ressemble plus à aucune autre – avant de revenir pendant quelques années à des formats plus « conservateurs » (comme Giovanna d'Arco, I Masnadieri, La Battaglia di Legnano…), d'où émergeront progressivement des œuvres de conception de moins en moins identifiable aux traditions belcantistes : Ernani, Attila, Macbeth, Il Corsaro, Luisa Miller et bien sûr Stiffelio (un monument à la hauteur des trois suivants de la « trilogie populaire »).

Pour d'autres jalons, je vous renvoie notamment à la notule qui explore en quoi Rigoletto constitue une rupture assez radicale, en réalité, avec tout ce qu'a été l'opéra italien avant lui. (Rupture préparée, bien sûr, par ces opéras de Verdi à la recherche d'une autre voie.)



2. Une représentation (Rustioni)

Un petit mot sur le concert donné à Lyon et au Théâtre des Champs-Élysées, la soirée n°40 de cette saison – puis quelques conseils discographiques.

Amartuvshin Enkhbat Nabucco 
Anna Pirozzi Abigaille 
Massimo Giordano Ismaele
Riccardo Zanellato Zaccaria 
Enkelejda Shkoza Fenena
Martin Hässler Le Grand Prêtre de Belos
Grégoire Mour Abdallo
Erika Baikoff Anna

Daniele Rustioni direction 
Orchestre de l’Opéra national de Lyon
Chœurs de l’Opéra national de Lyon 
direction Christoph Heil

L'Orchestre de l'Opéra de Lyon m'a toujours paru – peut-être parce qu'il joue beaucoup de répertoire plus facile ? ou bien parce qu'il a été dirigé par beaucoup de très bons chefs – plus virtuose et à son aise que l'Orchestral National de Lyon (que j'aime assez, mais qui n'a pas le même relief).

Les Chœurs ne sont pas tout à fait de la même envergure (pas beaucoup de brillant ni de couleurs ; diction italienne un peu lourde sur les finales, à la française), mais ils ont pour eux une douceur qui fait souvent défaut aux chœurs d'opéra, et un goût de la nuance qui, la non plus, n'est pas la norme dans ce répertoire.

Daniele Rustioni, outre qu'il impulse une énergie considération à une partition qui ne peut que la recevoir favorablement, fait preuve d'un soin infini à suivre ses chanteurs, se tournant régulièrement vers eux pour vérifier où en est leur rubato (puisque les chanteurs, particulièrement dans l'opéra romantique italien, ne font jamais vraiment les rythmes écrits…) et donner le départ juste à l'orchestre, retenant ou animant du geste ses troupes pour coller parfaitement à chaque phrasé du soliste. Il ne fait pourtant pas qu'accompagner, et prend véritablement la peine de travailler les lignes et les nuances à l'intérieur de ces figures qui, certes variées par Verdi, ne sont pas supposées attirer l'attention. Et il ne le fait pas ; simplement, dès qu'on y prête l'oreille, on y trouve toujours des nuances très exactes, des phrases très délicatement articulées.
Grand chef de fosse assurément, et manifestement (pour ce qu'on peut en juger dans l'accompagnement grande guitare d'un Verdi de jeunesse) grand chef tout court. Voilà qui donne encore plus envie d'aller entendre la superbe et rarissime Enchanteresse de Tchaïkovski – même au disque, accrochez-vous pour trouver, surtout si vous voulez le livret !

Du côté des chanteurs, superbe distribution sans faille et même de très haute volée, avec le petit amusement que j'ai dû réévaluer tous les protagonistes (que je n'avais entendu qu'au disque ou en retransmission), qui sonnent assez différemment en salle !

Riccardo Zanellato est le perdant de l'exercice ; basse que je suis toujours avec beaucoup d'intérêt, et portant sur ses épaules le rôle finalement principal (possiblement le plus présent, et en tout cas le seul héros), il semble fatigué et chanter derrière un voile, largement concurrencé en volume par l'orchestre. Les graves sont très audibles et naturels, le timbre beau, mais le volume lui manque pour être toujours audible et conserver sa majesté et sa préséance face aux autres chanteurs considérables qui l'entourent. À mon avis enrhumé ou épuisé, si j'en juge par sa prestation beaucoup plus assurée sur le disque capté avec Mariotti. C'était superbe quand même ; juste un peu petit pour être confortablement entendu (et les fa# un brin escamotés).

Anna Pirozzi aussi paraissait moins définitive peut-être qu'en retransmission (mais le temps a passé et je l'avais entendue dans des rôles plus inhumains), l'impact sonore n'étant pas aussi perceptible ; pour autant, on est fasciné, surtout lorsque la voix s'est bien chauffée, par la coïncidence assez exacte de son tempérament avec le rôle : la virtuosité inhumaine sollicitée par le rôle ne semble jamais réfléchie, mais aller de soi, découler du personnage. Elle ose des contre-ut pianissimi, dévale ses gammes gigantesques sans rien détimbrer en haut, ni en bas, rien escamoter au milieu, et campe fièrement son personnage parmi les plus combattifs de toute la littérature lyrique. La voix n'a pas forcément un impact physique énorme, mais elle passe très bien et épouse toutes les situations, l'élégiaque comme l'héroïque, avec la même aisance. Le public, qui devait pourtant majoritairement la connaître, était médusé.
J'ai été frappé, par ailleurs, par la ressemblance des médiums avec ceux de Caballé (pas les graves, mieux timbrés que son aînée, ni des aigus, plus francs et plus efficaces).

J'aimais déjà beaucoup Massimo Giordano en retransmission, mais ne lui trouvais pas une très belle voix. En salle, c'est tout le contraire, de belles moirures sombres, rien de cette charpente un peu blanche que je lui reprochais en l'entendant par le truchement des micros ; certes, il emploie une lourde machinerie pour une projection qui n'est pas colossale, mais l'entend bien, et surtout l'artiste est d'une expressivité assez extravertie, procurant un véritable relief à un personnage qui ne passe pas beaucoup de temps en front de scène. On peut sans doute y trouver à redire stylistiquement (tendance à chanter des notes plus hautes qu'écrites, à ajouter des accents), mais le résultat est tellement juste en tant que totalité chant & texte, que je n'aurai vraiment rien à retrancher de cette incarnation.

Enfin Amartuvshin Enkhbat, qui remplaçait Leo Nucci.
    Les remplacements sont souvent de bonnes nouvelles pour moi, les vedettes pas toujours adaptées ou parfois fatiguées sont souvent l'occasion de profiter de gens choisis pour leurs seuls talents vocaux (Stikhina remplaçant Netrebko, Kaune remplaçant Harteros, Oropesa remplaçant Damrau, etc.). En l'occurrence, vraiment pas. 
    Enkhbat incarne assez bien ce que je n'aime (ou n'aimais) pas chez beaucoup de chanteurs chinois, coréens (ou en l'occurrence mongols), qui semblent ne pas bien comprendre le principe de l'émission lyrique : la voix est épaisse, mais reste en gorge, il n'y a pas de résonance frontale, de clarté, de franchise du son. Ça fait viril / pâteux, mais ça reste dans le corps (et pour ceux chez qui ça sort bien, c'est agressif). 
    C'est dommage, parce que la culture lyrique s'est répandue dans ces pays et on a désormais des titulaires qui maîtrisent très bien la langue, le style, et l'esprit de la voix. Mais il y a peu de bonnes clefs de fa émanant de ces régions, pour l'instant.
    Les retransmissions que j'ai entendues de lui ne font pas du tout envie… (Mais il y a tout le reste, l'œuvre, Pirozzi, l'orchestre, Rustioni…)
Puis, à propos de Seng-Hyoun Ko  :
    Ah, lui justement je n'aime pas du tout, j'y trouve vraiment les défauts de ces écoles, comme s'ils reproduisaient la lettre de la technique (son non amplifié) sans en comprendre l'esprit (mordibezza, squillo, chiaroscuro, aperto-coperto, toutes ces délicatesses de la théorie italienne). Enkhbat a un peu le même type de couleur, mais semble aussi plus tassé (ce doit faire moins de bruit).
Ce n'était pas tout à fait un a priori, puisque j'avais réellement écouté attentivement ce qu'il produisait dans Verdi. Mais en vrai, en salle, son succès s'est expliqué de façon éclatante – et je me soumets bien volontiers à la publicité du ridicule afin d'illustrer le décalage qui existe chez certaines voix entre le disque et la scène (ce qui explique une bonne part des déceptions en entendant certaines vedettes du disque, ou l'agréable surprise lorsqu'on découvre en salle une voix dont le succès nous avait toujours paru un peu mystérieux).
    Quoi qu'il en soit, dès l'entrée d'Enkhbat, j'ai au contraire entendu une maîtrise de la technique italienne et du grand style du belcanto comme peu de chanteurs l'ont dans sa tessiture : voix sonore qui émane d'une résonance équilibrée (pas très frontale, mais nullement en arrière), égale sur toute la tessiture (en timbre comme en puissance), legato et longueur de souffle infinis, attaques mordantes mais son qui reste doux (la fameuse morbidezza !), du très grand art.
    Quelques détails le séparent de la perfection : l'italien, d'abord (accentuation correcte, mais voyelles floues et pas totalement exactes, pas très expressif), l'homogénéité ensuite (la conséquence logique de l'égalité absolue des registres, cela rend le timbre plus monochrome et l'expression plus lisse). Pour finir, une tendance, pour cette voix bâtie sur son médium, à blanchir dans l'aigu (pas dans les grands aigus interpolés, totalement glorieux, mais dans les fin de ligne des cantilènes). Vraiment minime. En réalité, jusque dans ses défauts, le timbre, la technique et l'attitude générale m'ont évoqué de façon frappante… Renato Bruson !  Pas mon modèle, clairement mais tout de même un grand représentant de l'art du chant, assez incontesté.

Il faut aussi aussi féliciter le metteur en scène, qui a assuré, dans une habile mise en abyme, l'illusion que les figures historico-légendaires de Babylone se mouvaient sur le plateau d'un théâtre, auprès d'un orchestre dont l'effectif épouse exactement celui prévu pour l'opéra !



3. Pistes discographiques

Afin de consoler ceux qui n'ont pu en être, il existe désormais une grande version moderne dirigée dans le même style énergique et exact que Rustioni (mais avec encore pl:us de finesse et de caractérisation, je trouve), par Michele Mariotti à Parme (2012, chez C Major, en DVD ou en CD). Avec Nucci qui fit défection, Zanellato en meilleure forme, et Theodossiou en Abigaille.

Sinon, dans les témoignages plus anciens, le DVD de Nello Santi à Garnier en 1979 est assez stupéfiant, et en CD il y a bien sûr Gui avec la toute jeune Callas (1949) d'avant la tendance à interpréter au stabilo et les sons gonflés, quelques coupures et un son moyen, mais un témoignage emporté assez irrésistible. J'aime beaucoup aussi, dans cette génération, Previtali avec le méchant Silveri. Autres témoignages qui ne visent pas à la subtilité mais convainquent sans peine,  Oren avec Bruson à Vérone fonctionne très bien, et bien sûr le luxueux studio de Sinopoli (si l'on n'est pas allergique aux cymbales).

Parmi les disques couramment disponibles, Gardelli et surtout Muti manquent singulièrement d'entrain, surtout pour une partition qui déborde de luttes et de fanfares !

mardi 24 juillet 2018

Trouver des concerts en Île-de-France cet été… 2/2


Quelques ajouts aux conseils de juillet, pour août, s'imposent.



0. Rétroviseur

Mais auparavant, quelques-unes des émotions de juillet.

►#126 Rossi, Orfeo, au CRR de Paris, une production à la fois sans coupures, expérimentale et remarquablement chantée !
► #127 Mendelssohn, Brahms Wolf : Chœurs A cappella par le Chœur Calligrammes. Encore une énorme claque, comme l'an passé (Saint-Saëns-d'Indy-Schmitt-Poulenc), saisi par la beauté, l'intensité et la diction précise de cet ensemble. Un des deux ou trois plus grands moments d'émotion de la saison.
► #128 Messager, Les petites Michu : retour remarquablement servi d'un titre emblématique de ce répertoire.
► #129 Moussorgski, Boris Godounov (version de 1869), Jurowski à Bastille. Quel plaisir de redécouvrir la crudité de ces couleurs !
► #130 Audition de hautbois au CNSM : interprètes formidables (on y retrouve les chouchous Gabriel Pidoux, Ariane Bacquet…), mais répertoire assez redoutable.
► #131 Caplet, Conte fantastique & Franck, Quintette piano-cordes par Guillaume Bellom et le Quatuor Zaïde.
► #132 Antiphonie grégorienne aux Blancs-Manteaux.
► #133 Piotr Beczała dans Die Dichterliebe, mais aussi Dvořák, Rachmaninov et Karłowcicz.
► #134 Il Trovatore avec Radvanovsky, Rachvelishvili, Álvarez, Lučić, Kares, dirigée par Benini…  Très bien dirigé, très belles atmosphères, l'œuvre sans trop de contorsions ni de complaisance, et glottologiquement un émerveillement (voire un événement) que je tâche de détailler.
► #135 Britannicus mis en scène par Brauschnweig, Racine sans ronronnement ni ruptures poseuses, miam.
► #136 Quatuor piano-cordes n°2 de Brahms, Mahler & Connesson par le Trio Spyniewski et Alexandre Kantorow. (en cours de rédaction)
► #137 Orgue impressionniste ibérique (et postromantique français) à la Madeleine. Quel orgue et quelle acoustique infâmes, sacrée surprise (les disques sonnent très bien).

Quelques exemples de déambulations illustrées :
Champs et forêts :

Églises :
Les portes interdites de l'église de la Madeleine.
Saint-Martin de l'Isle-Adam.

Expos :
Exposition Delacroix au Louvre. Et d'autres images sur Instagram.
Reliures médiévales de la BNF, au Louvre.
Fantômes & Enfers d'Asie au Quai Branly, pendant la finale… étrange expérience (pas tant hors du monde que ça, salles bien pleines).

Châteaux :
♣ Le Château de Méry (fermé à la visite, mais si vous croyez que ça m'arrête…).
Les bassins de Saint-Cloud.
Chez l'amant de Ninon de Lenclos et Mme veuve Scarron, le parc et les deux châteaux de Villarceaux, hors du monde.




00. Manqué !

Vous n'avez peut-être pas vu, vous non plus, le cycle Clara Wieck-Schumann proposé par Victoria Jung à Saint-Merri, ni le délicieux Quintette pour clarinette et cordes de Somervell (jeudi prochain à Bagatelle ?). Il y avait finalement pas mal à faire en juillet.




A. Saint-Merri, Bagatelle, Sceaux : musique de chambre en août

■ Les samedis et dimanches, concerts gratuits (enfin, au chapeau) à Saint-Merri. Programme très varié et audacieux : piano de Pierné, mélodies de Chausson et Mompou, lieder de Wieck, par de solides musiciens…

■ Jusqu'à mi-août, l'Octuor de France anime bagatelle les jeudis et dimanches (moins cher le dimanche). Tarifs raisonnables (25€ le jeudi, 20 le dimanche) à défaut d'être bon marché. Pas mal de choses assez originales (rafraîchissantes mais de qualité) : Quintette de Somervell, Septuors de Berwald et de Rodolphe d'Autriche, etc.

■ À partir de mi-août, l'Orangerie de Sceaux prend le relais les vendredis, samedis et dimanches, non sans originalité aussi : piano de Roussel & Dutilleux en début de festival, par exemple. Tarifs semblables, mais minorés pour les concerts de jeunes du vendredi (15€, souvent ceux au programme le plus intéressant d'ailleurs).



B. Madeleine, Saint-Eustache, NDP, Saint-Germain(-en-Laye), Mantes, Chartres : concerts d'orgue gratuits à volonté

Certaines paroisses proposent aussi des concerts d'orgue à intervalle régulier :

Notre-Dame continue à proposer plusieurs fois par semaine des auditions (souvent gratuites) en plus de ses traditionnels concerts du mardi qui ne s'interrompent jamais (avec de beaux programmes, mais 25€ comme tarif incompressible).

Saint-Eustache et la Madeleine poursuivent également des auditions en entrée libre (au chapeau) tous les dimanches pour l'un, plus irrégulièrement pour l'autre (mais avec un bonus le 15 août).

● Pendant l'été, Mantes-la-Jolie et Chartres (rapidement accessible en TER) font de même, ainsi que Saint-Germain-en-Laye qui a la particularité de se positionner le samedi (17h).

Je préviens que les orgues de la Madeleine et Mantes sonnent particulièrement mal, à toutes fins utiles, mais c'est toujours une sortie sympathique.

● Pour repérer les concerts ponctuels, le calendrier de France Orgue reste une ressource d'une richesse inestimable.



Puis deux déjà mentionnés :



C. Classique au vert, à Vincennes

Le Festival qui anime Paris, les week-ends de mi-août à début septembre. Pour le prix d'une entrée au Parc Floral de Vincennes (6€), on peut assister aux concerts donnés sous le kiosque (il y a des chaises en abondance). Les musiciens sont sonorisés, mais simplement en renfort, cela ne gêne pas du tout la perception directe du son – même pour de petites voix ou de la musique de chambre, j'ai testé.

Là aussi, la nouveauté n'est pas le propos, mais on aura tout de même Pelléas de Sibelius (le 1er septembre), Appaliachian Spring de Copland (couplage avec la Nuit transfigurée, le 2), ou encore le Trio Sōra (Mozart, Mendelssohn n°2, Hersant) le 16 août… De quoi patienter gentiment..



D. Saint-Louis-en-l'île

Comme toute l'année, l'association La Toison d'art continue de faire revenir les mêmes ensembles à Saint-Louis-en-l'Île… chants corses, orthodoxes russes, traditionnels russes, géorgiens… souvent de très bons chœurs au demeurant (testé certains de leurs Russes, excellents en effet). Lorsque Paris est désert, une petite injection d'obikhod ne fait jamais de mal. (Tarifs qu'on peut juger haut pour des ensembles de petite notoriété – comparé à ce qu'on trouve partout en haute saison –, mais l'acoustique est correcte même au fond et il n'y a pas de prix trop hauts – de 19€ au fond, 26€ devant, pour la plupart des spectacles.)



E. Théâtre

Bien sûr, pas mal de productions de théâtre continuent pendant l'été. C'est par exemple le cas pour Edmond de Michalik, l'adaptation en comédie musicale d'I Pagliacci à La Huchette, Italienne scène (une répétition de La Traviata part à vau-l'eau, avec le public dans le rôle du chœur impuissant) de Sivadier jusqu'à la fin de cette semaine…



F. Compléter votre moisson

Pour les petits concerts d'été dans les églises, l'Officiel des Spectacles dispose d'un calendrier jour par jour très lisible et complet (il suffit de filtrer dans la colonne de gauche pour n'avoir que les concerts « classiques »).



Bonne chasse !

mercredi 4 avril 2018

Avril périls fertiles


(Me voilà prêt à écrire un livret de Wagner – ou un titre de Boulez.)

Comme naguère, vous trouverez ici le planning PDF où apparaissent tous les dates et lieux sélectionnés, quantité de petits concerts (ou au contraire de concerts très en vue) dont je ne parle pas ci-dessous.

N'hésitez pas à réclamer plus ample information si les abréviations (tirées de mon planning personnel, destiné au maximum de compacité) ou les détails vous manquent.
(Les horaires indiqués le sont parfois par défaut par le logiciel, vérifiez toujours !)



0. Rétroviseur

Auparavant, les impressions de mars, cliquez pour lire les impressions succinctes sur les œuvres et les interprètes :

►#68 L'Amour africain de Paladilhe. Première mondiale, une Ariadne à la française autour du personnage d'un vieux Prix de Rome déprimé, farci d'ensembles facétieux. Notule complète.
►#69 Le défi (relevé) de My Fair Lady de Loewe par la Maîtrise Populaire de l'Opéra-Comique.
►#70 Pelléas, la pièce de Maeterlinck.
►#71 La Symphonie de Franck et Mahler n°1 sur instruments anciens français et viennois.
►#72 La Symphonie Fantastique dans les murs (égyptiens) de sa création !
►#73 La Princesse légère de Violeta Cruz, un problème d'étiquetage.
►#74 Ives et Mendelssohn (n°3) au CNSM.
►#75 Programme Schumann du LSO et Gardiner.
►#76 Rikako Watanabe, Improvisations sur de vieux poèmes japonais. Par le remarquable pianiste Tsubasa Tatsuno, également inspiré dans les Études de Debussy.
►#77 Suite algérienne de Saint-Saëns, Symphonie afro-américaine de Still, Passacaille de Tan Dun… par les étudiants de la Sorbonne.
►#78 La Messe de Bernstein, un dépaysement.
►#79 Das Rheingold par le Mariinsky. Quels chanteurs miraculeux…
►#80 Die Walküre par le Mariinsky (déjà abordé certains détails de l'œuvre à cette occasion dans la dernière notule)
►#81 Schumann 1 et le Divertimento de Bernstein par la Radio Bavaroise et Jansons (pas vraiment impressionné, étrangement).
►#82 Tchaïkovski 2 & 4 ébouriffants par l'Orchestre de l'Opéra.
►#83 Lauréats de la Fondation de France (et présentation du compositeur Eugène Bozza, Prix de Rome).
►#84 Mahler 4 par Hengelbrock.
►#85 Classe de direction de chant (opéra français XIXe, ici), d'Erika Guiomar, toujours un grand moment. Pas encore commenté en détail, c'est en cours.
►#86 Auber, Le Domino noir (Hecq-Davin)

Et quelques déambulations illustrées :
☼ balade de printemps, de Luzarches à la Malmaison (en cours de narration).



00. Manqué !

En raison de l'expiration de mon Pass UbiQui'T, je n'ai pu tout voir, tout entendre. Voici, à titre purement indicatif, quelques autres soirées qui ont attiré mon attention, à titre de curiosité.

Opéra / ballet
● Gluck, Orphée et Eurydice traduit en allemand (version Bausch, avec Hengelbrock et son ensemble).

Musique chorale ou sacrée
● Leçons de Ténèbres de Couperin à l'Oratoire du Louvre (Les Ombres, avec un duo plus équilibré que dans leur disque : Warnier, Margouët). Mais comme du fond on n'y voit rien (et que c'est cher sinon), j'ai dû m'en passer.
● Chœurs français de Paladilhe à Ravel par le Palais-Royal.
● Chœurs russes par le COSU (notamment Schnittke !).

Musique symphonique
● Musiques de plein air de Haendel par les Folies Françoises.
● Schumann n°2, Hindemith Kammermusik n°4, OP-Harding.
● Intégrale Brahms par Brême et P. Järvi au TCE.
● Sibelius n°3 par l'OPRF.
● Copland, Barber, Bernstein, Márquez, J. Williams pour cuivres aux Invalides.
● Weinberg n°4 par le Philharmonique de Varsovie et Kaspszyk (!), à la Seine Musicale. (Ça s'est contre toute attente trop bien vendu, il ne restait plus de places abordables… La Quatrième n'est certes pas la meilleure de Vainberg, loin s'en faut, mais tout de même, entendre cet orchestre en vrai dans un répertoire aussi spécialisé !)

Musique de chambre
● Récital à deux clavecins, dont du Couperin (Cuiller), à Soubise. Gratuit en plus.
● Intégrale du violon solo de Bach par K.W. Chung au TCE (annulé).
● Quatuors avec piano de Schumann et Chausson au CNSM (et étudiants de Manchester).
● Anniversaire Debussy au Ministère de la Culture.
● Trio et soprano : Wagner, Debussy, L. Boulanger, au Musée d'Orsay.
● Debussy et Durosoir pour violoncelle et harpe, CNSAD.

Airs de cour, lieder & mélodies
● Monteverdi par Desandre et Dunford, salle Cortot.
● Purcell accompagné par Achten au Théâtre Grévin.
● Purcell et Haendel par Zaïcik et le Taylor Consort.
● Lieder de Spohr avec clarinette et piano (et Cécile Achille !) au CNSM.
● Mélodies symphoniques françaises (dont du Théodore Dubois) par Piau et Chauvin à la Seine Musicale, là encore hors de prix sur les places restantes.
● Soldats musiciens (classe d'Anne Le Bozec et étudiants du Conservatoire de Manchester).
● LeMarois, musique de chambre de Franck, Chausson, Debussy, M. Emmanuel, Rochberg.

Ciné-concert
● Muets de la Première guerre accompagnés par des étudiants du CNSM

Masterclasses
● Quatuor Modigliani au CNSM.
● Gary Hoffman au CNSM.

Théâtre
● Lecture d'Empereur et Galiléen d'Ibsen au Théâtre du Nord-Ouest.



À présent, la prospective.

J'attire en particulier votre attention sur quelques perles.

(En rouge, les œuvres rarement données – et intéressantes !)
(En bleu, les interprètes à qui je ferais confiance, indépendamment du seul programme.)



A. Opéras & cantates

Gluck, Orphée & Eurydice(version de Paris traduite en allemand – apparemment version de Paris avec orchestration Berlioz aussi, les indications que je lis ne sont pas toutes cohérentes). Si jamais vous n'avez pas attentivement regardé la saison de ballet (version Pina Bausch), vous êtes peut-être passé à côté d'une version de cet opéra avec, selon les dates, Wesseling et Hengelbrock (avec son ensemble radical sur instruments anciens et non avec l'Orchestre de l'Opéra). Les extraits entendus, en revanche (série de 2014, mêmes Orphée & Eurydice, même orchestre, même chef), ne paraissent vraiment pas très tendus – plutôt le côté étique du son du Balthasar-Neumann Ensemble, et une distanciation liée au dispositif du ballet, qui semblent l'emporter en fin de compte.

Auber, Le Domino noir. Une de ses œuvres les plus célèbres – possiblement parce qu'une des plus accessibles au disque, le studio Bonynge avait été largement distribué –, et incontestablement parmi les bons Auber, une intrigue vive, une musique toujours agréable et élégante. Ce n'est pas délirant comme Les Diamants de la Couronne, ni enjôleur comme Haÿdée, cependant on demeure dans cet esprit français de quiproquos charmants. Nettement plus dense musicalement que La Muette de Portici (malgré son ambition, et son importance historique), ou que Fra Diavolo. À partir du 26 à Favart – splendide plateau, comme c'est devenu la règle dans cette maison. Jusqu'au 5.

Berlioz, Benvenuto Cellini. Le seul opéra un peu normal de Berlioz, et pourvu de fulgurances incroyables pour autant, surtout dans sa version avec récitatifs. Quels ensembles virtuoses !  L'accueil de la production Gilliam a été moins unanime à Paris qu'à Londres, mais c'est un très beau plateau, et apparemment une scène assez vivante (que ce soit trop ou bien a été sujet à débat). Je ne vais qu'à la dernière, pour que l'Orchestre de l'Opéra commence à jouer de façon un peu intéressante, donc ne m'attendez pas pour vous décider… Jusqu'au 14.

Lehár, Die lustige Witwe. Spectacle donné dans le cadre des cours de pratique scénique d'Emmanuelle Cordoliani au CNSM (accompagnement au piano par de remarquables chefs de chant), en général très féconds et agréables à voir. Sans moyens, souvent tout à fait captivant – ce qui n'est pas toujours le cas des productions dispendieuses où les vedettes de la mise en scène font joujou avec leur dispositif au lieu de s'occuper des acteurs et du texte. Et bien chanté. Et gratuit. (Les 12 et 13.)

Rabaud, Mârouf, Savetier du Caire. Une fantaisie picaresque orientalisante, un Peer Gynt des sables, dans une musique elle aussi luxuriante, hardie, assez indéfinissable, étrange sans être dépourvue de familiarité… Reprise, dans une distribution similaire, de la production qui avait été un grand succès de l'Opéra-Comique nouvelle manière (mais y a-t-il eu autre chose que de grandes réussites, dernièrement dans cette maison ?).

Atelier lyrique de Vincent Vittoz au CNSM les 5 et 6. Spectacle complet de forme variée, où le chant et le jeu sont sollicités, accompagnement au piano. Je n'ai pas encore pu obtenir le détail, mais j'ai réservé la date, toujours stimulant… Gratuit.
Mise à jour, voici. Inspiré de tableaux (dont la Nuit étoilée et la Grande Jatte), 8 petits récitals incluant Haendel, Mozart, Schubert, Loewe, Wagner, Massenet, Offenbach, Puccini, Berg, L. Aubert, Respighi, Barbara, Kosma, Messiaen, Berio, Sondheim, C.-M. Schoenberg… et Sardou (non, pas le dramaturge) !



B. Musique chorale

Motets de la famille Bach et de Kuhnau (le 3). Le meilleur de la production sacrée de Bach, riche en tuilages, mais aussi en mots et en émotions, moins formel que d'autres partitions… celle de ses ascendants et contemporains est de la même farine, vraiment réjouissante.

Mendelssohn, Elias, comme la saison passée à la Philharmonie et sur instruments anciens, cette fois avec le très capiteux Freiburger Barockorchester et Pablo Heras-Casado, qui avaient totalement renouvelé le spectre sonore des symphonies. Avec le RIAS-Kammerchor, Sophie Karthäuser, Matthias Goerne… voilà qui promet !

Clémence de Grandval, Stabat Mater. Compositrice prolifique, autrice de plusieurs opéras (dont un Mazeppa !), elle a consacré sa vie d'épouse de la bonne société à la composition. Élève de Saint-Saëns (et brièvement de Chopin pour le piano…), elle est même tardivement lauréate de plusieurs prix de composition (ce qui, en 1880 et 1890, n'est pas rien pour une femme). La Compagnie de L'Oiseleur redonne son Stabat Mater (en le chantant à un par partie avec accompagnement d'orgue, miam), après une première audition il y a quelques mois. Je n'ai pas été ébloui à la lecture de la partition, mais je leur fais confiance pour bien la servir, et pour avoir perçu des beautés simples qui m'auraient échappé – car ce n'est pas un discours hypermodulant, pour sûr, on se situe vraiment dans la veine majoritaire du style français du second XIXe, un peu lisse.

Jeunes chœurs (aguerris) de l'Orfeón Donostiarra et de l'Orchestre de Paris dans un programme essentiellement basque (mais pas de chants traditionnels), le 8.



C. Musique symphonique

La Symphonie en mi de Rott (car il en existe une autre, en la bémol, bonne mais senseiblement moins marquante), une merveille dont il a souvent été question dans ces pages (et une des œuvres les plus jubilatoires du répertoire, pour qui aime le formalisme de Brahms-Bruckner-Mahler), par Constantin Trinks, qui vient d'en enregistrer une bonne version.
Couplé astucieusement avec la Totentanz et le Premier Concerto de Liszt par Berezovsky pour assurer le remplissage. Tant que ça me permet d'avoir du Rott programmé, je marche – même si je n'aurais pas rechigné, à entendre le Quatuor en première partie (ou une petite suite de Klami…). Le 13.

Suite de Ballet de Reger, Sérénade de Glazounov, Second concerto pour violon de Chostakovitch, par l'excellent ensemble orchestral (qu'il faudra bien baptiser un jour !) d'Éric van Lauwe. À Saint-Joseph-Artisan, le 21. Libre participation.

Maiblumen blühten überall, courte mélodie (ineffable) pour sextuor et soprano, puis la Symphonie Lyrique, de Zemlinsky (une œuvre à laquelle je tâche activement de me convertir, assez convaincu en orchestration de chambre, à rester cette fois grandeur nature), avec Aga Mikolaj (une gloire du chant slave, impressionnants moyens et grande générosité) et Christopher Maltman.

Concerto pour violoncelle n°1 de Martinů (Sol Gabetta, OPRF, Franck). Une petite merveille aux accents américains, mais très différent de Dvořák évidemment, plus expérimental, presque néo- par endroit. Peu souvent donné et très beau (il n'y a pas tant de concertos pour violoncelle pas lourds-pateux, finalement). Couplé avec les Pins de Rome et les plus rares (et roboratives) Fontaines de Rome de Respighi, dans une veine moins élégante – mais paraît-il assez spectaculaire en salle. Le 6.

♦ Au sein d'un programme de tubes absolus, un extrait de Qsar Ghilâne de Florentz, un monument de chatoyance. Par les Lamoureux et Deroyer, en espérant que ce soit la minutie (pas très exubérante) de Deroyer qui prenne le pas sur la somnolence des Lamoureux devant le public du dimanche après-midi…



D. Musique solo et chambriste

Duo de guitares : Couperin, Scarlatti, Haydn (Op.2 n°2), Sor, Granados, Castelnuovo-Tedesco. La guitare polyphonique (et a fortiori à deux) est l'une des plus belles choses qui soient. Le 11.

6 Sonates pour clavecin de C.P.E. Bach, le 25. Gratuit.

Un quintette avec hautbois de Kreutzer et une pièce violon-piano de Baillot (avec Mozart et Beethoven), mais dans la cathédrale des Invalides, annonçait la brochure de début de saison (on ne devrait à peu près rien entendre). À vérifier, le 13.

♦ Le violoncelle français par Raphaël Pidoux : Duport, Franchomme, Bréval… pour une somme très modique, mais c'est le midi (le 13).

Trios de Beethoven arrangés pour alto, violoncelle et piano. Voilà qui doit donner du grain !  Le 9.

Arrangements de lieder par Liszt, pour piano solo : mélodies de Chopin, lieder de Schumann, Parsifal… et les 12 Études. Bertrand Chamayou, le 6.

Orgue : Mendelssohn (Sonate n°6), Peeters, Guillou, choral de Bach à Saint-Louis-en-l'Île.Le 8. (Gratuit, je crois.)

Till l'Espiègle de Strauss réduit pour quintette à vent (et l'Octuor de Schubert). Le 23, Bouffes-du-Nord.

♦ Œuvres pour ensemble de violoncelles : Second chant de Nyandura de Florentz, Bachianas 1 & 5 de Villa-Lobos, le classique Messagesquisse de Boulez, et une création de Nicolas Charron, à l'Amphi Bastille, le 16.

24 Préludes pour violon solo de Weinberg, et du Pärt, de Pelécsis, du Čiurlionis, et 5 pièces de Pushkarev qui accompagne au vibraphone Gidon Kremer. Désormais trop cher pour moi au Musée d'Orsay (40€ pour un concert de musique de chambre), mais programme aventureux très intriguant (d'autant que j'aime bien Vainberg et Čiurlionis).

Œuvres de Nguyen Thien Dao jouées en hommage à la Médiathèque du CNSM. Gratuit.



E. Lieder, mélodies & airs de cour

Monteverdi, Rovetta et Cavallli avec accompagnement de guitare baroque… et Zachary Wilder (ténor spécialiste passé par le Jardin des Voix, doté d'une très belle projection), le 9.

Musiques jésuites baroques latino-américaines par Kusa, Mancini et Egüez. Bárbara Kusa excelle dans ce exercice d'airs baroques aux confins du populaire, avec une technique lyrique qu'elle coule très avisément dans les autres styles. Le 4.

Airs et cantates de LULLY (Ballet royal de la Raillerie, Grotte de Versailles, Bourgeois gentilhomme, Atys), Jacquet de la Guerre, Mouret, Steffani, Caldara, Vinci… par Cécile Madelin et Paul-Antoine Bénos, deux des tout meilleurs truchements du répertoire baroque français. Le 28.

Mélodies françaises de Berlioz, Fauré, Chausson, Debussy, Hahn (dont rare Charles d'Orléans), Séverac, par Léa Desandre. Petit volume et bonne diction faits pour ce répertoire. Le 26.

Mélodies françaises célèbres, accompagnées par le piano, la flûte et le violoncelle dans diverses configurations. Beaucoup de tubes à mon gré (il a fallu acheter ça à l'aveugle), et de pièces instrumentales dont la plus-value me paraît discutable dans ce contexte (Isle joyeuse, Clair de lune piano-flûte, Gnossienne 1, Sicilienne et Élégie de Fauré en flûte/violoncelle-piano). Néanmoins, le plaisir d'entendre Anne-Catherine Gillet dans l'exercice de la mélodie me convaincra peut-être d'aller entendre ces standards (Invitation au voyage, Berceaux, Après un rêve, Heure exquise, Je te veux, Les Chemins de l'amour… à part un Massenet, un Saint-Saëns et un Dell'Acqua, rien que du très célèbre). Le 26

Lieder de Pfitzner, Wesendonck-Lieder pour baryton, par Matthias Goerne. (Et puis du Wolf et du Strauss.)  Le 22.

Canciones, notamment de Granados, par Adriana González, grande curieuse de la mélodie (et ancienne de l'Atelier Lyrique de l'Opéra). Une bonne voix par ailleurs. Le 12.

Mélodies de Čiurlionis, Tormis, Pärt et mélodies françaises, alternant avec des contes Baltes (Anne Baquet et Isabelle Grandet). Le 14.




F. Autres répertoires

♦ Nuit de l'oûd à la Cité de la Musique, du 6 au 7.



G. Pour le plaisir de retrouver quelques chouchous

♦ Trio Sōra dans Haydn 43 et Schubert 2, au Château d'Écouen. Gratuit mais déjà complet depuis un moment.

♦ Stanislas de Barbeyrac à l'Éléphant-Paname. (C'est cher, mais on vous offre la coupe de champagne. Bon.) Je ne disposais pas du programme, mais il vient d'en donner un superbe à l'Athénée (Nuits d'été et Ferne Geliebte).

♦ Paavo Järvi dans une intégrale Brahms au TCE, sans doute plutôt allégée, avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. (Les 4 & 5.)



H. Cours publics et masterclasses

♦ L'immense violoncelliste Gary Hoffman au CNSM de 10h à 17h30 les 3 et 4. Gratuit.





I. Théâtre

Phèdre de Sénèque à partir du 29 avril, au Studio de la Comédie-Française (galerie du Carrousel du Louvre). Malgré l'horaire difficile (18h30), c'est déjà complet depuis longtemps sur toutes les dates.

Shakespeare, As You Like It jusqu'au 13 avril à Malakoff (en français).

Faust de Goethe au Vieux-Colombier à partir du 21. Pas vérifié quel état du texte, ni quelle traduction.

Hugo, Mille francs de récompense, tiré du théâtre en prose et « en liberté ». Pas là qu'on trouve le plus grand Hugo, mais il demeure toujours de solides charpentes, même dans les plus légères. À la Cartoucherie, jusqu'au 8.

L'intégrale Ibsen au Théâtre du Nord-Ouest (TNO sur le calendrier), de maintenant jusqu'à juin ! Certaines pièces sont simplement lues (par une ou deux personnes, selon les cas), mais beaucoup de très rares sur les scènes françaises sont représentées, notamment en ce mois d'avril Brand, La Ligue des Jeunes, Un ennemi du peuple… Téléchargez le calendrier de l'alternance sur leur site pour vérifier.
♦♦ J'avertis tout de même sur les conditions, que vous ne soyez pas surpris comme je l'ai été : très petits moyens (quasiment pas de décors ni d'accessoires), textes débités rapidement (une séance à 19h et une à 20h45, dans la même salle !), en général des coupures. Et surtout, des conditions sanitaires délicates : tenace odeur de tabac froid incrustée, ménage fait tous les six mois (ce n'est pas une image, on a demandé…), donc il peut y avoir, en soulevant les décors, de très importantes quantités de poussières dans l'air (suivant la date du dernier ménage). En principe, ils le font au début de chaque nouvelle série, ce doit donc être le bon moment pour y aller !
♦♦ Le TNO se décrit lui-même comme un phalanstère (qui doit plus coûter que rapporter !), il faut le voir comme une volonté militante de mettre en valeur un auteur dans son entièreté, pas en attendre la plus grande expérience de théâtre de votre vie.

Wedekind, L'Éveil du Printemps, une pièce pleine de sève, à la Comédie-Française à partir du 14.

Adaptation de Kristin Lavrandsdatter de Sigrid Undset (au TNO) – un roman à l'origine ; au Moyen-Âge, une femme déchirée entre sa liberté et sa religion.

Ménagerie de verre de Tennessee Williams au T2G (Gennevilliers), jusqu'au 2. Et à Saint-Quentin-en-Yvelines le 7. (On m'a dit que c'était bien.)



J. Expositions

Ultima Thulé, photographies du Groenland à la Maison du Danemark sur les Champs-Élysées. Gratuit, je crois.

♦ Je ne fais pas la liste de ce qui passe au Louvre, à Guimet et dans les autres grandes maisons, Exponaute le fait très bien, et aprèsle renouvellement de printemps, je n'ai encore vu à peu près aucune des nouvelles.



K. Biz & bicrave

Toutes l'année, suite à des ajustements d'emploi du temps (et quelquefois simplement pour aller à un autre concert !) je revends des places, bien placées, pas chères.

Par ici.

(En ce moment, Ives 4, Zemlinsky Lyrique, Parsifal…)



Bon défis d'avril !

mercredi 14 mars 2018

Les opéras rares cette saison dans le monde – #6 : slaves occidentaux et méridionaux


Précédents épisodes :
principe général du parcours ;
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne ;
#2 programmation en langues italienne et latine ;
#3 programmation en allemand ;
#4 programmation en français ;
#5 programmation en anglais.

À venir : celtiques & nordiques (irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien), espagnols, et surtout une grosse notule sur les opéras contemporains intriguants, amusants (ou même réussis).



http://operacritiques.free.fr/css/images/opera_poznan.jpg
Plaisante perspective de l'Opéra de Poznań, qui vient de programmer Nowowiejski.



1. Opéras slaves occidentaux : en polonais


Moniuszko, Straszny dwór (« Le Manoir hanté ») (Varsovie, Cracovie)
Moniuszko, Halka (Varsovie, Bydgoszcz)
→ Comme La Dame blanche, Le Manoir hanté (prononcez « strachné dvour ») a été un succès considérable dans la veine du fantastique comique (une mystification peu prise au sérieux), et demeure un grand classique des scènes polonaises.
→ Les deux opéras sont écrit dans un langage qui s'apparente beaucoup à ceux d'Europe occidentale, les opéras allemands légers (façon Martha de Flotow) et les opéras comiques français (beaucoup, beaucoup de convergences avec D.F.E. Auber !). Le livret du Manoir semble par ailleurs devoir beaucoup à l'influence d'Eugène Scribe, alors un modèle jusqu'en Russie.
→ Autant le Manoir me paraît assez pauvre, presque donizettien, autant Halka (sans dialogues parlés, entièrement composée), une histoire d'amour romantique et tragique assez ordinaire, dispose de beaux climats, d'une déclamation soignée, qui mérite réellement le détour – par la Pologne en l'occurrence, car si vous attendez de le voir passer au bas de votre porte…
→ Les disques existent, mais les livrets sont rarement fournis ; The Opera Platform avait diffusé une version vidéo (sous-titrée) du Manoir, si vous pouvez mettre la main dessus… Pour Halka, on trouve en ligne plusieurs versions, dont la belle Satanowski (avec Wiesław Ochman !).

Żeleński, Goplana (Varsovie)
→ Cet opéra dispose d'une entrée autonome sur CSS. Là aussi, diffusion sur The Opera Platform avec sous-titres français, qui a bien sûr se trouver quelque part.
Żeleński, de la génération suivante (né en 1837 contre 1819 pour Moniuszko), propose une musique globalement plus intéressante : le discours musical est continu, et à défaut de beaucoup moduler, l'accompagnement adopte un peu plus de variété.
Goplana (1895) raconte les manipulations des fées pour trouver un mari à leur gré, menaçant le pauvre navigateur ou manipulant le prince, à coups de sorts, de mensonges, de doubles amours, d'épreuves, de jalousies, de menaces. Cette tragédie terrible appuyée sur du vaudeville féerique (les contes slaves peuvent priser très fort le nawak) propose un véritable dépaysement, et la  musique continue, sans être très marquante, échappe à la fragmentation en numéros et coule très agréablement, le petit frisson folklorique (du sujet, mais aussi des danses) en sus.

Różycki, Eros i Psyche (Varsovie)
Cet opéra de de 1916 constitue un bijou d'aspect étonnant : on peut y entendre, sans aucun effet hétéroclite, l'influence de nombreux courants. On entend passer des tournures qui renvoient à Lalo (Le roi d'Ys), Massenet (Panurge), Debussy, Puccini (les moments comiques de Tosca), R. Strauss (grandes poussées lyriques, ou la fin quelque part entre Daphne, avec l'harmonie plus slave des chœurs patriotiques de Guerre et Paix de Prokofiev…). Tout cela dans une belle unité, un sens de la poussée, vraiment de la très belle musique, une synthèse de l'art européen.
→ Różycki a aussi écrit de la musique symphonique, des concertos, et notamment  des poèmes symphoniques sur Le roi Cophetua, ou Mona Lisa (complation très richardstraussienne) !
→ La production donnée au Théâtre Wielki (la salle de l'Opéra National de Varsovie) était de surcroît très accomplie musicalement (c'était en octobre), on peut en attraper des bouts en ligne – cet opéra est une rareté jusqu'en Pologne !

Szymanowski, Król Roger (Wrocław)
→ Malgré son statut de classique moderne, le Roi Roger n'est pas si souvent donné. Pas une rareté (une belle discographie, même), mais une œuvre à laquelle on pense moins, et que je mentionne.
→ Outre la langue, outre le livret mystico-uraniste très étrange (même sans les têtes de Mickey), il faut dire que ce n'est pas exactement une œuvre accessible : les modulations sont incessantes, la tonalité change de base à chaque mesure, sans exagérer, les appartenances sont brouillées, les lignes simultanées du contrepoint très nombreuses et complexes… et pourtant, quelque chose d'à la fois pesant et extrêmement chatoyant s'en échappe, vraiment un univers singulier, à découvrir absolument.
→ Au disque, c'est la version Kaspszyk qui met tout le monde d'accord (quoique un peu plus difficile à se procurer), sur tous les aspects (à défaut, Stryja chez Naxos a beaucoup de qualités ; ou le beau DVD Pappano). Il faut en revanche se défier de la version Rattle, sabotée par la prise de EMI complètement opaque, hélas – et puis la plupart des autres versions intègrent des chanteurs masculins polonais (et remarquablement chantants), bel atout.

Nowowiejski, Legenda Bałtyku (Poznań)
→ Autant son opéra Quo vadis ? manifeste un romantisme (même pas très post-) très traditionnel et tout à fait fluide, autant la Légende de la Baltique (où un pêcheur part à la recherche d'un royaume merveilleux au fond de la mer) s'exprime en flonflons un peu dégoulinants. Je n'ai hélas pas pu entendre l'œuvre dans son intégralité, donc ne puis procéder que par extrapolation, on y trouve sûrement de réelles beautés. Et avant qu'on voie cela hors des frontaliers de la Baltique, précisément…
→ Entre le moment de l'écriture de cette portion de la notule et sa publication, une vidéo a été captée et publiée par Operavision.eu (ex-The Opera Platform), où elle peut être visionnée gratuitement pendant six mois en haute définition et avec des sous-titres français. Occasion assez unique d'approcher cette œuvre (il doit bien exister un disque, mais pour trouver le livret, même en VO ou en anglais, sans doute pas évident du tout). En commençant à regarder, je révise mon avis : tout n'est pas conforme à l'extrait entendu, une histoire traditionnelle de prétendant pauvre qui est traitée avec un langage romantique peu original, mais bien calibré. À découvrir dans tous les cas : comme pour Goplana, l'occasion ne se représentera pas de sitôt !





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Rideau de scène, balcons et coupole de l'Opéra de Plzeň, où l'on joue Libuše.
(Le site des théâtres lyriques de
Plzeň permet des visites virtuelles assez impressionnantes.)



2. Opéras slaves occidentaux : en tchèque


La plupart évidemment en République Tchèque, d'où les indications sous forme de points cardinaux.

Smetana, Libuše à Plzeň (Ouest) et Prague.
Smetana, Les deux veuves à Liberec (Nord)
Smetana, Le Baiser à Brno (Moravie)
→ Trois titres qu'on ne voit jamais en Europe occidentale. Libuše est le plus célèbre des trois, le seul sérieux, dans une veine épique proche de Dalibor, d'un lyrisme très intense et dramatique, vraiment à découvrir.

Dvořák, Le Diable et Katia (Prague, Brno)
→ Très sympathique Dvořák comique, qui réexploite la veine des contes à base de diables amoureux ou dupés. Belle musique (mais ce n'est pas Rusalka ni Armida pour autant).

Janáček, Osud / Destin (Leeds)
Osud est un objet assez particulier : un opéra qui raconte la composition impossible d'un opéra par un compositeur tourmenté (oui, débuté en 1903, la même année que Der ferne Klang de Schreker sur cette même matrice, vraiment l'air du temps), agrémenté en son acte médian d'un horrible accident domestique bien concret, façon Jenůfa – [début spoiler] la mère qui a séparé les futurs époux pendant des années se jette par le balcon et sa fille chute avec elle en voulant la retenir [fin spoiler].
→ Mais c'est plus encore par ses circonstances de composition qu'il étonne : la suggestion d'une dame, rencontrée au spa, qui s'estimait dénigrée dans un opéra de Čelanský et demande à Janáček de composer ce contre-portrait ! Qui fait des choses pareilles ?

Janáček, Les Voyages de M. Brouček (Prague)
→ Fondé sur une nouvelle de l'écrivain emblématique Čech, Janáček voulait pousser le public à l'antipathie envers cet inculte mal dégrossi qui, par la magie de la boisson, se retrouve propulsé dans la Lune, puis, à l'acte II, au XVe siècle. Le résultat est cependant plus attendrissant qu'attendu sur le pauvre bougre totalement désorienté.
→ Dans la veine du Janáček coloré (beaucoup d'effets orchestraux, plus que de lyrisme vocal, assez récitatif), plus du côté de la Renarde que de Jenůfa ou Kat'a, une de ses œuvres les plus chatoyantes.

Martinů, Juliette ou la Clef des Songes à Wuppertal (Rhénanie) et Prague ; livret en français (il existe aussi une version traduite en tchèque, utilisée en l'occurrence à Prague).
→ De la conversation en musique dans un univers surréaliste (le personnage découvre qu'il est en réalité piégé dans ses rêves, et risque la folie s'il n'en sort pas à l'heure du réveil), avec des dimensions par moment quasiment épiques (l'orchestre lors du meurtre !). Un des plus beaux opéras jamais écrits, à mon sens : la pièce de Georges Neveux, avec ses courtes répliques, ses discontinuités, donne un terrain de jeu incroyable pour l'orchestre le plus versatile et luxuriant qui soit, avec un sens de la prosodie française toujours très précis chez Martinů.
→ Les représentations ont été données à présent… et figurent sur Operavision.eu, où l'opéra peut être vu gratuitement avec sous-titres français !

Martinů, La Passion grecque à Karlstad (Suède centre-Sud), Olomouc (Moravie) ; livret en anglais (peut-être en tchèque à Olomouc ?).
→ Son opéra le plus célèbre (écrit en anglais), mais beaucoup plus sérieux, aux couleurs très grises (une aspiration épique qui ne prend pas vraiment, comme pour son Gilgamesh), pas du tout le même charme – jamais été séduit pour ma part.
→ Il est question d'une reconstitution de la Passion, dans un village grec, où les villageois prennent peu à peu la place, pour de bon, des originaux. La résurrection en moins.

Martinů
, Ariane à Düsseldorf et Moscou (au Stanislavski).
→ Là aussi, quelles langues seront utilisées ?  (en français initialement, une autre adaptation directe, seulement avec des coupures, d'une pièce de Georges Neveux, Le Voyage de Thésée)
→ Son troisième opéra le plus célèbre, écrit dans une étonnante veine archaïsante, néo-baroque plutôt que néo-classique, mais pas naïf comme l'Orfeo de Casella, ni grinçant comme beaucoup de pièces néoclassiques… une sorte de musique ancienne fantasmée, un peu (dans un style pas du tout comparable) comme la Renaissance dans Henry VIII de Saint-Saëns. Probablement pas majeur, mais toujours plaisant.

Toutes ces œuvres sont documentées par le disque et trouvables.



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La grande salle et les spectaculaires atlantes de l'Opéra de Bratislava.




3. Opéras slaves occidentaux : en slovaque

Suchoň, Krútňavaen slovaque (Bratislava)
→ Eugen Suchoň (à prononcer Sourogne) est le seul compositeur slovaque à disposer d'une réelle notoriété, même si elle se limite largement à ceux qui s'intéressent au pays…
→ Il naît au XXe siècle (1908), meurt en 1993, mais écrit dans un langage totalement romantique traditionnel – pas particulièrement spécifique d'ailleurs.
Krútňava (1949), son œuvre la plus célèbre, est une histoire de fait divers (un meurtre dans les bois), mais qui donne lieu à des scènes de danses traditionnelles (mariage). Une sorte de Jenůfa dans un langage beaucoup plus sage et dans une atmosphère plus « nationale ». Très grand succès local, mais aussi remarqué hors des frontières.
→ Il en existe une version communisée qui était donnée pour correspondre à l'idéologie du Parti (l'enfant n'est pas du meurtrier, les méchants ne pouvant être rétribués).
→ L'autre opéra de Suchoň, Svätopluk (1959), raconte au contraire l'histoire de complots, alliances et batailles dans la Grande Moravie du IXe siècle (personnages fictifs, mais non sans lien avec l'Histoire, ai-je lu – sans l'avoir encore vérifié).
→ Voici un extrait de Krútňava (un monologue du meurtrier).




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L'élégance (fastueuse) de l'Opéra de Ljubljana, ville qui a davantage tiré sa célébrité musicale des enregistrements de l'Orchestre de la Radio (notamment les volumes de très belle qualité musicale avec Anton Nanut, multiréédités en collection économique chez Bella Musica / Amadis / Arpège / Classica Licorne…). Nouveau titre de gloire plus récent, le Philharmonique de Slovénie dans une magnifique Iolanta chez DGG conçue en écrin pour Netrebko – et cependant le plus bel orchestre que j'aie entendu à ce jour dans une salle de concert. Il existe pourtant des disques de l'Orchestre de l'Opéra, notamment Gorenjski slavček, mais évidemment peu diffusés à l'international.



4. Opéras slaves méridionaux : en slovène

Foerster, Gorenjski slavček – en slovène (Ljubljana)
→ Un des opéras majeurs du répertoire slovène. Musicalement, quelque chose de Martha de Flotow (écriture romantique germanique plutôt sur le versant léger, on a même des duos au comique de répétition assez dans le genre Barbier de Séville) mais avec des aspects plus sérieux, presque épiques, de grands finals choraux, dans un mélange qui évoque davantage Dalibor de Smetana (plus pour la langue et la déclamation que pour la couleur musicale, qui reste très allemande).
→ Moment amusant : un des interprètes se met soudain à chanter slovène avec un accent français, et c'est criant de vérité !
→ Il existe au moins un disque de 1953 (reporté en CD) avec les forces de l'Opéra de Ljubljana, qui se trouve en ligne (1h30).

Parma, Ksenija – en slovène (Ljubljana)
→ Autre opéra populaire en slovénie, court (40 minutes), une intrigue mi-vaudevillesque (des dames se sauvent dans un couvent où elles croisent un ancien amant chevalier fait moine) mi-tragique (tout finit par tourner très mal, duel et dommages collatéraux), et une musique plus dramatique et lyrique que chez Foerster ci-dessus, quelque part entre Weber et Żeleński.
→ On peut l'écouter en ligne ici. Il faut notamment entendre les beaux duos homophoniques qui apportent le duel final.
→ Tout Viktor Parma ne ressemble pas à ceci : son opérette Zaročnik v škripcih (de 1917, mais créée seulement en 2011), « Le fiancé en difficulté », est écrite dans une veine considérablement beaucoup plus légère, peut-être plus encore que le grand-œuvre de Foerster : du Suppé ou du Lehár un peu plus ambitieux. À découvrir ici par exemple.




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L'Opéra de Zagreb, atlantes et intimité. Outre Split (autant le niveau est remarquable à Zagreb, et pas seulement pour l'opéra, autant Split peut être considérée comme une destination musicale plus « provinciale »), les villes de Rijeka et Osijek, peu connues en France, disposent néanmoins de leur maison d'Opéra avec orchestre et troupes de chanteurs et de ballet !



5. Opéras slaves méridionaux : en croate

Ces opéras sont donc spécifiquement écrits dans le dialecte chtokavien de ce qu'on appelle le serbo-croate (et qui comprend quatre principales variantes elles-mêmes démultipliées en sous-variantes selon chaque région, et franchissant allègrement les frontières… balkanisation linguistique, au sens propre). Ce que nous appelons, de notre point de vue, le croate (même si cette variante chtokavienne s'étend très au delà du pays et que l'on parle majoritairement d'autres dialectes dans certaines parties de la Croatie…) ; mais cette spécificité nationale est très importante dans ce contexte d'opéras de la première moitié du XXe siècle, où servir des sujets nationaux avec une langue nationale n'a rien d'anodin, et dépasse d'assez loin le seul goût de la musique.

Zajc, Nikola Šubić Zrinjski – en croate (Zagreb)
→ Le grand opéra national, d'envergure épique, dans un langage résolument romantique malgré son époque, comme pour toutes ces nationalités, à la fois isolées et garanties contre la lassitude ou la décadence des grandes nations. (Les langages du doute pénètrent plus difficilement chez les nations qui en sont encore à l'espoir d'exister et d'être respectées !)
→ Ce n'est pas de la très grande musique, mais cela s'écoute très bien. Se trouve en ligne ici.

Hatze, Adel i Mara – en croate (Zagreb)
→ Des harmonies orientalisantes, tziganes peut-être, sur une prosodie russisante. On entend passer beaucoup de belles parentés dans cette musique, le romantisme généreux des scènes polovstiennes du Prince Igor de Borodine, le lyrisme nordique post-Vaisseau fantôme (façon Thora på Rimol de Borgstrøm), et même les grosses doublures de cordes pucciniennes (en l'occurrence très réussies). Un mélange très avenant et accessible, mais nullement vulgaire, vraiment réussi et très agréable à découvrir.
→ Superbe version de concert récente ici.

Gotovac, Ero s onoga svijeta – en croate (Zagreb)
→ Celui-ci est plus rustique – le sujet n'est d'ailleurs pas si loin d'une Cavalleria rusticana croate. Là aussi, on trouve des modes orientalisants, mais sans la même subtilité ; un lyrisme simple, sans raffinement particulier (Mascagni reste une comparaison valide). J'avoue même avoir senti la longueur (alors qu'Adel i Mara passe comme un songe, et se réécoute même très bien), lorsque la répétition des chants paysans finissent, dans leur dépouillement sommaire, à ressembler de plus en plus à du Orff.
→ On peut en trouver une production scénique (très conservatrice) donnée par l'Opéra de Split, dont les standards ne sont pas les mêmes qu'à Zagreb, clairement, mais qui se laisse écouter.



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L'Opéra Nouveau de Bydgoszcz, au centre-Nord de la Pologne (où l'on joue Halka de Moniuszko cette saison). La ville est aussi connue sous le nom allemand de Bromberg, adopté pendant l'une de ses multiples annexions prussiennes.



    Certes, ce corpus ne constitue pas l'avant-garde de la musique, et revisite, à l'exception des Tchèques, de Różycki et Szymanowski, des langages déjà connus, tandis qu'aux mêmes périodes l'Europe romane et germanique explorait les délices de l'hyperchromatisme, de l'atonalité, des séries, de la musique concrète, du spectralisme…
    Pourtant, que de merveilles à découvrir, dans cet approfondissement des langages familiers… soit pour le plaisir de la curiosité et du dépaysement (Żeleński, Nowowiejski, Parma, Zajc…) soit, pour certains d'entre eux (notamment Różycki et Hatze, comme vous avez pu voir), de véritables accomplissements en matière d'objet opéra.

Belles découvertes à vous, par le voyage ou par la magie des sons dématérialisés !

lundi 26 février 2018

Courez aux chants de mars


Encore une belle référence…

Comme naguère, vous trouverez ici le planning PDF où apparaissent tous les dates et lieux sélectionnés, quantité de petits concerts (ou au contraire de concerts très en vue) dont je ne parle pas ci-dessous.

N'hésitez pas à réclamer plus ample information si les abréviations (tirées de mon planning personnel, destiné au maximum de compacité) ou les détails vous manquent.
(Les horaires indiqués le sont parfois par défaut par le logiciel, vérifiez toujours !)



0. Rétroviseur

Auparavant, les impressions de février :
►#59 La seconde Symphonie en ut de Bizet, « Roma », très mal connue, et pourtant aussi belle que la première ! (Couplage exaltant avec Printemps, et La Damoiselle Élue avec Melody Louledjian.) Voyage à travers l'Île-de-France aussi, en compagnie de l'ONDIF.
►#60 Les Cloches de Rachmaninov, extraits de La Donna Serpente de Casella.
►#61 Symphonie Italienne de d'Indy, bijou d'atmosphères et d'invention poétique, au CRR de Paris.
►#62 La Nuit Transfigurée de Schönberg et le Concerto en ré de Stravinski par la classe de chefs débutants du CNSM.
►#63 Moscou Tchéryomouchki, opérette / musical de Chostakovitch.
►#64 Audition des jeunes ensembles de chambre du CNSM : trios, quatuors, quintettes, à cordes, avec piano, à vent…
►#65 Redécouverte de Pierre-Louis Pollio (maître de chapelle à Dijon et Beauvais au milieu du XVIIIe), dont on a retrouvé les œuvres il y a peu. J'ai été très succinct, parce qu'il y avait trop à dire pour le format, sur le détail du style composite (et sur le motet de son maître Joseph Michel, remarquable).
►#66 Stanislas de Barbeyrac dans Les Nuits d'été, pour ténor !  Découverte du miraculeux pianiste Alphonse Cemin.
►#67 Mahler, Symphonie n°9, Orchestre de Paris, Harding (inclut quelques remarques sur les motifs transformatifs et les coups d'archet écrits, qui mériteraient une notule à l'occasion, mais pas tout de suite…).

Quelques lectures en images :

Et quelques déambulations illustrées :
☼ la forêt d'Écouen enneigée de nuit (on n'y voit à peu près rien, certes) ;
☼ le parc du Château de Versailles sous les frimas ;
☼ grande excursion hardie à travers les champs glacés, 20 km de neige fraîche à flanc de coteau (Presles, Nerville-la-Forêt, Maffliers, Montsoult) ;
☼ balade dans les mousses gelées émergeant de la crue de l'Yonne, sous un ciel d'une pureté immaculée (Bois-le-Roi, Fontaine-sur-Seine, Livry-sur-Seine) ;
retour à Saint-Élisabeth-de-Hongrie-du-Temple (et nouvelles de sa procédure canon).



À présent, la prospective.

J'attire en particulier votre attention sur quelques perles.

(En rouge, les œuvres rarement données – et intéressantes !)
(En bleu, les interprètes à qui je ferais confiance, indépendamment du seul programme.)



A. Opéras & cantates

Cavalli, Il Giasone, à Versailles. Tout à fait rare (et par García-Alarcón, garçon bien informé). Ensuite, je n'ai trop rien à en dire : je trouve que Cavalli appartient à la fourchette basse des compositeurs de l'époque qu'on a rejoués, et je m'explique mal l'attachement qu'on lui porte spécifiquement, ce qui me conduit à un modeste silence.

Gluck, Orphée & Eurydice (version Berlioz). Si jamais vous n'avez pas attentivement regardé la saison de ballet (version Pina Bausch), vous êtes peut-être passé à côté d'une version de cet opéra avec, selon les dates, Wesseling et Hengelbrock !

Auber, Le Domino noir. Une de ses œuvres les plus célèbres – possiblement parce qu'une des plus accessibles au disque, le studio Bonynge avait été largement distribué –, et incontestablement parmi les bons Auber, une intrigue vive, une musique toujours agréable et élégante. Ce n'est pas délirant comme Les Diamants de la Couronne, ni enjôleur comme Haÿdée, cependant on demeure dans cet esprit français de quiproquos charmants. Nettement plus dense musicalement que La Muette de Portici (malgré son ambition, et son importance historique), ou que Fra Diavolo. À partir du 26 à Favart – splendide plateau, comme c'est devenu la règle dans cette maison.

Berlioz, Benvenuto Cellini. Le seul opéra un peu normal de Berlioz, et pourvu de fulgurances incroyables pour autant, surtout dans sa version avec récitatifs. Quels ensembles virtuoses !

Wagner, Rheingold & Walküre par des chanteurs russes (et pas n'importe lesquels, après de nombreux amendements, Nikitin est annoncé en Wotan de la Première Journée !). 24 et 25 à la Philharmonie.

Debussy, L'Enfant Prodigue (couplé avec les Nocturnes et la Mer), par l'Orchestre Lamoureux (tout dépend s'ils ont travaillé…) dirigé par Michel Plasson. Avec Annick Massis et Alexandre Duhamel. Un oratorio très contemplatif et doux, très marqué par Massenet en réalité. Mais très bien fait dans son genre sulpicien. Étonnant qu'il soit donné si régulièrement !

Violeta Cruz, La Princesse légère, à l'Opéra-Comique, après le report. Paraît réjouissant.



B. Musique chorale

Chœurs du Prix de Rome de Saint-Saëns (+ sa Deuxième Symphonie) et Ravel, Saintes-Maries de Paladilhe, Bergamasque & Djinns de Fauré… par le Palais-Royal (instruments d'époque). L'esprit français !
    C'est donné dans l'extraordinaire salle néo-égyptienne de l'antique Conservatoire, où l'on entend désormais peu de concerts.

Saint-Saëns, Fauré, Poulenc, Bernstein : chœurs par Le Vaisseau d'or & Martin Robidoux. Le 5.

Messe de Bernstein (avec participation de Stephen Schwartz pour les textes, le futur auteur de la – géniale – comédie adolescente Wicked, d'après le mauvais roman prequel du Magicien d'Oz).
Un grand bric-à-brac très particulier, pas exactement recueilli, qui ne manque pas de charme. Et chanté par le meilleur chœur symphonique du monde. Les 21 et 22.



C. Musique symphonique

Divertissements de plein air de Haendel par Les Folies Françoises, un des ensembles les plus vivants du circuit, assez peu mis en valeur (ils ont fait une superbe Armide de LULLY en Autriche qui n'a pas tourné en France !).

Gossec, Symphonie Op.3 n°6 (et Concerto n°2 de Saint-Saëns, et Symphonie n°5 de Beethoven) par l'Orchestre de Picardie aux Invalides.

Berlioz, la Symphonie Fantastique donnée dans la salle de sa création !  Par les étudiants de Manchester et du CNSM réunis sous la direction de Markus Stenz.

Franck et Mahler (n°1) sur instruments anciensLes Siècles, le 5.

♦ Une reconstruction de la Symphonie en si mineur de Debussy (il en existe plusieurs, Debussy n'a laissé qu'une partition pour piano) par Colin Matthews (oui, celui qui a orchestré les Préludes, et écrit un Pluton pour compléter le cycle des Planètes de Holst). Pas une œuvre majeure, mais jolie et courte – et puis c'est tellement amusant, d'aller voir une symphonie de Debussy, avec un nom de tonalité de surcroît !  C'est un peu comme les Variations en si bémol majeur de Stockhausen ou la Messe basse en ut de Boulez, le grand frisson de la transgression… Le 1er à Radio-France.

Symphonie n°3 de Sibelius, fantastique mais peu donnée hors intégrale, ici dans le cadre de celle du Philhar'. Le 1er à Radio-France.

Symphonie concertante de Prokofiev, Ouverture de Rouslan & Loudmila, Concerto n°1 de Rachmaninov, par l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire, le 22 (Cité de la Musique ou CNSM ?). Gratuit.

Symphonie n°1 de Weinberg (1942) – il transcrivait lui-même « Vainberg » depuis le cyrillique, mais cette graphie est très peu utilisée.
    La symphonie est écrite dans un langage purement soviétique, très tonal mais où les mélodies claires et populaires ont un effet déceptif, sans cesse des modulations en cours de phrase, des sorties de route. Mais avec une limpidité et une fraîcheur qu'on ne trouve jamais chez Chostakovitch.
    C'est de surcroît un des plus beaux orchestres polonais, le Philharmonique de Varsovie, avec un des tout meilleurs chefs – il y a Antoni Wit, et il y a Jacek Kaspszyk. (C'est donné à la Seine Musicale.)

Messiaen, Des Canyons aux Étoiles. Le 16.

Bernstein, Symphonie n°3. Le 18.



D. Musique de chambre

Quatuor(s?) de Gounod par le Quatuor Cambini (instruments anciens, Julien Chauvin au premier violon) à l'Hôtel de Lauzun (le midi). Ils sont très beaux, étonnamment sophistiqués si vous avez dans l'oreille ses opéras, sa musique sacrée, ses mélodies, quoique très limpides, homophoniques et apaisés.

Dupont, Caplet, Glazounov, Bach, Beethoven, Liszt en musique de chambre à la Légion d'Honneur (le midi).

Quatuor avec piano de Chausson au CNSM, le 6. (Un bijou absolu, souvent enregistré, moins programmé.)

Sonate pour violoncelle et harpe de Durosoir, à l'Ancien Conservatoire, le 7. (Couplage avec Debussy violoncelle-piano et le Trio de Ravel.) Gratuit.

Messiaen, marathon des Catalogues d'Oiseaux par Pierre-Laurent Aimard. 10€ le concert, à la Philharmonie, le 25. Univers complètement fascinant, transfiguration d'une matière concrète et naturelle dans un langage consonant, au sein d'un système parallèle à celui (tonal) auquel nous sommes habitués.

Messiaen, Livre d'orgue. Son œuvre la plus aride, pas la plus aimée non plus, mais très rarement donnée. Le 18.

Œuvres pour orgue et violon de Rădulescu, Escaich, Gandrille. Le 23 au CNSM, gratuit.



E. Lieder, mélodies & airs de cour

Concert de clôture au colloque « Chanter l'actualité de Louis XII à Henri IV ». Hôtel de Lauzun le 22, à 18h (ajouté après génération du fichier, ne figure pas dans le PDF). Je ne me suis pas renseigné sur les conditions d'accès – ça m'intéresse vivement, mais je ne suis pas disponible à cette heure… –, vérifiez si c'est ouvert à tous, tout de même.

Dove ne vai crudele, programme d'airs de cour italiens d'Il Festino avec les solos de Dagmar Šašková. Je n'ai pas encore entendu ce programme-ci, mais leur propos est toujours très stimulant et/ou amusant, et remarquablement exécuté – accompagnements variés et calibrés, langue savoureuse.

Mélodies orchestrales françaises (dont du Théodore Dubois !) par Sandrine Piau et le Concert de la Loge Olympique. Le 23.

Lettres de soldats musiciens anglais & français, songs et mélodies, par des étudiants de Manchester et du CNSM (Classe d'Anne Le Bozec). Les 5 (soir) et 6 (midi).

Classe de direction de chant d'Erika Guiomar, toujours un événement. Il y a eu les arrangements d'œuvres lyriques (ou non) pour piano (Prélude des Gurrelieder, La Mer de Debussy, réminiscences de Thaïs…), il y a eu la soirée Hanns Eisler (que des lieder et mélodrames d'Eisler, parfois déclamés par les pianistes eux-mêmes !), et le niveau est extraordinaire, déjà de très grands artistes. Au CNSM, le 30. Je n'ai pas encore le programme. Gratuit.



F. Théâtre

Phèdre de Sénèque à partir du 29, au Studio de la Comédie-Française (galerie du Carrousel du Louvre). Même aux horaires difficiles (18h30), c'est déjà complet.

Faust de Goethe au Vieux-Colombier à partir du 21. Pas vérifié quel état du texte, ni quelle traduction.

Hugo, Mille francs de récompense, tiré du théâtre en prose et « en liberté ». Pas là qu'on trouve le plus grand Hugo, mais il demeure toujours de solides charpentes, même dans les plus légères. À la Cartoucherie, à partir du 22.

L'intégrale Ibsen au Théâtre du Nord-Ouest (TNO sur le calendrier), de maintenant jusqu'à juin ! Certaines pièces sont simplement lues (par une ou deux personnes, selon les cas), mais beaucoup de très rares sur les scènes françaises sont représentées. Téléchargez le calendrier de l'alternance sur leur site pour vérifieer.
♦♦ J'avertis tout de même sur les conditions, que vous ne soyez pas surpris comme je l'ai été : très petits moyens (quasiment pas de décors ni d'accessoires), textes débités rapidement (une séance à 19h et une à 20h45, dans la même salle !), en général des coupures. Et surtout, des conditions sanitaires délicates : tenace odeur de tabac froid incrustée, ménage fait tous les six mois (ce n'est pas une image, on a demandé…), donc il peut y avoir, en soulevant les décors, de très importantes quantités de poussières dans l'air (suivant la date du dernier ménage). En principe, ils le font au début de chaque nouvelle série, ce doit donc être le bon moment pour y aller !
♦♦ Le TNO se décrit lui-même comme un phalanstère (qui doit plus coûter que rapporter !), il faut le voir comme une volonté militante de mettre en valeur un auteur dans son entièreté, pas en attendre la plus grande expérience de théâtre de votre vie.

Pelléas et Mélisande de Maeterlinck à l'Opéra de Massy !  1er et 2. L'occasion de voir les servantes, ou la scène sur la mort de Marcellus. Il faut réserver en revanche, c'est dans le petit auditorium. Gratuit.

Lectures de Maeterlinck par Loïc Corbery dans la Coupole (le 27).

Ménagerie de verre de Tennessee Williams au T2G (Gennevilliers), à partir du 21.



G. Quelques chouchous

♦ Classe de direction d'orchestre du CNSM avec l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire, en ce moment mon chouchou sur tout Paris. Le 12.



H. Bonnes affaires

Toutes l'année, suite à des ajustements d'emploi du temps (et quelquefois simplement pour aller à un autre concert !) je revends des places, bien placées, pas chères.

Par ici.

(En ce moment, Schumann 2 avec Zimmermann et la Messe de Bernstein.)



Bon mars à vous. Mars redoutable, mars indomptable.

samedi 11 novembre 2017

2017-2018 [n°22→n°27] – futurisme pianistique russe, Kosky, Leonore, Mahler 2, Lauréats du Conservatoire…


Un peu accaparé au travail (car, oui, je…), je n'ai pu achever la notule de la semaine à temps. J'espère y parvenir dans les prochaines dizaines d'heures, mais dans l'attente, puisque j'ai comme d'ordinaire posté un mot dans mes antres habituels, voici quelques réactions aux spectacles vus depuis dimanche dernier.

Concert n°22 → Futurisme russe, le meilleur de la muique universelle pour piano (Alexander Ghindin dans Roslavets, Lourié, Mossolov, Miaskovski)

Concert n°23 → Leonore (version I, sans les coupures) de Beethoven par Jacobs (avec une superbe faute d'orthographe non modifiable)

Concert n°24 → Die Zauberflöte de Mozart par la Komische Oper (mise en scène Barrie Kosky), distribution B/impaire

Concert n°25 → Extroardinaire audition de la classe de direction du CNSM (Coriolan de Beethoven, Haydn 95) par les Lauréats du Conservatoire, le concert symphonique de l'année… (ou sur Twitter)

Concert n°26 → Mahler 2 par le Philhar' de Radio-France et Mikko Franck, avec en prime Dorothea Röschmann. (ou sur Twitter)

Concert n°27 → Mendelssohn, Grieg, Ibert, Stravinski par Thomas Hengelbrock, l'Orchestre de Paris, les Chanteurs d'Oiseaux et de jeunes musiciens et chanteurs du CNSM : Walpurgis, Peer Gynt, Bacchanale, L'Oiseau de feu. (ou sur Twitter)

Il faudra aussi que je parle des étonnantes Sonates pour violon & piano de Vainberg / Weinberg entendues à la Ferme du Buisson de Noisiel la semaine passée (avec Laurent Wagschal), mais d'abord, je vais tâcher de livrer la notule due.

mardi 31 octobre 2017

Don Carlos de Verdi dans sa version originale : l'épreuve de la scène


Je ne vais pas faire de compte-rendu ni de critique, toute la presse spécialisée en parle depuis des mois, tous les commentateurs, avisés ou non, officiels ou amateurs, réguliers ou sporadiques, ont dit leur opinion, à peu près convergente d'ailleurs : superbe plateau dans le genre international, partition un peu longue mais intéressante, direction un peu molle de Jordan, Warlikowski très sage.
Et, surtout, chacun peut, sur le site d'Arte, voir (et récupérer…) la vidéo, et donc aller à l'essentiel sans se contenter du truchement des exégètes.

Je voudrais en revanche, si vous me le permettez (mais si vous lisez ces lignes, il est un peu tard pour vous manifester, tout est déjà écrit et publié, nananère), en profiter pour quelques remarques sur les deux livrets, ainsi que, n'ayons peur de rien, sur le sens du genre opéra.



le peletier
Représentation de la grande salle de l'Opéra Le Peletier, où se tint la création de Don Carlos.



1. De multiples partitions (et livrets)

Sur les différentes versions, je ne puis trop vanter la mirifique notule produite par un carnetiste au regard pénétrant, survolant les états de la partition au service du public ébaubi. En tout cas, elle vous sera utile pour suivre ce parcours comparatif.

Survol de la matière observée.

●  Pour ce qui nous intéresse cette fois-ci, la version française de Camille du Locle (également co-librettiste de Sigurd !) & Joseph Méry est d'abord traduite en italien pour la création londonienne (puis bolognaise) en 1867 par Achille de Lauzières (avec des réaménagements par Angelo Zanardini, dont je n'ai pas vérifié les moments exacts ni l'ampleur : affinements linguistiques, ou seulement pour les parties amendées ensuite par Verdi, dans les passages pas entièrement récrits par Ghislanzoni ?).
● Les parties recomposées après le semi-échec napolitain de 1871 sont, elles, écrites par Antonio Ghislanzoni (le librettique d'Aida).
● De là découlent une version italienne en quatre actes (Milan 1884), supervisée par Verdi, et une autre en cinq actes (Modène 1886, sans le regard du compositeur), qui y adjoint simplement (et honnêtement) l'acte I en italien (sans les Bûcherons, qui ont été donnés en italien et enregistrés par Hold-Garrido, probablement un rétablissement de ce passage par Lauzières pour Londres – joué simplement pendant les répétitions parisiennes, coupé à la création française).

Les deux versions courantes en italien sont donc identiques sur le plan du livret (indépendamment de la présence ou de la suppression de l'acte de Fontainebleau), on peut donc comparer assez facilement les livrets français / italien sans trop tâtillonner sur ce point.
■ Aussi, lorsque je parlerai de version italienne, je parlerai par défaut de la version révisée avec Ghislanzoni, mais il est vrai qu'il existe aussi la version de Lauzières, plus proche de l'origine française. Et, de toute façon, l'essentiel de la traduction italienne, même celle des versions de 1884 et 1886, est de Lauzières. Mon propos portera de toute façon surtout sur la prosodie et l'expression.

Évidemment, l'histoire, calquée sur la pièce de Schiller, est exactement la même entre les différentes partitions – à l'exception près des coupures (les plaintes des Bûcherons pendant l'aumône d'Élisabeth dans la forêt de Fontainebleau ; le travestissement d'Eboli, laborieusement expliqué pendant un quart d'heure dans la version française ; la veillée funèbre de Posa).
[Au passage, notez bien que chez Schiller, le contenu de l'acte I du livret n'est évoqué que par une explication rétrospective de Carlos : la pièce d'origine débute après le mariage funeste, ce qui peut renforcer le choix de la coupure ultérieure, puisqu'il suffit de quelques secondes de récitatif à Verdi pour tout expliquer – « Un autre – et c'est mon père ; un autre, et c'est le roi ! ».]



opéra modène
Teatro Comunale Luciano Pavarotti de Modène, lieu de création de la version italienne en cinq actes qui fait aujourd'hui autorité (1886), quoique sans supervision du compositeur.



2. L'amélioration par la traduction

En revanche, en passant du français à l'italien, le détail des expressions (et du travail prosodique du compositeur) devient, contrairement à ce qui est ordinaire et logique (une déperdition sémantique, voire un dérèglement musical par la traduction), plus riche. C'est ce qui est le plus étonnant ici.

Quelques exemples :

¶ Acte I, duo du feu, voici les accentuations du texte français :
À la guerre,
Ayant pour tente le ciel bleu,
Ramassant ainsi la foure,
On apprend à faire du feu.
En italien :
Alla guerra,
Quando il ciel per tenda abbiam,
Sterpi chiedere alla terra
Per la fiamma noi dobbiam!

Cela n'a l'air de rien, mais les appuis de l'italien paraissent beaucoup plus naturels, la prosodie de Verdi n'étant pas parfaite ici (contrairement à ses deux précédents opéras français, étrangement). Accentuer « ayant » (qui ne porte pas de sens ici), la première syllabe de « ramassant », faire un mélisme sur « on », cela semble un peu bancal, à côté des syllabes fortes ou des mots expressifs. En italien, les accents tombent sur des mots plus typés (« fougère » plutôt que « ramassant », « pour » plutôt que « on », « flamme » plutôt qu'« apprend »), avec plus de régularité, alors que la musique est la même.

On retrouve cela à peine plus loin : « je vais quitter mon père et la France » : « et » est bizarrement allongé, alors que seuls « père » (comme en français) et « insieme » (ensemble / en même temps) le sont en italien.

¶ En de nombreuses reprises, le texte français se répète littéralement, là où l'italien profite de la longueur supplémentaire pour ajouter des nuances.

L'heure fatale est sonnée,
La cruelle destinée
Brise mon rêve si beau !
O destin fatal, ô destin fatal !

En italien, un vers de plus (donc une répétition de moins), avec une glose sur le changement soudain de destinée :

L'ora fatale è suonata !
M'era la vita beata,
Cruda, funesta ora m'appar.
Sparì un sogno così bel !
O destin fatal, destin crudel !

Par ailleurs, le dernier vers utilise deux adjectifs différents en italien.

De même pour les adieux d'Élisabeth à la Comtesse d'Aremberg, « Tu vas revoir la France, / Ah ! porte-lui mes adieux ! » : outre la cheville disgracieuse du « ah ! » qui devient assez pénible lorsqu'elle est plusieurs fois répétée, l'italien adapte aussi la formule la seconde fois (« mon cœur t'y suivra » devient « avec les vœux de mon cœur »). Il en va de même en plusieurs instances, et comme la version française n'est pas toujours adroitement prosodiée par le compositeur, cela s'entend d'autant plus. Rien de honteux, mais beaucoup d'accents sur des syllabes moins expressives, là où Verdi est d'ordinaire l'homme où chaque appui de la langue est exalté par la musique.

¶ Enfin, même les expressions figées, les traits d'esprit (toutes proportions gardées pour un livret d'opéra, n'est-ce pas…) me paraissent affinées dans la traduction italienne, sans que je sache toujours si ce sont lesmots de Lauzières, Zanardini ou Ghislanzoni).

« Toi qui seul es un homme au milieu des humains » devient « Tu che sol sei un uom fra lo stuol uman » (dans la troupe / foule / tourbe humaine).

Ou encore, le grand éclat de Philippe à la fin de son humiliation par l'Inquisiteur : « L'orgueil du roi cède devant l'orgueil du prêtre » fonctionne avec des métonymies plus stylées en italien « Dunque il trono piegar dovrà sempre al altare » (« ainsi le Trône devra toujours céder à l'Autel »). L'abstraction,  le futur, l'adverbe élargissent la situation, trahissent un projet manqué, une vision du monde qui vient de s'effondrer : il a voulu secouer son joug et se retrouve plus étroitement ligoté que jamais.

Pour le quatuor d'outrage à la reine, pour Rodrigue, au lieu de « gronder », la foudre a « brillé » (plus un oracle qu'un pressentiment) ; pour Élisabeth, au lieu de dire « Je suis sur la terre étrangère » (tout le début du vers est plat, sans information), l'italien formule « je suis étrangère sur ce sol », ce qui permet non seulement d'approcher d'un peu plus près la psychologie du personnage (son ressenti plutôt qu'un constat objectif), mais surtout de faire reposer la musique sur des mots expressifs (elle chante une très belle ligne mélodique et exposée dans ce quatuor) plutôt que sur des outils grammaticaux.


Ce sont des détails qui peuvent paraître minimes et pourtant, sur la durée de l'opéra, lorsqu'on passe (comme la plupart des auditieurs) de l'italien au français, une petite frustration de ne pas retrouver le même impact des mots, voire un certain flottement dans les appuis prosodiques, dans le rapport entre la musique et l'expressivité de chaque portion de phrase.



opéra bastille
Vue intérieure des cinq premiers rangs de l'Opéra Bastille.



3. « L'essence de l'Opéra »

L'autre réserve tient à l'interprétation délivrée par le plateau de cette production. Je ne suis pas fier d'être aussi chagrin, mais en assistant à cette représentation, j'ai eu cette impression d'être là parce qu'appartenant déjà à la caste des amateurs d'opéra… mais n'ai jamais été touché par ce que j'ai entendu.

La distance dans la salle, évidemment. Au parterre (mais l'orchestre sonne voilé), aux premiers rangs du premier balcon, oui, Bastille est vraiment très bien. Depuis le deuxième balcon (que ce soit à l'avant ou au fond), on est vraiment loin. Aussi bien pour comprendre le texte que pour percevoir les timbres, l'impact physique des voix – et ne parlons pas du jeu des acteurs, vagues silhouettes. Seul un grand décor spectaculaire, comme les immenses dispositifs du Trittico puccinien de Ronconi, peut vraiment impressionner, depuis cet éloignement.
Pourtant, il m'arrive d'être réellement touché à Bastille. Plutôt par l'orchestre, les jours où il ne boude pas, mais aussi (plus occasionnellement, je l'admets, il faut vraiment des trempes exceptionnelles) par les chanteurs.

On avait cette fois-ci la crème de la crème des vedettes internationales du chant lyrique, et pourtant, la nature des voix embauchées était la première cause de mon manque d'adhésion. Pour deux raisons principales, je crois.

    ♦ La carrière est impitoyable avec les voix. Lorsqu'on découvre un artiste fabuleux pas encore invité sur les plus grandes scènes et qu'on le réécoute, dix ans après son embauche dans les grandes maisons et grands festivals, il n'est plus le meilleur, il s'est forcément fatigué et terni. Parce que les plannings, les rôles plus lourds proposés, les salles plus vastes, les attentes du public (si Kaufmann pousse un peu trop sur un seul aigu, ça fera le tour du monde dans la soirée), tout cela affecte l'instrument. L'âge aussi, mais pas à cette vitesse. Comme les voix les plus héroïques sont rares, dès qu'un chanteur devient en vue, on le pousse vers ces rôles, et simultanément sur les grands plateaux de Vérone, de Salzbourg, du Met, de Paris… les propositions d'engagement se multiplient aussi. C'est une pression considérable portée sur la santé de la voix, et il n'est pas étonnant que, lorsqu'un chanteur devient une vedette, il soit déjà diminué par rapport à sa meilleure période.
    Ce sont pour autant toujours de très grands artistes et techniciens, mais dois-je vraiment être étonné de trouver Kaufmann ou Tézier moins percutants qu'à l'orée de leur carrière intersidérale ?

    ♦ Plus gênant, cela tient encore plus à la technique en vogue. Il est à la mode, pour des raisons mainte fois abordées ici, de chanter assez en arrière, parce qu'on n'aime pas les timbres d'allure nasale (beaucoup plus sonores en salle, ceux qui se sont toujours demandé pourquoi Siegfried faisait moins de bruit que Mime devraient regarder de ce côté-là), parce que les enregistrements sont plus flatteurs avec de la patine obtenue plus en gorge qu'avec le métal dur d'une voix très antérieure (mais qui fend remarquablement l'espace). Mais en chantant plus en arrière, on ne projette plus aussi bien la voix (et on prononce de façon beaucoup plus lâche).
    C'est pourquoi Kaufmann utilise une telle énergie articulatoire pour ne pas être si sonore (il l'est, en réalité, dans les théâtres à l'italienne, mais pas une voix énorme pour Bastille), pourquoi Tézier paraît un peu fatigué (l'émission glisse vers l'arrière au fil des ans avec moins de franchise, donc on entend moins nettement le timbre), pourquoi Abdrazakov ne peut pas réellement nuancer ni changer de couleurs, bloqué en arrière (là encore, dans un petit théâtre, c'est un des meilleurs Philippe actuels, mais à voix égale et résonance plus antérieure, même en conservant son placement russe, il pourrait être autrement souple et sonore), pourquoi le timbre de Garanča ne me parvenait pas vraiment (seulement le halo de sa voix, certes large, mais pas très projetée).
    Autant, au disque, ces voix se parent d'une patine très belle, autant en salle, le spectateur perd sur tous les tableaux : le timbre, la diction sont moins audibles, et la voix a beaucoup moins d'impact – la différence entre la puissance (ils l'ont, ils font beaucoup de décibels, sinon on ne les entendrait pas du tout à Bastille) et la projection (être capable de lancer sa voix sans déperdition jusqu'au fond de la salle).

C'est pourquoi, après avoir entendu les meilleurs chanteurs du monde (et que j'aime beaucoup en d'autres circonstances), je n'étais pas le moins du monde ébranlé. Et ce n'est pas une pétition de principe : je cherche à expliquer, a posteriori, ce qui m'a paru manquer.

Et je trouve – c'est là tout personnel – que le spectateur occasionnel qui irait à Bastille entendre les grands voix du moment, dans cette production comme dans la plupart des autres, passerait finalement à côté de l'essence de l'Opéra, qui est le rapport physique au chant, le grain de voix qui court sur la peau, la proximité théâtrale avec les expressions de la scène… toutes choses que le lieu, associé à ces techniques-là, m'ont interdites pour ce Don Carlos.



Dans l'intervalle de l'écriture de cette notule, j'ai tout de même rédigé un avis sur la production sur le ♥meilleur forum francophone♥. Je ne le reproduis pas ici, considérant qu'il ne flatte pas exactement ma bienveillance et mon ouverture d'esprit – ce que je regrette, même si j'ai tâché de l'exprimer en explicitant autant que possible ma perception et mon approche (ainsi que mon absence d'animosité envers les artistes, pas question de parler de fausses gloires ni d'imposteurs, bien évidemment).

mercredi 25 octobre 2017

Pour accompagner Don Carlos intégral


Les représentations de Don Carlos ont débuté à Paris, et je n'ai toujours pas mentionné les deux notules correspondantes.

● Un petit tour des évolutions de la partition. Celle qu'on joue présentement à la Bastille est la version des répétitions de 1866, avant coupures (dont les Bûcherons avant les Chasseurs au tout début, et le grand ensemble de Déploration sur le corps de Posa), et avant l'introduction du ballet – dommage, alors que la maison a des danseurs payés au mois qu'elle pourrait tout à fait mandater… Mais il est vrai que l'ensemble est déjà fort long – qui peut être à 18h installé sur son siège sans poser une demi-journée, lorsque c'est seulement possible ? En tout cas, c'est un état authentique de la partition.
[Je précise que je n'y vais que ce soir, et que je me repose sur des informations de spectateurs que je n'ai pas encore pu vérifier moi-même.]

● Un autre opéra, jamais remonté depuis des lustres, traite du même sujet, mais dans son miroir des Flandres, non plus dans les coursives du pouvoir, mais là où l'oppression se joue. Patrie ! de Paladilhe est aussi un grand opéra à la française, très spectaculaire et exalté, recelant de nombreuses mélodies prégnantes, de grands ensembles originaux, quantité de situations puissantes. Quelques extraits (maison, de médiocre qualité) placés dans la notule permettent de se mettre en appétit.

mardi 19 septembre 2017

Ce qu'il faut voir au concert, en Île-de-France, en octobre 2017


J'ai (très hypocritement) fait mine de ne pas penser à celui de septembre, mais voici tout de même celui d'octobre.

Je propose un nouveau format : un fichier PDF qui contient toutes les dates relevées. Là encore, retours appréciés sur le caractère utilisable ou non de la chose. Il est généré automatiquement par le calendrier, je n'ai donc pas la possibilité de gérer tous ses paramètres. (Attention, les horaires sont souvent imaginaires, simplement utilisés pour classer visuellement…)

Les symboles ne sont pas particulièrement parlants (§ pour dire que je suis intéressé mais occupé ailleurs, ** pour dire que j'ai des places, pas forcément pour moi et que je revends dans la moitié des cas…).

Parmi les choses les plus intéressantes, voyez :

30 septembre – Mauillon (mais dans du Telemann et du Bach…), avec Alard !
30 septembre – Tamagna, l'un des trois seuls contre-ténors actuels que je trouve intéressants, dans Purcell avec Dumestre !
2 – Quintette de Hahn, Quatuor de Schulhoff !
7 – Nuit du Quatuor, avec notamment le Quatuor de Durosoir au Musée de l'Orangerie !  (cf. brochure )  Attention, les autres années, la queue était telle qu'il fallait être en avance de plusieurs heures pour entrer, donc difficile de viser un concert précis, hélas.
10 – Début des représentations de Don Carlos en version française (pas intégrale, semble-t-il), à la sauce Warlikowski.
13 – Dionysiaques de Schmitt au CNSM.
14 – Les Funérailles de la Foire (avec des bouts de LULLY dedans).
14 – Symphonie avec orgue de Copland (+ Ginastera).
14 – Opéra pot-pourri de Niquet, avec des inédits (La Douée…) et des hits (enfers de Médée de Charpentier). Globalement de tendance assez ramiste – on peut encore l'écouter sur France Musique, captation de Montpellier.
14-20 – Suite de Doctor Atomic d'Adams, Dvořák 9 et du Fujikura par l'ONDIF à travers la région, ça va pulser !
15 – Extraits de tragédies en musique à Saint-Maclou à Pontoise, dont le capital Scanderberg de La Motte, Francœur et F. Rebel !
17 – Cours de chant public au CNSM
18 – Airs italiens par Blandine Staskiewicz.
18-21 – Cassandre de Jarrell, une véritable expérience (hélas à nouveau avec Fanny Ardant que je n'aime guère dans cet exercice).
20 – Bruckner 9 par Saraste et l'OPRF.
20 – Classe du CNSM préparée par Christie dans de grands Monteverdi.
24 – Masterclass de Stephan Genz au CNSM.
24 – Peri, Caccini et autres membres de la Camerata Bardi (Christie).
24 – Rares airs français savoureux par Marianne Crebassa.

Bon appétit !

mardi 8 août 2017

Panorama de la couverture vocale — II


Légende : pour plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne disposons pas d'enregistrements) en vert.



2. Catégories et travaux pratiques

2.1. Voix ouvertes, sans couverture
2.2. Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Ces questions ont été traitées dans la première notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales « pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques précisions.




En avant pour les multiples enjeux de la couverture à l'Opéra !


couverture vocale belle hélène

(et du déshabillé, semble-t-il)



2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture

Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très fortement entre les voix et surtout entre les techniques. 


2.2.2.1. Claire


[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.

Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioni étonne par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié » (le [é] est articulé au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et trompettant, j'avais même publiquement douté qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le phénomène de près. 


2.2.2.2. Mixée

Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo, prince de l'émission mixte, en fait grand usage.

[[]]
Puccini, La Bohème en français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit public.

Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer ;
Il fait trop sombre, pourquoi chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…

Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de « réchauffer » et le [è] de « ruisselle » semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi » est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français (il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ou Nilsson…), mais elles ne sont pas fabriquées à partir de leur endroit habituel, plutôt déplacées vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).

C'est une observation contre-intuitive, parce qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.


École américaine ?

[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles, John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du français de John Aler (en Nadir dans les Pêcheurs de Perles).


École italienne ?

[[]]
Donizetti, L'Elisir d'amore, Tito Schipa.

Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò. Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque [ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa en Nemorino (L'Elisir d'amore).

La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour d'autres formats plus larges et inattendus (où il s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.


Voix dramatiques ?

[[]]
Verdi, La Forza del destino, acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la justesse discutable de l'excellente soprane.


Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui accompagne toujours les aigus ?  C'est l'effet de la voix mixteCarlo Bergonzi détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).

Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.

Al chiostro, all'eremo, ai santi altari
L'oblio, la pace [or] chiegga il guerrier.

Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître, l'ermitage, les saints autels. »

« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga » [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont émises du même endroit. Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection, en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses [i] très francs et libres.]

Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés, correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient un ton trop bas…).

C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît jamais en danger vocalement.


Techniques baroques ?

[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui, j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.

Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe, Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui popularise de Requiem de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant, ça arrive même fréquemment !

Vous l'entendez ici : « et [= eué] si je succômbe », « a bien mérité qu'on l'en prive [= preuïve] ».

Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant l'extension progressive des tessitures et le caractère public des représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore, et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les pays, a fortiori à des époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui, entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler, typiquement !


Voix graves ?

J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage (l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites, et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les procédés (il faut soutenir vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).

Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)

Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).

[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes. Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.

Il duolo della terra nel chiostro ancor ci segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.

Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.

La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend nettement sur les aigus : « la guerra » et « in ciel » semblent tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en parlant, mais quelque chose d'accommodé, de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.


2.2.2.3. Sombre

Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes. Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf. §2.2.1 « étendue de la couverture »).

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Massenet, Werther, Georges Thill.

Georges Thill racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène, ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor ». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce moment pour terminer sa carrière.

Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », « s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le [eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en français parlé.  Le reste de l'air est assez libre tout de même, avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.

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Bizet, Carmen, Georges Thill.

Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », « fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].


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Gounod, Roméo et Juliette, Plácido Domingo.

Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se protéger des voyelles trop ouvertes).

Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.


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Verdi, Otello, Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.

Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé, qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très haut placée pour un ténor dramatique !

Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar » [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la mâchoire s'ouvre très, très largement) :  « del ciel è gloria » [dal ciel ô glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus finaux, simplement la conservation du même placement général.


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Wagner, Die Walküre, fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio Luisi.

Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à un débat-amusette dépourvu de sens sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)

Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre toujours ses médiums et ses graves.

Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien (aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe l'extrait :

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« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée, on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.

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Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et « siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).

Plus net encore pour «  ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de la poignée de l'épée) :

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Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et Brünnhilde).

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Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse technique si vous y prêtez garde.

Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère, a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.

Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.


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Verdi, Don Carlos, Renato Bruson, Scala, Abbado (1978, pour la fameuse captation vidéo entravée par Karajan).

Finissons avec des barytons. Renato Bruson, qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une technique initiale assez stupéfiante.

Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.

On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent, s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.

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À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.

L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations intermédiaires, comme ici Juan Pons dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement individualisées :

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Verdi, Il Trovatore, entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova, Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv, je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).




couverture Freni
Couvrez, c'est bon pour la santé.



Quelques précisions

    Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à l'italien. Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français) ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres (c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de route.
    Et puis, si j'ai quelques notions superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…

    De même, vous aurez peut-être ressenti avec frustration le peu de Wagner, alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas des biais techniques déjà considérables.
    Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas, qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
    Verdi et Gounod me paraissent quand même très indiqués pour l'exercice.

    La couverture existe aussi dans la langue parlée. En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ». Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.


Plus tard

Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la question du degré de couverture, avec l'aperture plus ou moins grande des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.

Ensuite, il nous restera à évoquer les types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le Graal : l'aperto-coperto, très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par en-dessous.

J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et de sa délicate application pédagogique.

Pour une prochaine livraison, donc !

vendredi 30 juin 2017

[Édito] Les opéras rares en Île-de-France : 2016-2017-2018, deux saisons opposées


Entre celle qui s'achève et celle qui s'annonce, je ne puis me retenir de considérer que le contraste est brutal.


A. Pénurie de 2017-2018

    La saison prochaine, l'Opéra de Paris ne programme aucun opéra rare (déjà la tendance depuis l'arrivée de Lissner, mais vu sa connaissance du répertoire, on peut difficilement lui reprocher de vouloir découvrir les classiques), les Champs-Élysées se recentrent sur l'opéra italien grand public ou glotto-compatible (seria avec falsettistes, Rossini, Verdi), l'Athénée propose peu de grandes productions lyriques, Bru Zane ne finance qu'un Faust de Gounod (certes en version originale inédite, mais on ne peut pas parler de découverte vertigineuse d'une œuvre occulte d'un style nouveau !), et à Versailles le CMBV ne fait aucune grande recréation français comme c'était d'ordinaire le cas (je m'en étais ému à la parution du programme), se contentant de donner deux LULLY (la dernière production d'Alceste dans la région a dix ans, et encore moins pour Phaëton) – en revanche, Chateau de Versailles Spectacles programme aussi des Cavalli rares et très bien distribués (cela m'intéresse beaucoup moins que leurs F. Caccini ou Rossi, mais c'est incontestablement du neuf). Le CNSM, lui, proposera Giulio Cesare in Egitto pour sa grande production scénique annuelle.
    À cela s'ajoute que les maisons qui contribuaient à l'ouverture des horizons, comme Saint-Quentin-en-Yvelines (le Ring de poche de Dove-Vick, L'Élixir d'amour sur instruments anciens, Chimène de Sacchini…) ou Herblay (Vanessa de Barber, Zanetto de Mascagni, Abu Hassan de Weber, Falstaff de Salieri et dernièrement du seria inédit) ne proposent l'année prochaine, en opéra, que la production de l'ARCAL de… Dido and Æneas de Purcell, probablement l'œuvre la plus donnée de toutes (notamment dans les petites maisons), du fait de ses faibles coûts de production (que des petits rôles faciles à distribuer, un petit orchestre, une œuvre courte qui coûte moins à préparer, qui se vend mieux au public, un drame très ramassé et payant…). Ce n'est pas mal du tout, c'est une œuvre qui peut se voir de plein de façons, mais quand on comptait sur ces maisons, quitte à traverser toute l'Île-de-France au sortir d'une semaine de boulot (combien de fois ai-je joint les confins de l'Oise à Saint-Quentin…), c'est un peu en vain pour la saison qui s'annonce.

Reste l'Opéra-Comique, qui proposera la Nonne sanglante de Gounod, dont on ne dispose que d'un disque CPO (très bon, mais on peut faire plus précis linguistiquement et stylistiquement), et qu'on ne joue jamais. Mais c'est pour la saison (suivant désormais l'année civile) 2018, pas encore annoncée officiellement, et septembre à décembre, ce sera seulement Mozart, Rossini et la création de Manoury (miam, cela dit, mais la création pure répond encore à d'autres enjeux).



lupanar garnier
Lieu de toute évidence inspiré de l'atmosphère du Palais Garnier dans Twin Peaks.



B. Comparaison biaisée


À la décharge de toutes ces vénérables institutions, il est vrai que la saison qui vient de s'achever était particulièrement exceptionnelle en matière de recréations d'opéras (et pour la plupart en version scénique !) :
♦ Opéra de Paris : rien, mais Fleur de neige de Rimski-Korsakov n'avait plus été donnée depuis de l'époque de la troupe, et peut-être plutôt à la Radio qu'à l'Opéra, une véritable rareté en France ;
♦ Philharmonie : La Pucelle d'Orléans de Tchaïkovski, de même, pas une première absolue (encore que, en France, fut-ce déjà donné ?), mais un très réel dépaysement ;
♦ Champs-Élysées : La Reine de Chypre d'Halévy (Bru Zane) ;
♦ Opéra-Comique : Le Timbre d'argent de Saint-Saëns (et, jamais reprise en version scénique, Alcione de Marais) :
♦ Versailles : Les Horaces de Salieri (CMBV, Bru Zane), Proserpine de Saint-Saëns (Bru Zane) ;
♦ Athénée : L'Île du Rêve de R. Hahn, The Lighthouse de P.M. Davies (création française ?) ;
♦ Bouffes du Nord : Phèdre de Lemoyne (Bru Zane) ;
♦ Saint-Quentin / Herblay / Massy / ARCAL : Chimène de Sacchini ;
♦ CNSM : Il Matrimonio segreto de Cimarosa (pas redonné depuis Rousset il y a quinze ans, je crois) ;
♦ CRR : des extraits de Médée et Jason de Salomon, d'Axur re d'Ormuz de Salieri…

C'est-à-dire 3 tragédies en musique totalement inédites (dont Lemoyne dont on ne disposait de rien) ; 4 partitions romantiques assez ambitieuses, là aussi jamais remontées ; 2 fleurons du répertoire russe jamais entendus, dans une vie de spectateur du moins, en France.

Il est vrai que lorsque, dans la même semaine, il fallait enchaîner Les Horaces et Proserpine, ou encore Phèdre, Chypre et le Timbre, on ne pouvait qu'être frappé par l'étonnante surabondance (des œuvres de surcroît particulièrement abouties, et très adéquatement servies).



C. La totalité du tableau

Pour la saison prochaine, en matière d'opéra, il faudra donc se contenter de semi-raretés, souvent liées à une œuvre par ailleurs très bien connue : Leonore de Beethoven à la Philharmonie, Don Carlos de Verdi à l'Opéra Bastille, formes primitives à peu près jamais données en France d'œuvres qui y sont par ailleurs très fréquemment représentées. Beethoven par Jacobs suscite la curiosité évidemment, de même que Don Carlos dans une version qu'on espère assez complète (sans doute avec la déploration, peut-être aussi avec les Bûcherons et le ballet complet), servi par deux superbes distribution (au français encore incertain pour la seconde, avec Gerzmava, Černoch et Gubanova).

Mais, si on veut être tout à fait honnête, la saison apportera aussi son lot de raretés lyriques, certes plutôt du côté de l'oratorio (où c'était bombance à la Philharmonie, cette année déjà : Elias de Mendelssohn, Szenen aus Goethes Faust de Schumann, Le Paradis et la Péri du même, El Niño d'Adams…) : Elias à nouveau (avec les couleurs encore plus typées anciennes de Fribourg !), The Dream of Gerontius d'Elgar, la Messe de Bernstein, la Sinfonia de Berio, et surtout, celui-là hors de la Philharmonie, le bijou absolu (et très rare en France) Christus am Ölberge de Beethoven.

Par ailleurs, une bonne partie des inédits provient chaque saison d'associations moins officielles, comme les Frivolités Parisiennes dans le répertoire léger (pour la saison qui vient de s'achever : Ce qui plaît aux hommes de Delibes, Le Petit-Duc de Lecocq, Gosse de riche d'Yvain), ou la Compagnie de L'Oiseleur (avec accompagnements clavier assez extraordinaires), qui vient de révéler le Stabat Mater de Grandval, Le Passant de Paladilhe et surtout le legs d'André Bloch, avec Antigone (très belle cantate du prix de Rome) et l'incroyable opéra féerico-sarcastique Brocéliande même avec piano, une explosion de fantaisie et de couleurs, quelque chose de L'Enfant et les Sortilèges, mais avec un bon livret et une couleur musicale quelque part entre Massenet et Chausson.

Les Conservatoires aussi proposent quelquefois des titres imprévus, ou les ensembles amateurs. Il faut rester à l'affût. Mais, clairement, pour les exhumations à gros moyen et l'orientation des politiques des salles, ce seront un peu les vaches maigres pour les opéras, hors de Favart. Le Tribut de Zamora de Gounod, attendu depuis si longtemps, n'est redonné par Bru Zane qu'à Munich !

Je n'ai pas encore exploré l'offre en province pour la saison à venir (peut-être l'objet d'une notule à la rentrée, comme la saison dernière ?), mais c'est évidemment une alternative toujours possible pour les plus junkies d'entre nous.



hangar à bateau Bastille
Reproduction à l'échelle inférieure de la grande salle de l'Opéra de Paris.



D. Conclusions

Considérant la quantité d'offre, il y a largement de quoi s'occuper (même sans mentionner la possibilité d'aller écouter davantage de musique de chambre ou de faire davantage d'expositions…), ce n'est pas du tout un drame. Mais, pour la documentation du répertoire, la dynamique de fournir, chaque année, des nouveautés à un public motivé, tirées du patrimoine, c'est une saison peu ambitieuse.

C'est surtout agaçant lorsque les moyens financiers colossaux, comme à l'Opéra de Paris, permettraient aisément une prise de risque modérée (un italien moins célèbre, un Verdi rare, un baroque français hors Rameau ou un classique hors Gluck, un contemporain de Mozart, un Massenet moins couru, un thème vendeur comme Le Vampire de Marschner, Notre-Dame de Paris par Schmidt ou Giulietta e Romeo de Vaccai…) – je ne demande pas de monter dans la même saison Antar de Dupont, Thora på Rimol de Borgstrøm, Merry Mount de Hanson et Nikola Šubić Zrinski de Zajc.

Et pourtant, ce serait possible, considérant que l'attraction de la maison est telle que malgré des prix prohibitifs et un confort visuel et sonore spartiate dans les deux salles, le remplissage avoisine les 100%, raretés ou pas, dès que ce n'est pas un répertoire trop exigeant. Au contraire, l'ONP persiste à distribuer des gens qui ne parlent pas les langues des œuvres dans des titres peu originaux, alors que sa puissance financière et son prestige lui permettraient de faire un carton plein avec des ouvrages un peu moins rebattus que les Mozart, Rossini, Verdi, Wagner, Puccini les plus célèbres – qu'il faut aussi donner, bien sûr, mais pas à l'exclusion de tout autre patrimoine…

Certes, dans les deux hangars qui lui servent d'écrin, ce serait un peu du gâchis, mais au moins on aurait l'impression que la maison remplit une mission qui excède celle du musée pittoresque pour touristes ou du peep-show glottique international.

lundi 27 mars 2017

Le défilé d'Avril


Tradition de toujours. Bilan du mois écoulé. Et quelques recommandations pour ne pas manquer tous ces beaux concerts cachés d'avril.
Cette fois encore, pour des raisons de praticité, je me limite à une petite expansion de ce que j'ai déjà collecté pour mon usage personnel, donc en région Île-de-France essentiellement. La sélection ne se limite pas à Paris ou, du moins, est faite après la lecture des programmes de la plupart des théâtres de la région – en musique en tout cas, puisque l'offre de théâtre est tellement incommensurable que je me limite à indiquer quelques-unes de mes marottes.



mars 2017
Diagonale de putti dans les loges de l'Oratoire du Louvre, sous les tribunes.



1. Les combats de mars

Quelques aventures sont encore prévues pour la dernière semaine du mois, mais il faut bien effectuer un bilan avant le 1er avril pour annoncer les concerts dignes d'intérêt…

Les renoncements sont toujours inévitables, et j'ai dû abandonner, pour raisons tantôt personnelles, tantôt professionnelles (tantôt envie de faire autre chose que des concerts, aussi…) :
Le jeune Sage et le vieux Fou de Méhul (certes un de ses opéras comiques un peu légers) à la BNF (tellement bien annoncé que je l'ai découvert une heure avant le concert), étant déjà accompagné pour la Tragédie de Salomé intégrale de Florent Schmitt (ce qui est au demeurant un choix très défendable) ;
– le Retour d'Ulysse de Monteverdi dans une fulgurante distribution ;
– le Boccanegra luxueux en diable de Monte-Carlo (Radvanovsky, Vargas, Tézier, Kowaljow…) ;
– le concert Copland-Barber-Bernstein de l'ONDIF, que j'irai plutôt voir à Montereau (qu'il est beau de voyager, dit-on dans cet opéra) ;
– enfin et surtout, la grande rétrospective de la création contemporaine officielle depuis 50 ans, à la Cité de la Musique (avec de très beaux choix de programme par l'EIC) ; mais le même soir que la Jehanne de Tchaïkovski, je n'avais guère de choix en réalité.

Ne croyez donc pas que je les aie boudés par mépris.

Par ailleurs, il y avait déjà de quoi s'occuper, avec 11 soirées rien qu'entre le 2 et le 25 mars.



♣ Pas toujours des inédits mondiaux, mais des choses qui ne passent que très exceptionnellement en France (voire dans le monde…) :

♣♣ La Pucelle d'Orléans de Tchaïkovski. Par le Bolchoï de surcroît : orchestre, chœur et troupe de solistes !  L'opéra n'est à peu près jamais donné hors de Russie (où il n'est pas exactement un standard non plus), et le disque n'en documente que deux versions, assez anciennes (la plus récente date des années 70). C'est une étrangeté, puisque composée juste après Onéguine, elle marque, comme Mazeppa écrit juste après (et contrairement à l'Enchanteresse, à la Dame de Pique et à Iolanta qui achèvent sa carrière lyrique), une sorte de retour vers un genre plus formel du grand opéra historique, même musicalement. Les récitatifs y sont en effet assez rigides, les airs et numéros assez longs, pas du tout effleurés comme dans Onéguine (où Tchaïkovski a vraiment épousé au plus près son sujet !). Néanmoins, plusieurs grands moments de grâce, en particulier les grands ensembles et les scènes de foule, et surtout les préludes de chaque tableau, où l'on retrouve toute la virtuosité purement musicale (harmonie, orchestrtion) de Tchaïkovski.
♣♣♣♣ L'opéra s'écarte évidemment des sources historiques, puisque Jehanne y vit une histoire d'amour qui, dans une lecture assez mystique (façon Samson) et décadente, consume ses forces et lui fait perdre sa légitimité. C'est à Chinon, lors de la présentation de Jeanne, qu'on annonce le siège compromis d'Orléans, et c'est son propre père qui la maudit ;  marchant ensuite à peu près seule (avec son semi-amant) dans le forêt, elle se fait capturer par les Anglais. Chaque acte développe un lieu différent de façon assez habile : Domrémy, Chinon, Reims, Rouen.
♣♣♣♣ L'Orchestre du Bolchoï n'est plus très typé (hors les remarquables cors translucides assez caractéristiques), la différence passe, à tout prendre, plutôt par le style du portamento (ports de voix) des violons dans les phrasés lyriques. Le Chœur, lui, est à couper le souffle : n'importe quel choriste pourrait chanter à Bastille demain – les volumes et la perfection des voix, sans jamais sembler désagréablement écrasants comme d'autres chœurs de quasi-solistes (Chœur de Radio-France, la plupart des chœurs d'opéra de France et d'Italie…). Côté troupe, Anna Smirnova révèle à quel point la tessiture très centrale du rôle-titre, recouverte par l'orchestre, doit être un problème insurmontable pour le distribuer à tout autre qu'elle ; Bogdan Volkov (Raymond, son soupirant de Domrémy) comme toujours très élégant, Oleg Dolgov (Charles VII), autre ténor limpide et élancé à la russe (toujours ces dégradés de couleurs), superbe Anna Nechaeva (Agnès Sorel), très charismatique dans un rôle très court… et par-dessus tout Stanislav Trofimov (l'Archevêque), une voix quelque part entre Kurt Moll et Martti Talvela, à la fois noire et lumineuse, profonde et pure, grave et très aisée dans l'aigu. Mon chouchou personnel, l'Ange de Marta Danusevich : une voix de soprano dont le timbre très fruité paraît celui d'un mezzo lyrique, avec une richesse de coloris rare chez les voix hautes. Et qui surmonte le chœur sans la moindre peine.

♣♣ La Deuxième Symphonie de Nielsen (voir présentation) par l'ONF et le spécialiste (parmi la poignée des tout meilleurs) John Storgårds. L'une des plus belles symphonies de tout les temps, aussi considérable que la Quatrième à mon sens (quoique moins complexe). En tout cas dans mon TOP 5 du premier vingtième (il y aurait aussi van Gilse 2, Schmidt 2, Sibelius 7, Walton 1 – pour le top 10, Atterberg 1, Alfvén 4 et Madetoja 2, assurément). Chaque mouvement est à la fois fascinant et exaltant, culminant dans la reprise en climax du thème du mouvement lent…
♣♣♣♣ Ce soir-là, le grain naturel et tranchant des cordes de l'ONF des grands jours en faisait le meilleur orchestre du monde. Et pour ne rien gâcher, nous eûmes le plaisir d'entendre en vrai Fanny Clamagirand que j'admire depuis longtemps – pas un gros son, mais une beauté de timbre et un goût parfaits. La création d'Édith Canat de Chizy n'était pas pénible que son ordinaire, à défaut d'imprimer le moindre début de sentiment de nécessité – la suite d'effets traditionnels, sans propos thématique / structurel / climatique identifiable. En n'essayant pas trop de s'intéresser au propos fuyant, le temps passe sans douleur. En bis, une splendide sarabande de Bach (comme après chaque concerto pour violon, certes).
♣♣♣♣ Accueil toujours aussi catastrophique à Radio-France : sécurité peu respectueuse (tout le contenu du sac retourné sans ménagement et sans demander l'autorisation – en principe, on enseigne l'inverse aux agents), replacement de force du public, même si les places d'arrivée sont moins bonnes (alors qu'en principe, on propose ce genre de chose). Toujours l'impression, donc, d'être à peine toléré alors qu'on a payé sa place et qu'on voudrait juste ne pas être traité comme un délinquant pour vouloir entrer dans la salle puis s'asseoir à sa place.
♣♣♣♣ Salle remplie au quart (uniquement les parties de face, et pas en entier, sur deux étages des trois) : entre les artistes formidables mais peu célèbres, Nielsen 2 qui n'est pas encore dans les habitudes du public symphonique, et la création de Canat de Chizy, trop bien connue, il est vrai qu'on avait cumulé les paramètres de désaffection (il aurait fallu un concerto de Tchaïkovski avec Jansen en première partie, et mettre Clamagirand-Chizy dans un concert avec Mahler 4 ou Beethoven 5 en seconde partie…).

♣♣ La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt, dans sa version originelle et intégrale pour petit orchestre (bois par 1). Un superbe cadeau d'Alain Altinoglu pour sa classe de direction d'orchestre au CNSM… Présentation de l'œuvre (et éloge des musiciens) faite tout récemment.



♪ D'autres raretés, peut-être pas majeures, mais très intéressantes.

Il Matrimonio segreto de Domenico Cimarosa, un opéra bouffe sur sujet domestique, succès immense et emblématique à son époque – dès la création, bien avant la vénération bruyante de Stendhal. Il m'est difficile, je l'avoue, de m'immerger totalement dans une œuvre théâtrale aussi fragmentée (discontinuité maximale entre de jolis airs très mélodiques qui évoluent peu, et les récitatifs secs), et les coupures réalisées par Patrick Davin, pour une fois, se défendent – sans quoi le spectacle aurait été très long, et pas forcément plus riche (ce n'est pas comme couper du Richard Strauss d'une heure et demie). Surtout, Cécile Roussat et Julien Lubek, une fois encore (témoin leur Dido and Æneas de Rouen) montrent qu'ils sont les metteurs en scène actuels les plus capables d'animer une scène, même conçue comme immobile. Quoi qu'on pense de la musique et du livret (de Giovanni Bertati, celui qui invente la mort liminaire du Commandeur dans les multiples refontes de Don Juan), le résultat était un grand moment de théâtre. La principale réserve tient au style de l'Orchestre du CNSM, que Patrick Davin fait sonner comme le studio Sanzogno… donc peu sensible aux « nouveaux » apports musicologiques des soixante dernières années, disons.
♫♫ Les jeunes chanteurs, bien connus de nos services, sont remarquables, en particulier Harmonie Deschamps, Marie Perbost (mainte fois louées en ces lieux), et par-dessus tout Jean-Christophe Lanièce qui révèle, en plus de ses talents connus de chanteur et diseur, un charisme d'acteur phénoménal. Par ailleurs, la voix paraît différente en italien, moins centrée sur la couleur et davantage sur l'éclat, s'adaptant ainsi idéalement au répertoire.

Les Saisons de Haydn dans la version (en français) de leur création française (selon le vœu d'adaptation vernaculaire de Haydn). Musiciens du Palais-Royal dirigés par Jean-Philippe Sarcos dans la salle néo-égyptienne de l'antique Conservatoire de Paris. Il y a quelque chose de particulier à entendre cette musique dans la salle où l'on joua pour la première fois les Symphonies parisiennes de Haydn, la Fantastique de Berlioz, et où l'on donna pour la première fois Beethoven en France… de quoi méditer sur le son des origines (acoustique assez sèche, lieu d'où l'on entend bien partout, atmosphère assez intime, et même une certaine promiscuité dans les loges).
♫♫ Pour le reste, je ne suis pas un inconditionnel des oratorios de Haydn : de très belles choses, mais l'ensemble me touche peu. La plus-value du français n'était pas aussi bien mise en valeur que pour la Création, si bien que mon intérêt s'est un peu émoussé, je dois l'avouer, sans que l'œuvre soit en cause.
♫♫ J'ai trouvé le français des interprètes (même Clémence Barrabé !) et du chœur très correct, mais assez peu généreux vu le projet (Sébastien Obrecht, ayant travaillé la partition en 48h, étant plus expansif que ses compères). Alors que pour la Création, la limpidité du chœur (mais il n'était pas constitué des mêmes personnes, quoique portant le même nom…) et les couleurs de l'orchestre m'avaient ravi, j'ai trouvé cette fois l'orchestre plus limité (par rapport à la concurrence superlative en tout cas) et le chœur plus indifférent au paramètre linguistique. Pour finir, Aimery Lefèvre devrait vraiment s'interroger : en chantant aussi engorgé, il est inintelligible, la voix ne porte pas du tout, et ses aigus sont difficiles (ce qui, pour un baryton aussi jeune, est quand même peu rassurant). C'était déjà une tendance dans David et Jonathas il y a trois ou quatre ans, mais la voix commence vraiment à en souffrir désormais.




♥ Des tubes personnels :

♥♥ In Taverna avec l'ensemble Il Festino – et Dagmar Šašková, la meilleure chanteuse du monde. Programme entendu en septembre 2009, et que je cherchais absolument à entendre : des airs à boire de Moulinié et LULLY, entrecoupés de déclamation en prononciation restituée (par le virtuose Julien Cigana) d'extraits d'éloges du jus de la treille par La Fontaine, Rabelais, Saint-Amant ou Scarron !
De quoi se mettre en train le dimanche à 10h du matin. L'heure a sans doute un peu brouillé les cordes de la chanteuse, moins à son faîte que de coutume, mais ce programme est simplement grisant, à tout point de vue, l'une de mes grandes expériences de spectateur. (Il fallait pour cela se déplacer au Conservatoire de Puteaux un dimanche matin assez tôt, mais qui peut mettre un prix sur le bonheur ?)

♥♥ Le Concerto pour la Nuit de Noël de Corelli (par Karajan ou par les meilleurs baroqueux, toujours bouleversant, là où tout le reste de Corelli paraît tellement plus décoratif…), une Suite tirée d'Atys de LULLY. Et puis des extraits des Vêpres de la Vierge de Monteverdi et la musique pour les Soupers du comte d'Artois de Francœur. C'était le concert d'inauguration de la section musique ancienne du tout récent OJIF (Orchestre des Jeunes d'Île-de-France), censé être une formation de haut niveau auto-professionnalisante, créée au printemps dernier. Très bien exécuté (plein d'éloges et de petites réserves à émettre, bien sûr), mais les conditions climatiques extrêmes laissaient peu le loisir d'être ému : la porte largement ouverte sur la rue a vidé l'Oratoire du Louvre de toute sa chaleur… un concert assis immobile à 10°C, c'est plus pénible qu'exaltant, clairement. Un peu comme écouter Mozart pendant qu'on vous arrache les ongles. Ou comme écouter du Glass dans un jacuzzi avec une authentique glace italienne à la main sous le soleil toscan. Difficile de se départir de la douleur.



♠ Oserai-je le confesser ?  J'ai aussi assisté à des concerts d'un conformisme vertigineux – et passé un excellent moment.

♠♠ Symphonie n°38 de Mozart par l'Orchestre de Paris à la Philharmonie. (Certes, parce que je n'ai pas réussi à revendre ma place, je croyais que c'était la seule œuvre au programme, et que Zacharias dirigeait…) Inséré au sein d'un bizarre spectacle racontant vaguement la relation de W.A. avec Leopold.
♠♠♠♠ Outre que la (magnifique) symphonie était assez bien jouée (je l'aime avec plus de tranchant, mais ce n'était nullement mou) et que le tarif était ridiculement attractif (20€ pour toutes les places), expérience très intéressante pour observer un public vraiment différent. Les gens ont systématiquement applaudi entre les mouvements, et personne ne leur a dit chut ! – voilà une excellente preuve qu'il ne s'agit pas d'initiés. Et ils ont hésité en réclamant le bis, je crois qu'ils attendaient une conclusion (moi aussi, à vrai dire), puisque Mozart et son père s'asseoient pour regarder la symphonie (et le tout durait à peine plus d'une heure), on pourrait attendre une petite fin théâtrale… Le violon solo Philippe Aïche, dans son élégance habituelle, se lève alors et entraîne l'orchestre avec un geste qui semble dire vous avez pas assez applaudi, tant pis pour vous – on dit toujours qu'on veut s'ouvrir, mais on préfère quand même traiter avec ses semblables, pas avec les bouseux qui découvrent le concert.
♠♠♠♠ J'essaierai de produire une notule pour explorer cette question des codes du concert et plus largement de la compréhension de la musique classique – y a-t-il des limites à ce qu'on peut faire aimer à un auditeur occasionnel ?  Perçoit-on réellement l'essence des œuvres quand on n'est pas musicien / mélomane aguerri ?  Sujet passionnant (et inconfortable).

♠♠ Symphonies 1, 4 et 7 de Beethoven par l'Orchestre des Champs-Élysées et Herreweghe. Enfin pu entendre la Première en vrai… du niveau des plus grandes. Et la dernière notule traite justement de la Quatrième. Herreweghe ne cherche pas l'effet, tout est joué avec simplicité, une sorte d'exécution-type sur instruments anciens, et cette musique est déjà si forte que c'est assez parfait – en tout cas ce que je cherchais ce soir-là. Étrangement, la 7 (pourtant à peine plus entendue que la 1 sur ma platine…) m'a moins fortement touché – peut-être parce que j'entendais la 1 pour la première fois (la 7 que pour la seconde, cela dit, et à 15 ans d'intervalle…), et que je me convertissais enfin résolument à la 4.

♠♠ Les Nuits d'Été de Berlioz dans sa version (originale) pour baryton, par Christian Gerhaher… la franchise du texte (il ose de ces sons ouverts !) est exceptionnelle, et le caractère plus « parlé » d'un timbre de baryton tire l'œuvre hors des évocations vaporeuses habituelles vers du texte brut – Théophile Gautier en paraît presque sauvage et échevelé !  Par ailleurs les Pièces opus 16 de Schönberg, que j'aime beaucoup, mais qui en concert manquent justement de direction, de propos continu. D'éphémères belles associations de timbre. Et pour finir, la Deuxième Symphonie de Schumann dirigée par Daniel Harding : le public a trouvé le Mahler Jugendesorchester formidable, et il l'est d'ordinaire… pourtant, je lui ai (i.e. nous lui avons, un contributeur de CSS y était aussi…) trouvé un petit manque de tranchant, une superposition des timbres pas toujours parfaite, quelques flottements (et même un trait de violons vilainement raté) : les moments les plus rapides leur imposaient la performance, et ils étaient alors remarquables, mais le reste du temps, il manquait un rien d'abandon ou d'intensité, difficile à définir. Considérant leur âge visiblement très tendre, c'est probablement le début d'une session, et on entendait surtout la différence avec les orchestres permanents qui jouent ensemble depuis des décennies.
♠♠♠♠ En tout cas, contrairement à ce qu'on peut supposer (le Jugendesorchester, parrainé par Abbado, à sélection internationale, multi-enregistré), les élèves du CNSM, entendus en janvier dans la même œuvre, était deux coudées au-dessus (au niveau des plus grands), aussi bien en matière de précision que d'enthousiasme palpable.
♠♠♠♠ Il faudra bientôt songer à imposer des quotas paritaires dans les cordes : trois hommes (dont le violoncelle solo, certes, et deux dernières chaises en violon). Tout le reste constitué de jeunes filles (toutes blanches, ouf, on peut encore travailler à diversifier le recrutement).



♦ Pour finir, du théâtre :

♦♦ Suddenly Last Summer de Tennessee Williams, à l'Odéon. Braunschweig y retrouve les lents dévoilements des pièces d'Ibsen, tout étant centré autour du récit du souvenir indicible de la mort de celui dont tout le monde parle… à la différence que le dévoilement est ici souhaité (et clôt la pièce, en sauvant peut-être les personnages), et non vu avec effroi comme inévitable et destructeur. Belle pièce néanmoins, plutôt bien dite, dans un jardin en plastique pas très élégant et une mise en scène pas très mobile mais fluide, où l'on ne retrouve pas les tropismes de Braunschweig pour les pull gris et les murs en noir et blanc.
♦♦♦♦ Les comédiens sont lourdement sonorisés, mais peut-il en aller autrement dans la salle de 1819, très vaste, et en tout cas très haute ?  Pourtant, c'était le siège du Second Théâtre-Français, là où Berlioz connut ses émois shakespeariens, là où Sarah Bernhardt jouait Racine…  Voilà qui repose grandement la question de notre acceptation du son qui n'immerge pas, ou, plus grave, de la technique vocale des comédiens d'aujourd'hui. Vastes sujets.



Il est temps à présent d'interroger avril.



avril 2017
Putti-atlantes dans la salle de 1819 de l'Odéon, sous le regard du mascaron.



2. La pelote d'Avril

Les vacances scolaires de la zone C font toujours décroître (pour une raison inconnue) l'offre francilienne. Il y a néanmoins de quoi s'occuper. Parmi tout ce qu'on peut voir, quelques soirées dont vous avez peut-être raté l'annonce.
(Organisé plus ou moins par ordre de composition à l'intérieur par catégorie.)


► Lieder et autres monodies vocales :
■ Le 29, Hôtel de Soubise, Eva Zaïcik chante Léandre et Héro de Clérambault, la Deuxième Leçon de Ténèbres de Couperin et une cantate pastorale de Montéclair. Générosité et grande expression au programme avec elle !
■ À la Cité de la Musique, Lehmkuhl et Barbeyrac chantent des lieder de Schubert orchestrés. Avec Accentus et Insula Orchestra, le 27.
■ Lieder de Clara & Robert Schumann, de Brahms aussi, le 20 midi par Adèle Charvet (Orsay ou Petit-Palais).
■ Lieder de Liszt, Wagner, Brahms, Weill, Stolz, Zeira… et Viardot, par la mezzo Hagar Sharvit, aux Abbesses le 23.
■ Pot-pourri des Lunaisiens avec Isabelle Druet, salle Turenne le 21.


► Opéra :
■ Je signale en passant qu'à Rennes, le 6, l'ensemble Azur donnera des chœurs tirés des Noces de Thétis et Pélée de Collasse, l'un des ouvrages les plus repris de la tragédie en musique, et qui attend toujours d'être intégralement remonté de nos jours.
■ Bien sûr Alcyone de Marais à l'Opéra-Comique ) : à partir du 26, Jordi Savall y rejoue l'œuvre qu'on n'a guère dû entendre depuis l'ère disque Minkowski, au début des années 1990. Je ne trouve pas tout à fait mon compte dans les opéras de Marais, plus un musicien sophistiqué qu'un maître du récitatif et de l'expression verbale fine, mais il faut admettre qu'Alcyone, malgré le risible livret du redoutable Houdar de La Motte, a ses moments spectaculaires, dont la tempête dont le figuralisme et les moyens nouveaux (pour partie italiens, mais pas seulement) firent date. Même si Savall m'a plutôt effrayé lorsque je l'ai entendu (il y a près de quinze ans) en jouer la Suite de danses (que c'était sec !), l'équipe dont il s'entoure plaide pour le sérieux de l'entreprise (quelle distribution vertigineuse !).
La Fille des Neiges de Rimski-Korsakov à Bastille, évidemment, même si la relecture sexu(alis)ée de Tcherniakov ne sera pas forcément propice à la découverte candide, disons.
■ Une opérette mal connue de Maurice Yvain, Gosse de riche, au Théâtre Trévise (L'inverse par les Frivolités Parisiennes, les 12 et 19 ; de la musique légère, mais qui sera encore une fois servie au plus haut niveau, jouée avec la rigueur d'un Wagner mais l'entrain de jeunes passionnés. d'un ballet joué par l'Orchestre de l'Opéra, donc.)
■ Des extraits de Licht, le méga-opéra de Stockhausen présentés pour tous publics à 10h et 14h dans la semaine du 24, à l'Opéra-Comique. Cela reprend aussi en septembre. Très intriguant (d'autant qu'il y a vraiment de tout dans cet opéra, du récitatif de musical jusqu'aux œuvres instrumentales les plus expérimentales…).
The Lighthouse de Peter Maxwell Davies à l'Athénée à partir du 21, un opéra-thriller assez terrifiant, dans le goût du Tour d'écrou : les marins d'un bateau de ravitaillement pénètrent dans un phare dont les gardiens semblent avoir disparu. Musicalement pas toujours séduisant (mais accessible et en rien rebutant, simplement une forme de Britten atonal, quelques jolis effets instruments de type cors bouchés en sus), mais très prenant, et ce doit être encore plus fort sur scène !
Trompe-la-mort de Francesconi se joue toujours à Garnier. Je ne l'ai pas encore vu, mais de ce que je peux déduire de la musique habituelle de Francesconi, il y aura de belles couleurs et de belles textures ; leur adaptation à une structure dramatique et aux contraintes d'une claire prosodie me laissent plus réservé, il faut tester – j'ai lu tout et son contraire à ce sujet, excepté sur la mise en scène de Guy Cassiers qui semble être partout louée.


► Sacré & oratorio :
Odes de Purcell par Niquet à Massy le 22.
■ Un office musical à Paris en 1675, sur la musique de Charpentier, par Le Vaisseau d'or (Sainte-Élisabeth-de-Hongrie, le 1er, libre participation).
Leçons de Ténèbres de Charpentier (plus austères que les fameuses Couperin) par les excellents Ambassadeurs de Kossenko, avec la basse Stephan MacLeod, probablement l'homme au monde a avoir le plus chanté ces œuvres… Oratoire du Louvre, le 5.
Leçons de Ténèbres de Couperin par l'Ensemble Desmarest, Maïlys de Villoutreys et Anaïs Bertrand, rien que d'excellents spécialistes (et une de nos protégées du CNSM, qui a déjà de très beaux engagements).
Une Passion de Telemann à la Cité de la Musique le 15 à 16h30… je n'ai pas vérifié laquelle, il en a écrit quelques dizaines (je n'exagère pas), et dans des styles assez divers, italianisantes ou plus ambitieuses musicalement, dont certaines valent bien les Bach – et d'autres pas grand'chose. C'est assez tentant néanmoins, on n'en entend jamais, toujours les Bach – et quelquefois Keiser, sans doute parce qu'on l'a d'abord attribué par erreur à son collègue lipsien.
■ Le Repas des Apôtres de Wagner, sorte de longue choucroute homophonique qui ressemblerait à du Bruckner sans aucune inspiration – le Wagner de Rienzi, en somme. Mais c'est très rare (et pour cause). Peut-être qu'en vrai, on en sent mieux la nécessité ?  Couplé avec le Second Concerto pour piano de Brahms et la Symphonie en ut de Bizet, joués par la Garde Républicaine… amateurs de cohérence programmatique et de belles notes d'intention s'abstenir.
■ Les Sept Dernières Paroles, un des chefs-d'œuvre du spécialiste de musique chorale sacré James MacMillan. Couplé avec celles de Haydn, d'abord écrites sans voix puis, devant le succès, réadaptées en oratorio. Par l'Orchestre de Chambre de Paris à la Cité de la Musique, le 15.


► Symphonique :
■ Un héros d'avril a dit : « ce que tu as à faire, fais-le vite ». C'est étrange, je vais lui obéir (a dit un autre héros de séans). Je me contente donc de signaler la Quatrième Symphonie de Bruckner, pas du tout rare, mais l'association Eliahu Inbal-Philharmonique de Radio-France produit toujorus de très grands moments de musique – et particulièrement concernant Bruckner, j'attends toujours de trouver l'équivalent de leurs Deuxième et Neuvième, entendues à Pleyel et à la Philharmonie.


► Chambrismes :
■ Les dimanches à 17h, au club du 38 Riv', si vous aimez la viole de gambe solo ou avec clavecin, il y aura trois concerts qui parcourront assez bien ce répertoire. Je ne garantis pas l'excellence, ça dépend des soirs pour l'Association Caix d'Hervelois qui les organise…
■ Les Sept Dernières Paroles de Haydn pour quatuor, avec texte déclamé, à l'Amphi de la Cité de la Musique, le 14.
Nos chouchous du Trio Zadig joueront Tchaïkovski et Chostakovitch n°2 à l'Hôtel de Soubise le 22.
Œuvres et arrangements pour harpe à l'Hôtel de Soubise le 8 :  Villa-Lobos (études), Fauré (impromptu), Mendelssohn (romances), Bach (fantaisie Chromatique), Schüker. Par Pauline Haas.
Piano original le midi au Musée d'Orsay le 25 : Mompou, Takemitsu, Granados, Satie, et parce qu'il faut bien vivre, Chopin, Debussy et Ravel, par Guillaume Coppola.
L'Octuor de Mendelssohn, la Seconde Symphonie de chambre de Schönberg et la Sinfonietta de Poulenc seront données au CRR de Boulogne-Billancourt et au Centre Événementiel de Courbevoie les 13 et 14. Gratuit.
■ Extraits des quatuors de Walton (final) et Bowen (mouvement lent), Phantasy pour hautbois et trio à cordes de Britten, ses Métamorphoses pour hautbois solo, Lachrimæ de Dowland, création d'un élève du CNSM… Salle Cortot, le 1er, à 15h.
Menotti pour deux violoncelles, et puis Bruch (Kol Nidrei), Tchaïkovski et Schubert (Arpeggione) à l'Auditorium du Louvre, le 28.
■ À Herblay, les Percussions clavier de Lyon, le 28.
■ Pour finir, des cours publics du Quatuor Ébène dans les salles les plus intimes du CNSM, une expérience extraordinaire de se mêler aux étudiants en plein travail, la dernière fois, nous étions seuls, la partition sur les genoux, en train de suivre l'évolution du Trio de Chausson. Magique. 10h à 19h les 26 et 27, si vous le pouvez. C'est gratuit.


► Théâtre, ce que j'ai prévu pour ma conso personnelle, rien que du patrimoine pas très original :
■ Marivaux – L'Épreuve – Théâtre Essaion
■ Marivaux – Le Petit-Maître corrigé – salle Richelieu
■ Kleist – La Cruche cassée – salle Richelieu
■ Odéon – Soudain l'été dernier – Odéon. Fait pour ma part (cf. commentaire supra).
■ d'après Zweig – La Peur – Théâtre Michel
■ d'après Renoir – La Règle du jeu – salle Richelieu


avril 2017
Dans la salle de l'ancien Conservatoire, au centre des médaillons des grands dramaturges et musiciens figurent, sur le même plan, Eschyle et… Orphée.



3. L'avenir de l'agenda de CSS

J'avoue éprouver une relative lassitude dans la confection de ces programmes. Ils prennent pas mal de temps à élaborer, tandis que j'aurais plutôt envie de parler de choses plus précisément étayées et plus généralement musicales, moins liées à l'offre francilienne : des bouts d'œuvre avec des extraits, des questions de structure musicale ou de technique vocale, plutôt que d'empiler les commentaires sur des concerts qui n'ont pas encore eu lieu, avant le premier du mois suivant…

Ces notules ne paraissent par ailleurs pas spécifiquement plus lues que les autres – je laisse de côté les cas, hors concours, où je parle de Callas, Carmen, des fuites dans les saisons parisiennes, ou des quelques occurrences où je suis en tête de Google (opéra contemporain, conseils aux jeunes chanteurs). Je me sens un peu le responsabilité, puisque cette base de données existe, de promouvoir les ensembles qui font l'effort et prennent le risque de proposer un répertoire renouvelé, mais ce n'est pas un office particulièrement exaltant à réaliser.

D'où cette question : y trouvez-vous un intérêt ?  Vous en servez-vous ?

Si cette notule reçoit moins d'une centaine d'éloges éloquents dans les commentaires ci-dessous, je ne suis pas sûr de poursuivre ce format-ci dans l'avenir. Du temps supplémentaire pour des notules de fond – il y a La Tempête, musique de scène de Chausson écrite pour marionnettes, un opéra d'un Prix de Rome où Georges Thill tenait le rôle d'une grenouille amoureuse, et quelques autres sujets qui sont, comme vous pouvez vous le figurer, un peu plus amusants à préparer qu'un relevé fastidieux.



Quoi qu'il en soit, les bons soirs, vous pourrez toujours effleurer la réverbération de ma voix cristalline dans les coursives étroites des salles louches cachées au fond des impasses borgnes.

samedi 7 janvier 2017

Opéra de Paris 2018 : les dates et distributions complètes


En complément de la fuite précédente, un aimable lecteur (M. Marcel Québire) a livré, il y a déjà quelques semaines, les distributions complètes de la saison à venir sous la notule correspondante. Pour ceux qui auraient manqué le commentaire, je le recopie avec quelques ajouts ou précisions (et quelques diacritiques…). Entre parenthèses figure le nombre de représentations prévues.

Je précise que, contrairement à la fois précédente où, recueillant une astuce de gens bien informés et allant moi-même récupérer chez l'Opéra de Paris les titres (a priori une source très fiable, à un mois de l'annonce de la programmation !), je n'ai aucune notion de la source cette fois, ni de la fiabilité des données. Néanmoins, comme à la lecture les distributions paraissent très crédibles (ce n'est pas une collection de célébrités ou de gens qui ne viennent pas à Paris d'ordinaire, on y trouve beaucoup d'interprètes valeureux mais pas assez célèbres pour qu'un fan les mette dans un petit rôle de telle œuvre, les « rangs » respectifs des différents chanteurs sont cohérents, etc.), je la laisse pour votre information – et, dans le pire des cas, pour accompagner votre rêverie.

Ils figurent, contrairement à la fois dernière, par ordre de représentation.


Lehár – La Veuve joyeuse (15)
► Bastille du 9/09 au 21/10
► Jorge Lavelli – Jakub Hrusa (Hrůša) / Marius Stieghorst
►  Véronique Gens / Thomas Hampson / José van Dam
→ Malgré le titre, probablement en allemand comme les autres années ?

Mozart – Così fan tutte (14)
►Garnier du 12/09 au 21/10
► A-T de Keersmaeker – Philippe Jordan / Marius Stieghorst
► Jacquelyn Wagner / Ida Falk Winland – Michèle Losier / Stéphanie Lauricella – Philippe Sly / Edwin Crossley-Mercer – Frédéric Antoun / Cyrille Dubois – Ginger Costa-Jackson / Maria Celeng – Paulo Szot / Simone Del Savio
→ Il s'agit de l'exacte double distribution jouée en ce moment (janvier-février 2017), donc pour une reprise au mois de septembre, on peut être assez certain que la distribution ne sera pas celle-là !  (Ce qui repose la question de la source et de l'exactitude.)


Debussy – Pelléas et Mélisande (5)
► Bastille du 19/09 au 6/10
► Robert Wilson – Philippe Jordan
► Etienne Dupuis - Elena Tsallagova - Luca Pisaroni - Franz-Josef Selig


Verdi – Don Carlos (11)
► Bastille du 10/10 au 11/11
► Krzysztof Warlikowski – Philippe Jordan
► Jonas Kaufmann - Ludovic Tézier - Elina Garanca (Elīna Garanča) - Sonya Yoncheva - Ildar Abdrazakov
→ Les bruits de couloir parlent d'une alternance entre la version française et la version italienne (avec prise de rôle éventuelle de Jonas Kaufmann dans la version française, mais il y a manifestement débat). J'avais lu que Brian Hymel devait chanter en alternance – une double distribution paraît en effet assez logique. Je n'ai pas d'informations en revanche sur les éditions (voir ici celles qui existent de 1867 après coupures (comme chez Pappano) utilisées : version française, version française archi-intégrale avec tout ce qui a été écrit en 1866-7 (comme Matheson, ou Abbado-DGG avec annexes), version italienne en quatre actes (Milan) comme jusqu'ici à Paris, en cinq actes (Modène), en cinq actes avec ajouts de la version française (Londres +) ?


Verdi – Falstaff (7)
► Bastille du 26/10 au 16/11
► Dominique Pitoiset – Fabio Luisi
► Bryn Terfel - Franco Vassalo - Francesco Demuro - Aleksandra Kurzak - Varduhi Abrahamyan


Mozart – La Clemenza di Tito (15)
► Garnier du 15/11 au 25/12
► Willy Decker – Dan Ettinger
► Ramon Vargas (Ramón) / Michael Spyres – Amanda Majeski / Aleksandra Kurzak – Stéphanie d’Oustrac / Marianne Crebassa


Janáček – De la Maison des morts (6)
► Bastille du 18/11 au 2/12
► Patrice Chéreau – Esa-Pekka Salonen
► Andreas Conrad – Peter Mattei – Stefan Margita - Willard White
→ Le plus sinistre des Janáček, mais servi par de très grands interprètes, d'ailleurs plutôt des voix lumineuses (alors que l'esthétique majoritaire de Bastille, volume oblige, sont plus souvent épaisses, saturées, rauques ou grumeleuses)…


Puccini – La Bohème (12)
► Bastille du 1/12 au 31/12
► Claus Guth – Gustavo Dudamel / Manuel Lopez- Gomez
► Sonya Yontcheva / Nicole Car – Atalla Ayan / Benjamin Bernheim – Artur Rucinski (Ruciński) – Arturo Tagliavini – Aida Garifullina
→ Garifullina a certes déjà chanté Musetta, mais je me serais figuré que considérant sa notoriété et les rôles pas tous légers qu'elle aborde désormais, elle serait distribuée en Mimí. À voir.


Haendel – Jephtha (8)
► Garnier du 13/01 au 30/01
► Claus Guth – William Christie (Les Arts Florissants)
► Ian Bostridge – Marie-Nicole Lemieux – Philippe Sly – Katherine Watson – Tim Mead
→ Manifestement le même principe que pour Eliogabalo de spécialistes pas trop spécialistes ; cette fois néanmoins, les chanteurs, célèbres pour autre chose, sont réellement familiers de ce répertoire, et performants. (En revanche, Christie en Haendel, ça fait certes remplir, sans être forcément le meilleur service à lui rendre.)


Verdi – Un Ballo in maschera (9)
► Bastille du 16/01 au 10/02
► Gilbert Deflo – Bertrand de Billy
► Anja Harteros / Sondra Radvanovsky – Marcello Alvarez (Álvarez) / Piero Pretti – Luciana D’Intino – Simone Piazzola – Nina Minasyan


Saariaho – Only the sound remains (6)
► Garnier du 23/01 au 07/02
► Peter Sellars- Ernest Martinez-Izquierdo
► Philippe Jaroussky – Davone Tines (Davóne Tines)


Rossini – Il Barbiere di Siviglia (9)
► Bastille du 24/01 au 16/02
► Damiano Michieletto – Riccardo Frizza
► René Barbera / Levy Sekgapane – Olga Kulchynska – Massimo Cavalletti / Florian Sempey – Simone Del Savio – Nicolas Testé


Verdi – La Traviata (8)
► Bastille du 02/02 au 28/02
► Benoît Jacquot – Dan Ettinger
► Anna Netrebko / Marina Rebeka – Rame Lahaj (Ramë Lahaj) / Charles Castronovo – Vitaly Bilyy / Placido Domingo (Plácido Domingo) – Virginie Verrez


Bartók – Le Château de Barbe-Bleue / Poulenc – La Voix humaine (7)
► Garnier du 17/03 au 11/04
► Krzysztof Warlikowski – Ingo Metzmacher
► John Relyea – Ekaterina Gubanova – Barbara Hannigan


Berlioz – Benvenuto Cellini (9)
► Bastille du 20/03 au 14/04
► Terry Gilliam – Philippe Jordan
► John Osborn – Pretty Yende – Maurizio Muraro – Audun Iversen – Marco Spotti


Wagner – Parsifal (8)
► Bastille du 27/04 au 23/05
► Richard Jones – Philippe Jordan
► Andreas Schager – Peter Mattei – Anja Kampe – Evgeny Nikitin – Günther Groissböck – Jan-Hendrik Rootering
→ Je doute qu'on puisse trouver mieux actuellement pour programmer un Parsifal.


Ravel – L’Heure espagnole / Puccini – Gianni Schicchi (10)
► Bastille du 17/05 au 17/06
► Laurent Pelly – Maxime Pascal
► Clémentine Margaine / Michèle Losier – Stanislas de Barbeyrac – Philippe Talbot – Alessio Arduini / Thomas Dolié – Nicolas Courjal / Nicola Alaimo – Vittorio Grigolo – Elsa Dreisig – Rebecca de Pont Davies – Philippe Talbot – Emmanuelle de Negri


Moussorgski – Boris Godounov (12)
► Bastille du 07/06 au 12/07
► Ivo Van Hove – Vladimir Jurowski / Damian Iorio
► Ildar Abdrazakov – Ain Anger – Evgeny Nikitin


Donizetti – Don Pasquale (12)
► Garnier du 09/06 au 12/07
► Damiano Michieletto – Evelino Pido (Pidò)
► Lawrence Brownlee – Nadine Sierra – Michele Pertusi – Florian Sempey


Verdi – Il Trovatore (14)
► Bastille du 20/06 au 14/07
► Alex Ollé – Maurizio Benini
► Sondra Radvanovsky / Elena Stikhina – Marcelo Alvarez (Álvarez) / Robert Alagna / Yusif Eyvazov – Zelko Lucic (Željko Lučić) / Gabriele Viviani – Anita Rachvelishvili / Ekaterina Semenchuk


    J'ai maugréé la dernière fois contre le peu d'ambition d'une programmation qui ne fait que reprendre les scies du répertoire, exactement ce qui fait dire que l'opéra est un genre mort – quasiment rien de récent, et rien en redécouverte patrimoniale (de France ou d'ailleurs, je ne fais pas le difficile). Considérant que, dans le milieu de la musique classique, on considère comme impossible de modifier la partition… alors effectivement, rien ne change, on ne joue que la même centaine d'œuvres, sans aucune surprise, et il ne reste plus qu'à se repaître de sa propre mauvaise humeur en écoutant de meilleurs chanteurs du passé et en pleurant sur l'Âge d'or à jamais révolu.
    Je le respecte complètement dans les théâtres qui sont surtout une fenêtre dépaysante : dans les pays, même proches, qui n'ont pas de tradition lyrique propre, comme le Maroc ou la Turquie, en effet on ne joue que La Traviata et la Flûte Enchantée… et c'est légitime, il s'agit d'entr'apercevoir ce qu'est l'essence d'un genre exotique. En revanche, dans une des maisons spécialistes les plus subventionnées au monde, je trouve peu stimulant de ne pas oser, même à la marge, quelques chemins de traverse, qu'on peut amplement se permettre avec son matelas financier. Cette audace, ce sont d'autres maisons plus petites, et pas qu'à Paris (Toulouse, Marseille, Tours, Strasbourg, Metz…) qui la manifestent… et sans être conduites à la ruine, manifestement.

En revanche, il faut bien admettre que pour cette saison, les distributions sont somptueuses :
♣ les titulaires internationaux les plus prestigieux de ces rôles – Harteros, Radvanovsky, Netrebko, Rebeka, Kampe, d'Oustrac, Garanča, D'Intino, Semenchuk, Brownlee, Bostridge, Osborn, Álvarez, Castronovo, Kaufmann, Schager, Mattei, Tézier, Lučić, Nikitin, Terfel, Abdrazakov, Courjal, Groissböck, Anger…
♣ des essais très attendus – Yoncheva en Élisabeth, Gens en Glawari, Dupuis en Pelléas & Pisaroni en Golaud…
♣ ou des gens qui ne sont pas starisés mais qui font une grande carrière très méritée – Minasyan, Kulchynska, Car, Stikhina, Crebassa, Barbera, Talbot, Spyres, Conrad, Barbeyrac, Bernheim, Margita, Lahaj, Del Savio, Sly, Piazzola, Ruciński, Vassalo, Tines, Spotti…

Et le choix des metteurs en scène est assez adroit : des gens qui vont dans le sens du renouvellement scénique, sans être trop radicaux ou eurotrashisants.

L'Opéra de Paris devient l'Opéra de Vienne, en somme : du répertoire pour touristes ou public ronronnant, mais toujours parfaitement chanté. On s'en consolera d'autant mieux, lorsqu'on y mettra les pieds, qu'il y aura mille autre choses à voir simultanément à quelques centaines de mètres à peine. Ce n'est pas pour rien que Dieu a créé l'agenda de Carnets sur sol.

lundi 26 décembre 2016

[Sélection lutins] – Boucles !


En ce temps d'épiphanie, l'occasion de dévoiler un peu d'intimité musicale.

Après, avoir, une fois de plus, repris l'essentiel de l'acte II de l'Orfeo de Rossi dans une boucle infinie – Che può far Citerea, Al imperio d'amore, la mort (vidéo de ces extraits) –, voilà le prétexte de partager quelques-unes de ces pièces ou des ces instants que je peux me repasser à très court intervalle et à haute itération.

Le concept est un peu différent des instants ineffables, qui ne supposent pas forcément la répétition ; ces boucles peuvent être, du reste, des fragments, des mouvements ou des œuvres entières. Il s'agit de toutes ces pièces où l'on sent l'impulsion, en la finissant, de la remettre immédiatement.

Chose que je fais rarement, du reste (une grande partie du répertoire s'y prête peu, du fait de la pratique de la variation, du développement…), les œuvres très mélodiques tendant naturellement à s'émousser ; et c'est pourquoi ce petit partage, insolite, peut être amusant.



Muller, jardinière en biscuit. Ronde de putti. Muller, jardinière en biscuit. Ronde de putti.



Ordre (approximatif) par date de naissance.

♦ D. Le Blanc – « Les Mariniers adorent un beau jour – [notules 1,2]
♦ A. Le Roy – « Ô combien est heureuse » – [notules 1,2]
♦ Anonyme fin XVIe – « Allons vieille imperfaite » – [notules 1,2]
♦ Monteverdi – Combattimento, deux premières strophes – [notules 1,2,3]
♦ Anonyme premier XVIIe – Passacaglia della vita – [liste]
♦ E. Gaultier – La Cascade
♦ Kapsberger – « L'onda che limpida » [son]
♦ Kapsberger – « Fanciullo arciero » [son]
♦ Rossi – Orfeo : Che può far Citerea – [notule & son]
♦ Rossi – Orfeo : Al imperio d'amore – [notule & son]
♦ Guédron – Ballet d'Alcine « Noires fureurs » – [notules 1,2,3]
♦ Guédron – « Dessus la rive de la mer »
♦ Moulinié – « Que vous avez peu de raison »
♦ Moulinié – « Quelque merveilleuse chose »
♦ Moulinié – « Vous que le dieu Bacchus a mis »
♦ Lully – Cadmus : Chaconne des Africains « Suivons l'Amour » – [notice]
♦ Lully – Thésée : Combats et prières de l'acte I – [notule, hors-scène]
♦ Lully – Atys : « Atys est trop heureux » – [notice]
♦ Lully – Amadis : Invocation d'Arcabonne « Toi, qui dans ce tombeau » – [notule]
♦ Lully – Amadis : Déploration d'Oriane « Ciel ! ô ciel !  Amadis est mort » – [notule]
♦ Lully – Amadis : Chaconne finale « Célébrons en ce jour » – [notule]
♦ Lully – Roland : Duo & Chaconne – [notice]
♦ Sanz – Canarios – [extrait]
♦ Charpentier – Médée : les 3 duos d'amour (II,IV,V) – [notule]
♦ Murcia – Folías Gallegas – [notule]
♦ Visée – Passacaille de la Suite en la mineur
♦ Lalande – Jubilate Deo omnis Terra : « Populus ejus », « Introite portas »
♦ Lalande – Jubilate Deo omnis Terra : « Laudate nomen ejus »
♦ Campra – Exaudiat te Dominus : « Exaudiat te Dominus » [notice]
♦ Campra – Idoménée : « Venez, Gloire, Fierté » [notule]
♦ Campra – Idoménée : « Espoir des malheureux » [notule]
♦ Jacquet de La Guerre – première Passacaille en la mineur – [notule]
♦ F. Couperin – Offertoire de la Messe pour les Paroisses
♦ F. Couperin – Première Leçon de Ténèbres – [notice]
♦ F. Couperin – Troisième Leçon de Ténèbres – [notice] / [en attendant une discographie exhaustive préparée depuis longtemps]
♦ Jean Gilles – Requiem : « Requiem æternam »
♦ Jean Gilles – Requiem : « Domine Jesu Christe » (dans l'Offertoire)
♦ Destouches – Callirhoé, chaconne nocturne : « Ô Nuit, témoin de mes soupirs secrets » – [notule]
♦ Destouches – Callirhoé, duos du I : « Ma fille, aux Immortels quels vœux venez-vous faire ? » / « Mais, quel objet vient me frapper ? » – [notule sur les états de la partition]
♦ Destouches – Sémiramis : « Flambeaux sacrés » – [notule]
♦ Bach – Motet Singet dem Herrn : « Singet dem Herrn », « Lobet den Herrn in seinen Taten » [de même discographie exhaustive dès longtemps préparée, à publier un jour]
♦ Bach – Air Erfüllet, ihr himmlischen göttlichen Flammen de la cantate BWV 1
♦ Boismortier – Don Quichotte : « Expire sous mes coups, discourtois enchanteur »
♦ Boismortier – Don Quichotte, danses
♦ Mondonville – Cœli enarrant : « In sole posuit »
♦ Gluck – Iphigénie en Tauride : air d'Oreste « Dieux qui me poursuivez »
♦ Gluck – Iphigénie en Tauride : air d'Iphigénie « Non, cet affreux devoir »
♦ Grétry – L'Amant Jaloux : quatuor « Plus d'égards, plus de prudence »
♦ Grétry – Guillaume Tell : « Bonjour ma voisine » – [notule]
♦ Grétry – Guillaume Tell : « Qui jamais eût pensé que cet homme exécrable » – [notule]
♦ Salieri – Tarare : « De quel nouveau malheur » – [notule]
♦ Salieri – Tarare : « J'irai, oui j'oserai » – [notule]
♦ Mozart – Quatuor n°14, final
♦ Mozart – Così fan tutte : trio « La mia Dorabella » – [chroniques de représentations]
♦ Mozart – Così fan tutte : trio « Una bella serenata » – [chroniques de représentations]
♦ Mozart – La Clemenza di Tito : duo « Come ti piace, imponi » – [exploration]
♦ Mozart – La Clemenza di Tito : air « Parto, parto » – [exploration]
♦ Haydn – Quatuor Op.76 n°3, mouvements I & II
♦ Catel – Sémiramis : Duo de désespoir « Sort redoutable » et final – [brève évocation]
♦ Beethoven – Final choral de la Fantaisie chorale
♦ Beethoven – Quatuor n°8, mouvement lent
♦ Czerny – Symphonie n°1, mouvements I, III & IV [général, scherzo]
♦ Mendelssohn – Premier Trio avec piano : I, énoncé du thème
♦ Schubert – Die Schöne Müllerin : « Pause » – [projet lied français]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Es treibt mich hin » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Warte, warte du wilder Schiffmann » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Schöne Wiege meiner Leiden » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.39 : « Überm Garten » [projet lied français]
♦ Verdi – Il Trovatore : récit de Manrico « Mal reggendo »
♦ Verdi – Simone Boccanegra : avertissement d'Adorno « Ah taci, il vento ai tiranni »
♦ Verdi – Les Vêpres Siciliennes : duo « Quel est ton nom ? » – [Verdi en français]
♦ Verdi – Requiem : Kyrie
♦ Verdi – Requiem : Ingemisco
♦ Verdi – Requiem : début du Lacrimosa
♦ Verdi – Don Carlos : déploration sur le corps de Posa – [éditions]
♦ Wagner – Tristan : postlude du II
♦ Wagner – Rheingold : première tirade de Loge
♦ Wagner – Rheingold : tirade de Froh « Wie liebliche Luft » [notule à venir]
♦ Wagner – Siegfried : tirade « Wie des Blutes Ströme » [ordalie]
♦ Wagner – Die Meistersinger : appel des Maîtres [son]
♦ Wagner – Parsifal : interlude du I
♦ Wagner – Parsifal : annonce du couronnement « Du wuschest mir die Füße »
♦ Reyer – Sigurd : duo du désenvoûtement « Des présents de Gunther » [chapitre Sigurd]
♦ Smetana – Dalibor : Marche de Vladislav [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie exhaustive]
♦ Smetana – Dalibor : fin du I [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie exhaustive]
♦ Smetana – Dalibor : début du II [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie exhaustive]
♦ Brahms – Premier Trio avec piano : énoncé du thème
♦ Brahms – Premier Trio avec piano : trio du scherzo – [scherzo]
♦ Brahms – Variations sur un thème de Haydn : choral initial & variation finale
♦ Brahms – Première Symphonie : énoncé du thème des variations finales
♦ Brahms – Quintette avec piano : thème principal du scherzo – [scherzo]
♦ Saint-Saëns – Chanson à boire du vieux temps
♦ Delibes – Lakmé : Quintette « Miss Rose, Miss Helen, respectez les clôtures »
♦ Tchaïkovski – Eugène Onéguine : dialogues de cotillon et provocation en duel [sources]
♦ Tchaïkovski – Pikovaya Dama : serment à l'orage [brève discographie, mise en scène]
♦ Tchaïkovski – Pikovaya Dama : hymne à la nuit [brève discographie, mise en scène]
♦ Tchaïkovski – Symphonie n°3 : mouvements extrêmes
♦ Tchaïkovski – Symphonie n°6 : mouvement III – [notule, possibilités d'interprétation]
♦ Dvořák – Rusalka : ballet royal – [notules 1,2,3]
♦ Rott – Symphonie en mi : mouvements I et IV [liste de notules]
♦ Debussy – Quatuor, mouvement III, climax
♦ R. Strauss – Elektra : tirade de Chrysothemis « Ich kann nicht sitzen » [discographie]
♦ R. Strauss – Die Frau ohne Schatten : envoi de l'air de l'Empereur « Kann sein, drei Tage »
♦ R. Strauss – Die Frau ohne Schatten : Erdenflug
♦ R. Strauss – Arabella : « Ich weiß nicht wie du bist » (partie centrale du duo du Richtige) [notules & discographie exhaustive]
♦ R. Strauss – Friedenstag : marche des soldats Réformés [notule & son]
♦ Koechlin – Sonate pour violon et piano : final
♦ Koechlin – Quintette pour piano et cordes : final
♦ Mahler – Symphonie n°2 : à partir de l'entrée des chœurs [notule & lieder]
♦ Mahler – Symphonie n°7 : thème principal du dernier mouvement [autre notule]
♦ O. Fried – Die verklärte Nacht [notule & son]
♦ L. Aubert – « La mauvaise prière »
♦ Schreker – Die Gezeichneten : Entrée de Tamare [chapitre entier à remonter]
♦ Schreker – Die Gezeichneten : Prélude du II [chapitre entier à remonter]
♦ Ireland – Sea-Fever [1,2]
♦ Le Flem – Symphonie n°1 : final
♦ Schoeck – Quatuor n°2 : thème principal [notule]
♦ Auric – 4 Chansons de la France malheureuse : « La Rose et le Réséda » [notule]
♦ Walton – Symphonie n°1 [notule]
♦ Damase – l'Opéra dans Colombe [notule]
♦ Damase – Eugène le Mystérieux, marche des Trois Couleurs [notule]
♦ Stockhausen – Mantra [parce que]
♦ Kalniņš – Mostieties, stabules un kokles (psaume) [commentaire]



Muller, jardinière en biscuit. Ronde de putti. Muller, jardinière en biscuit. Ronde de putti.



Légende : Jardinière de Muller en biscuit (XIXe siècle). Ronde de putti.

Bien sûr, pour prolonger le plaisir, je ne puis trop vous inviter à découvrir, outre les autres instants ineffables, d'autres œuvres de vaste valeur, peut-être moins propices à si haute itération, mais à fréquenter résolument. C'est la raison d'être de la section des Putti d'incarnat et autres Sélections lutins, qui s'est progressivement enrichie de sélections de :
♫ symphonies,
♫ quatuors à cordes,
♫ musique sacrée,
♫ opéras contemporains,
♫ trios de toutes formes,
♫ quatuors avec piano,
♫ œuvres pour piano solo,
♫ sonates avec violon,
♫ lieder orchestraux,
♫ jubilation cosmique,
♫ concertos pour clarinette,
♫ chœurs profanes a cappella,
♫ mélodies maritimes,
♫ quintettes pour piano et cordes,
♫ concertos pour piano
♫ …et scherzos !

Listes enrichies au fil des ans et périodiquement mises à jour.

Vos propres propositions sont bien sûr toujours bienvenues, soit pour me faire compléter mes expéditions, soit pour attirer l'attention des autres lecteurs sur des œuvres que je n'ai pas appréciées à leur juste valeur.



Bonnes découvertes répétitives !  N'en abusez pas – pour ça, il y a Philip Glass.

dimanche 18 décembre 2016

Reynaldo HAHN – L'Île du Rêve… et Trois jours de vendange


Le formidable flux de redécouvertes lyriques de Reynaldo Hahn (La Carmélite, La Colombe de Bouddha, Nausicaa, Prométhée triomphant) se poursuit – exclusivement à Paris, et sans laisser de traces sonores autres que mes bandes d'archives…

À cela s'ajoutent une parenté amusante et une petite discographie.



1. Hahn en Polynésie

L'Athénée redonnait cette fois son premier opéra (il existe un Agénor de 1893 quelque part… mais l'Île est composée en 1891, à l'âge de 17 ans, bien que créée en 1898 à l'Opéra-Comique), qui n'existait que dans une étrange vidéo (à nous fournie par un lecteur et ami de longue date…), produite par France 3 sur une plage de Tahiti, avec des chanteurs locaux.

Le livret d'après Loti est particulièrement stéréotypé : l'ingénue locale abandonnée par le militaire qui est rappelé en métropole, comme dans Lakmé ou Butterfly. Les personnages secondaires (la beauté locale, pas du tout vénéneuse ; l'ombre de l'aïeul qu'on ne peut abandonner ; le marchand chinois un brin infatué) sont plus intéressants, mais pas bien épais non plus, d'autant que l'œuvre est assez courte (trois actes de 30 minutes). Et le dernier acte est tout à fait superflu, ne faisant que dérouler ce qui était déjà affirmé à la fin de l'acte II.

Musicalement, on y trouve bien des beautés, une musique consonante et douce, mais raffinée, dépourvue de formules stéréotypées ou de platitudes du genre, vraiment pensée de bout en bout. Pas vraiment de sommets suffocants d'intensité, mais pas un pouce de banalité, toujours un doux lyrisme assez pudique et discret, une harmonie mobile sans être du tout ostentatoire. Et, en l'occurrence, la réduction orchestrale (cordes à 1 par partie) fonctionnait remarquablement bien, évitant d'alourdir ou de sirupifier ce que cette musique a déjà d'avenant ou de sucré.

La plus belle trouvaille est probablement le thème archaïsant, dans la droite ligne des grandes réussites rétro de Hahn (dans ses mélodies en particulier – À Chloris, Prison, L'Heure exquise…), qui parcourt tout l'acte II – l'acte qui explore le mariage, après la promesse du I et avant l'abandon réciproque du III.

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Et puis il y a ce très bel écho, où la prière du patriarche reprend exactement les harmonies prégnantes de la dernière strophe de sa mélodie Trois jours de vendange sur le poème d'Alphonse Daudet (le titre original est au pluriel, d'ailleurs), avant le Dies iræ.
Ce n'est probablement une coïncidence, considérant que les deux œuvres ont été composées la même année, en 1891.

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Et voici la mélodie complète (par Gérard Théruel et Maria Belooussova). Elle peut se trouver en vidéo – voyez aussi son Cimetière de campagne d'un naturel à couper le souffle – à mon avis, on ne peut pas mieux chanter que ça. [Il a peu enregistré, mais légué trois témoignages majeurs : Épaphus dans Phaëton de LULLY, les Histoires Naturelles de Ravel et le plus grand de tous les Pelléas, chez Casadesus.]

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2. Hahn ailleurs

    Hahn est aussi capable d'expérimenter de belles choses dans d'autres domaines, comme le motif postwagnérien (Nausicaa), l'harmonie plus debussyste (La Colombe de Bouddha), la rigueur formelle de la musique de chambre (ses quatuors avec ou sans piano sont de très grands jalons du genre !), l'exploration des possibilités pianistiques (en particulier son monumental cycle Le Rossignol éperdu, le premier de cette ampleur en France) et même l'oratorio décadent (Prométhée triomphant, quasiment du Chausson)… ou au contraire l'opérette (voire comédies lyriques, sans dialogues), dans laquelle il excelle (Malvina !), mais à laquelle on l'a souvent et très injustement réduit (Ciboulette, Mozart sur un livret de Guitry, Une revue, Le Temps d'aimer, Brummell, Ô mon bel inconnu encore avec Guitry, Le Oui des jeunes filles).

    En dehors de La Carmélite (opéra romantique tradi non dépourvu de beautés, mais pas très adroit et sur un très mauvais livret de Catulle Mendès), je n'ai pas croisé de ratages : dans tous les genres, il s'est exprimé à un haut niveau, et avec une diversité assez étonnante, excellant dans les langages les plus ambitieux de son temps comme dans la grande tradition formelle ou la veine populaire.

    Aujourd'hui
, hélas, on ne joue plus guère que la même demi-douzaine de mélodies, et on remonte de temps à autre ses opérettes, le plus souvent avec de petits budgets : Ciboulette, Ô mon bel inconnu, ou l'hybride format du Marchand de Venise. Pour couronner le tout, les versions des mélodies gravées au disque ne le sont que dans des anthologies (je n'ai vu publier que deux monographies Hahn…), et presque toujours par des chanteurs au français douteux ou peu formés à ce répertoire.

    La Compagnie de L'Oiseleur a fourni un travail inestimable en proposant, outre des mélodies rares, trois des œuvres lyriques mentionnées (La Colombe de Bouddha, Nausicaa, Prométhée triomphant) ; l'autre (La Carmélite) étant le fait du Conservatoire Supérieur de Paris. On ne doit cette Île du Rêve qu'à la coïncidence heureuse que le livret soit inspiré de Pierre Loti, et ait donc reçu l'intérêt du festival Musiques au pays de Pierre Loti, qui a notamment réuni l'orchestre ad hoc !



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3. Hahn au disque

Il n'est que partiellement documenté comme on s'en doute, mais on trouve tout de même quelques petites choses si l'on sait chercher :

► Opéra.
À part Ciboulette par Diederich chez EMI (Monte-Carlo, Mesplé, Alliot-Lugaz, Gedda, Benoît, Le Roux, van Dam…), je crois qu'on ne trouve à peu près rien. Peu de publications, et indisponibles de toute façon.

► Mélodies.
♦ On en trouve des bouts dans des anthologies (Sampson, Baquet, Arteta, Gens, Pérez, Burton, C. Ullrich, Antonacci, Druet, Connolly, Baechle, Lemieux, N. Spence, Polenzani, Degout, Wolff…), jamais très satisfaisantes, même indépendamment du programme qui est toujours le même : en général un réel manque de style et de précision (même chez Gens-Manoff, étrangement). Antonacci n'en chante que les mélodies italiennes au Wigmore Hall.
♦ Restent deux monographies : le disque de Susan Graham et Roger Vignoles, parfaitement estimable et sans faute de goût mais qui reste audiblement étranger, avec une voix très ronde pour ce répertoire. On y manque un peu de la finesse de pointe vraiment utile pour ce type de mélodies très nues, tirant souvent sur le style populaire ou la bluette de salon. L'autre est à peu près le seul ensemble recommandable, le vaste enregistrement par Didier Henry et Stéphane Petitjean, chez Maguelone, de cycles entiers de Hahn, en deux volumes. On sent que la voix d'Henry est épaisse, un peu déclinante, mais la diction y est parfaite et le style tout à fait adéquat. Ça n'a pas la fraîcheur ni la gloire de Théruel, mais c'est déjà très, très bien.

► Musique de chambre.
Quelques-unes de ses œuvres majeures ont été enregistrées, à défaut d'être aisément disponibles.
♦ Les deux Quatuors à cordes par le Quatuor Parisii (chez Auvidis, autant dire qu'à part en médiathèque…).
♦ Le Quintette avec piano par le Quatuor Parisii et Alexandre Tharaud, sur le même disque.
♦ Le Quatuor avec piano, par le Quatuor Ames (un des meilleurs ensembles constitués, chez Dorian Sono Luminus) ou le Quatuor Gabriel (chez Maguelone).

► Piano.
Il existe quatre (bonnes !) versions du Rossignol éperdu, Billy Eidi étant le plus net dans ce qui est probablement son meilleur disque (et Earl Wild le plus romantisant, dans ce qui est probablement la seule œuvre intéressante qu'il ait enregistrée…). Par ailleurs, Cristina Ariagno a réalisé une belle intégrale du piano de Reynaldo Hahn. On trouve aussi les quatre Portraits de peintres par Ronald Brautigam dans un disque d'exploration ambitieux chez BIS.

C'est peu pour un compositeur aussi réputé (et méritant).



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4. Hahn près de nous

Côté interprétation, il faut justement souligner la qualité exceptionnelle de l'orchestre éphémère du festival Musiques au pays de Pierre Loti, dirigé par Julien Masmondet pour la recréation de cette Île du Rêve, d'une qualité technique et artistique remarquable. Et quel régal sur le plateau : que des francophones particulièrement scrupuleux sur la diction !  La franchise uvulaire de Marion Tassou (que j'ai découverte avec enchantement), la rondeur très intelligible d'Éléonore Pancrazi, le naturel et la profondeur Ronan Debois (dont la voix a beaucoup gagné en rayonnement sans rien perdre de sa franchise ni de sa facilité), les étranges disparités de Safir Behloul qui projette incroyablement facilement sa voix et son texte. La seule petite frustration était d'entendre Enguerrand de Hys, formidable mélodiste (jusque dans les pièces difficiles de Poulenc !) et grand LULLYste, se serrer dans une émission très sûre, mais trop prudente, trop couverte, qui corsette ses beaux moyens. Diction et style parfaits ici aussi, bien sûr.
Tout ça à la fois sur un plateau, quand la norme est le volapük hululant (il suffit de voir les critères de recrutement à l'Atelier Lyrique de l'Opéra…), quelle suprise voluptueuse !

Pour complément, je signale le site (d'où j'ai tiré les deux illustrations et la date de composition) – tenu par le président de l'Association, Jean-Christophe Étienne –, très riche en informations factuelles et en coupures d'époque !

Je précise aussi que je dispose de tous ces inédits fraîchement exhumés en archives. Je ne souhaite pas, comme ils ne sont pas libres de droits (et que les artistes, pour une raison ou une autre, ne voudraient pas forcément exposer telle ou telle faiblesse qu'ils percevraient ce jour-là), les rendre publics ; en revanche, je peux éventuellement, sous l'engagement de le conserver aux mêmes conditions, faire écouter en privé les volumes qui vous intéresseraient… la diffusion de l'œuvre étant un peu le but de tout ce mouvement.

lundi 24 octobre 2016

Le Quatuor le plus long


Ce n'est pas un grand secret, la symphonie la plus longue est la Troisième de Mahler (même si, en cherchant bien, on doit toujours pouvoir trouver davantage, mais tous les grands massifs symphoniques un minimum diffusés sont légèrement moins longs) : des symphonies de 80 minutes se trouvent assez facilement, mais de 100 minutes comme celle-là, non.

Pour l'opéra, semblablement, il y a bien sûr la Tétralogie de Wagner (14h environ), terrassée par les 24h de Licht de Stockhausen, dans les deux cas des œuvres en réalité composées de plusieurs œuvres.
Pour une pièce d'un seul tenant, le record doit être à chercher du côté du grand opéra à la française sans coupures, je suppose (Don Carlos en version originale est vraiment très long, du côté des 4h, mais Parsifal aussi…).

Mais pour le quatuor à cordes (traditionnel, j'y reviens ensuite)… qui l'eût cru ?  En essayant les quatuors de jeunesse de Dvořák que je n'avais jamais testés – fort de l'expérience des symphonies, dont la qualité est fortement liée à la date de composition… je tombe tout à fait par hasard sur le Troisième Quatuor, qui peut durer pas loin de 70 minutes !

À titre d'indication, le Treizième de Beethoven, dans sa version avec la Grande Fugue, fait 45 minutes, et de même pour le Quinzième de Schubert avec toutes ses reprises !

Dans un langage traditionnel mais inspiré (même si les précédents et suivants me paraissent meilleurs), dense structurellement et mélodiquement, il ne paraît pas du tout long, mais dure objectivement beaucoup plus que les quatuors les plus ambitieux – les 40 minutes de Magnard sont déjà souvent considérées comme exagérées par les commentateurs, et ce type de durée apparaît en principe chez des compositeurs plus tardifs et au langage formel et harmonique plus hardi que Dvořák, qui baigne dans plus d'une heure de consonances…

le quatuor le plus long

Vous pouvez l'écouter intégralement, gratuitement et légalement en ligne ; pour une fois, je trouve que l'intégrale DGG est vraiment un très bon choix, plus incarné que la (bonne !) intégrale des Vlach-Prague chez Naxos. Je réviserai peut-être mon sentiment, n'ayant écouté que les 9 à 14 chez Naxos, mais l'écart d'engagement, de verve (et de couleurs dans la captation) me paraît suffisamment significatif pour conseiller d'emblée le Quatuor de Prague chez Deutsche Grammophon, qui livre de surcroît les plus belles interprétations que j'aie entendues pour les derniers quatuors.

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Je vous ai caché qu'il existait en réalité plus long, mais dans un mode plus expérimental, qui n'a plus de rapport avec la forme en trois ou quatre mouvements (et où, donc, tous les coups sont permis). Morton Feldman a en effet écrit deux quatuors à cordes… le premier dure 80 minutes (record battu, donc), et le second… le second… 370 minutes. Si, si, ça tient tout juste sur cinq disques très tassés. Pendant l'exécution, les gens lisent, s'allongent, sortent fumer ou prendre le soleil et causer un peu… et je me demande comment les musiciens font logistiquement pour garantir leurs remplissages et purgations commandés par Nature. Une chose est sûre, si une corde casse, ils ne reprennent pas au début du mouvement !

Mais il existe encore plus long : les quatuors de Philip Glass… la première mesure en tout cas, qui dure pour l'éternité.

mardi 4 octobre 2016

Donner, habiller les deux Faust – Ferbers/Wilson/Grönemeyer


Beaucoup d'autres choses (potentiellement plus intéressantes) à dire et à faire que d'évoquer les spectacles en cours, mais il est difficile de ne pas toucher un mot des deux Faust de Jutta Ferbers, Bob Wilson et Herbert Grönemeyer avec le Berliner Ensemble… Il est en tournée européenne et ne ressemble à rien (ou plus exactement à trop de choses à la fois) – plutôt dans le meilleur possible. L'occasion de remettre en perspective les problèmes liés au texte de départ.


1. Monter Faust : entreprise infondée et stérile

Les deux Faust sont peu ou prou impossibles à monter : trop longs, énormément de personnages, une esthétique en courts tableaux à la fois onéreuse et périlleuse pour la scénographie, de grandes tirades peu opérantes sur scène, et surtout une expression verbale très abstraite. Que des fleurs babillent, ce n'est pas si complexe à réaliser avec l'amplification d'acteurs hors scène, des projections ou un peu de second degré ; mais le contenu du propos lui-même est souvent érudit, philosophisant, voire cryptique.
        La chose est en particulier saillante dans la seconde partie, entre la réflexion sur pouvoir et servilité (la bizarre relation à l'Empereur – et aux petits vieux de la cabane – d'un Faust supposément tout-puissant) et les longues élaborations (peu explicites) autour de l'Homunculus. Les échanges du Walpurgis classique ne manifestent pas tous non plus un lien très étroit avec l'intrigue elle-même. Et que dire des longues élaborations dans le Ciel sur la Grâce, d'une façon qui n'est même pas réellement en relation avec les doctrines existantes… Tout cela, qui peut nourrir la curiosité d'un lecteur, devient plus difficile à tenir sur scène, surtout s'il faut intéresser un spectateur – et au théâtre, on ne peut pas édifier l'ignorant à coups de notes de bas de page, il faut que le message soit limpide pour le docteur comme pour le philistin.

Cependant le caractère central dans la culture européenne de ces deux textes (d'économie assez différente) les conduit à être souvent mis à l'épreuve de la scène. Le premier Faust a été rebattu sous toutes ses formes dans des milliards d'adaptations diversement fidèles ; le second, plus élusif, moins dramatique, doté aussi d'affirmations éthiques plus difficiles à absorber pour le public d'aujourd'hui (culturellement comme idéologiquement), s'y prête moins et n'est abordé qu'en relation avec le premier (sauf pour la Huitième de Mahler, qui ne s'occupe que de la conclusion du second Faust, mais ce n'est vraiment pas une œuvre qu'on pourrait qualifier de théâtrale…).

Au théâtre, les productions sont très régulières (allemandes surtout, bien sûr, la langue représentant une bonne partie de l'intérêt d'une œuvre versifiée à ce niveau de soin…) et occupent tous les segments : Faust I seulement, ou les deux, ou une adaptation synthétique, ou encore des inspirations très libres…
    À l'opéra aussi :
Faust I (Gounod, avec des morceaux entiers de traduction ; Berlioz, assez littéralement identique, même si la fin est complètement inventée – il me semble que le second Faust n'avait pas encore été publié en français à l'époque de la composition),
Faust I & II (Schumann, sous forme de scènes isolées, mais tirées au deux tiers du volume II ; Boito, qui tâche d'embrasser l'essentiel des deux intrigues – l'opéra durait quatre ou cinq heures à l'origine, donc la version de deux heures jouée depuis l'échec de la première va nécessairement au plus simple),
♦ des bouts (Mahler dans la seconde partie de la Huitième Symphonie utilise la fin de Faust II),
♦ des recréations-adaptations (Faustus, the Last Night de Dusapin recrée les dialogues – sa source n'est pas Goethe cela dit, même si l'on sent une empreinte dans le caractère badin de Méphisto),
♦ des sources non-goethéennes (Spohr, Busoni regardent plutôt du côté de la tradition pour l'un, de Marlowe pour l'autre).
Je me suis limité à ceux qu'on trouve le plus aisément au disque, il y en a quelques bonnes pelletées de plus (Schnittke par exemple).

Rien de tout cela ne rend vraiment compte de ce qu'est l'objet de départ. Ce serait encore Schumann qui, avec son aspect partiel et dépareillé, ses grands tunnels de texte et son acceptation de l'abstration, en serait le meilleur miroir – mais de la structure seulement, car la musique, sobre et déclamatoire, est aux antipodes de la bigarrure théâtrale créée par les deux Faust.

Certes, vu le nombre de candidats à l'adaptation scénique, ce demeure l'aporie la plus féconde de l'histoire du théâtre… mais vouloir le monter sur scène est forcément voué à un échec partiel (à supposer que l'œuvre elle-même soit complètement réussie, ce dont on peut débattre).


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


2.  Qui ?

→ Texte adapté par Jutta Ferbers – essentiellement le choix de scènes et les coupures (très importantes) à l'intérieur de chacun, de façon à couvrir le plus de champ possible. Certains extraits sont cependant ajoutés, soit des emprunts (la lettre de Hamlet « Doute de la lumière », le chant du harpiste de Wilhelm Meister…), soit des textes nouveaux (le dernier dialogue, d'amitié, entre Faust et Méphisto). Mais ils restent l'exception : l'essentiel est constitué des vers de Goethe.

→ Mise en scène de Bob Wilson où, si l'on retrouve le goût des visages bleus et des ombres, la créativité impressionnera ceux qui ne connaissent que son travail à l'Opéra (en général assez prévisible et très statique). Ici au contraire, en permanence virevoltant et bigarré.

→ La plus grande bizarerie réside dans la musique confié à Herbert Grönemeyer, figure majeure de la pop-rock allemande des années 80 ; la vision musicale de la pièce est donc tout sauf patrimoniale dans cette production.

→ La troupe est celle du Berliner Ensemble, héritière directe de celle de Brecht. Les objets théâtralement hybrides (mêlés de musique) et musicalement hybrides (entre classique et musiques amplifiées) sont leur spécialité – nombreuses production de Weill, par exemple.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


3.  Pour faire quoi ?

Bien sûr, on s'en doute, l'association des brechtiens et du Théâtre de la Ville (délocalisé au Châtelet pour travaux) produit un objet certainement plus branchouille que grand public : il est difficile de suivre, je crois, si l'on n'est pas déjà familier des principales storylines de la pièce, voire du contenu des différentes scènes – difficile de comprendre les scènes de l'Empereur (ou même de Marguerite au rouet ou dans la cathédrale) si l'on n'a pas déjà lu le contexte.
    Mais on peut raisonnablement supposer que c'était le cas, au moins pour tout ce qui entoure Gretchen, des spectateurs susceptibles d'acheter une place au Châtelet pour voir le Berliner Ensemble.

[En tout cas, c'était plus prudent : à cause des projecteurs, le surtitrage n'était pas lisible depuis les trois derniers étages – second balcon, paradis, amphithéâtre !  Pour un opéra seria, je veux bien que ce soit négligeable ; pour une comédie musicale du répertoire, je veux bien que ce soit facile ; mais pour le Faust de Goethe en VO, même avec un public averti, je soupçonne que ça aurait pu être utile. Pierre Poujade me glisse qu'il y a des gens qui sont payés pour disposer efficacement le matériel du théâtre.]

Car, autrement, le résultat a quelque chose de très direct et accessible, constitué de saynètes courtes, toutes marquantes visuellement, très animées, multipliant les effets, les gags (toucher le mamelon des anges fait clignoter le ciel, le sécateur de Dame Marthe change l'éclairage, etc.), les moyens – beaucoup de styles musicaux sont convoqués, du quatuor à cordes au musical grand public, en passant par le flamenco et le tap dancing

Il s'agit plus d'une comédie musicale (ou en tout cas d'un spectacle très musicalisé) que d'une pièce de théâtre : l'accompagnement musical est quasiment constant, la parole très précisément rythmée (et déclamée d'une façon ample, quasiment chantée), la continuité narrative le cède au sens de l'atmosphère.
    Le niveau d'amplification, aussi, est celui d'un spectacle musical : la musique passe constamment par les haut-parleurs, même le quatuor à cordes et le piano dans la fosse, et le texte n'est pas seulement renforcé, mais totalement porté par les baffles.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


4. Structure

Grâce aux grosses coupures et aux très nombreux changements de décors (peu opulents mais très adroits, ça change en un rien de temps, sans bruit, mais on sent immédiatement qu'on a changé de lieu), on retrouve tout le plaisir du bric-à-brac d'origine. Très peu d'explicitations (les personnages sont en général identifiés clairement par le texte vers la fin de leur intervention), et des costumes ou des multiplications qui ne rendent pas les rôles immédiatement clairs.

Dans la fosse, quatuor à cordes (tous des noms et des physiques coréens, je me suis demandé pourquoi), guitare (et guitare basse), piano, quelques percussions, et puis plusieurs claviers (synthétiseurs, claviers-maîtres, ordinateurs avec des sons électroniques ou retraités déjà prêts).

Les numéros les plus marquants tiennent de la pop : chœurs à l'unisson, boîte à rythmes, émissions de poitrine larynx haut, mélodies conjointes, formules récurrentes, irrégularités du beat, le tout dans diverses formes canoniques (chœurs de réjouissance typique du musical, nombreuses ballades, le slow du Rouet, etc.).
    Mais on y rencontre aussi énormément de citations diversement littérales et discrètes :
► un agrégat façon Toccata Efüganräminör,
► une étude de Chopin (en sons électroniques – Op.25 n°12, il m'a semblé),
► les rythmes des paysannes de la Damnation de Berlioz,
► le début du Trio de Tchaïkovski au piano pour Hélène,
► un pastiche très voisin de la Valse de la Seconde Suite de Jazz de Chostakovitch, du simili-flamenco pour Kathrinchen (sérénade de Méphisto),
► un pastiche égyptien caricatural pour la Nuit de Walpurgis classique,
► un extrait de musique de chambre que je n'ai pas eu le temps d'identifier au vol (j'aurais dit un Schumann)
► … et même, pour terminer le grand écart, des clins d'œil très populaires (n'était-ce pas quasiment le générique d'X-files qu'on entendait imiter pendant les recherches métaphysiques du vieux Faust, ou bien simplement une coïncidence entre les banques de son et les veines mélodiques ?) et le sommet de l'érudition – là, pas de doute, la ballade du Roi de Thulé était chantée sur la mélodie écrite par Carl Friedrich Zelter, le seul compositeur proche de Goethe !  Et le moins qu'on puisse dire est que les monographies Zelter n'encombrent pas les étals des disquaires. Pourtant, c'est fort bien, Zelter, mais son univers reste très strophique, difficile d'y rencontrer les mêmes explorations fascinantes (ni la même aisance mélodique) que chez Schubert. D'ailleurs, à l'oreille, on aurait pu penser, à s'y méprendre, qu'il s'agissait d'une composition de Grönemeyer imitant une sorte de berceuse archaïsante.


faust wilson
Cliché : Lucie Jansch pour le Berliner Ensemble.


5. Projet théâtral


L'originalité du spectacle ne se limite pas à ce style sonore grand public un peu décalé par rapport à la majesté du sujet et du vers : le visuel est beaucoup plus travaillé – production Théâtre de la Ville, on a vous a dit. Bien sûr, la mise en scène de Wilson (tout à fait débridé, rien à voir avec ses profils immobiles à l'Opéra, à quelques tropismes bleutés près), très mobile, fait également le choix d'une lecture très badine, peu métaphysique, où l'on joue avant tout avec Méphisto – pas vraiment de métaphysique, et encore moins de questions de Salut et de Rédemption.
    Non seulement il s'agit de l'orientation générale du propos, mais les quelques modifications (surtout vers le dénouement) y concourent grandement : Faust ne meurt pas d'extase devant son grand projet altruiste, mais s'accroche à l'instant qui passe lorsque le Souci le rend aveugle ; il n'est pas non plus accueilli dans le Ciel par la Vierge et Magna Peccatrix, mais fait ami-ami avec Méphisto vers de nouvelles aventures. La métaphysique ne s'en est toujours pas remise.

Les débuts de tableau mettent très souvent en avant un extrait du texte, répété en boucle (comme excédant sa propre dramaturgie, en monument qu'il est devenu…), et tout le premier Faust recourt à des incarnations multiples : 4 Faust simultanément sur scène, 3 Margot, 2 Valentin. Seul Méphisto est unique. Le tout est régulièrement scandé de facéties et pitreries (cf . §3), et déclamé assez lentement, en synchronie avec l'orchestre, un discours extrêmement musicalisé, bigarré, rempli de bruits de scène.

La première partie, très raccourcie, va à l'essentiel des différents épisodes du drame de Gretchen (la séduction n'est qu'effleurée, la cathédrale (déplacée) à peine ébauchée par une réplique devant rideau et un peu d'orgue, Walpurgis ne dure guère, la prison paraît un bref songe) – avec un goût pour les épisodes moins emblématiques, moins portés sur la romance (plus intéressants, à vrai dire…) : la quête initiale (plus sous son angle scientifique que métaphysique, la dimension religieuse en étant plutôt gommée), le quatuor bouffon du jardin… en 1h30.

La seconde partie, plus longue (2h), est aussi plus discutable dans sa sélection, son adaptation et sa hiérarchie. On finit par percevoir les coutures, ou en tout cas la facture (retour des mêmes musiques, des mêmes types d'introduction aux scènes, avec les paroles se répétant dans une semi-obscurité, des mêmes postures) ; beaucoup de scènes de transition non parlées qui paraissent un peu gratuites (le guépard en slow motion dépassé par la Cour de l'Empereur, les claquettes de Méphisto…).
    On visite néanmoins la plupart des grands jalons de Faust II : la Cour de l'Empereur, l'homunculus, Hélène, la nuit de Walpurgis classique… Mais ce ne sont pas les choses les plus intéressantes dramatiquement : la Cour de l'Empereur reste une énigme (pourquoi un homme pourvu du pouvoir suprême irait-il quémander des faveurs en courtisan ? – davantage relié à l'esprit du temps qu'à l'universalité, je le crains), Hélène est plutôt commune, Walpurgis II amusante mais éclatée (assez bien raccourcie par Ferbers), et l'homunculus très abstrait pour une représentation théâtrale (il prend davantage sens dans la durée de la lecture intégrale).
    La compromission de Faust avec la cabane des vieillards est traitée de façon assez complète, beaucoup moins le grand dessein final. À Minuit, trois fléaux (parmi les quatre) du texte laissent la place au Souci ; Faust n'arrête pas l'instant sublime où il sauve l'humanité des marais, mais s'agrippe aux derniers instants misérables et déclinants de son existence. La suite est complètement inventée pour les besoin du spectacle et prive l'œuvre de sa résolution ambitieuse : Faust et Méphisto deviennent de bons copains et vont vers de nouvelles aventures. Pas d'ascension, pas de Ciel, pas de retour de Dieu. On se contente de chanter la fin de l'œuvre (le fameux Alles Vergängliche, mis en chœurs tournoyants par Schumann et Mahler) à la façon des grosses récapitulations de fin d'acte de musical. Refus délibéré de la transcendance, qui pose un problème – déjà que le texte de départ est, lui-même, problématique…

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En fin de compte, le résultat est assez jubilatoire (direct et sophistiqué à la fois) dans la première partie, moins dans la seconde où la nature du texte de Goethe, la sélection opérée, la durée et la répétition des mêmes effets créent facilement une petite lassitude. Néanmoins, spectacle complètement fascinant d'un Bob Wilson déchaîné, servi par des acteurs hors du commun (comme tout le monde, je suis ébloui par Christopher Nell en Méphisto, capable de parler et chanter avec des voix multiples, de grimper, de tap dancer, toujours mobile et charismatique, et sans jouer des facilités du grave cravaté ou de l'aigu pincé) ; ce Faust presque pop fonctionne complètement malgré toutes les préventions qu'on pouvait étaler a priori.

Imparfait, forcément, déséquilibré comme son modèle (entre cette histoire d'amour un peu banale et ces esquisses philosophiques plutôt fumeuses…), mais tout à fait fascinant : il est possible de monter les deux Faust, en tout cas en les violentant, raisonnablement.

vendredi 24 juin 2016

Le Corsaire : mutations de l'angélique Médore



(Oui, parfaitement, je suis très fier de mon titre.)



"Well—as thou wilt—ascetic as thou art—
"One question answer; then in peace depart.
"How many?—Ha! it cannot sure be day?740
"What star—what sun is bursting on the bay?
"It shines a lake of fire!—away—away!
"Ho! treachery! my guards! my scimitar!
"The galleys feed the flames—and I afar!
"Accursed Dervise!—these thy tidings—thou
"Some villain spy—seize—cleave him—slay him now!"
Up rose the Dervise with that burst of light,
Nor less his change of form appall'd the sight:
Up rose that Dervise—not in saintly garb,
But like a warrior bounding from his barb,750
Dash'd his high cap, and tore his robe away—
Shone his mail'd breast, and flash'd his sabre's ray!
His close but glittering casque, and sable plume,
More glittering eye, and black brow's sabler gloom,
Glared on the Moslems' eyes some Afrit Sprite,
Whose demon death-blow left no hope for fight.
The wild confusion, and the swarthy glow
Of flames on high, and torches from below;
The shriek of terror, and the mingling yell—
For swords began to clash, and shouts to swell—760
Flung o'er that spot of earth the air of hell!

G.G. Byron, The Corsair II,4


« Fort bien, sois ascétique, ainsi que tu te plais
À l’être ; un mot encore, et te retire en paix,
Combien ? — Ah sûrement, non, ce n’est pas l’aurore,
Quel astre, quel soleil au golfe vient d’éclore ?
C’est comme un lac de feu ? Gardes, je suis trahi,
Aux armes ! Accourez : mon cimeterre ici !
Ah ! Derviche maudit, ce fut là ta nouvelle.
Allons, saisissez-le. Fendez-le par moitié,
Ô perfide espion ! tuez-le sans pitié ! »
Le Derviche se dresse à ce jet de lumière,
Son changement de forme a saisi tous les yeux.
Il dépouille l’habit du sacré ministère,
Debout comme un guerrier sur son coursier fougueux,
Il jette fièrement son bonnet de Derviche
Et déchire en morceaux une robe postiche ;
De maille on voit sa cotte et son sabre briller,
Sous un panache noir un casque étinceler.
Sous un sombre sourcil on a vu surtout luire
Son œil sur l’œil du Turc. C’est celui du vampire,
Fatal démon de mort, dont le sinistre éclat
Menace de coups sûrs, sans offrir le combat.
Le désordre confus, et la lueur blafarde
Des feux d’en haut, plus bas de la torche qui darde
Ses flots rouges et noirs, de la terreur les cris,
Des fers s’entre-choquant le perçant cliquetis ;
Les imprécations dont retentit la salle,
Tout a fait de ces lieux une scène infernale.

Tiré de la belle traduction en vers de Regnault. Un épisode où prédomine l'action trépidante (comme à certains endroits du ballet, avec bien moins de surprises et d'éclat) sur l'introspection aux deux extrémités du poème.


Assisté à la première représentation de la série du Corsaire chorégraphié par Anna-Marie Holmes d'après Petipa puis Sergueïev/Sergeyev, régulièrement donné en tournée par la troupe de l'English National Ballet. Le livret, adaptation par la chorégraphe de l'adaptation de Saint-Georges (Jules-Henri) et Mazilier, fournit une large portion, par rapport à la norme du genre, en péripéties, décors et pas d'action. La musique est à l'origine d'Adolphe Adam, et sans être du niveau de ses meilleures œuvres, permet d'entendre des choses plus plaisantes que les redoutables ballets de Minkus ou des adaptateurs fous.
[La musique du ballet original de 1856, plus les ajouts de Delibes, ont été documentés par Richard Bonynge et l'English Chamber Orchestra, écoutable ici.]

À l'issue de la soirée, beaucoup de questions se pressent : quoique déjà familier de ce ballet-ci, je suis plutôt un candide en matière de danse, et vais donc remplir mon office en posant quelques questions qui ne doivent pas manquer d'assaillir les amateurs de musique.




Tamara Rojo en Médora, à l'acte II.
(Le costume kitschouille reste largement plus élégant que le tutu rose flamboyant de la version russe en usage…)




1. Aller au ballet pour la distribution

Rien que la hiérarchie de la notule trahira ma simplicité : je commence par ce qui, pour tout balletomane, doit constituer l'essentiel.

Outre la musique (sur laquelle j'aurai l'occasion de m'étendre plus à loisir), les ballets du premier romantisme étant finalement peu nombreux sur les scènes, je me suis particulièrement déplacé pour voir danser Tamara Rojo, ancienne étoile du Royal Ballet (celui de l'Opéra, à Covent Garden) et actuelle directrice artistique de l'English National Ballet qui donnait ce Corsaire.

L'English National Ballet est l'une des principales compagnies du Royaume-Uni, et la seconde d'Angleterre en termes de prestige, une grande maison. Son statut historique n'est pas le même que celui du Royal Ballet : l'ENB est fondé en 1950 par d'anciens danseurs des Ballets Russes de Diaghilev, et descend donc d'une autre tradition. À l'heure actuelle, en matière de répertoire comme de style, la distinction n'est plus guère sensible : on y voit d'abord les grands ballets du répertoire, les mêmes qu'ailleurs – et vu que ses danseurs émanent des mêmes écoles que ceux du Royal Ballet, la manière n'est pas russe non plus.

Pourquoi Tamara Rojo ?  Je l'ai dit, je suis assez peu versé dans le ballet (du moins dans sa dimension visuelle), or Tamara Rojo est l'une des très rares interprètes à m'avoir paru, au delà des gestes techniques omniprésents dans le ballet romantique, s'intéresser au jeu scénique : lorsqu'elle danse, le geste semble avant tout destiné à exprimer une situation, un affect – là où la quasi-totalité des autres exécutent avant tout une épure géométrique, beaucoup plus symbolique que dramatique. Par ailleurs, atout tout à fait superflu en salle mais non négligeable en vidéo, son visage aussi est très mobile, ce qui concourt à cette impression d'évidence expressive. Elle n'est évidemment pas la seule, mais je perçois de ce point de vue un seuil qualitatif très impressionnant, même par rapport aux autres danseurs qui m'intéressent.

Pourtant, je ne croyais pas la voir un jour en salle (se produisant essentiellement en Angleterre, et passée du côté de la direction artistique…), mais la voilà, à 41 ans (âge rare dans le milieu pour des premiers rôles dans de grandes compagnies sur de grandes scènes, sauf erreur), comme un oiseau blessée, mais distillant les mêmes vérités qu'à l'ordinaire. Les costumes de la version Holmes sont très peu clairs, et le synopsis diffère du ballet original de Mazilier, et pourtant, à chaque fois qu'elle a paru dans une situation équivoque (premiers pas à l'acte I, costume identique aux autres dans le rêve d'opium du Pacha au III), j'ai immédiatement reconnu qu'un charisme hors du commun s'exprimait et que, soudainement, la danse m'intéressait.
        Par ailleurs, ce que j'avais peut-être moins senti jusqu'ici, sa danse ruisselait d'enthousiasme, du plaisir d'être sur scène – alors qu'on voyait bien, à l'amplitude légèrement réduite de certains gestes, qu'elle devait un peu souffrir. [Fait amusant : elle était, encore plus que ses partenaires, souvent en décalage avec le temps exact musical, et malgré cela, paraissait davantage reliée à l'œuvre que les autres…]
        Très belle expérience, l'une de celles qui figuraient sur ma liste de spectateur avant d'aller roupiller dans du marbre.

Par ailleurs, entourage remarquable : énormément aimé la forme de souplesse particulière de Ken Saruhashi en marchand d'esclaves (chaque geste comme arrondi, chaque épisode comme lié, au lieu d'une suite un peu carrée de mouvements codifiés), et convaincu comme tout le monde par Cesar Corrales dans l'athlétique rôle de l'ami fidèle Ali. Une de ces parties héroïques, les plus immédiatement visibles en termes de virtuosité et des plus facilement accessibles pour les néophytes. J'étais dubitatifen voyant qu'il rafflait de très loin la mise des applaudissements (pour ce type de spectacle avec un titre et une maison relativement moins célèbres, on ne trouve pas de gros contingents de profanes), mais les balletomanes initiés m'ont confirmé qu'il était particulièrement exceptionnel. Pour ma part, même si, en bon naïf, j'aime toujours les grosses cabrioles viriles des messieurs, je lui ai surtout trouvé une identité visuelle immédiate (tenant aussi à la chorégraphie, qui l'individualise avec des positions et des pas spécifiques, toujours dirigé vers le mouvement, comme une flèche), qui procurait de la consistance, presque une psychologie, à un personnage d'adjuvant autrement assez vide de sens.

Pour être tout à fait crédible, je suppose qu'il faut dire du mal de quelqu'un (excuses à Isaac Hernández) : notre rôle-titre, déjà de « format lyrique », paraissait peu préparé à jouer les rôles héroïques, et encore moins les mauvais garçon ; par ailleurs, je l'ai trouvé d'une froideur extrême, exécutant une suite de contraintes sans chercher à exprimer – mais j'aurais mauvaise grâce à distribuer les mauvais points dans un art que je ne comprends pas !  Globalement, donc, beaucoup de danseurs (de comédiens ?) de grande qualité dans une seule soirée, tout ne peut pas toucher tout le monde (là aussi, on m'a confirmé qu'il était très bon).

Ce sera tout pour les gambaderies, enfonçons-nous à présent dans les choses sérieuses.



cesar corrales corsaire ali
Cesar Corrales en Ali, objet de toutes les extases balletomanes à ce que j'ai pu lire un peu partout. Dans sa posture inclinée spécifique.




2. Au pays de la bidouille : le rapport à l'original dans le ballet

2.1. Scénographie

Les costumes de Bob Ringwood sont assez étranges, à plus d'un titre.

Ils individualisent assez mal les personnages. L'esclave-vedette Gulnara ne se distingue quasiment que par un chignon, avant de changer de tenue à de multiples reprises – c'est heureusement à peu près le seul physique d'Extrême-Orient plateau, ce qui nous sauve. Les pirates (oui, chez Mazilier, le Corsaire, c'est le chef des pirates) sont habillés de façon assez aléatoire comme les gens du peuple ; on les reconnaît uniquement à ce qu'ils dansent des solos… Par-dessus tout, Conrad (le Corsaire), dans son élégant (et pas très mâle) habit turquoise simili-Renaissance, ressemble davantage à Charmant qu'à un bandit, même adouci par l'amour. Les autres productions du Corsaire adaptées de Petipa (on trouve des bandes récentes du Bolchoï et du Capitole de Toulouse, notamment) le vêtent de façon beaucoup moins équivoque, du gentleman des mers au pirate à bandeau.

Par ailleurs, même si la tradition remonte en amont de la chorégraphie de Holmes, je me demande quand sont apparus ces bikinis omniprésents sur scène… je doute fort qu'il ait été licite, en 1856, d'exhiber aussi ouvertement tout le ventre des danseuses (et davantage pour les plus charnues) – là, il y a plutôt un petit côté Leïa-à-tutu, si je puis me permettre. Pour moi, ce serait forcément une licence du XXe siècle, mais le ballet servant ouvertement, au siècle précédent, aux vieux messieurs opulents qui souhaitent entretenir de près la jeunesse (ainsi qu'en attestent tout à la fois le cahier des charges musical et l'architecture des théâtres, à commencer par Garnier), je fais peut-être erreur.
Toute remarque érudite, toute piste de lecture appréciées (ici comme pour le reste de la notule).

Les décors sont aussi dûs à Bob Ringwood ; comme il se doit, ils se distinguent par un sens du kitsch assez évolué, dignes du meilleur Ketèlbey, en particulier à l'acte II, qui cumule la grotte, le trésor rutilant, l'ouverture sur la mer déserte et le clair de lune parfait (sans parler des danses de pirates qui s'y tiennent) !  Mais dans le contexte de cette musique naïve et de ce type de ballet traditionnel, c'est aussi ce qu'on attend, et assez jouissif en fin de compte, y compris en le percevant au second degré, au filtre de tous les films de flibusterie diffusés depuis la mort d'Adam et Petipa…


2.2. Rémanence de la forme

Une des grandes vertus de cette œuvre est d'échapper à la dimension uniquement décorative de bien d'autres ballets romantiques (supposément des ballets-pantomimes, mais ne consistant quasiment qu'en une suite de réjouissances sans lien avec l'action) : à défaut de psychologie (vraiment pas le propos, clairement), il y a beaucoup d'action à inclure, et donc beaucoup de pas d'action, de grands ensembles, des finals développés. On ne peut pas se contenter de fêtes et de variations, même si on en a bon compte, en particulier dans le rêve  d'opium du Pacha (ajoutée en 1867 avec la musique de Delibes). Par ailleurs le sujet, jusque dans les scènes de réjouissances, se prête à une veine plus exotique et plus héroïque, un peu moins limitée de l'extatique pur.

Néanmoins, le tout reste uniquement conçu pour faire briller une compagnie, et les liens de nécessité paraissent très ténus entre les différents numéros. J'ai l'impression, en réalité, que le ballet (contrairement à l'opéra) n'a jamais cherché, à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu'à nos jours, à s'aprocher du réel. À l'Opéra, on a représenté en abondance et avec succès des ouvrages véristes (La Bohème de Puccini ou Leoncavallo, I Pagliacci, Cavalleria Rusticana…), naturalistes (L'Attaque du Moulin de Bruneau, La Lépreuse de Lazzari), des schizophrènes (Wozzeck de Gurlitt ou Berg), des prostituées (Lulu, Eugène le mystérieux), des tueurs en série (Lulu), des bagnards (Z mrtvého domu, Lady Macbeth de Mtsensk) et, pire que tout, des musiciens de jazz (Johnny spielt auf).

Je me doute bien que ça a été fait, mais dans le grand répertoire du ballet (alors qu'il y a une place majeure pour les musiques « négatives » et les personnages dépravés de Janáček, Berg ou Chostakovitch dans les saisons d'opéra), on trouve surtout des aventures très formelles, qui introduisent des numéros très segmentés et codifiés. Comme de l'opéra seria ou du belcanto romantique.
        Et quand les ballets sont du XXe siècle, soit on prend des standards de la musique de concert (le Sacre du Printemps est maintenant devenu assez familier, et les nouvelles chorégraphies ont rarement la crudité de Nijinski), sont on utilise des scies du répertoire pré-1900 (du Bach, du Chopin…) ou de la musiquette contemporaine (Glass semble être un gros client des compagnies de ballet – et, certes, son caractère motorique s'y prête, malgré l'absence patente de musique). Très peu de sujets très sombres et de musiques denses, en réalité. Le sommet étant atteint avec ces chorégraphes vivants qui commandent des orchestrations de pièces pour piano de Chopin ou Tchaïkovski, par les plus mauvais orchestrateurs vivants – franchement, faire d'Onéguine une œuvre sérieuse en s'appuyant sur les danses de salon de Tchaïkovski transcrites pour orchestre à cordes, comme chez Cranko, il faut avoir la foi.

Je parle là du répertoire des grandes maisons, qui utilisent des orchestres complets et non de la musique enregistrée (ou de petits groupes) : j'ai bien conscience que la danse est un univers riche qui a exploré beaucoup de formes et de sujets potentiels. Mais là où les institutions officielles promeuvent un opéra au besoin trashisant (avec des commandes à Neuwirth et Jelinek, quelquefois simultanément !), je ne vois rien de tel dans le domaine du ballet, sauf à aller sur de plus petites scènes, plus spécialisées.
        Je ne vois de toute façon dans les périodes récentes, même en élargissant le spectre, pas beaucoup de musiques audacieuses majeures écrites dès le départ pour le ballet, passé le début du XXe siècle. (Mais Piège de lumière de Damase reste un bijou qu'on ferait bien d'enregistrer, soit dit en passant.)
       Et à dates égales, les sujets et les traitements des ballets sont assez spectaculairement aimables par rapport aux opéras sanglants qu'on jouait simultanément dans les mêmes maisons…

Toute contradiction bienvenue.


2.3. Tripatouillages en série de l'argument

Verdi avait suivi d'assez près les péripéties de Byron (ce n'est pas une rumeur, je l'ai vérifié avec mes petits yeux plissés et mon air d'adolescent inspiré), mais on voit bien la difficulté d'en rendre les états d'âme sous forme de ballet (qui occupent le plus clair du poème, quasiment tout le chant I, une majorité du chant III, et une raisonnable portion du chant II où se situe toute l'action).

Néanmoins, les retournements du chant II, où Conrad se révèle dessous un déguisement pieux, rapide vainqueur et soudain vaincu, et où les vers de Byron deviennent trépidants, véritable explosion de cape et d'épée, sont tout à fait délaissés par l'argument du ballet. Quand Conrad veut enlever quelqu'un, il l'enlève. Et c'est tout.
        De la même façon, malgré la fin très abrupte de l'orage (dont j'aime beaucoup la gratuité, soudaine intrusion de l'aléatoire du réel dans un conte tout à fait prévisible), Saint-Georges et Mazilier ont prévu une fin heureuse où Medora et Conrad se retrouvent après le naufrage – tandis que leurs amis et sauveurs ont péri noyés, mais on s'en moque, ils n'avaient pas de psychologie exploitable de toute façon.

Le rôle de Gulnara est réduit à presque rien dramatiquement : elle danse beaucoup, mais n'a plus aucun rôle dans l'action du ballet – chez Byron (et subséquemment Verdi), elle est le pivot essentiel de l'intrigue (elle résiste aux pirates tout en permettant à Conrad de s'échapper), tandis que Medora reste tranquillement mourir à la maison.
        Dans les utilités, Ali l'ami inaltérable (enfin, il pourrit au fond de la mer à la fin) et Birbanto le Judas exécrable sont bien sûr des produits de l'imaginaire (très limité) des librettistes de ballet. Rien que les noms en attestent spectaculairement.

Le marché aux esclaves initial, qui fait des deux héroïnes des paquets de chair fraîche (et permet d'exhiber celle, peut-être moins fraîche, des autres esclaves), est à ce titre aussi éloigné que possible de l'atmosphère introspective et bagarreuse qui entoure l'épopée de Byron au héros maudit.

Plus fort encore, Anna-Marie Holmes n'est pas fidèle au livret originel (sans doute ne reprend-elle que des modifications antérieures, je n'ai pas comparé toutes les versions documentées en vidéo, chaque compagnie a son propre fond de sauce) : Medora est censée être la pupille de Lankendem, le marchand d'esclaves, et cédée à l'insistance du Pacha  (alors qu'ici son aimable mécène semble ravi de la faire danser à demi-nue sur la place du marché), et être enlevée au II par les conspirateurs, alors que Lankendem le fait tout seul chez Holmes, à leurs nez et barbes (lui sauvant peut-être la vie) – pourtant Conrad et ses amis apparaissent au III dans le palais avec les costumes des conspirateurs, censés s'être lancés à la poursuite de Medora (avec leurs vêtements, donc).
        Tout le double jeu de Birbanto, feignant devant Ali de protéger Conrad alors qu'il projetait de le poignarder, et finalement mis à jour par Medora qui l'avait blessé (à rebours de sa personnalité, étant la jeune fille comme il faut, contrairement à Gulnara, la femme du sérail capable de repousser les étrangers et de fomenter la révolte contre les siens), est aussi un ajout plus récent.
        Les visions d'opium du Pacha, avec les danses florales (connues sous le nom de Pas des Fleurs) qui n'ont rien à voir et qui occupent une bonne partie de l'acte III, servaient à complaire à Adèle Grantzow qui reprenait le rôle de Médora à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1867, et ont été conservées, avec la musique de Delibes écrite pour l'occasion, jusqu'aux versions les plus récentes. L'ensemble du tableau est développé lors des reprises russes par Petipa (sous le nom de Jardin animé), avec de nouvelles musiques (de moindre valeur, Delibes n'étant déjà pas au faîte de sa gloire ici).

Cette liberté prise dans l'adaptation, et cet empilement de traditions entrelacées, vers des œuvres très composites, est caractéristique du ballet, et on ne peut s'empêcher de s'émerveiller de la distance qu'il y a avec le traitement religieux de la musique au concert et même à l'opéra…
        Or, au ballet, la musique, tout le monde s'en moque, et elle est traitée de la même façon que le reste, j'y viens.


2.4. La musique : Adam dépecé

Par rapport à ses meilleurs opéras (Le Farfadet !) ou ballets (Giselle, bien sûr), la partition du Corsaire est très inférieure, mais comme on ne croule pas sous les ballets du premier romantisme avec musique originale, on est très content de l'entendre. [Adam n'est de toute façon pas un compositeur majeur de cette génération, très loin, sans même mentionner Meyerbeer ou Berlioz, de la maîtrise et de l'inventivité d'Hérold, ou même des ponctuels coups de génie d'Auber.]

Pourtant, l'état de la partition fait dresser les cheveux sur la tête : que reste-t-il de l'œuvre originale ? 

Dès 1858, l'œuvre voyage en Russie (avec Petipa comme danseur, qui reprend ensuite le ballet comme chorégraphe), et s'y installe durablement, avec de régulières reprises et nouvelles productions, y compris au fil de l'ère soviétique. C'est par là, semble-t-il, qu'elle revient en Europe Occidentale (sortie du répertoire en France à l'issue des représentations de 1867), le phénomène culminant avec la prestigieuse production en tournées multiples de l'English National Ballet en ce moment à Paris.

Au fil de ses voyages dans divers pays, les chorégraphes ayant pour tradition de reprendre à leur façon le travail des autres (et en particulier de Petipa…), c'est-à-dire de n'inventer quoi que ce soit ni de respecter rien, les nouveaux pas et les nouvelles musiques s'amoncellent. La version de Holmes est ainsi une adaptation de la reprise de Segueïev/Sergeyev faite (d'après Petipa…) pour le Kirov en 1973.

De fait, les principales modifications du Corsaire proviennent des productions russes.  Sur le programme, on peut donc désormais lire : musique d'Adolphe Adam, Cesare Pugni, Léo Delibes, Riccardo Drigo, Prince Pyotr van Oldenburg, Ludwig Minkus, Yuly Gerber, Baron Boris Fitinhof-Schnell, Albert Zabel et J. Zibin. Ce pourrait être drôle s'il n'y avait à la fois le nom de Minkus, d'autres noms encore plus négligés (et pour certains négligeables) de l'Histoire de la musique, et le signal implicite que la tradition de l'ajout, poussée à un tel degré, signifie aussi retrancher.

Pugni, Minkus et Drigo appartiennent à trois générations successives de maîtres de ballet à Saint-Pétersbourg, séparés par respectivement 25 et 19 ans. Contrairement à ce qu'on pourrait craindre au demeurant, considérant la qualité de la partition d'origine (si, si, la fanfare aux sabres, au I, est bien d'Adam, si j'en crois l'enregistrement de Bonynge), ce n'est pas forcément un méfait musical. Les ajouts russes remplacent une partie du pittoresque par du sentiment, avec de grands pas de deux qui sont parmi les moments les plus inspirés musicalement : l'un d'eux (le premier de l'acte II, à mon avis) est dû à Pugni (comme la tempête finale, bien plus concise et frappante que celle d'Adam), et l'autre (probablement le second, avec son simili-Tchaïkovski, cordes lyriques et ses cors en syncope avec frottements de secondes) correspondrait davantage à la génération de Drigo, qui a aussi marqué significativement la partition.
        J'ai fouillé quelques heures dans les ouvrages spécialisés et les articles d'érudition pour pouvoir retirer ces quelques réponses (la meilleure source, et la moins chronophage, émanant des musiciens de fosse), ce qui est symtomatique et très déconcertant, pour le mélomane.

Dans le même temps, dans l'univers de la musique classique, et même à l'opéra où la liberté scénique est devenue très grande, on ne tolère pas la moindre liberté (même un rubato excessif peut être reproché), et si l'on peut accepter les coupures, tout ajout, même bon, causerait un scandale considérable. L'authenticité, mirage mainte fois mentionné dans ces pages, est même un argument de vente majeur pour les éditeurs, qui proposent de revenir au souhait premier du compositeur, même inférieur, même inachevé, même désavoué par lui-même. Un professionnel ne saurait exercer autrement qu'Urtext sous le bras.

Aussi, constater cette désinvolture extrême envers la musique peut paraître un peu urticant au profane. Non seulement parce qu'on mélange les époques, et pour des raisons purement balletistiques, sans rapport avec la qualité musicale (et cela s'entend !) ; non seulement parce qu'on juxtapose des pièces qui n'ont plus de rapport entre elles, n'ayant même pas été ajoutées dans les mêmes versions du ballet aux mêmes époques et aux mêmes lieux… mais pire que tout, il est excessivement difficile de retrouver la paternité des morceaux. Sauf à posséder le bon ouvrage, aucun document aisément accessible (même sur les sites de danse en ligne, même dans les ouvrages généralistes sur la danse) ne fournit le détail. Pour les ballets plus récents, on trouve (Onéguine de Cranko-Stolze ne m'avait pas posé de problème insurmontable), et pour les grands standards, on finit par trouver (beaucoup de strates dans la Fille mal gardée d'Ashton-Lanchbery, mais il existe suffisamment de documents pour recouper l'essentiel) ; mais quand la tradition s'en mêle depuis trop longtemps, sauf à tomber sur la perle rare qui a déjà fait le travail, c'est assez difficile – et manifestement personne n'en a rien à faire. Les mélomanes méprisent la superficialité du ballet, les balletomanes ne remarquent même pas qu'il y a de la musique. Avec ça, allez vous informer !
       J'ai vu, en faisant mes petites recherches pour cette notule, qu'il existait des articles scientifiques qui débattaient de l'état possible des premières versions de la partition de Giselle !  Alors, allez remonter le fil du temps pour des pièces moins courues (et musicalement moins stimulantes)…

On en est en réalité exactement à front renversé de la logique musicale actuelle, où la musicologie est l'horizon indépassable, et où l'on a toujours besoin d'habiller tout de justification historique – même quand c'est pour faire n'importe quoi. Si l'on veut faire de l'improvisation libre ou introduction des instruments modernes ou exotiques, on ira au besoin faire un peu de psychologie sur le caractère ouvert des musiques et des musiciens, comme Bach qui aurait bien sûr repoussé comme pour son orgue les limites de la guitare électrique façon Meshuggah, ce qui rend légitime une petite basse amplifiée dans le continuo. Mais la plupart du temps, on s'interdit plutôt qu'on ne s'autorise, avec ce raisonnement ; pas question de changer une note.
       Le ballet semble être resté sur l'ancienne école, celle qui prévalait à l'opéra avant la (salutaire, cela dit) révolution baroqueuse : l'empilement des traditions ininterrompues. Le public vient voir ce qu'il a déjà vu, vient assister à la reproduction d'un patrimoine où se mêle, espère-t-on, le meilleur de toutes les époques, et où chacun apporte sa pierre individuellement, sans trop s'occuper de l'origine de l'œuvre qu'il colporte.

J'essaie de ne pas juger (car je trouve un peu triste cette culture de l'interdit dans la musique classique), mais il m'est quand même difficile de ne pas trouver l'attitude du ballet vis-à-vis de la musique irrespectueuse et assez poussiéreuse, je dois le confesser.

Pour les musiciens aussi, ça semble le cas : même avec des bijoux absolus du patrimoine musical comme La Belle au bois dormant de Tchaïkovski, je n'ai jamais entendu l'Orchestre de l'Opéra de Paris s'ennuyer aussi ostensiblement… Comme un réflexe, ne pas s'engager trop dans un domaine où on ne leur laisse qu'une place résiduelle.



adam_corsaire_orage_partition.png
La partition en réduction piano de la tempêtes aux audaces harmoniques (peu) fulgurantes (aplat de I à la truelle, ça s'appelle).
Manuscrit russe des années 70, lors de l'avènement de la chorégraphie de Sergueïev, servant de base à d'autres versions ultérieures, dont Holmes.





3. Écouter la musique au ballet

À ce titre, l'Orchestre Colonne ne s'en sort pas mal : assez peu engagé à l'acte I (il est vrai constitué d'une redoutable suite de fanfares particulièrement indigentes), il semble qu'il s'implique davantage dans les actes II et III, où les pas d'action sont plus nombreux et la musique moins décorative. Le timbre général reste un peu fruste, mais point de mollesse (même si, visuellement, on peut repérer un engagement très inégal d'un musicien à l'autre). Comme toujours, leurs qualités compensent nettement leur moindre maîtrise technique par rapport à la prestigieuse concurrence parisienne.

À ce jour, à Paris, c'est l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire (dans Sauguet et Damase !) qui m'a fait la meilleure impression en fosse, aussi bien en moyens techniques qu'en investissement (sans bondir sur leurs chaises non plus).

À Londres, l'English National Ballet est accompagné par l'English National Ballet Philharmonic, orchestre ad hoc qui n'a pas fait le déplacement. J'en ai un souvenir assez positif si c'est bien lui qui officie dans le DVD, avec un beau son et une énergie très honorable.

J'ai été surpris, lors de la représentation, par le peu d'applaudissements du public sur la musique : en général, on applaudit les entrées (était-ce le côté peu clair de la première apparition de Rojo ?), et on n'attend pas la fin de la musique. Or, excepté la fin bien sûr, tout à fait couverte sur ses dernières secondes (je suis résigné pour le ballet, voire pour l'opéra italien, donc ça m'indispose finalement moins que dans les opéras germaniques ou au concert – fait partie du jeu, disons), les spectateurs attendent la fin des numéros pour réagir. Peut-être est-ce aussi leur écriture facétieuse (souvent un silence avant le dernier accord) qui retient les connaisseurs. [Car je suppose que, pour une œuvre qui n'est pas dans le top 20 des titres, pas d'un chorégraphe célèbre, avec une compagnie qui n'a pas un nom qui claque immédiatement pour le grand public, malgré son prestige chez les initiés – un peu comme si on parlait de la Staatskapelle de Dresde à l'homme de la rue… Berlin ou Vienne, soit, mais Dresde, est-ce que ça exalterait le candide ? –, une bonne part du remplissage tenait aux vrais amateurs de danse, désireux de voir autre chose que le ballet local, malgré son excellence.]
        En tout cas, même si pressens vaguement qu'il s'agissait plutôt d'une coïncidence liée à l'œuvre, agréable surprise de ce côté, ça ne hurlait pas TamarAAAAA dans tous coins, même si je ne m'en serais pas vraiment offusqué.

Outre le double disque Bonynge / English Chamber Orchestra, qui présente le ballet d'origine et les ajouts de Delibes pour Mlle Grantzow, vous avez peut-être plutôt intérêt, pour une adaptation plus proche de la lettre (à défaut d'en retranscrire l'atmosphère), à vous tourner vers l'opéra de Verdi, l'un de ses meilleurs titres de jeunesse, d'une veine mélodique discrète, mais davantage sans façon que belcantiste. On y entend, dans le trio avec chœur final, des esquisses de Rigoletto (le quatuor et les finals). Je recommande en particulier la gravure exaltante faite lors du festival de Parme dans l'intégrale C Major (Montanaro, avec Lungu, Dalla Benetta, Ribeiro, voix et postures extraordinaires).



Malgré toutes ces considérations, une très belle soirée, il y a de quoi remplir des cars de futurs initiés, si l'on est un peu sensible à l'expression simple et généreuse de ce type de spectacle. Mais ma satisfaction me fournissait un sujet de notule moins stimulant que toutes ces interrogations.

Donc beaucoup de questions comme vous le voyez, auxquelles j'ai essayé d'apporter autant que possible mes propres réponses en fouinant un peu, mais tout prolongement et tout éclairage (en particulier concernant l'attribution et l'intérêt de la musique) seraient hautement appréciés.

dimanche 12 juin 2016

[hors du monde] – Retrouver Maria Callas


Il y avait longtemps que je n'avais pas réécouté Maria Callas, peut-être même un an ou deux. Il faut dire qu'en dehors de quelques enregistrements à contre-courant où je l'aime assez (Elvira des Puritains, Abigaille, Amelia du Bal Masqué, Carmen, Turandot…), je n'ai jamais été très touché par sa manière, et tout particulièrement dans les rôles qui ont fait sa réputation (Norma, Traviata, Tosca).

Je me suis aussi toujours demandé si la remise au goût du jour du belcanto romantique par des voix plus « authentiques » et l'exécution de partitions de ce répertoire hors du petit nombre encore à l'affiche lui devaient autant qu'on le dit. Pour sûr, elle y a contribué, mais qui choisissait les titres ?  Était-ce réellement la chanteuse, qui lisait des partitions oubliées sur son temps libre pour les sélectionner et les proposer ensuite ?  Les directeurs de théâtre et les chefs d'orchestre n'ont-ils pas eu un rôle plus déterminant ?  Dans ces matières, on tend souvent à donner le mérite à la célébrité la plus proche du dossier. (Par ailleurs, à mon sens, la véritable renaissance a lieu plus tard, quand on se pose des questions sur l'exécution, qu'on enregistre des intégrales complètes, plutôt avec Bonynge donc – qui était un véritable musicologue.)
Ce n'a aucune importance pour ce que je vais raconter, mais ce participe du mythe.

la fosse
La Fosse, Le Triomphe de Maria Callas célébré par le Tölzer Knabenchor
Vers 1675. Musée des Beaux-Arts de Nancy.


Donc. En revenant à ces disques avec le recul, les oreilles un peu reposées de mes préjugés et de ceux des autres, je conserve le même relatif scepticisme. Grande chanteuse, bien sûr, et je me figure que sa réputation procédait grandement de son implication scénique, rare à l'époque, et encore plus chez les dames, donc je passe nécessairement à côté de la vérité de ses mérites – mais ni plus ni moins que ceux qui l'adulent, puisque notre matériel est le même.

Pourquoi ne suis-je pas totalement convaincu ?

¶ Le son hypertrophié, façon bajoues, n'est pas très sympathique, et limite en tout cas la pertinence des incarnations d'ingénues – dans Traviata, comment croire à la phtisie avec cette voix épaisse et ronronnante ?  Même en admettant la convention, c'est difficile. (je viens d'écouter Tomowa-Sintow engloutir Nimsgern dans l'acte du Nil Aida, même genre d'effet, on dirait que c'est le roi d'Éthiopie qui se fait salement tancer)
¶ Les portamenti (ports de voix pour lier une note à l'autre) toujours très lourdement appuyés : il s'agit de créer de la fluidité, pas d'insister sur la transition elle-même, en principe. Pour un modèle de belcanto, c'est un peu frustrant (là encore, à replacer dans son temps moins rigoureux, mais ce relativise son image de vérité indépassable).
¶ J'aime beaucoup les poitrinés (une notule viendra là-dessus), je ne suis pas du tout dérangé (je trouve d'ailleurs les voix de femme toujours plus belles quand elles n'utilisent pas exclusivement le registre de tête, donc surtout les bas de tessiture à l'opéra !), mais ils ne sont pas particulièrement gracieux, c'est vrai. La propension à nasaliser pour faire méchant est aussi assez discutable.
¶ Par-dessus tout, c'est l'expression dont on fait tant de cas qui me dérange. Chez Callas, prévaut la manière stabilo : en général, pour faire passer une émotion, soit on sélectionne une couleur vocale et un style adéquats (attaquées piquées pour la joie ou l'humour, grands portamenti pour les implorations et déplorations…), soit on choisit des mots, sur lesquels on place du relief, pour donner une crédibilité à l'affect. Mais pour elle, c'est simple : on met toute la gomme sur le mot le plus explicite de tout le passage (crier, maudire, détester…) ; ça fonctionne, mais le résultat est tellement redondant et grossier que je peine à être touché. A fortiori lorsque ce ne sont pas des personnages véhéments (en Violetta, c'est quand même bien étrange) – mais même pour Médée, je demeure sceptique devant ce goût du pléonasme. S'il y a une émotion, elle ne se manifeste pas forcément principalement par le mot qui l'exprime, elle affleure sur les autres mots alentour, alors que chez Callas, le soulignement se fait exclusivement sur l'explicite (où il n'est pas nécessaire, précisément puisque le texte l'explicite). Je ne crois pas avoir jamais croisé chez elle une expression inattendue, qui serait en décalage avec la lettre du texte.

Voilà qui est tout sauf rédhibitoire, et ce sont toujours de belles interprétations, mais considérant la typicité du timbre et le peu de grâce de la manière, je reste étonné qu'on la considère toujours comme l'horizon indépassable du chant (au moins du côté romantique italien). On n'a pas d'équivalent au phénomène Callas dans les autres tessitures et dans les autres répertoires, où certains font assez bien l'unanimité (Popp, Corelli, Hotter…), mais où personne n'est considéré comme l'absolu indiscutable.

Or, à la réécoute un peu distanciée, j'entends toujours les mêmes choix, tout à fait défendables, mais pas particulièrement recommandables non plus : une excellente chanteuse certes immédiatement identifiable, sans doute très impressionnante sur scène pour son époque (même si les vidéos ne sont pas forcément plus vertigineuses que les partenaires qui y figurent), pas exactement le sommet sur tous les critères. Plus que la qualité propre des interprétations, c'est l'écart entre la réputation et ce qu'on entend (charismatique, typé, inégal, imparfait) qui surprend : comment cela peut-il mettre tout le monde d'accord ?  Car, il faut bien l'admettre, je suis un peu seul. (je veux parmi les amateurs de ce répertoire-là, sinon les autres la méprisent passablement)  Mais je l'aime toujours beaucoup en mezzo.

Je trouve qu'on entend assez bien les limites que je ressens, à l'écoute, dans ses masterclasses à la Juilliard School (celle-ci, sur « Eri tu » du Ballo, par exemple) : comme elle y chante au moins aussi longtemps que ses élèves, les partis pris y sont très sensibles. Et on y retrouve ce legato un peu outré (même lorsqu'il n'est pas écrit) ; elle explique même (de façon tout à fait péremptoire) qu'il faut faire du rubato aux fins de phrase pour appuyer l'expression – et, de fait, elle met à plusieurs reprises le pianiste dans le décor… Le fait d'enseigner ses particularités comme un système opérant (l'expression, on la met où on la veut, pas forcément avec du rubato ni sur ce mot-là – forcément, elle sélectionne le mot « empoisonner », en nasalisant luette au vent) permet de mettre le doigt sur ce qui est dispensable dans son univers esthétique.

Deux notules consécutives de glottologie (un peu) négative, promis, une autre est en préparation pour réhabiliter un nom et dispenser un peu d'enthousiasme.

jeudi 5 mai 2016

Panorama de la couverture vocale — I


Légende : pour plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne disposons pas d'enregistrements) en vert.



1. Principes fondamentaux

1.1. Décrire la couverture : la pagaille


Après plus de dix ans de notules, voilà un sujet que j'avais toujours évité d'aborder de front (un peu ici, et par touches très allusives et , plus des mentions dans les commentaires de disques ou de concerts), tant il est délicat. Dix ans d'expériences et d'informations plus tard, lançons-nous.

L'enseignement et la description du chant lyrique
sont issus d'une tradition particulièrement ancienne – sans chercher absolument à trouver les premiers traités un peu précis, on peut simplement souligner le fait que le vocabulaire utilisé et la représentation du système phonatoire sont toujours largement ceux du début du XIXe siècle, à l'époque de Garcia, Duprez & co.
        Or, notre connaissance de la physiologie a considérablement progressé depuis, et les constats empiriques d'antan, s'ils n'ont jamais empêché de bien chanter, ne sont pas toujours pertinents en termes de description, et donc de compréhension des phénomènes.

C'est pourquoi, même lorsque les chanteurs qui réalisent le mieux ce geste l'expliquent, il demeure souvent des confusions – il faut entendre Pavarotti faire la différence entre un vrai et un faux ténor par la présence de couverture, et d'autres gens sérieux la définir comme une façon de « sombrer » la voix. Or si la corrélation existe souvent (en particulier lorsque les chanteurs abordent des répertoires lourds), la couverture n'est pas exactement une mécanique qui change le grain du timbre, elle équilibre surtout le placement des voyelles, pour éviter de forcer la voix – c'est exactement ce que Pavarotti fait d'ailleurs, n'ayant jamais cherché à sombrer sa voix.
        On rencontre les mêmes types de raccourcis avec la place du larynx (si c'était la même chose, alors l'aperto-coperto, sommet de la maîtrise de la couverture, ferait faire des bonds au larynx sur la même note !) et la voix de poitrine. Pour certains professeurs (prestigieux au besoin), chanter un aigu en voix de poitrine, avec le larynx bas, en utilisant les résonances du « formant du chanteur » et en couvrant, c'est la même chose. Alors qu'on peut parfaitement chanter en voix mixte avec larynx bas, peu de résonance formantique et en couvrant ; ou en voix de poitrine avec larynx haut (pas vraiment dans le répertoire lyrique, certes, encore que certains baroqueux comme Marco Beasley ou Jeffrey Thompson [cf. notule] le fassent), avec des partiels formantiques forts (pas forcément les mêmes) et sans couvrir, etc.

Bref, il n'est pas facile de s'y retrouver par soi-même, et c'est finalement plus que la lecture des théoriciens rarement en accord et pas tous au clair avec eux-mêmes, l'observation des pratiques chez les chanteurs les plus aguerris de différentes écoles qui permettent d'isoler la nature des phénomènes. Ce que nous allons faire si vous nous accordez l'honneur insigne de votre attention.


rolla gervex
Henri Gervex, Éloge de la couverture
Huile sur toile, 1878 (musée d'Orsay).




 1.2. Pourquoi la couverture ?

La voix humaine peut être émise grâce à trois éléments :
  • la soufflerie, l'air émis par les poumons ;
  • la vibration, celle des cordes vocales dans le larynx (c'est paraît-il la forme du larynx qui empêche les grands singes de parler réellement) ;
  • les résonateurs, qui définissent le timbre et l'amplification du son (pharynx, bouche, cavités nasales).

Lorsqu'on chante, deux choses en particulier changent par rapport à la voix parlée : le son devient plus continu (ce qui réclame plus d'effort pour le soutenir, notamment en matière de souffle) et, en général, la voix est plus aiguë que pour la voix parlée (sinon elle s'affaisse désagréablement). [C'est bien sûr beaucoup moins vrai pour les musiques de l'intimité et les musiques amplifiées, mais ces deux paramètres sont incontestablement la norme pour le chant lyrique, qui nous occupe principalement dans cette notule.]

Or, il n'existe pas d'organe spécifique de la phonation, et le corps humain utilise pour ce faire des éléments qui ont d'autres fonctionnalités, qui sont en général régis par toute une gamme de réflexes. Aussi, en sollicitant la voix, notamment en chantant de façon continue et forte dans l'aigu, on met le corps à rude épreuve. Car les caractéristiques physiologiques du son changent dans le haut de la voix : c'est notamment ce que l'on appelle le passage (ou passaggio), le moment où la voix « bascule » – elle se tend et rompt si on ne change pas de mode d'émission.

Il existe toute une série (1,2,3) en cours consacrée à ces questions, dont la couverture constitue, précisément, le prochain point d'étape – on rejoindra le parcours de ladite série lorsqu'on abordera les questions de réalisation pratique de la couverture.

Pour éviter de briser le son ou de contraindre dangereusement la voix, les chanteurs ont développé toute une gamme d'astuces, selon les répertoires (le belting, larynx haut et soutien diaphragmatique de béton, est celui le plus couramment utilisé en pop et musiques traditionnelles). Dans le répertoire lyrique (en tout cas à partir du XIXe siècle), la couverture des voyelles en est un exemple important ; c'est même l'une des cartes d'identité du chant lyrique, celle qui donne cet aspect homogène, un peu épais, qui fait « qu'on n'y comprend rien », etc. 


1.3. Mais qu'est-ce que la couverture, à la fin ?

Allons donc, on est sur le point de vous révéler le deuxième plus grand secret de l'univers, vous n'étiez pas à quelques prolégomènes près.

Tout cela servait à souligner le fait que, lorsque vous chantez vers l'aigu, la même position vocale qui était confortable va devenir insoutenable. Il va donc falloir opérer des changements. La couverture vocale s'applique sur les voyelles et les égalise, les rééquilibre de façon à les rendre sans danger. Dans l'aigu, le nombre de positions vocales sans danger est plus réduit (elles changent selon le type de technique utilisé, mais leur nombre demeure limité), ce qui signifie que toutes les voyelles ne peuvent pas être utilisées dans leur état d'origine.
        La définition la plus simple est donc sans doute de dire que la couverture est une accommodation des voyelles – de la même façon que le cristallin, dans l'œil, accommode selon les distances pour nous permettre de voir net.
       
La couverture replace donc les voyelles les plus exposées (le [a], particulièrement le [a] ouvert, le [è], et, mais ce sont des cas un peu différents, certaines écoles le font massivement pour le [ou] – à commencer par l'école italienne –, voire le [i] – mais ce ne sont pas les techniques les plus solides, dans ce cas) vers une zone plus sûre, les rééquilibre vers une sorte de juste milieu.
        Généralement, cela passe par une tendance à la fermeture des voyelles ouvertes [a] tire vers le [o], [è] tire vers le [eu] (cela ne veut pas dire remplacement, comme soutenu par des professeurs un peu hâtifs), un arrondissement des conduits, une focalisation du son au même endroit.


 
Luciano Pavarotti montre très bien, dans ses masterclasses, la différence entre les deux (vous entendez une vocalisation ouverte, puis couverte) – je trouve d'ailleurs que son chant ouvert sonne très bien (plus tendu, plus électrique que son légendaire confort vocal avec la couverture), mais il est certain qu'il ne donne pas du tout le même degré de confort. C'est pourquoi, s'il peut être utilisé pour des répertoires où le chant lié et les longues tenues ne sont pas nécessaires (chanson, airs de cour, baroque français, récitatifs romantiques…), il n'est pas envisageable pour le belcanto romantique ni les grands airs.
        La différence qu'il propose est néanmoins un peu radicale : sa réalisation, sur scène (particulièrement dans les années 90, où il ne couvre plus en permanence), est beaucoup plus nuancée. Voyez plutôt :


Extrait assez idéal : on entend très nettement le changement par rapport au début de la tirade, mais l'équilibre est parfait et démontre très bien comment fonctionne, dans le meilleur des cas, la couverture vocale. Limitons-nous aux [a] pour l'instant. Vous voyez bien que tous ceux au-dessous du passage (tous ceux du début, qui sont dans le grave et le médium) sont complètement ouverts, comme lorsqu'on parle italien. En revanche, dans les parties qui montent, ils sont plus ronds, comme tirant vers le [o] (sans qu'on puisse les confondre). C'est sans doute ce qui m'impressionne le plus chez Pavarotti : ses [a] couverts sonnent tout de même comme de vrais [a]. L'équilibre (car c'est de cela qu'il est question avec la couverture) est assez miraculeux. De plus près :


Premier « pietà » légèrement couvert mais encore relativement exposé, second « pietà » plus couvert (mais la voyelle reste encore très pure et ouverte, même si le son est couvert), premier [a] d'« avaro » comme précédé d'un [o] très bref, puis un vrai [a] pour la suite de la voyelle et pour le second [a], un peu plus fermé que dans la langue parlé, mais encore très exact. S'il avait chanté cela ouvert, le son serait beaucoup plus petit, et il forcerait beaucoup plus son instrument.


Outre la sécurité vocale qu'elle assure, la couverture facilite les notes les plus hautes, évite les aspects nasillards et criés, l'éparpillement des sons (chaque voyelle placée à un endroit différent – ce que j'aime beaucoup entendre personnellement, mais qui constitue un handicap technique incontestable), et donne une patine homogène à l'ensemble des voyelles émises, ce qui permet de chanter de belles lignes continues et de ne pas faire de mauvais geste en plaçant une voyelle par hasard au mauvais endroit. Ce qui aurait été contraint en conservant la même exactitude de voyelles devient soudain facile : en changeant le mode d'émission, on a paradoxalement permis la continuité du timbre.

Il existe ensuite plusieurs écoles pour son usage :
  • tout le monde est obligé de l'utiliser un minimum dans son aigu, mais les voix plus légères et plus aiguës au sein de chaque tessiture peuvent l'utiliser plus tard dans la montée : un ténor léger peut couvrir seulement après le sol, là où un ténor dramatique devrait impérativement commencer à partir du mi… ;
  • certains ne couvrent que le nécessaire, laissant le grave et le médium très libres (par exemple toute une école de sopranos français, d'Esposito à Manfrino), mais certains (pas moi) sont gênés par la césure forte entre les registres ;
  • d'autres couvrent progressivement, en augmentant progressivement le degré d'accommodement des voyelles (le grand art) ;
  • d'autres enfin enseignent qu'il faut toujours couvrir, du plancher au plafond, de façon à rendre la voix la plus continue possible (patent chez Sutherland, Nilsson, Domingo, Galouzine, Kaufmann, Cappuccilli, Bruson, Christoff, Siepi…), et à conserver la même couleur dans la limite grave que dans l'aigu.

Dans ce dernier cas, il est évident que la couverture a un impact sur le timbre et va assez significativement le sombrer. Mais pour un ténor qui mixe, par exemple, la couverture n'empêche absolument pas la clarté. Son abus (si toutes les voyelles sont trop fermées) peut « boucher » une voix, l'empêcher de s'épanouir et de se projeter, mais le principe de la couverture altère l'emplacement de voyelle plus que le grain de la voix (même si l'interdépendance est loin d'être nulle).



rolla bigne
Henri Gervex : Conseil aux chanteurs
(Sortez couverts.)
Huile sur toile, 1879 (musée d'Orsay)




1.4. Ouverture et aperture : imprécisions lexicales

Avant de commencer, il faut bien faire la différence entre l'aperture des voyelles (imposée par la langue qu'on parle ou chante) et la couverture (artifice technique). La confusion vient du vocabulaire : en linguistique, une voyelle est ouverte ou fermée ([é] vs. [è], par exemple), et en chant la voix sur cette voyelle peut être ouverte ou couverte (un [è] vs. [è] tirant sur le [eu]). Comme les voyelles ouvertes linguistiquement sont en général couvertes vocalement en allant vers plus de fermeture, on peut vite faire l'amalgame, mais la couverture n'est pas forcément une fermeture, et ne s'y limite pas en tout cas (le but est au contraire de conserver la gorge libre !).

La couverture ne signifie pas que l'on change toutes les voyelles ouvertes en voyelles fermées (sinon la langue devient difforme et inintelligible), mais bien que l'on accommode les voyelles les plus dangereuses, en les décalant légèrement (par exemple dans le sens de la fermeture, pour le [a] et le [è]).

On peut donc tout à fait chanter des voyelles fermées sans avoir couvert sa voix (par exemple dans la pop, ou en parlant dans la vie de tous les jours), ou à l'inverse changer des voyelles audiblement ouvertes tout en couvrant correctement. Évidemment, un [a] très ouvert peut difficilement être couvert, même si je me pose un peu la question.

Je vais avant tout proposer des voix d'hommes (et les voyelles [a] et [è], les plus emblématiques), en exemple : j'ai évidemment une meilleure représentation de leur fonctionnement, mais, surtout, les phénomènes sont plus audibles car ils ne se mélangent pas avec les caractéristiques de la voix de tête féminine (celle utilisée par le répertoire lyrique, contrairement à la plupart des autres styles), qui posent encore d'autres enjeux… Évidemment, les femmes couvrent aussi dans le répertoire lyrique, avec les mêmes types de méthodes et d'expédients que pour les hommes.





le dominiquin renaud armide putti
Le Dominiquin, Putti abusant de la polysémie
Toile découverte au musée du Louvre.





2. Catégories et travaux pratiques


2.1. Voix ouvertes, sans couverture

D'abord, quelques exemples d'un chant sans couverture, avec des voyelles à l'état naturel :


Ici Tom Raskin (l'Athlète funèbre dans Castor et Pollux avec Gardiner en 2006), membre du Monteverdi Choir, produit des [è] aigus complètement ouverts : j'aime beaucoup personnellement, on entend bien l'éclat de l'émission naturelle, à la limite de la rupture, mais il est évident que cette technique ne produit pas le maximum de confort pour le chanteur. Dans le répertoire romantique (et même dans les aigus suspendus de Mozart), ça poserait des poroblèmes majeurs.

Au passage, vous remarquez que le [é] de « briller » tire très légèrement vers le [eu] – nécessité pour vocaliser sans se blesser ou simple effet de l'accent anglais, je ne puis dire, mais cela s'apparente à une très légère couverture. D'ailleurs, il en va de même (ici encore, discrètement) pour le [a] de « gloire » (mais les mots en « -oi- » s'y prêtent bien, avec le [w] qui prépare le son et le [a] qui n'est de toute façon pas très ouvert).


Plus troublant, ce moment d'égarement de Pierre Germain (Arfagard dans Fervaal de d'Indy, tiré de la bande radio de Le Conte) : par ailleurs un très bon chanteur, sort soudain cet aigu complètement ouvert. On ne trouve nulle part ailleurs, dans ce rôle écrasant, ce type d'erreur, très étrange de la part d'un chanteur aguerri (tellement différent des gestes vocaux qu'il a passé sa vie à faire !), donc ce n'est pas lui rendre justice, mais je trouve que c'est le meilleur exemple possible d'un aigu ouvert : ce [a] au delà de la zone de confort qui devient soudain poussé et crié (et probablement moins sonore, d'ailleurs), impossible à tenir longtemps. Normalement couvert, le son aurait dû rester plus rond, plus proche du reste de la voix.


        Il est aussi possible de très bien chanter le grand répertoire en ne couvrant quasiment pas : Giuseppe Di Stefano (Alvaro dans La Forza del Destino de Verdi), toujours révéré des mélomanes et très contesté par les théoriciens, chantait quasiment sans couvrir ses sons. On l'entend ici : non seulement en bas, les [a] sont très ouverts, mais ça ne change pas en haut. Même sur [o] (qui est plus facile à accommoder) et [é] (qui n'est pas forcément dangereux), à la fin de l'extrait, on sent bien toute la netteté du geste et toute la tension accumulée. J'aime énormément, personnellement, ce naturel, ce tranchant, cet enthousiasme sans filtre, cette façon de « claquer », mais le geste est effectivement très contraignant pour l'instrument.

Parmi les hypothèses avancées, le centre de gravité très haut de la voix, avec un passage (la hauteur où la voix doit changer d'émission pour être émise sans danger) beaucoup plus haut que la plupart des ténors. On parle abondamment de son déclin, mais en réalité, malgré une vie réputée animée, il n'a pas eu une carrière particulièrement courte (plus de quinze ans de pleine gloire, et une fin loin d'être ridicule – il avait perdu les aigus les plus hauts, mais le timbre demeurait absolument intact).
        Ainsi, vous entendez ce que produit une voix ouverte et bien émise – on en trouve beaucoup dans le chant traditionnel, lemusical, etc. (les ressorts techniques en sont différents, notamment par l'usage du belting) – mais, vu les contraintes de hauteurs vertigineuses et de tenues longues de notes, le chant ouvert demeure l'exception dans l'opéra.
        Le répertoire du XVIIe siècle est néanmoins tout à fait accessible à des voix non couvertes (on en entend peu parce que ce sont des chanteurs lyriques formés avec les normes du XIXe siècle qu'on utilise aujourd'hui) ; pour le XVIIIe siècle, malgré l'étendue et la virtuosité, je ne suis pas certain non plus qu'on ait utilisé la couverture, en tout cas vraisemblablement pas comme nous le faisons aujourd'hui. Mais cela réclamerait une investigation que je n'ai pas encore faire – il y aurait tout un travail à fournir sur l'évolution historique des techniques de chant, je ne suis pas sûr que ça existe déjà (ni que ce soit faisable, vu la nature très aléatoire des témoignages).

J'ai même été surpris, en préparant cette notule, de repérer chez Di Stefano des traces de couverture :


C'est un peu ténu, mais le [a] de « palpito » (sur l'aigu) n'est pas aussi ouvert que ses autres [a], on entend bien qu'il se passe un petit quelque chose et qu'il se reloge dans une zone plus moelleuse et plus mate – le processus est léger, mais c'est bien le geste de protection d'une micro-couverture.
        On a bien dû le lui enseigner, puisqu'il fait le geste : attaque en deux fois, comme pour l'aperto-coperto dont je parlerai plus loin… sauf que la couverture de la voyelle ne change pas entre l'attaque et la tenue !

Maintenant, allons voir ceux qui couvrent : à peu près tous les autres !



2.2. Degré de couverture


2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Comme évoqué dans la présentation du principe de la couverture (§3), il est possible de couvrir à divers degrés. Certains préférent couvrir seulement les aigus pour conserver le naturel et la clarté des médiums ; d'autres couvrent progressivement de bas en haut pour masquer le moment du passage et faire une jolie transition entre des graves ouverts et libres et des aigus couverts et puissants ; d'autres enfin couvrent sur toute leur étendue pour homogénéiser au maximum le timbre. Et l'on trouve de grands artistes dans toutes les catégories.

2.2.1.1. Sur les notes hautes

Cas impressionnant parmi les grands anciens, Arturo Tamagno (le créateur d'Otello de Verdi, ici en Manrico-titre du Trovatore) ne couvre vraiment que pour les notes hautes :

Là aussi, on peut supposer un bon naturel, mais tout de même, c'est impressionnant. Certes, il chante légèrement avec le nez, et ma supposition est qu'il doit toujours être placé dans la zone de confort qui permet la couverture, mais cela ne s'entend absolument pas : [é] extrêmement francs, [a] et [o] tout à fait ouverts (au moins au sens linguistique de l'aperture, du timbre). Et il monte très bien sans rien changer… sauf lorsqu'on dépasse la limite – « è sola speme un cor » (les autres voyelles restent identiques, mais à partir de là tous les [o] sont couverts, même en redescendant sur « al Trovator »). Si vous observez bien le phénomène, tous ses [o] sont ouverts (logique, entravés par un [r], c'est comme ça qu'on les fait dans la vie de tous les jours, même en français d'ailleurs), y compris ceux qui paraissent aigus… mais lorsqu'il dépasse le passage (ici, c'est un sol3, juste au-dessus de la limite habituelle des ténors), soudain ses [o] se ferment audiblement (pas spectaculairement, on entend bien la voyelle d'origine, mais se ferment tout de même), toute l'émission s'arrondit, on entend très bien la décontraction des conduits pour émettre l'aigu. « Un còr al Trovatòr » devient presque « Un côr al Trovatôr ».
Je trouve cet extrait très parlant parce qu'il reprend les mêmes mots et fait très bien entendre la césure entre la partie sous le passage et la partie au-dessus du passage. On se rend compte également que Tamagno ne fait pas réellement des [ô], mais qu'il tire plutôt ses [ò] vers une zone de confort intermédiaire.

En plus de tout cela, c'est un chanteur que j'aime beaucoup, et qui remet l'église au milieu du village lorsqu'on parle d'héritage italien en promouvant des voix où toutes les voyelles sont égalisées, la couverture omniprésente, les sons bouchés, le timbre éteint… Au lieu de ce timbre clair, de ces voyelles très différenciée, de cette voix libre (et même assez largement ouverte). Pourtant Tamagno chantait Otello (mieux, en tant que créateur, il en constitue quelque part le modèle, l'idéal peut-être), rôle parmi les plus lourds qu'on n'oserait pas distribuer aujourd'hui à une voix qui ne serait pas sombrée.

Ces exemples spectaculaires demeurent assez rares. Ils sont plus dangereux en cas de mauvaise réalisation – la tension musculaire et ligamentaire n'est pas la même, à note égale, selon l'intervalle fait et surtout la voyelle émise –, et si l'on n'applique qu'une couverture binaire, on risque de ne pas couvrir au bon moment sur des notes intermédiaires et, un jour de fatigue vocale par exemple, de se faire mal. C'est pourquoi la plupart des professeurs (dans un but esthétique aussi, pour homogénéiser la voix) demandent au minimum de commencer à couvrir progressivement à l'approche du passage (notre prochaine série d'exemples).

2.2.1.2. Après le passage

Néanmoins, on trouve toute une école de chant français, en tout cas chez les femmes (Esposito, Raphanel, Perrin, Fournier, Manfrino, Vourc'h, Pochon, Barrabé…) qui émettent un médium très libre (souvent avec des [r] uvulaires, d'ailleurs) et ne modifient leurs voyelles qu'assez haut dans la voix, au moment du passage ou peu avant. Il existe bien sûr d'autres phénomènes simultanés (chez Cécile Perrin, Nathalie Manfrino ou Karen Vourc'h, ce sont tous les paramètres de la voix qui changent, jusqu'au timbre qui devient méconnaissable), mais la couverture en fait partie. On a sélectionné pour vous un cas particulièrement limpide (et une interprétation de tout premier choix) :

Anne-Catherine Gillet (Micaëla dans Carmen) ne fait pas entendre de cassure dans la voix, mais si l'on observe les voyelles, il existe bien un changement net au-dessus du passage (alors qu'elle ne poitrine jamais et chante tout dans le même registre, même le grave).

Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un inme
De celui que j'aimais jadis !
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non, je ne veux pas avoir peur,
Je parlerai haut devant elle,
Seigneur,
Vous me protègerez, Seigneur.
Ah !
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis, hélas, que je réponds de moi ;
Mais j'ai beau faire la vaillante
Au fond du cœur je meurs d'effroi…
Seule en ce lieu sauvage
Toute seule j'ai peur – mais j'ai tort d'avoir peur :
Vous me donnerez du courage,
Vous me protègerez, Seigneur !
Protégez-moi, donnez-moi du courage !

J'ai souligné les syllabes où la couverture s'exerce. La plupart du temps, dans l'essentiel du médium, les voyelles restent très naturelles (voyez ces [i] très authentiques, ces [eur] bien ouverts, ces [è] clairement dessinés. Et dans les syllabes soulignées, la définition des voyelles devient au contraire plus floue ; pour des raisons d'émission propres aux voix de femme, mais aussi parce que (et je crois que cela s'entend très bien dans cet extrait) la chanteuse déplace un peu ses voyelles vers une zone sans danger – sinon la voix se tendrait, s'assècherait, se romprait.

Voyez par exemple « hélas » au début de la seconde partie de l'extrait (en réalité la reprise de la première partie de l'air), « elle est belle », ou « cœur », bien ouverts, très naturels, et comparez-les aux équivalents couverts :

  • « hélas » à « femme / infâme » (flottants, tirant sur le [ô]) ;
  • « elle est belle » à « faire / aimais / mais j'ai » (comme un petit voile, toujours un [è], mais un peu plus proche du [eû], arrondi en somme) ;
  • « cœur / meurs » à « avoir peur » (qui s'arrondit de façon plus fermée, mais pas forcément vers le [eû], plutôt vers un [a] couvert – donc un [a] avec des caractéristiques de [ô]) ;
  • ou pour les [i], « artifices maudits », très francs et antérieurs, à « fini », où ils deviennent plus ronds, plus en arrière (discrètement inspirés par les [ü] ou les [eû], sans être déformés non plus – un [i] plus en arrière).


Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples vocaliques concernés.

Autre fait amusant, ses [ou] ne sont jamais vraiment naturels mais tirent tous un peu vers le [ô] (ce qui n'est pas obligatoire dans les graves), un choix personnel.

2.2.1.3. Progressivement

Tout cela est très bien fait, et la voix ne paraît pas du tout rompue ou dysharmonieuse ; A.-C. Gillet ménage tout de même des ponts (« Seule en ce lieu sauvage », qui n'est pas haut, est partiellement couvert pour ménager la transition – de même pour le [a] d'« effroi »), mais globalement, on entend très bien la différence entre le bas très naturel et le haut, plus rond, plus sophistiqué, de la voix. À titre tout à fait personnel, je trouve qu'elle tire en réalité le meilleur parti possible de cette disposition, en maximisant son intelligibilité et la variété de ses voyelles (donc de ses couleurs), mais cela réclame une précision du geste vocal considérable, beaucoup plus délicate que dans les cas où la couverture est uniforme sur toute la tessiture – une forme d'idéal esthétique, alors même que ce n'est pas ce que recommanderont les professeurs en priorité.

Je crois que c'est aussi un excellent exemple de progressivité, donc, même s'il y a des artistes qui comment vraiment plus nettement avant le passage. Je renvoie aussi aux exemples de L. Pavarotti dans Don Carlo au §3, qui exemplifie à merveille le principe de la couverture progressive avant le passage, arrondissant de plus en plus nettement la voix pour masquer les transitions tout en conservant un grave naturel. Cela me permet de ne pas alourdir superfétatoirement cette notule qui est loin d'arriver à son terme.

2.2.1.4. Sur toute la tessiture

Esthétique qui se partage la prédominance avec la couverture progressive, la couverture totale (ce ne sont pas des locutions consacrées, j'essaie seulement de me faire comprendre) est de nos jours quasiment obligatoire pour les voix les plus larges (et, plus gênant, pour les rôles supposément plus larges, même chanté par des voix légères, ce qui peut contribuer à les boucher et les dénaturer… témoin tous les petits Siegmund et Siegfried sombres mais à peine audibles).

Plácido Domingo en est un exemple particulièrement illustre ou abouti (ici, entrée d'Alvaro en 1986 dans La Forza del Destino de Verdi). Il ne chante pas sur une seule voyelle, non, mais les émet toutes au même endroit (comme légèrement mâtinées de [eû]), avec la même couleur.


Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples vocaliques concernés.

« Ciel ! che t'agita » (en principe prononcé « Tchèl, ké t'adjita ») est articulé un peu en arrière, au bon point de résonance (ce qui n'empêche pas que Domingo dispose des harmoniques faciales les plus impressionnantes du monde – simplement la caractéristique passe très mal au disque chez lui, et je me contente de commenter ce qu'on entend sur cette bande), et ressemble un peu à « Tcheul ! keu t'eudjeuteu ». Pas à ce point-là bien sûr, les voyelles sont différenciées, mais leurs différences sont minimisées, leur emplacement est quasiment identique et leur timbre très proche. Cela donne une aisance maximale pour chanter n'importe quelle ligne, puisqu'il n'y a plus besoin de se préoccuper des spécifités de chaque voyelle (certaines doivent être accommodées plus tôt dans la voix que d'autres !).

Voyez, lorsqu'il descend, ses [a] ne s'ouvrent pas. Prenez « m'han vietato penetrar » (à partir de 6') : le [a] de « vietato », court et emporté, est ouvert (quoique placé sensiblement au même endroit), mais pas celui de « penetrar », très couvert alors qu'il est beaucoup plus grave – et c'est le cas de tous les [a] tenus qu'émet P. Domingo. Vous pouvez le vérifier avec « santo » (17'), « incanto » (24') ou le [o] final, très fermé et protégé, de « tramutò » (44').

Outre la stabilité, cela permet aussi d'assurer plus de rondeur et de puissance dans les graves, ce qui peut être utile pour certains rôles écrits bas ou concurrencés par l'orchestre dans ces zones naturellement moins projetées.

On pourrait multiplier les exemples chez des chanteurs d'horizons très différents : c'est la technique usuelle pour les spécialistes du répertoire italien (hélas, ajouté-je subjectivement), et assez incontournable (je le concède) pour le belcanto (en tout cas le belcanto romantique, mais ça facilite aussi les choses pour le belcanto du XVIIIe s.). Parmi les célébrités qui couvrent toutes leurs notes de haut en bas, et dans n'importe quel rôle, vous pouvez tester sur Deezer ou Youtube n'importe quel témoignage de Joan Sutherland, Birgit Nilsson (qui ne différencient même pas les voyelles, comme ça c'est encore plus simple), Marco Berti, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Ludovic Tézier… 


2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture





Considérant qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, je publie la notule en plusieurs fois. Le présent bloc est déjà assez long pour un format toile ; il était nécessaire de poser les termes et de donner quelques exemples pour qu'on commence à voir de quoi il est question.

Les prochains épisodes seront consacrés à la suite du repérage des infinies combinaisons possibles, de quelques cas particuliers. Puis on en viendra à la pratique et aux implications de la couverture chez le chanteur – ce n'est ni une fatalité, ni un plaid une plaie.

Dans l'intervalle, vous pouvez vous reporter aux autres notules consacrées à la technique lyrique, et en particulier à notre dernière série sur le déblocage des aigus. (Voir aussi la section glottologie de notre cabinet.)



Épisode II



2. Catégories et travaux pratiques

2.1. Voix ouvertes, sans couverture
2.2. Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Ces questions ont été traitées dans la première notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales « pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques précisions.




En avant pour les multiples enjeux de la couverture à l'Opéra !


couverture vocale belle hélène

(et du déshabillé, semble-t-il)



2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture

Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très fortement entre les voix et surtout entre les techniques. 


2.2.2.1. Claire


[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.

Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioni étonne par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié » (le [é] est articulé au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et trompettant, j'avais même publiquement douté qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le phénomène de près. 


2.2.2.2. Mixée

Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo, prince de l'émission mixte, en fait grand usage.

[[]]
Puccini, La Bohème en français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit public.

Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer ;
Il fait trop sombre, pourquoi chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…

Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de « réchauffer » et le [è] de « ruisselle » semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi » est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français (il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ou Nilsson…), mais elles ne sont pas fabriquées à partir de leur endroit habituel, plutôt déplacées vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).

C'est une observation contre-intuitive, parce qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.


École américaine ?

[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles, John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du français de John Aler (en Nadir dans les Pêcheurs de Perles).


École italienne ?

[[]]
Donizetti, L'Elisir d'amore, Tito Schipa.

Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò. Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque [ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa en Nemorino (L'Elisir d'amore).

La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour d'autres formats plus larges et inattendus (où il s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.


Voix dramatiques ?

[[]]
Verdi, La Forza del destino, acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la justesse discutable de l'excellente soprane.


Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui accompagne toujours les aigus ?  C'est l'effet de la voix mixteCarlo Bergonzi détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).

Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.

Al chiostro, all'eremo, ai santi altari
L'oblio, la pace [or] chiegga il guerrier.

Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître, l'ermitage, les saints autels. »

« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga » [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont émises du même endroit. Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection, en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses [i] très francs et libres.]

Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés, correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient un ton trop bas…).

C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît jamais en danger vocalement.


Techniques baroques ?

[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui, j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.

Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe, Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui popularise de Requiem de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant, ça arrive même fréquemment !

Vous l'entendez ici : « et [= eué] si je succômbe », « a bien mérité qu'on l'en prive [= preuïve] ».

Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant l'extension progressive des tessitures et le caractère public des représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore, et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les pays, a fortiori à des époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui, entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler, typiquement !


Voix graves ?

J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage (l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites, et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les procédés (il faut soutenir vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).

Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)

Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).

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Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes. Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.

Il duolo della terra nel chiostro ancor ci segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.

Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.

La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend nettement sur les aigus : « la guerra » et « in ciel » semblent tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en parlant, mais quelque chose d'accommodé, de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.


2.2.2.3. Sombre

Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes. Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf. §2.2.1 « étendue de la couverture »).

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Massenet, Werther, Georges Thill.

Georges Thill racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène, ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor ». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce moment pour terminer sa carrière.

Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », « s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le [eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en français parlé.  Le reste de l'air est assez libre tout de même, avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.

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Bizet, Carmen, Georges Thill.

Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », « fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].


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Gounod, Roméo et Juliette, Plácido Domingo.

Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se protéger des voyelles trop ouvertes).

Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.


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Verdi, Otello, Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.

Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé, qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très haut placée pour un ténor dramatique !

Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar » [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la mâchoire s'ouvre très, très largement) :  « del ciel è gloria » [dal ciel ô glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus finaux, simplement la conservation du même placement général.


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Wagner, Die Walküre, fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio Luisi.

Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à un débat-amusette dépourvu de sens sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)

Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre toujours ses médiums et ses graves.

Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien (aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe l'extrait :

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« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée, on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.

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Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et « siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).

Plus net encore pour «  ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de la poignée de l'épée) :

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Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et Brünnhilde).

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Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse technique si vous y prêtez garde.

Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère, a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.

Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.


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Verdi, Don Carlos, Renato Bruson, Scala, Abbado (1978, pour la fameuse captation vidéo entravée par Karajan).

Finissons avec des barytons. Renato Bruson, qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une technique initiale assez stupéfiante.

Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.

On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent, s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.

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À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.

L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations intermédiaires, comme ici Juan Pons dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement individualisées :

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Verdi, Il Trovatore, entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova, Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv, je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).




couverture Freni
Couvrez, c'est bon pour la santé.



Quelques précisions

    Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à l'italien. Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français) ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres (c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de route.
    Et puis, si j'ai quelques notions superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…

    De même, vous aurez peut-être ressenti avec frustration le peu de Wagner, alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas des biais techniques déjà considérables.
    Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas, qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
    Verdi et Gounod me paraissent quand même très indiqués pour l'exercice.

    La couverture existe aussi dans la langue parlée. En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ». Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.


Plus tard

Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la question du degré de couverture, avec l'aperture plus ou moins grande des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.

Ensuite, il nous restera à évoquer les types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le Graal : l'aperto-coperto, très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par en-dessous.

J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et de sa délicate application pédagogique.

Pour une prochaine livraison, donc !

samedi 16 avril 2016

Le Persée de 1770 : après les représentations


… et avant le disque (publication d'ici un an). Comme promis, voici un petit bilan de la partition après écoute, de la soirée aussi, avec quelques questions sur l'état du chant baroque français aujourd'hui – et même des propositions de solutions. The notula to read, en somme.

Pour ceux qui auraient manqué la première partie, elle se trouve ; j'y ai adjont, pour plus de commodité, cette seconde partie.



4. Après la représentation : état de la partition

Quelques compléments à l'issue du concert du Théâtre des Champs-Élysées.

Les coupures opérées par Joliveau accentuent le schématisme de l'action et des psychologies, dans un livret qui était déjà extrêmement cursif chez Quinault – ce sont encore Phinée (le rival) et Méduse qui ont le plus d'épaisseur, et le raccourcissement (mêlé d'interventions de circonstance et de galanteries pastorales ou virtuoses tout à fait stéréotypées pour 1770) ne font qu'accentuer ces manques. Ce n'est pas de côté-là qu'il faut chercher le grand frisson.

¶ Les LULLYstes ont pu constater avec effroi, pour ne pas dire avec colère, que le « Persée de Lully version 1770 » ne contenait finalement pas grand'chose de LULLY : les récitatifs (certes, c'est le plus important), quelques airs (arioso de Céphée, scène de Méduse) réorchestrés (plus de cordes, et beaucoup de doublures de vents pour épaissir la pâte, cors notamment), et telle ou telle portion (chœurs de l'acte IV-V, là encore renforcés orchestralement par l'ajout de fusées de violon). Mais, globalement, les parties instrumentales (même dans les accompagnements des parties originales, hors récitatifs) sont toutes neuves, et l'essentiel des airs et ensembles sont aussi remis au goût du jour. Il y surnage certes un peu de LULLY (l'acte III, qui contient les hits de Méduse et Mercure, a été assez peu touché contrairement aux autres), mais l'opéra sonne comme un opéra des années 1770 à 1800 (assez neuf pour 1770, même).
Le parallèle le plus honnête serait sans doute avec le Thésée de Gossec, qui en partage bien des recettes musicales (dont le spectaculaire traitement des chœurs de combat hors scène).
On voit bien le problème de vendre un spectacle « Persée de Dauvergne-F.Rebel-Bury avec des bouts de Lully réorchestrés », surtout avec notre réflexe de valoriser la singularité de l'auteur, mais mettre en avant le nom de LULLY était très trompeur, et avait d'autant plus de quoi désarçonner les auditeurs qui n'y auraient pas prêté garde… qu'il s'agit d'une esthétique d'un siècle postérieure !

L'effectif est déjà celui du Rameau tardif (Boréades) ou de la tragédie lyrique « réformée » d'après Gluck : adjonction de 2 clarinettes et de 2 cors à la nomenclature (2 traversos, 2 hautbois, 2 bassons). Le nombre de cordes sur scène est plutôt important (14 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 2 contrebasses), mais c'était aussi, en réalité, le type de nombres présents du temps de LULLY (voire supérieurs) – même si on le joue désormais avec des proportions plus réduites (à ma grande satisfaction). Le contraste de ce point de vue relève donc de l'illusion d'optique.

¶ Le continuo est en train de disparaître : le clavecin accompagne bien sûr les récitatifs de la main de LULLY (avec un violoncelle), mais ne double pas tout le temps l'orchestre. Bien sûr, sa présence n'est jamais indiquée explicitement sur les portées, mais c'est bel et bien l'époque où il disparaît progressivement : il peut rester en fond (beaucoup d'ensembles spécialistes adoptent désormais, à l'exemple de Jacobs, le pianoforte à la place, pour raffermir le son d'orchestre), mais n'a plus du tout la même fonction d'assise, considérant les carrures beaucoup plus régulières (batteries de cordes fréquentes, c'est-à-dire le même rythme égal répété en accords). De fait, il devient facultatif, et chez Haydn ou Gossec, il n'est plus véritablement nécessaire – même s'il peut encore figurer, plus ou moins à la fantaisie du compositeur ou des interprètes, pour ce que j'en vois dans les disques (je n'ai pas creusé les contours exacts de l'historicité de cette pratique).

¶ Musicalement, le contraste est plus frappant à l'intérieur des actes (et pas seulement entre les parties originales et les parties récrites) qu'entre eux : le style disparate qu'exposent Dauvergne, F. Rebel et Bury est assez comparable d'un acte à l'autre.
Les danses, dont plus aucune n'est de LULLY, ont un aspect martial et tempêtueux assez étonnant, qui ne laissent quasiment pas de part à la galanterie ; un air de Persée et la grande tirade de Vénus tirent un peu plus sur la pastorale pour l'un, l'air galant pour l'autre (malgré son propos solennel, celui de célébrer les commanditaires !), mais globalement, on se situe plutôt du côté des plus mâles portions du Grétry de Céphale et Procris ou du Gossec du Triomphe de la République. Elles font au demeurant partie des plus réussies que j'aie entendues dans ce style – je crois bien que j'aime davantage ça que les belles danses un peu plus décoratives de LULLY (magnifiques, ne me faites pas dire autre chose).

¶ Au chapitre des étrangetés réussies, les parties autonomes et thématiques des violoncelles en certaines occasions (jusqu'ici, le baroque les réservait à l'assise de la ligne de basse, fût-elle vive et marquante) ; ou bien cet air vocalisant final chanté par Persée comme un héros ramiste… mais accompagné d'un tapis choral qui évoque plutôt les airs de basse des deux Passions de Bach…

¶ En fin de compte, l'aspect général ressemble à du Gossec (oui, vraiment proche de Thésée, mais avec des mélodies plus inspirées et un sens du drame plus exacerbé), où persistent les beaux frottements harmoniques de Rameau (le milieu du XVIIIe siècle étant plus audacieux harmoniquement, en France, que la période qui a suivi). Un très beau mélange, que j'ai trouvé pour ma part tout à fait enthousiasmant : plutôt qu'à un LULLY du rang, on a droit à une partition de premier plan de la « quatrième école » de tragédie en musique, qui combine, de mon point de vue, tous les avantages de la période : drame exacerbé (façon Danaïdes de Salieri), danses très franches et roboratives (façon Triomphe de la République de Gossec), éclats tempêtueux saisissants (façon Sémiramis de Catel), harmonie ramiste (façon Boréades, un langage qui n'est plus de mise dès Gluck), des ariettes virtuoses étourdissantes (là aussi, encore un peu ramistes, façon final de Pygmalion), mais sans les longueurs galantes (ni les fadeurs compassées dans les moments dramatiques) qui font souvent pâlir les opéras de cette période face à LULLY. Évidemment, la prosodie n'est pas du même niveau, mais ce demeure un opéra remarquablement réussi.

J'ai sans doute eu l'air un peu sérieux en décrivant ses écarts par rapport à l'original, mais le résultat, même en révérant LULLY, était particulièrement réjouissant, peut-être davantage même que l'original – car plus concis, moins prévisible aussi, considérant sa nature hétéroclite.



5. Après la représentation : quels moyens aujourd'hui pour jouer la tragédie en musique ?


Bien sûr, avant toute chose, il faut souligner combien l'offre, qui était à peu près nulle (en quantité comme en qualité) il y a 30 ans, est aujourd'hui généreuse, les nouveautés continuant à pleuvoir (même si ses anciens défricheurs émérites comme Herreweghe, Christie, Gardiner, Minkowski… sont partis enregistrer Brahms ou rejouer à l'infini leurs propres standards  – Niquet le fait aussi, mais en supplément et non exclusivement).
Chose particulièrement significative, les exhumations sont généralement adossées à des financements discographiques qui permettent de documenter le répertoire pour ceux qui n'habitent pas à côté de la salle de concert.

En matière d'interprétation aussi, on a beaucoup exploré, et les continuistes capables de réaliser des contrechants riches et adaptés à chaque caractère sont désormais légion. Néanmoins, je remarque quelques réserves récurrentes, qui étaient rares il y a 15 ans.

Bref, il y a tout lieu de se féliciter de la situation ; j'ai souvent écrit ici que nous vivons un âge d'or pour le lied, jamais aussi bien chanté (et notamment sous l'influence des recherches baroqueuses), de façon aussi précise et expressive (la comparaison avec les grands diseurs d'autrefois est même assez cruelle, tant leur rigidité éclate, quelle que soit la beauté de la voix ou la science rhétorique). On pourrait presque être tenté de dire la même chose pour le baroque… et pourtant, par rapport aux deux premières vagues de découvertes dans le répertoire français (de la fin des années 80 au début des années 2000), quelque chose manque.

Mercredi soir, donc, nous disposions d'un des meilleurs ensembles spécialistes et du meilleur du chant francophone pour servir l'œuvre.

¶ Le Concert Spirituel était particulièrement en forme : son empreinte sonore caractéristique, plus ronde que d'ordinaire chez les instruments d'époque, était aussi caractérisée ce soir-là par une homogénéité que je n'avais pas toujours noté en concert (de petits trous ou des inégalités ponctuelles dans le spectre sonore) ; le niveau semble avoir (encore) monté, et en plus de conserver ses qualités, il sonne avec autant d'assurance que dans ses meilleurs studios. La direction d'Hervé Niquet en tire chaleur et engagement constants, c'est formidable, et de ce point de vue, nul doute, instrumentalement ce répertoire n'a jamais été aussi bien servi qu'aujourd'hui.

Mathias Vidal est le plus grand chanteur francophone actuel chez les Messieurs (je suppose que chez les dames, l'honneur reviendrait à Anne-Catherine Gillet), et le confirme encore : le grain de la voix n'a pas la pureté des chanteurs les plus célébrés, mais c'est pour permettre une franchise des mots et une vérité prosodique extraordinaires (à l'inverse des voix parfaites qui s'obtiennent par un reculement des sons et un nivellement des voyelles), une éloquence, une urgence de tous les instants. Non seulement le texte est toujours très exactement articulé, mais il est aussi en permanence appuyé avec justesse, et pour couronner le tout ardemment incarné – trois qualités très rarement réunies, et à peu près jamais à ce degré, chez un même interprète. (Car il est possible d'avoir les bons appuis avec un texte peu clair ou des apertures fausses, ou en de disposer de tout cela sans en faire un usage expressif particulier, comme les grands anciens des années 50…)
Son principal défaut était finalement que la voix sonnait un brin étroite, limitée en volume. Ce n'est plus du tout le cas, et comme si la bride avait lâché, Vidal tourne le potentiomètre à volonté lorsque l'expression le requiert, dominant ses partenaires et l'orchestre. J'attends avec impatience son Parsifal dans la traduction française de Gunsbourg.


Le contraste avec le reste de la distribution est d'autant plus spectaculaire. Elle est loin d'être mauvaise, mais comment se peut-il que le français soit aussi peu intelligible chez des spécialistes francophones de format léger ?  Ce seraient des wagnériens hongrois, je ne dis pas, mais en l'occurrence…

Deux grandes catégories dans cette distribution :

¶ Ceux qui ont les atouts idéaux de leurs rôles mais ne sont manifestement pas sollicités par le chef sur la question de la déclamation.
Hélène Guilmette, favorise davantage la netteté légère de son timbre que l'ampleur, la rondeur et le moelleux (propre aux francophones américains) qu'elle peut manifester autre part, et se coule parfaitement dans le rôle. Mais les phrasés ne sont pas réellement déclamés, simplement joliment chantés, alors qu'elle est une grande mélodiste par ailleurs ; il n'aurait pas fallu lui en demander beaucoup pour qu'elle fasse quelque chose de plus éloquent d'Andromède !
Jean Teitgen (Céphée, le père d'Andromède) a déjà fait frémir de terreur les amateurs du genre, en Zoroastre de Pyrame et surtout en Amisodar de Bellérophon ; pourquoi, dans ce cas, se contente-t-il ici de chanter (de sa voix de basse d'une densité et d'une portée extraordinaires) tout legato, en belles lignes égales, quand il sait si bien mettre les mots en valeur dans d'autres circonstances ?  De vraies basses nobles françaises, il n'y a que Testé (dont l'émission est parente) et, dans un autre genre, Varnier et Courjal, qui soient de cette trempe, aussi bien vocale qu'interprétative… 
Tassis Christoyannis (Phinée, le rival), dont on dit toujours le plus grand bien ici pour son mordant, son intensité, sa voix impeccable et sa diction parfaite, que ce soit dans Salieri, Grétry, David, Verdi ou Gounod, est certes moins habitué au répertoire du XVIIe siècle (or il dispose essentiellement ici de récitatifs de LULLY), mais semble déchiffrer (quelques détails pas très propres) et chante lui aussi de façon très homogène et égale, sans exprimer grand'chose… Vraiment étonnant de sa part, comme s'il avait été laissé à l'abandon dans un style (à peine) différent.
Cyrille Dubois (Mercure) est le seul à être égal à lui-même, avec son étrange voix, étroite et grêle, mais d'un grain très particulier. Sa diction est fort bonne, mais là aussi, assez inférieure à ses propres standards – son Laboureur du Roi Arthus crissait des mots crus, tout à fait saisissant.

Eux semblent victimes d'un absence de soin porté à la diction (Christie le faisait, Rousset le fait, les autres attendent un peu qu'on fasse le travail pour eux), peut-être d'un nombre de répétitions réduit, d'une étude pas assez précise de leur partie…

¶ Les autres sont limités par des caractéristiques plus inhérentes à leur technique.
Chantal Santon-Jeffery, en Vénus, rôle élargi par Joliveau, confirme une évolution préoccupante ; je me rappelle avoir été très séduit lorsque je l'ai découverte (en salle, me semble-t-il), dans du baroque français sacré, où la voix était franche et la diction parfaitement acceptable (ce doit pourtant faire à peine plus de 5 ans). Désormais, est-ce l'interprétation occasionnelle de rôles plus larges (des parties écrasantes dans les Cantates du Prix de Rome, ou même Armida de Hadyn, partie plus vocal), ou, comme je le crains, plutôt le moment de sa vie où la voix change, mais les stridences ont augmenté, et surtout le centre de gravité de la voix a complètement reculé, avec une émission (légèrement dure mais très équilibrée) devenue flottante, quasiment hululante pour ce répertoire. En plus, l'effort articulatoire paraît très (inutilement) important (peut-être parce que la nature de la voix est un peu trop dramatique pour ce répertoire) pour des rôles à l'ambitus aussi réduit et à la tessiture aussi confortable.
Restent deux options : reprendre la technique en main, chercher la netteté et l'antériorité plutôt que de sauver à tout prix le timbre au détriment de tous les autres paramètres ; ou bien se tourner vers un autre répertoire, sa voix évoluant clairement vers davantage de largeur (mais j'ai bien conscience que lorsqu'on est chanteur, on ne choisit pas, et vu qu'elle a ses réseaux déjà constitués, pas sûr que ce puisse changer si facilement). En l'état en tout cas, impossible de sasisir un mot de ce qu'elle dit, ce qui est un peu incompatible avec ce répertoire.
Marie Lenormand (Cassiope), égale à elle-même : comme Michèle Losier (qui est plus phonogénique), son émission typiquement américaine (plus en arrière, beaucoup de fondu) nuit à son impact physique et à sa déclamation (mais dans le peu qui reste du rôle, elle demeure au-dessus de tout reproche, ce n'est pas inintelligible non plus).
Katherine Watson (Mérope), étrange choix pour une jalouse, même si la refonte de Joliveau gomme sa participation néfaste, file un mauvais coton : la voix devient de plus en plus minuscule et de moins en moins timbrée… il ne s'agit presque plus de chant d'opéra, dans la mesure où le timbre est « soufflé » et où la projection est quasiment celle de la voix parlée… J'en ai souvent dit du bien ici, parce que j'ai toujours cru que c'était – la faute des programmes qui ne les mettaient jamais dans l'ordre, j'ai vérifié – Rachel Redmond, que j'aime beaucoup en revanche (minuscule, mais le timbre est net et focalisé) ; ce doit être la première fois que j'entends l'une sans l'autre !  Même si je n'ai donc jamais été très enthousiaste, je trouve que dans un rôle aussi modeste, ne pas faire sortir la voix n'est pas un très bon signe – très facile à dire de mon siège, mais ajouté à l'absence à peu près généralisée de souci déclamatoire (chez elle aussi), cela finit par nuire collectivement à l'œuvre et au genre.
– Enfin Thomas Dolié (Sténone), grand sujet de perplexité : je l'avais beaucoup aimé lors de ses premiers grands engagements, au début des années 2000 (avant sa consécration aux Victoires de la Musique, bizarrement sans grand effet sur sa carrière, qui reste essentiellement confinée à des seconds rôles réguliers), et en particulier dans le lied, où l'assise grave du timbre et la sensibilité au texte produisait de très belles choses pour un aussi jeune chanteur, et pas d'origine germanophone. Son Jupiter dans Sémélé était très respectable également – même s'il s'agissait, comme d'habitude dans ce répertoire, d'un baryton et non d'une réelle basse comme on pourrait l'attendre ici.
Mais depuis un moment, la construction de la voix à partir du grave lui joue des tours : depuis le second balcon, il était littéralement inaudible dès que l'orchestre jouait, toute la voix restait collée dans une émission extrêmement basse (dans le sens du placement, pas de la justesse qui est irréprochable) ; depuis le parterre, et surtout lorsque sa partie s'élargit dans la seconde partie, on entendait beaucoup plus d'harmoniques (les harmoniques, justement, sont toutes redirigées vers le bas de la salle, c'est très étrange, sans doute à cause d'une impédance exagérée), et la conviction était perceptible – l'engagement de l'artiste finissait par donner vie au personnage et lever une partie des préventions. Néanmoins, qu'une articulation aussi lourde et opaque produise aussi peu de son explique sans doute, d'un point de vue pratique, la limitation de ses emplois : il n'est pas suffisament adapté stylistiquement à ce répertoire pour tenir des premiers rôles, et il n'aurait pas le volume suffisant pour tenir des rôles de baryton dans des opéras du XIXe siècle. Encore une fois, la construction de voix trop tôt couvertes, très en arrière, bâties à partir des graves et non des aigus, provoque des résultats bouchés et difficiles à manœuvrer. Ce peut donner l'illusion de l'ampleur dramatique au disque, mais c'est toujours frustrant, en salle, par rapport à une voix nasillarde qui sonnera infiniment plus ample (syndrome Mime, quasiment tous sont plus sonores que les Siegfried de nos jours…).
À titre personnel, quitte à avoir de petits volumes, je choisis des émissions libres et intelligibles, comme Igor Bouin (vraiment minuscule) ou Ronan Debois (pas si mal projeté au demeurant !) ; qu'on ait ce type de caractéristiques pour chanter les Russes ou Wagner, soit, mais dans de la tragédie en musique, il ne paraît pas logique que la voix paraisse aussi (inutilement) étrangère à l'émission parlée.

Il n'y avait donc pas de mauvais chanteurs, mais ils semblent avoir été peu (pas) préparés sur la question de la diction (voire, pour certains, avoir peu lu leur partie), et un certain nombre dispose de caractéristiques qui peuvent trouver leur juste expression ailleurs, pas vraiment adaptées à ce répertoire.

J'ai de l'admiration pour Marie Kalinine : elle incarne exactement le type d'émission que je n'aime pas (fondée d'abord sur un son très couvert et sombré, et pas sur la différenciation des voyelles ou sur la juste résonance efficace), et pourtant elle s'efforce, saison après saison, de se fondre dans les styles avec le plus de probité possible – peu de Santuzza peuvent se vanter de faire des LULLYstes potables, et inversement. Par ailleurs, son carnet en dessins, drôle et attachant, laisse percevoir une conscience très franche de son art et une absence radicale de prétention, ce qui ne fait que la rendre plus sympathique.
Je ne peux pas dire que sa Méduse m'ait séduit (déjà, quel dommage que Bury l'ait confié à une femme, alors que la voix de taille ou basse-taille campait immédiatement le caractère !), mais elle est avant tout desservie par le diapason, ce qui me permet (merci Marie Kalinine !) d'aborder une question que je me pose depuis longtemps et que j'ai pas vraiment eu l'occasion de développer jusqu'ici.

On entendait essentiellement Zachary Wilder (Euryale) dans les ensembles, difficile de mesurer l'étendue de ses talents : issu du Jardin des Voix, j'ai été jusqu'ici très impressionné par ses retransmissions, un beau ténor libre et lumineux (et au français parfait) comme l'école américaine en produit régulièrement depuis Aler et Kunde. En salle, la rondeur du timbre n'était pas équivalente et la projection limitée, mais on sentait bien que, dès que la partie s'élevait un peu dans l'aigu, toutes ses aptitudes revenaient (d'où sa meilleure adéquation dans les retransmissions de Rameau). Dans un Hérold, ça aurait sans doute fait beaucoup plus d'étincelles, la tessiture basse éteignant mécaniquement le timbre. Ce qui rejoint la même remarque que pour Marie Kalinine, donc.

J'ai le sentiment désagréable d'avoir paru assez négatif alors que j'ai finalement tout aimé (peut-être moins la grande tirade de Vénus, déjà pas la plus grande trouvaille de Dauverge, par Chantal Santon, vu que le texte était impossible à suivre et la voix pas adéquate non plus), de l'œuvre aussi bien que du résultat interprétatif – avec la petite frustration d'un manque de déclamation, mais avec des artistes de ce niveau (et quelques-uns qui jouaient vraiment le jeu), ce n'est pas une grande mortification non plus.
Je suppose que c'est le principe même d'entrer dans le détail qui met en valeur les petites réserves : souligner tout ce qu'on a (de belles voix qui chantent juste et avec implication) est tellement évident qu'on entre dans d'autres. Et puis il y a mes marottes (probablement plus fondées que pour Wagner) sur la mise en valeur du texte, que tous les contemporains décrivaient comme primant sur la musique dans les techniques de chant (les français ayant la réputation de hurleurs) ; dans l'absolu, c'est bien chanté tout de même. [Disons qu'à volume sonore tout aussi modeste, on pouvait avoir des couleurs vocales plus libres et séduisantes, un texte énoncé avec plus de naturel.]

Illustration : Mathias Vidal, grand-prêtre de la diction dans un petit couvent, tiré d'un cliché de Jef Rabillon.



6. État des lieux du chant baroque français


Pour le chant baroque dans l'opéra seria, un point a déjà été partiellement réalisé .

Cette soirée donne l'occasion de mentionner quelques évolutions.

Le niveau des orchestres (et en particulier des orchestres baroques, de pair aussi avec la spécialisation des facteurs, je suppose) a considérablement augmenté au fil du XXe siècle, et il est assez difficilement contestable que dans tous les répertoires, on entend aujourd'hui couramment des interprétations immaculées de ce qui était autrefois joué un peu plus à peu près, que ce soit en cohésion des pupitres, en précision des attaques, en célérité, en justesse.

La voix n'a pas les mêmes caractéristiques mécaniques et c'est sans doute pourquoi elle est beaucoup plus tributaire de l'air du temps, des professeurs disponibles, de la langue d'origine des chanteurs.

        Au début de l'ère du renouveau baroque français, de la moitié des années 80 à celle des années 90, le vivier était constitué essentiellement de spécialistes, formés pour cette spécialité par Rachel Yakar (pour la partie technique) et William Christie (de façon plus pratique), de pair avec une galaxie de professeurs qui officiaient pour ceux qui n'étaient pas au CNSMDP (ou à l'Opéra-Studio de Versailles), voire de « rabatteurs » (Jacqueline Bonnardot, quoique pas du tout spécialiste, envoyait certains talents à Christie, m'a-t-il semblé lire).
        Autrement dit, les gosiers qui chantaient cette musique étaient spécifiquement formés à cet effet (d'où la mauvaise réputation de « petites voix » qui a persisté assez couramment au moins jusqu'au début des années 2000), en privilégiant la clarté du timbre, le naturel de l'articulation verbale, l'aisance dans la partie basse de la tessiture, la souplesse des ornements, au détriment d'autres paramètres prioritaires dans l'opéra du « grand répertoire », à commencer par la puissance et les aigus. (Un certain nombre de ces voix très légères et claires peuvent rencontrer des difficultés dans les aigus, qu'elles ont pourtant, mais que leur technique d'émission, centrée sur une zone plus proche de la voix parlée, ne favorise pas.)

        La reconversion n'était pas chose facile : Jean-Paul Fouchécourt s'est limité à quelques rôles de caractère, Paul Agnew n'a guère excédé Mozart et Britten (il aurait pu, d'ailleurs), Agnès Mellon a fait une belle carrière de mélodiste après sa grande période lyrique, et l'on voit mal Monique Zanetti ou Sophie Daneman chanter un répertoire plus large. Ceux qui se sont adaptés l'ont fait soit assez tôt, au fil du développement de leur voix (Gens, Petibon, et aujourd'hui Yoncheva, dont la formation initiale n'était de toute façon pas baroque), soit au prix de changements assez radicaux, comme Gilles Ragon, qui a assez radicalement changé sa technique pour pouvoir chanter les grands ténors romantiques (avec un bonheur débattable).

        On disposait alors de réels spécialistes, pas forcément exportables vers d'autres répertoires (ne disposant pas nécessairement de la même qualité d'agilité que pour l'opéra seria italien), en dehors de Mozart éventuellement ; mais ils étaient rompus à toutes les caractéristiques de goût (agréments essentiellement, c'est-à-dire notes de goût ; les ornements plus amples, de type variations, n'étaient alors guère pratiqués par les pionniers) et de phonation spécifiques à ce répertoire.
        Christie était assisté, jusqu'à une date récente, d'une spécialiste de la déclamation française du Grand Siècle, qui participait à la formation permanente des chanteurs récurremment invités par les Arts Florissants. L'insistance sur l'articulation du vers, sur la mise en valeur de ses appuis et de ses consonances (ce qu'on pourrait appeler la « profondeur » de son pour les syllabes importantes) était une partie incontournable de son travail de chef, l'une des nouveautés et des forces de sa pratique, dont tout les autres ensembles ont tiré profit – une fois émancipés (ou lassés / fâchés), les anciens disciples allaient travailler chez les ensembles concurrents tandis que Christie formait de nouvelles générations, équilibre qui a pendant deux décennies élargi le spectre des productions où la qualité du français, que le chef y prête attention ou pas, était particulièrement exceptionnelle.

        Mais Christie était seul à produire cet effort de formation – depuis, le CMBV fait de belles choses avec ses chantres, mais plutôt orienté vers la formation de solistes ou de comprimari que de grands solistes, considérant les voix assez blanches qui en sortent souvent (mais ce n'est pas une généralité, témoin l'immense Dagmar Šašková, sans doute actuellement la meilleure chanteuse pour le baroque français). Et cet effort, pour des raisons que j'ignore, s'est interrompu : il a cessé, apparemment, de faire travailler spécifiquement la déclamation, et, lui qui était célèbre pour son tropisme vers les voix étroites et aigrelettes, s'est mis à recruter des voix moelleuses articulées plus en arrière, selon la mode d'aujourd'hui – qu'il chouchoute Reinoud van Mechelen était une perspective inconcevable il y a quinze ans !  [Mode qui a son sens au disque mais est, à mon avis, assez absurde du point de vue des résultats en salle – les voix sont moins intelligibles et ont très peu d'impact sonore, qu'elles soient grandes ou petites.]
        Emmanuelle de Negri, elle-même une voix beaucoup plus ronde que les anciennes amours de Christie, est à peu près la seule de sa génération à avoir repris le flambeau du verbe haut. Elle chante d'ailleurs fort peu d'autres répertoires, et sa Mélisande (tout petit rôle de l'Ariane de Dukas) paraissait un peu désemparée par rapport à un univers technique tout à fait différent du sien – précisément parce que toutes ses forces sont tournées vers l'excellence spécifique du répertoire baroque français.

        Aujourd'hui, par conséquent, plus personne n'informe et ne gourmande, au besoin, les chanteurs sur ce point. On trouve donc (comme dans ce Persée) les voix les plus adaptées à ce répertoire laissées sans direction, ce qui donne à voir de rageant gâchis : non pas que ce soit mauvais, mais ces chanteurs ont tous les moyens et savent faire, à condition d'être entraînés et incités à appliquer ces préceptes.
       À cela s'ajoute le fait que, victime de son succès, l'opéra baroque français accueille volontiers des chanteurs de formation traditionnelle. Certains en font leur seconde maison au hasard des réseaux de leurs années d'insertion professionnelle (Thomas Dolié par exemple, qui a étudié au CNIPAL, plutôt un réservoir de voix pour les grands rôles lyriques… et avec Yvonne Minton) et ont donc l'opportunité d'en acquérir les codes, d'autres le font occasionnellement pour ajouter d'autres répertoires conformes à leur voix (porte d'entrée en Europe pour Michèle Losier), d'autres enfin viennent comme invités-vedettes pour fournir un type de voix rare ou un prestige particulier à une production (Nicolas Testé en Roland, dont on sent les origines extra-baroques, mais qui se plie remarquablement à l'exercice).
        Le problème est que, dans bien des cas, la technique de départ n'est pas vraiment compatible avec le baroque : les voix très couvertes, où les voyelles sont très altérées, n'ont pas grand rapport avec le chant réclamé par ces partitions. Stéphane Degout et Florian Sempey s'en tirent très bien (alors que je ne les aime guère ailleurs), mais on peut s'interroger sur la logique d'employer des voix aussi extérieures au cahier des charges de la tragédie en musique.

J'ai déjà longuement ratiociné sur ces questions dans de précédentes notules, ce qui me mène à quelques interrogations nouvelles supplémentaires.



7. Quelques questions à se poser


D'abord, il ne faut pas désespérer : certains chanteurs qui n'ont pas suivi cette voie manifestent les qualités requises, à commencer par Mathias Vidal (CNSM de Paris) !  Par ailleurs, Christophe Rousset, en plus d'être un peu seul à se consacrer aussi méthodiquement à explorer le répertoire enseveli de la tragédie en musique, demande cet effort de mise en valeur des mots à ses chanteurs – il est un peu celui qui a imposé, par exemple, l'accent expressif ascendant sur les « ah ! », d'abord largement moqué et qui est devenu une norme par la suite chez les autres ensembles (en cours de disparition, puisque plus personne ne semble s'intéresser au texte des œuvres jouées). Son insistance, dans les séances de travail, sur l'expressivité, jusqu'à la demande de l'outrance, est centrale, et se ressent à l'écoute – alors même que sa direction musicale pouvait être, il y a dix ans, assez molle. Il suffit d'observer les mêmes chanteurs chez lui et chez les autres : avec lui, ils phrasent ; ailleurs, certains semblent moins s'occuper des mots.

En revanche, voilà un moment que je n'ai pas entendu Niquet, malgré toutes ses qualités de clairvoyance dans le choix des œuvres et de générosité dans leur mise en œuvre, donner des productions où le phrasé est mis en valeur…

D'où me viennent deux questions, contradictoires d'ailleurs :

        ¶ Alors qu'on s'échine à utiliser des instruments originaux, à les préserver ou à les reconstruire, qu'on va jusqu'à reprendre les diapasons exacts des différents lieux où l'on créa les œuvres, n'est-il pas étrange d'embaucher des chanteurs dont la technique est fondée sur les nécessités vocales de l'opéra italien du XIXe siècle ?  Comment est-il possible, pour ces gens qui s'interrogent sur le style exact d'un continuo de 1710 vs. 1720, sur le nombre de battements d'un tremblement pratiqué dans telle chapelle, de ne pas voir la terrible transgression d'engager des mezzos-sopranos verdiens et des barytons wagnériens pour chanter des œuvres où les interprètes utilisaient une technique tellement naturelle qu'on les décrivait comme criant ? 
        J'ai bien conscience qu'on ne peut pas gagner sa vie en chantant simplement dans les quelques productions de baroque français (essentiellement concentrées à Paris, Bruxelles et Versailles d'ailleurs, plus un peu à Toronto et Boston…), et que construire une voix exclusivement calibrée pour le lied (sans en avoir forcément la diction allemande) serait un suicide professionnel… Mais tout de même, n'y a-t-il pas une réflexion à avoir là-dessus ?

        ¶ Car les tessitures du baroque, et spécifiquement celles du baroque français, sont très basses. Les rôles de dessus chez LULLY culminent au sol, ce qui, joué au diapason d'origine (392 Hz), équivaut à peu près à un fa, soit trois tons plus bas que les mezzos-sopranos verdiens, voire plus bas que les grands rôles de contralto !  Or, on ne peut pas faire jouer la jeune première Andromède pépiant sur son rocher par l'équivalent de Maureen Forrester, n'est-ce pas. Et inversement, faire chanter une soprane aussi bas va l'empêcher de projeter ses sons, voire « éteindre » sa voix.
        C'est pourquoi la catégorisation en soprano / mezzo n'a pas grande pertinence dans ce répertoire, et qu'il s'agit avant tout d'une question de couleur – à l'opéra, dessus et bas-dessus ont d'ailleurs strictement la même tessiture avant Rameau !  Couleur qui ne peut jamais, considérant l'effectif raisonnable, l'accompagnement discret, l'aération des timbres des instruments naturels (pas de mur de fondu comme avec les instruments modernes) et la nécessité d'intelligibilité, être trop sombre, ni le grain trop épais.
       La couverture vocale (c'est-à-dire la modification des voyelles pour pouvoir émettre des aigus qui ne soient pas serrés et poussés) n'a de ce fait pas grand sens dans ce répertoire, en tout cas chez les femmes (chez les hommes, on peut couvrir en mixant chez les ténors, et certains aigus des basses demandent sans doute un peu de rondeur et de protection, procurées par la couverture vocale), pas à l'échelle massive où le chant lyrique l'utilise d'ordinaire (souvent trop ou mal, même pour du Verdi).
       Alors, si l'on ne peut pas changer du tout au tout l'enseignement du chant (la tradition adéquate existe-t-elle seulement encore ?  peut-on la retrouver aussi aisément que pour un instrument ?), ne serait-il pas judicieux, quitte à ne pas être authentique, de remonter le diapason d'un ou deux tons, pour permettre aux techniques d'opéra telles qu'elles sont de retrouver leur centre de gravité et leur brillant – étant calibrées pour s'élever avec confort loin de la zone de la parole…

Illustration : costume de Louis-René Boquet pour les représentations de 1770, une Éthiopienne (parfaitement).

Je livre cet état des lieux à votre sagacité, n'ayant pas de réponse sur la marche à suivre – et tout de même assez émerveillé d'entendre ces œuvres et ces ensembles spécialistes qu'on n'aurait jamais rêvé d'entendre, et certainement pas aussi bien, il y a seulement trente ans ! 

mercredi 6 avril 2016

Persée de LULLY en 1770 : Dauvergne, qu'as-tu fait ?


Un immense concours, par LULLY attiré,
Découvrit l'imposture tout écumant de rages :
Qu'aurait Dauvergne osé ? – Grands gestes et visages
De toutes parts tournaient vers l'oracle admiré.

Bref, on me demande, je réponds.

Le Concert Spirituel joue, dans une distribution éclatante constituée des meilleurs spécialistes (M. Vidal, Guilmette, Christoyannis, K. Watson, Teitgen, Kalinine, Santon, Lenormand, Dubois, Dolié, Z. Wilder !), Persée de LULLY, mais dans sa dernière révision de 1770, celle qui fut chantée par Sophie Arnould (1,2,3,4) et Henri Larrivée !
Le concert vient d'être donné à Metz et passe ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, la semaine prochaine à l'Opéra Royal de Versailles.

En 1770, il s'agit d'agrémenter le mariage de Marie-Antoinette d'Autriche avec le Dauphin, et d'inaugurer l'Opéra Royal du château de Versailles, rien de moins.

Comme c'était l'usage tout au long du XVIIIe, les tragédies en musique dotées du plus grand succès sont reprises, mais adaptées au goût du temps. Les poèmes de Quinault étaient réputés indémodables, et malheur à ceux qui y touchaient, tel Pitra pour Racine, pour les besoins de la cause – Marmontel fit les frais de ces quolibets pour Atys recomposé par Piccinni et, justement, pour une récriture de Persée, en 1780 (toute la musique y est, semble-t-il, de Philidor).

En principe, comme la sobre galanterie des vers de Quinault et l'expressivité de la prosodie de LULLY sont considérées comme inégalables, les adaptateurs récrivent surtout l'Ouverture, les danses, vers une forme plus vive (plus ramiste, pourrait-on dire), et certains airs. L'essentiel des récitatifs est en principe conservé.

Ces adaptations vont aussi dans le sens d'une plus grande concision du texte : il n'est pas rare, comme ici, que les cinq actes en deviennent quatre. Malgré les remarques désagréables sur le livret (j'y reviens),la musique a rencontré un assez beau succès.



1. Pourquoi jouer cette version adaptée ?

Je vois plusieurs motivations assez puissantes, et ce n'est pas la suppression du Prologue pour faire plaisir à Hervé Niquet, puisque Bernard de Bury en a composé un autre un nouveau texte (sera-t-il joué ?).
Comme précisé en commentaires : ce Prologue a été composé en 1747 par Bernard de Bury, et n'a pas été repris dans la version de 1770. (Vu l'aspect très post-ramiste de l'Ouverture, voire gosseco-grétrysant, je gage qu'elle a aussi été récrite en 1770, peut-être plutôt par Dauvergne, en charge des actes I et IV – hypothèse confirmée par le document reproduit ci-après.)

¶ L'intérêt pour les chercheurs, auxquels sont adossés les concerts du CMBV : on parle souvent de ces adaptations, et on les entend peu. Ou alors des refontes du compositeur (versions de Castor et Pollux ou de Dardanus de Rameau), ou des recompositions comme l'Armide de Gluck ou l'Atys de Marmontel ; mais les remises à neuf d'opéras de LULLY avec conservation de portions anciennes, c'est très rare. Il faut donc au moins essayer pour voir – même si les LULLYstes qui rôdent dans ces pages seront forcément déçus de la ramisation rampante de la bonne musique.

Persée a déjà été donné récemment à l'Opéra Royal de Versailles, et n'a pas la réputation d'Atys ou d'Armide pour maintenir un public aussi fréquemment : c'est une façon de renouveler l'intérêt du public d'aujourd'hui aussi, de suggérer qu'on redonne du neuf. (Même si je crois que, justement, le public est rassuré par la présence de noms et de références familiers.)

¶ Enfin, même s'il n'a guère été mis en avant, l'argument de l'inauguration de l'Opéra Royal et du mariage du futur Louis XVI a sans doute un aspect assez flatteur pour ceux qui aiment à s'imaginer dans les chaussons des Grands d'autrefois, vivre le frisson de l'histoire en se figurant qu'on pourrait, soudain, s'incarner dans un quelque-part (confortable) du passé.

Je crois cependant que l'argument « recherche du CMBV » est le plus pertinent, dans la mesure où un titre célèbre de LULLY est meilleur moyen de remplir que tous les autres argumentaires évoqués ; et dans la mesure, aussi, ou le CMBV décide bel et bien de la programmation en fonction des actualités de sa propre recherche.En témoigne le colloque dont vous pouvez trouver, ici, le détail.



hôtel de luzy putto dauvergne
Lullyste après un soir de Dauvergne, stuc vers 1770.
Hôtel de Luzy, 6 rue Férou à Paris.




2. À quoi ressemble le livret ?

C'est donc la question qui m'a été posée sans relâche. Voici un début de réponse.

Le livret a été remanié pour l'occasion par Nicolas-René Joliveau, secrétaire perpétuel de l'Académie (Royale / Française) ; le poème dramatique est d'1/3 plus court que celui de Quinault, dont il n'a donc conservé que la moitié – le texte final ne contient donc qu'environ1/5 de vers nouveaux.

En réalité, Joliveau coupe ce qui est (paradoxe, considérant le goût dramatique et musical du temps !) le plus décoratif, et conserve l'action principale de Quinault. Il fusionne l'action des actes IV et V – il est vrai que cette double fin était bien étrange, de nouvelles péripéties surgissant à coup de magie une fois la victoire remportée contre la Gorgone, les réunir dans un acte unique n'a rien d'absurde. Nombre de rôles campant simplement un caractère précis (le Grand Prêtre…) disparaissent, et les parents d'Andromède (Mérope et Céphée) sont réduits à laportion congrue.

Le chœur est au contraire élargi, et ses dernières interventions, de même que la tirade de Vénus écrite par Joliveau (« Hymen, d'un jour si beau consacre la mémoire ») ou la passacaille du divertissement final, célèbrent à mots à peine voilés l'union du Dauphin et de la Dauphine.

Les critiques les plus violentes subies par Joliveau (car il était indispensable d'adapter Quinault & LULLY, mais adaptateurs se faisaient toujours démolir pour leur incompétence ou leur impudence, surtout les poètes !) portent sur la « correction » de 11 vers de Quinault, conservés mais altérés, ce qui a suscité une ire dont mesure mal la force si l'on ne lit pas les imprécations des contemporains.



3. Que contient la musique ?

Les visuels de promotion du spectacle ne sont pas très clairs, puisqu'il reste du LULLY, largement remplacé / augmenté par Antoine Dauvergne, qui n'est pas le seul à officier, puisque François Rebel (acte II) et Bernard de Bury (acte III) contribuent aussi.

Les notices bibliographiques du Fonds Philidor (il faut aller chercher dans l'aborescence, donc je reproduis l'information ci-après) détaillent la contribution de Dauvergne :

 ACTE I [Vol. 1]
 - p. 1-13 : Ouverture. Fièrement, sans lenteur, puis Allegro, Ut Majeur, C/, 3
 [SCÈNE 5]
 - p. 23 : Ritournelle, sol mineur, 2
 - p. 29 : Annonce, sol mineur, 2
 - p. [30-[32] : Marche, sol mineur, 2
 - p. 33-41] : Trio et Choeur. O déesse veillez sur nos jours (Trois Éthiopiens, Choeur), sol mineur, 3
 - p. 43 : Air grave pour la lutte, Ut Majeur, C/
 - p. 44-54 : Air vif. Presto, Ut Majeur, 3
 - p. 55-61 : Air pour l'exercice de l'arc. Presto, Ut Majeur, 6/8
 - p. 62-63 : [Air et Choeur]. [Des beaux noeuds de l'hymen] protectrice adorable (Une Éthiopienne, Choeur), la mineur, 3 [début raturé]
 - p. 64-65 : Air pour la danse gracieuse. Voluptueusement, La Majeur, 3 [2e partie raturée]
 - p. 65-[67] : Air pour la danse vive. Gaiment, La Majeur, 2
 - [68]-[73] : 3e Air pour la danse gracieuse et vive en même tems. Allegro, La Majeur, 2/4
 - p. 74-84 : Choeur. Fière trompette éclatez dans les airs, Vivement, Ré Majeur, 2
 - p. 87-88 : Entracte, Sol Majeur, C/
 
 ACTE IV [Vol. 2]
 [SCÈNE 2]
 - p. [59]-[67] : [Duo] Les vents impétueux (Mérope, Phinée), Si b Majeur, 3 [quelques bribes vocales de Lully]
 SCÈNE 3
 - p. [67]-[71] : Choeur [et récit] O ciel inexorable (Mérope, Phinée, Un Éthiopien, Choeur), sol mineur, 2 [quelques fragments de la musique de Lully]
 SCÈNE 6
 - p. [90bis] : Duo. Les plus belles chaînes [Andromède, Persée], si mineur, 3
 - p. [91]-[93] Bruit. D'où naît ce bruit ? (Cephée), Ré Majeur, 2
 SCÈNE 10
 - p. [100]-[102] [Air] Cessons de redouter la fortune cruelle (Persée), Ré Majeur, 3
 - p. [103] : [Récit] Mortels, vivez en paix (Vénus), si mineur, 3
 - p. [103]-[104] : [Air] Grâces, jeux et plaisirs (Vénus), Si Majeur, 3/8
 - p. [105]-[113] : Choeur. Gaiment. Chantons, célébrons le beau jour (Vénus, Choeur), Si Majeur, [3/8]
 - p. [114]-[116] : [Air instrumental]. Legerement, Si Majeur, 2
 - p. [116] : [Récit] Hymen, de ce beau jour (Vénus), Si Majeur, 2
 - p. [117]-[123] : [Air] L'aimable Hébé, le dieu des coeurs (Vénus), Si Majeur, 2
 - p. [125]-[130] : Passacaille. Du plus doux présage (Choeur), MI Majeur, 3
 - p. [131]-[132] : 1er Air léger, Mi Majeur, 2
 - p. [133] : Ariette pour Persée [début uniquement]
 - p. [134] : 2e Air léger, mi mineur, 2
 - p. [135]-[154] : Ariette et Choeur. Vivement et fort. Sur l'univers règne à jamais (Persée, Choeur), Mi Majeur, 2/4
 - p. [155]-[160] : Chaconne, mi mineur, [3]
 - p. [161]-[182] : Chaconne a 2 tems, Gaiment, Mi Majeur, 2

Donc pas mal de choses, et je suppose que François Rebel s'est chargé de faire subir le même sort aux actes II et III.  (Couper du Quinault-LULLY supposément dispensable pour y fourguer des airs galants, sérieusement les gars ?)

Comme précisé en commentaires : en réalité, l'acte III a échu à Bernard de Bury.

On peut quand même y vérifier que si les danses sont très largement remplacées, un certain nombre de parties vocales d'origine sont préservées.

… Pour le reste, j'attends d'entendre la chose sur place. Pour les absents, un disque est prévu.



4. Après la représentation : état de la partition

Quelques compléments à l'issue du concert du Théâtre des Champs-Élysées.

Les coupures opérées par Joliveau accentuent le schématisme de l'action et des psychologies, dans un livret qui était déjà extrêmement cursif chez Quinault – ce sont encore Phinée (le rival) et Méduse qui ont le plus d'épaisseur, et le raccourcissement (mêlé d'interventions de circonstance et de galanteries pastorales ou virtuoses tout à fait stéréotypées pour 1770) ne font qu'accentuer ces manques. Ce n'est pas de côté-là qu'il faut chercher le grand frisson.

¶ Les LULLYstes ont pu constater avec effroi, pour ne pas dire avec colère, que le « Persée de Lully version 1770 » ne contenait finalement pas grand'chose de LULLY : les récitatifs (certes, c'est le plus important), quelques airs (arioso de Céphée, scène de Méduse) réorchestrés (plus de cordes, et beaucoup de doublures de vents pour épaissir la pâte, cors notamment), et telle ou telle portion (chœurs de l'acte IV-V, là encore renforcés orchestralement par l'ajout de fusées de violon). Mais, globalement, les parties instrumentales (même dans les accompagnements des parties originales, hors récitatifs) sont toutes neuves, et l'essentiel des airs et ensembles sont aussi remis au goût du jour. Il y surnage certes un peu de LULLY (l'acte III, qui contient les hits de Méduse et Mercure, a été assez peu touché contrairement aux autres), mais l'opéra sonne comme un opéra des années 1770 à 1800 (assez neuf pour 1770, même).
Le parallèle le plus honnête serait sans doute avec le Thésée de Gossec, qui en partage bien des recettes musicales (dont le spectaculaire traitement des chœurs de combat hors scène).
On voit bien le problème de vendre un spectacle « Persée de Dauvergne-F.Rebel-Bury avec des bouts de Lully réorchestrés », surtout avec notre réflexe de valoriser la singularité de l'auteur, mais mettre en avant le nom de LULLY était très trompeur, et avait d'autant plus de quoi désarçonner les auditeurs qui n'y auraient pas prêté garde… qu'il s'agit d'une esthétique d'un siècle postérieure !

L'effectif est déjà celui du Rameau tardif (Boréades) ou de la tragédie lyrique « réformée » d'après Gluck : adjonction de 2 clarinettes et de 2 cors à la nomenclature (2 traversos, 2 hautbois, 2 bassons). Le nombre de cordes sur scène est plutôt important (14 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 2 contrebasses), mais c'était aussi, en réalité, le type de nombres présents du temps de LULLY (voire supérieurs) – même si on le joue désormais avec des proportions plus réduites (à ma grande satisfaction). Le contraste de ce point de vue relève donc de l'illusion d'optique.

¶ Le continuo est en train de disparaître : le clavecin accompagne bien sûr les récitatifs de la main de LULLY (avec un violoncelle), mais ne double pas tout le temps l'orchestre. Bien sûr, sa présence n'est jamais indiquée explicitement sur les portées, mais c'est bel et bien l'époque où il disparaît progressivement : il peut rester en fond (beaucoup d'ensembles spécialistes adoptent désormais, à l'exemple de Jacobs, le pianoforte à la place, pour raffermir le son d'orchestre), mais n'a plus du tout la même fonction d'assise, considérant les carrures beaucoup plus régulières (batteries de cordes fréquentes, c'est-à-dire le même rythme égal répété en accords). De fait, il devient facultatif, et chez Haydn ou Gossec, il n'est plus véritablement nécessaire – même s'il peut encore figurer, plus ou moins à la fantaisie du compositeur ou des interprètes, pour ce que j'en vois dans les disques (je n'ai pas creusé les contours exacts de l'historicité de cette pratique).

¶ Musicalement, le contraste est plus frappant à l'intérieur des actes (et pas seulement entre les parties originales et les parties récrites) qu'entre eux : le style disparate qu'exposent Dauvergne, F. Rebel et Bury est assez comparable d'un acte à l'autre.
Les danses, dont plus aucune n'est de LULLY, ont un aspect martial et tempêtueux assez étonnant, qui ne laissent quasiment pas de part à la galanterie ; un air de Persée et la grande tirade de Vénus tirent un peu plus sur la pastorale pour l'un, l'air galant pour l'autre (malgré son propos solennel, celui de célébrer les commanditaires !), mais globalement, on se situe plutôt du côté des plus mâles portions du Grétry de Céphale et Procris ou du Gossec du Triomphe de la République. Elles font au demeurant partie des plus réussies que j'aie entendues dans ce style – je crois bien que j'aime davantage ça que les belles danses un peu plus décoratives de LULLY (magnifiques, ne me faites pas dire autre chose).

¶ Au chapitre des étrangetés réussies, les parties autonomes et thématiques des violoncelles en certaines occasions (jusqu'ici, le baroque les réservait à l'assise de la ligne de basse, fût-elle vive et marquante) ; ou bien cet air vocalisant final chanté par Persée comme un héros ramiste… mais accompagné d'un tapis choral qui évoque plutôt les airs de basse des deux Passions de Bach…

¶ En fin de compte, l'aspect général ressemble à du Gossec (oui, vraiment proche de Thésée, mais avec des mélodies plus inspirées et un sens du drame plus exacerbé), où persistent les beaux frottements harmoniques de Rameau (le milieu du XVIIIe siècle étant plus audacieux harmoniquement, en France, que la période qui a suivi). Un très beau mélange, que j'ai trouvé pour ma part tout à fait enthousiasmant : plutôt qu'à un LULLY du rang, on a droit à une partition de premier plan de la « quatrième école » de tragédie en musique, qui combine, de mon point de vue, tous les avantages de la période : drame exacerbé (façon Danaïdes de Salieri), danses très franches et roboratives (façon Triomphe de la République de Gossec), éclats tempêtueux saisissants (façon Sémiramis de Catel), harmonie ramiste (façon Boréades, un langage qui n'est plus de mise dès Gluck), des ariettes virtuoses étourdissantes (là aussi, encore un peu ramistes, façon final de Pygmalion), mais sans les longueurs galantes (ni les fadeurs compassées dans les moments dramatiques) qui font souvent pâlir les opéras de cette période face à LULLY. Évidemment, la prosodie n'est pas du même niveau, mais ce demeure un opéra remarquablement réussi.

J'ai sans doute eu l'air un peu sérieux en décrivant ses écarts par rapport à l'original, mais le résultat, même en révérant LULLY, était particulièrement réjouissant, peut-être davantage même que l'original – car plus concis, moins prévisible aussi, considérant sa nature hétéroclite.



5. Après la représentation : quels moyens aujourd'hui pour jouer la tragédie en musique ?

Bien sûr, avant toute chose, il faut souligner combien l'offre, qui était à peu près nulle (en quantité comme en qualité) il y a 30 ans, est aujourd'hui généreuse, les nouveautés continuant à pleuvoir (même si ses anciens défricheurs émérites comme Herreweghe, Christie, Gardiner, Minkowski… sont partis enregistrer Brahms ou rejouer à l'infini leurs propres standards  – Niquet le fait aussi, mais en supplément et non exclusivement).
Chose particulièrement significative, les exhumations sont généralement adossées à des financements discographiques qui permettent de documenter le répertoire pour ceux qui n'habitent pas à côté de la salle de concert.

En matière d'interprétation aussi, on a beaucoup exploré, et les continuistes capables de réaliser des contrechants riches et adaptés à chaque caractère sont désormais légion. Néanmoins, je remarque quelques réserves récurrentes, qui étaient rares il y a 15 ans.

Bref, il y a tout lieu de se féliciter de la situation ; j'ai souvent écrit ici que nous vivons un âge d'or pour le lied, jamais aussi bien chanté (et notamment sous l'influence des recherches baroqueuses), de façon aussi précise et expressive (la comparaison avec les grands diseurs d'autrefois est même assez cruelle, tant leur rigidité éclate, quelle que soit la beauté de la voix ou la science rhétorique). On pourrait presque être tenté de dire la même chose pour le baroque… et pourtant, par rapport aux deux premières vagues de découvertes dans le répertoire français (de la fin des années 80 au début des années 2000), quelque chose manque.

Mercredi soir, donc, nous disposions d'un des meilleurs ensembles spécialistes et du meilleur du chant francophone pour servir l'œuvre.

¶ Le Concert Spirituel était particulièrement en forme : son empreinte sonore caractéristique, plus ronde que d'ordinaire chez les instruments d'époque, était aussi caractérisée ce soir-là par une homogénéité que je n'avais pas toujours noté en concert (de petits trous ou des inégalités ponctuelles dans le spectre sonore) ; le niveau semble avoir (encore) monté, et en plus de conserver ses qualités, il sonne avec autant d'assurance que dans ses meilleurs studios. La direction d'Hervé Niquet en tire chaleur et engagement constants, c'est formidable, et de ce point de vue, nul doute, instrumentalement ce répertoire n'a jamais été aussi bien servi qu'aujourd'hui.

Mathias Vidal est le plus grand chanteur francophone actuel chez les Messieurs (je suppose que chez les dames, l'honneur reviendrait à Anne-Catherine Gillet), et le confirme encore : le grain de la voix n'a pas la pureté des chanteurs les plus célébrés, mais c'est pour permettre une franchise des mots et une vérité prosodique extraordinaires (à l'inverse des voix parfaites qui s'obtiennent par un reculement des sons et un nivellement des voyelles), une éloquence, une urgence de tous les instants. Non seulement le texte est toujours très exactement articulé, mais il est aussi en permanence appuyé avec justesse, et pour couronner le tout ardemment incarné – trois qualités très rarement réunies, et à peu près jamais à ce degré, chez un même interprète. (Car il est possible d'avoir les bons appuis avec un texte peu clair ou des apertures fausses, ou en de disposer de tout cela sans en faire un usage expressif particulier, comme les grands anciens des années 50…)
Son principal défaut était finalement que la voix sonnait un brin étroite, limitée en volume. Ce n'est plus du tout le cas, et comme si la bride avait lâché, Vidal tourne le potentiomètre à volonté lorsque l'expression le requiert, dominant ses partenaires et l'orchestre. J'attends avec impatience son Parsifal dans la traduction française de Gunsbourg.


Le contraste avec le reste de la distribution est d'autant plus spectaculaire. Elle est loin d'être mauvaise, mais comment se peut-il que le français soit aussi peu intelligible chez des spécialistes francophones de format léger ?  Ce seraient des wagnériens hongrois, je ne dis pas, mais en l'occurrence…

Deux grandes catégories dans cette distribution :

¶ Ceux qui ont les atouts idéaux de leurs rôles mais ne sont manifestement pas sollicités par le chef sur la question de la déclamation.
Hélène Guilmette, favorise davantage la netteté légère de son timbre que l'ampleur, la rondeur et le moelleux (propre aux francophones américains) qu'elle peut manifester autre part, et se coule parfaitement dans le rôle. Mais les phrasés ne sont pas réellement déclamés, simplement joliment chantés, alors qu'elle est une grande mélodiste par ailleurs ; il n'aurait pas fallu lui en demander beaucoup pour qu'elle fasse quelque chose de plus éloquent d'Andromède !
Jean Teitgen (Céphée, le père d'Andromède) a déjà fait frémir de terreur les amateurs du genre, en Zoroastre de Pyrame et surtout en Amisodar de Bellérophon ; pourquoi, dans ce cas, se contente-t-il ici de chanter (de sa voix de basse d'une densité et d'une portée extraordinaires) tout legato, en belles lignes égales, quand il sait si bien mettre les mots en valeur dans d'autres circonstances ?  De vraies basses nobles françaises, il n'y a que Testé (dont l'émission est parente) et, dans un autre genre, Varnier et Courjal, qui soient de cette trempe, aussi bien vocale qu'interprétative… 
Tassis Christoyannis (Phinée, le rival), dont on dit toujours le plus grand bien ici pour son mordant, son intensité, sa voix impeccable et sa diction parfaite, que ce soit dans Salieri, Grétry, David, Verdi ou Gounod, est certes moins habitué au répertoire du XVIIe siècle (or il dispose essentiellement ici de récitatifs de LULLY), mais semble déchiffrer (quelques détails pas très propres) et chante lui aussi de façon très homogène et égale, sans exprimer grand'chose… Vraiment étonnant de sa part, comme s'il avait été laissé à l'abandon dans un style (à peine) différent.
Cyrille Dubois (Mercure) est le seul à être égal à lui-même, avec son étrange voix, étroite et grêle, mais d'un grain très particulier. Sa diction est fort bonne, mais là aussi, assez inférieure à ses propres standards – son Laboureur du Roi Arthus crissait des mots crus, tout à fait saisissant.

Eux semblent victimes d'un absence de soin porté à la diction (Christie le faisait, Rousset le fait, les autres attendent un peu qu'on fasse le travail pour eux), peut-être d'un nombre de répétitions réduit, d'une étude pas assez précise de leur partie…

¶ Les autres sont limités par des caractéristiques plus inhérentes à leur technique.
Chantal Santon-Jeffery, en Vénus, rôle élargi par Joliveau, confirme une évolution préoccupante ; je me rappelle avoir été très séduit lorsque je l'ai découverte (en salle, me semble-t-il), dans du baroque français sacré, où la voix était franche et la diction parfaitement acceptable (ce doit pourtant faire à peine plus de 5 ans). Désormais, est-ce l'interprétation occasionnelle de rôles plus larges (des parties écrasantes dans les Cantates du Prix de Rome, ou même Armida de Hadyn, partie plus vocal), ou, comme je le crains, plutôt le moment de sa vie où la voix change, mais les stridences ont augmenté, et surtout le centre de gravité de la voix a complètement reculé, avec une émission (légèrement dure mais très équilibrée) devenue flottante, quasiment hululante pour ce répertoire. En plus, l'effort articulatoire paraît très (inutilement) important (peut-être parce que la nature de la voix est un peu trop dramatique pour ce répertoire) pour des rôles à l'ambitus aussi réduit et à la tessiture aussi confortable.
Restent deux options : reprendre la technique en main, chercher la netteté et l'antériorité plutôt que de sauver à tout prix le timbre au détriment de tous les autres paramètres ; ou bien se tourner vers un autre répertoire, sa voix évoluant clairement vers davantage de largeur (mais j'ai bien conscience que lorsqu'on est chanteur, on ne choisit pas, et vu qu'elle a ses réseaux déjà constitués, pas sûr que ce puisse changer si facilement). En l'état en tout cas, impossible de sasisir un mot de ce qu'elle dit, ce qui est un peu incompatible avec ce répertoire.
Marie Lenormand (Cassiope), égale à elle-même : comme Michèle Losier (qui est plus phonogénique), son émission typiquement américaine (plus en arrière, beaucoup de fondu) nuit à son impact physique et à sa déclamation (mais dans le peu qui reste du rôle, elle demeure au-dessus de tout reproche, ce n'est pas inintelligible non plus).
Katherine Watson (Mérope), étrange choix pour une jalouse, même si la refonte de Joliveau gomme sa participation néfaste, file un mauvais coton : la voix devient de plus en plus minuscule et de moins en moins timbrée… il ne s'agit presque plus de chant d'opéra, dans la mesure où le timbre est « soufflé » et où la projection est quasiment celle de la voix parlée… J'en ai souvent dit du bien ici, parce que j'ai toujours cru que c'était – la faute des programmes qui ne les mettaient jamais dans l'ordre, j'ai vérifié – Rachel Redmond, que j'aime beaucoup en revanche (minuscule, mais le timbre est net et focalisé) ; ce doit être la première fois que j'entends l'une sans l'autre !  Même si je n'ai donc jamais été très enthousiaste, je trouve que dans un rôle aussi modeste, ne pas faire sortir la voix n'est pas un très bon signe – très facile à dire de mon siège, mais ajouté à l'absence à peu près généralisée de souci déclamatoire (chez elle aussi), cela finit par nuire collectivement à l'œuvre et au genre.
– Enfin Thomas Dolié (Sténone), grand sujet de perplexité : je l'avais beaucoup aimé lors de ses premiers grands engagements, au début des années 2000 (avant sa consécration aux Victoires de la Musique, bizarrement sans grand effet sur sa carrière, qui reste essentiellement confinée à des seconds rôles réguliers), et en particulier dans le lied, où l'assise grave du timbre et la sensibilité au texte produisait de très belles choses pour un aussi jeune chanteur, et pas d'origine germanophone. Son Jupiter dans Sémélé était très respectable également – même s'il s'agissait, comme d'habitude dans ce répertoire, d'un baryton et non d'une réelle basse comme on pourrait l'attendre ici.
Mais depuis un moment, la construction de la voix à partir du grave lui joue des tours : depuis le second balcon, il était littéralement inaudible dès que l'orchestre jouait, toute la voix restait collée dans une émission extrêmement basse (dans le sens du placement, pas de la justesse qui est irréprochable) ; depuis le parterre, et surtout lorsque sa partie s'élargit dans la seconde partie, on entendait beaucoup plus d'harmoniques (les harmoniques, justement, sont toutes redirigées vers le bas de la salle, c'est très étrange, sans doute à cause d'une impédance exagérée), et la conviction était perceptible – l'engagement de l'artiste finissait par donner vie au personnage et lever une partie des préventions. Néanmoins, qu'une articulation aussi lourde et opaque produise aussi peu de son explique sans doute, d'un point de vue pratique, la limitation de ses emplois : il n'est pas suffisament adapté stylistiquement à ce répertoire pour tenir des premiers rôles, et il n'aurait pas le volume suffisant pour tenir des rôles de baryton dans des opéras du XIXe siècle. Encore une fois, la construction de voix trop tôt couvertes, très en arrière, bâties à partir des graves et non des aigus, provoque des résultats bouchés et difficiles à manœuvrer. Ce peut donner l'illusion de l'ampleur dramatique au disque, mais c'est toujours frustrant, en salle, par rapport à une voix nasillarde qui sonnera infiniment plus ample (syndrome Mime, quasiment tous sont plus sonores que les Siegfried de nos jours…).
À titre personnel, quitte à avoir de petits volumes, je choisis des émissions libres et intelligibles, comme Igor Bouin (vraiment minuscule) ou Ronan Debois (pas si mal projeté au demeurant !) ; qu'on ait ce type de caractéristiques pour chanter les Russes ou Wagner, soit, mais dans de la tragédie en musique, il ne paraît pas logique que la voix paraisse aussi (inutilement) étrangère à l'émission parlée.

Il n'y avait donc pas de mauvais chanteurs, mais ils semblent avoir été peu (pas) préparés sur la question de la diction (voire, pour certains, avoir peu lu leur partie), et un certain nombre dispose de caractéristiques qui peuvent trouver leur juste expression ailleurs, pas vraiment adaptées à ce répertoire.

J'ai de l'admiration pour Marie Kalinine : elle incarne exactement le type d'émission que je n'aime pas (fondée d'abord sur un son très couvert et sombré, et pas sur la différenciation des voyelles ou sur la juste résonance efficace), et pourtant elle s'efforce, saison après saison, de se fondre dans les styles avec le plus de probité possible – peu de Santuzza peuvent se vanter de faire des LULLYstes potables, et inversement. Par ailleurs, son carnet en dessins, drôle et attachant, laisse percevoir une conscience très franche de son art et une absence radicale de prétention, ce qui ne fait que la rendre plus sympathique.
Je ne peux pas dire que sa Méduse m'ait séduit (déjà, quel dommage que Bury l'ait confié à une femme, alors que la voix de taille ou basse-taille campait immédiatement le caractère !), mais elle est avant tout desservie par le diapason, ce qui me permet (merci Marie Kalinine !) d'aborder une question que je me pose depuis longtemps et que j'ai pas vraiment eu l'occasion de développer jusqu'ici.

On entendait essentiellement Zachary Wilder (Euryale) dans les ensembles, difficile de mesurer l'étendue de ses talents : issu du Jardin des Voix, j'ai été jusqu'ici très impressionné par ses retransmissions, un beau ténor libre et lumineux (et au français parfait) comme l'école américaine en produit régulièrement depuis Aler et Kunde. En salle, la rondeur du timbre n'était pas équivalente et la projection limitée, mais on sentait bien que, dès que la partie s'élevait un peu dans l'aigu, toutes ses aptitudes revenaient (d'où sa meilleure adéquation dans les retransmissions de Rameau). Dans un Hérold, ça aurait sans doute fait beaucoup plus d'étincelles, la tessiture basse éteignant mécaniquement le timbre. Ce qui rejoint la même remarque que pour Marie Kalinine, donc.

J'ai le sentiment désagréable d'avoir paru assez négatif alors que j'ai finalement tout aimé (peut-être moins la grande tirade de Vénus, déjà pas la plus grande trouvaille de Dauverge, par Chantal Santon, vu que le texte était impossible à suivre et la voix pas adéquate non plus), de l'œuvre aussi bien que du résultat interprétatif – avec la petite frustration d'un manque de déclamation, mais avec des artistes de ce niveau (et quelques-uns qui jouaient vraiment le jeu), ce n'est pas une grande mortification non plus.
Je suppose que c'est le principe même d'entrer dans le détail qui met en valeur les petites réserves : souligner tout ce qu'on a (de belles voix qui chantent juste et avec implication) est tellement évident qu'on entre dans d'autres. Et puis il y a mes marottes (probablement plus fondées que pour Wagner) sur la mise en valeur du texte, que tous les contemporains décrivaient comme primant sur la musique dans les techniques de chant (les français ayant la réputation de hurleurs) ; dans l'absolu, c'est bien chanté tout de même. [Disons qu'à volume sonore tout aussi modeste, on pouvait avoir des couleurs vocales plus libres et séduisantes, un texte énoncé avec plus de naturel.]

Illustration : Mathias Vidal, grand-prêtre de la diction dans un petit couvent, tiré d'un cliché de Jef Rabillon.



6. État des lieux du chant baroque français

Pour le chant baroque dans l'opéra seria, un point a déjà été partiellement réalisé .

Cette soirée donne l'occasion de mentionner quelques évolutions.

Le niveau des orchestres (et en particulier des orchestres baroques, de pair aussi avec la spécialisation des facteurs, je suppose) a considérablement augmenté au fil du XXe siècle, et il est assez difficilement contestable que dans tous les répertoires, on entend aujourd'hui couramment des interprétations immaculées de ce qui était autrefois joué un peu plus à peu près, que ce soit en cohésion des pupitres, en précision des attaques, en célérité, en justesse.

La voix n'a pas les mêmes caractéristiques mécaniques et c'est sans doute pourquoi elle est beaucoup plus tributaire de l'air du temps, des professeurs disponibles, de la langue d'origine des chanteurs.

        Au début de l'ère du renouveau baroque français, de la moitié des années 80 à celle des années 90, le vivier était constitué essentiellement de spécialistes, formés pour cette spécialité par Rachel Yakar (pour la partie technique) et William Christie (de façon plus pratique), de pair avec une galaxie de professeurs qui officiaient pour ceux qui n'étaient pas au CNSMDP (ou à l'Opéra-Studio de Versailles), voire de « rabatteurs » (Jacqueline Bonnardot, quoique pas du tout spécialiste, envoyait certains talents à Christie, m'a-t-il semblé lire).
        Autrement dit, les gosiers qui chantaient cette musique étaient spécifiquement formés à cet effet (d'où la mauvaise réputation de « petites voix » qui a persisté assez couramment au moins jusqu'au début des années 2000), en privilégiant la clarté du timbre, le naturel de l'articulation verbale, l'aisance dans la partie basse de la tessiture, la souplesse des ornements, au détriment d'autres paramètres prioritaires dans l'opéra du « grand répertoire », à commencer par la puissance et les aigus. (Un certain nombre de ces voix très légères et claires peuvent rencontrer des difficultés dans les aigus, qu'elles ont pourtant, mais que leur technique d'émission, centrée sur une zone plus proche de la voix parlée, ne favorise pas.)

        La reconversion n'était pas chose facile : Jean-Paul Fouchécourt s'est limité à quelques rôles de caractère, Paul Agnew n'a guère excédé Mozart et Britten (il aurait pu, d'ailleurs), Agnès Mellon a fait une belle carrière de mélodiste après sa grande période lyrique, et l'on voit mal Monique Zanetti ou Sophie Daneman chanter un répertoire plus large. Ceux qui se sont adaptés l'ont fait soit assez tôt, au fil du développement de leur voix (Gens, Petibon, et aujourd'hui Yoncheva, dont la formation initiale n'était de toute façon pas baroque), soit au prix de changements assez radicaux, comme Gilles Ragon, qui a assez radicalement changé sa technique pour pouvoir chanter les grands ténors romantiques (avec un bonheur débattable).

        On disposait alors de réels spécialistes, pas forcément exportables vers d'autres répertoires (ne disposant pas nécessairement de la même qualité d'agilité que pour l'opéra seria italien), en dehors de Mozart éventuellement ; mais ils étaient rompus à toutes les caractéristiques de goût (agréments essentiellement, c'est-à-dire notes de goût ; les ornements plus amples, de type variations, n'étaient alors guère pratiqués par les pionniers) et de phonation spécifiques à ce répertoire.
        Christie était assisté, jusqu'à une date récente, d'une spécialiste de la déclamation française du Grand Siècle, qui participait à la formation permanente des chanteurs récurremment invités par les Arts Florissants. L'insistance sur l'articulation du vers, sur la mise en valeur de ses appuis et de ses consonances (ce qu'on pourrait appeler la « profondeur » de son pour les syllabes importantes) était une partie incontournable de son travail de chef, l'une des nouveautés et des forces de sa pratique, dont tout les autres ensembles ont tiré profit – une fois émancipés (ou lassés / fâchés), les anciens disciples allaient travailler chez les ensembles concurrents tandis que Christie formait de nouvelles générations, équilibre qui a pendant deux décennies élargi le spectre des productions où la qualité du français, que le chef y prête attention ou pas, était particulièrement exceptionnelle.

        Mais Christie était seul à produire cet effort de formation – depuis, le CMBV fait de belles choses avec ses chantres, mais plutôt orienté vers la formation de solistes ou de comprimari que de grands solistes, considérant les voix assez blanches qui en sortent souvent (mais ce n'est pas une généralité, témoin l'immense Dagmar Šašková, sans doute actuellement la meilleure chanteuse pour le baroque français). Et cet effort, pour des raisons que j'ignore, s'est interrompu : il a cessé, apparemment, de faire travailler spécifiquement la déclamation, et, lui qui était célèbre pour son tropisme vers les voix étroites et aigrelettes, s'est mis à recruter des voix moelleuses articulées plus en arrière, selon la mode d'aujourd'hui – qu'il chouchoute Reinoud van Mechelen était une perspective inconcevable il y a quinze ans !  [Mode qui a son sens au disque mais est, à mon avis, assez absurde du point de vue des résultats en salle – les voix sont moins intelligibles et ont très peu d'impact sonore, qu'elles soient grandes ou petites.]
        Emmanuelle de Negri, elle-même une voix beaucoup plus ronde que les anciennes amours de Christie, est à peu près la seule de sa génération à avoir repris le flambeau du verbe haut. Elle chante d'ailleurs fort peu d'autres répertoires, et sa Mélisande (tout petit rôle de l'Ariane de Dukas) paraissait un peu désemparée par rapport à un univers technique tout à fait différent du sien – précisément parce que toutes ses forces sont tournées vers l'excellence spécifique du répertoire baroque français.

        Aujourd'hui, par conséquent, plus personne n'informe et ne gourmande, au besoin, les chanteurs sur ce point. On trouve donc (comme dans ce Persée) les voix les plus adaptées à ce répertoire laissées sans direction, ce qui donne à voir de rageant gâchis : non pas que ce soit mauvais, mais ces chanteurs ont tous les moyens et savent faire, à condition d'être entraînés et incités à appliquer ces préceptes.
       À cela s'ajoute le fait que, victime de son succès, l'opéra baroque français accueille volontiers des chanteurs de formation traditionnelle. Certains en font leur seconde maison au hasard des réseaux de leurs années d'insertion professionnelle (Thomas Dolié par exemple, qui a étudié au CNIPAL, plutôt un réservoir de voix pour les grands rôles lyriques… et avec Yvonne Minton) et ont donc l'opportunité d'en acquérir les codes, d'autres le font occasionnellement pour ajouter d'autres répertoires conformes à leur voix (porte d'entrée en Europe pour Michèle Losier), d'autres enfin viennent comme invités-vedettes pour fournir un type de voix rare ou un prestige particulier à une production (Nicolas Testé en Roland, dont on sent les origines extra-baroques, mais qui se plie remarquablement à l'exercice).
        Le problème est que, dans bien des cas, la technique de départ n'est pas vraiment compatible avec le baroque : les voix très couvertes, où les voyelles sont très altérées, n'ont pas grand rapport avec le chant réclamé par ces partitions. Stéphane Degout et Florian Sempey s'en tirent très bien (alors que je ne les aime guère ailleurs), mais on peut s'interroger sur la logique d'employer des voix aussi extérieures au cahier des charges de la tragédie en musique.

J'ai déjà longuement ratiociné sur ces questions dans de précédentes notules, ce qui me mène à quelques interrogations nouvelles supplémentaires.



7. Quelques questions à se poser

D'abord, il ne faut pas désespérer : certains chanteurs qui n'ont pas suivi cette voie manifestent les qualités requises, à commencer par Mathias Vidal (CNSM de Paris) !  Par ailleurs, Christophe Rousset, en plus d'être un peu seul à se consacrer aussi méthodiquement à explorer le répertoire enseveli de la tragédie en musique, demande cet effort de mise en valeur des mots à ses chanteurs – il est un peu celui qui a imposé, par exemple, l'accent expressif ascendant sur les « ah ! », d'abord largement moqué et qui est devenu une norme par la suite chez les autres ensembles (en cours de disparition, puisque plus personne ne semble s'intéresser au texte des œuvres jouées). Son insistance, dans les séances de travail, sur l'expressivité, jusqu'à la demande de l'outrance, est centrale, et se ressent à l'écoute – alors même que sa direction musicale pouvait être, il y a dix ans, assez molle. Il suffit d'observer les mêmes chanteurs chez lui et chez les autres : avec lui, ils phrasent ; ailleurs, certains semblent moins s'occuper des mots.

En revanche, voilà un moment que je n'ai pas entendu Niquet, malgré toutes ses qualités de clairvoyance dans le choix des œuvres et de générosité dans leur mise en œuvre, donner des productions où le phrasé est mis en valeur…

D'où me viennent deux questions, contradictoires d'ailleurs :

        ¶ Alors qu'on s'échine à utiliser des instruments originaux, à les préserver ou à les reconstruire, qu'on va jusqu'à reprendre les diapasons exacts des différents lieux où l'on créa les œuvres, n'est-il pas étrange d'embaucher des chanteurs dont la technique est fondée sur les nécessités vocales de l'opéra italien du XIXe siècle ?  Comment est-il possible, pour ces gens qui s'interrogent sur le style exact d'un continuo de 1710 vs. 1720, sur le nombre de battements d'un tremblement pratiqué dans telle chapelle, de ne pas voir la terrible transgression d'engager des mezzos-sopranos verdiens et des barytons wagnériens pour chanter des œuvres où les interprètes utilisaient une technique tellement naturelle qu'on les décrivait comme criant ? 
        J'ai bien conscience qu'on ne peut pas gagner sa vie en chantant simplement dans les quelques productions de baroque français (essentiellement concentrées à Paris, Bruxelles et Versailles d'ailleurs, plus un peu à Toronto et Boston…), et que construire une voix exclusivement calibrée pour le lied (sans en avoir forcément la diction allemande) serait un suicide professionnel… Mais tout de même, n'y a-t-il pas une réflexion à avoir là-dessus ?

        ¶ Car les tessitures du baroque, et spécifiquement celles du baroque français, sont très basses. Les rôles de dessus chez LULLY culminent au sol, ce qui, joué au diapason d'origine (392 Hz), équivaut à peu près à un fa, soit trois tons plus bas que les mezzos-sopranos verdiens, voire plus bas que les grands rôles de contralto !  Or, on ne peut pas faire jouer la jeune première Andromède pépiant sur son rocher par l'équivalent de Maureen Forrester, n'est-ce pas. Et inversement, faire chanter une soprane aussi bas va l'empêcher de projeter ses sons, voire « éteindre » sa voix.
        C'est pourquoi la catégorisation en soprano / mezzo n'a pas grande pertinence dans ce répertoire, et qu'il s'agit avant tout d'une question de couleur – à l'opéra, dessus et bas-dessus ont d'ailleurs strictement la même tessiture avant Rameau !  Couleur qui ne peut jamais, considérant l'effectif raisonnable, l'accompagnement discret, l'aération des timbres des instruments naturels (pas de mur de fondu comme avec les instruments modernes) et la nécessité d'intelligibilité, être trop sombre, ni le grain trop épais.
       La couverture vocale (c'est-à-dire la modification des voyelles pour pouvoir émettre des aigus qui ne soient pas serrés et poussés) n'a de ce fait pas grand sens dans ce répertoire, en tout cas chez les femmes (chez les hommes, on peut couvrir en mixant chez les ténors, et certains aigus des basses demandent sans doute un peu de rondeur et de protection, procurées par la couverture vocale), pas à l'échelle massive où le chant lyrique l'utilise d'ordinaire (souvent trop ou mal, même pour du Verdi).
       Alors, si l'on ne peut pas changer du tout au tout l'enseignement du chant (la tradition adéquate existe-t-elle seulement encore ?  peut-on la retrouver aussi aisément que pour un instrument ?), ne serait-il pas judicieux, quitte à ne pas être authentique, de remonter le diapason d'un ou deux tons, pour permettre aux techniques d'opéra telles qu'elles sont de retrouver leur centre de gravité et leur brillant – étant calibrées pour s'élever avec confort loin de la zone de la parole…

Illustration : costume de Louis-René Boquet pour les représentations de 1770, une Éthiopienne (parfaitement).

Je livre cet état des lieux à votre sagacité, n'ayant pas de réponse sur la marche à suivre – et tout de même assez émerveillé d'entendre ces œuvres et ces ensembles spécialistes qu'on n'aurait jamais rêvé d'entendre, et certainement pas aussi bien, il y a seulement trente ans ! 

dimanche 14 février 2016

Rinaldo : le seria, les vraies voix et quelques trolls


Un bref retour sur le Rinaldo de Haendel (version originale de 1711) donné au Théâtre des Champs-Élysées mercredi.

lagrenée renaud putto cara sposa
Franco Fagioli chante Cara sposa, amante cara.



1. Antécédents

Manière de se représenter qui parle.

Il y avait fort longtemps que je n'avais pas vu un opéra seria en concert ou sur scène – si j'exclus les oratorios (le Messie, puisque c'est surtout ce qu'on donne… mais il pourrait tout aussi bien y avoir Israel ou L'Allegro), ce doit remonter à Farnace de Vivaldi (par Savall) en 2003, Giulio Cesare en 1999 et La Clemenza di Tito en 1998… Un peu de belcanto romantique dans l'intervalle (I Puritani, deux fois L'Elisir d'amore, du Rossini bouffe ou semisérieux), mais pas vraiment de seria baroque ou classique.
Pour la Clemenza, cela s'explique plutôt par une absence d'opportunité : trop de choses à voir en Île-de-France, la priorité cédée à d'autres titres plus rares donnés simultanément, mais c'est peut-être, aujourd'hui, l'opéra que j'aime le plus de Mozart – donc vraiment pas un rejet de principe.

Pour la plupart des autres, oui, il y a quelque chose de plus délibéré – et ce même si j'ai laissé passer, çà et là, des titres qui me sont chers :  Ariodante de Haendel, Griselda, Motezuma de Vivaldi, Cleofide de Hasse…

C'est que le seria pose plusieurs problèmes structurels quand on s'intéresse à l'opéra comme objet prosodique ou théâtral, pas uniquement musical, et surtout pas uniquement vocal :

¶ la primauté absolue de la voix, à partir du début du XVIIIe siècle (sauf en France, bien sûr), entraîne la fragmentation du discours musical en airs très ornés qui expriment longuement les émotions et récitatifs secs (recitativi secchi), sans grand intérêt la plupart du temps, destinés à faire progresser l'action entre deux airs ; si l'on aime la déclamation, elle est clairement traitée par-dessus la jambe dans l'opéra seria ;

¶ la grande homogénéité (tonalités, orchestration, traitement vocal) des airs entre eux (d'ailleurs interchangeables entre les opéras, il n'existe pas de couleur propre à chaque œuvre) ; s'il n'y a pas de mélodies extraordinaires comme dans Rinaldo ou La Clémence de Titus, ou de poussée dramatique particulière comme dans la version originale de Motezuma de Vivaldi (celle gravée par Curtis et non le pasticcio de Malgoire), on peut vite avoir l'impression d'entendre exclusivement des airs sur les mêmes patrons (très peu de chœurs, de danses, d'ensembles de toute façon), qu'on pourrait invertir au sein même de l'œuvre. Beaucoup de ces remarques seraient appliquables à l'essentiel du répertoire baroque, mais se manifestent avec encore plus de densité dans ces opéras ornés à l'italienne ;

¶ les livrets sont à peu près complètement indifférents à toute forme de caractérisation : les noms des héros sont seulement des produits d'appel, et rien ne distingue ni la façon de s'exprimer, ni les situations d'un tyran oriental d'un consul romain, d'un chevalier croisé d'une divinité pastorale… Car non seulement la musique pouvait voyager, mais le texte des airs suivait en général avec elle !  Et toujours les mêmes métaphores complètement délavées de bateaux battus par les flots, les mêmes stéréotypes amoureux ; non pas que l'opéra ait par ailleurs été le lieu de l'innovation littéraire, mais dans la tragédie en musique de la même époque, on essaie de souligner des aspects propres à chaque héros (même si la musique ne change pas vraiment selon les mythes abordés), et dans le belcanto romantique, les personnages ne s'expriment pas exactement de la même façon entre les prêtresses gauloises et les adolescentes shakespeariennes. Je crois que c'est cet aspect qui me rebute le plus : l'impression de voir se déverser des torrents d'alibis tièdes pour faire entendre des exercices de chant dont on prétend qu'ils veulent dire quelque chose.

Aussi, même si le seria est le genre avec lequel j'ai découvert de l'intérêt pour l'opéra (ce qui n'avait pas fonctionné avec Rigoletto, Tristan, Aida ou Carmen, dans mon très jeune âge), c'est clairement le répertoire lyrique que j'écoute le moins (la palme revenant au seria classique, où il n'y a pas la même fougue des diminutions, des inventions du continuo…).

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, et même si j'aime à m'en moquer, je n'ai en revanche pas du tout d'aversion pour le genre, et reviens avec beaucoup de plaisir aux titres que je nommais (Serse aussi, pour d'autres raisons, et quelques œuvres en langues exotiques). Simplement, contrairement à à peu près tous les autres portions du genre opéra, j'ai peu ou prou renoncé à explorer le répertoire, considérant que les surprises sont particulièrement ténues (et les livrets désespérants).

Tout cela pour situer que les réjouissances et préventions qui seront les miennes peuvent s'interpréter aussi par la perspective de mon écoute – et expliquer pourquoi elles diffèrent tellement des commentaires que j'ai lus par ailleurs.



2. Objectifs

Pourquoi ce concert, alors ? 

D'abord pour voir Rinaldo, dont la veine mélodique extraordinaire, la variété de climats orchestraux, la spécificité du livret, la concentration en tubes (préparée pour assurer le succès du premier opéra de langue italienne spécifiquement composé pour Londres, en y incluant quelques airs à succès antérieurs) sont assez irrésistibles, seria ou pas.

Ensuite, et j'ai bien conscience d'émettre un gigantesque troll ce faisant, pour l'orchestre : je n'avais jamais entendu Il Pomo d'Oro en salle, récemment formé (2012), mais déjà abondamment documenté par la radio et le disque. Or son engagement et ses choix originaux ne transigent pas avec le lyrisme, comme d'autres ensembles à la mode ces dernières années pour leur style « percussif » (Il Giardino Armonico, Europa Galante, Il Concerto Italiano, I Barrochisti, Matheus, Modo Antiquo), sans appartenir non plus à ces ensembles qui ne cherchent pas les sonorités nouvelles (I Suonatori della Giososa Marca, Academia Montis Regalis, Orchestre Baroque de Venise, Accademia Bizantina) ; je n'ai cité que de très belles formations (Il Giardino Armonico et I Barrochisti sont, en ce qui en ce qui me concerne, des modèles !), mais Il Pomo d'Oro se trouve justement à équidistance des deux positions, ne cherchant pas un profil sonore très innovant, mais travaillant néanmoins, dans le détail, à quantité de nouveautés (les diminutions et variations, dans les reprises, affectent l'orchestre également, le travail des timbres est permanent selon le caractère du morceau).

La distribution, très belle, composée de plein de gens célèbres que je n'avais jamais entendus en salle, ne déparait rien, mais ce n'était pas vraiment mon sujet premier.



3. La soirée

Cerné par des glottophiles ardents (mais en général plutôt bon enfant, comparés à ceux du romantisme italien, franchement féroces), j'ai pourtant assez bien survécu. Quelques incontinents à la fin des airs, applaudissant entre la levée des archets et la fin de la résonance, mais globalement une belle qualité d'écouté et un public pas trop pénible, malgré quelques bizarreries – des camions entiers de resquilleurs, dont une spectatrice avec un côté institutrice du temps qui faisait la circulation, réservait les sièges et contrôlait les billets de tout le monde pour que la resquille se déroule avec discipline, sans causer de trouble à l'ordre public.
Il faut dire qu'entre les prix élevés, la visibilité médiocre, l'affiche prestigieuse et la salle complète, tout était réuni pour que l'événement soit aussi dans la salle – ce qui n'a, en définitive, pas trop été le cas.

En tout et pour tout un hueur (contre Fagioli) aux saluts, ça ne se fait pas dans ce répertoire (où, il est vrai, il est plus facile de recruter des voix adéquates, puisque les tessitures restent humaines et les nécessités de puissance limitées). Les mêmes circonstances avec Semiramide de Rossini ou Anna Bolena, ce doit être sanglant ! 

À la pause, pas pu m'empêcher de taquiner un peu mes voisins :
DAME — Mais où sont passés nos voisins ? 
SURSOL, feignant de ne pas partager l'opinion qu'il rapporte — Ils sont peut-être rentrés satisfaits chez eux, après tout « le seria c'est tout le temps pareil ».
(Succès mitigé mais non nul.)



4. Principes : coupures, tessitures et falsettistes

J'ai envie de prendre une minute pour détailler un peu ce qu'on pouvait entendre dans la salle, dans la mesure où ma perception ne rejoint absolument pas celle majoritaire des auditeurs plus assidus.

D'abord, quelques coupures malgré la version (originale) de 1711 annoncée, notamment :
– les Sirènes ; ne pas embaucher deux sopranos pour trois minutes, je me le figure bien, mais on en avait deux sur le plateau, et l'on était dans une version de concert… ;
– le Mage chrétien, ce qui fait manquer un tournant assez capital dans l'intrigue, pour expliquer la victoire soudaine des Croisés face à la magie d'Armide ; il dispose en outre d'un bel air, chantable par une basse ou un alto (là aussi, on en avait à disposition) ;
« Col valor, colla virtù », il me semble ; pourtant l'air le plus intéressant du rôle postiche d'Eustazio (avec « Sulla ruota di Fortuna », avant tout pour son accompagnement bondissant aux cordes graves, très inhabituel) ;
– plus bizarre, « Il Tricerbero umiliato », air de fureur formidable du rôle-titre (« Je traînerai Cerbère humilié à mes pieds, je reproduirai les hauts faits d'Alcide ») ; je me suis figuré que, particulièrement grave au sein d'un rôle lui-même déjà très bas, il ne mettait pas vraiment en valeur Fagioli et que sa suppression avait été décidée sur cette base (pas infondée, considérant comment les états d'une partition se préparaient à l'époque – selon des modalités tout à fait pratiques) ;
– le plus clair des récitatifs (même les mieux écrits, comme l'échange avant le départ de Rinaldo sur l'air au Cerbère, vainement retenu par ses compagnons) a été raccourci ou supprimé, juste de quoi ne pas superposer deux airs.

Vu la longueur et la relative homogénéité musicale de ce type d'œuvre, je ne peux pas trop les blâmer, mais je suis un peu dubitatif sur la lucidité des choix opérés (néanmoins « Ah, crudel ! » a reçu un très beau succès) ; dans le même temps, des airs assez plats de Goffredo (il y en a beaucoup, passé le « Sovra balze » liminaire), d'Eustazio et même d'Armide (« Ah crudel, il pianto mio ») demeurent.

rinaldo tricerbero

Côté chanteurs, il semble que je me situe à l'opposé de pas mal d'amateurs plus fidèles du genre.

Pour commencer, je reste dubitatif, par principe même, sur l'emploi de contre-ténors en dehors de chœurs, de musique sacrée ou d'emplois très spécifiques. Ces rôles n'ont jamais été pensés pour ce type de technique, et on ne les distribue que par vraisemblance sexuelle (alors qu'un héros martial qui chante en fausset sur le champ de bataille pour vaincre une magicienne, hein, c'est le comble du naturel), afin de nourrir une sorte de fantasme du castrat, largement prolongé par tous ces disques d'hommage à Senesino, Carestini, Farinelli ou Caffarelli. Or, les deux techniques et les deux morphologies n'ont rien de commun : les castrats disposaient d'une soufflerie adulte (poumons), sur laquelle se trouvait un larynx d'enfant, étroit et plus haut (donc plus près des cavités résonantielles), ce qui occasionnait un son aigu, clair, brillant, mais puissamment soutenu et très sonore, contrairement aux voix d'enfants. Par ailleurs, les castrats étaient souvent grands (l'hormone de croissance n'étant pas compensée par la testostérone), donc leurs résonances corporelles étaient tout sauf malingres.

En somme, pour chanter ces emplois aujourd'hui, la seule solution légitime est d'utiliser, comme du temps de Haendel, des femmes pour remplacer les castrats. Il serait, à tout prendre, moins douteux d'adapter les œuvres aux voix telles qu'elles existent aujourd'hui, et de tout transposer à la quinte inférieure pour que des ténors puissent les aborder. Il y aurait plus grande congruence avec le caractère héroïque et un peu surnaturel des castrats en utilisant un ténor mixant dans une tessiture un peu aiguë, plutôt que des voix coincées dans le registre de fausset.

Car ce sont des voix qui sonnent, à quelques exceptions près, très partielles, coincées dans un mécanisme univoque qui ne permet absolument pas la diversité des affects imposée à l'opéra. De la même façon, d'ailleurs, je suis dubitatif sur la tendance à respecter absolument les tonalités et diapasons alors que les techniques ont changé : on embarrasse souvent les chanteurs, dans le baroque, en les faisant chanter trop bas (même les contre-ténors et les voix de femme) – faute de pouvoir retrouver la technique exacte d'autrefois, autant adopter la même méthode, et adapter les tonalités selon les aptitudes des nouveaux interprètes.



5. Résultat

En somme, ce n'est pas vraiment une surprise si j'ai trouvé Franco Fagioli (Rinaldo) valeureux, mais un peu terne. Le volume sonore est très honorable pour une émission de ce type, et l'interprète indéniablement engagé. En revanche, comme toute son énergie est concentrée vers la production du plus de son possible (émis assez en arrière, il reste rapidement couvert par l'orchestre ou les femmes), l'expression demeure très limitée, assez univoque.
Et, d'une manière générale, on demeure dans les traditionnels problèmes de ce type d'émission : trop retenue à l'intérieur, peu d'impact, pas d'une exceptionnelle intelligibilité, un peu molle, monochrome, plutôt blanchâtre, pas du tout héroïque. Même dans l'élégie, le manque de fermeté est patent.

Au demeurant, ce qu'il fait est au-dessus de tout reproche : c'est à peu près le maximum de ce qu'on peut faire avec ce type de contrainte, même si je trouve que des voix plus perçantes sont tout de suite beaucoup plus intéressantes – Bejun Mehta, Lawrence Zazzo, voire Dominique Visse ont d'autres possibilités expressives, et un impact sans commune mesure, je crois (je n'ai testé que le dernier en salle).

De même, Terry Wey (Eustazio), que j'aime beaucoup au disque, est un peu aigrelet en salle, mais tout à fait plaisant.

En tout état de cause, ils sont plus convaincants que Daria Telyatnikova, très jolie voix douce, mais totalement éteinte par la tessiture de Goffredo, beaucoup trop grave pour elle, rendant la projection impossible.

Je suis à rebours aussi pour Karina Gauvin (Armida), que je trouve remarquable dans le répertoire romantique (à cause d'une concentration et d'une fraîcheur rares dans ce répertoire), mais un peu hululante pour le baroque (entre l'émission flottante et les coups de glotte, on n'est pas tout à fait dans la vérité musicologique, disons). Néanmoins, là encore, il n'y a pas réellement de reproches objectifs à formuler, en dehors de la question, plus idéologique (voire personnelle), du profil stylistique.

Deux grands coups de cœur dans la soirée. D'abord et surtout Andreas Wolf (Argante, issu du Jardin des Voix de Christie), qui ne m'avait pas particulièrement impressionné jusqu'ici (notamment dans le Così fan tutte mis en scène par Hanecke, où il est fort bon, parmi d'autres titulaires) : la voix de baryton-basse est saine, sonore, mordante ; son expression est facile et mobile ; l'ambitus, large, s'éclaire de belle façon dans l'aigu, ouvrant la voie à une large gamme de demi-teintes (pas seulement poussé ou vaillant). Je n'avais pas vérifié sur le programme, et j'avais cru entendre un chanteur italien (la technique s'y apparente vraiment) ; même l'agilité est exemplaire. Assez éblouissant, surtout que la facilité scénique et la variété des inflexions outrepassent la seule perfection vocale. Pourtant, il est si jeune encore pour une voix grave !  Aucun signe de verdeur ici, en voilà un qui ne se repose pas sur les dons de la Nature (comme c'est si souvent le cas dans ces tessitures).
Aux saluts, l'ovation fait jeu égal avec celle de Fagioli (qui a le rôle-titre, et sur le nom duquel le public s'est déplacé), ce qui est significatif.

Par ailleurs, Julia Lezhneva (Almirena), que je découvrais, a reçu beaucoup de réactions mitigées ; certes, l'actrice a toujours été gauche et la voix reste un peu dure ; mais précisément, la résonance pure, qui se bâtit à l'arrière de la bouche mais transperce le masque, comme un laser (le petit emplacement exact qui permet de lancer des sons purs et très sonores), m'a beaucoup séduit. Effectivement, lorsqu'elle monde, la voix se tend au niveau du passage avant de se libérer à nouveau (et les [è] sont moins bien placés que le reste de la voix), mais cela produit un instrument très dense, pas du tout pâteux, pourvu d'une très belle autorité en salle. Plus étonnant encore, un legato extraordinaire, où les syllabes sont très bien individualisées, et pourtant où aucune césure, et à l'inverse aucun portamento ne sont décelables : le comble de l'art, l'artifice étant imperceptible.
Son atypique « Lascia ch'io pianga » m'a impressionné par la concentration du son, l'affirmation des silences, l'aisance des diminutions à la reprise, tout cela sans ostentation.

Enfin, l'ensemble Il Pomo d'Oro, sous la direction de Stefano Montanari (qui remplaçait Riccardo Minasi) a tenu toutes ses promesses : ne cherchant pas le caractère percussif à la mode, mais toujours très vif, servant le lyrisme sans fondu excessif, proposant des variations très adroites (naturelles mais remarquables) dans les reprises, ou variant la dynamique (la dernière ritournelle étant souvent plus impérieuse, plus impliquée). Si la flûte solo (trop haute, l'instrument n'a pas été suffisamment chauffé apparemment, ce qui rendait les longues tenues un peu douloureuse) et le hautbois solo (son peu puissant, problèmes d'agilité) n'étaient pas au niveau des meilleurs titulaires, tout le reste ne méritait que les plus grands éloges, en particulier les cordes graves (il est vraiment indispensable de laisser au moins une contrebasse, merci de l'avoir fait) d'un grain et d'une implication peu communs, et le claveciniste, qui ne se contente pas d'harmoniser comme on le fait souvent dans ce répertoire, mais distille quantité de contrechants qui, sans attirer spectaculairement l'attention, enrichissent considérablement le discours.



C'est hautement satisfait que j'ai quitté la salle : un seria judicieusement choisi avec un orchestre imaginatif et impliqué, voilà qui change tout.

samedi 6 février 2016

Ibert-Honegger : le retour en grâce de L'AIGLON – Dervaux, Tamayo, Davin, Ossonce, Nagano…


aiglon séchaye
Carine Séchaye lors de la reprise de la production de Caurier & Leiser en 2013, voyageant à Lausanne et Tours.
(Tiré d'une photographie de Marc Vanappelghem.)

Legs majeur parmi le répertoire français, l'œuvre collective (I et V pour Ibert, II et IV pour Honegger, et collaboration plus intégrée au III, même si Honegger semble avoir été dominant dans cette partie) utilise le texte littéral de Rostand, adapté par Henri Cain – ce qui se limite essentiellement à des coupures pour une durée compatible avec le débit chanté, et ramené à cinq actes au lieu de six).

Déjà redonnée par Tamayo à Vaison-la-Romaine en 1987 dans une production de Pierre-Jean San Bartolomé (Greenawald, Lafont, Vassar), l'œuvre semble connaître un regain d'intérêt (circonstanciel ou structurel, le seuil critique n'est pas encore franchi pour l'affirmer), depuis la production de Caurier & Leiser à Marseille, dirigée par Davin en 2004 (Cousin, Vernhes, Barrard). Beau succès, retransmis à la radio, en extraits sur CSS, repris récemment à Lausanne & Tours sous la direction d'Ossonce en 2013 (Séchaye, Barrard, Pomponi), et à présent (février 2016) à nouveau à Marseille, avec Ossonce (d'Oustrac, Barrard, Pomponi).

Ce ne serait qu'une reprise assortie d'une courte tournée, si nous ne disposions pas, exactement dans le même temps, de cette version de concert (pour trois soirées !) mise en espace par Daniel Roussel l'an passé (2015) et dirigée à la Maison Symphonique de Montréal par Kent Nagano (Gillet, Barrard, É. Dupuis).

Et voilà que Decca sort, en mars, une intégrale de studio, issue du concert de Montréal (mais où Guilmette et Lemieux, plus célèbres, remplacent Fiset et Boulianne qui assuraient Thérèse de Longuet et Marie-Louise au concert).

aiglon nagano

Il s'agit d'un véritable retournement de situation, dans la mesure où le caractère accessible cet opéra, son sujet attirant, son texte célèbre (et de qualité particulièrement extraordinaire, sans même le considérer comme un livret d'opéra…), sa musique très variée et séduisante le prédisposent à rejoindre les standards – moins au sens large, un peu comme Hamlet, Jenůfa et Die tote Stadt, pas sifflotés dans les rues ni utilisés dans les pubes, mais régulièrement programmés au sein d'un répertoire assez peu présent sur les scènes.

Jusqu'ici, l'œuvre ne pouvait pas s'épanouir dans l'opinion des mélomanes, faute de témoignages disponibles : il n'y eut qu'un vinyle Bourg, très coupé, d'un enregistrement de la RTF en 1956, avec Boué, Despraz, Bourdin ; Dervaux dirige, et on y retrouve la fine fleur du temps : Berton, Disney, Peyron, Lovano… Indisponible depuis des lustres, et jamais réédité en CD de toute façon.

En mettant sur le marché, de surcroît chez un éditeur prestigieux et très présent dans les rayons, un studio (denrée désormais rare), on donne la possibilité aux mélomanes d'écouter, de réécouter, et de se déplacer lorsque l'œuvre sera donnée. Incitation pour les salles à ne plus se retenir – sans parler des directeurs de théâtre qui découvriront à cette occasion, eux aussi, ce pan du patrimoine.

aiglon dervaux bourg 1956 boué

L'œuvre explore des climats qui ne sont pas neufs en 1937, mais demeurent en revanche assez éloignés de ce qu'Ibert et Honegger ont par ailleurs produit : peu de rapport avec la légèreté (poétique ou sarcastique) d'Ibert, les expérimentations néoclassiques ou modernistes d'Honegger, la tragédie à la tonalité élargie Antigone, et bien sûr les bouffonneries et mystères de Jeanne, de la naïveté du Roi David… Il y a bien des moments où des points communs affleurent avec les couleurs harmoniques, voire certains gestes déclamatoires des Quatre Chansons de Don Quichotte d'Ibert, mais pour Honegger, il est assez difficile de trouver dans son catalogue des pièces à la fois aussi simples (de la vraie tonalité pas enrichie, la plupart du temps) et aussi lyriques ou mélodiques (le Honegger simple étant souvent un peu glaçant).

Au demeurant, le style, globalement celui d'une conversation en musique, varie beaucoup selon les épisodes, indépendamment même de qui compose le passage : on y croise des chansons traditionnelles, des poussées de fièvre martiales, des bals galants, du postromantisme généreux, de la quasi-polytonalité, de la déclamation parlée emphatique, du récitatif truculent, du lyrisme cinématographique… le tout avec une prosodie superbe, qui permet à la fois l'intelligibilité, de belles mélodies, et la mise en valeur du texte de Rostand. L'orchestre est aussi très expressif, exprimant toutes les couleurs des environnements successifs du duc de Reichstadt (salons de Schönbrunn, cabinets de travail, plaine venteuse de Wagram, chambre de malade…), avec un très beau sens des transitions – le contraste est tellement fort, pourtant, on pourrait s'attendre à une suite de vignettes, mais à l'instar de Rostand, les deux compositeurs bondissent avec adresse de trait en trait.

Le tout culmine spectaculairement dans ce second Wagram, où l'on croit entendre s'élever à nouveau les râles des soldats tombés pour l'Empereur, confus, misérables, progressivement menaçants, jusqu'à éclater en hymnes patriotiques (où se superposent le Chant du Départ et la Marseillaise !), tandis que le duc, égaré, déclame les paroles de sa propre immolation. Néanmoins, on trouve quantité d'autres sommets plus discrets, mais tout aussi bouleversants, dans quantité de répliques où cingle le verbe de Rostand, et où la musique transmute soudain, servant d'ailes à l'esprit.

aiglon lithographie
Une lithographie française de 1932. Beaucoup d'images ont circulé à l'occasion du centenaire de la mort du Duc, cinq ans avant la première représentation de l'opéra à Monte-Carlo (la maison était alors dirigée par le compositeur et traducteur Raoul Gunsbourg).

Avec un tel livret, une musique avenante mais sophistiquée, et une fusion de l'ensemble aussi exemplaire, on ne peut douter que ce ne soit déjà l'un des opéras qui me sont les plus chers dans tout le répertoire.

Et l'on peut déjà en entendre la première piste sur les sites de flux, en attendant le 4 mars !  C'est gratuit (voir là) sur Deezer et MusicMe ; elle y figure également si vous disposez déjà d'un abonnement chez Naxos ou Qobuz. Les cinq minutes que l'on y entend sont formidables : non seulement la distribution, comme l'on pouvait s'y attendre, brille (l'émission haute et le tranchant verbal de Gillet, incomparables !), mais Nagano semble fort à son aise avec le style, sans cette rondeur qui lui est habituelle et tend à émousser les angles (il se montre au contraire ici d'une souplesse très française), et la prise de son paraît extraordinaire, ample mais précise et colorée, à la fois digne des grandes réussites de l'histoire du label et des technologies les plus récentes. Il faut se préparer à l'un des grands disques de l'histoire du répertoire français, je crois.

Mise à jour du 5 mars : Rapide commentaire (comparé) du disque Nagano ci-dessous en commentaire.

Concernant l'épisode de Wagram, on peut se reporter à la notule écrite dès la deuxième année de Carnets sur sol, qui effectue une courte présentation et en propose le texte et la musique (Davin à Marseille en 2004).

mardi 26 janvier 2016

Antonín DVOŘÁK – Rusalka – discographie exhaustive commentée


1. Pourquoi une discographie de Rusalka ?

Voilà bien un répertoire où le choix des versions est délicat – et important. Les grands labels appartenant à des régions et des cultures sonores très différentes du patrimoine et du style tchèques, circulent beaucoup de versions assez éloignées des équilibres conçus par les compositeurs.

Aussi, comme pour Dalibor de Smetana, une proposition de parcours dans la discographie de l'autre grand standard de l'opéra romantique tchèque – et le seul opéra dans cette langue, hors Janáček, à être régulièrement joué dans le monde. Vous pouvez retrouver ici une présentation de particularités de Rusalka en deux notules, autour du livret (sources et mise en œuvre) comme de la musique (folklore et wagnérisme).

Cette limitation à quelques titres est bien sûr très injuste, dans la mesure où le répertoire tchèque regorge de bijoux dans ce style, qui recueillent généralement d'assez beaux succès publics. Rien qu'en restant avec Dvořák, il faudrait donner régulièrement son ultime opéra, Armida, qui adopte un style « militaire » archaïsant, très différent de la féerie de Rusalka, tout en demeurant très raffiné. Sans aller chercher très loin non plus, Dalibor, Libuše (Smetana), Šárka (Fibich) assureraient des succès massifs (bien plus que la Fiancée vendue, quelquefois donnée, et pas du tout du même tonnel). À condition de faire déplacer le public, ce qui est toujours le problème lorsqu'on ne joue pas la centaine d'opéras très célèbres (le seuil critique pour remplir une salle requérant nécessairement un public plus occasionnel, pas seulement de spécialistes du style en question – sauf dans les très grandes métropoles où le nombre d'habitants permet d'atteindre le nombre requis).

Comme pour l'opéra russe, je demeure vaguement dubitatif devant la frilosité des maisons d'opéra à programmer ces répertoires. Proposer un chef-d'œuvre décadent allemand, de la nuova schola italienne, des pièces passionnantes mais obscures ou exigeantes de Scandinavie ou de Finlande peut représenter un risque. En effet, cela requiert des efforts même une fois dans la salle, et ne s'adresse pas forcément à des publics déjà constitués – par exemple, le public de l'opéra italien appréciera sans doute plus aisément un nouveau Donizetti qu'un Leoncavallo innovant, un Mascagni sévère, un Gnecchi germanisant ou un Montemezzi crépusculaire.
En revanche, le romantisme tchèque (ou russe) a prouvé son accessibilité et sa bonne fortune auprès de publics assez divers (amateurs de voix, de mélodies lyriques, d'harmonies riches, d'orchestrations raffinées) : de quoi rassembler verdiens, wagnériens et slavophiles. Comme le style en est identifiable et très apprécié, il doit être possible de remplir sans coup férir, une fois le public habitué à cette nouvelle offre.

Dans l'attente d'être entendu (ou plus exactement, que quelqu'un en haut lieu se mette fortuitement à suivre le même raisonnement que moi), je ne puis que trop vous engager à ne pas vous limiter à collectionner les Rusalka : il existe beaucoup d'excellentes versions idiomatiques des autres, dans un goût comparable et une veine très différente – la disponibilité des livrets est un peu plus épineuse, mais si on est un peu motivé, on trouve (dans le cas contraire, contactez-moi).



2. Discographie exhaustive et commentée

Voici donc l'ensemble des versions commerciales disponibles à ce jour (discographie préparée en 2014, j'ajoute Nézet-Séguin, mais il est possible que d'autres éditions aient dans l'intervalle paru et trompé ma vigilance), avec un mot de présentation pour guider.

Je commence par préciser que je n'ai pas tout écouté : je le précise dans ce cas, et je me contente alors d'hypothèses (donc de préjugés) sur l'affiche... ça donne toujours des informations sur les habitudes des interprètes et du label, mais ne garantit absolument rien en termes de résultat final.

Dans l'ordre de citation des rôles : Rusalka, Prince, Ondin, Ježibaba, Princesse Étrangère.

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1951 – Joseph KEILBERTH – Urania, Hänssler, Brilliant Classics (en allemand)
Chœurs de l'Opéra de Dresde. Staatskapelle de Dresde.
Elfride Trötschel, Helmut Schindler, Gottlob Frick, Helena Rott, Ruth Lange.
putto

Version pas particulièrement passionnante : l'œuvre perd beaucoup de sa saveur spécifique en allemand (et joué dans un style qui fait peu de place à la couleur), la direction est très sommaire (aussi bien dans l'intention que dans la réalisation), et Trötschel est tout sauf gracieuse. Une version en force, dont la poésie n'est pas le fort.

Par ailleurs, coupures significatives (20 minutes manquantes).

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1952 – Jaroslav KROMBHOLC – Supraphon, Line Cantus Classics
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Ludmila Červinková, Beno Blachut, Eduard Haken, Marta Krásová, Marie Podvalová.
putto

Première version chez Supraphon, dans un son assez extraordinaire pour l'époque : les voix restent un peu en avant, mais l'orchestre est très lisible (et remarquablement assuré), avec des couleurs typées et beaucoup de chaleur dramatique.
On dispose en outre de plusieurs des plus grands chanteurs tchèques de tous les temps : Červinková, voix de soprano dramatique placée avec clarté, très incisive et expressive (seule réserve : un peu stridente à l'acte III), et le divin Blachut, sorte de Bergonzi tchèque (quelque part entre l'héroïsme et la préciosité), usant d'une émission large mais constamment mixée. Sans parler du grand luxe de Podvalová, autre soprano dramatique de premier plan, en Princesse étrangère.

Une version cohérente de bout en bout, très bien chantée, bien captée. Très belle référence.

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1954 – Felix PROHASKA – Walhall, Line Cantus Classics, The Art of Singing (en allemand)
Radio autrichienne (Großes Wiener Rundfunkorchester).
Eleanor Schneider, Waldemar Kmentt, Walter Berry, Hilde Rössel-Majdan, Gerda Scheyrer.
putto

Évidemment, les bandes de la radio autrichienne des années 50 sont toujours aussi frustrantes orchestralement (lointain, gris, écrasé, très peu détaillé), et Prohaska dirige assez droit, façon germanique, pas beaucoup d'alanguissements ni de poésie. En revanche, tout le monde s'exprime ici avec une véritable chaleur, en particulier Kmentt (qui paraît chanter une sorte d'opérette viennoise héroïque, mais le fait avec charme et conviction). En CD, ma seule version allemande satisfaisante sur le plan prosodique.

Ce n'est vraiment pas mal, mais insuffisant pour profiter pleinement de l'œuvre, dans la mesure où l'on perd le tchèque, et où il s'agit d'une version très coupée – il manque 30 minutes de musique, même en prenant en compte le tempo vif !

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1961 – Zdeněk CHALABALA – Supraphon
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Ivo Židek, Eduard Haken, Marie Ovčáčíková, Alena Míková.
putto

La version légendaire de l'œuvre. Fort belle, mais deux réserves importantes : Šubrtová est très séduiante d'ordinaire (fantastique Léonore du Trouvère en tchèque), mais la voix paraît un peu étroite et aigrelette, ainsi captée, pour un rôle de grand lyrique de ce genre. Plus gênant, la prise de son et la direction de Chalabala sont assez plates, le relief des pages (couleurs harmoniques, effets d'orchestration, solos, intensité dramatique) est largement gommé.

Très bonne version, mais qui ne donne pas toute sa mesure à l'œuvre.

En 1975, Bohumil Zoul en fait un film avec des acteurs mimant le chant – cela ressemble à une mise en scène de théâtre très tradi filmée de près, avec un Ondin tout vert et des gestes très empruntés. Vraiment pas pas exaltant, sauf à considérer Otto Schenk comme un avant-gardiste hystérisant.

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1971 – Arthur APELT – Eterna, Berlin Classics (extraits en allemand)
Chœur du Staatsoper Berlin, Staatskapelle Berlin.
Elka Mitzewa, Peter Bindszus, Theo Adam, Annelies Burmeister, pas de Princesse Étrangère.
putto

Version originale et très typée, avec ses bois berlinois presque aigres, pour un univers plus dur et moins féerique. Assez convaincant, même si Mitzewa n'est pas la meilleure titulaire du rôle.

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1975 – Peter SCHNEIDER – Gala (en allemand)
Chœur der Deutsche Oper am Rhein, Düsseldorfer Symphoniker.
Hildegard Behrens, Werner Götz, Malcolm Smith, Gwynn Cornell, Hana Svobodová-Janků.

Découvert son existence en préparant cette notule. Lu les plus grands éloges sur Werner Götz, au sein d'une interprétation paraît-il particulièrement germanique ; mais l'élan de Schneider et l'aplomb de Behrens (alors d'une fluidité et d'une musicalité exceptionnelles) rendent bien sûr très curieux, probablement une version allemande qui fonctionne.
J'ai l'impression que c'est indisponible depuis longtemps, en revanche.

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1976 – Bohumil GREGOR – Opera d'Oro, BellaVoce
Chœurs de l'Opéra Néerlandais. Orchestre de la Radio Néerlandaise.
Teresa Stratas, Ivo Žídek, Willard White, Gwendolyn Killebrew (Ježibaba et Princesse).
putto

Un peu de souffle sur la bande, les équilibres de la prise ne sont pas toujours parfaits (obturation d'une partie du spectre du microphone par les cors, par exemple).

Gregor joue la partition de façon essentiellement lyrique, en exaltant les mélodies supérieures au détriment des autres détails (cela tient aussi à la façon toujours élancée de la Radio Néerlandaise) ; je ne trouve pas les transitions (pourtant toujours superbes, vraiment sur le modèle wagnérien) bien soignées, et on passe à côté de beaux détails à l'intérieur du spectre orchestral, mais ce n'est pas déplaisant.

Vocalement, Stratas surprend, mais pas désagréablement : une boule de son bien efficace au fond de la bouche, une implication notable, ça se défend très bien pour une voix pas le moins du monde tchèque. Žídek est clairement sur le déclin, la voix s'est beaucoup asséchée ; la technique lui permet de tenir son rang, mais ce n'est plus aussi aisé et séduisant.

Une version très valable, si l'on n'avait que celle-là, on serait déjà bien contents.

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1983 – Václav NEUMANN – Supraphon
Chœur & Orchestre de la Philharmonie Tchèque.
Gabriela Beňačková-Čápová, Wiesław Ochman, Richard Novák, Věra Soukupová, Drahomíra Drobková.
putto

Neumann n'est pas le plus ardent des chefs, mais la mise en situation à l'Opéra l'a poussé, semble-t-il, à une générosité dont il n'est pas si coutumier. La Philharmonie Tchèque est comme toujours le moins idiomatique des orchestres du territoire, et l'on se surprend à trouver les composantes structurelles germaniques (motifs, harmonie), mais l'ensemble demeure d'une transparence et d'un style parfaits.
À cette belle lecture orchestrale s'ajoute la meilleure distrbution depuis Krombholc. Certes, les amants ne sont pas des tchèques (il y a chez Beňačková, somptueuse, une petite rondeur typiquement slovaque, presque une mollesse façon Caballé, qui compense la grandeur acide du format dramatique à la tchèque), mais la langue est très respectée, les irisations vocales remarquables.

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1987 – Václav NEUMANN – Orfeo
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Vienne.
Gabriela Beňačková-Čápová, Peter Dvorský, Yevgeny Nesterenko, Eva Randová (Ježibaba et Princesse).

La distribution peu paraître encore plus tentante que chez Supraphon, avec Dvorský (en général plus solaire qu'Ochman, mais potentiellement plus court aussi, surtout à cette date) et Randová. Duo principal cette fois-ci entièrement slovaque – et, pour les avoir entendus avec Pešek ou en concert à Prague, la différence se perçoit avec les tchèques (légèrement plus rond et confortable, moins incisif). Tchèque, c'est Urbanová ; slovaque, c'est Popp.
Néanmoins, l'association Neumann-Vienne fait craindre une certaine neutralité expressive et stylistique – je ne suis pas si pressé de tenter, d'autant que la version pragoise fonctionne sur tous les points (Ochman y est très aisé et délicat, un peu plus blanc que Dvorský, mais aussi considérablement plus souple).

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1997 – Alexander RAHBARI – Koch, Brilliant Classics
Academic Choir « Ivan Goran Kovačić ». Orchestre Philharmonique de Zagreb.
Ursula Füri-Bernhard, Walter Coppola, Marcel Rosca, Nelly Boschkova, Tiziana K. Sojat.
putto

Comme pour Halász, il existe un autre visage à l'art de Rahbari, beaucoup plus valorisant, que ses contributions cachetonnantes au jeune label Naxos. Profil orchestral absolument pas tchèque, avec des cordes très rondes et homogènes, mais l'ensemble demeure habité. Le ténor blanchit en essayant la demi-teinte, la basse sonne extraordinairement italienne (on croirait entendre Siepi sauvé des eaux), mais tout le monde concourt avec générosité à un drame prenant.

Une belle version qui, considérant son prix, constitue un choix tout à fait satisfaisant.

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1998 – Charles MACKERRAS – Decca
Chœur mixte de Kühn. Orchestre Philharmonique Tchèque.
Renée Fleming, Ben Heppner, Franz Hawlata, Dolora Zajick, Eva Urbanová.
putto

La version longtemps la plus aisément disponible, et probablement la plus écoutée dans la plupart des pays.Elle n'est pas sans vertus ; plateau de stars, mais très soucieuses de se conformer à l'esprit spécifique de l'œuvre : les liquidités affectées de Fleming se fondent assez bien dans ce personnage plaintif de conte bariolé, une vision très différente de la tradition, Heppner à son zénith chante avec application, mais pas sans générosité, et Urbanová est glaçante et superbe à la fois en Princesse Étrangère – elle aurait mérité une immortalisation dans le rôle-titre, même si son format est un rien plus dramatique que Beňačková, et sa souplesse pas tout à fait équivalente.

Orchestralement, tout est merveilleusement détaillé, dans un confort sonore remarquable (Decca), pour une lecture plus hédoniste que dramatique, mais très sensible : Mackerras exalte les velours plutôt que les reliefs, à rebours ici aussi de la tradition tchèque – qui est beaucoup moins soignée et bien plus impétueuse. Mackerras tire plutôt vers l'évocation poétique que vers le drame en musique. (Le minutage en témoigne fidèlement : 15 à 30 minutes de plus que les autres versions.)

Une très belle version qui peut servir de référence, mais qui ne dispense pas d'essayer d'autres lectures plus frémissantes et tranchantes.

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2006 – Franz WELSER-MÖST – Orfeo
Chœur de l'Opéra de Vienne. Orchestre de Cleveland.
Camilla Nylund, Piotr Beczała, Alan Held, Birgit Remmert, Emily Magee.

Mis à part Nylund, qui m'intrigue (vu la date, la voix pourrait encore être fraîche, et pas courte et cassante comme dans ses mauvais jours désormais), ce n'est pas très engageant : quel respect du style et de la langue attendre de ces spécialistes des grands titres germaniques lourds – Beczała, à cette date, a peut-être plus de clarté que désormais, mais la voix me paraît robuste et ancrée dans le sol pour ce rôle où je me suis habitué aux plus souples et lumineux (sans doute très beau, mais pas forcément indispensable à découvrir).

Quant à Welser-Möst et Cleveland, déjà pas toujours engagés dans leur meilleur répertoire, je ne suis que modérément curieux (résultat stylistique ?).

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2007 – Richard HICKOX – Chandos
Opera Australia Chorus. Australian Opera and Ballet Orchestra.
Cheryl Barker, Rosario La Spina, Bruce Martin, Anne-Marie Owens, Elizabeth Whitehouse.
putto

Pas très enthousiaste sur celui-ci : Barker sonne très mûre, La Spina évoque vraiment le versant efficace-si-pas-séduisant de l'école australo-américaine (avec ce timbre un peu farineux et pincé dans le nez)... sans parler de l'état du tchèque. L'intérêt est surtout à chercher chez Hickox, qui propose une lecture chambriste étonnante, très délicate et suspendue.

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2009 – Jiří BĚLOHLÁVEK – Glyndebourne
Glyndebourne Festival Chorus. London Philharmonic Orchestra.
Ana María Martínez, Brandon Jovanovich, Mischa Schelomianski, Larissa Diadkova, Tatiana Pavlovskaya.

Parution récente dont on n'a pas à attendre beaucoup de grâce (et puis Bělohlávek, très en cour à Paris, et surtout Londres et Glyndebourne, ne se départit jamais d'une petite indolence) mais j'aimerais beaucoup essayer l'Ondin de Schelomianski, à vrai dire, surtout que le rôle n'est pas extraordinairement servi au disque.



3. Vidéographie exhaustive et commentée

En bleu, les films en studio (pas forcément disponibles commercialement). En rouge, les captations de représentations.

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1962 –  Václav KAŠLÍK – Filmexport Home Video
Arrangement, mise en scène et réalisation de Václav Kašlík.
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Zdeněk Švehla, Ondrej Malachovský, Věra Soukupová, Ivana Mixová.
putto

La vidéo la plus célèbre de l'œuvre, un studio très littéral (production du studio Barrandov de Prague, joué par des acteurs professionnels), aux teintes verdâtres pas toujours avenantes, mais qui tient assez bien ses promesses : dans le genre théâtre de studio, si l'on accepte la part de naïveté, voilà qui vaut bien la Flûte de Bergman.

Kašlík y est à la fois chef et réalisateur, et pour une version avec Šubrtová, l'ensemble est autrement vivant (et plus coloré) que Chalabala ; sans parler de la valeur ajoutée de l'Ondin Malachovský, ample et mordant, pas du tout élimé comme Haken.

Attention, la version est très coupée (il manque au moins 30 minutes de musique).

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1975 – Zdeněk CHALABALA – télévision tchécoslovaque
Réalisation de Bohumil Zoul.
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Ivo Židek, Eduard Haken, Marie Ovčáčíková, Alena Míková.
putto

Doublage par des acteurs professionnels (sauf Haken qui tient son propre rôle) du fameux studio de 1961. C'est à peu près ce qu'on fait de pire dans cette veine : images très lisses (où personne ne semble très concerné), mal raccordées entre elles, suite d'images de catalogue qui n'ont plus aucun impact dramatique, le tout soutenu par le son un peu plat (orchestre gris et écrasé) de la prise de son de 61.
C'est un peu dans la veine des pires productions de Ponnelle, avec des couleurs plus crues caractéristiques de la télé slave occidentale de cette période (sans parler du goût des surimpressions). À tout prendre, écoutez le disque.

Je n'ai pas eu le courage de tout regarder, on y voit quelques jolies gambades dans les fleurs et peut-être de réels bons moments, mais je doute que ce soit complet de toute façon.

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1976 – Libor PEŠEK – ZDF
Réalisation de Petr Weigl.
Chœur & Orchestre de la Radio Bavaroise.
Gabriela Beňačková-Čápová, Peter Dvorský, Ondrej Malachovský, Libuše Márová, Milada Šubrtová.
putto

Très proche du studio Neumann, étrangement (alors que seule Beňačková est commune), encore plus habitée. La Radio Bavaroise joue cela avec un naturel tchèque très surprenant, parfaitement éloigné, jusque dans les timbres, des habitudes germaniques.
Dvorský est un peu plus tendu qu'Ochman, mais plus radieux aussi, dans une belle forme ; Malachovský, un rien moins splendide qu'en 62, demeure beau diseur. Šubrtová, à cette date, s'est acidifiée, mais sonne encore très bien, pour une Princesse Étrangère de format plus léger que de coutume (et une impression de jeunesse moindre), mais pas plus fragile que les autres. Beňačková y est un peu plus ronde et confortable, un peu moins engagée, mais l'ensemble constituerait facilement une référence absolue (en tout cas, musicalement, on n'a pas mieux dans le choix vidéo) s'il n'y avait, à nouveau, des coupures significatives (il manque 20 minutes de musique).

Car visuellement, malgré le studio, il y a là une forme de simplicité très réussie : traditionnel et naïf, mais soigné, avec de beaux plans (le manteau ondoyant et mousseux de l'Ondin, les départs des personnages toujours très expressifs…). Le doublage des acteurs se révèle adroit (très exact, en faisant semblant de chanter tout en gommant l'effort, c'est assez réussi) ; Weigl montre pendant le ballet des épisodes laissés dans des ellipses du livret, de façon assez élégante. J'aurais simplement aimé que le rythme des pas corresponde au tempo, ce qui n'est pas le cas et gâte un peu la majesté de belles séquences.

Une réussite à tous les niveaux, qui peut constituer un bon premier choix, malgré les coupures.

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1976 – Marek JANOWSKI – ZDF
Réalisation de Petr Weigl.
Chœur & Orchestre de la Radio Bavaroise.
Lilian Sukis, Peter Hofmann, Theo Adam, Rose Wagemann, Judith Bekmann.

Mêmes visuels, mais cette fois en version allemande. Je n'ai hélas pas encore pu mettre la main dessus ; Janowski dans une partition colorée et lyrique, Hofmann en Prince très terrien, Adam dans un rôle de basse… beaucoup de raisons d'être intéressé.

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1986 – Mark ELDER – Arthaus (en anglais)
Chœur & Orchestre de l'English National Opera. Mise en scène de David Pountney.
Eilene Hannan, John Treleaven, Rodney Macann, Ann Howard, Phillis Cannan.
putto

Cette production constitue une excellente surprise : Pountney réussit une très belle lecture assez concrète, mais féerique, qui déborde de petits gestes éloquents. Par ailleurs, l'orchestre palpite avec beaucoup de chaleur sous la direction de Mark Elder, dont on sent clairement la maîtrise stylistique.

Eilene Hannan chante remarquablement, et Treleaven rayonne complètement à cette époque...

Principale réserve, l'anglais, totalement en bouillie : très peu de choses sont intelligibles, et l'intérêt du changement de langue paraît ténu.

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2002 – James CONLON – TDK
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Paris. Mise en scène de Robert Carsen.
Renée Fleming, Larissa Diadkova, Sergej Larin, Franz Hawlata, Eva Urbanová.
putto

Moyens et esthétique proches de Mackerras. Le problème réside précisément dans la comparaison : la distribution largement commune est dans un moins bon jour (ou plus fatiguée), Conlon cherche l'hédonisme mais trouve surtout la mollesse (et l'Orchestre de l'Opéra de Paris sonne évidemment considérablement moins bien dans cette musique).

Surtout, la mise en scène de Carsen, entièrement à base de jeux de miroir, évidents comme à l'acte I (où le reflet permet de se placer d'instinct dans un univers subaquatique), ou ajoutés au livret comme à l'acte II (la Princesse Étrangère comme un double de Rusalka, piégée derrière son miroir muet), est complètement ruinée par la captation vidéo. Les gros plans empêchent de comprendre la mise en scène, et les plans d'ensemble ne sont de toute façon pas télégéniques – alors que cette production est réellement à couper le souffle sur scène, probablement ce que j'ai vu de plus intense sur une scène d'opéra.
En l'état, cela évoque surtout une relecture bourgeoise du mythe (ce qui n'est absolument pas le propos de Carsen, dont les intérieurs ne sont pas une transposition, mais une forme d'univers alternatif), sans grand intérêt.

Fleming s'est déjà amollie ; Larin reste toujours assez monolithique et farineux. Rien de mauvais, mais pas du tout prioritaire.

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2010 – Tomáš HANUS – C Major
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Munich. Mise en scène de Martin Kušej.
Kristīne Opolais, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck, Janina Baechle, Nadia Krasteva.
putto
(Aussi disponible en Blu-Ray.)

On retrouve la violence intime habituelle des productions de Martin Kušej : ici les nymphes vivent dans la maison Kampusch (ou dans le sous-sol de leur souteneur), se traînant misérablement parmi les fuites d'eau, violentées de façon assez crue sur la scène. Je suis un peu gêné par la complaisance de certaines images (viol, ou peu s'en faut, de Rusalka par son « père » ; ses habits complètement mouillés ; la tenue très révélatrice de la Princesse Étrangère), qui semblent rechercher le scandale ou, en matière aquatique, le rinçage d'œil à bon compte.
Je trouve aussi désagréable la contradiction, pour ne pas dire le sabotage de la féerie évoquée par la musique. Dans le même temps, il faut admettre que ces amendements fonctionnent très bien sur scène : le milieu oppressif gouverné par l'Ondin qui menace de mort ses filles désobéissantes à l'acte I, les pouvoirs inquiétants de Rusalka qui brûlent le Prince et terrifient la Princesse Étrangère à l'acte II… Ce sont malgré tout des images fortes, très opérantes sur scène – disons que ce n'est simplement pas le type d'émotion suscité par Rusalka, et que l'on peut trouver dommage de nous imposer autre chose. (Le ballet avec les carcasses de faons, par exemple.) Cet autre chose fonctionne assez bien, en tout cas. Voyez ces deux critiques assez opposées, toutes deux assez révélatrices.

Kristīne Opolais est très impressionnante, pas du tout stridente au bout du spectre comme quelquefois, au contraire d'une rondeur et d'une facilité extrêmes ; l'exploit est d'autant plus notable qu'elle doit chanter (certes peu) à l'acte II en étant complètement mouillée (sa robe de mariée trempe pendant de longues minutes dans un aquarium surélevé, dont elle doit descendre dégoulinante sans que ses pieds ne puissent toucher le sol !), ce qui doit être particulièrement inconfortable. Une rivale mal intentionnée aurait tôt fait de ménager le bon courant d'air…
Réserve notable : le texte n'est pas du tout articulé, si bien que malgré la beauté de la voix et les qualités expressives du phrasé, on perd vraiment le détail des mots (ce pourrait aussi bien être du bulgare chanté par une américaine).

Le reste est moins intéressant : Vogt impavide dans un tchèque complètement lessivé, particulièrement peu idiomatique et généreusement inexpressif, Krasteva qui caricature les mezzos russes épais…

La direction de Hanus est très vivante, et l'ensemble constitue une curiosité pas du tout déplaisante.

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2012 – Ádám FISCHER – Euroarts
Chœur & Orchestre de la Monnaie de Bruxelles. Mise en scène de Stefan Herheim.
Myrtò Papatanasiu, Pavel Černoch, Willard White, Renée Morloc, Annalena Persson.

(Aussi disponible en Blu-Ray.)

Avec une Rusalka purement lyrique et le meilleur Prince de tous les temps – Černoch est dans la tradition tchèque d'émission très antérieure et de voix mixte, capable de surcroît de changer son émission par degrés d'héroïsme, de poésie, de couleur, au fil des besoins non pas techniques (totalement dominés) mais expressifs du rôle –, voilà qui promet beaucoup. Ensuite, que produisent Fischer et la Monnaie là-dedans, je n'ai pas testé.

La production de Herheim (également passée à Dresde et à Lyon) s'inscrit aussi dans la perspective d'une démystification – esthétiquement un peu bric-à-brac, à ce que j'ai lu et vu, mais je ne puis juger du propos et de la direction d'acteurs.

Je n'ai pu en apercevoir que des extraits, où Papatanasiu fait entendre un médium étonnamment renforcé et corsé, dans un tchèque pas du tout idiomatique, mais pas inintéressant. Visuellement, un peu difficile à décrypter (en costume de scène sur un piédestal au milieu d'une ruelle modeste), pas possible d'émettre un avis avant d'avoir tout vu.

En tout cas, la prochaine version sur la liste, assurément.

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2014 – Yannick NÉZET-SÉGUIN – Decca
Chœur & Orchestre du Metropolitan Opera de New York. Mise en scène d'Otto Schenk.
Renée Fleming, Piotr Beczała, John Relyea, Dolora Zajick, Emily Magee.
putto

Schenk réussit très bien le conte concret : les décors, dans le même genre que ceux du Ring (mais plutôt de ses parties réussies, comme la fin de Siegfried), rendent assez bien l'atmosphère naïve des clichés de chasse, par exemple.
Vocalement, ce n'est évidemment pas la fête du tchèque, même chez le seul slave de l'équipe, qui semble tâtonner pour trouver la bonne couleur – par ailleurs, de nombreux réflexes issus du répertoire italien (obturations audibles, attaques par palier) ne cadrent pas très bien avec le style attendu (même si c'est, évidemment, très bien chanté !).



4. Conseils

D'autres versions peuvent apparaître dans les discographies, mais toutes celles qui me manquaient étaient jusqu'ici (János Fürst pour la vidéo de la production de Jacques Karpo à Marseille, Janowski en version CD…) issus du marché pirate – autrement dit, des sites qui commercialisent sauvagement des bandes radio ou vidéo, pas toujours en état convenable, sans rémunérer les ayants droit (ce ne sont pas des éditions officielles, à ce compte-là il faudrait doubler ou tripler les discographies).
Quitte à descendre dans l'interlope, autant se délecter des bandes enregistrées au Národní Divadlo (Théâtre National), pour la typicité du son serré et chaleureux de l'orchestre... et le profil de distributions alignant les voix antérieures, acides, parfaitement idiomatiques et généralement très adéquates. [Les visuels scéniques sont en revanche plutôt évocateurs de ce que la tradition a pu produire de moins conforme au Goût.]

Pour une fois, le choix sera facile, et correspond assez à la hiérarchie traditionnelle : en CD, sur les 3 habituellement recommandées (Chalabala, Neumann, Mackerras), 2 le sont vraiment à bon droit, et sur les 4 qui ont été le mieux diffusées (Kombholc, Chalabala, Neumann, Mackerras), 3 demeurent les meilleures références.

En ce qui me concerne, c'est sans hésitation Krombholc qui me donne le plus de satisfaction, mais il faut considérer le tropisme personnel : voix antérieures et claires (tranchante pour Rusalka, souple pour le Prince), drame intense, timbres acides de l'orchestre… Pour l'éloquence et la couleur, on ne fait pas mieux ; pour le confort d'écoute ou la rondeur d'émission, ce n'est pas le bon choix.
Neumann 83 (le studio Supraphon) est susceptible de plaire à tous : les voix sont magnifiques, le drame est là, le style est respecté sans trop exalter les spécificités de timbres qui peuvent rebuter (la Philharmonie Tchèque est l'orchestre tchèque de loin le moins typé).

Par ailleurs, Mackerras, qu'on trouve aisément du fait de sa distribution prestigieuse et de son label hôte (Decca), mérite tout à fait d'être entendu ; peut-être pas un premier choix considérant sa perspective avant tout rêveuse et poétique (assez peu dramatique, l'ensemble dure d'ailleurs 15 à 20 minutes supplémentaires), mais une vision alternative aux antipodes de la tradition, très intéressante et réussie, dans un confort sonore délectable.

Moins original, Rahbari constitue une autre fréquentation tout à fait recommandable. Si vous êtes curieux de la tradition de Dvořák en allemand, très significative en Allemagne, c'est plutôt vers Prohaska qu'il faut se tourner – ou vers les extraits d'Apelt –, très chaleureux vocalement pour l'un, plein de ravigotante verdeur orchestrale pour l'autre.

Je mettrais donc surtout en garde contre Chalabala, souvent citée comme la version des initiées, mais où l'orchestre est capté très en arrière, et surtout comme aplati, sans couleurs. Les chanteurs semblent aussi demeurer assez inhibés par le studio… Cela ressemble vraiment à ces studios de radio en lecture à vue, pas très frémissants, même si parfaitement chantés.

Côté vidéo, le cas est plus compliqué : le film Weigl-Pešek est formidable, sorte de Neumann plus généreux, mais coupé ; la représentation Pountney-Elder de l'ENO, superbe, est en anglais (mal articulé de surcroît) ; Kušej-Hanus a ses hauts et ses bas, alternativement complaisant ou neuf visuellement, fade ou intense musicalement ; et je n'ai pas vu Herheim-Á.Fischer, autre relecture du quotidien contestée, mais dotée d'une distribution qui promet beaucoup. Difficile d'imposer une norme là-dessus, chacun doit vraiment choisir selon ce qu'il est prêt à voir…

hickx, gregor ; rahbari



5. Se les procurer et poursuivre

Pour un premier essai en extraits (tirés de l'œuvre, ou d'une minute sur chaque piste) ou en intégralité : quelques possibilités (toutes légales). Pour Qobuz et Naxos, l'abonnement est nécessaire pour entendre l'intégralité des pistes.

==> Les droits de Keilberth sont à vérifier (date de première commercialisation ?) ; il se trouve chez Naxos, en extraits sur Qobuz.
==> Krombholc est libre de droits ; il se trouve sur Deezer et YouTube, en extraits sur Qobuz et Naxos.
==> Prohaska est libre de droits ; il se trouve sur Deezer.
==> Chalabala (audio) est libre de droits ; il se trouve sur YouTube, en extraits sur Qobuz et Naxos.
==> Apelt se trouve sur Deezer, Qobuz et Naxos.
==> Gregor se trouve sur Deezer.
==> Neumann 83 se trouve en extraits sur Deezer.
==> Rahbari se trouve sur Deezer.
==> Mackerras se trouve sur Deezer et Qobuz.
==> Hickox se trouve sur Deezer et Naxos.


Par ailleurs, sur Rusalka, on a déjà mentionné :

Et quelques autres discographies (exhaustives) autour du répertoire romantique tchèque, récemment mises à jour :


mercredi 30 décembre 2015

Scribe & Meyerbeer : le mystère d'une absence de scandale


robert cloître
Décor du second tableau de l'acte III de Robert le Diable : procession des nonnes damnées (et lubriques), scénographie d'Henri Duponchel et décors de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour la création salle Le Peletier en 1831.


1. Point de départ


La question paraît pourtant évidente, mais il se révèle difficile d'y trouver des réponses, même partielles, dans la presse du temps ou les bibliographies spécialisées.

Comment les opéras de Scribe (totalement incontournable à l'Opéra : il fallait lui proposer une collaboration ou à tout le moins lui demander sa bénédiction pour pouvoir être joué, d'où procèdent tant de partenariats avec d'autres librettistes), et en particulier ceux écrits pour Meyerbeer, ont-ils pu connaître cet accueil enthousiaste, manifestement sans mélange

Je ne nie pas leurs qualités exceptionnelles, bien au contraire : on à affaire à des œuvres qui figurent à la fois parmi les plus neuves et audacieuses du temps (dans les sujets aussi bien que dans la musique) et parmi les plus séduisantes pour un vaste public (ambitus vocal, virtuosité, couleur locale, danses, grands effets théâtraux, orchestration colorée et solos, évidence mélodique, motifs populaires, le tout servi sur un rythme dramatique assez effréné). Meyerbeer les mûrissait longuement (il a finalement bien peu produit pendant son long règne parisien, là où d'autres proposaient un à deux opéras par an, ou bien se partageaient avec d'autres genres…), et leur impact n'est pas du tout immérité : leur qualité de finition et leur nouvelle vision de l'art lyrique avaient tout pour modeler le cours de l'histoire de l'opéra dans l'Europe entière.

Néanmoins, cette fois-ci, au lieu d'expliquer les raisons de son succès colossal, qu'on peine à mesurer aujourd'hui (et de son désamour au cours du XXe siècle), j'aimerais poser la question à rebours.

On voit bien tout ce que la musique a de neuf, d'exaltant, d'accessible, de pittoresque ; on voit aussi la nervosité et la variété des trames, assez peu stéréotypées, loin du schéma canonique des amoureux empêchés par le jaloux : Scribe prêtait même attention à ne pas reproduire les mêmes ensembles aux mêmes endroits, ainsi qu'en témoigne sa correspondance avec Auber à qui il refuse un trio soprano-ténor-basse final à cause des similitudes possibles avec Robert.
Cependant, on ne peut s'empêcher de se demander comment, dans la France de 1831, à peine sortie de la censure grandissante de l'ère de Charles X, on a pu représenter un tel sujet, sur la scène éminemment officielle de l'Opéra de Paris (successivement Académie Royale, Théâtre Impérial, Théâtre National, Opéra National)… sans susciter de polémique.

Car, tout de même, nous avons le héros (rôle-titre, ténor, amoureux, soucieux de sa gloire, respectueux de ses parents, tout ce qu'il faut), rejeton d'un démon, qui envoie une jeune fille à une tournante organisée par ses camarades de jeux de hasard, et qui va dérober sur le tombeau d'une sainte une relique sacrée en culbutant une nonne damnée sur l'autel… et tout cela se déroule sur scène, pas sous forme de récit horrifié et réprobateur par un messager quelconque. Par ailleurs, le personnage le plus accessible et sympathique reste le diable, très émouvant dans ses sentiments paradoxaux de père (damner son fils pour le retrouver en Enfer), et pourvu d'un solide sens de l'humour – on voudrait représenter le Mal comme un jeu badin qu'on ne s'y prendrait pas mieux.
Pis, ce fut le ballet des nonnes damnées (et en particulier le rôle d'Hélène, l'abbesse lascive) qui remporta le plus de suffrages de la part du public et de la critique.

Comment est-il possible qu'il n'y ait pas eu au minimum un débat sur la moralité du sujet, sur la corruption ?… on projetterait ça dans les salles aujourd'hui, ce serait interdit aux plus jeunes, et pourtant tout le monde désormais se moque comme d'une guigne du blasphème.

robert affiche
Affiche annonçant la création, avec le nom des chanteurs et danseurs.


2. Ce que disent les textes

Or, lorsqu'on parcourt la presse du temps (et les exégètes d'aujourd'hui), il n'est question de rien de tout cela. Globalement, c'est un immense enthousiasme qui accueille Robert le Diable, en particulier à propos de l'acte III (l'acte infernal, où Bertram invoque les démons aux sons d'une valse souterraine, persécute la sœur de lait de Robert qui s'accroche sans effet à une grande croix, pousse Robert à commettre le sacrilège et invoque les nonnes damnées !), effectivement saisissant sur tous les plans, qui se manifeste.
De même pour Les Huguenots, où la France catholique applaudit tout de même le pire miroir de sa foi ; ou encore pour Le Prophète, qui fonde un nouveau culte autour d'un pauvre aubergiste, tout en approuvant d'une certaine façon son ambition à changer une société dont rien ne régule l'injustice… et ne dissimulant guère le jubilatoire potentiel destructeur de ce pouvoir nouveau. On pourrait attendre, de la part d'une France quand même catholique, quelques réticences à applaudir ces sujets.

Pourtant, on loue les qualités théâtrales, la nouveauté formelle (notamment de la musique), l'union des styles (grande déclamation française, airs ornés à l'italienne, richesse harmonique et orchestrale issus d'une formation germanique), la qualité de la musique, du spectacle visuel
Les critiques portent essentiellement sur la qualité de la langue (syntaxe douteuse, vers malhabiles – ce qui n'est pas faux, les forces de Scribe résident ailleurs), soit sur le manque de noblesse de son traitement, sur ses raccourcis (amours de vaudeville dans les Huguenots – « Ciel ! mon mari », presque littéralement –, et plus étrangement le manque d'ancrage historique). Mais on ne parle jamais du sens.

robert tombeaux
Croquis de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour les tombeaux de l'acte III de Robert le Diable ; 1831.


3. Détail des remarques portées sur Robert le Diable

Vu qu'il s'agit à la fois de son sujet le plus osé et de son succès le plus spectaculaire, j'ai fait le choix de m'attarder sur Robert (1831) : si ça passe pour lui, ça passe logiquement pour les autres.

Au sein du concert d'éloges, quelles réserves furent donc formulées, et, pour ceux qui ont protesté (beaucoup de compositeurs jaloux, disons-le tout de suite…), à partir de quels critères ?

Je ne vais pas reproduire ici de critiques d'époque : d'une part, je n'ai pas pu les réunir toutes et m'en suis donc largement remis aux exégètes plus récents qui ont fait cet effort à temps complet ; d'autre part, celles que j'ai consultées ne sont pas très intéressantes, se perdant en considérations superficielles et en formules toutes faites, finalement très peu descriptives (d'où mes préventions, lorsqu'on s'appuie sur des témoignages aussi imprécis, pour ceux qui veulent en faire le support d'un dogme d'interprétation ou un étalon de la vérité des formats vocaux).

Globalement, la presse se montre très favorable : les détails habituellement moqués, comme les ratés de mise en scène (la Taglioni près d'être écrasée par le couvercle de son cercueil ; les nuages qui se détachent et tombent aux pieds d'Alice ; pis, Nourrit en Robert descend avec Bertram dans le sous-sol à la fin de l'opéra alors qu'il est censé être sauvé !), robert dorus-grassont mentionnés sans perfidie, et les réserves assez marginales.

On cite souvent les chiffres (quasiment sans exemple) des représentations parisiennes, mais pour mesurer l'universalité de son appréciation, on peut aussi considérer l'échelle mondiale : présenté à la fin de l'année 1831 à Paris, il est donné à Londres, Berlin, Liège, Strasbourg, Dublin en 1832 (année où la Légion d'Honneur est remise à Meyerbeer, alors qu'il s'agissait de son premier opéra français !) ; à Vienne, Bruxelles, Copenhague, Anvers et Marseille en 1833, à Amsterdam, Budapest, Saint-Pétersbourg, New York, La Haye, Bratislava, La Haye, Brünn et Lyon en 1834, à Bucarest et Prague en 1835, et même notamment à La Nouvelle-Orléans et Calcutta en 1836 !  En 3 ans, ce sont 10 pays, 77 théâtres ; en 8 ans, on atteint les 1843 théâtres (européens) paraît-il, en tout cas toutes les grandes villes du continent (Rome, Milan, Florence, Venise, Bologne, Turin, Stockholm, Varsovie, Lisbonne, Ljubljana…). Si le grand opéra est déjà l'équivalent du blockbuster, alors Robert est le décalque assez parfait de Star Wars (vu partout, références universelles qui marquent toute la production postérieure et la culture populaire, niveaux de lecture accessibles au profanes ou propres aux esthètes…).

Outre les reproches sur le style des vers de Scribe, on a surtout évoqué le temps assez éclaté entre les actes et le pivot du Prince de Grenade, qui n'apparaît guère et qui n'est pas très détaillé. Le caractère indécis de Robert a fait gloser, pas forcément par la négative (Heine pousse même le zèle, ambigu mais pas ouvertement hostile, jusqu'à l'interpréter comme le miroir de l'incertitude du temps).

Le caractère « fantastique » du livret a aussi suscité quelques réserves, mais davantage sur le principe (de la part de ceux qui n'aiment pas ce type de matière) que sur son usage précis par Scribe et Meyerbeer. Parmi ceux-là, Mendelssohn témoigne en 1832 : « Le sujet est romantique, c'est-à-dire que la diable y joue un rôle, cela suffit aux yeux des Parisiens pour constituer le romantique, la phantaisie. »  En revanche, il est assez marqué par les deux scènes de séduction (je suppose qu'il est question de séduction infernale, donc les deux grands duos avec Bertram, au III et au V, sommets effectivement).

Reste, bien sûr, le biais des jalousies de compositeurs et de l'antisémitisme : Auguste Villemot rapporte en 1858 (je n'ai pas vérifié le fondement éventuel de l'anecdote) que Rossini aurait dit qu'il reviendrait sur la scène musicale « lorsque les Juifs auront fini leur sabbat ». Et puis, bien sûr, Wagner – et ce, alors même que Tannhäuser avait été programmé à Paris notamment grâce à l'influence de Meyerbeer (mais qui l'horrible Richard Wagner poignardait-il, à part ses amis ?).

Peu de chose, en somme, même en cherchant. Oh, il y a bien dû y avoir des prêcheurs un peu exaltés, sortes d'abbés Bethléem en liberté, qui ont dû épiloguer sur le signe avant-coureur d'Apocalypse que constitue la mise en scène de la débauche au milieu des pires sacrilèges, mais ils ont manifestement eu suffisamment peu d'influence pour ne pas faire surface dans les sources les plus significativesde l'actualité artistique du temps.

robert tente
Esquisse de Charles Cambon pour la tente de Robert au premier acte ; 1831.
Précédemment, gravure d'Alexandre Lacauchie figurant Julie Dorus-Gras en Alice – créatrice du rôle, qu'on distribuait alors à un format plus léger et agile qu'aujourd'hui, manifestement, puisqu'elle tenait aussi Eudoxie dans La Juive et Marguerite de Valois dans Les Huguenots.


4. Hypothèses


Vient maintenant le temps des hypothèses : pourquoi le scandale facile (surtout lorsqu'on voit les querelles ridicules sur les décors des productions d'opéra à cette époque) qu'on pouvait supposer n'a pas eu lieu ?
Au demeurant, Louis Véron, qui proposait là, après sa nomination suite aux « Trois Glorieuses », sa première véritable nouvelle production, devait bien se douter que ce n'était pas jouer à pile ou face ; ni l'expert Scribe ; ni le patient Meyerbeer. Alors ?

¶ D'emblée, on peut écarter la piste de la vénalité, entretenue par quelques contemporains (et sans doute confortée par un fonds d'antisémitisme) ; on a éventuellement quelques traces de transactions, mais les carnets personnels de Meyerbeer nourrissent la suspicion dans deux cas maximum, ce qui est bien peu pour acheter un succès planétaire.
De toute façon, quelques éditorialistes achetés n'auraient pas fait taire une salle indignée, surtout à propos de sujets aussi essentiels que la vertu et la foi.

¶ J'ai beau essayer de rester informé, je ne suis pas spécialiste de la période : sans doute m'abusé-je, tout simplement, sur la nature du ressenti catholique dans la première moitié du XIXe siècle. J'avais le sentiment que la Révolution et les changements incessants de régime avaient au minimum exacerbé sa dimension politique, mais cet angle n'a manifestement pas été soulevé à l'époque – ou alors de façon très marginale.

¶ C'est peut-être aussi que l'Opéra a atteint une telle réputation de lieu de perdition, de divertissement sans substance – où l'on va éventuellement voir danser ses protégées subventionnées avant de les faire sauter sur ses genoux dans un fond de loge de la salle Le Peletier (qui précède le lupanar de Garnier, où Robert sera aussi abondamment joué) – que personne ne songe à s'insurger que les spectacles n'y soient pas parfaitement moraux.

¶ Plus intéressant, il est bien possible que le sérieux du sujet n'ait pas été surestimé par le public : certes, les effets de scénario et de mise en scène ont dû saisir violemment l'assistance, bertram levasseurmais, après tout, Robert le Diable était un conte médiéval bien connu, bertram levasseurtransmis en particulier par la Bibliothèque Bleue et les pantomimes – de la même façon que Don Giovanni était un sujet de théâtre à marionnettes à la fin du XVIIIe, et que ses situations pouvaient être utilisées dans un drame semi-sérieux. Les démons de Robert restent des représentations très archaïques pour les croyants du XIXe siècle, avec ces formes très concrètes, présentes dans la vie quotidienne sous des aspects trompeurs, à combattre presque physiquement – dans le goût de ces histoires de diables dupés (comme les différents Pont-du-Diable, où l'âme du premier passant, prix de l'ouvrage, est finalement celle d'un chien), des entrelacements du surnaturel avec le naturel (la naissance de Merlin par Boron)…
Nous sommes habitués à voir le XIXe siècle par sa littérature, avec les personnages de Scott, avec Faust… pourtant ces figures étaient déjà, bien sûr, exotiques, et le rapport à la moralité et à la religion qu'on y lit sont déjà des représentations fantasmatiques, sans lien avec les croyances réels. En somme, Robert était si loin de la vraisemblance pour le XIXe siècle qu'il ne pouvait pas choquer.

Le public avait au demeurant été préparé : le Freischütz n'avait, certes, pas encore été donné dans la version respectueuse de Berlioz (en 1841, et le Robin des bois de l'adaptation Castil-Blaze ne brillait pas exactement par son sens du fantastique nébuleux), mais la mode du fantastique démoniaque n'était pas neuve, l'année précédente Nerval, puis Musset et Vigny l'année de la création de Robert (1831) publient des textes à dominante diabolique ; l'atmosphère médiévale coïncide avec l'hystérie Scott ; enfin la structure du livret de Scribe proviendrait d'une pièce allemande autour du Petermännchen, autre sujet fantastique dont le public français n'était peut-être pas familier, mais qui ne constituait donc pas non plus une nouveauté absolue. Bref, le romantisme était déjà là depuis quelque temps, même si sa transposition aussi explicite et paroxystique sur scène était une première : changement de degré plutôt que de nature, disons.

¶ Je m'interrogeais aussi, outre l'aspect sacrilège de ce qui est montré, outre les blasphèmes éventuels des démons et des héros égarés sur scène, et qui peuvent être perçus, manifestement, comme de pures figures de fable, sans aucun impact réel, sur la critique systématique des cultes par Scribe : les catholiques sanguinaires des Huguenots, la farce mystique du Prophète (qui suscite plusieurs massacres), l'oppression des Inquisiteurs ennemis du savoir dans L'Africaine… Cela ne se limite pas à l'institution religieuse, on voit bien les fidèles bornés (comme le brave Marcel) quelle que soit la religion, depuis la réforme douteuse des Anabaptistes en Westphalie jusqu'aux Églises majoritaires traditionnelles. Ici, ce n'est plus de la fable, on sent un propos, une suspicion contre la bonne volonté et les excès de pouvoir (la question de la foi étant toujours secondaire par rapport à celle de l'appartenance à un clan ou du service d'un dessein politique) de la part des cultes et de ceux qui s'en réclament.
Je n'ai pas vraiment de réponse là-dessus, mais l'unanimité qui accueille les opéras de Scribe m'étonne, puisque dans ces années, attaquer les Églises (et les fidèles !) tenait vraiment d'une prise de position politique, dans le cadre d'oppositions violentes, pas du tout consensuelles – et Scribe était au contraire celui dont le savoir-faire satisfaisait tout le monde. Je doute que cela puisse passer inaperçu seulement lorsqu'il s'agissait d'une fiction sur sur une scène d'opéra… La question reste entière, et tient sans doute dans la perception exacte de ces phénomènes, sur lesquels doit exister une documentation abondante.
[On fait grand cas des positions anticléricales de Verdi, par exemple, et qui sont pourtant en général bien moins violentes – leur manifestation la plus évidente, si l'on passe la raillerie sévère de Stiffelio en 1850 (pasteur protestant trompé par son épouse), se trouve bien sûr chez l'Inquisiteur hautement politisé et les moines fanatiques de Don Carlos, sur un livret (du Locle & Méry) très typé Scribe… mais cela date de 1866 !]

¶ Enfin, et c'est peut-être le plus important, on mesure sans doute mal, à l'écoute ingénue par un spectateur du XXIe siècle, quelle fut l'impression dominante. Les spectateurs semblent surtout avoir été émus, en réalité, par les intercessions féminines (Alice au pied de la croix, Isabelle suppliant Robert d'abandonner ses pouvoirs magiques, Alice lisant la dernière lettre de la mère de Robert…), et en particulier par la foi naïve d'Alice, sœur de lait de Robert, qui remet le salut de son âme dans les mains de la Providence. Et ce n'est pas seulement uné émotion de grisette, on la trouve vantée sous des plumes éminentes (les prières d'Alice sont ce que George Sand loue le plus). Pour le ténor Mario, Meyerbeer avait même ajouté une prière de Robert, à l'acte II, où il demande la bénédiction de sa mère défunte (« C'est que j'ai de ma sainte mère oublié les leçons, source du vrai bonheur !… Oh ! ma mère, ombre si tendre… ») ; et, à l'acte V, coupé dès avant la première, une longue adresse paternelle de Bertram « Robert, ô mon fils ».
Le spectateur d'aujourd'hui est probablement plus intéressé par le déchirement de Bertram ou de Robert que par les figures de saintes qui les entourent, leur soufflant la voix de la raison et la volonté du Ciel ; mais en fin de compte, il est probable qu'on ne voie que ce qu'on veut bien voir : pour le public de la création, c'est manifestement ce pathos religieux à la mode, mélange de foi naïve et de piété filiale, qui a surtout suscité l'admiration. Tout cela signifie que là où nous apprécions un spectacle bien complaisant sur ses aspects démoniaques, avec un diable au verbe brillant et quantité de manifestations infernales somptueusement composées, les gens auxquels il était destiné ont perçu l'ensemble comme une démonstration (certes tapageuse) à la gloire de la décence, de la famille, de la foi. Et, par conséquent, les personnages et scènes à rebours de la morale constituent de nécessaires repoussoirs, et non des modèles.
Il n'est pas certain, par exemple, qu'on aurait pu représenter des vampires ou zombies aimables ou sympas, véritables héros incompris, comme cela se fait dans la production cinématographique d'aujourd'hui.

robert le diable jenny lind
Jenny Lind en Alice, au pied de la croix à l'acte III de Robert le Diable. Lithographie anglaise de 1847.
Précédemment, Nicolas-Prosper Levasseur, créateur de Bertram, dans son costume de scène (gravure de Maleuvre).


5. Vers un bilan


Il reste bien des éléments à ajouter ou confirmer –  et notamment, je n'ai pas fait de recherches sur le sujet, sur la réception des catholiques vis-à-vis du miroir peu amène tendu par Les Huguenots (je suppose que la vertu de Valentine sert d'emblème à tous les catholiques de bonne volonté) –, mais il semble, en fin de compte, que si ce qui me semblait hardi n'a pas dérangé, c'est que l'œil du XXIe siècle se méprend peut-être sur les lignes de force perçues par les spectateurs de 1831.

==> Les récits faisant appel aux démons étaient assez communs, et les horreurs déjà bien familières du théâtre (témoin les mélodrames de boulevard et leur modèle Pixerécourt). Ajoutez à cela le caractère archaïsant du conte médiéval, déjà perçu comme lointain. L'Opéra était de toute façon un lieu de divertissement, considéré par principe comme immoral et dont on ne prenait pas le propos trop au sérieux.

==> La dominante de l'œuvre est plutôt, du point de vue de 1831, le triomphe de la vertu – là où, en 2015, nous sommes surtout frappés par la séduction du mal, autrement plus stylé. S'il s'agit d'une histoire exemplaire, alors il n'y a pas lieu de s'effaroucher des crimes qui y sont commis.

On pourrait tenir le même raisonnement pour Les Huguenots ou Le Prophète : la vogue du roman historique, du drame romantique (et son mélange des genres), les élans de générosité qui terminent les ouvrages (Nevers meurt pour protéger des innocents qui ne sont pas de son culte, les autres se sacrifient pour ne pas renoncer à leur foi, et dans Le Prophète, une fois la piété filiale revenue, tous ceux qui ont péché sont immolés) l'emportent sur tous les contre-modèles temporaires qui les parcourent.

Voilà pour ces quelques hypothèses, incomplètes, mais le sujet n'est, étrangement, jamais abordé de front par les commentateurs d'époque ou d'aujourd'hui que j'ai pu parcourir.

Deux friandises en sus :

robert degas
Plusieurs tableaux existent par Manet et Degas (ici le second), preuve de la vivacité de la perception de l'œuvre comme symbole même de l'opéra en France, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les bassons sont judicieusement mis en évidence (exécutant des duos très exposés lors de la procession des nonnes damnées), mais au fond de la fosse, sont-ce aussi des bassons (les doublait-on alors ?  il doit exister des études sur ce phénomène, largement en vogue au milieu du XXe pour interpréter les compositeurs de l'époque classique ou du début du romantisme, face à des effectifs importants en cordes) ou simplement les hampes des harpes ?

robert le diable peletier
Lithographie de Jules Arnout représentant la salle Le Peletier vers 1850, lors d'une représentation de Robert le Diable. Particulièrement familière, allez savoir pourquoi.


Quelques autres notules autour de Robert :
mais aussi autour d'autres opéras français de Meyerbeer :
et plus généralement, autour de l'œuvre et de la place de Meyerbeer :
pour finir, voir aussi le chapitre « opéra romantique français et grand opéra », qui regroupe les notules abordant les opéras du XIXe français, dont beaucoup sont conçus sur le patron meyerbeerien.

dimanche 6 décembre 2015

Que faut-il écouter des opéras de Lully ?


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Le spectaculaire frontispice d'Armide par Bérain.

A. État des lieux

Étrangement, en dehors de Rameau (qui n'a pas du tout les mêmes mérites dramatiques, et se situe déjà largement dans une veine plus ballettisante et décorative que la vraie tragédie en musique des deux premières générations), c'est surtout Lully, à l'autre bout du spectre donc, qu'on représente et enregistre. Ce n'est pourtant pas la musique la plus mélodique ni la plus élaborée, dans ce genre : la génération suivante, avec Desmarest, Campra et Destouches, semble considérablement plus facile d'accès aux oreilles contemporaines (plus de générosité mélodique, plus de variété harmonique, des drames plus violents…).

En dehors d'Achille & Polyxène (justement parce que les actes II à V sont de son élève Collasse), on dispose désormais, avec la parution discographique de Bellérophon en 2011, de l'intégralité des tragédies en musique de Lully – une entreprise commencée en 1983 avec la première Armide de Herreweghe (retirée de la vente sur le désir du chef et dès longtemps introuvable).
Certes, il a donc fallu près de trente ans, mais peu de compositeurs peuvent se vanter d'un tel traitement de faveur, couvrant l'intégralité de leurs ouvrages lyriques (quitte à laisser de côté certaines œuvres mixtes comme les ballets et divertissements chantés). Pour couronner le tout, la plupart sont encore disponibles dans le commerce, et un certain nombre programmés de temps à autre en Europe et en Amérique du Nord.

En ce qui concerne le baroque français, c'est même un exploit assez unique (si l'on excepte Charpentier, qui n'a composé que deux opéras, plusieurs fois enregistrés, et Rameau, dont l'ensemble des œuvres d'envergure n'a été fini de publier qu'en 2015, avec Les Fêtes de Polymnie par Vashegyi).

L'occasion de jeter un regard général vers les bijoux à ne pas manquer.



B. Liste exhaustive

… des tragédies en musique de Lully, plus deux pastorales qui s'approchent ou s'identifient au genre opéra. Avec des liens vers des notules monothématiques pour approfondir.

Sauf mention contraire, les livrets sont de Quinault. Les « hits » indiquent les passages célèbres, les « réussites » les moments qui font particulièrement honneur à Lully.
Il faut être conscient que les danses, que j'ai peu mentionnées, ont pu être de réels tubes, arrangées par les théorbistes, transcrites pour le piano au début du XXe siècle…


1672 – Les Festes de l'Amour et de Bacchus

Caractéristiques :
¶ Une Pastorale, grande répétition générale avant le premier véritable opéra. Pas de grande action, mais de petites scènes pittoresques où s'aiguise le sens de la déclamation. [La partie ballet du livret est due à Bensérade.]
Hits :
¶ Aucun.
Réussites :
¶ Déguisement de Forestan par les lutins railleurs (acte II) « Ah qu'il est beau / Ho, ho, ho, ho, ho, ho ! / Qu'il est joli / Gentil, poli ».
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2004). Très bon.


1673 – Cadmus et Hermione

Caractéristiques :
¶ Officiellement la première tragédie en musique – Pomone de Perrin & Cambert étant classée comme Pastorale. Écriture encore assez sèche, surtout dans les récitatifs, marqués par une inspiration italienne assez cavallienne. Mais déjà un sens de la danse très particulier, et qui fait la marque distinctive du genre, plus encore que la déclamation.
Hits :
¶ « Belle Hermione » (air de Cadmus à l'acte V), au répertoire avant le renouveau baroque.
¶ Chaconne des Africains, « Suivons, suivons l'amour, laissons-nous enflammer » (acte I).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
Réussites :
¶ Chaconne des Africains, « Suivons, suivons l'amour, laissons-nous enflammer » (acte I).
¶ Duos comiques du triangle Charite-Nourrice-Arbas (acte II).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
¶ Dialogues comiques d'Arbas à la recherche du dragon avec Cadmus et avec les Princes (acte IV).
Discographie :
¶ DVD Lazar / Dumestre (disponible). En prononciation restituée. [Commentaires du DVD, du spectacle.]
Il existe une bande de Rousset à Beaune en 2000.


1674 – Alceste

Caractéristiques :
¶ Début de la véritable déclamation lullyste, à la fois très respectueuse de la prosodie et très mélodique.
Hits :
¶ Air burlesque de Charon « Il faut passer tôt ou tard / Il faut passer dans ma barque » (acte IV), enregistré dès le début du XXe siècle.
¶ Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Déploration sur la mort d'Alceste par un coryphée féminin et un chœur mixte (acte III).
Réussites :
¶ Regrets d'Alcide (récitatifs en I,1).
¶ Duo de Tritons « Malgré tant d'orages » (acte I).
¶ Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Chœur d'annonce de la mort d'Alceste hors scène, tandis qu'Admète se lamente sur scène (acte III).
¶ Marches funèbres d'Alceste (fin de l'acte III).
Discographie :
¶ Malgoire I (CBS 1974). Avec Felicity Palmer, Bruce Brewer et Max van Egmond. Tout à fait introuvable aujourd'hui.
¶ Malgoire II (Montaigne 1992). Avec Colette Alliot-Lugaz, Howard Crook et Jean-Philippe Lafont. Lourd, terne et empesé, assez peu engageant à écouter.
Malgoire a depuis donné, en 2007, une version assez définitive de l'œuvre (avec Véronique Gens), uniquement captée par la radio.
=> Une nouvelle gravure est donc indispensable.


1675 – Thésée
Caractéristiques :
¶ Le plus grand succès de l'histoire de l'opéra baroque français : l'œuvre la plus souvent reprise, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.Le livret en est pourtant fort sommaire (histoire d'amour contrariée par un barbon couronné et une enchanteresse hystérique) , et la musique assez peu saillante en dehors de l'acte I. Difficile, dans notre perspective contemporaine, d'être aussi impressionné que les témoins d'alors.
¶ [Présentation.]
Hits :
¶ Pas vraiment, même si le chœur est combattants est furieusement marquant.
Réussites :
¶ Début de l'acte I : combattants hors scène « Il faut périr, il faut périr / Il faut vaincre ou mourir » et prières des femmes dans le temple de Minerve sur la scène. [Présentation.]
Discographie :
¶ Stubbs / O'Dette (CPO 2007). Studio un peu figé, surtout dans les récitatifs, mais suffisant pour une découverte.
Il existe une bande Haïm beaucoup plus vivante.


1676 – Atys
Caractéristiques :
¶ Réputé l'opéra favori du roi, c'est aussi l'une des rares œuvres de Lully à se terminer de façon tragique (dans les quelques autres cas, Roland est seulement en colère, Armide reste une magicienne mécréante, elle aussi seulement malheureuse en amour, et Phaëton qui meurt bel et bien est un contre-modèle), et vraiment sans concession, malgré des épisodes comiques qui demeurent.
¶ Rare cas de Prologue lullyste clairement articulé à l'histoire des cinq actes (Atys est présenté par les divinités allégoriques).
¶ [Présentation du livret à partir de la révision de Marmontel.]
Hits :
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Chaconne « L'amour fait trop verser de pleurs »… « Quand le péril est agréable » (acte I)
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux »  (acte I)
¶ Descente de Cybèle (fin de l'acte II)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux » (acte III)
¶ Scène du sommeil d'Atys (acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » (acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde » (acte V)
Réussites :
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Entrée de Melpomène « Retirez-vous, cessez de prévenir le Temps » (Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Tous les duos de l'acte I (Atys, Idas, Sangaride, Doris), dont la chaconne.
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux »  (acte I)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux » (acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Dispute des amants (acte IV)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » (acte V)
¶ Malédiction d'Atys (acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde » (acte V)
Discographie :
¶ CD Christie studio (HM 1987). Très figé, un peu glaçant (fait avant les représentations). [Commentaire.]
Bandes vidéos des représentations de 1987 dans la mise en scène de Villégier, saisissantes. [Commentaire.]
¶ CD Reyne (2010). Choix de simplicité, de nudité, très persuasif.
¶ DVD Christie (2011). Reprise et réfection de la mise en scène de Villégier. Luxuriance très italianisante du continuo, somptuosité de toute part.


1677 – Isis
Caractéristiques :
¶ L'intrigue de la persécution de l'amante de Jupiter (Io, devenant par la suite Isis) a été lue à la Cour comme une transposition mythologique de l'emprise prédatrice de la Montespan – interprétation trop répandue qui força Quinault à l'exil. Le livret n'est au demeurant pas le plus captivant de son auteur.
Hits :
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés (acte IV), avec son figuralisme hoquetant.
Réussites :
¶ Duo burlesque Iris-Mercure (acte II), d'une veine séductrice inhabituelle dans ces sphères olympiques.
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés (acte IV), avec son figuralisme hoquetant.
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2005). Très bien chanté, un peu terne orchestralement.


1678 – Psyché (II)
Caractéristiques :
¶ Livret attribué à Thomas Corneille, puis revendiqué par Fontenelle (sans doute collectif). L'œuvre réutilise le livret de Molière (secondé par Pierre Corneille et Quinault) écrit pour la tragédie-ballet du même nom (pour partie parlée) représentée au Carnaval de 1671.
¶ De cette genèse compliquée provient sans doute le caractère moins serré de l'intrigue, entrecoupée de nombreux divertissements plus pittoresques que dramatiques, dont des lamenti italiens, un hapax dans les tragédies en musique de Lully. C'est aussi, musicalement, son opéra le moins marquant.
Hits :
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Réussites :
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Discographie :
¶ CD Stubbs / O'Dette (CPO 2008). Correctement exécuté, mais un studio pas très vivant.


1679 – Bellérophon
Caractéristiques :
¶ Canevas de Thomas Corneille, détail revendiqué par Fontenelle, moments forts revendiqués par Boileau. Contrairement à l'ordinaire, ce sont les actes pairs qui retiennent l'attention.
¶ [I – Avanies d'un livret à six mains.]
¶ [II – Structure et originalités du livret.]
¶ [III – Musique.]
Hits :
¶ Longue invocation infernale pendant l'essentiel de l'acte II.
Réussites :
¶ Tirades de Bellérophon (actes I et II).
¶ Plaintes dans les climats dévastés par la Chimère à l'acte IV (une Napée, une Dryade, Dieux des bois), d'un style original, qui laisse sentir le vide et l'effroi avant la forme ordinaire des déplorations polyphoniques.
Discographie :
¶ CD Rousset (Aparté 2011). D'un style parfait. Sans mollesse. Disposant de quelques chanteurs extraordinaires (Auvity et Teitgen). [Commentaire.]


1680 – Proserpine
Caractéristiques :
¶ Retour de Quinault. L'amour principal est ici celui d'une mère pour sa fille ; les amants sont campés par des personnages secondaires mais omniprésents – les allégories aquatiques Aréthuse et Alphée.
Hits :
¶ Airs de Proserpine : « Goûtons dans ces aimables lieux » (acte I), « Que tout se ressente de la fureur » (acte III).
Réussites :
¶ Les duos entre Aréthuse & Alphée :
« Arrêtez, Nymphe trop sévère » (acte I),
« Ingrate, écoutez-moi » (acte II),
« N'aurais-je point innocemment » (acte III),
« Pluton veut qu'avec vous nous demeurions ici » (acte IV)
« Quel cœur se peut assurer » (acte V)
=> Ils donnent toute sa saveur à l'œuvre, nous servant, malgré l'arrachement arbitraire d'une fille et au milieu des climats hostiles des enfers, de rafraîchissantes scènes d'amants bougons puis contents.
Discographie :
¶ CD Niquet (Glossa 2007). Grande rondeur (présence massive des doublures de flûtes), continuo opulent. Distribution assez formidable (D'Oustrac en Cérès, couple Staskiewicz-Auvity). [Commentaire.]


1682 – Persée
Caractéristiques :
¶ Contenu très épique, où le spectaculaire ne se limite pas aux décors. Les combats contre les monstres abondent (les Gorgones, le monstre marin), et pas à travers des récits de seconde main, ils sont directement représentés sur scène. Quinault suit de très près le résumé d'Apollodore (en particulier la place de Phinée, l'oncle jaloux d'Andromède).
Hits :
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine » (acte III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle » (acte IV).
¶ Ballet du combat aérien de Persée contre Kêtos (acte IV)
Réussites :
¶ Récitatif sarcastique de Phinée : « Seigneur, vous m'avez destiné » (acte II)
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine » (acte III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle » (acte IV).
Discographie :
¶ CD Rousset (Ambroisie 2001). Un rien terne, le drame n'est pas articulé avec beaucoup d'ardeur (alors qu'il s'agit du plus épique des Lully, celui en tout cas doté du plus d'actions directes), mais beau plateau, où culmine le Phinée sarcastique de Jérôme Correas (l'une des plus fines incarnations vocales de tous les temps). L'ensemble fonctionne très bien.
¶ DVD Pinkosky-Niquet (EuroArts 2005). Cyril Auvity plane (beau Mercure de Colin Ainsworth, tout de même) au-dessus d'une distribution à l'articulation très nord-américaine (en arrière), dans une mise en scène chiche en moyens mais astucieuse. Hervé Niquet ne dirige pas le Concert Spirituel, mais l'orchestre Tafelmusik de Toronto, qu'il fait sonner assez sensiblement comme le sien. Beaucoup de vie orchestrale qui permet au drame d'avancer sans faiblir.


1683 – Phaëton
Caractéristiques :
¶ Première fois, dans l'histoire du genre (et un cas qui demeure rare) où le héros est un repoussoir. Pourtant chanté par la haute-contre habituelle (car jeune, héroïque et galant), Phaëton dresse le portrait d'un égoïste, pire, d'un impudent, dont le châtiment final rassure peut-être plus qu'il n'afflige.
¶ Autre fait inhabituel, le couple amoureux authentique, des personnages secondaires comme dans Proserpine, inclut une basse-taille au lieu de la hautre-contre ordinaire (pour des raisons évidentes d'équilibres des voix sur le plateau).
¶ [Présentation.]
Hits :
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse à tort Climène »… « C'est toi que j'en atteste », dans une tessiture très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on chante, que tout réponde » (acte V).
Réussites :
¶ Tout le rôle d'Épaphus (peut-être le plus beau de tout Lully) :
=> premier duo d'amour et d'adieu avec Lybie : « Quel malheur ! »… « Que mon sort serait doux » (acte II) ;
=> duo d'affrontement avec Phaëton : « Songez-vous qu'Isis est ma mère ? » (acte III) ;
=> imprécations devant le Temple d'Isis : « Vous qui servez Isis » (acte III) ;
=> air : « Vous qui vous déclarez mon père » (acte V) ;
=> second duo d'amour et d'adieu avec Lybie : « Ô rigoureux martyre »… « Hélas ! une chaîne si belle » (acte V)
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse à tort Climène »… « C'est toi que j'en atteste », dans une tessiture très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on chante, que tout réponde » (acte V).
Discographie :
¶ CD Minkowski (Erato 1994). Lecture anguleuse, qui privilégie l'éclat sur le fondu. Goût pour théorbe solo dans les récitatifs. Quelques-uns des plus grands chanteurs de tous les temps dans la distribution pour des rôles-clefs : Crook (Phaéton), Gens (Lybie), Théruel (Épaphos).
Grande réussite.
¶ CD Rousset (Aparté 2013). Belle lecture, avec un continuo très subtil au clavecin. Fort bien chanté aussi, avec des voix typées qui plairont diversement. Petite réserve sur le caractère très audible des changements de mesure, que Rousset tire vers un certain alanguissement contemplatif (ce qui peut se défendre, mais reste étrange pour du récitatif) et qui tendent parfois à freiner l'élan dramatique. [Commentaire de Beaune, de Pleyel.]

1684 – Amadis
Caractéristiques :
¶ Amadis apporte une autre nouveauté : le premier sujet d'opéra français qui ne soit pas tiré de la mythologie grecque. [Contrairement à l'Italie qui utilisait volontiers des sujets tirés de l'Histoire, antique en particulier.] Pendant très longtemps (jusqu'à Scanderberg en 1735, en réalité), cette entorse se limitera à quelques grands romans espagnols et épopées italiennes autour de héros médiévaux : Montalvo, Ariosto, Tasso pour Quinault-Lully (puis Danchet-Campra, avec Tancrède), et un peu plus tard Silva-Essarts (La Motte / Destouches).
¶ Avec Atys, l'un des très rares cas de Prologue où le héros du drame est introduit ; alors qu'Atys est présenté comme une histoire pour divertir le commanditaire, dans Amadis, on désigne (à mots maigrement couverts) le roi comme le successeur direct du héros – il faut dire que le parallèle est plus aisé avec le chevalier tendre qu'avec le prêtre châtré…
Beaucoup de convergences avec Armide qu'il semble préparer : matière médiévale, structure (contredanse très proche dans le Prologue – acte I d'Armide – ; récits de victoires et de mal d'amour au I ; enchantement du héros désœuvré au II ; captivité et souffrances au III ; chaconne vocale au V, ce qui ne se faisait plus depuis Cadmus !), longues scènes comme celle d'Amadis au I.
¶ Musicalement, on est parfois étonné de la disparité entre la relative platitude du deuxième acte et la force des deux derniers (peut-être les plus beaux de tout Lully), en particulier le quatrième.
¶ [Présentation – je suis d'ailleurs beaucoup moins mitigé aujourd'hui sur les qualités de l'ouvrage.]
Hits :
¶ Invocation de l'orage : « Espris, empressés à nous plaire »… « Brillants éclairs, bruyant tonnerre » (Prologue)
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II).
¶ Air d'Amadis : « Bois épais, redouble ton ombre » (acte II). Souvent mis au programme de récitals du début du XXe siècle – étrangement, puisque très court, sans effet particulier et mélodiquement particulièrement peu marquant. Sans doute était-il un peu plus aigu que les autres et déstabilisait-il moins les ténors ?  Si l'on voulait mépriser Lully, on ne choisirait pas meilleur exemple. [Parmi les versions disponibles, Rousset fait le choix avisé de le faire ornementer, ce qui lui procure un peu plus de relief.]
¶ Duo et chœur de captivité « Ciel ! finissez nos peines » (acte III).
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ? »… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais le suivre ».
¶ Intercession d'Urgande (fin de l'acte IV).
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur « Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Réussites :
¶ Invocation de l'orage : « Brillants éclairs, bruyant tonnerre » (Prologue)
¶ Scène d'Amadis (trois grandes tirades à l'acte I – entrecoupées de réponses de Florestan –, très inhabituelles dans ce répertoire, et encore plus pour un personnage masculin) :
« Ah ! que l'amour paraît charmant ! »
« Je pourrais l'obtenir par la force des armes »
« Oriane, ingrate et cruelle »
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II)
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ? »… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais le suivre ».
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur « Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2006). Un peu pâle, et souffrant notamment d'une Arcabonne assez stridente. Point fort : le tempérament exceptionnel des deux amantes (Laurens en altière Oriane, Masset en éloquente Corisande, qui n'a alors plus rien d'un emploi de soubrette-sans-aigus). [Commentaire.]
Schneebeli 2010 (il existe une bande de salle partielle captée à Massy). Avec Katia Vellétaz, Dagmar Šašková, Isabelle Druet, Cyril Auvity, Edwin Crossley-Mercer, Alain Buet. Comme toujours impressionnant par le style impeccablement juste de Schneebeli, et un fort beau plateau (à part les deux méchants qui s'amusent à chanter du nez en permanence).
¶ CD Rousset (Aparté 2014). Une petite merveille d'équilibre, avec des danses d'une élégance remarquable, et soutenue par une distribution choisie parmi les meilleurs (Auvity, Arnould, Tauran, Perruche, Bennani…). [Commentaire.]


1685 – Roland
Caractéristiques :
¶ Roland est la seconde tragédie en musique dont le rôle-titre soit tenu par une voix grave (basse-taille), ce qui, contrairement à Cadmus, inaugure une licence pour les opéras dont le héros est particulièrement guerrier et le plus souvent éconduit (Tancrède, Pélops et Idoménée chez Campra, Alcide chez Destouches – mais plus étrange pour Pyrame, sorte d'Épaphus…). S'il n'est pas repoussoir comme Phaéton, le personnage central reste cependant négligé par l'amour et même assez inquiétant (le massacre final).
¶ C'est, je crois, l'un des opéras les plus homogènes et les plus constamment soignés de tout Lully, alors même que les endroits très typés y sont plus rares.
Hits :
¶ Grande chaconne avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte III).
¶ Fureur de Roland « Je suis trahi ! Ciel ! » (fin de l'acte IV).
Réussites :
¶ Mélancolie d'Angélique (récits de l'acte I).
¶ Grand duo en chaconne « Ah ! je souffre un tourment plus cruel que la mort »… « Se peut-il qu'à ses vœux vous ayez répondu ? », puis chaconne avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte III). Une scène enivrante, un des sommets de tout Lully.
¶ Grande scène de Roland dans les bois « Ah ! j'attendrai longtemps » (début de l'acte IV).
Discographie :
¶ Jacobs (aux Champs-Élysées en 1993 avec van Dam, à Montpellier en 1994 avec Naouri) a joué l'œuvre (un répertoire dont il semble pourtant peu friand) avec un continuo très riche et un véritable élan. Evidemment, le maintien est un rien raide, mais le résultat demeure remarquablement vivant et convaincant. La bande de Montpellier circule.
¶ CD Rousset (Ambroisie 2004). Version peut-être un peu mesurée, mais d'une grande grâce, qui livre pudiquement ses charmes aux fil des réécoutes.


1686 – Armide
Caractéristiques :
¶ Armide, par la qualité de finition de chaque fragment, constitue probablement l'opéra le plus abouti de l'univers lullyste. Comme dans Roland, une voix grave (bas-dessus), frappée mais dédaignée par l'Amour, à laquelle on s'attache sans jamais perdre de vue qu'il s'agit plutôt d'un contre-modèle – une sorcière métèque et mécréante, tout de même.
¶ Le drame, très cohérent et spectaculaire, est fortement caractérisé par ses triomphes guerriers (acte I), ses enchantements pastoraux (et aquatiques !) au II, son sommet infernal au III, et surtout son intermède étrange (deux nouveaux personnages à l'acte IV, incluant même un peu d'humour, ce qui n'était plus arrivé depuis Atys et Proserpine).
¶ [Présentations : fulgurances écritesdétails.]
Hits :
¶ Dialogue de la Gloire et de la Sagesse « Tout doit céder dans l'Univers » (Prologue).
¶ Scène du sommeil de Renaud, en particulier « Ah ! quelle erreur !  quelle jolie » (acte II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de l'acte II).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour, brise ta chaîne ».
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Réussites :
¶ Ouverture.
¶ Dialogue de la Gloire et de la Sagesse « Tout doit céder dans l'Univers » (Prologue).
¶ Conseils des suivantes d'Armide « Dans un jour de triomphe, au milieu des plaisirs » (acte I).
¶ Récit du rêve d'Armide « Un songe affreux m'inspire une fureur nouvelle » (acte I).
¶ Entrée d'Hidraot « Armide, que le sang qui m'unit avec vous » (acte I).
Récit d'Aronte « Ô Ciel ! ô disgrâce cruelle ! » (acte I). En neuf vers, l'un des plus forts récitatifs jamais écrits.
¶ Dialogue d'Artémidore et de Renaud « Invincible héros, c'est par votre courage » (acte II).
¶ Duo d'invocation infernale « Arrêtons-nous ici, c'est dans ce lieu fatal » (acte II).
¶ Chœur du sommeil « Ah ! quelle erreur !  quelle jolie » (acte II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de l'acte II).
¶ Air d'Armide « Ah ! si la liberté me doit être ravie » (début de l'acte III).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour, brise ta chaîne » (acte III).
¶ Duo d'amour de Renaud & Armide « Armide, vous m'allez quitter » (acte V).
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Discographie :
¶ CD Herreweghe I (Erato 1983). Totalement retirée du marchée par Herreweghe lui-même. Le seul disque de tragédie en musique sur lequel je n'aie jamais pu mettre la main, je crois bien. Les extraits entendus justifient sans doute le repentir de Herreweghe : c'était la première fois qu'on jouait une tragédie en musique avec un souci musicologique, et quoique bon, le résultat peut sonner un peu trop mou avec le recul des années.
¶ CD Herreweghe II (HM 1992). La version couramment disponible en CD, rééditée il y a peu, et formidable en tout point : beaucoup de rondeur et d'élégance, mais un drame tout à fait vivant, porté par des chanteurs-diseurs exceptionnels (Laurens, Crook, Gens, Rime, Deletré…). Seule étrange réserve, la passacaille, un peu indolente et assez peu dansante.
¶ CD Ryan Brown (Naxos 2007). L'ensemble Opera Lafayette a proposé ce qui était alors la seule alternative disponible à Herreweghe II, mais quoique correctement chanté et exécuté, tout nage dans une telle indolence (et dans des timbres si gris) qu'on parvient quasiment à s'ennuyer. À déconseiller absolument pour débuter, et probablement sans intérêt pour les habitués. Le seul disque médiocre de la discographie, en réalité.
¶ DVD Carsen-Christie (Fra Musica 2008). Une lecture visuellement marquante, et musicalement fulgurante (en particulier pour l'Armide de Stéphanie d'Oustrac, mais aussi un continuo très généreux). La chaconne est ébouriffante. Seule réserve : deux petites coupures (un vers à l'acte I, et la scène du désenvoûtement au V), assez injustifiables, même sur le plan dramaturgique (un vers orphelin et l'explication de revirement de Renaud). Le couplage avec la version Herreweghe II permet ainsi de tout avoir au meilleur niveau (intégralité et chaconne réussie).


1686 – Acis et Galatée
Caractéristiques :
¶ Retour tardif à la Pastorale, en trois actes et un Prologue. Ce n'est pas une œuvre royale, plutôt une commande de circonstance (donnée par le duc de Vendôme en l'honneur du Grand Dauphin, au château d'Anet). Néanmoins, il s'agit d'une intrigue théâtrale complète, c'est pourquoi je l'inclus dans ce petit horizon des premiers opéras. On y traite de résurrection plus légèrement que dans la tragédie (cela n'arrive pas avant Hippolyte & Aricie de Rameau, me semble-t-il).
¶ Le livret (de Campistron) et la musique ne sont pas les meilleurs du répertoire lullyste, mais les danses sont belles, et l'œuvre présente la particularité de proposer fromage et dessert : une courte chaconne vocale et une longue passacaille vocale et chorale !
Hits :
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une injuste fierté ».
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte » (acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse ».
Réussites :
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une injuste fierté ».
¶ Marche « Qu'à l'envi chacun se presse » (acte II).
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte » (acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse ».
Discographie :
¶ CD Minkowski (Arkiv 1996). Le maintien est un rien raide, mais les danses sont très belles. Et puis il y a Gens et Delunsch dans les chaconnes, quand même.


1687 – Achille et Polyxène
Caractéristiques :
¶ Composition interrompue par la mort de Lully, seuls l'Ouverture et le premier acte sont de sa main. Le reste fut complété par son élève et esclave secrétaire Collasse (celui qui écrivait toutes les parties intermédiaires du matériel d'orchestre fourni aux musiciens royaux). Pour cette raison, l'œuvre fut boudée à sa création, reprise une seule fois en 1712, et jamais rejouée depuis semble-t-il, à l'exception d'une version de concert à Hambourg en 2007 (Cythara-Ensemble dirigé par Rudolf Kelber).
¶ Préventions parfaitement infondées, Collasse est un grand compositeur et, pour l'avoir lu et joué, l'acte V d'Achille et Polyxène est, dramatique et musicalement, du niveau des grands Lully – récitatifs enflammés, chœurs d'effroi, grand récit final. Aucune raison de ne pas remonter ces ultimes mesures de Lully, en conséquence.
¶ [Présentation et extrait.]
Hits :
¶ ?
Réussites :
¶ Désespoir de Briséis, chœur de la mort d'Achille et grande tirade finale de la mort de Polyxène (acte V).
Discographie :
¶ Ma petite glotte et mes gros doigts.



C. Livrets

Petit tableau synoptique des évolutions. (On a mis en couleur les caractéristiques inhabituelles. Dans la dernière colonne, le rouge indique un opéra qui « finit mal », le vert un opéra dont l'issue est considérée comme joyeuse – et plus la couleur est sombre, moins la gaîté est de mise.)



Auteurs
Humour
Rôle-titre
Fin
1
Cadmus et Hermione
Quinault.
– Coquette rouée.
– Vieille amoureuse.
– Duel de générations.
(acte II)
Couple d'amants.
Amants heureux.
2
Alceste
Quinault. – Duel de rivaux (acte I).
– Coquette rouée (acte I).
– Chantage au mariage (acte II).
– Plaintes du vieux guerrier (acte II).
Amante.
Amants heureux.
3
Thésée
Quinault. Jalousie infondée (acte I).
Amant.
Amants heureux.
4
Atys
Quinault. Dispute d'amants (acte IV). (unique cas où concerne les personnages principaux)
Amant.
Amants morts, méchants désespérés.
5
Isis
Quinault. Badinage entre dieux (acte II).
Victime (vaguement amante).
Victime sauvée, renoncement à l'amour.
6
Psyché
Th. Corneille, Fontenelle.
Relatif ridicule des sœurs jalouses (acte I).
Amante.
Amants heureux.
7
Bellérophon
Th. Corneille, Fontenelle, Boileau.
Non.
Amant.
Amants heureux.
8
Proserpine
Quinault.
Vantardise d'amant éconduit (acte II).
Victime.
Liberté conditionnelle.
9
Persée
Quinault. Non.
Amant.
Amants heureux.
10
Phaëton
Quinault. Non.
Ambitieux impudent.
Impudent châtié, amants partiellement sauvés. (on le suppose, mais ce n'est pas dit)
11
Amadis
Quinault. Non.
Amant.
Amants heureux.
12
Roland
Quinault. Non.
Amant éconduit et brutal.
Héros malheureux, amants heureux.
13
Armide
Quinault. Brève raillerie en miroir (acte IV).
Amante ennemie,  éconduite et dangereuse.
Magicienne malheureuse, amant libéré.
14
Achille et Polyxène
Campistron.
Non.
Couple d'amants.
Amants morts.




D. Le plus beau ?

La quantité de moments forts ne déterminant pas nécessairement l'intensité du flux général, et les rares versions conditionnant aussi beaucoup notre perception, il est difficile de décerner les palmes.

À partir de Bellérophon, on se situe vraiment dans la maturité lullyste, et à partir de Phaëton, la densité musicale devient particulièrement impressionnante. Néanmoins, les chefs-d'œuvre existent d'emblée : Alceste et Atys en témoignent, et même, malgré ses archaïsmes, Cadmus témoigne en maint endroit d'une inspiration de tout premier ordre.

Les LULLYstes distinguent en principe Atys et Armide, qui sont clairement les deux meilleurs livrets, et qui ménagent une quantité assez immense de moments mélodiques ou pittoresques. Mais cela tient aussi au fait que ce sont les seuls qu'on ait pu écouter et réécouter depuis trente ans, et qui ont été servis par des productions aussi exemplaires. Leur domination est justifiée (la musique d'Armide est de très haute volée, et le livret dAtys d'une force sans égale), mais on pourrait soutenir bien d'autres combinaisons.

À ce jour, je crois que je distinguerais avant tout Armide et Roland, pour le raffinement extrême de leurs équilibres et le naturel de leur déclamation, mais Cadmus, Alceste, Atys, Phäeton, Amadis, et même Bellérophon, Proserpine ou Persée méritent de grands honneurs. Je suis moins enthousiaste sur Thésée (le début de l'acte I est formidable, mais le reste vraiment peu passionnant, à commencer par le livret, et pourtant ce fut l'opéra de Lully le plus apprécié en son temps !), Psyché et Isis, dont je perçois moins la poussée générale (pourtant, le livret de Psyché est ravissant).



Quand j'aurai deux minutes, je tâcherai de confectionner une carte des chaconnes, mais pour l'heure, vous avez déjà de quoi vous amuser à redécouvrir (ou rattraper votre retard).

mercredi 5 août 2015

Operalia 2015


1. Écouter les concours

Les concours, et en particulier lorsqu'ils sont aussi emblématiques et influents qu'Operalia (innervant ensuite beaucoup de premiers rôles dans de grandes maisons), permettent de faire le point non seulement sur les types de profils vocaux et artistiques les plus pratiqués, mais aussi et surtout sur ceux qui ont la faveur des programmateurs. Et, étrangement, ce ne sont pas forcément les technique les plus efficaces / sonores / souples qui sont les plus valorisées. D'où l'intérêt d'observer.

Il convient néanmoins de bien préciser qu'Operalia ne documente que les voix de type « premier rôle dans un opéra romantique », et que Verdi est son absolu stylistique, ce qui ne constitue qu'une partie du répertoire réellement donné dans le monde. Ce concours ne nous renseigne pas sur les tendances dans le baroque, dans Mozart, dans l'oratorio, et plus généralement dans les opéras de toutes époques qui requièrent des formats plus légers que les catégories verdiennes.

La finale de la dernière édition est gratuitement visible (sur inscription) sur Medici.tv. [Si la vidéo fonctionne mal, n'hésitez pas à baisser sa qualité dans le menu, certains processeurs auront des difficultés à encaisser la qualité optimale.]

En termes de répertoire, en dehors de la sous-catégorie zarzuela, qui cherche à promouvoir le genre à l'étranger, on n'entend chaque année que la poignée de mêmes tubes absolus. Quelques avis (vocaux, donc) donnés dans l'ordre de passage, en essayant de mettre l'accent sur les types de technique représentés.

2. Candidats

¶ L'américain Edward Parks (troisième prix masculin) chante « Largo al factotum ». Voix caractéristique des tendances moelleuses actuelles : aucune agressivité, mais je me demande à quoi ressemble vraiment la projection en salle (en principe, plus il y a de rondeur, moins il y a de son, en tout cas ce type de rondeur en arrière – c'est différent pour la rondeur de la voix mixte, qui n'obéit pas aux mêmes ressorts). Le texte manque aussi un peu de verve, et le timbre de couleurs (il y a même un vibrato un peu blanc sur les aigus les plus longs). C'est le type de sensation physique qui donne l'impression d'une voix pleine au chanteur, mais qui prive aussi le public d'une partie du son.
Néanmoins un très bon chanteur avec une voix solide, comme à peu près tous les finalistes d'Operalia, en principe. Il pourrait chanter sur n'importe quelle scène, mais disons que pour un concours-Domingo, vu le coup de pouce immense à une carrière, on peut espérer une arrivée prompte au premier plan pour les vainqueurs (façon Yoncheva, même si la promptitude n'est pas forcément un bienfait).

¶ L'américaine Andrea Carroll choisit « Qui la voce sua soave », premier bon choix (l'une des très rares scènes de soprano belcantiste que je ne me lasse pas d'entendre). Par ailleurs, je suis impressionné, plus de la voix elle-même, de la conscience de ses moyens et du choix en conséquence de ses équilibres :
=> le son est moelleux mais reste coloré par une bonne accroche du masque qui donne un peu plus de pointu et de brillant à l'ensemble ;
=> le souffle n'est pas très long, mais les coupures sont toujours judicieuses pour la musique et le sens ;
=> les phrasés, plus découpés que d'ordinaire pour du belcanto, favorisent la vie du personnage, avec de très jolies choses plutôt rares ;
=> les aigus restent de même nature que le médium, bien intégrés, avec une pointe de squillo (d'éclat trompettant) supplémentaire.
Seule limite (dont je me moque éperdument personnellement, mais qui lui a sûrement coûté le podium), l'agilité assez moyenne (attaque pas toujours juste, détail des descentes très approximatif), ce qui est un réel handicap lorsqu'on présente un répertoire aussi couru (notamment par des soprano plus légers qui ont plus de facilité en la matière), dans un air de concours où l'on est supposé montrer son meilleur visage technique. Mais voilà une chanteuse que je me précipiterais entendre dans ce répertoire.

Julien Behr chante « Salut, demeure chaste et pure ». Souvent entendu ces dernières années dans de petits rôles sur les scènes franciliennes, j'avais été assez injuste avec lui lors de notre première rencontre – la voix n'est pas exactement engorgée. J'ai même beaucoup de sympathie pour le chanteur, très appliqué, toujours impeccablement soigné. Mais le principe même de sa technique pose plusieurs problèmes ; le son, obstrué par une trop haute impédance et une couverture trop massive, peine à sortir, avec beaucoup de conséquences néfastes :
=> très petit volume (on l'entend, mais l'impact physique est absence et la voix paraît lointaine dès les salles moyennes) ;
=> timbre un peu terne (trop assombri par rapport à son matériau de départ) ;
=> effort articulatoire énorme même pour chanter de petits récitatifs ou des notes pas très aiguës… l'énergie se perd dans des gestes qui devraient être simples ;
=> incarnation un peu contrainte par tous ces paramètres.
Au demeurant, il chante toujours très agréablement et avec valeur, jamais débraillé ni de mauvais goût, mais j'étais étonné qu'Operalia, qui favorise les voix larges pour des carrières de jeune premier dans le grand répertoire (il suffit de voir les airs programmés, Bellini-Verdi-Gounod-Puccini, des grands lyriques essentiellement), le pousse en finale.

¶ L'australienne Kiandra Howarth présente l'air du poison de Juliette. Voix très particulière : gorge ouverte, et très peu de résonance haute, tout semble passer du larynx à la bouche sans s'enrichir dans les parties hautes du crâne. Ça peut assez bien fonctionner pour les voix féminines (Sally Matthews, championne de cette émission « arrière », opaque en retransmission, sonne en réalité avec clarté et douceur en salle). En l'occurrence, la qualité moyenne du français y concourant, la mollesse l'emporte sur la joliesse.

¶ La coréenne Hyesang Park (deuxième prix féminin) chante « Il dolce suono », choix beaucoup moins séduisant pour moi. Elle était au Concours Reine Élisabeth aussi, me semble-t-il – syndrome Anna Kasyan, monopoliser les finales des grandes compétitions sans forcément gagner ni s'imposer dans les parties les plus hautes du circuit. Il est difficile de faire quoi que ce soit de passionnant de cet air, mais sans une diction particulièrement acérée, avec un vibrato parfois un peu désordonné, des attaques pas toujours harmonieuses, je n'ai ni l'éloquence, ni la perfection technique, donc je ne suis pas particulièrement fasciné, dans un air qu'on peut entendre dans des tas de versions immaculées (et en général pas moins ennuyeuses, certes). Cela dit, le timbre est parfaitement tenu (mais moins dans l'aigu, et sans couleur personnelle), le soutien du souffle très précis pour laisser les phrases suspendues, l'agilité précise… je suppose que ça peut séduire (et c'est sans doute la raison pour laquelle on ne m'a pas invité dans le jury).

Bongani Justice Kubheka (Afrique du Sud) est un baryton-basse qui choisit un rôle général distribué aux basses (l'air de la calomnie, qui ne descend pas bien bas il est vrai – ut 2, même dans la version transposée au ton inférieur !). Mais le résultat, avec du cabotinage bien fait, est très convaincant : sacrée nature (avec de la profondeur mais on devine une vraie longueur dans l'aigu), et très bien domestiquée (étagement des registres, depuis le grave de basse jusqu'à un médium qui a beaucoup d'éclat et ne se laisse pas piéger dans la recherche d'une couleur sombre artificielle). Seule inconnue, l'air monte peu, donc on ne peut pas juger de sa technique dans le haut de son étendue, ni de son endurance dans les grands rôles du répertoire. En tout cas, très impressionnant.

¶ Un autre « Largo al factotum » avec l'américain Tobias Greenhalgh. Lui n'a rien gagné (et, de fait, il faudrait mesurer l'équilibre et l'impact sonore en salle pour critiquer les décisions du jury), mais son émission paraît beaucoup plus directe et libre que celle d'Edward Parks. Par conséquent, beaucoup plus de mordant et d'éclat malgré un timbre doté d'un grain véritable ; une expression beaucoup plus facile aussi, les mots prennent tout de suite un relief plus direct, le public est immédiatement concerné par ce qui se dit.
Peut-être a-t-il payé des aigus qu'on sent un rien moins faciles – mais très valables, avec en prime de splendides [i] dans l'aigu (en général un bon étalon de la santé d'une technique). En tout cas, des barytons aussi francs, qui n'amollissent, ne sombrent ou ne teintent pas de grave tout ce qu'ils chantent, c'est suffisamment rare (et encore plus aux USA) pour être salué.

¶ Le néo-zélandais Darren Pene Pati (deuxième prix masculin, prix du public) propose la scène finale d'Edgardo. Je ne suis pas très convaincu : l'émission force un peu les résonateurs au détriment du souffle (plus un problème pour lui que pour les auditeurs, cela dit), ce qui donne parfois l'impression de ne pas être totalement « chanté », et entraîne un vibrato forcé pas très joli sur les notes les nuances fortes. Surtout, et surtout l'équilibre général est assez fortement nasal, on sent que le modèle Alfredo Kraus a dû être écouté attentivement (même l'accent paraît parfois hispanisant sur certaines syllabes).
En revanche, pas de tensions pour monter, et des aigus qui semblent très larges et assez généreux. Mais dans les médiums forts et dans les récitatifs, ce n'est vraiment pas gracieux.

¶ La sud-africaine Noluvuyiso Mpofu (troisième prix féminin) nous donne (évidemment) la fin de l'acte I de Traviata. Je suis assez séduit par l'ampleur capiteuse du timbre (alors qu'il s'agit manifestement d'une voix de lyrique plutôt léger), qui conserve sur toute l'étendue un petit squillo qui donne de la tension en permanence. Cette égalité de timbre se paie bien sûr sur la définition de la diction, mais c'est une servitude commune dans ce répertoire, autant avoir du beau son frémissant.

¶ Le roumain Ioan Hotea (premier prix masculin) est un ténor léger/aigu qui nous donne « Ah ! mes amis, quel jour de fête ». Émission très haute (un peu nasale, mais surtout très métallique et dynamique) qui lui permet de monter, assez comparable à Flórez (avec un peu moins d'homogénéité et de timbre). Très impressionnant – pour être un ténor qui monte, il faut une discipline technique, une précision du geste vocal que même les meilleurs barytons (sans parler des basses !) n'ont pas. Ensuite, en matière de phrasé et d'expression, les choses tombent un peu au hasard, et vu l'enjeu dramatique de l'air (néant), il est difficile de juger ce que peut être une soirée avec lui sur une scène d'opéra… mais il a une belle assurance.
Premier prix pas usurpé vu la technique impressionnant – ensuite, ce n'est pas le chanteur qui m'a le plus intéressé de la soirée.

¶ La norvégienne Lise Davidsen (premier prix féminin, prix du public, prix Birgit Nilsson) chante « Dich, teure Halle » (seul air qui ne soit pas en italien ou en français…). Je suppose que l'ampleur de la voix a impressionné le jury (« oh, une future Brünnhilde, c'est si rare », etc.), mais sérieusement, chanter du Wagner dans une telle bouillie indifférenciée (surtout un air pas si difficile, et souvent très bien articulé par les chanteuses), avec des aigus qui ne sont pas non plus totalement libres (très bien pour l'instant, mais sur la durée d'une représentation, et surtout d'une carrière wagnérienne, ça va très vite se dérégler – quand on voit les effets à assez court terme sur des voix aussi parfaites techniquement que Marton, Secunde, Herlitzius ou Stemme…), je m'interroge sur la clairvoyance de la récompense. Cela dit, oui, l'instrument est impressionnant, vraiment.

3. Palmarès

On remarque avec surprise et satisfaction que prix Birgit Nilsson va pour la première fois à quelqu'un qui en a réellement besoin (lauréat 2009, Plácido Domingo ; 2011, Riccardo Muti ; 2014, Philharmonique de Vienne ; manière de mettre le pied à l'étrier aux débutants désargentés) – mais ce n'est pas le véritable prix à un million d'euros, apparemment. Ce doit être une bourse, une sous-catégorie quelconque… C'est déjà bien, mais ça préserve donc tout le potentiel drolatique de cette récompense audacieuse.

Pour le reste, je ne suis pas vraiment en accord avec les choix faits, mais il faut bien voir que :

  • je n'étais pas dans la salle, et certains effets physiques majeurs ne passent pas par les micros (Domingo lui-même, d'ailleurs, n'est servi que très partiellement par rapport à l'autorité qu'il dégage en vrai, même comme baryton) ;
  • si j'avais fait les sélections, on n'aurait certainement pas les mêmes profils en finale, même à répertoire égal.


Les podiums ne sont pas ma tasse de thé, mais à type de comparaison, j'aurais sans doute attribué :

  1. Carroll (pour la proportionnalité des effets aux moyens, pour le goût parfait) / Greenhalgh (totalement prêt à faire exploser d'enthousiasme les publics, vocalement comme scéniquement)
  2. Mpofu (pour le caractère assez magnétique du timbre et la qualité de ligne) / Kubheka (typologie rare, avec une couleur singulière et une maîtrise peu commune dans ces tessitures graves)
  3. pas vraiment fasciné par les autres femmes… / Hotea (le meilleur technicien de la soirée, clairement – sur ce critère, sa première place se défend totalement)


Ce n'est de toute façon qu'un fragment de l'état du monde lyrique, mais ça permet de se poser tout un tas de question sur les préférences techniques du moment, et sur leurs causes, leurs justifications…

lundi 3 août 2015

Passion de l'intégralité et commodité des coupures


1. Un Don Carlo intégral

1977. Nous sommes plutôt à l'orée de ces préoccupations autour de l'authenticité des œuvres jouées, de leur respect des conditions d'exécution d'époque, de leur congruence avec les désirs des auteurs (toutes choses pas forcément compatibles au demeurant). C'est la période où s'éveillent les baroqueux, où s'étend la renaissance de l'interprétation belcantiste, où l'on a définitivement abandonné (en dehors des opérettes et de quelques théâtres spécialisés) les représentations dans la langue du pays d'accueil.

Claudio Abbado propose alors à la Scala le projet ambitieux d'un Don Carlo de Verdi intégral en version scénique. Jusqu'à la fin des années 1980, la norme internationale était largement la version de Milan (1884, avec modifications et coupures sous la supervision de Verdi, la dernière version approuvée) : c'est-à-dire la version en quatre actes, sans ballet ni scène de masques, avec récriture des duos Carlo-Posa et Posa-Filippo, ainsi que de la fin. On jouait quelquefois la version de Modène (1886), qui restitue le premier acte (moins l'introduction des bûcherons), comme Giulini (à Covent Garden en 1958, à Rome en 1965, à Covent Garden en 1970…) ou Solti (dans le fameux studio Decca), et qui est de plus en plus présente au disque au fil des représentations et studios des années 90 (Levine, Haitink…).

La version en cinq actes, quoique peu commune, n'était donc pas une première en 1977… à ceci près qu'Abbado fait le choix de revenir à la version originale la plus complète. Pas la version originale en français (celle de 1866 avec toute la musique mais sans ballet ou celle de 1867 avec ballet et quelques coupures), mais la version italienne la plus ancienne, celle donnée en 1867 en italien à Londres, en 1871 à Naples… mais augmentée du ballet et de toutes les parties coupées à la création. Bref, pas exactement une version historiquement donnée, mais la plus complète possible, contenant toute la musique (sauf le ballet) écrite par Verdi (mais conservant les duos de Posa et le nouveau final, récrits après l'échec napolitain et publiés dans la partition milanaise, au lieu de rétablir les originaux, certes un peu moins aboutis).

On se retrouve donc avec l'introduction des bûcherons, l'échange des masques et la déploration sur la mort de Posa, ajoutés à la version italienne en cinq actes habituelle (celle de Modène 1886, pas approuvée officiellement). Pour les détails sur tous ces états de la partition, vous pouvez vous référer à cette notule qui essaie de lever les ambiguïtés sur le sujet (souvent entretenues par les exégètes verdiens, pas très passionnés par le sujet semble-t-il). Pour les versions réellement originales, il faut se tourner vers Matheson (tout y est, et très bien servi), Pappano (il manque les bûcherons et le ballet), Abbado chez DG (mais très figé, chanté par des non-francophones, sans les duos alternatifs et avec tous les suppléments rejetés en appendice) ; autrement dit, il faut se tourner vers Matheson.

2. Une mystérieuse disparition

De tout cela, il a déjà été question, et il n'y aurait pas d'intérêt à y revenir si ce n'était pour observer une imposante bizarrerie.

En 1977, les représentations remportent semble-t-il un vif succès et la télévision italienne souhaite en faire une vidéodiffusion. Je n'ai plus les détails sous la main (et ils importent peu, finalement, pour mon propos), mais le plus clair de la distribution, qui faisait alors les beaux jours de l'œuvre sur les plus grandes scènes (Freni, Carreras, Cappuccilli et Ghiaurov – peut-être ceux dont on a le plus de versions, à part le ténor), était déjà engagée pour un studio chez EMI, avec Karajan et Berlin (où Karajan avait choisi Baltsa en Eboli et Raimondi en Inquisiteur – respectivement Obraztsova et Nesterenko à Milan).
[La légende raconte que Karajan aurait refusé de déplacer les dates ou de laisser les chanteurs s'absenter pour la soirée supplémentaire destinée à la captation (je n'ai plus les documents, ni pris le temps de vérifier comme tout cela s'est passé, c'est à prendre comme le ragot que c'est) – le pouvait-il, avec des réservations de studio et des répétitions de conception très différente, un nouvel orchestre ? – si bien qu'on dut appeler en catastrophe des remplaçants pour la représentation filmée.]
Cela me paraît un peu étrange, tout ce monde au pied levé pour de véritables représentations scéniques à la Scala, mais peu importe : la série s'est terminée par une captation imprévue, où cinq des six rôles principaux furent changés. Margaret Price, Domingo, Bruson, Nesterenko remplaçaient les absents, Nesterenko étant lui-même remplacé en Inquisiteur par Roni.

Et là réside le mystère : alors qu'Abbado conserve la version achicomplète qui n'était pas familière aux chanteurs nouvellement arrivés, il opère une énorme coupure à l'acte I, que je n'ai jamais entendue ailleurs. Musicalement, c'est même une aberration, les accords ne suivent plus de logique harmonique et la mélodie semble débuter de nulle part – on sent bien l'hésitation de Domingo, pourtant un sacré solfégiste, et familier du rôle dès le début des années 70, pour trouver la bonne note, tellement la coupure est absurde.


Freni et Carreras à la fin de 1977, puis Domingo en 1978 : plus de quatre minutes d'un moment essentiel ont disparu. Et avec une couture très mal réalisée. Surtout que par la suite, ils ne font que s'émerveiller de leur amour, sur une musique sensiblement de même qualité ; on pouvait couper des sections ou des reprises sans abîmer le théâtre.


3. Pourquoi, mais pourquoi grand Dieu ?

Le rôle de cette mutilation demeure énigmatique.

Ce n'est pas une coupure militante comme dans les Gezeichneten de Nagano (où les jointures, bien faites, permettent de simplifier l'intrigue et de réduire le nombre de personnages – ça n'en reste pas moins abominable, mais c'est un choix raisonné) ; ce n'est pas non plus une coupure d'usage comme dans Elektra, qui permet de ne pas changer le matériel d'orchestre d'une œuvre fréquemment donnée (ça coûte cher, il faut passer du temps en répétition à les annoter à nouveau, etc.).

Non, ici on a sabré un moment donné dans toutes les versions qui contiennent le premier acte, et que les chanteurs ont déjà à leur répertoire… Pis, on supprime un des plus beaux moments (les bonds primesautier de Tebaldo, l'épisode du feu, l'émoi de la première rencontre, la déclaration à mots couverts…), dramatique comme musical, de l'opéra.

À l'inverse, les nouveautés (et même l'introduction des bûcherons, pourtant l'ajout le plus long et le seul de peu d'intérêt) sont conservées, alors que les chanteurs devaient les étudier en peu de temps.

Je suppose donc que, pour des raisons de durée de retransmission, Abbado a dû faire des choix et a voulu faire entendre avant tout ce qui était « neuf », quitte à couper dans ce qui ne l'était pas d'ordinaire. Le choix de l'acte I, moins souvent donné, permettait peut-être de le rendre plus discret.
En tout cas le collage est bien moche, laisse même le chanteur perplexe, et paraît extrêmement paradoxal au sein d'une version dont l'argument était précisément l'intégralité !

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Ce n'est pas si peu fréquent dans l'opéra italien, objet de divers bidouillages pour mettre en valeur les chanteurs qui priment en général sur la musique – on interrompt la musique pour laisser applaudir dans Puccini ou Cilea, on applaudit pendant la musique la plus intéressante, on supprime des répliques pour se ménager en vue d'un aigu qui n'est pas écrit (fin de Di quella pira, très souvent les ténors ne chantent pas avec le chœur, pour mieux préparer leur ut)… et j'attends toujours de trouver UN enregistrement officiel où le ténor chante la fin de Nessun dorma telle qu'elle est écrite (un si3 très bref, en double croche, avant le la3 final).

Intermède futile en attendant des considérations plus subtantielles sur les ressorts profonds des glottes ou la suite de la série passacaligère…

samedi 11 juillet 2015

Francesco CILÈA – Adriana Lecouvreur – ambiguïtés emblématiques


Après Covent Garden d'où il fut vidéodiffusé, la production de McVicar est arrivée à Bastille, et on en a beaucoup causé, souvent pour louer le luxe de la distribution et la beauté des décors. Si bien que quelques détails intéressants sur l'œuvre, mais aussi sur le contexte esthétique actuel, n'ont pas toujours été mentionnés. Heureusement pour vous, fortunés lecteurs, Carnets sur sol veille au grain.


1. Un opéra « vériste » ?

Le première bizarrerie est terminologique : on lit souvent, dans la presse musicale, le mot de verismo pour désigner l'ensemble des opéras italiens à la fois post-verdiens et post-wagnériens (à peu près tous à partir des années 1890, en fait). Le mot technique désigne un courant littéraire, l'équivalent italien du naturalisme, et s'applique à l'origine aux opéras qui font la rupture avec les compositeurs romantiques de style verdien (Ponchielli, certains Catalani comme la Loreley), avec en tête de proue I Pagliacci de Leoncavallo et Cavalleria rusticana de Mascagni.
Par extension, la glose musicale (pas forcément chez les spécialistes, qui parlent plutôt de giovane scuola, « jeune école », ce qui est sensiblement rigoureux) a appelé ainsi ce style musical. Qu'on y inclue La Bohème, Madama Butterfly et Il Tabarro de Puccini, cela paraît (sujet à débat mais) légitime (même si l'on place en général Puccini un peu à l'écart) ; mais lorsqu'il s'agit de mélodrames historiques (I Medici de Leoncavallo, Tosca de Puccini, Fedora de Giordano), de sujets biographiques (Andrea Chénier de Giordano, Adriana Lecouvreur de Cilèa), de sujets mythologiques ou féeriques (Edipo de Mascagni, Turandot de Puccini) ou de grandes adaptations littéraires anciennes (Edipo de Mascagni, Francesca da Rimini de Zandonai), on est un peu troublé sur l'écart entre le terme et ce qu'il recouvre réellement.

Pour prolonger cette question :

¶ J'avais essayé d'expliciter les résonances larges qui pouvaient être attribuées au vocable. Je ne suis pas forcément d'accord avec tout ce que j'ai écrit il y a sept ans dans cette notule, mais elle donne un bon point de départ en regardant du point de vue de ceux qui utilisent le mot.

¶ Pour information, il existe aussi un courant musical naturaliste français (inspiré du vérisme musical comme le vérisme littéraire était inspiré du naturalisme français !), dont il a été fait état dans ces pages à propos de l'anniversaire d'Alfred Bruneau, de son opéra L'Attaque du Moulin (livret écrit en collaboration avec Zola lui-même) et de La Lépreuse de Lazzari (tout ça avec des extraits sonores).

¶ Quant au décalage entre étiquettes littéraires et musicales, on peut se reporter à cette notule consacrée à la musique de scène pour Werther écrite par le contemporain de Goethe Gaetano Pugnani, et largement consacrée à cette question générale.

Adriana Lecouvreur, unique opéra de Cilèa qui soit encore représenté de temps à autre, se situe très exactement sur cette frontière étrange : considéré comme un archétype de ce courant post-verdien souvent appelé vérisme, il s'agit pourtant d'un drame historique et biographique, fourmillant de références au temps (personnages réels, lieux précis comme les coulisses de la Comédie-Française, esprit de salon…), qui n'a absolument rien d'un réalisme social contemporain de l'auteur… du pur divertissement en idéalisant le panache du passé, où les rois déposent leur diadème aux pieds des belles diseuses, où les femmes règlent leurs comptes à coups de tirades de Racine et de poisons comprimés grâce à l'avancée des sciences.

Le paradoxe paraît encore plus fort dans la langue musicale de Cilèa.

2. Un wagnérisme dévoyé

Si on devait résumer le style de cette nouveau style post-verdien, on pourrait décrire les composantes comme suit :

  • beaucoup de drame assez continu et accompagné, dans une langue musicale et dramatique très directe et mélodique, à la suite de Verdi ; les airs sont peut-être moins individualisés, mais c'est tout sauf une rupture ;
  • un goût nouveau pour la couleur locale, l'imitation des chansons populaires, des musiques anciennes… chose très présente aussi en France à la même époque ;
  • une influence certaine de Wagner, surtout dans les effets d'orchestration (rarement les plus subtils) et dans l'apparition de motifs récurrents.


Adriana Lecouvreur réunit de façon particulièrement exacerbée tous ces traits.

D'abord, c'est bel et bien de l'opéra postromantique italien, avec un soin apporté avant tout à la mélodie, de grands élans lyriques, des cantilènes écrites pour le plaisir des pianissimi suspendus (tout l'acte IV, où il ne se passe à peu près rien, est prévu pour permettre au rôle-titre d'étaler son legato, sa science des sons filés, du sfumato, voire de la messa di voce…). Le texte, très direct, apporte quantité de détails piquants pour reproduire les échanges effrénés de salon, mais ne cherche absolument pas la poésie : il sert des affects paroxystiques comme l'amour inconditionnel (vertueux comme Michonnet, aveugle comme Adriana, spectaculaire comme Maurizio) ou la jalousie (par fierté comme le Prince de Bouillon, par dépit comme la Princesse), moyens pour le compositeur de mettre en valeur l'émotion portée par les voix.

Dans les actes I et III, Cilèa multiplie les archaïsmes musicaux d'un XVIIIe siècle fantasmé en 1902, culminant avec le vrai-faux ballet du Jugement de Pâris, rejoignant en cela l'esprit du temps – ces parties sont d'ailleurs, à mon sens, les plus personnelles et les plus convaincantes de l'opéra, celles qui me le font écouter quelquefois. Très souvent, les cordes se retrouvent en petits effectifs pour esquisser de la musique d'intérieur.

Mais le plus intéressant, même s'il est réussi, réside dans l'héritage évident de Wagner. Les compositeurs italiens de sa génération (né en 1866) y étaient tous exposés, et Wagner a connu un succès immédiat en Italie – avec les cas emblématiques de chefs désertant la cause verdienne pour aller soutenir la cause du drame nouveau. Cilèa a dû l'étudier et en tirer son parti dans le cadre de l'esprit spécifiquement italien (à commencer par son amour fou pour le cor anglais, omniprésent). Aussi, dans Adriana Lecouvreur, chaque personnage a son motif : par ordre d'apparition, Michonnet, le Prince, Adriana, Maurizio, la Princesse.
Ce pourrait être intéressant si ces motifs n'avaient plus rien de leitmotive : ce sont en réalité des thèmes complets (ceux d'Adriana et Maurizio sont même la mélodie principale de leurs grands airs !), assez longs, et qui mutent très peu. Il y a bien un effort pour faire circuler celui de la Princesse (présent en arrière-plan lorsqu'Adriana ouvre le coffret qui renserre le poison), mais sa structure tempêtueuse est tellement caricaturale qu'on le voit venir à cent pas. Sinon, ils sont énoncés par tout l'orchestre, en mélodie principale… il est vraiment difficile de trouver des citations qui ont échappé après deux écoutes…
L'effet est donc totalement renversé par rapport à Wagner : dans l'original, les motifs permettent de s'occuper principalement de la vérité et de la liberté de déclamation des chanteurs, en ménageant des repères sonores qui ne soient pas trop mélodiques ; chez Cilèa, on a surtout l'impression du retour des mêmes mélodies, sans cesse, comme si le compositeur, en panne d'inspiration, recyclait ses trouvailles. Par ailleurs, mais j'admets que cela s'inscrit dans la plus pure affirmation subjective je ne trouve pas ses thèmes très marquants ni très beaux, les mélodies manquent vraiment de contour – les plus réussis, ceux de Michonnet et du Prince, écrits dans le goût archaïsant, sont finalement surtout réexploités à l'identique, par tout l'orchestre, en guise de couleur locale pour accompagner le personnage, plus qu'ils ne signifient quoi que ce soit.

Pas de motifs en arrière-plan, pas de motifs évoquant des concepts, pas beaucoup de variation dans leur usage, très mélodique… on a perdu beaucoup des intérêts musicaux de la technique.

Par ailleurs, Adriana Lecouvreur est un opéra très agréable, dont le déroulement simple et le rythme soutenu préviennent tout ennui (sauf peut-être dans les larmoiements complaisants de l'acte IV, inscrit dans la vaste lignée des un-acte-pour-mourir – même Pelléas n'y échappe pas !) ; sa musique n'est pas toujours très saillantes, mais ses moments de simili-XVIIIe affirment un charme primesautier très attendrissant.

Mais quel objet paradoxal !

3. Les fausses valeurs du vrai chant

C'est une des marottes de CSS, mais l'orientation esthétique et technique du chant d'aujourd'hui était d'autant plus exposée que le plateau était composé des chanteurs les plus célèbres de notre époque, assurant une salle pleine pour un titre rare joué en juillet !

Je précise d'abord, afin de n'être pas confondu avec les sinistres corneilles du déclin universel, que c'était très bien chanté, très beau, très convaincant, que les chanteurs étaient audibles dans la salle inadaptée de Bastille, que les timbres étaient séduisants, les intentions audibles…

Néanmoins.

¶ Une fois de plus, les rôles de caractère (semi-comiques, en l'occurrence) étaient les plus audibles, de très loin : Raúl Giménez, pourtant loin de son heure de gloire (il approche les 65 ans, son ère de célébrité se situant plutôt au début des années 1990), promène sans effort une voix assez belle et très nette (dans le rôle de l'abbé – libertin – de Chazeuil) tandis qu'Alessandro Corbelli (Michonnet) parvient à conserver chaleur du grain, précision du mot et projection sonore alors que l'instrument (63 ans, là aussi) se vieillit doucement et que sa nature vocale n'a jamais été intrinsèquement exceptionnelle.
Dans le même temps, l'immense Marcelo Álvarez (Maurizio) sonne un peu lointain et Angela Gheorghiu (la Lecouvreur) est à la limite d'être couverte par l'orchestre pendant le plus clair de la soirée. Pourquoi cet écart ?
Parce que Giménez et Corbelli font résonner leur voix en avant, dans la face, ce qui leur assure de passer l'orchestre et la rampe ; Álvarez, à force de chanter des rôles au centre de gravité plus bas que sa nature et à la couleur supposément plus sombre, finit (malgré sa vigilance remarquable sur la question) par tasser un peu son instrument (on l'entend toujours très bien, mais l'impact est un peu plus lointain, le timbre un peu plus englué et les nuances moins fines). Quant à Gheorghiu, c'est simple, elle est l'archétype de son temps : très belle voix, très ronde, timbrée sur toute l'étendue, capable de très belles suspensions, vibrant avec un soin étudié… mais qui reste totalement dans la bouche. L'avantage se trouve dans le timbre (ce serait plus criard sur les enregistrements si elle chantait plus « dans le masque ») ; mais en salle, qu'elle paraît loin de nous et un peu perdue derrière l'orchestre, limitée dans ses éclats !

Par ailleurs, elle semble d'être économisée pendant toute la soirée pour l'acte IV, où la voix, moins concurrencée par l'orchestre et davantage sollicitée dans les zones d'aigus suspendus, prend vraiment son essor. C'est alors un concours de portamenti (ports de voix) très appuyés, voire dégoulinants, de notes tenues en dépit du bon sens (le son manque de se dérober par deux voix, mais elle continue son point d'orgue, même si c'est moche, même si c'est absurde), de rubato hallucinant (les mesures sont méconnaissables, elles finissent à cinq temps, quand ce n'est pas quatre et demi… je m'imagine mieux l'effroi du pauvre Slatkin à New York : suivre Gheorghiu, c'est un métier à part entière !). Et pour achever de m'épouvanter, les consonnes sont molles, les voyelles deviennent absolument ce qu'elle veut (et la justesse met parfois longtemps à se caler).
Je n'ai jamais été fanatique de Gheorghiu sans en être non plus un détracteur, et il est un fait qu'en enregistrement la voix est belle, que l'ensemble passe très bien sur scène avec sa jolie voix… mais dans le détail, quel condensé de vilains travers !

À ce titre, le chef Daniel Oren, qui effectue quelques coupures (la scène où le duc de Bouillon explique le mécanisme du poison) et dirige un Orchestre de l'Opéra que j'ai rarement entendu aussi assuré, généreux et coloré (on n'est pourtant qu'en milieu de série !), mérite tous les honneurs : les raccords sont très précis avec une chanteuse manifestement tout à fait imprévisible
[Il mérite aussi quelques coups de pieds aux fesses, parce qu'il bidouille encore une fois la partition pour pouvoir arrêter la musique après les « airs » – qui n'en sont pas vraiment d'ailleurs, vu leur peu de veine mélodique, leur brièveté, leur structure cursive et la continuité du tissu orchestral avec ce qui suit. Mais honnêtement, plutôt que le public couvre la musique de ses bravi automatiques, c'est un moindre mal…]

Bref, cette observation est troublante : les voix un peu nasales sont un peu moins mielleuses pour les micros, mais passent tellement mieux la rampe (et vieillissent tellement mieux) ! Or la mode est plutôt aux voix sombrées et laryngées, qui sonnent bien en retransmission mais se projettent peu à l'extérieur… du chanteur ! Un sujet déjà esquissé à de nombreuses reprises dans ces pages – ici, par exemple (vous pouvez retrouver la plupart de nos notules techniques ). Dommage, car l'impact physique du son est l'un des plaisirs spécifiques de l'opéra (même si c'est, j'en conviens, difficile à ressentir dans le hangar à bateau parisien).

4. Au bout du chemin

Cette représentation marquait la fin du cycle sans doute le plus marquant du mandat de Nicolas Joel : chaque saison, un titre des standards des opéras italiens post-verdiens, pour un certain nombre rarement donnés ( La Gioconda de Ponchielli, Francesca da Rimini de Zandonai, cette Adriana) dans une mise en scène littérale et servie par un plateau prestigieux. Il y avait de quoi satisfaire tous les publics, dans la mesure où ces œuvres assez accessibles et abondamment documentées par le disque ne sont plus guère visibles sur la plupart des scènes du monde, et présentent pour beaucoup un véritable intérêt musical (le Triptyque de Puccini et Francesca da Rimini, en particulier), en plus de leur spectaculaire vocal et de leur grandiloquence scénique.

Pour saluer l'occasion, le magazine de l'opéra En Scène ! a confié le soin à Dominique Fernandez d'imaginer une fiction édifiante où Cilèa (né en 1866) rencontre Voltaire éploré sur la dépouille de Sophie Arnould et lui explique, dans une scène digne des meilleurs films patriotiques nébraskais, qu'il faut venger sa mort par un opéra fulgurant.

[Heureusement qu'il faut être candidat pour entrer à l'Académie, sinon il y aurait des rendez-vous sur le pré après nomination…]


Au disque, l'œuvre est très bien servie. On peut au choix se tourner vers des versions très vivantes vocalement (Tebaldi-Simonato-Del Monaco-Fioravanti, avec un Michonnet hors de pair, et Olivero-Simionato-Corelli-Bastianini) mais dirigées un peu platement (respectivement Capuana et Rossi) ou vers des lectures plus étudiées comme celle de Bonynge (mais ce n'est pas forcément nerveux pour autant, et il faut alors composer avec le portrait plus sérieux de Nucci et l'italien grumeleux de Sutherland). La version Levine, souvent citée en référence, m'a toujours paru accentuer les vices de la partition (grandiloquence glottique, gros thèmes gras) sans en respecter les vertus (archaïsmes peu délicats, Michonnet sinistre). Notez que Capuana a été réédité (et un peu grossièrement filtré, il est vrai) par la BNF et que Rossi est disponible chez de tout petits labels, les deux en téléchargement pour des sommes dérisoires.

Adrienne Lecouvreur n'est pas la seule actrice du XVIIIe siècle devenue sujet d'opéra : Sophie Arnould (1,2,3) partage cet honneur, et c'est dans l'une des pièces les plus spirituelles (de Gabriel Nigond, qui porte son nom) et l'une des plus fines musiques de conversation (de Gabriel Pierné) jamais écrites… désormais disponible chez Timpani !

vendredi 24 avril 2015

[inédit] Boulez après les Folies Bergère : Agamemnon de Pierre Boulez




Le jeune Jean Rochefort déclamant sur du Boulez. Deux extraits choisis dans Agamemnon – avec notamment Jean-Louis Barrault (je n'ai pas trouvé la distribution intégrale).

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Grâce à Renaud Machard (et aux efforts de Flora Sternadel), on a pu redécouvrir récemment sur les ondes une heure de L'Orestie d'Eschyle par la compagnie des Renaud & Barrault, avec la musique de scène du jeune Boulez. Très intrigué par cet objet, on y a un peu regardé de plus près et on vous invite à suivre le voyage.

1. La force du destin

Le jeune Boulez, dont tout le monde loue les dons, doit faire bouillir la marmite. Aussi, parmi les rares ondistes (et très bon semble-t-il), il monnaie son talent… jusqu'aux Folies Bergère – j'ai lu que Martenot lui-même était fort satisfait de cette publicité grand public. Mais quand on voit comme Boulez parle des compositeurs de son temps, on peine à se figurer la frustration intérieure qui devait émaner de jouer de la musique d'orgue de barbarie pour viandes apprêtées. Jacques Barrault raconte que, lorsqu'il se mettait à parler, il jetait dans le caniveau jusqu'à Beethoven et Brahms, à peu près tous les classiques et romantiques…

Toujours est-il qu'en 1946, Madeleine Renaud et Jacques Barrault, précisément, quittent la Comédie-Française pour le Théâtre Marigny, où ils fondent leur propre compagnie. Le premier projet était celui d'un Hamlet dans la traduction d'André Gide, avec musique d'Arthur Honegger – pour cuivres, percussions et… ondes Martenot. Ce fut Honegger qui recommanda la perle rare, un étudiant en contrepoint qui avait une rare maîtrise de l'instrument lui-même peu fréquent (quoique grandement à la mode). Tout de suite séduits, les époux Renaud-Barrault lui proposèrent le rôle de directeur musical.

L'Opéra de Paris est plein de poussière et de détritus. N'y vont que les touristes, parce qu'il faut avoir vu l'Opéra de Paris. Il figure sur la liste des circuits touristiques, comme les Folies Bergère ou le dôme des Invalides, où se trouve le tombeau de Napoléon.

(tiré du fameux entretien du Spiegel de 1967, « Il faut brûler les maisons d'Opéra »)

2. Directeur musical

Bien que n'étant âgé que de vingt ans et n'ayant aucune expérience de la direction d'orchestre, Boulez est chargé de cet emploi, qui n'a pas de part décisionnelle (contrairement au directeur musical d'un orchestre ou d'un opéra, le chef permanent qui préside aussi à la programmation) et consiste en deux éléments principalement :

  1. mener depuis la fosse les parties musicales des représentations ;
  2. opérer des réductions des partitions jouées la dizaine ou la douzaine de musiciens présents.

Bien que cela nécessite d'être présent tous les soirs au théâtre, cela lui laissait aussi beaucoup de temps pour commencer à créer sa propre musique.

C'est un emploi bien valorisant pour un jeune qui n'a même pas encore fini ses études… mais cela l'a aussi conduit à diriger essentiellement les partitions théâtrales du temps, qui non seulement n'étaient pas de la musique pure, mais appartenaient aussi aux esthétiques qu'il méprisait le plus – essentiellement de la tonalité pas très hardie.

  • 1946 : Hamlet de William Shakespeare (musique d'Arthur Honegger)
  • 1946 : Baptiste, suite d'orchestre de Joseph Kosma tiré des Enfants du Paradis
  • 1947 : Amphitryon de Molière (musique de Francis Poulenc)
  • 1948 : L'État de siège d'Albert Camus (musique d'Arthur Honegger)
  • 1949 : La Fontaine de Jouvence, pantomime de Boris Kochno (musique de Georges Auric)
  • 1949 : Le Bossu de Paul Féval (musique de Georges Auric)
  • 1949 : Les Fourberies de Scapin (musique d'Henri Sauguet)
  • 1949 : Élisabeth d'Angleterre de Ferdinand Bruckner (musique d'Elsa Barraine)
  • 1950 : Malborough s'en va t'en guerre de Marcel Achard (musique de Georges Auric)
  • 1951 : On ne badine pas avec l'amour d'Alfred de Musset (musique d'Arthur Honegger)
  • 1953 : Le Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel (musique de Darius Milhaud – est-ce la même que celle de l'opéra proprement dit ?)
  • 1954 : La Soirée des proverbes de Georges Schéhadé (musique de Maurice Ohana)
  • 1955 : Volpone de Ben Jonson, adapté par Stefan Zweig, lui-même traduit par Jules Romains (musique de Georges Auric)
  • 1955 : Intermezzo de Jean Giraudoux (musique de Francis Poulenc)


Honegger, Poulenc, Auric, Milhaud… on mesure mal à quel point Boulez a dû avoir l'impression d'agoniser chaque soir. Et renforcer sa mauvaise humeur – voir ci-après.

Toujours est-il que pour sa dernière année, les patrons lui confient la composition d'une musique pour L'Orestie d'Eschyle.

Le titre de directeur musical est plus impressionnant que le travail lui-même. La plupart du temps, j'arrangeais entre dix et douze minutes de musique — essentiellement des fanfares et pièces du même genre —, et quelquefois une demi-heure de pantomime. L'Orestie, la seule pièce que j'ai mise en musique pour Barrault, était un projet important musicalement, car c'était l'occasion d'introduire beaucoup de musique.

(retraduit depuis l'anglais)

3. Le projet de L'Orestie

Comme pour Le Livre de Christophe Colomb, les époux Renaud-Barrault souhaitent promouvoir une forme de théâtre total mettant largement à l'honneur la musique. Il s'agit d'un projet très sérieux : Barrault avait d'abord sollicité Paul Claudel pour utiliser son adaptation, mais devant la disparité des styles (Agamemnon ayant été fait bien avant les deux autres, à une autre époque de Claudel), devant aussi l'âge de Claudel qui ne lui permettait pas de travailler activement à une refonte ou même à des conseils actifs, les concepteurs du spectacle se tournent vers le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne (à l'origine d'une version française des Perses, en 1936), qui lui recommande André Obey – son adaptation (en vue d'un raccourcissement significatif) est fondée sur la traduction (toujours de référence) de Paul Mazon, et vise à respecter autant la forme et l'esprit des originaux grecs que possible. De fait, il s'agissait de monter la trilogie dans sa continuité, si bien que les proportions devaient être considérablement plus courtes.
Mazon fut d'ailleurs invité à donner son avis, notamment sur les types de prosodie nécessaires selon les moments dramaturgiques de la pièce (dialogues libres, chœurs versifiés, moments d'exaltation psalmodiés…). Obey travailla, vers à vers, à trouver des équivalents prosodiques français aux vers grecs, un travail de grande précision, très fastidieux, qui prit plus d'un an.


On voit bien tout ce que le théâtre grec permet d'application pour un théâtre total, incluant fortement la musique. La mise en scène était, elle, plus inattendue, fondée sur une transposition parmi les rites traditionnels d'ascendance africaine au Brésil – et préparée par un voyage du couple en chef. Tout le principe était de renoncer à un classicisme compassé pour retrouver ce que la représentation grecque pouvait avoir de rituel… et les critiques du temps (de même que la bande sonore !) semblent attester que l'effet, à défaut d'avoir plu à tout le monde (à commencer par Barthes), était atteint.

À l'origine, Jean-Louis Barrault souhaitait même inclure des éléments des musiques de transe de candomblés et macumbas pour les Érinyes (il avait demandé à Boulez de repiquer les rythmes d'oreille). Comme on peut s'en douter, celui-ci a tout fait pour l'en dissuader. Tous deux ont écouté ensemble beaucoup de nô pour s'imprégner des climats possibles dans ce type de fusion texte-musique, à partir d'une tradition encore vivante. Boulez avait par ailleurs toute liberté dans son langage pour retranscrire les atmosphères grecques voulues.

Je m'intéressais à l'époque au théâtre Nô japonais et j'expérimentais avec cela à l'esprit.

(retraduit de l'anglais)

4. Les moyens et ajustements nécessaires

Pour ce faire, Boulez disposait d'un ensemble instrumental sans cordes (flûte, piccolo, hautbois, cor anglais, clarinette, trompette, harpe, glockenspiel, vibraphone, xylophone, cloches tubulaires, deux timbales et petites percussions – crotales, maracas…). Mais le chœur était constitué des acteurs.

Dans ses récits ultérieurs, le compositeur se montre très critique sur le réalisme du projet, qui tentait naïvement, en fin de compte, de reprendre les travaux infructueux de prosodie française comptée en quantités – Boulez cite même le modèle de Baïf au milieu du XVIe siècle, le plus fameux. À supposer que ce fût possible, il y avait beaucoup à faire, et les acteurs n'étaient pas formés pour acquérir en quelques semaines les notions solfégiques suffisantes pour différencier tous ces types de vers, de rythmes, d'appuis. De fait, il eut beaucoup de fil à retordre avec les acteurs, peu rompus à la musique, et même aux rythmes élémentaires. Même une fois les coupures faites pour faciliter le travail aux comédiens – et, par ailleurs, des rôles entiers, et même les Euménides complètes, vont disparaître pour des raisons de durée du spectacle –, il est très difficile de les faire chanter juste et ensemble. Pourtant, malgré le langage paraît-il dodécaphonique sériel, on est frappé par le nombre de notes répétées, par la simplicité des psalmodies (en tout cas des hauteurs, manifestement moins des rythmes), sans grands intervalles…


Mais vous pouvez l'entendre, sur la bande, on sent bien que les voix des acteurs (pourtant incroyablement saines et claironnantes, vues à l'aune d'aujourd'hui) peinent à trouver la bonne hauteur, à débuter et terminer les notes ensemble… Les sons très ouverts les empêchent de tenir les notes, notamment, et le défaut de solfège est évident. Boulez était tellement frustré que des récits ont surgi plus tard, racontant comment il jetait des chaises dans sa fureur, ou avait battu le rythme si fort sur le dos d'une comédienne qu'elle s'était évanouie ! Pierrot le fou.

Mais les acteurs n'étaient pas musiciens. Ils ne pouvaient exécuter un rythme simple. J'ai dû faire des changements et simplifier énormément.

(retraduit de l'anglais)

5. Et la musique ?

Car c'était un peu le sujet (elle ne devait, à l'origine, représenter qu'une mention au sein des carnets d'écoute…).

L'essentiel de la partition porte sur Agamemnon (les Choéphores comportent peu de musique, et Les Euménides furent supprimées dès la création bordelaire).

Elle était probablement assez neuve pour le public d'alors, mais pour nous qui avons entendu toutes les musiques de film et d'ambiance atonales, à base de contrebasses sourdes, de violons suraigus, d'aplats menaçants, elle paraît assez commune, et pas particulièrement évoluée. Elle atteint assez bien son but d'ambiance grecque, vu ce qu'on connaît désormais (et probablement guère alors) de la musique antique : sobre et peu mélodique, essentiellement constinuée par les interventions discrètes et finalées des timbales obstinées et d'un peu de flûte, à la façon de l'alliage aulos & percussions des origines. Quelquefois, les étranges aplats du vibraphone, mais elle n'est guère plus spectaculaire que cela.
J'aime assez, je dois dire, justement en raison de sa modestie : le chœur aussi, avec ses limites, rend bien la dimension archaïsante et incantatoire des stasima. La principale réserve réside dans le manque de variété – on a un peu l'impression d'entendre le même extrait d'accompagnement reproduit à l'infini.


Quelle ironie tout de même que Boulez, en fin de compte, atteigne le même effet (en moins bien, d'ailleurs) que Salamine de Maurice Emmanuel, Les Choéphores de Milhaud ou Les Perses de Prodromidès, des compositeurs issus de la tradition, très talentueux mais sans désir de renouveler fondamentalement le langage, qu'il devait mépriser de bien haut !

Quoi qu'il en soit, le résultat atmosphérique est assez beau. Et entendre les voix tonnantes des acteurs d'alors, capables de courbures mélodiques impressionnantes dans leur déclamation (du moins lorsqu'il ne s'agit pas de chanter !), est un délice – je suis frappé, d'ailleurs, comme leur grandiloquence sonne avec le plus grand naturel. De la grande expression pour du grand genre.

Toute la presse n'était pas aussi méchante, mais je ne peux résister au plaisir de vous reproduire le commentaire de Jean-Jacques Gautier, critique influent du Figaro (Prix Goncourt 1946), aux prémices d'une longue tradition dans la réception de Boulez et de ses pairs :

Suite de la notule.

dimanche 29 mars 2015

Ferdinand HÉROLD — Le Pré-aux-Clercs vu d'hier et d'aujourd'hui


(En fin de notule, vous pouvez télécharger deux versions de l'œuvre, en attendant la radiodiffusion des soirées de l'Opéra-Comique par France Musique.)


Extrait de la grande notice (lyrique) de Xavier Aubryet pour la revue L'Artiste, en 1859, longtemps après la mort du compositeur.


1. La place d'Hérold : Zampa (1831)

Le grand chef-d'œuvre d'Hérold reste Zampa ou la Fiancée de marbre (sur un livret de Mélesville), plaisant et tragique pastiche de Don Juan à grands coups d'ensembles, de couleur locale sicilienne, de pirates, de sérénades et de fantastique. Musicalement, si l'on sent toute l'équivalence avec la faconde et la célérité rossiniennes, le langage s'approche beaucoup de la richesse et des surprises de Meyerbeer – belles couleurs harmoniques et même orchestrales.

À sa création en mai 1831, six mois avant Robert le Diable, c'est ce que l'on fait de plus avancé musicalement en France (à l'Opéra du moins), d'assez loin devant Boïeldieu, Auber ou Halévy.
Il faut aller chercher chez des post-classiques comme Rodolphe Kreutzer pour trouver une autre forme de complexité qui puisse se comparer – ou partir en Allemagne, où les audaces sont bien plus conséquentes. En musique instrumentale, le cas est plus complexe, car les contraintes de langage, surtout en musique de chambre, sont très différentes.

Pour les détails, je renvoie aux notules précédemment consacrées à l'œuvre :

Structure.
¶ Un peu de musique et distribution de la version donnée dans la même maison.
¶ Une parodie de Don Giovanni.
¶ ... vu sous l'angle de l'humour en musique.
¶ « Comique mais ambitieux » : une plus vaste évocation des finesses musicales de la partition.

En attendant d'ouïr un jour Le Siège de Missolonghi, où l'on retrouve paraît-il les prémices de Zampa

2. Aujourd'hui même, au Pré-aux-Clercs

Le Pré-aux-Clercs, bien que composé plus d'un an plus tard (c'est son dernier opéra, créé en décembre 1832), tout en conservant un style similaire (petits airs galants ou piquants, échanges courts accompagnés de petites mélodies orchestrales soutenues par des trépidations de croches, grands ensembles…) reflète un aspect assez différent, plus caractéristique du reste de sa production : tout est très lumineux et gai, quasiment jamais de sections en mode mineur ni de moments de mélancolie réelle — les tristesses d'Isabelle (« Souvenir du pays ») sont finalement plutôt des ariettes qui semblent émaner d'un folklore fictif (puis parées de vocalisations virtuoses), et à l'exception de la scène de la barque funèbre, on n'a pas beaucoup le temps de s'apitoyer.

De façon très marquante, le livret d'Eugène de Planard supprime d'ailleurs tous les moments de solitude de Mergy : il est hors scène lorsque Marguerite de Valois souhaite par deux fois ourdir son complot amoureux, il est absent après qu'on lui a annoncé le mariage de sa bien-aimée selon la volonté du Roi, et entre les actes II et III, dans l'intervalle de l'entracte, se passent la révélation de l'amour d'Isabelle (elle n'a jamais eu l'occasion de le lui dire auparavant), la mise au courant du complot et leur mariage secret !
Autant dire qu'il a peu l'occasion d'exprimer sa tristesse ; tout juste sa colère lorsqu'il croit que Comminge va lui ravir ce qu'il aime. Son seul grand solo est d'ailleurs un air d'impatience amoureuse lorsqu'il arrive à Paris, plein d'espoir.

Pour le reste, le livret résume la Chronique du règne de Charles IX, l'un des rares ouvrages (longs et) faibles de Mérimée ; il ne faut pas en attendre des merveille, mais tout est très opérationnel pour la scène, et le jeu avec les nerfs du public de la fin est très réussi : le public sait qui se bat (contrairement aux trois femmes à l'avant-scène), mais ne voit pas le combat (or Comminge est invincible, c'est la prémisse première), puis arrive un corps en fond de scène (normalement Mergy), un archer l'arrête en disant qu'il vit encore (voilà comment sauver l'affaire), mais finalement non, et au moment où l'on peut se douter du subterfuge, le second du combat débarque et bafouille des paroles dépourvues de sens, avant l'arrivée finale de l'amant vainqueur. Plusieurs minutes où l'on se doute bien que tout va bien finir, mais où l'on ne parvient pas à voir de quelle façon exactement, si bien que le public finit par perdre confiance.

Pour nous, donc, le Pré aux clercs évoque furieusement du Rossini à la française, et même du Rossini assez peu mêlé d'affects, plutôt celui du Barbier de Séville. Les contemporains ne s'y sont pas trompés et Xavier Aubryet écrivait ainsi, dans sa longue présentation (enthousiaste) de l'art d'Hérold, pour la revue L'Artiste, en 1859 :

Zampa, qui fut son Guillaume Tell, comme le Pré aux clercs fut son Barbier de Séville

On remarquera au passage, à l'appui de cette impression, l'orchestration avec doublures de flûte à l'italienne et force pizz et cymbales, beaucoup plus sommaire que pour Zampa – témoin la romance de Camille introduite par les vents comme une sérénade populaire, qui n'a rien de révolutionnaire (Mozart fait ça aussi dans Così fan tutte), mais témoigne au moins d'un intérêt plus poussé pour les alliages instrumentaux…

Cette œuvre où l'on se tue, légère et jubilatoire, séduit assez immanquablement : les jolies mélodies délicates s'enchaînent au fil d'ensembles motoriques très efficaces. Ce fut déjà ressenti ainsi lors de la création, mais avec des nuances assez significatives qui ne laissent pas d'intéresser sur l'évolution des perceptions.

3. Au temps d'Hérold

L'œuvre est créée Salle des Nouveautés (ou Salle de la Bourse), mais elle est aussi choisie pour l'inauguration de la deuxième Salle Favart en 1840 (après l'incendie de 1838).

Le sujet de l'œuvre, qui peut nous paraître futile, était en réalité au cœur de l'actualité puisque Mérimée venait de publier sa Chronique du règne de Charles IX qui marque précisément (avec le plus solennel Cinq-Mars de Vigny) le début de l'engouement français pour le roman historique « médiéval ». Meyerbeer a d'ailleurs écrit pendant ces mêmes années (et commencé avant Hérold) ses Huguenots, sur un livret de Scribe inspiré des mêmes années (et manifestement marqué à son tour par Mérimée). Autrement dit, ce qui nous paraît pure convention décorative était au cœur de l'actualité littéraire, comme si l'on faisait un film sur le dernier Houellebecq.

Par ailleurs, si les contemporains ont bien ressenti l'impact dramatique de Zampa (et l'ont d'ailleurs moins aimé : 250 représentations en 1859, contre 800 pour le Pré), ils n'ont pas forcément vécu le Pré-aux-Clercs aussi légèrement que nous :

En affichant pour son jour d'ouverture le Pré-aux-Clercs d'Hérold, l'Opéra Comique a fait un acte de convenance qui lui a réussi. C'est ainsi que depuis quelques années les Italiens ont pris la coutume d'inaugurer la saison d'hiver avec les Puritains de Bellini ; et peut-être y aurait-il plus d'un rapprochement à faire entre ces deux partitions, œuvres suprêmes de deux génies qui se ressemblaient tant.
Écoutez le Pré-aux-Clercs ; que de mélancolie dans ces cantilènes si multipliées ! que de pleurs et de soupirs étouffés dans cette inspiration maladive ! comme toute cette musique chante avec tristesse et langueur ! Il y a surtout au premier acte une romance d'une mélancolie extrême ; l'expression douloureuse ne saurait aller plus loin. Eh bien ! cette phrase d'un accent si déchirant, vous la retrouvez dans les Puritains ; et, chose étrange, pour que rien ne diffère, les paroles sur lesquelles s'élève cette plainte du cygne, les paroles sont presque les mêmes : Rendez-moi ma patrie ou laissez-moi mourir, chante Isabelle dans le Pré-aux-Clercs, et dans les Puritains, Elvire : Rendetemi la speme o lasciate mi [sic] morir. Quoi qu'il en soit, le Pré-aux-Clercs d'Hérold est, comme les Puritains de Bellini, une partition pénible à entendre. Cette mélancolie profonde qui déborde finit par pénétrer en vous. Chaque note vous révèle une souffrance de l'auteur, chaque mélodie un pressentiment douloureux, et votre cœur se navre en entendant cette musique où l'ame de ces nobles jeunes gens semble s'être exhalée, cette œuvre écrite pendant les nuits de fièvre, et dont la mort recueillait chaque feuillet.

(Revue des deux mondes, 31 mai 1840.)

Il y a là, certes, un plaisir de prophétie rétrospective, de pair avec une croyance dans la superposition entre l'homme et l'œuvre qui n'a plus cours ; néanmoins, qualifier de « mélancolie extrême », d' « expression douloureuse » et de « souffrance » l'univers émotionnel du Pré-aux-Clercs, personne n'y songerait aujourd'hui.

Eh oui, on n'avait pas encore écouté le Sacre du Printemps en boucle, et les moindres inflexions d'une cantilène en mode majeur pouvaient encore faire chavirer les cœurs. De même qu'on peine à se figurer le public en larmes lorsque Gluck crée Iphigénie à Paris… pour nous, il s'agit de musiques intenses, mais toujours mises à distance par une sorte de jubilation purement musicale… on ne peut croire au désespoir réel sur des ritournelles majeures. Et pourtant, vu que la musique ne touchait pas encore aux zones où nous plaçons l'émotion triste, cette nuance subtile était ressentie.

(Tout de même, je m'interroge, pour cet Hérold-ci…)

Dans le même registre, Comminge, le bretteur irracible et invaincu, que nous distribuerions volontiers à un méchant ténor dramatique ou de caractère (d'où le choix des voix étranges de Paul Crook ou d'Emiliano Gonzalez Toro, dans les productions récentes), était confié pour la création à Louis-Augustin Lemonnier (tantôt décrit comme ténor, tantôt comme baryton), spécialisé dans les œuvres légères mais réputé pour son élégance — il a d'ailleurs tenu rien de moins que le rôle du comte de Torellas dans Masaniello ou le Pêcheur napolitain de Michele Carafa (sur le même sujet que la Muette de Portici d'Auber).
Ce choix est totalement respecté dans l'enregistrement de Benedetti, la seule version complète officiellement publiée à ce jour, puisque le rôle est confié à… Camille Maurane !

4. En 2015

Suite de la notule.

jeudi 26 mars 2015

Avril léger


Cette fois-ci, il semble qu'il y ait un peu moins d'événements – avant un retour en force en mai.
[Cette notule ne concerne pour l'instant que la première quinzaine du mois.]

Comme toujours, ce n'est qu'une sélection personnelle, destinée à vous faire voir ce que vous n'avez peut-être pas repéré dans les brochures… Le code couleur ne concerne que moi (c'est long à retirer à la main…), mais en voici la signification pour les fans et paparazzi : violet pour la prévision ferme, bleu pour la probabilité, vert pour l'incertitude, blanc pour ceux où il n'est pas prévu d'aller, et astérisques devant les soirées où les billets ont déjà été achetés.

Je me contenterai donc d'insister sur quelques dates particulières :

¶ Le Sextuor de Vienne, dont il a tout récemment été question (si c'est bien le même que ce Sextuor des Solistes Viennois, car l'arrangement des Wesendonck n'est pas le même) dans les termes les plus laudateurs, retourne à ses standards : introduction de Capriccio de R. Strauss, Wesendonck (avec Banse), Verklärte Nacht, et, le sommet du concert, Maiblumen blühten überall de Zemlinsky. (30 mars)
Pour ma part, pas assez inconditionnel des œuvres au programme hors Zemlinsky (s'il y avait eu son Quintette, c'eût été une autre histoire…), mais ce devrait être superbe, surtout pour les admirateurs de la Nuit Transfigurée.

Franz-Joseph Selig dans un programme de lieder incluant la seconde partie du Schwanengesang, puis la poignée décadente Wolf, R. Strauss, et surtout Rudi Stephan (je crois que je n'ai toujours pas abordé ses vertigineux Ersten Menschen d'après Borngräber et Weininger, par ici). La générosité de son médium et de son grave (très mobile expressivement, ce qui le bride quelquefois pour la bonne tenue de ses aigus à l'opéra, mais en fait un des rares bons candidats liedersänger chez les basses). (14 avril à l'Amphi Bastille)

Trios avec piano de Tchaïkovski, Ravel et… Chtchédrine ! (Vincennes, le 15 avril)

¶ Une multitude de récitals gratuits au CNSM (à éplucher sur leur site si vous en désirez davantage), en particulier de la classe de lied & mélodie de Jeff Cohen, découverte toujours palpitante que CSS ne manque jamais (voir le commentaire de la saison dernière). Et ce n'est pas encore le récital de fin d'année, simplement un petit supplément comme point d'étape !
Voyez aussi les concerts de musique de chambre ou les partenariats avec d'autres institutions ; les programmes sont annoncés la veille ou l'avant-veille, mais ils en valent souvent la peine !

Nicholas Tamagna, l'un des contre-ténors les plus intéressants du moment, dans un programme de songs anglaises baroques (Dowland, Blow, Purcell, Croft, Lawes…). (17 avril aux Billettes)
Si vous êtes curieux, c'est aussi un excellent ténor qui prodigue de fort bons tutoriels vocaux sur… YouTube !

¶ Notez bien les entrées libres des petits pré-concerts de la Philharmonie de Paris (même sans billet, apparemment), pour entendre de la musique de chambre dans la grande salle (les 8 et 9 avril, ce sera Tchaïkovski, Medtner, Prokofiev…). Ce n'était pas annoncé dans la première brochure, vous les avez peut-être manqués.

¶ Une nouvelle séance au Balzac avec l'improvisateur Xavier Busatto sur des courts-métrages. (le 12 avril à 11h)

¶ En théâtre, pas mal de choses de prévues : notamment Horváth, Villiers de L'Isle-Adam… et peut-être le Songe d'une Nuit d'Été chez les Français, si mes envoyés me rapportent qu'il n'y a pas trop de coupures (ni de poses).

Pour moi, il faudra faire des choix, donc ce sera probablement les deux séances de Jeff Cohen, Busatto, Tchaïkovski 5 par Pletnev (on a bien le droit d'avoir ses propres faiblesses), Selig dans Stephan… et peut-être la Messe en si par Gardiner, le Trio de Chtchédrine, Tamagna. Plus du théâtre.

(J'aurais bien aimé Rusalka aussi, mais le large vibrato opaque de Guryakova représente actuellement une sérieuse contre-indication – et je n'aime pas la mise en scène de Carsen. Je parie témérairement sur une reprise plus avenante.)

Voici le calendrier en images :

Suite de la notule.

mercredi 25 mars 2015

Franz Schreker – Die Gezeichneten à Lyon : quel état de la partition et du livret ?


À Lyon a lieu en ce moment la création (au moins scénique) française des Gezeichneten de Schreker, dont il a souvent été question dans ces pages — et notamment autour de la question des coupures, en particulier lorsqu'elles suppriment des pans de complexité entiers.


Fin de l'opéra telle que donnée à Lyon : effectivement, transparence très française de l'orchestre (de l'Opéra de Lyon dirigé par Alejo Pérez). J'aime beaucoup ce que j'entends du côté du chant : A.M. Hoffmann un rien stridente, mais précise et très antérieurement articulée, avec un texte intelligible, ce qui est très difficile ici (conjuguer séduction minimale, format dramatique, grands intervalles et articulation du texte constitue un tour de force assez rarement accompli) ; Workman rond et poétique, très nettement articulé lui aussi.


Guillaume Reussner, fervent admirateur de l'œuvre, profondément familier de ces enjeux d'intégralité, a assisté aux représentations et répond précisément à ces questions. Vous trouverez, à partir de son texte, quelques liens renvoyant vers des notules plus anciennes de Carnets sur sol autour de ces sujets.

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1. Enjeux de mise en scène et choix des coupures

La partition n'est pas intégrale même si le livret, la liste des rôles et l'argument du programme mentionnent les scènes coupées. C'est donc à interpréter comme un choix de mise en scène. Pour les plus impatients, je dévoile la nature des coupures : acte III, scènes 1-4 ainsi que tout le passage de Salvago sur sa "faute" (scène 5). Je dirais que la mise en scène, efficace et assez plaisante, bien dirigée également, nous présente davantage un opéra sur l’amour (passablement compliqué certes) que sur la laideur ou l'art, ce qui aide à comprendre certains partis-pris marquants : par exemple la figuration de l'Elysée au III comme l'Elysée au sens propre, c'est-à-dire un espace stellaire, où les buissons sont des constellations. C'est poétique, mais tout l'aspect artistique/artificiel (künstlich) de ce paradis disparaît, pour n'être qu'un ciel, propre aux déchaînements pulsionnels (ça se tient, mais à mon sens ce n'est pas tout). Il faut ajouter que cette mise en scène procède par projections vidéos (très bien réalisées) sur le fond de scène, suggérant un prolongement de la perspective (les pièces du palazzo au I, le ciel étoilé au III) ou servant de support à projections (les mains au II).

Dans cet Elysée donc, les scènes 1 à 4 (réflexions des passants éberlués sur l’île) n'ont plus leur place. Dommage, surtout que cela donne lieu à un allongement du prélude du III avec un curieux montage à partir de la musique des scènes manquantes, et une pantomime où l'on voit différents évènements, dont Martuccia aidant Pietro à amener Ginevra dans la salle souterraine. Là encore on perd une couche de sens : Pietro a vaincu ici la résistance de Martuccia, or dans la scène des faunes, ici coupée (III,4), Martuccia se fait enlever à cause de sa résistance par des faunes sortis de derrière les buissons ; l'intrigue secondaire Pietro/Martuccia en sort aplatie.

Je m'explique moins bien, ou plutôt je ne vois pas les mobiles présidant à la suppression de la tirade d'Alviano sur sa faute, puis la seconde partie sur son bonheur actuel (le tout reprenant brutalement à "Doch wo bleibt Carlotta") : là encore, on retire à l'oeuvre une profondeur de champ et un pouvoir de suggestion. Les fils sont moins bien reliés, et l’impact du livret en sort un peu amoindri. Sur le plan de la mise en scène, tout cela va dans le sens du jeu très physique, très psychologique et d'un lissage des aspects extérieurs au triangle amoureux central. L'intrigue liée aux viols est placé en tête avec, lors de l'ouverture, une projection - un peu banale pour une telle musique ! - des affiches de recherche des jeunes filles, et les nobles filment leurs exploits, d'où la présence de cartons au II, où sont renfermés les CDs et cassettes d'archives. Ces mêmes affiches "Missing" referment l'opéra. Manière d'ancrer l'oeuvre dans notre époque par la thématique du viol et de sa médiatisation ? On peut dire en tout cas que David Bösch, le metteur en scène, a pris ce fil pour démêler la pelote du livret, et qu'il aurait pu la démêler par le fil esthétique ou politique, ces deux aspects restant négligés : faire d'Adorno déguisé au III un moine est un peu simpliste, de même que l'antagonisme Podestat/Adorno n'est pas travaillé scéniquement. Rien sur les tableaux de Carlotta, alors que les metteurs en scène sont d'habitude friands de tableaux (voir le Tannhäuser de Carsen, Trovatore d'Hermanis), aucune œuvre d’art sur l’île d’Elysée : la réflexion esthétique est largement évacuée de la mise en scène.

Cela étant dit, ayant plutôt tenté de décrire la conception de l'oeuvre par le metteur en scène, conception cohérente à défaut de rendre au mieux tout le potentiel du livret - un Herheim adorerait multiplier les niveaux - conception assez forte mais partielle, et qui a conduit aux coupures, passons aux aspects musicaux.


2. Interprétation musicale

Suite de la notule.

dimanche 18 janvier 2015

L'Elisir d'amore sur instruments d'époque — (Donizetti par Opera Fuoco)


Voilà quelques semaines qu'était prévue une notule sur les mignardises et finesses d'orchestration de l'Élixir, assez loin de ce qu'on peut entendre ailleurs chez Rossini, dont les modes d'expression, particulièrement dans ses opéras (car il a écrit de nombreux quatuors d'une très belle facture classique), étaient en général assez sommaires : mis à part Les Martyrs, Il Diluvio universale et à la rigueur La Favorite, il ne brille pas par la diversité et l'audace de ses moyens, en général. Bellini va ménager de temps à autre des petites appoggiatures, quelques (petites) surprises rythmiques… Donizetti, lui, laisse généralement l'orchestre battre la mayonnaise, et les harmonies spartiates tombent bien comme il faut sur les temps.

La notule n'est toujours pas finie, mais en attendant, on s'est fait le plaisir d'aller entendre l'œuvre… sur instruments d'époque, ce qui n'a sauf erreur jamais été documenté au disque — je suppose que ça a déjà été fait en concert, mais je n'en ai jamais passer de version.

La soirée était proposée par l'ensemble spécialiste Opera Fuoco, dirigé par David Stern, dans leur lieu de résidence, le vaste Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, sorte de cathédrale profane édifiée au centre de la ville. Néanmoins, considérant leur legs discographique (au moins quatre parutions : cantates romantiques françaises, Zanaida de J.-Christian Bach, Semele et Jephtah de Haendel) et l'originalité, la qualité de leurs réalisations (les français et le Bach sont splendides, d'un très beau grain et d'une ardeur presque fulgurante), il est hautement probable qu'ils s'envolent bientôt vers des scènes plus exposées. Quand on collabore déjà avec une figure aussi cotée en France que Karine Deshayes, ce n'est une question d'heures.


Le début de l'opéra par Opera Fuoco dirigé par David Stern.


1. Qu'est-ce que ça change ?

Évidemment, pour le répertoire romantique, le contraste (et la liberté) sont forcément moins grands que pour du répertoire antérieur : à part quelques possibilités (assez réduites ici, et pas tentées non plus) de diminutions, et éventuellement d'étoffement des accompagnements pour clavier (très courts et rares de toute façon), tout est écrit.

Les cordes sont plus fines, et surtout Stern les dirige différemment : tempi plus vifs, tentatives de lier ou détacher les accompagnements, et bien sûr les différences structurelles induites par les archets différents et les boyaux – attaques plus nettes, peu d'appétence pour le sostenuto.

Les vents surtout changent totalement de couleur : flûtes plus chaleureuses, hautbois très fruités, clarinettes très douces (et on en entend assez rarement, des clarinettes de « première facture », vu la période concernée), bassons plus rocailleux, cors plus cuivrés et astringents… Toute la famille des vents perd ses joliesses lisses et homogènes au profit d'une personnalité beaucoup plus grande et d'une grande douceur — d'autant plus que les instrumentistes en question sont vraiment excellents. On entend leurs interventions avec netteté en permanence, loin de la mélasse qu'est ensuite devenu l'orchestre symphonique (obligeant les compositeurs à raffiner l'orchestration pour laisser percevoir les « strates » de leur écriture).

¶ Bien sûr, l'équilibre aussi est différent : les chanteurs n'ont jamais à forcer, les timbres naturels ne créent pas ce « mur » d'harmoniques propre à l'orchestre moderne.

En somme, sans être spectaculaire, le contraste était audible… et remarquablement réalisé. Le plaisir pris par les musiciens était souvent visible jusque sur leurs mines. Et voir un altiste s'amuser dans Donizetti, ce n'est pas tous les jours — on fait rarement violoniste pro dans l'espoir de gagner sa vie à faire des ploum-ploums.

2. Partition : versions et coupures

Suite de la notule.

jeudi 1 janvier 2015

La langue originale : ce qui se passe réellement dans les théâtres


Le sujet a mainte fois été abordé sur CSS, aussi bien sur le plan de l'histoire et du principe que de la technique vocale.

En écoutant ces jours-ci Salome en italien (Nino Sanzogno à la tête de la RAI de Turin en 1952, avec Lily Djanel en Salomé, Tito Gobbi en Jochanaan et Angelo Mercuriali, le Narraboth le plus lyrique de toute la discographie), je suis de plus en plus frappé du caractère discutable du respect de la langue d'origine comme principe absolu.
En particulier l'argument du respect de l'écriture prosodique du compositeur — pourtant un sujet majeur en ce qui me concerne.


Le début, jusqu'à l'entrée de Salomé, de cette bande turinoise. Certains mots ne sont pas au bon endroit, mais globalement, cela fonctionne… et les chanteurs sont à leur aise, et peuvent exprimer. Sans mentionner le placement vocal.
1. Pourquoi l'on chante en langue originale

Suite de la notule.

samedi 27 décembre 2014

Corelli-Bezukhov et Bastianini-Bolkonski : Guerre & Paix à Florence… et un peu de politique ?


Attention :
Ceci constitue une information, pas un conseil. Ne reproduisez pas ces gestes chez vous sans l'approbation de votre confesseur — ou, à défaut, l'aval formel de votre dernier numéro de Diapason.

1. L'opéra russe en traduction

L'opéra russe fascine vivement la plupart des amateurs d'opéra romantique. Il souffre cependant d'un défaut de conception fondamental : il est écrit en russe. Et autant le mélomane du rang est souvent féru d'italien et d'allemand, autant du côté du russe, surtout vu le nombre assez restreint de titres couramment disponibles dans le commerce (et généralement avec d'horribles livrets translittérés… non seulement éloignés de l'original, mais dont la logique de prononciation ne correspond à aucune langue d'arrivée !), l'effort n'est pas toujours fait.

Lecteurs estimés, ne comptez pas sur nos faibles forces pour accomplir cette tâche à votre place (nous avons fait Tomski, et si quelque soprane hardie s'y risque, nous feront peut-être l'intraduisible Hymne à la nuit de la Dame de Pique… cela n'ira pas forcément beaucoup plus loin).
Mais, du haut de notre promontoire, nos compatissons.

Aussi, il existe un chemin de traverse – plus amusant qu'utile à mon humble avis – pour y parvenir. Ces œuvres ont couramment été représentées en traduction dans les années 50 et — ce qui est mieux encore — assez largement commercialisées dans les récentes bombances de notre Âge d'Or discographique, où la quantité de production continue de s'accroître vertigineusement tandis que les ventes déclinent assez sévèrement. Il faut dire que l'interprétation (à défaut des traductions peut-être, mais les éditeurs ne semblent pas y prêter trop d'attention) en est libre de droits.

Les langues les plus fréquentes sont l'anglais (tous les grands titres du répertoire, y compris à périodes plus récentes, et Lady Macbeth de Mtsensk), l'italien (là aussi, tous les titres majeurs, et même Soussanine), l'allemand (moins souvent, Onéguine et Boris se trouvent en pas mal de versions différentes), quelquefois le français (sélection assez étonnante : Boris, Le Rossignol de Stravinski, L'Ange de Feu de Prokofiev).

Cela s'assortit souvent d'arrangements divers : en particulier dans les enregistrements de la RAI, où l'on coupait avec générosité. Mais celui-ci est véritablement atypique, plus que le simple fait d'entendre les salons de Pétersbourg et la Retraite de Russie à coups d'accents napolitains.


Corelli en Bezoukhov. Oui, c'est étrange.
Puis Nathan Gunn en Bolkonski mourant (DVD Bertini-Zambello 2000). Pardon pour son russe, il se vantait à l'époque des représentations qu'il suffisait de bien apprendre phonétiquement sans trop chercher le sens précis des mots. Mais vu l'état de la discographie, c'est le seul prince Andreï réellement gracieusement chanté…
Et Bastianini dans la même mort, éclatant de santé comme à l'ordinaire. Commentaires ci-après.


2. Guerre et Paix en italien

D'abord, il s'agit d'une réelle représentation, au Maggio Musicale de Florence (en 1953). Et l'orchestre est d'une tout autre trempe que ceux des différentes RAI du pays ! À la même époque où Mitropoulos laisse l'orchestre de la même maison, enthousiaste mais complètement dépassé, se débander complètement dans Elektra (vraiment à écouter : soirée électrique, irrésistible… où personne ne joue la partition), la cohésion d'ensemble impressionne. Sans doute aussi, précisément, parce qu'Artur Rodziński n'est pas Mitropoulos : sans jamais s'attarder, rien ne part dans le décor, ce qui est inhabituel pour un orchestre péninsulaire de l'époque — et ce même si le Maggio Musicale Fiorentino était alors, et de très loin, le meilleur orchestre du pays.


L'habile pochette performer-free (ça soulage, surtout pour les vieilles cires) d'une des rééditions récentes (Classical Moments) parmi les labels spécialisés dans le libre de droits et licences peu onéreuses (existait déjà chez Andromeda).


La traduction rythmique (les lyrics, comme on dit dans le West End), préparée très rapidement par Vito Frazzi, est un peu sommaire (les nuances sont passées par pertes et profits), mais demeure fonctionnelle.

Ensuite, la distribution a tout pour laisser perplexe :

  • le trompettant Franco Corelli dans le maladroit Bezukhov, qui livre vocalement, en cette période de jeunesse encore libre des excès de métal et de dégoulinements, l'une de ses plus belles soirées captées au disque — certes, ça n'a plus grand rapport avec le tourmenté Bezukhov, mais c'est intense de bout en bout, et sans trop de complaisance vocale — ;
  • le glorieux Ettore Bastianini pour le fragile Prince Andreï rebuté, qui se met soudainement à déclamer sa partie pour une phrase (effet de style « mourant » pour la voix la plus saine de l'histoire du barytonnat, ou bien façon très adroite de masquer qu'il est perdu ?) ;
  • Rosanna Carteri, grande chanteuse par ailleurs, mais particulièrement peu juvénile en Natacha — malgré ses vingt-trois ans, le timbre évoque plutôt le triple, probablement à cause de ce grave un peu trop timbré et sans legato ;
  • et puis les présences de Fedora Barbieri, Mirto Picchi (dans le rôle mi-caractère mi-dramatique d'Anatole), Italo Tajo (à la fois Rostov et Koutouzov), tous des symboles… d'autre chose !


Grâce à l'orchestre, à Rodziński, à la qualité des chanteurs, ce n'est pas mauvais du tout. Ce qui importe d'autant plus qu'à l'exception de la version Bertini (en DVD, avec Guryakova, Margita, Brubaker, Gunn, Kotcherga) et bien sûr de la luxueuse historique Melik-Pashaev de 61 (par ailleurs la mieux captée à l'orchestre !), les versions couramment disponibles (Rostropovitch, Ermler, Gergiev, Hickox) ne sont pas exceptionnellement chantées.
Il ne faut pas s'attendre à trop comprendre ce qu'on dit sur scène en revanche : le gros orchestre et les voix solidement couvertes rendent le texte peu intelligible dès que le volume général augmente (sans parler des chœurs, eux-mêmes extrêmement chargés en harmoniques et généreux sur la couverture, comme des solistes).

3. État de la partition

Mais la surprise vient surtout des coupures. Il manque près de la moitié de l'œuvre (3h30 devenues 2h), ce qui n'est pas inhabituel à l'époque pour une partition inhabituelle, longue et difficile. En revanche, c'est l'emplacement de celles-ci qui laisse perplexe. Elles suppriment non seulement des épisodes entiers (inévitable vu les impératifs de durée), mais jusqu'à l'interieur des scènes, et des même des phrases musicales !

Outre son sujet très engageant (même s'il y aurait à redire sur le livret du compositeur et de Madame, bavard, fragmenté et pas forcément centré sur les épisodes les plus intéressants — avait-on vraiment besoin d'Anatole à son lupanar pour cerner le personnage ?), outre son caractère grandiose de fresque épique, la force de Guerre & Paix réside dans les quelques mélodies récurrentes, d'une très grande intensité lyrique : le motif de l'amour d'Andreï et le motif de l'amour de la patrie (d'ailleurs parents). Le second en particulier donne la substance du grand air de Koutouzov (qui vient d'abandonner stratégiquement Moscou aux flammes), à un bref moment de lucidité désespérée chez Andreï Bolkonski mourant, et au grand chœur final.

À l'exception de la fin, qu'on peut difficilement occulter, les autres apparitions du motif ont été supprimées. Sauf grossière inattention de ma part, l'air de Koutouzov (l'un des rares moments purement mélodiques de tout l'opéra — et on est en Italie, bonté divine, dans les années 50 !) a tout simplement disparu, alors qu'il est véritablement le moment qui reste le plus volontiers en mémoire, immédiatement prégnant. L'autre est précisément la mort d'Andreï, et le traitement en est encore plus étonnant : à la fin du crescendo où il exprime son amour pour la vie, et où devrait éclater le souvenir désespéré de ce qu'il perd (sa patrie, Moscou aux coupoles dorées)… coupure de quelques mesures, et cela finit dans un semi-cri (non écrit) qui résume paillassement la chose : tutto è finito !. Tout cela change profondément l'économie musicale du passage, censé effectuer une transition du délire sombre à ce moment fiévreux d'espoir soutenu par les cordes en trémolo, pour aboutir sur la belle mélodie exaltée et épouvantée… Ici le dernier étage de l'édifice a volontairement été retiré, ce qui n'ôte pourtant que quelques secondes.


Vous pouvez observer la différence dans les illustrations sonores en début de notule : prenez à 135 secondes dans les extraits 2 et 3.

4. Raisons politiques ?

Les coupures en dépit du bon sens ne sont pas rares dans ce type d'adaptation, mais ici, se plonger dans le détail de la partition pour retirer même pas un prélude ou une répétition quelconque, mais un bout de phrase musicale… il semblerait qu'il y ait plutôt une volonté claire d'extraction du motif patriotique. Un peu comme on fit pour la tirade finale de Hans Sachs dans les Maîtres chanteurs — ce qui est beaucoup plus logique et simple à effectuer, car il s'agissait d'une tirade à thèse. Les éléments de Guerre et Paix sont beaucoup plus narratifs, et quand un général (qui a littéralement brûlé son pays) dit qu'il veut se battre à mort pour sauver sa patrie, ce n'est pas exactement de l'idéologie artificiellement ajoutée au récit.

Je me dis qu'il est déjà assez exotique, en 1953, d'importer un opéra à la gloire de la Russie commandé par le régime stalinien en Europe occidentale. Certes, le Mai Musical avait une tradition d'exigence (productions visuellement plus audacieuses, répertoire contemporain – par exemple la création italienne d'Œdipe-Roi de Stravinski), et même une assez étroite relation avec la musique russe, mais pourquoi ce titre-ci ? En plus Florence, fief important de Partisans, était sous conseil municipal chrétien-démocrate depuis 1951, donc il ne s'agit pas de commande politique a priori — ou bien, vu le travail que devaient constituer la réunion de l'équipe, la traduction de la partition (récente : achevée en 1942 et créée en 1944), l'étude d'icelle par les chanteurs (italiens : il faut leur laisser le temps, c'est pas du Donizetti)… peut-être était-ce une commande de la municipalité précédente (communiste) ?

Bien que très curieux d'avoir cette réponse, je ne l'ai pas définitivement. Parmi les programmes thématiques de l'époque, le Maggio Musicale avait notamment proposé une série sur « le XXe siècle face à l'Histoire » — dans ce cadre, Guerre & Paix semblait un choix judicieux.

Le contexte politique apporte quelques éclairages plus précis néanmoins. Il s'agit de la première exécution scénique hors d'U.R.S.S. (le seul précédent étant une version de concert en 1946, tout de bon à l'Ambassade de l'U.R.S.S. à Londres !). Le directeur du théâtre, Francesco Siciliani, a été nommé par le prédécesseur communiste de Giorgio La Pira — le nouveau maire l'a confirmé et défendu dans ses fonctions, mais la sensibilité politique de Siciliani a peut-être été conciliante de ce point de vue, je ne puis dire. En tout cas cela ne va pas contre l'hypothèse d'un projet antérieur aux élections municipales de 1951. À l'inverse, j'ai lu que Prokofiev aurait dû attendre la mort de Staline pour accepter le partenariat italien (pourquoi donc ?), ce qui expliquerait la hâte imposée à l'adaptation de Frazzi, mais je n'ai pas pu en trouver confirmation ailleurs.


Helena Scott (Natacha Rostova) et David Lloyd (Pierre Bézoukhov), acteurs et chanteurs dans la production télévisée de la NBC en 1957.


Cette programmation, en tout cas, a suscité des débats passionnés dans la presse italienne, comme on peut se le figurer, autour des possibles implications idéologiques d'un tel projet, et dans le langage fleuri des propagandes d'alors. Néanmoins il ne semble pas que l'œuvre soit considérée comme si subversive (son côté tsariste ?), car peu de temps après, en janvier 1957, la NBC la programme pour ce qui est alors la plus longue émission d'opéra jamais filmée (2h30, il manque tout de même 1h de musique)… Elle est donc très vite institutionnalisée, et la Détente ne suffit pas à expliquer qu'on soit passé d'une œuvre de propagande communiste à une œuvre du patrimoine lyrique mondial. Il est vrai que l'opéra de Prokofiev est essentiellement patriotique : il exalte l'amour inconditionnel de la patrie et le plaisir de se battre pour elle, mais ne véhicule pas exactement les idées de la Révolution — au contraire, les amis du Prince Bezukhov s'indignent de ce qu'il ait été mélangé par les Français aux crotteux prisonniers fantassins…

5. Qui a commis le crime ?

Mais alors, à supposer qu'elles soient bien idéologiques (on a vu d'autres bizarreries dans des représentations dont les sujets n'avaient rien de sensible), qui a décidé cette amputation méthodique des parties les plus susceptibles de plaire au public, mais aussi les plus engagées ?

Plusieurs hypothèses peuvent être faites. Peut-être le maire et le directeur ont-ils décidé de limiter le caractère subversif de leur programmation déjà sujette à débat. Mais leurs notions . musicales ne sont pas forcément suffisantes pour choisir les mesures à couper, la faisabilité instrumentale du collage, éventuellement les raccords à écrire (je n'ai pas eu l'impression que ce soit le cas, les éléments sont plutôt brutalement collés). Le traducteur Frazzi a peut-être pu faire ce travail (il faut des notions musicales respectables pour écrire des lyrics), mais peut-être n'était pas pour autant un spécialiste de l'harmonie de Prokofiev (bien qu'une fois encore, les transitions ne soient pas de la plus grande finesse…).

Aussi, il est très possible que le travail ait incombé, peut-être de son propre chef, à Rodziński. Après tout, le directeur musical de la soirée, fils d'un général de l'Empire austro-hongrois (d'origine polonaise, pour ne rien arranger !), vivait aux États-Unis depuis 1925 (invité par Stokowski comme son assistant à l'Opéra de Philadelphie) et était, à l'époque du concert, naturalisé américain. Sa complaisance envers le régime soviétique n'était donc peut-être pas maximale. Cela expliquerait assez bien les coups de ciseaux contre-intuitifs aux moments les plus exaltants musicalement, liés au sentiment national russe.

Ce n'est qu'une hypothèse, mais au delà du décalage divertissant que représente cette représentation traduite (et chantée par de très illustres non-spécialistes), il y a matière à méditer sur les implications politiques d'une programmation musicale — je l'admets, sans doute plus dans l'Italie d'alors que dans la France de désormais.

mercredi 24 décembre 2014

Legs Callas-EMI : dernières restaurations


Simplement un mot après avoir lu le plus grand bien des remasterisations des intégrales Callas chez EMI par Warner : on peut lire çà et là que reportés trop hâtivement sur CD au début des supports numériques, ils avaient été traités un peu maladroitement, et trop systématiquement filtrés.


Le visuel des nouveaux coffrets chez Warner.


Ce qui me rendait sceptique, parce que :

Suite de la notule.

samedi 13 décembre 2014

Le Théâtre du Nord-Ouest – retour d'expérience


J'avais mentionné pour les spectacles de décembre, tout ébaubi de ma découverte, la programmation du Théâtre du Nord-Ouest (en réalité bien au centre de Paris, le long du Boulevard Montmartre), prodigue en pièces du patrimoine, et réalisant même, chaque année, une intégrale (et pas des petits corpus : il y eut déjà Shakespeare, Corneille, Molière, Racine, Marivaux, Musset, Hugo, Strindberg, Claudel, Montherlant… et cette année revient Racine).

Suite de la notule.

samedi 16 août 2014

Autour de Pelléas & Mélisande – XX – Les vraies voix de Mélisande


Car l'opéra italien n'a pas le privilège absolu des études de glottologie.

Le rôle de Mélisande est diversement étiqueté, sous des considérations plus ou moins fantasmatiques. L'occasion de refaire le tour du propriétaire.

1. Composition et duo d'amour

Il existe plusieurs traditions expliquant la première rencontre de Debussy avec la pièce de Maeterlinck, chacun voulant en être : le conseil de lecture aurait émané de Mauclair, de Cocteau (ce qui paraît confortablement improbable vu son âge), du hasard d'une simple promenade chez un libraire… Néanmoins, il semble, à en juger par sa propre correspondance, qu'il ait découvert l'œuvre sur scène.

Lugné (autopseudonymé Lugné-Poe), fondateur de la Compagnie Théâtre de l'Œuvre, qui doit précisément ses lettres de noblesse à la création de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, aux Bouffes-Parisiens, reçoit en mai 1893, au moment exact de la création, une lettre de Debussy lui demandant des places (précisant même qu'il ne la connaît pas). Qu'il ait été influencé ou pas, il est donc probable – sauf découverte dans un très court intervalle – qu'il ait rencontré, pour la première fois, ses personnages sur scène.


Mary : Voyez, voyez, j'ai les mains pleines de fleurs.


Le reste a lieu assez vite : entre mai et septembre, une large part de la partition sera composée. Henri de Régnier intercède auprès de Maeterlinck qui accepte immédiatement. Debussy lui rend visite, et les deux s'accablent d'amabilités pour déterminer qui fait une faveur à l'autre. Maeterlinck, en plus de sa bénédiction pour les coupures de Debussy, propose même les siennes, qui paraissent « très utiles » au compositeur.
Par la suite Maeterlinck écrit même une lettre donnant tout pouvoir à Debussy pour effectuer toutes adaptations nécessaires à son drame.

Mais en septembre, alors qu'il vient d'achever la fin du quatrième acte (tout ce qui précède était-il composé ?), Debussy décide de reprendre son travail à zéro. Au cours de l'année 1894 ont lieu plusieurs auditions chez Pierre Louÿs, compagnon de la première heure dans cette aventure : Debussy s'accompagne et chante le premier acte dans son état originel, le tableau de la fontaine (II,1) et une portion du tableau du balcon (III,1).
J'aimerais pouvoir trouver ces ébauches, mais alors que tout le monde les mentionne, les partitions ne semblent pas publiées ; peut-être sont-elles même perdues, mais j'aimerais en être assuré : un second Pelléas, au langage probablement plus archaïque (ou du moins plus traditionnel), voilà qui aiguillonne les curieux et les gourmands. De (petites) recherches en perspective, nul doute que cela a déjà été documenté.

2. Maîtresses, glottophilie, création et rixes

C'est après que le ciel se couvre.


To the happy couple.


Maeterlinck considérait manifestement qu'il existait un accord plus ou moins explicite pour l'engagement de Georgette Leblanc, sa maîtrisesse, dans le rôle principal. Debussy avait-il suggéré que ce ne serait pas un problème, ou simplement dit poliment qu'il considèrerait l'option, c'est un détail qu'on ne peut que difficilement déduire.

Toujours est-il qu'Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, choisit à sa place un autre profil vocal… et une autre maîtresse, celle d'André Messager, Directeur de la Musique et chef en charge des représentations de l'opéra, que Carré avait en vain demandée en mariage : Mary Garden.


Mary, affairée à ses modestes préparatifs pour un départ en Thébaïde (il fait chaud là-bas).


Maeterlinck ne l'apprend que par le journal, et tous les témoins décrivent une fureur sans exemple, et qui dure pendant plusieurs mois.

¶ Refusant la médiation de la Société des Auteurs, il assigne Debussy en justice — mais le compositeur dispose de l'autorisation écrite de l'auteur, et l'emporte.

¶ Il se rend chez Debussy pour le provoquer en duel, et Albert Carré se propose pour prendre sa place.
C'est semble-t-il la période où Maeterlinck tue sa chatte Messaline d'un coup de pistolet (selon les commentaires, par fascination pour les affects en jeu, ou pour s'entraîner sur une cible vivante – le sujet ne me passionne pas assez pour que je sois allé vérifier dans les sources, je l'avoue).

¶ Finalement, Maeterlinck opte pour la bastonnade, et se rend chez Debussy qui fait un malaise en le voyant dans une colère qui, ici encore, est rapportée comme particulièrement effrayante par les témoins.
En 1918, il écrit à un correspondant qui l'interroge : « tous les torts étaient de mon côté et qu'il eut mille fois raison », mais l'objet de la contrition n'est pas totalement clair à mon sens : est-ce l'épisode de la correction seulement, ou le sujet même de la querelle ?
De toute façon, à l'époque, Pelléas s'était durablement imposé au répertoire lyrique et il se séparait la même année de Georgette Leblanc (qu'il trompait avec une autre actrice… née l'année de la première rencontre avec Debussy !), ce qui rendait sans doute l'admission de ses torts plus aisée.

¶ Quelques semaines avant la création (avril 1902), il écrit une lettre ouverte où il proteste de la malhonnêteté de ses interlocuteurs, conteste son ostracisation de la création, et souhaite la chute « prompte et retentissante » de l'opéra.
La lettre est en elle-même contradictoire avec son argumentaire précédent, puisqu'il explicite la raison de son ressentiment (le refus de la seule interprète qu'il souhaitait pour Mélisande), alors qu'il avait récusé les coupures (comme défigurant son œuvre) devant les tribunaux.

3. Deux aspects de Mélisande

Tout cela, c'est de l'histoire et de l'anecdote. Fascinantes peut-être, surtout que Maeterlinck semble avoir fait grand cas d'un engagement de sa maîtresse (qui faisait une belle carrière sans cela), et perdu la mesure à un point difficile à se figurer, surtout pour un homme mûr et jouissant déjà d'une grande réputation – sensiblement plus grande que celle de Debussy. Un moment d'irrationnalité publique et très durable (deux paramètres relativement rares) qui passe plutôt le sens commun.

Mais ce qui est intéressant, c'est que le choix d'Albert Carré (et celui de Maeterlinck), indépendamment des enjeux de maîtresses, révèlent deux orientations esthétiques très différentes pour Mélisande… et qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les distributions du rôle.


Mary-Thaÿs-et-non-Margueryte, simple parvenue quand même ; et Georgette-Vanna, qui va bientôt tout perdre, jusqu'à son manteau (sous lequel il n'y a rien).


Les amateurs les plus chevronnés de Pelléas, ou simplement les possesseurs du coffret Desormière dans certaines rééditions EMI, ont déjà entendu Mary Garden : elle a laissé quelques traces avec Debussy au piano (en 1904, donc dans un état vocal très proche de la création), dont quelques mélodies (Beau soir, Spleen, Green) et une chanson de la Tour.


Début de l'acte III de Pelléas.


Elle a laissé aussi d'autres témoignages dans des répertoires plus lyriques (Traviata, Thaïs, Salomé d'Hérodiade, Louise) :


Salomé (Massenet), Thaïs en 1907, Violetta en 1911, Louise en 1912.


Moins célèbres, les traces laissées par Georgette Leblanc :


Amadis de Lully (acte II), et le même extrait de Thaïs.


L'auditeur profane (que nous sommes tous plus ou moins, face à la rareté des témoignages de cette période, et à son éloignement dans les usages linguistiques) ne peut qu'être frappé par la proximité de ces deux témoignages d'un autre temps. D'abord, la très faible intelligibilité : on se figure qu'on articulait mieux autrefois, parce qu'on se fonde sur les témoignages (effectivement extraordinaires de ce point de vue) des années 30 à 60… mais au début du vingtième siècle, l'esthétique était plutôt aux voix très lisses et homogènes, sans arêtes (très peu de mordant), presque blanches (peu vibrées, ou légèrement et irrégulièrement), très « couvertes » (avec des voyelles assez peu différenciées), et des consonnes très peu proéminentes (effet peut-être accentué par la prise de son). Quelqu'un ferait ça aujourd'hui, on considèrerait immédiatement qu'il chante mal.
S'il y a bien une preuve qu'on ne peut absolument pas se figurer comment on chantait en 1840

Néanmoins, on a bien affaire à deux formats différents : Mary Garden est une voix de lyrique (qui pourrait paraître léger en écoutant Mélisande), s'inscrivant dans la tradition française de l'époque même pour des rôles à l'origine ou désormais tenus par des voix des grands lyriques, voire lyrico-dramatiques (Violetta, Thaïs, Louise, Katyucha de Risurrezione d'Alfano – le modèle en est devenu Magda Olivero –, Tosca, Salomé de Massenet… et de R. Strauss !), mais aussi des rôles graves qu'elle chantait avec sa voix légère (comme on le fait avec le baroque aujourd'hui), tels le Prince Charmant de Massenet, Carmen, Charlotte, Dulcinée… tous d'authentiques rôles de mezzo, témoins d'une autre façon de penser les catégories vocales au début du XXe siècle en France.
Ses grands succès ont été faits sur la scène de l'Opéra-Comique, comme première soprano – d'où sa distribution naturelle en Mélisande, d'ailleurs (indépendamment des questions de format).

Georgette Leblanc a partagé certains rôles (Carmen, Thaïs, Fanny de Sapho de Massenet), néanmoins la voix est audiblement plus sombre et chaleureuse, plus dramatique. Il n'est pas sûr du tout que la voix ait été plus glorieuse, puisque Garden semble particulièrement bien projetée, mais qu'elle ait créé Ariane et Barbe-Bleue de Dukas est assez révélateur sur une nature de voix plus large : on peut donner Salomé à une voix souple et relativement légère, si elle est suffisamment dynamique ; pour Ariane, il faut vraiment de l'assise, c'est un rôle isoldo-brünnhildien, sorte de mezzo avec de grands aigus. L'extrait d'Amadis révèle assez bien ce fait : Garden, dans le grave, sonne comme une soprano avant le passage, tandis que Leblanc s'approche vraiment du mezzo-soprano.
Certains témoignages attribuent d'ailleurs le refus de Leblanc par Carré (outre la position de Garden dans la maison et sa relation avec Messager) à son caractère vocal plus corsé, pas assez évanescent pour Mélisande.

Mais, techniquement, personne n'a jamais contesté que Leblanc (qui ne l'a pas fait ensuite semble-t-il, pour les raisons de bouderie qu'on se figure aisément, vu la durée de la querelle) pouvait chanter Mélisande.

4. Coïncidences avec les distributions du rôle

Ainsi, dès l'origine, deux potentialités de Mélisande, soprano et mezzo, coexistent. Et si le profil soprano dramatique façon Leblanc a finalement été très peu employé (Los Ángeles et Duval ont chanté ces rôles, mais n'appartiennent pas exactement à la catégorie), les représentations et enregistrements, à toute époque, alternent toutes les tessitures.

Je me limite à celles qui ont été captées par le disque ou la radio (date de première captation que j'aie eue entre les mains, rien de scientifique), et la liste n'est bien sûr pas exhaustive :

soprano léger colorature : Yvonne Brothier (1927), Marthe Nespoulous (1928), Irène Joachim (1941), Éliane Manchet (1988), Cécile Besnard (1999), Patricia Petibon (2005), Natalie Dessay (2009)
soprano lyrique léger : Bidu Sayão (1945), Suzanne Danco (1952), Jeannine Micheau (1953), Erna Spoorenberg (1964), Jeannette Pilou (1969), Colette Alliot-Lugaz (1987), Allison Hagley (1992), Christiane Oelze (1998), Marie Arnet (2004), Karen Vourc'h (2010)
soprano lyrique : Mary Garden (1904), Elisabeth Schwarzkopf (1954), Los Ángeles (1956), Anna Moffo (1962), Denise Duval (1963), Helen Donath (1971), Michèle Command (1978), Rachel Yakar (1979), Mireille Delunsch (1996), Véronique Gens (2003), Isabel Rey (2004), Sophie Marie-Degor (2007), Elena Tsallagova (2012)
soprano (lyrico-)dramatique : Georgette Leblanc (-), Liuba Welitsch (1948), Elisabeth Söderström (1970)
mezzo-soprano lyrique léger : Anne Sofie von Otter (2000), Magdalena Kožená (2002), Lorraine Hunt-Lieberson (2003), Angelika Kirchschlager (2006), Monica Bacelli (2013), Stéphanie d'Oustrac (2014)
mezzo-soprano lyrico-dramatique : Micheline Grancher (1962), Frederica von Stade (1978), Anne Howells (1978), Marie Ewing (1990)
mezzo-soprano grave : Marta Márquez (2010)

Bien sûr, il est impossible de tirer des conclusions sérieuses de cela : même si l'on relevait tous les noms de toutes les titulaires (ce que je suis loin d'avoir fait), pour brosser un tableau plus réaliste des tendances (sans doute différentes selon les pays, je devine un tropisme léger en France, par exemple), on ne pourrait faire la part de ce qui relève de la circonstance (une bonne chanteuse disponible) et de ce qui relève de la conviction profonde sur ce que doit être Mélisande (puisque l'on trouve de grandes titulaires dans toutes les catégories, le paramètre tessiture n'est pas forcément déterminant dans le recrutement, un des rares rôles pour lesquels on ait cette liberté).
Néanmoins, on peut relever, avec toutes les réserves nécessaires, quelques petites choses.

Globalement, les sopranos lyriques restent une valeur très prisée.

Il est intéressant de remarquer que les formats sont assez également répartis au fil du temps. Néanmoins, la tendance est globalement l'éloignement des formats très légers majoritaires à l'origine, vers des formats toujours légers, mais plus centraux (des mezzos de type « second soprano », ce qui est peut-être l'emploi le plus logique vu l'écriture du rôle). Seule catégorie manquante, les sopranos très dramatiques, pour des raisons évidentes de lourdeur et de grain – sans compter les physiques de cinquantenaires aux larges hanches, souvent peu compatibles visuellement avec la femme-enfant, l'oiseau hors d'haleine du livret…

Du fait de la tessiture basse et des valeurs précises, en tout cas, les formats les plus larges sont exclus. Mais le rôle n'est jamais concurrencé par l'orchestre (c'est un peu moins vrai pour Pelléas par exemple), il n'y a donc pas d'impératif de recruter une mezzo – même si, hors baroqueuses, les sopranes ne sont plus forcément à leur aise dans les œuvres largement écrites sous le passage.
De fait, l'emploi de Mélisande, sans impératifs de volume (l'orchestre joue rarement simultanément, et toujours discrètement), sans grande extension (pas de graves, très peu d'aigus, et jamais très haut), peut être distribuée à n'importe quelle voix capable d'articuler suffisamment dans cette tessiture-là, même sans grande projection.

Pour ma part, j'avoue que j'ai beaucoup d'intérêt pour les mezzos légers, parce que le confort est maximal et permet plus d'expression, sans que la couleur ne soit ternie. Mais c'est sans doute lié aussi au fait que cela correspond à une esthétique d'aujourd'hui (ils entrent plus récemment dans la danse que tous les autres !), liée aux progrès extraordinaire en matière de baroque et de lied — autant pour l'opéra, on peut vraiment discuter de l'évolution vocale (engorgement, opacification, volapük) depuis cinquante ans, autant pour le baroque et lied, le progrès ne fait pas un pli. Et ce sont ces timbres limpides et ces dictions généreuses que l'on retrouve en Mélisande, bien souvent, ce qui explique sans doute, plus que le format, le taux de réussite dans ce type de voix.

5. Pourquoi Mary Garden ?

Manière de boucler la boucle, on peut considérer un autre paramètre intéressant que je n'ai pas abordé de front, mais qui ouvre d'autres possibilités. Mary Garden avait les bons réseaux, Mary Garden occupait déjà un poste à l'Opéra-Comique, Mary Garden avait la voix et le physique juvénile qu'on attendait.

Pourtant, le public lui a reproché son accent écossais — franchement tout sauf évident, mais si vous écoutez les descentes vers le grave de sa Salomé d'Hérodiadeci-dessus (« Ah ! quand reviendra-t-il ? »), vous entendrez effectivement des sonorités que ne produirait pas une francophone (le [t] légèrement adouci, le [i] qui tire un peu sur le [ü]), même si d'une manière générale tous les paramètres de diction sont très peu distincts de n'importe quelle francophone de l'époque. (C'est flou comme les copines, mais ça ne sonne pas anglais.)
En mettant de côté un probable zeste de mauvaise foi chauvine, il faut considérer cependant qu'elle venait à peine de percer en France (1900 est son premier grand succès, en remplaçant au pied levé la titulaire de Louise à l'Opéra-Comique), que Mélisande est un rôle très exposé du côté de la déclamation, et qu'à l'époque, le public n'entendait que des opéras écrits ou traduits en français, interprété par des chanteurs francophones devant un public français. Son oreille était sans doute plus chatouilleuse que la nôtre — sans compter tout un tas d'implications morales sous-jacentes, ce n'était pas la même chose pour un écolier d'avoir un accent étranger qu'aujourd'hui.

On aurait donc pu choisir quelqu'un d'autre, même si on ne voulait pas Leblanc.

C'est là où la consultation des témoignages et entretiens de l'artiste se révèlent intéressants.


D'abord, Mary Garden postule le respect absolu de la partition, et en particulier des rythmes écrits par le compositeur, qui a toujours raison. Je ne suis d'accord avec ni l'un ni l'autre postulat, puisque les rythmes de Pelléas doivent être assouplis pour ne pas rendre raide une prosodie déjà étrange, avec ses répétitions, ses intervalles soudainement inattendus, ses successions brutales de binaire et de ternaire ; par ailleurs, que le compositeur ait toujours raison, ce peut être une position éthique (fort respectable), mais certainement pas esthétique, car les choses ne sont jamais aussi simples (on se rapproche de l'histoire-bataille de bien des Histoires de la Musique, où un compositeur, voire une œuvre, inaugure un nouveau système musical).
À cette époque où la rigueur d'exécution n'était pas une qualité aussi répandue ni aussi maîtrisée qu'aujourd'hui, on peut supposer que ce désir de bien faire (Garden ne m'a pas parue si nette que cela dans les différentes captations…) a été fortement apprécié, surtout pour de la musique contemporaine, très neuve et assez difficile.

À cela, Mary Garden ajoute une caractéristique intéressante, qu'il est difficile de mesurer, vu l'absence de Mélisande captées, me semble-t-il, entre son extrait de 1904 et les scènes enregistrées par Piero Coppola (1927) et George Truc (1928). Elle déclamait en effet, dans ces parties graves, avec sa voix de tête, la même voix qu'au-dessus du passage, effet indispensable pour ne pas obtenir une Mélisande poitrinant lourdement (je crois n'en avoir rencontré qu'une, sur une soixantaine de versions écoutées) ; ce parti pris de légèreté, c'est ce que j'entends chez ses contemporaines, le poitriné étant plutôt à la mode en Italie vers les années 40, mais il y avait peut être une qualité de coloris particulière, assez limpide, qu'on craignait de ne pas retrouver chez Georgette Leblanc ou d'autres titulaires potentielles.
Garden affirme en tout cas que Debussy l'avait hautement félicitée, parce qu'elle touchait à une forme d'idéal dans ce compromis particulier entre netteté de la déclamation et clarté de la voix de tête.

6. Prolongements potentiels

Rien qu'avec ces éléments de dispute et ces fragments de son, il y a donc beaucoup de fils à tirer à propos de l'évolution de l'élocution (et pas seulement lyrique) ; on n'est même pas près d'en avoir seulement mentionné tous les enjeux.

Pour entendre en intégralité une voix forgée sur une esthétique un peu similaire, on peut écouter les témoignages de Victoria de los Ángeles (comme Tito Gobbi dans un autre répertoire, et dans une moindre mesure Teresa Stich-Randall, elle dispose d'une formation technique qui reflète une autre époque que la sienne) : studio Cluytens en 56, Morel au Met en 60, Fournet au Colón en 62. Même type de voix un peu blanche au vibrato irrégulier, elle aussi étrangère. Clairement pas ma Mélisande de chevet, mais ça documente un style, dans un son beaucoup plus audible – et finalement plus proche de l'original que Sayão, par exemple.

D'ailleurs, il y aurait peut-être de quoi dire sur les autres créateurs — dont les voix sont à mon avis plus intéressantes, comme Jean Périer et, surtout, Hector Dufranne. À voir.

En attendant, vous pouvez retrouver toutes les notules autour de Pelléas et Mélisande dans le chapitre adéquat de CSS. Quelques autres sont en préparation.


samedi 31 mai 2014

L'intégrale des mélodies polonaises de Chopin... en français


Il faudra que je crée une catégorie spécifique pour les concerts de L'Oiseleur des Longchamps, à force d'y aller au moindre concert original – c'est-à-dire tout le temps...

1. Pourquoi s'y rendre ?

Cinq excellentes raisons, en plus du fait que j'aime toujours les concerts de L'Oiseleur des Longchamps :

¶ Les mélodies de Chopin ne sont à peu près jamais données en France – je suppose, sans l'avoir vérifié, qu'il en va tout autrement en Pologne, et possiblement dans les autres nations slaves.

¶ Évidemment, leur exécution intégrale est d'autant plus exceptionnelle. Elle prend un peu plus d'une heure, ce qui signifie lui consacrer un concert exclusif – avec éventuellement un court complément.

¶ Les mélodies de Chopin ne sont jamais données en français, malgré l'existence de traductions.

¶ L'Oiseleur des Longchamps propose une nouvelle traduction du cycle.

¶ Les mélodies de Chopin sont belles.




Smutna Rzeka et Śliczny Chłopiec par Elzbieta Szmytka et Malcolm Martineau, un point de référence éloquent.


2. Les mélodies

Première raison de se précipiter au Temple du Luxembourg pour entendre ce cycle, son caractère complet. Les mélodies de Chopin, écrites de 1827 à 1847 (durant une vie qui s'étend de 1810 à 1849), n'ont jamais été conçues, semble-t-il, pour la publication. Ce sont seulement les bluettes trouvées dans ses papiers à sa mort. Le choix entre celles qu'il a écrites (d'intérêt très divers) s'est limité à ce qui a été perdu (10), auxquelles s'ajoutent 6 autres découvertes ultérieures qui font débat en matière d'authenticité. L'une des pièces perdues (Jakież kwiaty, sur un poème de Maciejowski) a même été reconstituée grâce à une photographie (!), c'est dire à quel point la sélection a été due à la disponibilité fortuite, en amont de tout choix éditorial.

Elles ne sont publiées que de façon posthume, pour la première fois en 1857 (par Jules Fontana, à Berlin), sous le numéro d'opus 74 – Fontana, né la même année, avait rencontré Chopin pendant leurs études au Conservatoire de Varsovie, avant de parcourir le monde (et bien sûr de s'arrêter durablement à Paris). S'y trouvaient 16 mélodies : toutes celles trouvées dans les papiers du compositeur, à l'exception de Śpiew z mogiłky (« Les feuilles tombent »), sur un poème ouvertement patriotique de Wincenty Pol, qui narre sans détour les malheurs de la Pologne martyre et communique passagèrement l'exaltation d'une résistance généreuse et sans avenir. Le poète, de trois ans l'aîné de Chopin, s'était battu pendant le soulèvement de novembre 1830 – avant de recommencer pour la Révolution de 1848 au même endroit, mais cela ne concerne plus cette mélodie. Elle est le seul vestige écrit d'une série de 10 à 12 chants improvisés par Chopin en 1836, dans un cercle d'émigrés à Paris. Les couleurs sont extraordinaires, et le pouvoir d'évocation sur une prosodie simple, saisissant ; cependant l'écriture laisse entendre cette origine improvisée, avec ses grandes sections sur des carrures régulières, largement écrites par accords. Elle ne fut pas censurée, mais publiée à part, simultanément, sous le titre français Hymne du tombeau.

En 1910, 2 nouveaux titres font surface, Dumka (sur un extrait du poème de la suffocante Nie ma czego trzeba) et Czary (trouvé dans un album envoyé à Maria Wodzińska), assez mineurs au demeurant dans la production mélodique de Chopin. Bien que publiés sensiblement plus tard que le reste du groupe, ils sont souvent inclus dans l'opus 74 pour plus de simplicité.

Au total, donc, 19 mélodies ; je ne crois pas que Jakież kwiaty ni les 6 mélodies litigieuses aient jamais été gravées, en tout cas dans une intégrale.

Mais ce mot de mélodie est-il approprié ? Il désigne un genre qui naît à cette époque, des pièces chantées mettant en musique les poètes du temps, et destinées aux petits espaces, qui évolue progressivement vers une adaptation raffinée, voire un laboratoire esthétique très performant. Si ce basculement de la romance vers la « mélodie d'art » est patent au sein de la production de Berlioz, le style de Chopin dans ces pièces, essentiellement strophique, et très effacé derrière la mélodie simple et les courtes ritournelles de l'accompagnement, recèle davantage d'échos des origines populaires de la mélodie. C'est pourquoi, en somme, je serai tenté de les nommer, plutôt que mélodies polonaises, « chants polonais », ou mieux encore, « chansons polonaises ».


Tiré de la première publication polonaise incluant cette dix-septième pièce de l'opus 74, en 1859.


3. Le défi et le concept

Il existe plusieurs traductions officielles (chantables) de cet ensemble, notamment en allemand, en anglais et en français. L'Oiseleur des Longchamps indiquait, dans sa courte présentation, qu'Amédée Boutarel en avait réalisé, comme pour le reste du patrimoine fondamental du lied européen, une traduction – de qualité mais qui, nous disait-il, s'éloignait largement du sens précis des poèmes originaux.

Je n'ai pas eu accès aux partitions de Boutarel, en revanche je puis témoigner que c'est aussi le cas de l'immortel Victor Wilder (parmi les très rares mélodies étrangères à figurer dans le fonds d'un accompagnateur à l'Opéra de Bordeaux dans la première moitié du vingtième siècle, que j'ai eu la chance de pouvoir étudier). Comme Boutarel, il s'astreint à la versification française, quitte à ne plus conserver qu'un rapport thématique avec les poèmes originaux. Le résultat est assez mauvais, très décevant pour du Wilder, mais on peut lui passer que les choix de Chopin ne se sont pas vraiment portés sur les plus brillantes étoiles de la poésie.

Par ailleurs, la prosodie française chantée se prête mal à la transposition du polonais : l'italien est facile, comportant énormément de similitudes (et moins de voyelles, donc pas de risque d'appauvrissement comme dans le sens inverse), l'allemand et même le tchèque ont des finales qui peuvent être lourdes, une inflexion peu chantante qui peut s'accommoder assez bien du passage vers la tempérance verbale française ; en revanche, les finales systématiquement paroxytoniques et les consonnes généreusement grésillantes du polonais manquent cruellement en français. Entendre les originaux avant d'entendre une version française, c'est forcément être déçu.

Toutefois, pour des raisons largement exposées ailleurs, je demeure persuadé de l'intérêt de l'entreprise, et me suis déplacé en toute connaissance de cause. Je vais émettre plus loin quelques critiques sur les choix et le résultat dans la version de L'Oiseleur des Longchamps, mais afin d'ôter toute ambiguïté sur mon point de vue, je trouve forcément passionnant de donner ces œuvres en français, et encore davantage d'en oser une nouvelle traduction. Travail assez considérable simplement pour une soirée ou deux, soit dit en passant, un travail qui doit tout à la passion et fort peu aux contraintes professionnels. Pourtant, éthiquement, plutôt que de massacrer le polonais en pariant que personne ne s'en apercevra, le choix impose le respect.
À cela, je dois ajouter que j'ai moi-même essayé, il y a une dizaine d'années, de traduire les plus belles de ces mélodies, avec un résultat pas tellement meilleur que celui entendu ce mercredi. Même si j'ai aujourd'hui, à la lumière de l'expérience du « projet lied français », des idées plus précises sur ce qui peut empêcher une traduction de fonctionner, je ne suis vraiment pas persuadé qu'il soit possible, sauf à être un poète de génie, de donner un bon équivalent français à ces chansons polonaises.


4. La nouvelle traduction de L'Oiseleur des Longchamps

Réalisée avec le concours de deux amies polonaises, et en s'appuyant au besoin sur des traductions existantes, le baryton a donc proposé une nouvelle version française à chanter. Le constat ? Les traductions précédentes, déjà anciennes, s'appuyaient sur une autre logique qui était celle du poème français régulier, au détriment du sens de l'original. Le parti pris ? Coller au texte, malgré les contraintes prosodiques. Il nous prévient avec la plus grande honnêteté : « c'est une poésie qui peut être rugueuse ».

Et effectivement, il manque fondamentalement à ces textes (exacts pour le sens, très congruents pour la prosodie) une touche de... poésie. Comme déjà expliqué plus en détail dans des notules précédentes, dans le poème chanté (et de façon parfaitement contraire au poème parlé), ce n'est pas tant le rythme que le retour de sons qui fait la différence. Le rythme est déjà fourni par la musique (brouillant complètement celui du poème), parfois altéré par le musicien (ne vérifiez jamais la rigueur des « -e » chez les compositeurs d'opéra et de mélodie, vous seriez déçu !), tandis que le retour de sons (pas forcément la rime) est le moyen de se repérer dans l'articulation des vers ou des idées.

Entendre ces mots dépareillés, pas tous élégants, se succéder alors que la mélodie revient inchangée, a tendance à frustrer. On entend des phrasés à jambes courtes et des appuis à pieds longs, sans jamais rencontrer de lieu sonore où le texte suive une logique perceptible. Rien n'est prévisible, et peu de traits sont rassurants ou simplement jolis. Je soutiens depuis longtemps que le bon poème chanté n'est pas nécessairement un bon poème dit ou lu, mais on ne peut pas se dispenser de quelques repères formels pour qu'il ne s'effondre pas tout à fait.

Au demeurant, au delà de quelques bizarreries, le résultat était loin d'être hideux – mais, comme mentionné précédemment, avec quelques années de pratique, on perçoit tout de suite ce qui rend la traduction insatisfaisante. Encore une fois, je ne fais que relever ce qui dysfonctionne, je n'ai pas de solution pour en proposer une bonne. Parce qu'on peut toujours ajouter des rimes, encore faut-il qu'elles soient dans l'esprit du poème, bonnes (ce qui est déjà contradictoire), et sonnent bien en contexte. Et là, forcément, qui osera se sentir prêt...

Dans l'absolu, il faudrait imiter certains effets de retour de son (en gardant le sens, mais quitte à s'éloigner de la littéralité, surtout vu son peu d'intérêt...), retrouver une couleur récurrente française, mais assez typée, comme dans « Popalone sioła, / Rozwalone miasta » (Śpiew z mogiłky), « Kochać, o, kochać ! i nie ma kogo ! / Śpiewać, o, śpiewać ! i nie ma komu ! » (Nie ma czego trzeba) ou bien sûr la spectaculaire accumulation de chuintantes (qui disparaît totalement chez les traducteurs français, L'Oiseleur inclus) dans le refrain rieur « Śliczny chłopiec, czego chcieć ? / Czarny wąsik, biała płeć ! » (Śliczny Chłopiec).

Je me doute bien, également, qu'il faut aussi qu'il exerce son métier, et n'a pas pu faire que cela. Ainsi quelques scories, pour certaines peut-être dues à des déformations de lecture (voir plus bas les circonstances) :

¶ Dans Smutna rzeka (« Rivière triste »), pourquoi chanter « vi-ve-e-e », alors que la logique prosodique épouse parfaitement la courbure mélodique « vi-i-i-ve » ?

¶ Pourquoi avoir supprimé les prégnants rythmes pointés lors des tristes accords sous « Popalone sioła, / Rozwalone miasta » (Śpiew z mogiłky) ? Je n'en ai vu mention sur aucune édition.

¶ ... et cela alors qu'il semble respecter scrupuleusement la musique écrite, exécutant un bizarre « voles » en une syllabe (devant une voyelle) dans Poseł (« La Messagère »), au lieu de dédoubler simplement la valeur écrite – ce qui fonctionne parfaitement prosodiquement et n'altère pas le moins du monde la ligne musicale.

¶ La pure littéralité est contre-productive : insister sur « Va à l'écurie ! » après le poignant texte du Guerrier incertain de son sort, ou pis, l'innumérable répétition du verbe « baiser » (même assorti du rassurant complément « sa bouche ») sur une joyeuse fin de poème amoureux – tout le monde, chanteur inclus, devenant toujours plus mal à l'aise. L'épreuve de la scène prend alors tout son (ses) sens.

5. Les coupures

Autre chose que j'ai regretté, mais il s'agit d'une tradition chez L'Oiseleur, qui se tient sur le principe et qu'il faut accepter comme telle : la suppression des reprises dans les poèmes strophiques. Pour les concerts où il fait défiler un maximum de compositeurs, c'est à mon avis frustrant musicalement, mais cela se défend logiquement. Pour un concert monographique bref, avec plusieurs intermèdes pianistiques, je suis beaucoup moins convaincu... et surtout, sur des pièces aussi simples, le charme ne peut agir que par la réitération : les formules musicales, la plupart du temps, ne sont pas assez puissamment originales pour frapper en une seule fois. Au contraire, Chopin, dans plusieurs de ces chansons, reste (tout en conservant quelques couleurs simples mais personnelles) attaché à univers qui, du point de vue de la technique musicale, n'excède pas tellement la romance.

Il n'y a aucune malhonnêteté de sa part, il l'annonce lui-même, et explique ses raisons (durée du concert – il est vrai que la salle est louée et les frais vaguement amortis par la libre donation des auditeurs). C'est toujours dommage pour moi, mais dans le cas du sublime Nie ma czego trzeba (« Je n'ai pas ce qu'il me faut »), avec sa calme gradation vers un chant de désespoir, non, je ne puis m'y résoudre, et me suis étonné qu'on puisse seulement songer à le tronquer – alors que les deux tiers de ces chansons demeurent d'un intérêt plutôt relatif.

6. Le concert

Au demeurant, je le réaffirme, les artistes de la soirée ont tout mon respect pour présenter ceci au public – et que j'ai adoré écouter. A fortiori considérant qu'ils ont tout traduit, voire transposé, eux-mêmes. Mes remarques sur les choix de traduction tiennent plutôt du dialogue à distance sur un sujet absolument palpitant – et certainement pas de la censure ou du blâme, qu'on se le dise.

D'ailleurs, le principe du concert était remarquable : chaque groupe de poèmes était annoncé par une courte pièce pour piano de Chopin qui mettait en évidence son caractère.

Septième Prélude pour les « Amours joyeuses » (n°5,1,12,2),
Premier Prélude pour les « Amours tristes » (Czary,6,14,11),
Troisième Prélude pour le « Folklore gai » (n°8,16),
Quatrième Prélude pour le « Folklore tragique » (n°7,3,15,10),
Douzième ɀtude Op.10 pour le « Folklore patriotique » (n°9,17),
Sixième Prélude pour le « Folkore nostalgique » (13,Dumka),
Marche funèbre de la Deuxième Sonate pour conclure,
avec l'air gaillard de Hulanka en guise de bis.
[Il y eut un véritable bis ensuite, une adaptation du thème central de la Marche funèbre sur un poème de Musset.]

On pourrait s'amuser à discuter de l'agencement des groupes, mais c'était très convaincant, et les Préludes, exceptionnellement utilisés comme... préludes (ou plus exactement interludes), se révèlent d'une force exceptionnelle, davantage sans doute que lorsque leurs merveilles regroupées s'éclipsent mutuellement. ɀquilibre parfait, qui permettait d'éviter le sentiment de redite (le corpus étant plutôt homogène) et de relancer sans cesse l'intérêt.

7. Les artistes

Suite de la notule.

dimanche 20 avril 2014

Décapitations


Du fond de l'abîme, aux confins de l'oppression la plus noire, nous appelions un héros. Il est venu.


Suite de la notule.

jeudi 20 février 2014

Destouches – CALLIRHOÉ - états de la partition & inédits


... avec extraits sonores.

Callirhoé, après un réception mesurée par la critique lors de sa recréation à Beaune en 2005, s'est enfin imposée, de l'avis général comme l'un des fleurons de la tragédie en musique ; son poème était considéré comme le chef-d'œuvre de Pierre-Charles Roy (même si, à mon humble avis, Philomèle l'égale amplement), et la musique de Destouches a été reprise (fait plutôt rare) de façon régulière depuis sa création en 1712 jusque dans les années 1770, avec des commentaires qui demeurent positifs, et la participation des grandes interprètes du temps (Mlle Le Maure, Jélyotte, Benoit...).

Les sources de l'enregistrement d'Hervé Niquet

Hervé Niquet s'était attiré beaucoup de critiques en supprimant le Prologue, grand débat d'alors – avant qu'il ne se mette à les enregistrer, puis qu'il aborde des répertoires plus tardifs de la fin XVIIIe et du XIXe qui n'en utilisent plus. Son argumentation me laissait suspicieux : il avait pris la version révisée de 1743, dans laquelle le Deus ex machina (Bacchus réunissant les amants) et le Prologue (ils disparaissent ou prennent un sens purement allégorique, et plus du tout courtisan, à partir de la Régence) n'apparaissaient pas. Je doutais, à vrai dire que la fin soit aussi abrupte, et que Corésus meure ainsi sur un accord inachevé, redoutant quelque habile adaptation... mais après vérification dans la partition de 1713 (celle de 1743, manuscrite uniquement, est plus difficile à trouver), la mort de Corésus est bien écrite ainsi. Procès d'intention de ma part (certes facilité par la faiblesse de l'argumentation « j'aime pas les Prologues donc je ne les joue pas »), je fais contrition.
Par ailleurs, je tends de plus en plus à adhérer à ses choix ; d'abord parce que les Prologues sont la plupart du temps moins bons que le reste de l'œuvre ; ensuite pour des raisons de cohérence dramatique (les œuvres sont plus efficaces si on enlève les parties non essentielles, et finalement assez nourrissantes sans ce superflu) – l'air de rien, ça change le plaisir qu'on peut trouver dans une représentation ; enfin pour des raisons de congruence historique : à défaut de respecter les œuvres, la démarche n'est pas inauthentique.


Outre l'absence du Prologue et la coupure pure et simple de l'apothéose finale, plusieurs endroits varient entre l'original et l'enregistrement de Niquet.

Évolution de la partition

1712 : Création le 27 décembre. Date des premiers livrets édités par Ballard.

1713 : Représentations jusqu'en mars. À part du 15 mars, des modifications sont apportées au cinquième acte. C'est de cette version que provient la partition que j'ai utilisée.

1731 : Reprise au Palais-Royal. Parution d'un nouveau livret chez Ballard, toujours avec le Prologue mais se terminant sur la mort de Corésus (suppression du duo d'effroi des amants devant le ciel enflammé, de la réconciliation de Bacchus et du chœur de gloire final). Il y avait aussi un commentaire de Calllirhoé et d'Agénor après « Souvenez-vous de Corésus » : « — Que je le plains ! — Que je l'admire ! » (qui rime avec le duo qui suit). Certains passages sont modifiés (premier duo entre la Reine et Callirhoé, à l'acte I).

1743 : Reprise au Palais-Royal. Nouvelle édition de la partition avec ses modifications, manuscrite cette fois. Je lis chez Jean-Claude Brenac que ce serait à cette date que la fin aurait été supprimée, mais le livret de 1731 en atteste autrement : c'est en réalité la première parution sous forme de partition de ces changements qui existaient depuis 1731, auxquels s'ajoutent la suppression du Prologue. Il y eut possiblement d'autres altérations, mais ne disposant pas de la partition de 1743, je n'ai pas pu le vérifier.

1773 : Reprise au Palais-Royal, pour la première fois sans succès – parce que le goût était en train de changer, mais aussi, suppose Le Mercure de France, parce que les mélodies en étaient « trop connues » ! Antoine Dauvergne substitue sa propre Ouverture (déjà utilisée pour une représentation de Persée de Lully), ajoute des vents dans l' « orchestration », et annonce les récitatifs par des ritournelles.... comme c'était l'usage lorsqu'on reprenait les grands classiques de Lully ou de la première moitié du XVIIIe. On récrivait souvent aussi les danses et peut-être les airs, je n'ai pas de détails sur cette représentation – puisqu'on admirait surtout la qualité des livrets et de la science prosodique des récitatifs des grands Anciens, tout en trouvant les parties plus musicales un peu compassées et démodées.

Par ailleurs, l'œuvre a voyagé à Lyon (1715, plusieurs représentations), à Bruxelles (une soirée à la Monnaie en 1721), et a été reprise tous les ans (procédé tout à fait exceptionnel) à Versailles pour Maria Leszczyńska, de 1730 à 1749 (à l'exception des années 1731, 1733, 1736 et 1747).

Pour résumer : version originale en 1712, j'utilise celle de la partition de 1713, suppression de la fin en 1731, suppression du Prologue en 1743 (version utilisée par le disque de Niquet, avec paraît-il quelques ajouts et retranschements).

Sources : livrets de 1712 et 1731, partition de 1713. Pour les autres dates non documentées par des livrets ou des partitions, mais par les commentateurs d'époque (registres financiers, Mercure Galant...), informations tirées de la notice Glossa ou du site de Jean-Claude Brenac.

Deux extraits bonus

Tous les fans de l'ouvrage vont se ruer sur ces bonus, bien sûr.

  • Quelques vers supplémentaires dans le premier duo avec la Reine, supprimés en 1731.
  • Une seconde strophe, thématiquement différente, pour l'air de Callirhoé « Objet infortuné de mes secrets désirs », qui double de volume !



Diamantine Zirah, Callirhoé.
(J'hérite de la Reine et du clavecin.)
Comme d'habitude, inutile de préciser qu'il s'agit d'un bricolage maison (un des chanteurs accompagne simultanément, et le niveau général ne saurait prétendre à la qualité professionnelle), dont le but est moins de susciter l'émerveillement devant nos vertus d'interprète (exceptionnelles bien sûr, mais scandaleusement occultées par les micros) que de donner à entendre des extraits jamais rejoués publiquement depuis 1730, et de permettre à tous les inconditionnels de Callirhoé de souligner un coin du voile sur ces friandises qui dorment encore dans d'autres états de la partition.
(Et mes excuses personnelles pour l'immonde ritournelle qui débute l'air ; ça Niquet l'a enregistré, donc...)


Version téléchargeable .

En gras, le texte de 1712-3, supprimé en 1731. En italique, ce qui le remplace en 1731.

Acte I, scène 2

LA REINE
Ma fille, aux immortels quels vœux venez-vous faire ?

Suite de la notule.

lundi 11 novembre 2013

R. Strauss - Elektra vue par Carsen - Theorin, Merbeth, Meier, Ph. Jordan, Bastille 2013


Après avoir plus ou moins démoli la dernière mise en scène vue, je suis navré de (me) donner l'impression de verser dans la pose opposée, tout aussi à l'extrême, mais je ne puis guère faire autrement : cette production d'Elektra est l'une des plus merveilleuses choses qu'il ait été donné de voir sur scène.

1. Mise en scène

Le point faible de Robert Carsen est généralement de privilégier les jeux de théâtre dans le théâtre (absents ici) et la beauté plastique de ses scènes ; au détriment de la recherche sur le sens profond des œuvresœ, et même, dans une certaine mesure, de la direction d'acteurs. À ce jour, après avoir vu un bon petit nombre de ses mises en scène (Alcina, Mefistofele, A Midsummer Night's Dream, Les Contes d'Hoffmann, Semele, Capriccio, Onéguine, Poppea, La Traviata, My Fair Lady, Don Giovanni et possiblement quelques autres), je n'ai réellement été bouleversé que par Armide. Mais l'impact est toujours particulièrement fort en salle –– je ne suis pas sûr que Poppée aurait eu le même pouvoir en retransmission.
Signe d'un sérieux réel et d'une inspiration féconde, il renouvelle assurément son univers à chaque fois, mais ne parvient pas toujours à convertir ses trouvailles scéniques remarquables (clairement un des plus grands virtuoses du théâtre) en enrichissement du fond de l'œuvre. Parfois l'impression d'un excès d'attention à l'effet théâtral de son plateau, quitte à ne pas trop creuser les détails (Les Contes d'Hoffmann et Capriccio, en particulier). Peu de ratages complets, en revanche (Alcina et La Traviata ne m'ont pas énormément intéressé, mais il n'y a guère que Don Giovanni qui m'ait paru inintéressant).

Mais pour Elektra (la production a été créée au Maggio Musicale de Florence), Carsen coche les trois critères de la bonne mise en scène.

Le plaisir esthétique

Son point fort habituel, mais cette fois-ci, il fait encore plus fort... et très différent. L'esthétique décadente de la fange et de la claustrophobie : tout l'opéra se déroule dans une sorte de puits aux parois concaves, une fosse dont il est impossible de s'extraire, dont les murs ne sont même pas conçus pour soutenir quoi que ce soit, mais seulement pour contenir les déchets humains qui s'y traînent. Autre avantage, contrairement aux velours cramoisis de Poppée, ce dispositif favorise l'impact des voix.

Le sol est couvert d'une boue (je n'ai pas pu voir de près le matériau, mais il est mobile sans être poussérieux, ne souille pas les vêtements mais imite à la perfection la forme et la plasticité de la terre humide) qui sert de décor, et laisse s'imprimer les directions des déplacement collectifs. La lumière blafarde, perçant toujours par le côté –– ce qui cause de belles ombres décadentes – change parfois de façon saisissante, créant une émotion nouvelle en un instant ; s'abaissant pour la confidence de Klytämnestra, et se changeant en négatif pour « Denn du bist stark » (en concordance avec le véritable renversement de la psychologie et de l'écriture vocale d'Elektra).

Une atmosphère immédiate et durablement prégnante.


Cette image, prise à Florence (Bullock, Goerke, Baltsa, Goerne et Ozawa !), a le mérite de montrer les parois suffocantes du dispositif général. Mais je n'ai rien pu trouver en ligne, même dans les extraits vidéos, qui rende compte des plus belles figures exécutées par les servantes.


L'animation scénique

Plus fort encore, la décoration du plateau sert la direction d'acteurs. Car le principal élément de décor est en fait le œchœur muet d'une vingtaine de servantes, qui entrant et sortant, changeant d'attitude à intervalle réguliers, assure une vie perpétuelle sur le plateau. Elles se chargent aussi d'une partie du sens ; suivant d'abord le livret, hostiles envers Électre, dont les habits sont identiques : une égale, à la fois menaçante par sa supériorité sociale et méprisée pour sa déchéance qui la place hors des grâces dont les autres servantes bénéficient. Dans les scènes suivantes, elles imitent la plupart du temps les gestes importants d'Électre, mais en bon chœur, peuvent tourner leur empathie ailleurs –– par exemple envers Chrysothemis, ou figurant les chiens qui accueillent Oreste devant l'andrôn.

Le dispositif permet des nourrir à la fois les trois vertus d'une mise en scène :
¶ Des moments d'une beauté visuelle extraordinaire, comme lorsque toutes d'asseoient, de dos, dans leurs robes noires qui ne laissent paraître que les bras groupés contre le buste, images vivantes d'amphores tandis que Chrysothemis décrit les femmes en gésine qui viennent au puits. Ou bien les jeux de hache, tantôt brandie comme un faisceau, tantôt dissimulée devant Égisthe avec une duplicité gracieuse. La répétition immobile de la même posture crée une forme de rythme visuel fascinant.
¶ Dans un livret essentiellement fondé sur des tirades, cela assure une animation visuelle très utile. Et puis intéressante que de simples seconds rôles qui bougent (ou qu'un beau décor).
¶ C'est aussi l'un des vecteurs importants du sens donné par Carsen, en soulignant sans équivoque certains détails du livret ; certes, cela n'invente rien, mais accentue grâce à la beauté de la réalisation le pouvoir évocateur du texte.

Par ailleurs, les chanteurs sont très efficacement dirigés, autour d'une gestuelle cohérente, qui les caractérise avec bonheur : ainsi le hiératisme inquiétant d'Oreste... et même les mouvements harmonieux des bras de Chrysothemis : je n'avais jamais vu Ricarda Merbeth s'abandonner avec aisance sur scène.

Le sens

Autre chose extrêmement agréable, Carsen ne cherche pas à dire quelque chose de neuf ou à créer des sous-entendus, sur une œœuvre qui se glose déjà beaucoup elle-même : Hofmannsthal aime faire tourner les idées sur elles-mêmes, et laisser les personnages s'introspecter. Si bien que l'ajout de strates de sens par le metteur en scène n'est pas nécessaire dans certains de ses ouvrages (lorsqu'il y a du symbolique comme dans la Femme sans ombre, ou du sous-entendu comme Arabella, si, bien sûr), et particulièrement pour Elektra, qui constitue déjà un commentaire XXe de Sophocle.

Néanmoins, quelques autres détails apportent un peu de profondeur à la littéralité du texte, comme l'inhabituelle représentation valorisante de la royauté usurpée : Clytemnestre et Égisthe (ridicule néanmoins) se présentent ainsi dans un blanc immaculé, tandis que tous les autres naviguent entre noir et anthracite. À l'opposé, donc, de l'image de reine décadente qu'on voit habituellement –– et qui est largement préparée par le livret.

Tout l'ouvrage est en bonne logique rythmé par l'ouverture / fermeture de la tombe d'Agamemnon (en plein centre de la scène, l'endroit où est prostrée Elektra), qui est même, pour Clytemnestre, le chemin de son palais ; perchée sur son lit porté par les servantes, ses mots se parent ainsi d'ambiguïtés malsaines, lorsqu'elle demande à descendre (en principe les degrés qui la séparent de la cour), comme une aspiration du coupable à être enfin châtié. Une fois descendue de son lit sur les bords du caveau, celui-ci y sombre, prémonition évidente du dénouement.

Bref, de petites choses qui n'apportent pas forcément de grande nouveauté, mais qui nourrissent la logique du texte, et augmentent son pouvoir de suggestion.

2. Musiciens

Suite de la notule.

samedi 26 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – III : premier retour sur scène à Paris depuis 1854


Après avoir regardé le contexte d'hier et d'aujourd'hui, le livret, la musique... un mot sur les représentations du Théâtre des Champs-Élysées, un petit événement.
Dans le genre patrimonial, mais qui pourrait s'imposer à nouveau durablement au répertoire, Les Huguenots mériteraient de quitter définitivement le purgatoire et de revenir à Paris... en attendant, c'est fait pour La Vestale, même s'il n'y aura pas de reprise avant longtemps.


L'Ouverture et le grand air de Julia dans cette production. Amusant de constater qu'Ermonela Jaho, dont le timbre ne paraissait pas toujours beau dans la salle (pour les raisons exposées ci-après), est incroyablement phonogénique, et sonne de façon quasiment extatique sur la bande de la soirée...


1. Les coupures

J'ai souvent tempêté contre les coupures sur Carnets sur sol (1,2,3,4, et tant d'autres...) ; je dois avouer qu'avec le temps, je suis moins systématiquement scandalisé.

Si elles sont bien faites, et permettent à des œuvres d'atteindre leur public sans le lasser, alors elles sont tolérables. Les quelques minutes retirées à Elektra sont injustifiables, vu la durée très raisonnable de l'œuvre, la diversité de la partition, la richesse permanente de la musique, et le peu de temps gagné. En revanche, dans La Vestale, la suppression des ballets (et peut-être de morceaux çà et là, je n'ai pas tout vérifié) se justifie assez bien :
- le public prend le risque de venir voir une œuvre rare ; s'il y a des longueurs, il peut se perdre, être déçu... raccourcir l'œuvre permet de rendre le propos plus dense ;
- la partition de Spontini n'est pas très tendue, les scènes assez peu urgentes et resserrées, aussi bien en durée qu'en intensité ; jouer les ballets, qui n'intéressent pas forcément le public d'opéra, était prendre le risque de faire décrocher résolument une partie des spectateurs, et ce d'autant plus que ces ballets sont concentrés en fin d'acte et fort longs (je dirais plus de quinze minutes à la fin du I et à la fin du III).

C'est donc un choix, dommage dans la mesure où ils font partie des réussites musicales de l'œuvre, mais qui se défend sur le plan de la cohérence du spectacle, déjà fragile dramatiquement.

Cela dit, comme personne ne sera jamais d'accord sur ce qui est une musique légitime à couper, je reste partisan, sur le principe, de jouer les œuvres en entier, dans le doute. Mais il est vrai que dans certains cas, des coupes adroites peuvent améliorer un opéra et le faire paraître plus dense.

En l'occurrence, ce sont les ballets qui ont été coupés , seules quelques danses du divertissement du final subsistaient (il me semble d'ailleurs que la pièce avec harpe concertante provenait du ballet du I), et traitées par la mise en scène de façon humoristique.

2. Le Cercle de l'Harmonie & Jérémie Rhorer

La soirée avait aussi tout d'un événement dans la mesure où c'est la première fois (il y en a peut-être eu d'autres, mais en tout cas sur des scènes plus modestes, et pas forcément radiodiffusées...) où l'on entend La Vestale sur instruments anciens. Riccardo Muti, dans son intégrale de 1993, avait admirablement réussi à s'approcher d'un style parfaitement efficace dans la perspective du grand orchestre traditionnel, avec un son large et un geste ample, mais d'une belle vivacité, respectant la dimension dansée, etc.
Avec Jérémie Rhorer, c'est un autre visage possible de La Vestale que l'on entend, où l'orchestre prend moins de place dans le spectre sonore, mais avec plus de transparence, un discret tapis, et surtout un lecture plus tranchante et resserrée, qui diminue les impressions de grands aplats belcantistes.

Le son est donc « dégraissé », mais sans fuir le fondu romantique ; sans doute une idée assez juste de ce que pourrait être le style idéal. Dans le détail en revanche, le manque de répétitions (et peut-être de préparation ?) se fait sentir : l'exécution ne favorise pas la grande forme, toujours un peu cursive, et lors de la première (ce genre de chose s'améliore généralement ensuite), les chanteurs sont très souvent décalés dans les récitatifs – ce qui signifie tout simplement que solistes et chef n'ont pas eu le temps de s'harmoniser sur le rubato. Cela ne gêne absolument pas l'écoute, mais dans une musique aussi dépouillée, cela s'entend, et on perçoit le manque d'abandon, le genre de petite exaltation qui manque pour soutenir une œuvre déjà fragile.

C'est donc très intéressant, convaincant même, mais un peu d'approfondissement n'aurait pas été de refus – les dernières représentations, comme souvent, on dû être bien meilleures (pour les chanteurs aussi, dans la mesure où il s'agissait pour tous de prises de rôle !). Si tout à l'orchestre avait été à l'aune de l'Ouverture, quel régal !

Parmi les petits détails :
- je m'attendais à être gêné par les « Fp » (attaque forte de la note et tenue douce) un peu violents et systématiques de Rhorer (sur chaque temps fort, à la limite du comique dans dans Lodoïska de Cherubini !). Le langage s'y prête moins, il est vrai, mais le défaut est réellement corrigé, il y a même un peu de mollesse dans la tenue générale et les accents ;
- les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai qu'au disque, vraiment le point faible de l'ouvrage. Les ensembles sont remarquables, les chœurs vraiment soignés ; les airs et duos belcantistes, passe encore (même s'ils ne sont pas tous impérissables), mais les récitatifs, non, le geste prosodique manque de naturel (sans être beau mélodiquement pour autant – Meyerbeer était le champion pour atteindre les deux simultanément !), et le texte est inutilement bavard. Il aurait fallu des chanteurs fins déclamateurs pour leur rendre justice... et la distribution n'était de toute évidence pas réalisée sur ce pied-là.

3. Ensemble vocal Aedes (dirigé par Mathieu Romano)

Ce jeune chœur (fondé en 2005) confirme deux choses simples :

a) Il est excellent. Voix claires et souples, beaux fondus, aisance technique. Tout l'inverse des chœurs d'opéras tassés, saturés, inintelligibles ; mais justement, parfait pour de l'opéra. Cela tient notamment aux techniques de chant beaucoup plus légères : les chœurs d'opéra recrutent en général des voix conçues pour être solistes dans le grand répertoire romantique, donc très chargées en harmoniques, ce qui alourdit considérablement le spectre harmonique. Et, plus généralement, le goût et le style sont aussi sans commune mesure dans ce bel ensemble. On pourrait rapprocher leur couleur générale des Éléments de Joël Suhubiette.

b) Aussi cruel que ce soit, un bon chœur de femmes est un chœur jeune (1,2,3...) ; autant certaines solistes parviennent à maintenir leur instrument jusqu'à un âge avancé, autant l'assemblage d'un chœur induit forcément que certaines voix bougent, ce qui altère considérablement la netteté et la beauté du résultat.
Je trouve ça révoltant, mais finalement pas davantage que l'évidence que les jeunes femmes font plus facilement des conquêtes que leurs aînées. C'est ainsi que le monde est taillé, et en attendant d'aller en faire grief à son Ingénieur, il faut le prendre tel qu'il est.

4. La mise en scène d'Éric Lacascade

Les premiers pas à l'opéra sont rarement une réussite, du fait des spécificités du genre. Souvent, les metteurs en scène ne parviennent pas à transmettre leur méthode à des chanteurs très concentrés sur les difficultés vocales ; contrairement au théâtre parlé, la posture importe de façon décisive pour un chanteur lyrique... à trop le solliciter, on peut accroître sa fébrilité, et ruiner à la fois le chant et le jeu. Par ailleurs, la temporalité n'est pas du tout la même ; elle est imposée par la musique, impossible d'en jouer ; et elle est beaucoup plus étirée, du fait du débit chanté, ce qui induit d'habiter de longues plages d'inaction. Autant il est relativement facile de faire fonctionner une pièce de théâtre (je ne dis pas de faire une mise en scène intéressante!), autant un opéra est, par définition, un problème.

Éric Lacascade a beau ne pas être un familier de l'opéra (il a même expliqué qu'en plus de n'écouter jamais de classique, il n'a pas cherché à se documenter sur Spontini et son époque), il réussit remarquablement sa première mise en scène. Décors et costumes, quoique assez moches (nuisettes, pour ne pas dire chemises de nuit, pour les vestales ; costumes décolletés pour les hommes du peuple ; vestons de cuir sans manques pour les soldats), sont assez hors du temps ; pas de transposition, donc. On aurait pu pour le même prix nous donner une petite stylisation Empire, mais ça reste de l'ordre du confort visuel.

Malgré le peu d'animation dans le texte, les chanteurs étaient sans cesse en mouvement ; rien d'ostentatoire, on ne se roulait pas par terre pour montrer les tourments (ou rien du tout) du personnage ; au contraire, une cinétique constante, qui habitait discrètement les corps. Il se passait donc en permanence quelque chose sur le plateau, sans chercher à montrer forcément de l'inédit ou du spectaculaire : un grand respect de l'œuvre.

Le plus difficile réside généralement dans la gestion des masses chorales : non seulement il est difficile de gérer l'encombrement sur scène, mais il est de surcroît délicat de faire passer une émotion (pourtant, l'écriture des chœurs repose généralement sur un affect monolithique : compassion ou colère) à travers un groupe.
Éric Lacascade résout ces difficultés en répartissant les chœurs par groupes (qui épousent assez bien les strates musicales dans les finals), comme à la fin du I où les hommes et les femmes se mélangent sur le plateau mais conservent leur posture différenciée ; ou mieux encore, les met en mouvement pendant qu'ils chantent. À l'acte III, la trouvaille des deux cercles concentriques de vitesses différentes (et tournant en sens contraire) est non seulement superbe visuellement, mais anime le plateau et rend la scène fascinante au lieu d'être empesée comme un chœur normal d'opéra.
Il cherche aussi à individualiser les attitudes des individus qui le composent – les saluts, révélant différentes proximités personnelles entre chaque vestale et Julia, sont particulièrement réussis, lorsqu'elles se retirent pour la nuit au début de l'acte II.

Pour les ballets, c'est encore différent : du peu qui est conservé, et qui ne demeure qu'à la fin de l'acte III (le triomphe final après le miracle, expression de joie pure très difficile à habiter scéniquement – du pur divertissemnt), il fait une conclusion un peu distanciée, une poursuite comique où les amants ne peuvent jamais se retrouver seuls, assaillis par les invités du mariage. La fin est de ce fait en décalage manifeste avec ce qui précède – pas une once d'humour dans la Vestale, comme c'était largement la norme depuis le début de la carrière de Lully, et le sera dans le genre sérieux jusqu'à ce que le mélange des genres romantique, à partir de Scribe et Meyerbeer, vienne réparer un peu tout cela.
Mais considérant l'absence complète d'enjeu de cette fin (l'équivalent festif actuel de ces ballets serait sans doute quelque chose comme le cirque ou le Lido, toutes choses tout autant en décalage avec La Vestale), ce petit jeu plaisant avait finalement beaucoup de charme, et suspendait d'une certaine façon l'incrédulité face à un dénouement surnaturel qui ne convainc plus personne.

Une autre trouvaille que j'ai beaucoup aimée : au moment où le feu reprend spontanément (le livret parle du fond du théâtre qui s'ouvre et de la foudre qui frappe !), la Grande Vestale, qui n'a cessé de manifester sa compassion à Julia, se promène à proximité, sans occupation apparente, mais mobile. La suggestion, très délicate, très discrète, de l'intervention humaine donne une épaisseur touchante au personnage, je trouve.

Du beau, beau travail scénique.

5. La distribution vocale

Jusqu'ici tout va bien, donc.

Suite de la notule.

samedi 19 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – I : la tragédie en musique à l'heure de l'Empire


… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.

1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui

Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.

Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).

Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.

Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.


La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.


2. Genèse

Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.

Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien. 

C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.

La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.

La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).

Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?

Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.


Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.


3. Le livret d'Étienne de Jouy

C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.

Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.

L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestale sonne comme de la prose.

Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.

Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).

Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :

LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.

JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.

Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.

De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :

Suite de la notule.

dimanche 29 septembre 2013

Octobre arrive


… comment feriez-vous sans le planning de CSS ?

Théâtre

Parmi l'immensité de la production du terroir, quelques trucs sympas qui se jouent en ce moment, relevés pour ma consommation personnelle : Le Neveu de Rameau, et puis La Religieuse, au Ranelagh (mais les tarifs sont assez élevés), du Grabbe à Gennevilliers (il faut oser la ligne 13, on n'a que rarement l'occasion de le voir en France – Hannibal en l'occurrence), Regardez mais ne touchez pas de Gautier (Passerelle), La Locandiera de Goldoni à l'Atelier (dans une production assez prometteuse à en juger par les extraits visibles).

Musique

En gras, là où je devrais aller (dieux, qu'un voile honteux couvre ma rougeur et mon conformisme !).
Souligné, là où je ne serai pas mais où je vous conseille d'aller voir si j'y suis.

1er – Oratoire du Louvre – Motets de la famille Bach (Vox Luminis).
1er – Pleyel – Concerto pour violon de Corigliano, et le toujours irrésistible Don Juan de Strauss (Orchestre Colonne).

5 – Cité de la Musique – Orfeo syncrétique, entre Monteverdi et musique indienne (Lasserre). Françoise Lasserre est d'ordinaire excellente dans ce répertoire (bel et original Combattimento, par exemple), il faut voir à présent comment le tout s'articule (en général, ce type de fusion rate immanquablement, du fait de la disparité des langages... impossible de glisser simultanément dans les deux modes d'écoute). De toute façon, le site de la Cité semble indiquer la soirée comme plus ou moins complète.

6,8,10 – Genève – Sigurd
Déjà mentionné dans la liste hors Île-de-France. L'œuvre n'a pas été rejouée dans le monde depuis 1995 à Montpellier. Et mis à part Marseille en 1991, il faut remonter dans les années 70 et 80 pour en trouver des traces sporadiques sur les scènes, alors même que l'œuvre avait été, dans les années suivant sa création, particulièrement fêtée – c'était même l'un des standards dans les récitals français.
Le gros point fort à Genève est Frédéric Chaslin, personne ne dirigeant mieux que lui, à l'heure actuelle, la forme Grand Opéra, avec ce mélange d'urgence, de souplesse et de densité. Vocalement, le tableau est un peu plus mitigé : Antonacci en Brunehild et Courjal dans l'air du Barde constituent de grandes promesses, mais il ne faudra pas attendre beaucoup de grâce de la part d'Andrea Carè, une voix dramatique au timbre un peu farineux (et au français médiocre jusqu'à présent), ni de Todorovitch.
Je me demande si Chaslin rétablira les parties habituellement coupées (le duo entre Uta et Hilda à l'acte III, le second duo de Hilda et Brunehild à l'acte IV) ; c'est possible, du moins si le matériel d'orchestre existe encore (il se dit que les souris font le tri de la postérité dans les greniers de Choudens).

Suite de la notule.

lundi 8 juillet 2013

CultureBox : une autre source pour les vidéos de musique haute qualité - Amadis de LULLY à Versailles (Rousset 2013)


Je n'aurai vraisemblablement pas le loisir de revenir sur l'Amadis donné par les Talens Lyriques (Wanroij, Auvity, Perruche, Crossley-Mercer, Bennani, Arnould) à Versailles vendredi dernier. A quoi bon de toute façon, il a déjà été question de l'oeuvre dans ces pages, et la plupart des chanteurs aussi ont déjà été présentés. Avec un effectif largement renouvelé des Talens Lyriques (plus précis mais moins frémissant), un peu de fadeur (en grande partie à cause de l'acoustique, mais Rousset n'était pas à son meilleur, sans être indolent non plus), le continuo hallucinant lorsque Rousset est au clavecin, le choeur de Namur en petite forme, Ingrid Perruche toujours d'une liberté souveraine dans les mots (triomphant d'une voix déclinante), Cyril Auvity un brin fatigué (à cause des rhumes terribles de ces dernières semaines, ou plus structurellement à cause de son émission laryngée bizarre ?) mais toujours radieux, Hasnaa Bennani (on l'avait remarquée il y a deux ans dans sa fin de cursus comme celle qui tenait le mieux ses promesses sous la pression de la scène, et depuis elle a chanté à plusieurs reprises avec Dumestre des premiers rôles, et elle sera même l'année prochaine en solo dans les Leçons de Ténèbres de Couperin à Versailles) en bonne forme...

Or, CultureBox, qui était naguère un réservoir de reportages courts dans une interface impossible, rediffuse désormais certains concerts et certaines pièces de théâtre, disponibles très longuement (décembre 2013 !). L'adresse peut donc être ajoutée à Arte Live Web ou à Medici.tv.

On y trouvera donc une poignée de choses formidables :

=> cet Amadis versaillais, dans un son de bonne qualité et très réaliste
(il manque en revanche la chaconne bissée en entier, qui était plus assurée que la première fois) ;

=> le Triptyque de Puccini donné à Lyon ;

=> les trois oeuvres couplées, concept évoqué ici.
Pas encore essayé la Tragédie Florentine de Zemlinsky, mais je me réjouis déjà de la voir. Von Heute auf Morgen de Schönberg est une réussite éclatante, bien chantée, bien dirigée sur scène, or en vidéo il n'existait que le film (très convaincant) de Straub & Huillet. Enfin Sancta Susanna, plutôt bien chantée, pas toujours claire visuellement (munissez-vous du livret, sur le site de Chandos par exemple : il manque l'araignée, et le couple n'est pas clairement présenté, on pourrait croire que Susanna crie après un amant supposé de Klementia), mais qui assume courageusement le livret (qui réclame la nudité du rôle-titre...), et son potentiel lourdement dérangeant.
Trois oeuvres qui évoquent des aspects inquiétants et poisseux du désir, sous des formes bénignes ou paroxystiques (pour ne pas dire les deux alternativement) ; les trois sont captivantes ; le Schönberg (un bijou) et le Hindemith ne sont de plus presque jamais donnés, et le Zemlinsky, redevenu à la mode ces dernières années, est un haut chef-d'oeuvre de l'art dramatique (qui reprend mot à mot Wilde en traduction, avec quelques coupures).

On y trouvera aussi

Suite de la notule.

jeudi 9 mai 2013

[Carnet d'écoutes] Deux récitals Wagner : Jonas Kaufmann (Decca) & Klaus Florian Vogt (Sony)


Rien de plus crétin qu'un récital Wagner. L'intérêt même de ses opéras réside dans leur façon de s'épandre, sans cloisons, dans une bienheureuse continuité.

Etant un objet de bravoure pour beaucoup de chanteurs (le seul compositeur avec Verdi - et plus difficilement Mozart - à pouvoir permettre une carrière complète sans interpréter d'autres compositeurs), et ménageant ses scènes glottophiliques spectaculaires (points d'orgue bien placés de Wälse ! et autres cris de walkyries, pour une entrée ou pour une Immolation), il n'est pas illégitime de voulooir capter les grands interprètes d'aujourd'hui. Et les firmes les produisent donc à tour de bras.

Les plus astucieux produisent des disques de vastes extraits cohérents, comme les grands duos de Tristan - où, effectivement, l'entreprise ne perd pas tout son sens, même si je préfèrerais de loin un disque ne contenant d'un acte ou un les deux tiers d'un acte, mais sans coupures. EMI l'avait fait en son temps pour Plácido Domingo (avec Deborah Voigt, Covent Garden & Antonio Pappano, fin des années 90 ou début 2000), Oehms l'a fait récemment pour deux ténors wagnériens en vogue : Robert Dean Smith (avec Linda Watson, la Radio Slovaque & Ivan Anguelov) et Johan Botha (avec Deborah Polaski, la Radio de Vienne & Bertrand de Billy).
Le premier est un délice de délicatesse au disque, même si le métal du formant est seul audible à la scène (le timbre doux étant complètement absorbé par la masse orchestrale) ; le second paraît peut-être légèrement nasal, mais il se rapporte (chez ceux qui l'ont entendu en personne) que sa projection glorieuse serait l'une des rares à évoquer, aujourd'hui, les grands ancêtres de l'âge d'or wagnérien (supposé). Et son aisance flexible attire en effet l'attention.

Et voilà que les majors mettent en lumière leurs champions. Il va sans dire que cela se fait à coups d'extraits standardisés, les mêmes bouts de drame déconnectés de tout, les mêmes bribes de musique dépourvues de sens.

Dans la dernière période, cela a commencé (ou plus exactement a poursuivi une longue lignée d'aberrations tout à fait comparables) avec EMI qui choisit bizarrement Simon O'Neill en 2010 (avec le National de Nouvelle-Zélande et l'excellent sibélien Pietari Inkinen) - chanteur très présent sur les grandes scènes en cas de manque d'un grand nom. Il faut dire que le timbre nasal et ingrat, l'ampleur limitée, la ligne fruste et l'acteur moyen n'ont rien pour déchaîner les passions, malgré toutes ses qualités de régularité et de professionnalisme - ce qui nécessite déjà des qualités hors du commun dans ce répertoire.
Je serais curieux de savoir combien d'exemplaires en ont été écoulés ; mais sans être spécialiste de l'étude de marché pour une grande maison, je pressens confusément qu'on doit être loin de couvrir les frais... Ou alors il existe un nombre suffisant de fortunés curieux (voire vaguement sadiques) chez les wagnériens, ce n'est pas impossible non plus.


Chez Decca, le disque de Jonas Kaufmann (Orchestre du Deutsche Oper Berlin & Donald Runnicles) reproduit les qualités habituelles du chanteur, possiblement le plus exceptionnel de sa génération. L'objet n'est pas passionnant en soi, dans la mesure où, même interprétés avec présence et chaleur, il ne fait guère plus qu'amonceler les bouts de trucs, mais il culmine dans des Wesendonck-Lieder, très exceptionnellement chantés par les hommes... et dont la maîtrise de ligne et la finesse de mots semble renverser d'un seul coup toute la discographie, où l'on entend beaucoup d'opacités, de voix fatiguées, de dictions opaques... qu'on finissait par croire inhérentes au cycle. Sauf à le baisser (fantastique lecture).
Même sans considérer la perte de ductilité et la moindre longueur de souffle théorique d'un ténor vis-à-vis d'une voix féminine, la réussite, pour ne pas dire la suprématie, est impressionnante.


Enfin, vient la parution Sony avec Klaus Florian Vogt (Symphonique de Bamberg & Jonathan Nott). La firme ne fait plus que quelques récitals de prestige sur ses poulains classiques, rarement de façon très ambitieuse, et c'en est un exemple supplémentaire (d'autant que Vogt a déjà laissé son lot d'intégrales wagnériennes, au disque ou en DVD).
Après la découverte admirative en salle (en Florestan) par sa couleur alors sans exemple et sa belle projection pour une voix aussi claire, après avoir douté (particulièrement après ses Parsifal ternes et abondamment vibrés), puis espéré un regain, je suis finalement assez frustré, en salle comme au disque, par l'état actuel de ce qu'il propose. Ce qui est sans doute lié à l'usure imprudente, au contact quasi-exclusif de Wagner & Strauss, d'un instrument qui séduisait essentiellement par l'équilibre de son timbre.

Etrange en un certain sens, normalement je devrais davantage aimer Vogt que Kaufmann, qui est l'exact opposé de ce que j'aime d'ordinaire, avec son émission robuste et basse, sa couverture maximale des voyelles sur toute la tessiture... Pourtant c'est tout l'inverse.

Il y a peut-être le paramètre durée de vie : la voix de Vogt a plutôt blanchi, et devient en outre vite grise dans l'aigu, avec en sus un vibrato rapide et de grande amplitude, façon Sadé (ce qu'on peut appeler l'effet Tarzan). Pas systématiquement bien sûr, et la voix demeure agréable. On ne peut pas en dire autant de bon nombre de grands wagnériens que nous aimons !

Je suis en réalité gêné essentiellement par deux paramètres :

1) Le timbre, que je trouve imparfait, et depuis toujours : à part les [a] et les [o], proprement radieux, les voyelles ne sont pas optimalement placées et "grésillent" désagréablement, pas très bien timbrées.

2) Le manque de tonicité du chant, avec des lignes mélodiques très molles, et le manque d'expression, très uniforme. En écoutant le Siegmund de son récital, on peut attraper l'envie pressante d'enthousiasmer son Wälsung à coups de bottes dans le fondement. Le profil est plus adéquat dans Tristan, mais avec le relatif flétrissement actuel de la partie haute de la voix (grisaille du timbre et vibrato large), il n'y a pas véritablement de plus-value pour compenser le manque d'ardeur ou d'éloquence.

Après la forte impression de la découverte, je m'aperçois que je vois en lui un autre Juan Diego Flórez à mes yeux : une fois le phénomène extraordinaire digéré, l'impression d'entendre toujours la même chose, à savoir une technique qui tourne en boucle sur un nombre réduit de rôles, sans qu'il semble exister une quelconque différence selon ce qui est chanté. Il se trouve à deux (petits) doigts de m'ennuyer désormais - pas au niveau de Flórez donc, que je fuis, quitte à écouter des voix moyennes mais un minimum expressives.
L'avantage demeure que, l'un comme l'autre se limitant à des rôles extrêmement convenus, on peut fort bien se passer de leurs services en cas de lassitude.

Je sais tout de même gré à à Vogt pour son Lancelot blanchâtre dans Le Roi Arthus de Chausson, qui reste le seul correctement intelligible que j'aie entendu à ce jour (à défaut d'idiomatisme ou d'expression). Et son passage a aussi permis d'interroger les modèles toujours plus sombres et tassés des ténors dramatiques, pour qui la clarté et l'émission haute semblaient devenues des tabous.


Suite de la notule.

mercredi 1 mai 2013

Mai


Sélection de spectacles en mai en Ile-de-France (et un peu au delà). Outre les grandes salles parisiennes, on pourra se balader au Temple du Luxembourg, à l'Athénée, au Musée d'Orsay, à Versailles, à Herblay, et même à Cologne...
Il y a tellement à faire que je n'ai pas osé ouvrir Cadences à la page fatale qui alourdit immanquablement mon agenda d'un ou deux spectacles dans le mois... Mais si vous souhaitez le faire, il y a sans doute de petits récitals de lied ou de petits concerts de musique sacrée qui m'ont échappé. Le Requiem de Ropartz était donné sur une assez longue période en Île-de-France, par exemple.

En gras, mes choix, si jamais vous désirez m'offrir un macaron (comestible ou solide, selon votre appréciation de ces pages) à l'entracte...

2 mai - Richelieu - Shakespeare, Troilus & Cressida
J'y espère le même succès que pour les Commères d'Andrés Lima, même si je suis en général un peu moins intéressé par le (bon !) travail de Ruf.

4 mai - Bastille - Mahler, Symphonie n°3, chorégraphie Neumeier
Je ne suis pas convaincu par ces principes en général, mais la Troisième me paraît très bien se prêter à l'exercice visuel et en particulier chorégraphique - indépendamment du programme originel qui ne me passionne pas particulièrement.

5 mai - Cologne (Mülheim) - Schreker, Die Gezeichneten
Les extraits vidéos qui circulent ont l'air engageants - Stefan Vinke n'a jamais chanté comme cela, ce qu'on entend là est fantastique ! Vu les minutages, un compère pronostique une version intégrale ou peu s'en faudra.
Une catégorie entière est dévolue à cette oeuvre sur CSS.

7 mai - TCE - Mozart, Don Giovanni, Rhorer, Braunschweig
Vu que l'a Mezzo enregistré et diffusé, je vais sans doute m'abstenir de me déplacer dans un théâtre malcommode (salutations à mon voisin du dessus qui s'est samedi essuyé trois fois les pieds sur mes cheveux !) et vraisemblablement complet. Don Giovanni n'est de toute façon vraiment pas l'oeuvre qui sied le plus au style de Braunschweig. Les extraits entendus rappellent que Rhorer, qu'on entend beaucoup désormais dans le répertoire romantique (avec un intérêt variable), s'est fait un nom avec sa langue maternelle : Mozart (et Salieri).

Suite de la notule.

lundi 29 avril 2013

Verdi, Don Carlo, Noseda, Turin, TCE, Frittoli, Barcellona, Vargas-Secco, Tézier, Abdrazakov, Spotti, Tagliavini...


Version en italien et en quatre actes (voir ici la nomenclature des très nombreuses versions possibles : Paris 1866, Paris 1867, Londres 1867, post-Naples 1871, Milan 1884, Modène 1886... et beaucoup d'arrangements entre elles pour les enregistrements commerciaux).

Pas de compte-rendu, mais quelques remarques :

=> Qu'est-ce que c'est mal orchestré. Je n'avais jamais testé Don Carlo en salle, mais on ne peut pas dire que Meyerbeer et Wagner aient été digérés... Les doublures éléphantesques partout...
En revanche, le dernier acte sonne très bien : plus récitatif, plus inventif à l'orchestre, de très nombreuses modulations expressives, des lignes mélodiques plus surprenantes... le grand air d'Elisabeth est clairement un de ces airs cursifs, interrompus de récitatifs, typique du grand opéra à la française, tandis que le grand duo qui suit évoque l'écriture du Wagner de Lohengrin (en bien mieux, naturellement).

Suite de la notule.

dimanche 31 mars 2013

Poulenc - La voix humaine (Antonacci / Rophé)


Comme d'habitude, l'épreuve de la scène est l'occasion de s'interroger sur l'oeuvre, et sur certains détails qui deviennent particulièrement saillants, ou qui s'altèrent selon le support.


Version avec Karen Vourc'h, l'Orchestre de chambre de Paris, direction Juraj Valčuha.


On entend beaucoup La voix humaine, davantage à cause de son dispositif, à mon sens, que de sa qualité intrinsèque : elle met en valeur les qualités (plus déclamatoires que purement vocales, il est vrai) d'une seule interprète, et fait entendre à l'envi dans un seul vaste monologue son seul grain de voix. Une sorte de rêve glottophile absolu, qui permet en outre aux théâtres de jouer la carte du prestige, tout en économisant sur les cachets par rapport à un opéra traditionnel.

Le prosaïsme étudié de Cocteau y est moins affecté que de coutume, et concorde bien avec ce sujet de la conversation informelle mais contrainte. Le traitement musical (postérieur - La voix humaine était prévue pour la seule parole) hésite entre la ponctuation de récitatifs à nu et le soutien (un peu lyrique au besoin) de la déclamation. Si bien que la musique s'organise en sorte de sketches, quasiment en forme d'électroencéphalogramme : ses agitations, sa mélancolie, souvent en contradiction avec la parole, communiquent au public les émotions véritables d'Elle.

Par ailleurs, la matière musicale se répète beaucoup, en ressassant les mêmes enchaînements harmoniques, d'une couleur lancinante et grise très proche du ton des Dialogues des Carmélites.

Autre aspect frappant, l'insertion dans son époque : les harmonies lors du dialogue avec Joseph évoquent la fin de L'Héritière de Damase - qui écrivait Colombe, dans un langage similaire, exactement la même année que La voix humaine (1958). Et les accompagnements lyriques du manteau se fondent presque trait pour trait sur l'entrée de la Mère dans L'Enfant et les Sortilèges.

Plus volontaire, la parodie de Pelléas (III,1) :

J'ai le fil autour de mon cou. J'ai ta voix autour de mon cou.


Salle Favart, le 29 mars 2013 :

D'abord frappé par la coupure de la tirade du chien (ça se fait, de grosses coupures, dans ce type d'oeuvre ??), quand un des moments les plus pathétiques, où le personnage-serpillère commence à s'encrasser méchamment.

Suite de la notule.

mercredi 27 mars 2013

Programme d'avril


Petite sélection mensuelle.

A Lyon :

Ont lieu (entrée libre) les épreuves et le concert des lauréats du IXe Concours International de Musique de Chambre de Lyon (consacré cette année au lied et à la mélodie), du 22 au 28 avril, où l'on entendra notamment Brahms, Dubois, Gounod, Massenet, Paladilhe, Schubert, Schumann, Wolf, Ravel Debussy, Poulenc, Fauré, Satie, Bacri, Britten, Liszt, Strauss, Boulanger, Schubert, Falla... !

J'en avais un peu plus précisément touché un mot en début de saison.

A Paris :
Théâtre

Troilus & Cressida se poursuit à la Comédie-Française.

De même pour le Songe d'une Nuit d'été au Théâtre de la Porte Saint-Martin, et pour Occupe-toi d'Amélie au théâtre de la Michodière.

Pour faire bonne mesure, la MC93 de Bobigny propose une version psychédélique de The Tempest avec la musique de scène de Purcell (manifestement remixée façon « musiques amplifiées ») - le tout en portugais, sinon ce ne serait pas drôle.

Plus sérieux, Les Amandiers de Nanterre mettent en valeur le patrimoine rare de deux grands auteurs dramatiques : Goethe avec Torquato Tasso (une oeuvre pas extraordinaire cela dit, qui paraît assez conventionnelle et mesurée aujourd'hui, dans le registre artiste sensible et maudit), Ibsen avec Les Revenants.

Enfin, La Colline joue aussi Ibsen, avec Solness le Constructeur par Braunschweig, la gourmandise théâtrale de l'année !

Musique

(En gras, les dates personnellement prévues. Attention, les autographes ne sont jamais signés avant le concert.)

3 avril - Opéra-Comique - Falvetti, Il Diluvio Universale. Comme les oeuvres de Legrenzi, le Déluge est témoin de la mutation esthétique entre la déclamation sèche de la naissance de l'opéra et la vocalisation abstraite de l'opera seria du XVIIIe siècle. Un âge d'or dans l'opéra italien, à la fois raffiné musicalement et généreux vocalement, qu'on ne retrouvera pas avant Verdi - et qui ne sera pas à nouveau généralisé avant la génération Catalani-Leoncavallo-Mascagni-Puccini.

5 avril - Théâtre de Saint-Maur - Wieland Kuijken en solo
5 avril - Salle Pleyel - Sibelius, Symphonie n°2 par Mikko Franck et le Philharmonique de Radio-France

6 avril - Cité de la Musique (14h30) - Variations Goldberg par Blandine Rannou. Lecture très étrange (et abondamment ornementé), assez fascinante.
6 avril - Cité de la Musique - Bach, Motets & Cantates célèbres par Gardiner. Répétition générale publique dès 18h30.

Suite de la notule.

dimanche 3 février 2013

[Sursolscope] Bons plans de février


Plutôt qu'un planning forcément personnel, une sélection d'événements intéressants qui auront peut-être échappé à votre vigilance.

Baroque instrumental

Une soirée autour des canons, chaconnes et ostinati européens (XVIIe anglais, allemand et espagnol) par Capriccio Stravagante (Skip Sempé). Pas forcément une musique qui m'exalte personnellement, mais assurément original et stimulant ! A la Cité de la Musique.

Opéra français

La Favorite de Donizetti est donnée en version scénique au Théâtre des Champs-Elysées, dans sa version originale française qui prévaut désormais. L'oeuvre n'est pas si fréquente sur scène, mais elle est l'une des plus belles réussites du compositeur. Pas du niveau jouissif de L'Elisir d'amore ni au degré d'originalité d'Il Diluvio universale, mais très équilibrée, beaucoup plus allante qu'à l'accoutumée. C'est que Donizetti prend ici, comme pour les Martyrs, le modèle du grand opéra à la française (de même pour Dom Sébastien, mais l'inspiration m'y paraît très courte). On n'y trouve certes pas la même place au récitatif et à la continuité dramatique que chez les maîtres Meyerbeer et Halévy, mais les « numéros », quoique encore très audiblement présents, se trouvent bien mieux intégrés dans le flux dramatique. Musicalement aussi, Donizetti a fait beaucoup plus d'efforts pour éviter les longs aplats d'accords débouchant sur les éternels enchaînements harmoniques rudimentaires.

Sans être la meilleure de son genre, La Favorite témoigne, comme les opéras français de Verdi, non seulement d'une belle adaptation à un autres cahier des charges que celui du seria romantique, mais aussi d'une belle réussite autonome.

Bref, vous qui redoutez l'indigence du belcanto romantique, rassérénez-vous. Elle est présentée en version scénique au Théâtre des Champs-Elysées sur plusieurs dates au début du mois. Distribution prometteuse, en particulier depuis le remplacement de Celso Albelo par Marc Laho (de loin un des meilleurs ténors actuels de ces répertoires romantiques français et italiens, à mettre aux côtés de Gregory Kunde - émission franche et diction radieuse) - pour les plus glottophiles d'entre nous, il assure de très insolents suraigus lorsque nécessaire. Alice Coote mâchonne (et mâchonnera) en français, mais cela change toujours de Béatrice Uria-Monzon. Ludovic Tézier et Carlo Colombara (remplaçant Giacomo Prestia) ont déjà fait leurs preuves dans ce répertoire (Colombara a déjà fait ce rôle au disque avec Viotti, Kasarova et Vargas), avec un beau français et une qualité de timbre et de ligne particulièrement remarquable.

Très attirant si vous aimez l'opéra romantique français et ne redoutez pas trop l'écriture « à numéros » (qui reste ici assez raisonnablement flexible).

Il y a bien sûr aussi Les Pêcheurs de Perles de Bizet, bijou qui semble un peu revenu en grâce, mais l'oeuvre a déjà été donnée la saison passée. C'est surtout la curiosité d'entendre la voix peu flexible d'Alagna à contre-emploi qui est intrigante - car il étudie d'ordinaire à fond ses rôles et trouve toujours des solutions vocales, même insolites. Ces derniers temps, il chantait en fausset intégral l'air, mais cela ne passerait pas à Pleyel sans micro. Suspense...

Et puis, dans le domaine léger, Ciboulette dans une distribution luxueuse : Fuchs, Laurens, Behr, Lapointe, Sarragosse, Cécile Achille...

Vilains décadents et contemporains hargneux

Suite de la notule.

dimanche 16 décembre 2012

Carmen et ses éditions : Guiraud-Choudens, Oeser et les autres


La direction de l'Opéra de Paris fait un argument de vente d'une nouvelle édition de Carmen - en revendiquant l'usage d'une édition critique... des années soixante. L'occasion de revenir sur les différents états de la partition.

Carmen, peut-être le plus grand réservoir de scies musicales de tous les temps, se trouve pourtant dans un état d'instabilité éditoriale remarquable.

L'oeuvre souffre en réalité du même mal que l'Africaine de Meyerbeer ou les Contes d'Hoffmann d'Offenbach : le compositeur, homme de théâtre consommé, est mort avant d'avoir pu adapter complètement sa composition aux réalités de la scène. Carmen, du fait de sa célébrité, ne souffre pas du manque de zèle que connaît l'Africaine ; son cas n'est pas aussi complexe non plus que les Contes, puisque le manuscrit n'en a pas été corrompu et que le matériel d'orchestre n'a jamais été détruit. Par ailleurs, Bizet a pu assister à la première

Bizet meurt prématurément, à la trente-troisième représentation de la première série de 1875.


Une version très typée « grand opéra à la française » où l'on peut entendre une belle version de la pantomime de Moralès (Ludovic Tézier, choeur Les Elémens, Orchestre du Capitole de Toulouse, Michel Plasson) - ainsi que les récitatifs de Guiraud, sans doute les mieux interprétés de la discographie.


1. Les sources
a) Le manuscrit autographe

Légué à la bibliothèque du Conservatoire de Paris par la veuve Bizet, il n'a jamais été égaré ni abîmé, si bien qu'il constitue une source claire pour tous les musicologues. Outre l'état original de la partition, il comporte des traces écrites des amendements introduits par Bizet pendant les répétitions.

A l'occasion de la première publication (1877, donc après la mort de Bizet) chez Choudens, trois passages furent retirés du manuscrit, et les récitatifs de Guiraud furent intercalés.

Il est intégralement lisible sur cette page.

b) Le « conducteur » et le matériel d'orchestre de 1875

Restés à Favart pendant le terrible incendie de 1887, on les croyait perdus jusqu'à ce qu'elle soit retrouvée en 1959 dans un meuble sous les combles (par Fritz Oeser lui-même, à ce qu'il paraît, mais serait-ce une légende ?). Quand le métier de musicologue ne peut s'accomplir pleinement que grâce à l'archéologie de l'extrême. Où avaient-il été pendant et après l'incendie, je n'ai aucune information sur la question, et je ne suis pas certain que quiconque en ait.

Ils permettent de retracer les changements, pendant les répétitions, puis après la première, et surtout de retrouver l'orchestration des passages qui avaient été retirés du manuscrit.

Aujourd'hui, ces documents se trouvent à la bibliothèque de l'Opéra de Paris (voleurs !), mais une restauration du conducteur a masqué un certain nombre d'indices chronologiques, ce qui oblige désormais les musicologues à se référer aux parties séparées du matériel d'orchestre pour étudier les évolutions de l'état de la partition au fil des derniers mois de la vie de Bizet, et au delà.

c) La partition chant-piano préparée par Bizet pour Choudens

Signant un contrat en janvier 1875 avec Choudens pour une publication, Bizet indique un certain nombre de détails importants sur cette partition : choix mélodiques ou formels, tempo (et même indications métronomiques), articulation des phrasés, notes de mise en scène...

Ce document n'influe pas sur les états de la partition, mais sert de source pour tout ce qui a trait aux questions de phrasé, de tempo... ou tout simplement de perception de la méthode, des idéaux et des objectifs de Bizet.

d) Le registre des répétitions

Entre autre détails, il permet d'établir quelles parties de l'oeuvre étaient maintenues ou modifiées au fil des représentations.

e) Le livret original de Meilhac & Halévy

Une version manuscrite et une version imprimée chez Michel Lévy & Frères permettent de mesurer les ajustements opérés par Bizet dans les dialogues, les indications scéniques, et parfois dans les vers des « numéros » chantés.

f) Le fonds Choudens

Les archives de Choudens ont toujours été peu accessibles, si bien qu'il est probable que des indications précieuses y dorment, par exemple (pour citer un exemple particulièrement évident) dans la correspondance entre Bizet et Choudens sur les ajustements à apporter à l'occasion de la publication de la partition.

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2. Les versions traditionnelles

On dispose donc de trois sources proprement musicales, support infiniment plus stable que les morceaux originaux des Contes d'Hoffmann retrouvés à chaque décennie depuis cinquante ans... Le manuscrit amendé (avec les trois coupures), le matériel d'orchestre de la création (le plus proche de l'original), les partitions ultérieures de la "tradition" (avec coupures, récitatifs et ballet de Guiraud).

Suite de la notule.

mercredi 14 novembre 2012

François-Joseph GOSSEC - Thésée, le chef-d'oeuvre musical de la tragédie réformée (Versailles 2012)


N'allons pas par quatre chemins : cette soirée était la plus attendue de la saison francilienne, et elle a tenu toutes ses promesses.

Ayant déjà beaucoup développé les enjeux de la « quatrième école » de tragédie en musique à propos d'Amadis de Gaule de Bach, d'Andromaque de Grétry et, très récemment, d'Atys de Piccinni, je ferai plus bref cette fois, ayant projet d'aborder d'autres sujets. D'autant que, s'il fallait énoncer toutes les beautés de ce Thésée, il y aurait fort à faire.


Début de l'acte I le soir du 13 novembre : transition avec l'Ouverture et premiers ensembles. Merci à mon fournisseur !
Bien que cela soit à mon sens tout à la gloire du compositeur et des interprètes, s'il y a objection à cette publication sauvage (les démarches étant un peu longues et complexes pour obtenir une autorisation formelle), elle sera retirée instamment.


1. Attentes

Pourquoi la plus attendue de la saison ?

D'abord, Gossec, il suffit d'en juger par ses oeuvres déjà disponibles, est un maître de l'écriture musicale pure. Ses symphonies et sa musique sacrée (Te Deum en particulier) font preuve d'une science du contrepoint permanent dont je ne vois pas vraiment d'équivalent dans la période classique.
Par ailleurs, comme le laissait déjà entendre sa musique vocale profane (Le Triomphe de la République a été publié depuis pas mal d'années à présent), son don pour l'écriture déclamatoire n'est pas moindre que celle de ses plus glorieux contemporains.

Il faut ajouter à cela que Guy van Waas avait déjà donné en concert, il y a six ou sept ans, un extrait de l'oeuvre (début de l'acte V, déjà proposé sur CSS : air de Médée et duo homicide avec Thésée), qui était extraordinairement appétissant, et faisait présager (n'ayant pas pu mettre la main sur la partition) une oeuvre majeure.

Par ailleurs, la distribution musicale était assez hallucinante : Virginie Pochon (un des plus beaux français du marché), Jennifer Borghi (voix délicate qui n'a rien de la furie bûcheronne, et spécialiste de ce style musical), Frédéric Antoun (un des plus grands maîtres actuels de la voix mixte), Tassis Christoyannis (voix glorieuse mais toujours nettement dite) et dans les petits rôles, des spécialistes parmi les meilleures de leur génération, Katia Velletaz, Caroline Weynants, Mélodie Ruvio.

Quant au Choeur de Chambre de Namur, l'un des tout meilleurs pour la tragédie lyrique, et aux Agrémens de Guy van Waas, ce sont précisément des spécialistes aguerris de cette esthétique de la quatrième école, les plus grands défricheurs en la matière.

Bref, tous les paramètres étaient au vert, si bien qu'on aurait pu se déplacer de la même façon si l'oeuvre était chantée par des étudiants, ou à l'inverse si les mêmes interprètes avaient donné Così fan tutte...

2. Le texte

Suite de la notule.

lundi 5 novembre 2012

Haendel - les états de la partition d'Israel in Egypt (et discographie)


Le cas d'Israel in Egypt est complexe. Sa composition intervient à un moment de crise dans les institutions musicales (fermeture du Nobility Opera, rival du King's Theatre), et il existe plusieurs états de la partition, réalisés de façon déjà un peu brouillonne par Haendel (quatre jours séparants les deux premières versions !). Pour ajouter à notre désespoir, les interprètes et les éditeurs opèrent leur choix ad libitum dans les versions existantes - déjà trois, voire quatre si on compte l'édition posthume de Randall, la seule utilisée avant les mouvements "musicologiques". Et, bien sûr, ils ne manquent jamais de prétendre qu'ils utilisent la version originale.

On va donc essayer d'y voir un peu plus clair, car il peut manquer jusqu'à la moitié de la musique suivant l'édition qu'on achète...

Pendant votre lecture, écoutez donc une bonne version (ouvrir dans un nouvel onglet).


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1. Genèse

Haendel était suffisamment satisfait de sa musique de circonstance pour la mort de la reine Caroline (1737, The ways of Zion do mourn) pour désirer la réutiliser.

Avec le librettiste de Saul, Charles Jennens, il avait d'abord pensé l'inclure en tant qu'élégie sur la mort de Saul et de Jonathan. Mais ils choisissent finalement de le réserver pour l'oratorio suivant. Au moyen de modifications mineures (The sons of Israel do mourn), toute cette musique funèbre devint la première partie de l'oratorio à venir, et les paroles courtisanes (She deliver'd the poor that cried) furent transposées au masculin (He delivered...) pour dépeindre l'afflication des Hébreux à la mort de Joseph. Toute cette première partie fut ainsi conçue comme The Lamentations of the Israelites for the Death of Joseph.

Les deux parties suivantes sont tirées exclusivement du livre de l'Exode et des Psaumes, d'où cette forme globale très contemplative, sans réelle place pour l'action : les Ecritures ont directement la parole. Il s'agit du même dispositif librettistique que dans le Messie, également en collaboration avec Jennens, mais la version originale d'Israel in Egypt, créée après Saul, ne comportait presque que des choeurs. Aussi le public fut-il décontenancé, tout particulièrement celui amateur d'opéra, qui attendait ses soli, et l'oeuvre connut un échec relatif. Ce qui amena Haendel à commettre plusieurs refontes, diversement heureuses, alors qu'il considérait son oeuvre comme très aboutie.

Israel est l'une des oeuvres à la fois les plus originales (rien que sa forme non-dramatique et ses "tunnels" de choeurs), les plus virtuoses sur le plan de l'écriture (harmonie souple, nombreux fugues et fugatos), et aussi les plus intenses émotionnellement. Les choeurs, moins "faciles" mélodiquement que dans le Messie, vont puiser beaucoup plus loin dans les ressources émotives de l'auditeur.
En ce qui me concerne, je la considère comme au moins aussi aboutie que le Messie - ce dernier disposant de soli beaucoup plus fascinants -, et peut-être davantage.

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2. Nomenclature

Cette volonté de réutilisation de la musique funèbre de Caroline dans son oratorio de 1739, puis l'insuccès de la première ont imposé plusieurs refontes. On peut compter trois versions du vivant de Haendel, et une quatrième posthume.

Version 1, 7 avril 1739.
(Le même soir était créé le concerto pour orgue en fa célèbre sous le titre Le Coucou et le Rossignol.)
Partie I : The Lamentations of the Israelites for the Death of Joseph, tiré de la musique funèbre.
Partie II : Exodus. Haendel avait à l'origine écrit "Partie II d'Exodus", du fait de l' "importation" de la première partie, ce qui fait supposer qu'Exodus était le titre original prévu. Depuis, les différentes éditions ont pris l'habitude de nommer ainsi la deuxième partie.
Partie III : Moses' Song. Chants de louange au Seigneur après avoir échappé à l'armée de Pharaon.
Cette version comportait peu de moments solistes, essentiellement des choeurs.

Version 2, 11 avril 1739.
Afin de complaire au public, même structure, mais coupures de plusieurs choeurs, et ajout de plusieurs airs déjà écrits, trois italiens et un anglais.

Version 3, 1756.
Partie I : Changée. Elle est largement tirée de Solomon et d'autres oeuvres antérieures.
Les airs "étrangers" sont retirés, mais les deux dernières parties demeurent sensiblement proches de ce qu'elles étaient en 1739. (Dans ces nuances doivent se loger pas mal de versions...)

Version 4, 1771 (posthume).
Randall réédite l'oeuvre dans son état de 1756, mais supprime la première partie, puisqu'elle était déjà connue dans Solomon. C'est cet état de la partition qui prévaut jusqu'aux années 70, et même au delà, puisque les "baroqueux", même en revenant à la version de 39, ne restituent pas de première partie. Le premier à le faire (du moins au disque) est Parrott, en 1989 !

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3. Discographie

Pour s'y retrouver, voici les publications discographiques, classées par état de la partition. J'ai fait primer la présence ou pas de première partie sur les détails qui diffèrent dans les deux dernières parties, qui ne rendaient pas le classement possible. Aussi, j'ai tout uniment considéré que ceux qui revendiquaient la version originale de 1739 tout en supprimant le premier tiers de l'oeuvre ne valaient pas mieux que les charcutiers de 1771, avec lesquels il figureront donc.

Au passage, on remarquera la grande absence de chanteurs célèbres, alors qu'il est de coutume, pour des raisons de prestige, de confier le moindre solo (la soprane de la Deuxième de Mahler que personne n'entend, franchement...) à des superstars. Ici, même les chanteurs célèbres ne sont pour la plupart pas des gens immensément renommés, plutôt des spécialistes de l'oratorio anglais ! Et beaucoup de patronymes plutôt anonymes, sans doute issus des choeurs.

Suite de la notule.

mercredi 10 octobre 2012

Atys de Niccolò PICCINNI - II - La musique de Piccinni (et de Chauvin)



Suite de la première partie, consacrée à la situation temporelle et à la refonte du livret.

A nouveau avec des extraits sonores - et un mot sur l'interprétation en fin de notule.
3 - La position de Piccinni. 4 - Mise en forme piccinniste du livret. 5 - Audaces. 6 - Le rapport à Lully. 7 - Version réduite et abrégée. 8 - Interprétation.


Pour plus de commodité, l'ensemble du texte de ces deux notules assez longues a été réuni en PDF.


3. La position de Piccinni

     Comme signalé dans le précédent épisode, Piccinni appartient à cette génération qui fait entrer la tragédie en musique dans le style classique : disparition du continuo (la basse est simplement tenue par les contrebasses, violoncelles et bassons, même si l'on peut avoir un clavecin dans l'orchestre), fin de l'alternance de l'instrumentarium (les récitatifs sont tous assurés par l'orchestre au même titre que les airs, et contiennent même quelquefois des effets d'orchestration), et d'une manière générale plus d'épure, un goût pour les formules symétriques ou « carrées », prédilection pour les tonalités majeures particulièrement lumineuses.
     Il y aurait de quoi se répandre sur ces questions de transition, qui ne sont pas réellement notre sujet.

     Piccinni se singularise vis-à-vis de Gluck par un soin mélodique supérieur dans le récitatif (et au contraire des airs plus conventionnels), mais comme on le soulignait, il est difficile d'entendre une véritable opposition, tant leur travail tire la tragédie chantée dans la même direction.


Extrait de la fin de l'oeuvre : on y entend le délire d'Atys (avec les spectaculaires récitatifs de Piccinni, admirablement incarnés par Mathias Vidal) et le choeur de déploration dont il est question plus loin dans la notule.


4. Mise en forme piccinniste du livret

     Par essence, cette nouvelle manière, et particulièrement chez Piccinni, Bach, Sacchini et Grétry (la chose est moins flagrante chez Gluck et Salieri), favorise les tonalités majeures et les expressions galantes. On entend donc très peu de mode mineur (qui en devient très saisissant, avantage du procédé), et en revanche quantité d'airs très galants, ornés et dansants comme s'il s'agissait de divertissements pastorales.
     Cela nous fait retomber dans un paradoxe propre à ce temps : en voulant créer un drame épuré, les classiques aboutissent en réalité à un résultat sonore qui tient davantage, à nos oreilles contemporaines, des inclusions de divertissements italiens (comme dans Médée de Charpentier, Le Carnaval de Venise de Campra ou Le Carnaval et la Folie de Destouches) que du grand galbe dramatique du récitatif accompagné.
     Quand cela se joint à des développements poétiques pas toujours heureux (on a longuement observé le cas de la plate exultation de Celænus), on peut évidemment considérer qu'Atys a été abîmé.

     Pourtant, s'il est assez évident que cette refonte n'atteint pas le degré d'audace et la puissance dramatique de son modèle, l'œuvre ne manque pas de charmes, dans l'esthétique qui lui est propre.
     A commencer par le récitatif : beaucoup de belles répliques sont peut-être un peu platement traitées, ou systématiquement servies sur fond de trémolos (le fait de condenser les moments les plus dramatiques en 1h10 rendait parfois presque cocasse l'omniprésence du procédé), et pourtant le galbe des phrases y est particulièrement beau. On est très loin des choses flasques et / ou sans substance musicale qu'on peut trouver chez Sacchini ou Cherubini (qui sont plus proches, surtout le second, des italiens du type Mayr), et on peut même considérer que le soin et l'intérêt du récitatif dépasse assez considérablement les rectitudes de Gluck dans Iphigénie en Aulide, par exemple.

     En termes d'inspiration, à défaut d'être profondément singulière (par rapport à la période, du moins : vu la faible diffusion des partitions et le petit nombre de productions, il est encore difficile de déterminer qui invente quoi !), la partition appartient plutôt à ce qui se fait de mieux dans la tragédie en musique de style classique. Même les airs, d'ordinaire un peu fades (même chez les grands Grétry...), se révèlent de belle facture, avec quelques sommets dès que Piccinni s'aventure dans le mode mineur, comme « Quel trouble agite mon cœur » qui exprime les remords d'Atys trahissant le Roi interpolé ce soir-là avec l'air de Celænus (qui se déroule dans la partition à l'acte suivant), ce qui était plus logique dramatiquement vu ce qu'il restait du texte (exultation du Roi, puis remords d'Atys).





5. Audaces

     A cela s'ajoutaient des étrangetés. Outre Salieri et Catel dont il s'approche pour la qualité du récitatif, Piccinni, écrit, la même année qu'Andromaque, les mêmes types de ponctuations méditatives dans les récitatifs, confiées aux seuls bois. Grétry les utilise généreusement, et toujours en relation avec la mélancolique d'Andromaque. Dans ces extraits d'Atys, on ne les entend que brièvement, mais considérant que quatre mois séparent les deux créations (février 1780 pour Atys, juin pour Andromaque), il est douteux que l'orchestration (qui dépend dans ce cas de la matière musicale) ait été changée si soudainement.
     On est sur le chemin de la recherche de couleur orchestrale, au delà de quelques spécialisations (flûtes bucoliques, trompettes guerrières, trombones « sacrés », etc.), qui fait sa première apparition comme sujet principal de préoccupation à ma connaissance dans les Variations orchestrales sur la Follia di Spagna de Salieri (1815).
     Qui a commencé ? Peut-être Piccinni dans son Roland des mêmes Quinault & Marmontel en 1778 ? Quelqu'un d'autre ? En tout cas, on n'entend rien de tel chez Grétry : rien dans les récitatifs de Céphale et Procris (1773, encore un livret de Marmontel), tout comme dans Les Mariages Samnites (1776, livret de Rosoi d'après Marmontel, décidément, pas étonnant qu'il ait eu autant d'ennemis) où il n'y a que des dialogues. Il n'est pas impossible du tout que le procédé ait été emprunté à quelqu'un d'autre encore, a priori pas un italien vu la prédominance, encore pour longtemps (jusqu'à Donizetti à peu près), du recitativo secco (basse continue ou clavier seuls). Mais quelqu'un désireux de produire un effet, comme Mozart dans le cimetière de Don Giovanni (accompagnement de trombones pour les paroles du Commandeur au milieu du récitatif), a toujours pu l'essayer, quelle que soit sa nationalité et son esthétique.
     Bref, cette nouveauté qui avait frappé beaucoup de monde dans Grétry ne lui est vraisemblablement pas due ; en tout cas Piccinni n'a pas attendu la création d'Andromaque pour en faire usage !

     Autre procédé, plus étrange encore, la symphonie presque montéverdienne utilisée comme prélude de l'acte II dans l'arrangement présenté par Bru Zane. En réalité, ce passage est tiré de la fin de l'acte I (cérémonie en l'honneur de Cybèle), mais après vérification de la partition, ce n'est pas une fantaisie, la musique est réellement celle-là. Très étonnant, son harmonie et même ses appuis rythmiques semblent de cent cinquante ans en décalage et je n'ose croire qu'il puisse s'agir d'une goujate allusion à l'âge de la « mère des dieux ». En tout cas, ce moment a beaucoup de charme, et il étonne par sa disparité avec le reste du drame (très homogène esthétiquement).



     L'audace la plus spectaculaire se trouve dans le choeur très étrange « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime », qui semble changer de mode au milieu de la phrase. La réduction Bru Zane fait le choix (étrange, et qui sonne étrange) de copier Lully en faisant chanter ce cœur a cappella. S'agit-il d'une façon de complaire au public qui attend cet instant ? En tout cas, sur la partition dont je dispose (et l'œuvre étant assez rapidement tombée, il n'y a jamais eu de révision...), l'orchestre est bel et bien présent, avec des mentions d'orchestration assez précises (seulement les bois, de la flûte au basson, clarinettes comprises), et en se taisant, il supprime de beaux mélismes qui produisent des effets d'écho.
     J'éprouve donc quelque difficulté à juger de cet alliage timbral que personne de vivant n'a jamais entendu, mais tel qu'il était présenté, je trouvais que cette phrase musicale torturée qui arrive soudain au milieu d'un langage très dépouillé sonnait à la fois très artificiellement... et particulièrement laborieux, comme si un modeste tâcheron avait voulu se mettre, le temps d'une dizaine de mesures, sur son trente-et-un musical.
     Disons que la tentative de mettre en relief ce moment très singulier de l'opéra de Lully, mais d'une façon alternative, était louable, à défaut d'avoir complètement abouti.


6. Le rapport à Lully

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Suite de la notule.

jeudi 16 août 2012

Arte, Open Opera : la télé-réalité appliquée au lyrique


Les Seefestspiele de Berlin, depuis leur création l'an passé, programment un opéra célèbre par an, et Arte s'en est fait le partenaire. S'ensuivent plusieurs petits documentaires censés reproduire le principe de la télé-réalité. Cette velléité appelle plusieurs remarques, d'abord formelles, puis sur les questions plus spécifiquement vocales (qui m'intéressaient particulièrement).

L'opéra entier sera diffusé demain sur Arte Live Web à 19h30 (mais je ne suis pas sûr d'en recommander l'écoute, faites comme vous voulez).

Suite de la notule.

dimanche 15 avril 2012

Tragédiennes III - Véronique Gens au disque et en tournée


1. Programme - 2. Technique - 3. Choix d'orchestre - 4. Tragédiennes IV ?


Successivement Herminie d'Arriaga (absente de l'album discographique) et Ariodant de Méhul (pour la maîtrise suprême de l'instrument).


Ebloui par le premier volume qui reprenait les moments-cultes de la tragédie lyrique (les monologues d'Armide, "Tristes apprêts", la fin du III de Scylla & Glaucus...), très favorable au deuxième (dont le programme beaucoup plus rare était aussi structurellement moins intéressant, le classicisme ayant livré des tragédies plus lisses, aussi bien pour la musique que pour le livret), je suis sous l'emprise persistante de ce troisième volet, le plus virtuose de tous. Il s'agit, je crois, du plus beau récital d'opéra que j'aie jamais pu trouver au disque.

Une fois qu'on a posé cela, on peut regarder de plus près, en s'appuyant aussi bien sur le disque que sur les représentations de Lucerne (le 14 août 2011, avant la parution du disque) et de l'Opéra-Comique (10 avril 2012). [Je n'ai pas pu entendre les soirées d'Aix, Venise, Toulouse et Metz.]

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1. Le programme

Suite de la notule.

mercredi 14 mars 2012

Pagliardi / Dumestre : Caligula poupon


Caligula delirante de Giovanni Maria PAGLIARDI à l'Athénée.

Concept amusant des pupi (siciliens...) pour cet opéra vénitien à marionnettes, effectivement très parent de l'Incoronazione di Poppea et de Cavalli (bien que composé sensiblement plus tard, en 1672). Evidemment, c'est lui qui a attiré une bonne partie du public.

L'intrigue de cour "circulaire" (celui qui est aimé aime un autre qui à son tour, dans le cadre clos d'une cour hostile) est celle qui prévaudra à l'époque du seria triomphant de la première moitié du XVIIIe siècle (Giulio Cesare, La Verità in Cimento, Motezuma...). Ce n'est pas une innovation pour autant, le livret de l'Artemisia de Cavalli est déjà complètement (et de la façon la plus réussie qui soit) dans ce schéma.

Musicalement, on retrouve une sècheresse semblable du récitatif, mais avec de beaux moments de lyrisme, sans qu'il soit facile, pour ce type d'oeuvre, de différencier le son de l'interprète (Vincent Dumestre et les membres du Poème Harmonique) de celui du compositeur (puisque les partitions n'indiquent qu'une basse, rarement chiffrée d'ailleurs, et quelques dessus). La comparaison avec la Poppée monteverdienne me semble tout à fait parlante.

L'oeuvre (et sa mise en scène avec marionnettes) porte une dimension assumée de stéréotype et de parodie (la résurrection de Caligula amuse beaucoup le public !), sans doute liée au contexte de création (le carnaval), mais je m'interroge sur la durée très brève de ses actes : y a-t-il eu deux tiers de coupures sur un opéra de trois heures, ou est-ce une oeuvre volontairement "légère" et courte ?
Car Vincent Dumestre est crédité à l' "adaptation" du livret... est-ce pour l'action sur son versant parodique, ou plutôt sur sa durée ?

Suite de la notule.

samedi 28 janvier 2012

Mystère ou miracle ? - aperture et couverture


Glottologie appliquée.

Voici quelque temps que je m'interroge sur la question de la couverture [1] chez Georges Liccioni jusque dans les rôles larges de sa carrière.


Il est impossible aux hauteurs où il chante cet extrait de Don Carlos de Verdi [2] (des la 3 et si bémol 3 tenus) qu'il ne protège pas ses aigus en voix pleine. Et pourtant, en plus d'être parfaitement naturelles, ses voyelles sont très ouvertes.

Ce n'est pas forcément incompatible dans l'absolu : le fait qu'une voyelle soit ouverte du moins de vue de la linguistique n'empêche (peut-être) pas que le mécanisme de protection de la voix puisse être activé. Le changement de voyelle (certains professeurs, assez nombreux et parfois assez prestigieux, prônent tout de bon le remplacement d'une voyelle par une autre) n'est qu'une astuce pour obtenir cette protection, mais rien n'indique qu'on soit obligé de totalement dénaturer ses voyelles pour l'obtenir (certains chanteurs couvrent audiblement, tout en articulant très bien dans l'aigu).

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Restent donc deux hypothèses :

a) Liccioni disposait...

Notes

[1] La "couverture" est la modification des voyelles en voix pleine, au moins au delà du passage, afin de protéger la voix à l'opéra. Dans le mode d'émission qui caractérise le chant lyrique, c'est en fermant et en postériorisant les voyelles qu'elle s'effectue généralement ([a] s'approchant de [o] est le plus fréquemment employé, mais il en existe d'autres parfois variables d'une école à l'autre, par exemple [i] ou [é] tendant vers [eu]).

[2] Avec Suzanne Sarroca en Elisabeth de Valois. Enregistrement radio de l'orchestre de la RTF dirigé en 1967 par Pierre-Michel Lecomte.

Suite de la notule.

samedi 1 octobre 2011

Ring Saga, la tournée


On avait déjà annoncé l'exploit de ce Ring pour ensemble de chambre, sa bizarrerie aussi - coupures, justifiées par des prétextes dramaturgiques assez douteux sur ce qui est utile et ce qui ne l'est pas...).

On avait même commenté les répétitions ouvertes au public, dans le Far West francilien. C'est dans ce même théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines que la production s'est répétée durant le mois d'août...

Et nous assistons désormais à la tournée dans la France entière. Arte nous fait la grâce de capter pour l'éternité et de diffuser sur son site de concerts Arte Live Web l'ensemble des quatre spectacles depuis Strasbourg. En ce moment même, Siegfried est en cours. Et les autres volets sont réécoutables ou le seront prochainement.

Je n'ai pas encore eu le temps d'y jeter un oeil, mais c'est évidemment vivement recommandé si jamais vous partagez un tant soit peu les perversions des lutins en direction des réductions et transcriptions de toutes sortes. Ou bien celles, moins originales, concernant les poids plumes dans les rôles écrasants.

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Ring Saga, version du Ring de Richard Wagner arrangée par Jonathan Dove pour la réduction instrumentale, par Graham Vick pour les coupes dramaturgiques. Nouvelle production, dirigée par Peter Rundel et mise en scène par Alexandre Gindt.

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Commentaires sur les différents volets :

Suite de la notule.

lundi 11 juillet 2011

Giacomo Meyerbeer - Les Huguenots - un nouvel état de la partition : fragments jamais joués (édition Ricordi, Minkowski Bruxelles 2011)


Ayant suivi avec beaucoup d'intérêt ces Huguenots bruxellois, et en particulier la radiodiffusion des extraits inédits, jamais représentés (même pour la création semble-t-il), les lutins souhaient revenir en détail sur ce nouveau matériau sonore, et aussi sur son traitement orchestral original par Minkowski (avec dans les deux cas des considérations positives ou négatives). Ayant pu lire le travail très précis de recension qu'avait déjà effectué Guillaume, je lui ai proposé d'écrire une notule sur le sujet, puisqu'il est à l'heure actuelle, l'édition Ricordi n'étant pas encore publiée, l'un des plus érudits sur ce nouvel état de la partition.

Les lecteurs réguliers de Carnets sur sol l'auront déjà lu, il commente souvent par ici, et tient lui-même salon dans un boudoir voisin (tenu secret).

Voici son texte. Je l'agrémenterai dès que possible des extraits sonores correspondants.

Qu'il soit remercié pour la qualité et la clarté de ses commentaires.




Les Huguenots de Meyerbeer à la Monnaie de Bruxelles – juin 2011 : un nouvel état de la partition
Par Guillaume.


Suite de la notule.

samedi 2 avril 2011

Jean Benjamin de La Borde - Ismène et Isménias (1763) à Choisy-le-Roi


Une présentation plus détaillée est à venir, mais juste un mot pour signaler que le concert déjà annoncé mérite grandement le détour pour les amateurs chevronnés du genre.

La version présentée au Conservatoire de Choisy-le-Roi est de plus mise en scène, de façon simple mais réussie.

Il reste deux représentations, ce samedi 2 avril à 19h et demain à 16h.

En deux mots : j'en attendais beaucoup à cause du livret. Le premier acte est un condensé d'Atys, avec les mêmes recettes : prêtre amoureux, feintes de l'indifférence, aveux multiples ; quant au deuxième actes, avec une remarquable trouvaille du Temple de l'Indifférence, il met en scène sous forme de pantomime l'histoire de Médée !


Maquette de costume pour le rôle d'Isménias, tiré des collections de la Bibliothèque de l'Opéra de Paris.


Je découvrais en revanche la musique.

Suite de la notule.

jeudi 3 mars 2011

Le Prologue postiche

(ou les Festes de la Charcuterie)

Les amateurs de tragédie lyrique - et moi le premier - crient au scandale lorsqu'Hervé Niquet, chef pourtant le plus hautement inspiré dans ce répertoire depuis des années, décide à discrétion de supprimer un Prologue (comme ce fut toujours le cas avant enregistrement discographique de Proserpine) ou de retirer des danses (comme il le fit dans Callirhoé), voire des sections (c'est apparemment le cas dans Le Carnaval de Venise, du moins sur scène).

Pourtant, son attitude, si elle est frustrante et pas réellement soutenable vu les arguments avancés (ceux de la réduction de la quantité de texte musical pour un meilleur résultat final et des répétitions pour un meilleur équilibre financier seraient bien plus convaincants...), n'est en réalité pas du tout exotique du point de vue de l'authenticité.

Ainsi, on s'aperçoit par exemple dans les publications successives du livret des Festes Vénitiennes (1710, le gros succès des années Guyenet) que sans qu'on ait trace de modifications de la musique dans les publications de partitions d'Henri de Baussen ni dans les archives et témoignages, le contenu des livrets de salle varient sensiblement, occultant tel ou tel passage, voire telle ou telle entrée, selon le choix des organisateurs des reprises.

Plus fort encore.

Guyenet, pour essayer d'éponger les dettes de Francine, gendre et successeur de Lully à la tête de l'Académie Royale de Musique, tente l'idée de proposer des abonnements prestigieux, destinés aux nobles n'ayant pas leur entrée à la Cour ou aux bourgeois, donnant droit d'entrée illimité aux meilleures loges, sur tout le durée de son privilège, moyennant le versement immédiat d'une somme considérable.
Rapidement, il essaie aussi une formule discount avec les conditions suivantes : pour 2500 livres, on s'ouvrait le droit d'entrer au parterre (alors moins prestigieux), mais selon les places disponibles, c'est-à-dire... après l'exécution du Prologue !

Cela montre de façon assez amusante que l'éloge obligé du monarque n'était pas forcément la partie attendue avec le plus de fébrilité par le public... On recense par ailleurs un certain nombre de cas de railleries publiques pendant ces prologues, railleries tranchantes mais spirituelles qui selon les récits de Saint-Simon semblent avoir mis bonne partie de rieurs du théâtre de leur côté... [Malheureusement, cet égoïste ne les reproduit pas dans leur détail...]

En somme, Niquet, par son immense talent, mais aussi en récrivant les danses manquantes et en coupant à discrétion, se révèle plus que quiconque dans l'esprit Grand Siècle. [Mais il fatigue ses contemporains avec son charcutage, le bélître !]

mercredi 12 janvier 2011

Ernest Reyer - SIGURD - Enregistrement complet du grand air de Brunehild (première mondiale)


Cet air est ici pour la première fois joué sans coupures. (Vidéo et texte suivent.)

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1. Impact

Cet air de Sigurd a été quelquefois enregistré (notamment brillamment par Marjorie Lawrence, même si le style est logiquement assez vaillant), mais toujours coupé de moitié ! Sans récitatif introductif, sans la prière centrale à Odin, sans la répétition de "Quel trait inexorable brûle mon coeur blessé".

Outre qu'il est magnifique dans son ensemble, on perd la clef fondamentale du drame, et il est donc absurde qu'il soit systématiquement coupé lorsque l'oeuvre est donnée sur scène ou enregistrée au disque.

En effet, dans sa prière à Odin, Brunehild révèle plusieurs pivots fondamentaux :

  • C'est grâce à l'aide de la walkyrie que Sigurd à triomphé pour protéger Hilda (dont le récit à l'acte I est toujours coupé en partie...). C'est donc grâce à Brunehild que Hilda peut s'éprendre du héros et devenir sa rivale.
  • Brunehild précise aussi qu'elle a ainsi agi contre l'avis d'Odin - elle était donc éprise de Sigurd bien avant le réveil sur le rocher.
  • La prière de Brunehild contient aussi une supplique à Odin, qui la punit non seulement en la rendant mortelle, mais en l'attachant à Sigurd, qui est pourtant marié et inaccessible.


L'ensemble du drame serait donc ourdi par Odin pour punir Brunehild la rebelle, à cause de l'intervention de la walkyrie qui a elle-même fait naître sa rivale !

On perd ainsi énormément de sens en supprimant seulement cinq minutes de musique...

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2. Vidéo

Suite de la notule.

jeudi 28 octobre 2010

Dmitri Chostakovitch : Les Joueurs et Le Grand Eclair, deux opéras inachevés


Un commentaire très rapide sur le concert donné par Dmitri Jurowski avec l'Orchestre du Conservatoire de Paris (d'une remarquable limpidité), le Jeune Choeur de Paris (très bon) et de jeunes solistes du Centre Vishnevskaya de Moscou.

Etaient ainsi confrontées deux oeuvres de nature très différente.

Les Joueurs adaptait littéralement le texte de Gogol, sans coupures. Arrivé à une heure de musique, mais qu'au tiers de l'oeuvre, Chostakovitch écrit qu'il est absurde de continuer, sans doute en raison des proportions trop solennelles eu égard au caractère direct du texte. La musique est est raffinée, pas la plus complexe harmoniquement ni la plus grinçante, mais sans facilités, et le texte remarquablement mis en valeur : on regrette bel et bien que l'ouvrage n'ait pas été achevé.

Le Grand Eclair est en revanche constitué d'une suite de "numéros" satyriques sur le capitalisme, manifestement liés entre eux par des dialogues (qui n'ont pas été donnés pour cette soirée). La faiblesse du livret est précisément ce qui a motivé l'abandon du projet, et la musique de Chostakovitch prend ici une tournure beaucoup plus foraine : l'oeuvre est une curiosité, mais certes pas un monument.

Côté musique, remarquable précision de Jurowski et de l'Orchestre du CNSM, superbe prestation également des choeurs (présents pour Le Grand Eclair seulement)

Les ténors Oleg Dolgov et Maxim Sazhin étaient remarquables, que ce soit le ténor de caractère truculent doté une voix douce et ronde ou le ténor lyrique très dynamique et éloquent. Le plus impressionnant du plateau était toutefois le baryton Konstantin Brzhinsky, très sonore, excellent acteur et remarquablement prodigue en mots expressifs. Mais sur les six voix d'homme, aucune n'était réellement décevante, et les trois cités méritent véritablement une grande carrière internationale.

Excellente soirée de raretés.

mercredi 29 septembre 2010

Verismo Arias - Jonas Kaufmann, Antonio Pappano et le vérisme


Pour une fois, une nouveauté toute fraîche et (presque) grand public sur CSS. Un mot sur ce récital très attendu.


La peine de mort devrait être rétablie (après avoir dûment déchu de nationalité) pour ceux qui confient la photoshopisation des joues de ténors aux stagiaires préposés au touillage décaféiné.


Les lutins n'aiment pas le principe même du récital, qui sélectionne généralement les mêmes airs de bravoure hors contexte, souvent des moments musicalement et textuellement assez faibles, et qui empêchent par leur isolement toute adhésion au drame. Des suites de vignettes souvent dans le même caractère de plus, car suivant la thématique du récital, on retrouve le même type de tournures (tout simplement parce que l'air est un format prévu pour entrer dans un tout dramatiquement et musicalement cohérent, avec la plupart du temps des formes canoniques).

Avec tout ce qu'on attend désormais de Jonas Kaufmann, champion de la transversalité stylistique avec à la fois une très grande intelligence de la langue, de la psychologie, du phrasé, et une grande présence vocale, on ne pouvait qu'être juste satisfait, voire déçu.

Pourtant, les craintes d'un objet un peu lisse ou monotone, comme les extraits vidéos de ce studio, qui faisaient entendre un vibrato un peu élargi, n'étaient que de vaines fausses alertes.

En effet, il est difficile de trouver :

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1) Un récital d'opéra aussi cohérent et audacieux.

On a déjà expliqué ici les ambiguïtés de ce qu'on appelle le vérisme, qui est littérairement parlant une réplique italienne du naturalisme français, mais qui englobe musicalement tout le postverdisme, avec une expression lyrique dotée de longues lignes assez straussienne (mais jamais interrompues) et un raffinement harmonique, un usage des motifs récurrents qui héritent directement de Wagner.

On répugne généralement à y impliquer Puccini, et même chacun fait tout pour exempter son champion de cette étiquette souvent vécue comme péjorative : pour les amateurs de voix qui constituent l'immense majorité des amateurs d'opéra italien, la "tradition vériste" est celle d'excès peu subtils dans les effets vocaux - sanglots, cris, accents sous forme d'élévation des notes écrites...

Néanmoins, cette école postverdienne et postwagnérienne est stylistiquement assez homogène. On peut en exclure Ponchielli qui dispose encore d'une grammaire assez stable et verdienne et n'est pas encore imprégné de ce lyrisme straussien, mais Catalani, Leoncavallo, Mascagni, Cilea, Zandonai, Respighi, Alfano peuvent en de larges mesures y être apparentés. Même si certains sujets sont historiques, même si certains aspects tiennent parfois de la conversation en musique, même si certains de leurs opéras échappent à ce style (par exemple I Medici de Leoncavallo, d'un raffinement assez proche des recherches allemandes et françaises sur le timbre, l'harmonie et même le soin du livret).

Dans ce disque, qui exclut Puccini, c'est donc le postverdisme dans son acception la plus large (incluant même Ponchielli) qui est sollicité, bref tout l'opéra "fin de siècle" italien, y compris le wagnéro-inspiré Boito (mais finalement pas si différent de la grammaire des autres).

Alors que ces ariosos (ce ne sont pas des airs à reprise et ils sont courts, s'insérant dans le flux dramatique, à la wagnérienne) sont généralement peu propices au récital, leur choix, leur agencement et l'interprétation maintiennent l'intérêt vif de bout en bout.

Suite de la notule.

vendredi 16 juillet 2010

Pour information : ouverture du site officiel de Mireille Delunsch


Un site officiel de Mireille Delunsch, assez complet (répertoire, coupures de presse, extraits), vient d'être mis en ligne. Il n'est manifestement pas achevé, ne serait-ce que dans l'armature des sous-menus, mais on peut déjà s'y ballader agréablement.

Comme il ne semble pas, pour l'heure, référencé par les moteurs de recherche, voici : http://www.mireilledelunsch.com .

Pour indiquer ce site ? Tout simplement en raison des nombreuses fois où les lutins, dans leurs différentes incarnations, ont pu chanter la présence physique très singulière de sa voix et sa capacité à faire miroiter en quelques instants des univers psychologiques entiers. Par exemple, il y a déjà longtemps, ici.

mercredi 21 avril 2010

Sémélé de Marin Marais par les Goûts Réunis (représentations en cours)


Les Goûts Réunis proposent une formule originale : réunir un choeur amateur à un orchestre formé de musiciens en fin d'apprentissage et encadrés par quelques professionnels, afin de fournir à tous une expérience formatrice.
Avec une oeuvre par an, une fois sur deux assez originale, l'ensemble a l'occasion de fournir un vrai travail de qualité.

Ce spectacle sera redonné (sans la chorégraphie) le samedi 8 mai à 20h, Eglise de Pentemont dans le VIIe arrondissement de Paris (106, rue de Grenelle). (Tarif 15€, 10€ si réduction. Sans réservation.)

Pour 4€ (livret fourni), on pouvait ainsi assister samedi à la Maison de la Musique de Nanterre, dans une salle de quatre cents place tout à fait pleine, à un spectacle complet : une mise en espace entrecoupée de danses (pendant un divertissement sur deux) assurées par les Fêtes Galantes (une compagnie que dirige Béatrice Massin, chargée de recréer la chorégraphie de l'Atys de Villégier la saison prochaine).

J'ai été agréablement surpris de constater que les couleurs harmoniques de Marais me paraissaient décidément moins sinistre dans Sémélé que dans l'ensemble de ses autres oeuvres, même si l'on a perdu la dimension en principe souriante de cette oeuvre au fil de quelques coupures...

Evidemment, on ne pouvait pas exiger dans ces circonstances une réalisation musicale de qualité tout à fait professionnelle, et cependant le résultat était assez remarquable.

Quelques points faibles :

Suite de la notule.

lundi 19 avril 2010

Patrie ! - Le portrait inversé de Don Carlos - [inédits d'Emile Paladilhe]


(Cette notule comprend des illustrations musicales inédites.)

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1. Un symbole

Emile Paladilhe (1844-1926) fait partie de ces compositeurs français de premier plan en leur temps précipités dans l'oubli par la prédominance mondiale des oeuvres germaniques (ou italiennes pour l'opéra), et des esthétiques qui leur son attenantes. Aussi, le 'goût français', pour le romantisme (et surtout pour la période suivante d'une puissance imaginative et qualitative qui n'a que peu d'équivalents), est-il désormais peu intégré par les musiciens et les auditeurs, qui les jouent et les jugent souvent à l'aune des canons germaniques.

On juge cette musique invertébrée formellement, on juge son goût du figuralisme et du 'programme' vulgaire. C'est évidemment se méprendre comme juger un opéra de Lully à l'audace harmonique ou un opéra de Verdi à la complexité orchestrale.
On l'a déjà abordé à propos du répertoire de piano français, totalement absent des salles de concert (à l'exception de Gaspard de la Nuit de Ravel et des Préludes et Images de Debussy - et encore, de façon assez peu fréquente) : la musique germanique privilégie la structure, l'invention purement musicale ; la musique italienne est d'abord sensible à l'évidence de la mélodie et la gloire des lignes vocales ; la musique française, elle, privilégie avant tout l'évocation et les climats. Il s'agit donc de suggérer des images poétiques, sans chercher nécessairement la cohérence, l'innovation ou la 'pureté'.

C'est aussi dans cette perspective qu'il faut considérer les opéras français, où le texte a souvent plus d'importance qu'ailleurs, jouant d'égal à égal avec la musique. Parce qu'on en attend des inventions musicales structurelles (il y en a pourtant, mais à un niveau de détail et moins dans la macrostructure peut-être) ou de l'osentation vocale, on peut en être déçu. Et le public qui n'a plus l'occasion d'y être exposé ne peut de toute façon que s'en détourner.

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2. Qui ?

Emile Paladilhe, à peu près oublié, dont il n'existe à peu près rien au disque (l'oratorio des Saintes-Maries de la Mer doit être à peu près la seule mono(disco)graphie consacrée à ce compositeur, réduit à une piste ici ou là) était pourtant une figure centrale de la musique française du dernier quart du XIXe siècle. Inité très tôt à l'orgue à Montpellier dont il était originaire, il se rend dès neuf ans à Paris et obtient (personne ne fit mieux) le Premier Prix de Rome à seize ans. On le signale aussi comme ami de Bizet. Tout cela trace le portrait, en dépit de tout ce que l'auditeur déconnecté des exigences stylistiques qui prévalaient alors pourra dire, d'un grand technicien de la composition.

Il est inutile de se répandre en détails superflus sur un catalogue qu'on ne peut de toute façon écouter. Signalons simplement qu'en tant que compositeur de prestige, Paladilhe composait essentiellement de la musique lyrique : opéras, oratorios, mélodies (dans des genres assez variés). Il a bien entendu écrit aussi de grands poèmes symphoniques et de la musique de chambre surtout destinée à l'exécution brillante en concours.

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3. Patrie !

Patrie (avec ou sans point d'exclamation) est l'oeuvre la plus célèbre de Paladilhe, la seule, à dire vrai, qui ait conservé un rien de présence dans l'esprit de la postérité. Ce fut son plus grand succès, un des opéras les plus populaires en France jusque pendant la première moitié du vingtième siècle. Créée en 1886 à l'Opéra de Paris, elle utilise le livret de deux grands littérateurs dramatiques de l'époque, Victorien Sardou (père premier de Tosca) et Louis Gallet (qui a bien réussi et bien raté, selon les cas [1]).

Dans Patrie, tout se fonde sur le modèle du Grand Opéra à la française : cinq actes, contexte historique, personnages nombreux, scènes de foule, numéros obligés, récitatifs très soignés créant une douce continuité entre des "numéros" très intégrés (souvent entrecoupés de récitatifs, peu isolables ou moins mémorables mélodiquement que les récitatifs), présence d'humour, etc. C'est un Grand Opéra moins malicieux, moins vocal, plus solennel que celui de Meyerbeer - on se situe à l'époque de Mermet, Salvayre et Reyer. Les ballets à cette époque sont aussi sensiblement réduits à néant.

Le sujet lui-même ne doit pas être pour rien dans le succès. Il conte à front renversé par rapport au Don Carlos de Schiller, du Locle, Méry et Verdi l'histoire de l'insurrection des Flandres espagnoles : cette fois-ci non vu depuis la puissance dominante (même si cette révolte était exaltée), mais de l'intérieur. Un groupe de gentilshommes flamands décide de restaurer une République pour les sauver de la cruauté de la loi martiale des reîtres d'Ibérie. Ils se réunissent dans l'ancien Hôtel de Ville, chez le sonneur Jonas (basse bouffe), sous l'impulsion du noble Rysoor (baryton héroïque), plein d'idéaux et de désintéressement (une sorte de Posa à l'âge mûr), incarnation du sublime et moteur de l'action tout à la fois.
Il découvre cependant que sa bien-aimée le trahit avec son compagnon d'armes Karloo (ténor lyrico-dramatique). Lors de la grande réunion de l'acte IV où ils font sonner les cloches, ils sont tous pris par le gouverneur (le duc d'Albe, basse noble), trahis par la seule qui savait. Rysoor fait alors jurer vengeance à Karloo (sauvé par la fille du gouverneur) qui a contracté cette immense dette morale à son égard.
Et tout ce que je puis préciser, c'est que Karloo est un garçon bien obéissant, qui nous procurera un final dans le goût du Trouvère, où l'exécution de ses amis concorde avec celle, hors de la place publique, de la femme traîtresse.

Après la défaite de 70, on peut imaginer quelles émotions pouvaient susciter à Paris la représentation d'une tentative d'affranchissement malheureuse.

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4. Extraits

Les gloires du chant du début du vingtième siècle ont cependant, comme pour Reyer, laissé quelques extraits fameux : l'air patriotique de Rysoor (extrait de la scène de préparation de la révolte, au début de l'acte IV), et la bénédiction du corps de Jonas par Rysoor à la fin du même acte, une fois tous prisonniers et voués à la mort.
Dans les extraits maison que je propose ici, on entendra la scène patriotique dans son entier (avec l'introduction orchestrale, les échanges entre personnages puis le grand arioso patriotique qui lance la révolte), ce qui est une première mondiale en enregistrement. Et on commence avec un extrait de l'acte I, lui aussi jamais enregistré, et même jamais rejoué depuis la dernière représentation de Patrie, il y a désormais... longtemps.

Le langage de Paladilhe est simple, il se caractérise par des lignes assez épurées, à la fois mélodiques et sobres, sans rengaines ostentatoires, et sans recherche de complexité. Le soin apporté au récitatif est constant, et les airs sont plutôt des ariosos fondus dans la continuité dramatique. Orchestralement, on imagine quelque chose de pas toujours délicat, mais les harmonies simples et expressives, et parfois discrètement raffinées, font vraiment du beau travail pour susciter l'adhésion (témoin le choral sans doute aux cuivres qui débute la scène patriotique présentée ci-après).

Comme de coutume, j'inclus un extrait de ce qui précède pour nous mettre dans l'atmosphère et ne pas créer l'illusion de "numéros fermés", même si cette scène a une cohérence propre.

Un ténor de caractère, La Trémoille, un français bien pimpant (dans le même registre d'autocaricature que ce qu'on trouve dans Le Roi malgré lui de Chabrier) est en visite aux Pays-Bas espagnols, à l'occasion du carnaval. (On entend un extrait de la fin de son air.) Il rencontre son ami Rysoor (baryton héroïque), noble néerlandais et patriote. Celui-ci lui propose alors un récit dont la parenté, aussi bien thématique (dans le texte) que musicale, est frappante avec la grande description de Rodrigue de Posa dans Don Carlos. Avant plus ample commentaire, en voici le texte :

RYSOOR
Oui, c'est le Carnaval ! Cette place où naguère
Retentissaient les chants joyeux, le choc des verres,
Est pleine de bandits - sûrs de l'impunité,
Et tels que des corbeaux dévorant la Cité !
Oui, l'Espagne triomphante,
Rorte des maux qu'elle enfante,
Prend racine à notre seuil,
On nous tue, on nous fusille,
Il n'est pas de famille
Que l'on n'ait mise en deuil.
Pour affirmer sa puissance,
La ruine est partout - et partout le gibet !
Tout soldat est bourreau, certain de la sentence :
Pourvu qu'il tue, il peut tuer comme il lui plaît !
Voilà la sanglante tuerie
Que promènent sur notre sol
Les oppresseurs de la patrie !
Voilà le Carnaval que nous fait l'Espagnol !

LA TREMOILLE
Quelle horreur !

Nous sommes ici au tout début de l'acte I (qui débute d'ailleurs sans Ouverture), et on repère d'emblée certaines références évidentes à Don Carlos. Rodrigue dit ainsi :

Cette paix ! La paix du cimetière !
...
Est-ce la paix que vous donnez au monde ?
Vos présents sont l'effroi, l'horreur profonde !
Tout prêtre est un bourreau, tout soldat un bandit !
Le peuple expire, il gémit en silence,
Et votre empire est un désert immense
Où le nom de Philippe est maudit ! Oui, maudit !

On décrit la même région (et Patrie est le côté "application pratique" de l'affaire), et on est presque littéralement dans les mêmes termes. Musicalement aussi, on retrouve le tumulte suggestif à l'orchestre, un peu moins moderne chez Paladilhe que dans la refonte du duo par Verdi après l'échec napolitain de 1871. Plus encore, le chromatisme descendant et ascendant est presque totalement identique, avec les trémolos en plus, au moment du bannissement d'Eboli par Elisabeth de Valois, à l'acte IV.

Par ailleurs, sur le langage de Paladilhe lui-même, voyez avec quel naturel de l'affirmation presque badine "Oui, c'est le Carnaval" on progresse vers les paroxysmes (avec des fa#3 [2] qui 'claquent' à répétition) - à la fois la montée de l'horreur de l'évocation et l'augmentation de l'indignation patriote de Rysoor. La déclamation respire toujours amplement, jusque dans les séquences les plus oppressantes, et l'éclat conserve toujours une certaine noblesse d'expression, quelque chose de presque hiératique. On est loin de l'expression très expansive et mélodique des Italiens, assurément. D'autant plus que l'orchestre ne fait pas qu'accompagner, mais ponctue vraiment de façon personnelle, colore aussi. Et l'harmonie change au fil des émotions : sans être révolutionnaire du tout, elle ne se laisse pas deviner, si bien que le tableau dressé par Rysoor laisse toujours en haleine. Un large récitatif qui est tout autant un morceau de bravoure que pourrait l'être un air.
Et tout l'opéra se tient à ce niveau.

Qu'on se rassure, on y rencontre aussi du cantabile [3], mais clairement pas autant que de la déclamation.
Notre séquence suivante est témoin de tout cela.

=>

Ici, avant la révolte (manquée), Rysoor rêve, en haut du beffroi où ils vont sonner l'heure fatale, au monde qui s'ouvre à eux. C'est le véritable héros de l'opéra puisque le ténor (Karloo) est terni par ses penchants séducteurs qui vont précisément trahir Rysoor - et les perdre tous deux à leur tour.
Après le choral énoncé dans le médium grave par les cuivres (et repris dans le médium aigu par les flûtes) - à en juger par l'écriture de la particelle (au piano seul, donc des déductions) -, les conspirateurs entrent sur une monodie [4], conduits par le sonneur Jonas, qui leur montre les lieux, et notamment la salle du Conseil où les figures de pierre de leurs aïeux ont été décapitées. Karloo survient, annonçant les derniers préparatifs ; Rysoor invite chacun à prendre courage, et contemplant les lieux, rêve au glorieux passé qui va se réveiller, avec pour signal les cloches : Cette cloche qui sonne, c'est l'appel déchirant d'une mère à ses fils !
La scène se clôt avec la dispersion feutrée et l'encouragement doucement protecteur de Rysoor, s'achevant sur la reprise du choral, sans doute s'éteignant aux cordes.
Un des très beaux moments de l'opéra.

En voici tout de suite le texte :

JONAS
Par ici ! Doucement !

UN NOBLE CONSPIRATEUR
. . . . . . . . . . . . Où sommes-nous ?

JONAS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chez moi !
Chez mes cloches ! Ici, l'escalier du beffroi ;
Là-haut, la salle où nos seigneurs de la commune
S'assemblaient autrefois. Sous ce rayon de lune,
Les voilà tous, voyez, là, couchés sur le sol -
Décapités par l'infâme espagnol !

CHOEUR DE CONSPIRATEURS
Quel abandon ! Quel funèbre silence !

RYSOOR
Mes amis, patience !
Un nouveau soleil va resplendir sur nos fronts !
Dormez, morts glorieux, dormez - nous vous éveillerons !

UN NOBLE CONSPIRATEUR
Qui va là ?

RYSOOR
. . . . . . . . . . C'est Karloo. Parle, quelles nouvelles ?

KARLOO
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tout va bien. Dans Bruxelles
Dix mille hommes armés attendent notre appel.
J'ai prévenu Kornelis, Bakerseel.
Plus de chaînes, partout j'ai fait libre passage !

RYSOOR
Ainsi donc, l'heure est proche ! Ah, mes amis - courage !
[Récitatif introductif]
C'est ici le berceau de notre liberté ! [5]
Ici, nos pères ont fondé ces lois,
Que nous allons défendre !
Je crois les voir toujours et je crois les entendre
Dans ces lieux où battait le coeur de la cité.
[Arioso]
Plus sinistre est la nuit, plus joyeuse est l'aurore -
Oui, malgré l'espagnol, ce coeur palpite encore,
Ce cadavre est vivant aux créneaux du beffroi,
Spectre vengeur de la patrie, aux coups du tocsin [6]
Qui se dresse et crie : "O peuple flamand, lève-toi !"
Et vois : le peuple vient,
Sa grande âme frissonne,
Il vient, bravant tous les défis.
Il sait pour qui lutter : cette cloche qui sonne,
C'est l'appel déchirant d'une mère à ses fils !

CHOEUR DE CONSPIRATEURS
Aucun ne tremble !

RYSOOR
. . . . . . . . . . . . . . . Aucun ne tremble. [7]
Eh bien, allez, et debout tous :
Prévenez nos amis, et revenez ensemble,
Que pas un seul ne manque au rendez-vous.

Seul l'arioso avec son court récitatif introductif a été enregistré (il se trouve même dans des éditions modernes en séparé), de même que le court arioso Martyr obscur du même personnage au même acte. Tout ce qui précède C'est ici le berceau de notre liberté est donc un inédit absolu, qui permet de replacer cet air dans un contexte esthétique et dramatique - ce qui est toujours très précieux à mon avis.

Par ailleurs, je trouve, d'une façon plus personnelle, le style des enregistrements existants, pourtant par de très grands chanteurs que j'admire beaucoup (Arthur Endrèze, Ernest Blanc...), tout en force, pas très séduisants par rapport au personnage héroïque mais élégant de Rysoor. [Je concède tout à fait cependant que ma typologie vocale tire le rôle vers quelque chose de presque galant qui crée un déséquilibre dans l'autre sens, on pourra me le reprocher à bon droit - trop français, en quelque sorte.]

On voit d'emblée et d'un coup d'oeil la disymétrie très hétéroclite des vers utilisés, mais à la lecture, leur découpage en milieu de phrase et surtout leur rythme sont vraiment sujets à caution (certains ne riment avec rien, d'autres sont constitués de la répétition du même membre, d'autres enfin ont une syllabe de trop - on l'a indiqué en note lorsque nécessaire). Et dans le même temps, on respecte scrupuleusement ce qui n'était alors plus qu'une "rime pour l'oeil" (la concordance de la liaison supposée, même non prononcée, en fin de vers).
Il est probable que Paladilhe en ait retouché certains par commodité, mais au point de mutiler la régularité, cela est rare ; et quoi qu'il en soit, la maîtrise technique de la versification reste assez rudimentaire ici.
Par ailleurs, le résultat n'est pas vilain si on le considère comme de la prose, loin s'en faut - plutôt touchant, même. Et l'ensemble de l'oeuvre a beaucoup de rythme. Mais nous avons plus affaire à des spécialistes de la macrostructure dramaturgique qu'à des orfèvres du verbe...

Musicalement, le récitatif suspendu de la scène qui précède, où celui plus solennel, mais toujours doux, qui ouvre l'air, sont souverains, délicatement ciselés, chargés de climat mais avec une certaine distance presque optimiste ; quant à l'arioso avec son accompagnement plus agité, il remplit parfaitement sa fonction incantatoire, et son extinction murmurée à la voix plus aux cordes est un grand moment. Vraiment une très belle réussite.

Quant à l'interprétation, je rappelle simplement aux visiteurs de passage qu'il s'agit d'un enregistrement qui ne prétend pas fournir une version sérieuse de la partition ; c'est simplement une prise faite pendant un moment de loisir, où je dois tenir à la fois piano et chant (prise de son maison également), ce qui ne laisse pas la possibilité de fournir la finition d'un enregistrement du commerce. C'est simplement à titre indicatif, la possibilité offerte de découvrir une musique autrement inaccessible, et l'invitation pour ceux qui peuvent à ouvrir les partitions.

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5. Des conclusions ?

On espère tout d'abord que la balade a été à votre gré.

Ensuite, le résumé de cette petite exploration est simple : Patrie ! est quelque chose de bien chouette qui mériterait d'être remonté et enregistré. Son ton à la fois héroïque et badin pourrait tout à fait séduire, de même que les meilleurs Meyerbeer, le grand public, également les amateurs de Verdi et de Gounod, et peut-être plus généralement d'opéra français. C'est un ouvrage fort long, certes, et avec force personnages, mais il n'est pas si difficile techniquement pour orchestre et chanteurs. On ne se gêne pas à couper un tiers d'un acte des Gezeichneten pour économiser des salaires et assurer la liaison avec les derniers métros, quitte à saboter le propos esthétique de l'ouvrage entiers ; alors on peut tout à fait rogner un peu sur Patrie' qui n'aurait pas sa chance autrement.

Le reste de la production de Paladilhe n'est pas forcément du même intérêt : les mélodies sont assez aimables (comme chez Reyer en somme) et son oratorio des Saintes-Maries, également sur un poème dramatique de Louis Gallet, présente assez peu d'aspects saillants, tout dans une consonance agréable mais un peu molle qui ne me le fait pas vraiment recommander. Dans ce goût, Lazare et le Requiem de Bruneau, ou bien Marie-Magdeleine de Massenet (du même librettiste) touchent quand même occasionnellement (et même fréquemment pour le dernier exemple) à une forme de grâce qui me paraît plutôt absente de ce Paladilhe-là.
Dommage, puisqu'il s'agit de la seule intégrale disponible au disque et jouée de loin en loin... Mais en ce qui concerne les lutins, tant qu'à inviter à l'aventure, autant ne pas conseiller de la marchandise de seconde catégorie. Aussi en avons-nous fourni de la première à vos oreilles (bienheureusement, on l'espère) ébaubies.

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6. Poursuivre les explorations

En ce qui concerne le répertoire français, vous pouvez (notamment) consulter :

  • La catégorie consacrée aux concerts physiques ou virtuels de CSS. Vous y trouverez notamment du Wagner en français, du Reyer (Sigurd et Salammbô), du Cras et la Radio Farfadets.
  • Ingrédients et invariants du Grand Opéra à la française.
  • La Dame de Monsoreau de Gaston Salvayre.
  • Autour de Sigurd et Salammbô de Reyer : première mondiale d'un duo inédit de Sigurd, présentation de Salammbô et extrait en première mondiale (avant la recréation marseillaise).
  • Les différents (et très nombreux) états de la partition du Don Carlos de Verdi (commande parisienne en français - voir les autres Verdi sur le même patron).
  • Transmutation du Shakespeare en métal français : série sur Hamlet d'Ambroise Thomas (livret Jules Barbier & Michel Carré).
  • Les Robaiyat d'Omar Khayyâm par Jean Cras.
  • Etc.


Notes

[1] Le Roi de Lahore et Thaïs du côté des réussites, Le Cid et Le Rêve (Bruneau pour ce dernier) de l'autre côté. Mais il a aussi collaboré à beaucoup de Saint-Saëns : Le Déluge, La Princesse jaune, Etienne Marcel, Proserpine, Déjanire ; et aussi avec Gounod (Cinq-Mars) et Bizet (Djamileh).

[2] On ne peut pas exiger du baryton d'aller au delà du sol3, donc on se trouve bien en bout de tessiture, avec un effet de tension évident (et de volume sonore).

[3] Caractère de ce qui est lyrique, très conjoint et legato (lié) : typiquement la manière d'écrire et de chanter des Italiens dans les sections lentes.

[4] C'est-à-dire une ligne mélodique seule.

[5] Oui, la versification est bien étrange dans ces deux premiers vers... Est-ce de la prose, ou bien > Paladilhe a-t-il procédé à des modifications ? Des mètres irréguliers, pas de rimes...

[6] Alexandrin de treize syllabes...

[7] Voilà un vers qui n'a pas coûté trop cher à son auteur.

samedi 20 mars 2010

Les états de la partition du Don Carlos de Verdi


A l'heure où la version originale redevient à la mode et où la version en quatre actes, parfois agrémentée de suppléments pourtant disparus des révisions italiennes, est toujours employée, il convient peut-être, comme pour Boris jadis (et autre notule), d'effectuer un petit récapitulatif sur les différentes versions : leur histoire, leurs états, leurs différences et enfin leurs caractères.
Avec le détail des variantes.

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1. Deux, ou trois versions françaises ?



Suite de la notule.

jeudi 11 février 2010

Première mondiale dans Sigurd d'Ernest REYER (fragments inédits)


Etant donné qu'aucun enregistrement intégral (même coupé) n'est disponible (le seul, Rosenthal, est épuisé depuis fort longtemps), et que parmi eux aucun n'est dans le domaine public (donc impossible de le mettre en ligne ici sur de longues durées), les lutins ont mis la main à la pâte.

Surtout, vous entendrez un duo qui n'a jamais été enregistré, sous aucun format. Juste avant le dénouement, il permet d'entendre l'origine du motif de clarinette qui accompagne la mort de Brunehild - et qui apparaît sinon de façon un peu incongrue.

Suite de la notule.

mercredi 13 janvier 2010

Une fine rosserie - Bellini et Donizetti à Washington Square



Je vais ici aborder un sujet qui m'est précieux, sur lequel j'aurai peut-être l'occasion d'opérer plusieurs développements à travers plusieurs arts différents.

Je commence par une citation malicieuse de Henry James, dans Washington Square, que je propose en bilingue (je traduis). Traduire est un moyen extraordinaire pour entrer au coeur d'une oeuvre, et c'est pourquoi, en dépit de ses maladresses, j'éclairerai quelques choix de ma version.

Il est important pour la suite de savoir que l'oeuvre a été publiée en 1880 et que son action se passe pendant la première moitié du même siècle.

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Henry James
Traduction DLM
So Catherine saw Mr. Townsend alone, and her aunt did not come in even at the end of the visit. The visit was a long one; he sat there--in the front parlour, in the biggest armchair--for more than an hour. He seemed more at home this time--more familiar; lounging a little in the chair, slapping a cushion that was near him with his stick, and looking round the room a good deal, and at the objects it contained, as well as at Catherine; whom, however, he also contemplated freely. There was a smile of respectful devotion in his handsome eyes which seemed to Catherine almost solemnly beautiful; it made her think of a young knight in a poem. His talk, however, was not particularly knightly; it was light and easy and friendly; it took a practical turn, and he asked a number of questions about herself--what were her tastes--if she liked this and that--what were her habits. He said to her, with his charming smile, "Tell me about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had confided to him that she had a secret passion for the theatre, which had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in extenuation of this primitive young woman that she held these opinions in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to hear, except on the hand-organ. She confessed that she was not particularly fond of literature. Morris Townsend agreed with her that books were tiresome things; only, as he said, you had to read a good many before you found it out. He had been to places that people had written books about, and they were not a bit like the descriptions. To see for yourself--that was the great thing; he always tried to see for himself. He had seen all the principal actors--he had been to all the best theatres in London and Paris. But the actors were always like the authors--they always exaggerated. He liked everything to be natural. Suddenly he stopped, looking at Catherine with his smile.
Ainsi Catherine vit-elle M. Townsend seule, et sa tante ne vint pas même à la fin de la visite. La visite fut longue ; il s’assit là, dans le premier salon, dans le plus grand fauteuil – pendant plus d’une heure. Il semblait plus à son aise cette fois – plus familier des lieux ; s’étendant un peu dans son siège, frappant un coussin près de lui avec sa canne, et admirant à loisir la pièce et les objets qu’elle contenait, autant que Catherine – qu’il contemplait toutefois avec une grande liberté. Il y avait comme un sourire de dévotion respectueuse dans ses yeux très beaux, un sourire qui semblait à Catherine d’une beauté presque solennelle – et qui lui faisait penser à un jeune chevalier des épopées. Sa conversation, toutefois, n’avait rien de particulièrement chevaleresque ; elle était légère, aisée, cordiale ; elle prit bientôt un tour pratique, et il lui posa plusieurs questions à son sujet – quels étaient ses goûts –, si elle aimait ceci ou cela – quelles étaient ses habitudes. Il lui dit, avec son sourire délicieux, « Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse. » Catherine avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de talent pour le croquis ; mais avant sa venue, elle lui avait confié qu’elle avait une passion secrète pour le théâtre, qui n’avait été que fort peu satisfaite, et un goût pour la musique lyrique – celle de Bellini et Donizetti, plus particulièrement (il faut se remémorer, à la décharge de cette jeune femme des âges antiques, qu’elle portait ces opinions à une époque de ténèbres épaisses) –, qu’elle avait rarement eu l’occasion d’entendre, à part à l’orgue de barbarie. Elle confessa ne pas être follement éprise de littérature. Morris Townsend convint avec elle que les livres étaient chose fastidieuse ; c’est seulement, comme il disait, qu’il fallait en lire un bon nombre avant de s’en apercevoir. Il avait été dans des lieux sur lesquels des écrivains avaient bâti leurs intrigues, et ils n’étaient pas le moins du monde semblables à leurs descriptions. Voir par soi-même – c’était le plus fort ; il avait toujours voulu voir par lui-même. Il avait vu tous les acteurs majeurs – il avait été dans tous les meilleurs théâtres de Londres et de Paris. Mais les acteurs étaient toujours des acteurs – ils exagéraient sans cesse. Il aimait tout au naturel. Soudain il s’interrompit, regardant Catherine, toujours avec le même sourire.


Je n'ai abordé l'oeuvre, pour des raisons que me sont propres, qu'en anglais ; à l'occasion, j'irai fureter dans les versions françaises, et au besoin les examinerai, manière de voir, dans une notule ad hoc.

En attendant, je donne juste quelques pistes de lecture, il ne s'agit pas d'une exégèse mais d'une invitation : je signale quelques réussites particulières, et ne les détaille pas.


Le coup de pied de l'âne


Au sein d'une période assez sinueuse, James lance une double petite pique, aussi bien à son personnage ignorant qu'à la musique misérable qu'elle écoute.

Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had confided to him that she had a secret passion for the theatre, which had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in extenuation of this primitive young woman that she held these opinions in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to hear, except on the hand-organ.

La phrase, déjà grotesque par l'emboîtement d'un nombre infini d'incidentes, est aussi, sous ses dehors badins, terriblement emphatique. En 1880, parler des années 1840 comme d'un âge de ténèbres est évidemment une exagération flagrante, et on nous laisse entendre que le goût pour Bellini est à pardonner plus qu'un autre crime. Comble du ridicule, ce goût pour les compositions vocales fades est venue à la jeune femme en écoutant les orgues à main, qui n'ont pas, on le comprend bien, la grâce des gosiers agiles qui servent en principe cette musique.
Bref, l'espace d'une pointe, James réussit un triple but : se moquer du belcanto, de son personnage et amuser son lecteur tout à la fois. Surtout, en faisant mine de tourner en dérision le type de musique qu'on écoutait alors, il complète habilement le portrait de Catherine, qui semble sans cesse la pâle image d'une nature déjà tiède ; ce qu'elle aime est à son image : de la musique fadasse qui est de surcroît exprimée au moyen d'instruments indigents. Dans les mêmes pages, James décrit d'ailleurs la façon qu'elle peut avoir d'exercer son affection, une sorte de rêve pudique, sans aucune exigence - à tous les sens du termes : pas d'attentes, et pas non plus d'évaluation de ceux qu'elle aime.

C'est assez méchant en fin de compte, et c'est aussi tout le prix de cette histoire, assez crédible parce qu'aucun personnage n'est admirable, où chacun reste compréhensible. Si bien que le drame ne laisse pas la possibilité de choisir un camp.

A mon sens, l'adaptation des époux Ruth & Augustus Goetz pour le théâtre (The Heiress, 1947), qui reprend très largement le matériau des nombreux dialogues en discours direct du roman, est encore plus plus vertigineuse de ce point de vue, puisque l'absence d'examen des pensées procure un éventail de possibles et de contradictions dans les psychologies qui sonne très vrai, et qui est réellement émouvant. On est encore plus embarrassé devant une situation qui file vers l'implosion sans qu'il y ait à blâmer avec certitude ceux qui précipitent sa dégénérescence. Finalement, les développements du romancier ne disent pas plus que les lacunes du texte déclamé - et de façon plus directive, moins touchante.
Et plus encore, les reprises d'auxiliaires que permettent brillamment l'anglais (Yes, I do et autres Yes, I think we have à profusion pendant toute la première partie) mettent en scène, de façon beaucoup plus intéressante que le silence suggéré dans le roman, une forme de vacuité insupportable dans la conversation de Catherine - incapable d'extérioriser sa nature profonde, d'une certaine façon. C'est ce qui la rend assez peu intéressante, même pour le lecteur / spectateur, et attire aussi la compassion la plus vive. Avec une actrice de qualité, ces réponses peuvent prendre un relief assez exceptionnel, vu la richesse du matériau psychologique suggéré par le texte.
[C'est cette pièce que William Wyler a vue lors de son pélerinage annuel à Broadway, et qui a constitué le noyau, arrangée par les auteurs eux-mêmes, de son film The Heiress (1949), au début de sa collaboration avec la Paramount. Je ne mets pas d'extrait, il faut vraiment voir l'oeuvre.]
[Il en existe une traduction française par Louis Ducreux, aujourd'hui introuvable, qui a servi, avec des coupures, au livret de L'Héritière de Jean-Michel Damase (1973), une autre oeuvre de grand intérêt, mais la force du livret et de la musique n'atteint pas les dimensions des exemples précédemments cités.]




Le lieu de l'action.


    Bâti

L'ironie distillée sur les personnages provient aussi bien, au fil du texte (pas ici) du narrateur assez détaché que des personnages eux-mêmes, en particulier du père de Catherine. Les points de vue tronqués des figures qui traversent le livre y contribuent également. Même si le narrateur connaît tout des pensées des uns et des autres, il ne les relie pas et de les hiérarchise jamais, si bien que le flou demeure habilement entretenu.

Dans la traduction que je propose, j'ai essayé de rendre ces périodes de James, qui sont à la fois raffinées et désinvoltes, en alternant le vocabulaire soutenu de son texte avec des traits plus familiers, qui traduisent le caractère presque cavalier de Morris. Ce n'est pas du tout réussi du point de vue du résultat (farci de tournures bancales ou discordantes entre elles), mais c'est significatif du point de vue de la démarche qui s'impose au traducteur.

Le seul moment qui réussit peut-être plus à s'approcher de l'esprit de l'original se trouve dans la difficile traduction de sketch, employé pour désigner une description courte :
He said to her, with his charming smile, "Tell me about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to tell, and she had no talent for sketching;
Soit :
Il lui dit, avec son sourire délicieux, « Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse. » Catherine avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de talent pour le croquis ;
Le jeu de mots qui reprend un autre sens du mot sketch permet à la fois de conserver la reprise de James (sketching) et de la relier à tout ce qui est dit autour de Catherine : son incapacité à se réaliser, en un mot. Dans le même temps où James voulait nous rappeler (cela apparaît comme des ponctuations, pendant toute cette exposition) le silence obstiné de Catherine, on introduit aussi le rappel de ses maladresses constantes dans chaque domaine, malgré l'éducation brillante qu'elle a reçu de son père pour en faire l'égal de sa défunte mère. On ne sait trop si ce talent pour le croquis est métaphorique seulement, ou également concret.

Ce genre de jeu, que James n'avait pas nécessairement prévu ici, est cependant ce qui rend le mieux compte des qualités de son écriture dans Washington Square.

Suite de la notule.

mercredi 23 décembre 2009

A la découverte de MEYERBEER - II - Raisons d'une mésestime


Un point sur le rejet ou l'ignorance vis-à-vis de Meyerbeer. Pour pouvoir mieux parler de son esthétique sans interférences dans la prochaine notule.

Suite de la notule.

lundi 17 août 2009

Le mystère de la 文革 à l'Opéra

0. Avant-propos

文革, Morloch vous le dira, c'est-à-dire Révolution Culturelle. Au sens métaphorique s'entend.

On a beau s'interroger, on patauge sur ce sujet.

Le mystère de l'histoire des représentations lyriques est fort épais sur ce point, et pourtant il y a à peine cinquante ans que tout a eu lieu.

On se propose de faire un petit panorama de la langue originale à l'Opéra. Avec un gros point d'interrogation.


Certains interprètes généreusement militants ont toujours tenu à tout chanter en langue étrangère.


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1. Un mystère épais

Comment se peut-il qu'en seulement 10 ans, la majorité des maisons d'Opéra du monde aient définitivement adopté la langue originale de l'oeuvre représentée comme un dogme, alors que c'était précisément l'attitude inverse qui prévalait partout dans les années 40 ? Au cours des années 50, la révolution s'effectue à une vitesse vertigineuse.

On pourrait objecter une prise de conscience - mais, précisément, ce changement prête à débat, et on imagine que le public a dû, même minoritairement, s'émouvoir de ce changement radical de ses habitudes, qui va bien au delà d'un petit contre-emploi ou d'une mise en scène un peu audacieuse.

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2. Histoire sommaire de la vocation de l'opéra et de son positionnement idiomatique

Il convient tout d'abord de planter le décor et de distinguer.

L'opéra était initialement composé pour le public d'un pays donné ; mieux, à l'origine [1], il était censé couvrir la fonction d'un spectacle d'élite, exaltant plus fort encore les vertus théâtrales. Lorsqu'il s'est popularisé, c'est-à-dire étendu au peuple des grandes villes (et encore, peuple, même si plus large que la seule bourgeoisie, ne recouvrait pas tout), il s'adressait également à un public avant tout local. On composait donc pour un lieu donné, une oeuvre donnée.
Il y avait à cela deux raisons assez simples :
- on ne concevait pas l'opéra comme un patrimoine muséal ainsi qu'il en va aujourd'hui, donc les oeuvres anciennes n'étaient pas souvent reprises et on ne jouait guère que du nouveau, dans le goût actuel, ou bien on remettait largement au goût du jour [2] ; - dans le même temps, les oeuvres ne circulaient guère de ville à ville.

De ce fait, on écrivait simplement dans la langue du public pour le public du théâtre qui avait commandé l'oeuvre, ni plus, ni moins. Les compositeurs étrangers devaient adopter le cahier des charges local. Cet état de fait perdure jusqu'au XIXe siècle : chaque nation, et même chaque ville représente ses propres opéras, adaptés à son caractère.

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3. Le contre-exemple : les premières tournées internationales

Il existait cependant des exceptions intéressantes, dès la période la plus ancienne : les tournées. C'est même ainsi que Louis XIV a eu envie d'un théâtre à machines et à danses, comme l'Ercole Amante de Cavalli (où Lully ajoutait déjà les divertissements), mais qui soit dans sa propre langue et adapté à son goût. De la même façon, on allait voir à Paris des spectacles de Commedia dell'Arte ou des castrats apportés par Mazarin, même sans comprendre l'italien, simplement pour les situations visuelles, les gestes, la musique. Le peuple qui n'était pourtant pas polyglotte pouvait se presser à ce genre de spectacle.

Et jusque dans les années 50-60, on retrouvera ce principe.
Ainsi, la fleur du chant wagnérien allemand venait-elle interpréter, en allemand, un Ring à Bordeaux dans les années 50 sous la direction de Knappertsbusch, en important chanteurs, langue et même orchestre. Il fallait donc connaître son Wagner, être bon en allemand ou... se préparer à être surpris. Car il faut le rappeler, certains titres de Wagner ont été représentés fort tard en France, et le surtitrage est un dispositif technique très récent.

C'était alors un spectacle de prestige, un peu exceptionnel, une ambassade stylistique, qui pouvait parfois supplanter le goût local, comme par exemple lors de la Querelle des Bouffons en France. [3]


Hilde Konetzni, Wiener Kammersängerin et Maréchale à Bordeaux au tout début des années 60. C'était notamment la Sieglinde et la Gutrune du Ring scaligère de Furtwängler en 1950.
(image Cantabile-Subito)


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4. Situation opératicolinguistique dans les nations lyricophiles

Jusqu'aux années 50, on se trouvait ainsi dans une configuration où des chanteurs pour l'immense majorité natifs ou résidents depuis très longtemps chantaient dans la langue du pays pour des spectateurs de ce pays.

C'était fonction des traditions d'opéra nationales, cela dit :

  • En Italie, en Allemagne, en France, on chantait tout dans la langue locale.
  • En Tchécoslovaquie, on chantait bien sûr en tchèque, mais on pouvait tout à fait absorber le répertoire allemand. Il existait différentes institutions : à l'Opéra National de Prague, on chantait tout en tchèque, à l'Opéra d'Etat, c'était plutôt la culture allemande qui prévalait. Pour la radio, on trouve trace de choses fabuleuses, en tchèque s'il vous plaît : Fidelio de Beethoven, Der Freischütz de Weber, Il Trovatore de Verdi, La Dame de Pique de Tchaïkovsky...
    • A ce propos, vous pouvez lire un petit récapitulatif sur les forces musicales pragoises ici et chercher quelques-uns de ces enregistrements de radio dans notre catégorie 'Domaine public' (c'est en plus remarquablement interprété).
  • Dans les pays à plus faible rayonnement linguistique, on pouvait faire cohabiter la production locale, qui apparaît au cours du XIXe siècle, et sans aucune prétention au renouvellement esthétique, avec des oeuvres dans une langue largement maîtrisée par la population (au XIXe, les oeuvres peuvent circuler de théâtre à théâtre et même de pays à pays, moyennant contrats) : allemand pour les scandinaves par exemple.
  • En Russie, on ne chante qu'en russe (à quelques exceptions extraordinaires près comme la commande de la version originale de La Forza del Destino de Verdi pour Saint-Petersbourg [4]), et essentiellement du répertoire russe. Lorsqu'on importe des compositeurs furieusement exotiques comme Wagner, on le fait en traduction russe (le très beau Lohengrin dirigé par Samosud en 1949 en témoigne). Aujourd'hui encore, la Russie est extrêmement enclavée culturellement.
  • Pour les pays hispanohablantes du Nouveau Monde, n'ayant pas de culture linguistique forte à l'Opéra (bien qu'il existe des traces d'oeuvres mythologico-morales composées dans les missions à l'ère baroque), c'est généralement la culture italienne (surtout, on s'en doute, en Argentine) qui est adoptée, mais on ne traduira pas les autres langues comme le feraient les Italiens. On accueille beaucoup d'artistes européens, il faut dire, au Teatro Colón de Buenos Aires...
  • En Amérique du Nord, ne disposant pas de tradition lyrique anglophone, les théâtres utilisent déjà, au début du vingtième siècle, la langue originale des oeuvres abordées. Fait remarquable, la tradition wagnérienne y est si fortement ancrée que la propagande pour la Seconde guerre mondiale n'entame pas la régularité des représentations, en allemand et avec des allemands...
    • On n'y trouve pas de Britten ni de Ralph Vaughan Williams, parce que les langages audacieux d'Europe du début du vingtième y étaient (et y sont encore !) fortement répulsifs - quand on dit audacieux, c'est tout ce qui excède Debussy, Ravel est déjà suspect. Il faut par exemple attendre le 5 mars 1959 pour voir créer Wozzeck de Berg (1925), avec ce qui se fait de meilleur (Karl Böhm, Eleanor Steber, Hermann Uhde !), mais, afin de faire passer la pilule... en anglais. Pilule qui n'est au demeurant toujours pas passée. On trouvera en revanche quelques oeuvres écrites par des compositeurs américains, dans un style néoromantique qui n'a pas énormément évolué depuis lors (où c'était déjà plus que l'arrière-garde) jusqu'à aujourd'hui. Qu'on compare Emperor Jones de Louis Gruenberg avec A Streetcar named Desire d'André Previn et à présent An American Tragedy de Tobias Picker... l'évolution est lente.


Tout cela résulte de mon observation personnelle, mais il y aurait sans doute à affiner en consultant les archives de chaque théâtre, au moins pour les capitales, ce qui révèlerait sans nul doute des phénomènes masqués par la postérité.


Lawrence Tibbett en Brutus Jones dans The Emperor Jones de Gruenberg.
(image Cantabile-Subito)


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5. Le triomphe du respect

Cependant, tout à coup, on change du tout au tout : la langue originale prévaut.

Cela se fait rapidement et, surtout, partout. Ou du moins, simultanément dans les trois grandes nations opératiques : Italie, Allemagne / Autriche et France.

En l'absence de données sur la question, que nous attendons en vain de trouver, on pourrait penser que la lumière s'est fait jour, et que, tout simplement, l'évidence l'a emporté : on a écrit une oeuvre et il s'agit de la respecter dans sa totalité, le compositeur plaçant ses intentions sur un mot précis, avec toutes ses connotations, écrivant pour le galbe de phrasées données.
Après tout, le refus des coupures, et du côté des baroqueux le retour à la partition allaient bientôt (quelques dizaines d'années tout de même !) se manifester. Signe des temps de respect envers les compositeurs.

Cela se pourrait, de la même façon qu'on a ensuite unanimement applaudit le surtitrage... A la bonne heure.

Mais il reste une question assez considérable, pour ne pas dire énorme : pourquoi cette unanimité si prompte, et surtout pourquoi cette absence de fronde des publics (en tout cas l'absence de fronde célèbre relatée) ? Car il ne s'agit pas d'un ajustement à la marge, cela change tout de bon la nature du spectacle.

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6. L'Opéra au vingtième siècle, l'histoire d'un retour aux sources

Il est vrai que les attentes vis-à-vis de l'opéra et le public varient considérablement au cours de l'Histoire.

D'annexe du genre littéraire, l'opéra va devenir le lieu de la fascination pour la voix (avec pour sommet le belcanto de l'opéra seria, puis celui, à peine moins extrême, de l'opéra romantique italien préverdien). Le genre est traité en musique pure jusqu'à la date assez récente (années 70) de l'arrivée des grands metteurs en scène, qui proposent des lectures personnelles et surtout mobiles des pièces mises en musique. On arrête de placer des pâtisseries sur le dos et la tête des chanteurs et de les planter en avant-scène pendant trois heures, et on commence à faire du théâtre. Chose qui, scéniquement parlant, est une première dans l'histoire de l'opéra en même temps qu'un retour aux sources du genre, le recitar cantando (« déclamation chantée »). On retourne donc à une place importante du texte, perdue depuis la troisième école de tragédie lyrique, c'est-à-dire vers 1730-1750 - sachant que les Français ont été les plus longs à résister dans leur attachement au texte.

Paradoxalement, c'est ce respect qui va justifier qu'on le donne en langue étrangère...

Ensuite, le public. Initialement aristocratique et choisi, il va vite répandre sa fascination dans les autres couches sociales, de pair avec le goût des voix en Italie et le goût des machines en France. Le public mêlé de l'Opéra de la fin du XVIIIe, puis du XIXe venait assister à un divertissement complet, où l'on mêlait histoires morales (l'opéra-comique sur les livrets de Favart était le divertissement familial par excellence), décors fastueux, récits merveilleux et musiques plaisantes à danser (l'architecture de l'Opéra Garnier à Paris est tout entière pensée pour le corps de ballet... et ses rencontres avec les protecteurs).
Le cinéma va prendre au vingtième siècle le relais du divertissement grand public, avec ses codes fixes [5] et sa morale. Dès lors, l'Opéra devient un divertissement d'esthète, tout cela en parallèle avec l'autonomisation des langages : depuis le romantisme, le créateur est de plus en plus libre de produire ce qui lui plaît, sans que le public ait son mot à dire. Ce qui produit concomitamment une situation où le divertissement de masse change de support tandis que l'exigence du genre Opéra devient de plus en plus sévère.

On peut donc aussi relier cette quête de la langue originale à un changement du public, qui devient une sorte d'élite culturelle, et peut donc maîtriser plusieurs langues - ou souhaite faire croire qu'il les maîtrise totalement. Cette recherche de pureté et d'exactitude concorderait, en tout cas.


Le Palazzo Dandolo avait été racheté par les Mocenigo. En 1630, pour célébrer le mariage de sa fille, Girolamo Mocenigo commande à Monteverdi une Proserpina, sur un livret de Giulio Strozzi. Perdue pour nous, mais qui fut effectivement exécutée dans les appartement des Mocenigo.
Le Palazzo Dandolo est aujourd'hui occupé par le célèbre hôtel Danieli de Venise.


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7. Conséquences majeures

Mais tout cela n'explique pas, en réalité, l'absence à peu près totale de résistance dans le processus.

Il faut bien concevoir que cette imposition de la langue originale était une révolution profonde. Pour les chanteurs, cela signifiera de plus en plus chanter devant un public étranger une langue étrangère à soi aussi bien qu'au public.

Et, surtout, le surtitrage n'existant pas encore, cela supposait que le public connaisse bien l'oeuvre avant qu'elle soit représentée, ou bien accepte de ne rien comprendre à l'affaire ! Cela à l'époque où la mise en scène sérieuse allait naître - quel intérêt d'assister à une oeuvre bien mise en scène mais incompréhensible ? Qu'on imagine, si l'on peut, si en 2019 tous les films devaient être passés dans les salles en VO non sous-titrée ! Et encore, la majorité des films et des publics ayant en commun l'anglais, on pourrait s'en sortir plus commodément, mais on imagine aisément la fureur générale, tournée contre ces quelques oligarques décérébrés qui veulent gâcher le meilleur des divertissements !

Alors qu'auparavant, on avait, et chanté de façon intelligible en plus [6], tous les opéras dans sa propre langue, avec par conséquent une force incroyable, quelque chose de direct, sans médiation.
Certes, les chanteurs n'en profitaient pas forcément pour interpréter, mais il faut bien songer que lorsqu'on a retiré les traductions de la circulation, les metteurs en scène inspirés et les chanteurs-acteurs ne sont pas apparus du jour au lendemain ! [7]

Bref, comment se fait-il qu'un grand débat n'ait pas eu lieu, et avec des politiques très contrastées selon les aires culturelles et même les théâtres à l'intérieur de chacune d'entre elles ? Les conséquences étaient majeures !

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8. Interrogation résiduelle et position de Carnets sur sol

Aujourd'hui encore, le débat nous paraît entier, et à défaut de pouvoir assurer à chaque fois des distributions alternées, on pourrait jouer des oeuvres dans la langue du public pour certains opéras difficiles d'accès ou pour changer l'approche de certains standards. C'est toujours un plaisir différent, mais un vrai plaisir. Quitte à refaire la traduction si elle est trop datée ou biaisée. Car même avec le surtitrage, l'interstice entre ce qui est dit et qui est perçu est assez ample en réalité. [8]

L'English National Opera (ENO) le fait d'ailleurs à Londres, avec des standards uniquement, et publie chez Chandos des intégrales anglophones de toute première valeur (souvent des références, même...). Dans la plupart des pays cependant, cela paraît désormais une coutume très marginale et exotique ; tout au plus peut-on y investir pour de l'anglais, qui peut se vendre à échelle planétaire.

En somme, il nous reste toujours l'interrogation majeure : comment cette posture de la langue originale, qui est vraiment un choix idéologique qui ne vaut ni plus ni moins que l'autre (les deux peuvent être mis au service du théâtre, soit pour qu'il soit exact, soit pour qu'il soit direct...), a-t-elle si promptement triomphé, et sans réplique ? Plus personne ne réclame le retour de la période ancienne dans les publics, et depuis longtemps, alors qu'il y a toujours des nostalgiques de l'Algérie française par exemple (et qu'on sait bien que l'Algérie n'est pas recolonisable, alors qu'on pourrait tout à fait changer une coutume aussi récente, dans les théâtres) - pour un même écart temporel. Et l'Opéra a plus longtemps été en langue vernaculaire que l'Algérie n'a appartenu à la France (et c'était qui plus est sans protestation d'aucune sorte, personne n'y pensait tout simplement).

Disposant à présent des fonds immenses de la seconde ville du monde, nous pourrons peut-être tirer de documents plus précis les réponses que nous cherchons. Mais, décidément, quelle singulière occultation !

Notes

[1] Qu'on songe aux cours de Florence et de Mantoue ou au règne de Louis XIV...

[2] Dans le domaine de la tragédie lyrique, les meilleurs titres étaient souvent rhabillés sur le même livret, en réécrivant en particulier les divertissement et en conservant simplement l'action telle qu'écrite par le premier compositeur, parce que le récitatif demeurait efficace.

[3] Durant la Querelle des Bouffons, les partisans de la tragédie lyrique, genre qui laissait une part de choix au beau texte, se réunissaient autour du Coin du Roi, côté jardin (à gauche en regardant la scène), menés par Madame de Pompadour. En face, le Coin de la Reine, rassemblant les farouches partisans des Italiens, qui voulaient de la musique avant tout, qui reprochaient sans cesse aux chanteurs français de brailler, qui raillaient le vieux style... mené, c'est là la drolerie, par des littérateurs : Grimm, Diderot, et bien sûr Rousseau. C'est la victoire du goût Italien qui permettra que Grétry succède à Rameau, à moins que la réforme ascétique de Gluck y ait aussi sa part, ou tout simplement l'imposition tardive en musique d'un goût classique.

[4] Elle n'est plus jouée, mais on la trouve très bien interprétée au disque sous la direction de Valery Gergiev (Philips), avec l'équipe du Mariinsky.

[5] On peut voir les codes fixes du Grand Opéra notamment ici et ceux du cinéma .

[6] Je défends l'idée que la nécessité de chanter dans plusieurs langues accroît les difficultés, et que le creux des années 70 et 80 dans l'intelligibilité, heureusement amélioré par la vague baroqueuse, tenait pour grande partie à la nécessité d'apprendre à chanter dans des tas de langues, sans que les professeurs n'aient appris comment on faisait cohabiter une technique avec plusieurs phonations différentes...

[7] Oui, encore et toujours l'Age d'Or actuel du chant et de la programmation...

[8] Et l'on dit cela tout en rappelant que rien ne nous enthousiasme plus qu'une langue étrangère bellement dite...

mardi 30 juin 2009

« Non siam alla baraonda qui ! »

Son le stesse parole di Riccardo Muti...

Suite de la notule.

dimanche 28 juin 2009

Claudio MONTEVERDI - L'Incoronazione di Poppea par Alessandrini / Carsen à Bordeaux (17 juin 2009)


Faute de temps pour faire mieux, les semaines étant chargées et Fronsac étant là où il est depuis Libourne, un petit compte-rendu (hâtif et très incomplet), publié sur un autre support et adapté pour CSS.

Coproduction du Couronnement de Poppée avec le Festival de Glyndebourne.

L'œuvre elle-même est (relativement) faible musicalement, à quelques moments polyphoniques près (comme le duo des soldats, la scène de Lucain, et avec pour sommet le dernier duo) et il faut vraiment qu'elle s'incarne en scène avec une bonne mise en scène et de bons acteurs pour que la sauce prenne pleinement.


Le gentil Carsen : épure, beauté plastique du décor, concentration de la direction d'acteurs.



Quelques extraits remarquables :
1) la scène de Lucain. Luca Dordolo tient Lucano, donc la partie de ténor grave. En salle, la voix est plus équilibrée, ronde et percutante, alors qu'ici la voix douce d'Ovenden paraît le dominer (tout simplement parce que ses harmoniques aiguës nasales 'remplissent' plus les microphones, ce qui est sans rapport avec la plénitude des résonances l'instrument de Dordolo) ;
2) le 'procès' de Drusilla (Jean-Manuel Candenot est la voix grave qui porte l'accusation) ; la proximité de la captation flatte les chanteurs, mais le timbre d'Azzaretti est vraiment beau comme cela ; l'atmosphère électrique paraît moins excessivement survoltée en salle - parfaitement juste ;
3) et le duo final, où les théorbes dominaient presque tout le reste, et surtout où la proximité du silence paraissait grande.
La prise de son de France Musique[s] (pour la première du 8 juin) déséquilibre le rendu en flattant considérablement les chanteurs au détriment de l'orchestre relégué à l'accompagnement. La grande présence des instruments par ailleurs asservis au drame par Alessandrini était au contraire l'un des charmes particuliers de ces soirées. On perd aussi beaucoup des respirations subtiles en étant jetés un peu violemment comme au milieu de la scène par ces micros...


Robert Carsen fait du Carsen, commençant par un jeu d'en-scène / hors-scène assez éculé et vaguement agaçant, et surtout avec son rouge satiné, ses nuisettes, ses habits de soubrettes à l'ancienne mode, mais aussi avec une direction d'acteurs riche et fine. On peut dire que c'est tout le temps la même chose si on veut, mais ça marche super bien super souvent.
Un gros reproche : le dispositif épuré des rideaux mobiles, qui créent des espaces nouveaux, est génial, mais ça mange les voix. Si on avait un orchestre un tout petit peu plus fourni, on n'entendait plus les voix. Dès le fond de scène s'ouvrait, on entendait tout de suite beaucoup mieux.


Le méchant Carsen : du carmin omniprésent parfois mêlé d'argent satiné, des soubrettes à l'ancienne, une nécessaire transposition invariablement dans la même étroite section temporelle... quelle que soit l'oeuvre. [Ce n'est pas gênant du tout au demeurant, ce serait plutôt drôle qu'incommodant.]


Karine Deshayes (mezzo lyrique) très bonne actrice, et ici le médium paraît moins étouffé que d'habitude. Jeremy Ovenden (ténor léger, un habitué du rôle depuis longtemps sur les plus grandes scènes) tient parfaitement la tessiture très haute de Néron (pas sentiment de problèmes de puissance, à part au tout début), en mixant fortement mais sans fausset intégral. Nous fûmes très impressionné : avec le physique de Néron, il compose un personnage très équilibré, sans occulter le grotesque, mais sans l'accentuer non plus - son autorité est réelle. Sans doute bien dirigé scéniquement, parce qu'il ne semble pas d'un naturel expansif.
Il soutient en tout cas l'option ténor au point de ne plus faire désirer le doublet féminin, chapeau.

Roberta Invernezzi (Octavie)

Suite de la notule.

vendredi 26 juin 2009

Vidéos en pagaille

Arte nous gâte ces jours-ci, grâce à sa récente plate-forme web, qui diffuse gratuitement des choses appétissantes en parallèle de ses productions télédiffusées... Nous avons sélectionné Le Roi Roger de Szymanowski, les deux derniers récitals parisiens de Waltraud Meier (Chausson et Richard Strauss), le Concours International de Chant de Strasbourg et Falstaff à Glyndebourne.

Liens directs vers les vidéos, références et commentaires.

Suite de la notule.

jeudi 25 juin 2009

Carmen révélée - III - ... à l'opéra de Bizet (b, Remendado et le mari de Carmen)


Troisième épisode : où l'on jauge l'humour de la Carmencita ; où l'on vérifie la grande fidélité à l'original, que masquent les honteuses coupures ; où l'on apprend que Carmen est mariée et en quoi cela conduit à la perte du Remendado.

Suite de la notule.

vendredi 5 juin 2009

La Cinquième de Beethoven révélée

Il y a bien quelques coupures, mais le texte musical est très exact.

Extrêmement divertissant, d'autant que la musique reste vraiment présente. Pas d'affadissement, ni d'arrangements complaisants pour séduire un public trop impressionnable.

Un chef-d'oeuvre d'interprétation, quoi.


Merci à Stanlea pour le tuyau toujours avisé.

mercredi 27 mai 2009

Apparition du hors-scène sonore


Les trois extraits musicaux de la notule. On les retrouve plus loin, un par un.

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Le théâtre chanté permet d'utiliser le hors scène d'une façon bien plus riche que la parole parlée : sa technique de projection vocale est bien supérieure, on peut donc comprendre des phrases entières, être fasciné par la musique, et aussi bénéficier d'un choeur tout entier, pour créer des atmosphères. [La musique de scène assez spectaculaire, dans le théâtre parlé, apparaît trop tard pour pouvoir créer cela.]

Le procédé est peut-être plus ancien qu'on ne pense tout d'abord. Mais revenons à nos classiques.

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Les Romantiques à l'Opéra ont usé et abusé - avec quelque raison, le procédé marche à tout coup - du hors-scène chanté, en particulier pour créer des contrastes expressifs avec ce qui se joue sur la scène.

C'est généralement dans le sens misérable de la souffrance de l'individu tandis qu'une foule en liesse s'ébat à l'entour, à peu près jamais l'inverse.

L'exemple le plus net et le plus réussi est peut-être l'acte de Fontainebleau de Don Carlos de Verdi : tandis qu'Elisabeth et Carlos viennent de recevoir la terrible nouvelle qui ruine leurs rêves de jeunes gens, celui d'un amour déjà bâti en rêve depuis des mois, et qu'il faut à présent que la princesse de France reporte sur le vieux roi Philippe, le choeur du peuple chante la gloire de la Princesse devenue reine et la saveur retrouvée de la paix.

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Georges Prêtre dirige l'Orchestre de l'Opéra de Paris en 1987 dans la version originale de l'oeuvre. Michèle Lagrange (Elisabeth de Valois), Martine Mahé (Le Page Thibault) Jean Dupouy (Don Carlos), Jean-Philippe Marlière (Conte de Lerme).


Après s'être vus pour la première fois, ils sont relevés de leur ravissement par l'entrée du page qui salue en Elisabeth la reine d'Espagne - les vers de Locle et Méry ont un poids assez terrible, puisqu'ils font tomber tous les titres à la rime, des couperets qu'on sent venir. Première expression du désespoir. Soudain, en coulisse, les choeurs joyeux a cappella retentissent. Deuxième contraste.
Puis entre l'Ambassadeur d'Espagne, Comte de Lerme, qui vient réclamer le consentement. Faiblement donné. Explosions de joie de la foule, mais d'une façon tendre et exaltée ; à cela se mêle le premier thème du désespoir (en triolets), mais en majeur, faute de pouvoir faire cohabiter les modes majeur et mineur ; mais le thème demeure reconnaissable et l'expression fonctionne tout à fait.
Elisabeth est enfin amenée, et les échos se taisent, laissant seul Don Carlos, abandonné, toujours incognito, et aussi profondément amer que possible.

Ici, la scène de foule est donc le moment d'un cruel contraste entre l'émotion collective (joyeuse) et le désespoir individuel ; la figure publique est révérée, l'humain souffre. Une dualité typique du théâtre de Verdi (Macbeth, Boccanegra, Otello par exemple), et très fréquente de toute façon à l'Opéra et dans le théâtre en général. Car la dissociation est à la fois très efficace dans le dispositif théâtral et très vraie psychologiquement.
Exaltation du personnage intime dans la grande figure historique, c'est un sport romantique très développé.

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Il convient peut-être de citer un contre-exemple célèbre.

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Vous retrouverez l'Orchestre de Covent Garden de l'ère Pappano (qui plus est toujours la prise de son EMI), mais il est ici dirigé (avec goût) par Mark Elder. Roberto Alagna dans « Nessun dorma » tiré de Turandot (Puccini).


« Nessun dorma » est l'un des rares cas où l'exaltation du héros contraste avec la misère qu'il entoure - et qu'il ignore superbement. Se fixant à lui-même une nouvelle épreuve de mort alors qu'il a vraincu lors des les cruelles épreuves imposées par la froide princesse, il condamne le peuple à souffrir et amènera plus loin ses amis à mourir ou à souffrir. Mais ce qui le préoccupe pour l'heure, c'est avant tout la jouissance de la certitude de sa victoire sur la femme convoitée, qu'il lance en quelque sorte à sa fenêtre et aux étoiles, sans qu'il puisse être entendu. Pendant ce temps, on entend le choeur se lamenter sur le martyre qui découlera de cette nouvelle épreuve (des massacres aveugles).
Un tel air d'exultation est rare dans le répertoire, et qui plus est il renverse le schéma habituel (où l'on compatit pour le personnage brisé) - mais Calaf n'est, définitivement, pas un personnage sympathique.

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Mais ce dispositif est-il réellement propre à l'ère romantique ?

Non, non, on en trouve trace dès Quinault. Pour Thésée (1675) [1], tout le premier acte se déroule avec des clameurs de combat en coulisse, tandis que les affects des personnages se dévoilent sur scène, suscités ou ponctués par ces événements.

Il y a fort à parier qu'il n'en existe pas d'exemple antérieur : ce type spectaculaire, cette musique dansante et dynamique étaient alors le propre de la musique française (et le baroque français demeure sans doute son lieu privilégié aujourd'hui encore...). On imagine mal les contemporains de Francesca Caccini ou Cavalli, dans leur psalmodies, introduire ce genre d'effets. Peut-être plus dans le pré-seria du type de Legrenzi, mais on voit mal pourquoi (et comment !) faire un tel crochet esthétique entre les deux genres assez hiératiques que sont le premier opéra et le seria (même si Giovanni Legrenzi est incontestablement plus mobile dramatiquement).

Il existe bien, dans Alceste (1673), un siège contre le ravisseur Licomède, mais il occupe en réalité toute la scène, et les assiégés sont censés être visibles sur le rempart, sans compter les sorties contre les assiégeants. Le dispositif ici n'est pas un dispositif expressif destiné à révéler ou à exalter des affects. La vue d'Admète blessé n'est pas attendue, c'est une surprise d'Alceste après le départ d'Alcide victorieux. [2]

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Sophie Karthaüser (Aeglé), Aurélia Legay (Dorine), Salomé Haller (la prêtresse de Minerve), Nathan Berg (Arcas). Le Concert d'Astrée et Emmanuel Haïm, qui font mieux que rendre justice à cette partition, qui en exaltent grandement les qualités et en masquent tous les déséquilibres.


Vous pouvez suivre le livret ici. Nous avons pratiqué quelques coupures pour ne pas être trop long dans le cadre de cette notule.

On voit ainsi que le choeur des combattants caché suscite l'effroi, ponctue l'affliction et l'inquiétude d'Aeglé pour Thésée, contraste avec la tendresse comique du duo de valets [3], suscite les prières de la communauté, fait écho à l'horreur des mourants, annonce une victoire dont les coeurs amoureux ne savent s'il faut s'en réjouir pleinement ou se préparer à pleurer leur héros.
Le contrat est donc pleinement rempli par rapport à l'effet recherché. De plus, alors que les paroles du choeur évoluent de la lutte à la victoire, la musique de guerre conserve son unité thématique du début à la fin, et donne toute sa cohérence à l'acte entier.

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On peut donc, pour une fois, dater très précisément le procédé à 1675.

Dans toute la tragédie lyrique, cette configuration sera reprise. On peut songer à l'affrontement final de l'Ulysse de Jean-Féry Rebel, calqué en cela sur Lully comme en bien d'autres points [4], même si le livret de Guichard demande plutôt deux côtés de la scène qu'une coulisse (mais Pénélope souffre en attendant). Et bien sûr au combat mortel de Castor dans la version de 1753 (on l'entend crier comme le combattant mourant de Thésée), qui s'interrompt à l'entracte pour déboucher sur la déploration et les jeux funèbres.

Notes

[1] Notre présentation est antérieure à la parution de la première intégrale discographique et aux représentations du Concert d'Astrée. L'oeuvre avait été donnée à la fin des années 90 par William Christie dans plusieurs villes de province, mais on se fondait uniquement sur la partition.

[2] Le montage du librettiste par rapport au texte d'Euripide est d'ailleurs fort intéressant (et même franchement inspiré), ce sera pour une autre fois.

[3] Jusqu'à Isis (fausse séduction entre Iris et Mercure) et la disgrâce très temporaire de l'indispensable Quinault, on trouve des figures comiques dans les opéras de Lully et Quinault, y compris dans les dépits amoureux d'Atys, où les valets sont pourtant absents.

[4] Qu'on s'était promis de détailler un jour, il y a déjà longtemps.

samedi 16 mai 2009

Le blockbuster est un opéra - ancienne version

En fouillant dans mes archives pour reprendre un projet de notule amorcé en 2006 ou 2007, je le découvre déjà largement achevé. Mais pas publié en raison de ses longues digressions (avec pas mal de remarques sociétales). Je n'exprimerais sans doute plus les choses de la même façon (un peu touffue). Pourtant, il comporte quelques éléments qu'il serait peut-être intéressant de fouiller.

Quelques paragraphes subsistent sous forme de notes, mais c'est assez aisé à appréhender, je pense.

Suite de la notule.

mardi 12 mai 2009

[comptoir] Tannhäuser à Bordeaux (12 mai 2009)


Un mot sur la représentation. Comme il y a plus urgent à écrire, choses auxquelles on a renoncé ce soir pour se rendre au spectacle, on ne prétend pas en épuiser le contenu, simplement donner quelques pistes (rédigées à la hâte).


Le théâtre

Quel plaisir immense, après les expériences parisiennes, de retrouver un théâtre où l'on entend pleinement le grain des instruments, où l'on perçoit physiquement l'impact des voix ! Il vaut mieux un tiers de format dans ce petit opéra qu'un grand monument qu'on suit comme au DVD dans Bastille... et même à l'Opéra-Comique.

L'oeuvre

L'oeuvre comporte décidément des fulgurances extraordinaires (ensemble génial de la fin du premier acte, stances du Venusberg, récit de Rome...) que les Fées ne connaissent pas. A l'inverse, elle comporte des tunnels considérables, ce qui n'est pas du tout le cas des Fées, tout aussi hétéroclites mais plus équilibrées. L'acte II est, cavatine d'Elisabeth exceptée, une suite sans fin d'accords d'une grande littéralité et de prosodie extrêmement plate, le tout ne modulant à peu près jamais.
Le livret est assez terriblement mal fichu qui plus est, conservant les archétypes wagnériens pour le pire, car il est même impossible de leur prêter des émotions. Des figures statiques rabâchant leur pauvre texte - le rôle d'Elisabeth, qui soliloque en permanence, est particulièrement indigent de ce point de vue.


La mise en scène

La mise en scène de Jean-Claude Berutti est une grande réussite. Sans être excessivement profonde, elle permet à l'oeuvre de se soutenir. Sobriété, très beaux décors (forêt suspendue au I, mansarde boisée au II que les bancs austères transforment en assemblée puritaine, ermitage sylvestre au III), direction d'acteurs soignée et présente, qui permet d'animer certains tableaux sans les déranger.

Ainsi, Wolfram est très souvent présent dans les scènes d'intimité, que ce soit pendant le duo d'amour du II (s'affairant à préparer la salle) ou pendant la prière d'Elisabeth, prostré au pied de la cabane construite entre deux arbres pour abriter la retraite de la sainte.

Tout se déroule dans une société chrétienne contraignante, en développant les thèmes contenus dans la protection d'Elisabeth (qui rappelle la volonté rédemptrice de Dieu à l'acte II, avant d'imiter le Christ en mourant pour sauver le pécheur à l'acte III) et dans l'anathème du pape rapporté par Gilles Ragon (d'ailleurs prononcé avec une voix de ténor de caractère, sans qu'on puisse décider si cet effet comique était tenté par Ragon ou imposé, plus vraisemblablement - ? - par le metteur en scène). Vartan me faisait remarquer combien l'image finale était inspirée de l'Enterrement à Ornans de Courbet, jusqu'à l'homme en bras de chemise au pied de la tombe, jusqu'au chien. Il n'est pas impossible que l'image de cette chrétienté, rédemptrice à moitié seulement, ait inspiré le parallèle au metteur en scène, et dicté cette esthétique précise dans l'ensemble des actes.
Des deux aspects de Wagner (l'amateur d'expiation et le chantre de la liberté du génie), c'est donc la seconde partie qui est exaltée dans cette lecture du personnage de Tannhäuser. Plus un Walther qu'un Parsifal, alors que les deux coexistent et se défendent bien sûr.

Direction d'orchestre

L'Orchestre National Bordeaux-Aquitaine est ce soir proprement transfiguré, digne des meilleurs orchestres professionnels, avec des pupitres très homogènes, un beau son rond, un engagement de leurs meilleurs jours (alors qu'on les entendait un peu égarés dans la vidéo que nous vous procurions il y a quelques jours).
Klaus Weise a encore fait des merveilles de clarté, d'urgence, d'élan, de présence dramatique. Les cuivres, certes éclatants, n'ont rien du gras des mauvais jours, tout simplement excellents. Restent les bois, pas toujours en place, pas toujours juste (les flûtes en particulier posent des problèmes, notamment de timbre très largement parcouru par du souffle...) ; et encore ces problèmes ne surviennent-ils que dans la surexposition du III, et pas dans les autres soli, témoin d'une application réelle.

On a été un peu abasourdi en revanche de noter un nombre très important de coupures... Certes, Klaus Weise, avec sa direction vive et sa présence très concernée, raccourcit le temps... mais il s'aide un peu en taillant sérieusement dans la partition. Parmi les moments de bravoure étrangement sabrés, seules deux stances du Venusberg sont exécutées, et la ritournelle qui précède l'air d'Elisabeth au II a disparu (déjà que je peste lorsqu'elle est supprimée en récital !). Qu'importe, l'oeuvre est déjà longue, elle n'est pas méconnue et l'exécution de Weise a tant de mérites par ailleurs [sans lui, on ne se serait peut-être pas déplacé...] qu'on peut lui tirer son chapeau sans arrière-pensée.

Choeurs

Suite de la notule.

samedi 9 mai 2009

Richard Strauss - ARABELLA, discographie exhaustive et commentée

Inutile de le marteler à chaque discographie, je n'aime pas l'exercice. Résumer ce qui, précisément, est conçu pour être suggestif et ineffable n'est pas simplement vain, c'est aussi une trahison du sens même de l'opéra. A quoi bon exhiber les ficelles trop grosses, les attentes déçues, alors que le plus important est précisément que demeurent l'illusion théâtrale et le transport musical ?

Toutefois, dans le cas d'Arabella, il ne restait qu'à mettre à jour quelque chose de déjà prêt et qui peut être utile vu la difficulté de trouver une version commerciale équilibrée et dotée d'un livret. Non pas que tout fiche le camp, mais les versions les plus intéressantes ne sont pas les plus luxueuses ici, et n'ont pas été publiées par un label. Il faut donc composer avec ce que l'on a, tout le monde n'ayant pas le loisir de fouiner dans les archives radiophoniques ou d'aller les entendre chez d'autres mordus.

Bref, tout cela se limite à des pistes. Il est vrai qu'il y a tout un monde de sentiments mêlés à exalter dans cet opéra, et que trouver la bonne chaussure à son pied est, comme dans les contes de fées, très utile pour que le rêve soit entier. C'est dans cette perspective de goûter les motifs orchestraux jusqu'au vertige, de s'enivrer de passions feintes mais nullement grossières qu'il faut voir notre entreprise de défrichage. Comme on a la chance de connaître, de près ou de loin, à peu près l'ensemble de la discographie, on se dit que ce peut toujours servir à l'un ou l'autre des lecteurs de passage.

Pour les habitués, ils peuvent peut-être s'épargner la médiocrité laborieuse de cette discographie (gentiment) critique.


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Au CD

Il existe en somme assez peu de versions : Krauss 1933 (studio, Ursuleac), Krauss 1942 (Ursuleac), Böhm 1947 (Reining), Keilberth 1950 (Goltz), Kempe 1953 (Della Casa), Kempe 1955 (studio en anglais, Steber), Solti 1957 (studio, Della Casa), Keilberth 1958 (Della Casa), Keilberth 1963 (Della Casa), Zallinger 1966 (Muszely), Rennert 1973 (Caballé), Sawallisch 1977 (Várady), Sawallisch 1981 (studio, Várady), Tate 1986 (studio, Te Kanawa).

On est bien en peine de recommander une version pleinement enthousiasmante, puisqu'il faudrait la chercher du côté de Dohnányi (Mattila) ou de Neuhold (Armstrong), c'est-à-dire des enregistrements existants, mais non commercialisés en CD.
Malgré la qualité des forces à chaque fois en présence, la délicatesse du ton, la difficulté de la mise en place, les exigences de ductilité vocale, d'endurance, de qualité de diction rendent l'exaltation des qualités de la partition difficile sur une longue durée et un nombre assez étendu de personnages. L'orchestre doit être précis, beau et poétique, les chanteurs souples, glorieux et articuler à la perfection. Pour qu'en plus la sauce prenne bien, c'est beaucoup demander. Contrairement à Elektra, l'énergie ne fait pas tout, et la joyeuse pagaille de Mitropoulos à Florence, avec un orchestre et des chanteurs totalement dépassés par la difficulté de la partition, mais absolument concernés, ne serait pas supportable dans cette oeuvre plus délicate.

A la fin de notre parcours, nous proposons un récapitulatif avec notamment les informations techniques relatives aux éditions (livret ou non, en particulier). N'ayant pas tous les coffrets sous la main, on ne peut pas certifier avec exactitude tous les paramètres ; on le signale dans ce cas-là.

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a) Version recommandée

Suite de la notule.

dimanche 29 mars 2009

Sophie Arnould - III - fin de vie, répertoire, esthétiques du temps

Série 'sophiearnould'.


Où l'on évoque la dernière époque de Sophie.

Un tableau présente son répertoire commenté.

Enfin, on en tire des conclusions sur son type vocal, et surtout sur l'évolution du goût dans la tragédie lyrique, depuis Lully jusqu'à la Réforme classique, en passant par le développement du goût pour le décoratif. (Le rococo en musique ?)

Suite de la notule.

samedi 28 février 2009

Musique, domaine public - XLIII - Heinrich MARSCHNER, un gros bouquet de lieder

Même si les sites d'écoute gratuite et légale en flux, parfois très bien servis comme MusicMe.com, Jiwa.fr ou Deezer.com rendent un peu caduque l'entreprise de la bibliothèque libre de droits et a quelque peu freiné nos efforts, il est des situations qui rendent indispensables la mise à disposition du public. (Ainsi que son commentaire...)

En l'occurrence, les lieder de Marschner ne disposant d'aucune monographie au disque, il n'était pas possible de passer outre.

Vous pouvez télécharger directement l'ensemble d'enregistrements historiques à partir de notre compte :

Suite de la notule.

vendredi 27 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, IV : enjeux et réalisations dans le deuxième acte

Premier tableau

Le deuxième acte, moins gravement coupé, se divise en deux entités : le dialogue de Tamare (le séducteur) avec le Duc Adorno [1] (l'Autorité) à propos du don de l'Ile d'Elysée et de la conquête impossible de Carlotta, puis la grande scène de peinture à l'atelier de celle-ci, en présence de Salvago.

La première partie est traitée de façon très traditionnelle par Lehnhoff : les représentants des bourgeois, tassés dans le coin jardin de la scène comme depuis le début de l'action, intimidés des palais qu'ils sont amenés à fréquenter, aussi loin que leur colère éclate. Puis l'entretien au bord du corps de la statue, sans accessoires. Adorno porte une collerette en papier plus anglaise qu'italienne (et stylisée de façon un peu grossière), ainsi qu'un costume assez ouvertement seizième - on songe aux portraits des Hawkins, par exemple.
Cette section fonctionne tout à fait bien, soutenue par le visuel - les tirades psychologiques sont plus longues au disque, évidemment.

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Extrait du second tableau.

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Les enjeux du second tableau

La seconde partie opère le choix discutable de changer la séance de psychanalyse sauvage [2] en scène d'initiation amoureuse ratée, ce qu'elle est indubitablement, mais qui est très réducteur. Car si Carlotta, dans un malaise qui semble cependant véritable - vu l'indice du tableau aux mains -, tombe dans les bras de Salvago, cela n'a pas pour implication unique qu'elle cherche à déniaiser le difforme. Tout d'abord, il ne faut pas escamoter la dimension de manipulation, pourtant trop soulignée par la mise en scène à l'acte I, le soupçon terrible qui pèse sur la jeune fille et qui ne peut véritablement être éclairci. L'intérêt pour l'achèvement du tableau est-il, comme maint signe le laisse entendre dans cette scène, premier sur tout autre, au point qu'elle puisse se donner en partage pour livrer un chef-d'oeuvre qui ne soit diminué en aucune façon ? Ensuite, le geste paternel de Salvago [3], ému de la compassion (ou de la belle simplicité d'âme) de la jeune fille, doit-il nécessairement être interprété à la façon de Tamare, comme un geste d'impuissance ? Salvago, dont le nom même traduit le caractère débridé (et même profondément pervers, avant le lever de rideau à l'acte I, contemplant les résultats des rapts qu'il a initiés), aussi bien dans le méfait que dans la générosité et le repentir, se trouve ici altéré, et dans un univers où le rapport de force, amical, amoureux, politique est omniprésent, accepte de différer sa victoire, de respecter l'objet qui l'a relevé de sa fonction de repoussoir secret.

La musique, à ce moment, d'un élan presque puccinien, me paraît assez soutenir mon hypothèse premier degré. Cette distance tendre est par ailleurs d'un caractère si élevé, et si touchante par sa naïveté, dans un univers dramatique et même musical si enclin à la lascivité, qu'il paraît difficile de la nier, et en tout état de cause dommage de la gâcher.

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Le second tableau sur scène

Lire la suite.

Notes

[1] La majuscule à Duc s'impose, c'est quasiment son prénom...

[2] C'est en tout cas l'impression qui ressort fortement de la discussion à bâtons rompus dans l'atelier, où Carlotta met à distance l'ensemble de sa vie et plusieurs noeuds de sa personnalité.

[3] Lorsque Carlotta, prise de malaise, s'effondre dans les bras de Salvago en se recommandant à lui, le livret indique que celui-ci se tempère et dépose seulement un baiser sur son front.

Suite de la notule.

mercredi 25 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, III : le premier acte

(Note : Il faut croire que la mort réveille plus qu'autre chose, beaucoup de contributions aujourd'hui. Comme elles sont déjà enfouies, liens directs : )

  1. Un droit détonant
  2. Droits d'auteurs : du neuf
  3. La profession de foi de CPO


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L'ensemble des contributions de Carnets sur sol autour des Gezeichneten, dont l'ensemble des volets de cette série, se trouvent désormais regroupés dans une catégorie à part, il suffit de descendre dans la page pour retrouver les articles.

(Puisqu'on a déjà traité la question de la distribution, on se limitera à la mise en scène qui est notre objet principal ici.)

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Premier acte

Le premier acte se tient fort bien, très proche du texte : groupes des personnages éclatés sur l'immense plateau, grands seigneurs stylisés regroupés en tas de conspirateurs exubérants, conversation tempêtueuse partout. Les différents moments étant à chaque fois bien rythmés par des déplacements (notamment de Carlotta au sommet de la statue).

Toutefois, l'apparition de Carlotta affublée d'une badine assortie à son cuir noir déplace considérablement le centre de gravité du personnage vers la manipulation et la domination - ce qui n'est pas le cas dans le texte, infiniment plus insaisissable, tour à tour fragile et ingénue ou ensorceleuse et désirante.

Autre réserve majeure, les coupures invraisemblables, parfois de quelques secondes (!). Les merveilleux ensembles des chevaliers où les jeunes nobles de Gênes délibèrent pour se sortir du mauvais pas sont impitoyablement écartés. On a déjà signalé que les personnages comiques (mais qui ont une fonction, au troisième acte, autre que l'allègement) de Martucci et de Pietro étaient totalement supprimés.

La fin de ce premier acte, cependant, constitue un moment grâce assez rare dans les mises en scène d'opéra, et mérite d'être vu. Carlotta, au sommet du crâne renversé, évoque la vision de Salvago baigné dans la lumière du crépuscule (du matin), tandis que celui-ci, qui avait jeté les atours qui dissimulaient sa difformité, d'abord prostré, marche lentement vers les lumières qui se chargent d'or. Le sommet tient bien sûr dans les élans de Carlotta vers ses aigus glorieux (Sonne, « soleil » par deux fois ; riensenhaft, « gigantesque » surtout ; et (das trunkene) Auge, «l'oeil (enivré) » ), secondée par un lyrisme orchestral généralisé - qui, pour ceux qui n'écoutent pas une version Zagrosek, ne se limite pas, loin s'en faut, à un flot majestueux de belles cordes pucciniformes. C'est alors que mimant Salvago, et faisant d'une certaine façon corps avec sa vision et avec son tableau - plus qu'avec lui -, elle lève les bras tandis que les vagues orchestrales déferlent et qu'une faible lumière chaleureuse et éclatante la recouvre.

Très beau texte poétique de surcroît, mais n'insistons pas sur le sujet, ce n'est pas le propos (assez vaste comme cela), et goûtez plutôt l'extrait vidéo que nous plaçons à votre disposition :




Suite de la notule.

mardi 24 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, I : l'influence

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Etat des lieux

Les Gezeichneten de Schreker, malgré un retour régulier sur les scènes et une reconnaissance assez unanime des esthètes (et accessoirement de la critique), demeure un opéra assez confidentiel, qui n'a pas atteint la diffusion des grands opéras de Richard Strauss - dont un grand nombre est pourtant de moindre valeur, assez objectivement.
Il est vrai qu'un nom méconnu du grand public, un opéra relativement long, un orchestre pléthorique, des rôles difficiles à tenir et une distribution très nombreuse sont des handicaps très sérieux. S'il s'agissait d'un opéra d'une heure avec quatre personnages et orchestre de chambre, on pourrait le coupler avec une version réduite de L'Heure Espagnole.

Par ailleurs, il est devenu très difficile de se procurer l'oeuvre si l'on désire trouver son livret (même pas d'Avant-Scène, naturellement...).

Un petit rappel sur la discographie, qu'on avait en partie abordée dans ces pages. D'un point de vue strictement commercial, on été publiés :

Suite de la notule.

mardi 30 décembre 2008

Arabelle et Didon

Le prénom singulier d'Arabella dériverait, dit-on, de l'Arabelle française. Il aurait été popularisé par tantôt le roman, tantôt le conte d'Alexandre Pope, dont elle était l'héroïne.

Il est temps d'y mettre un peu d'ordre.

Si vous suivez notre esprit tortueux, nous ferons un petit voyage assez loin du point de départ.


Gravure de la Quatrième édition (Bernard Lintott, Londres 1715) de ce que vous verrez.

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1. Quel texte ?

Le texte d'Alexander Pope est bel et bien un conte, en vers, écrit en 1712 et organisé en cinq chants [1]. Un conte typique de son temps, qui n'a rien d'une histoire pour enfants mais, bien dans l'esthétique du conte d'alors, multiplie les références, aussi bien à Galileo qu'à Proculus, les jeux d'allusions érudites ou malicieuses.

Témoin la fin du quatrième chant :

See the poor Remnants of these slighted Hairs !
My hands shall rend what ev'n thy Rapine spares :
These, in two sable Ringlets taught to break,
Once gave new Beauties to the snowie Neck.
The Sister-Lock now sits uncouth, alone,
And in its Fellow's Fate foresees its own ;
Uncurl'd it hangs, the fatal Sheers demands ;
And tempts once more thy sacrilegious Hands.
Oh hadst thou, Cruel ! been content to seize
Hairs less in sight, or any Hairs but these !

... que la traduction de 1763 transcrit, librement mais justement, comme ceci :

Voici ces restes malheureux de ma tête blonde. O malheureux restes ! Ne crains point, Belinde, d'arracher toi-même ce que le Ravisseur a épargné. O destin cruel ! triste souvenir de mes boucles si bien frisées, qui tombaient avec tant de grace [sic] sur mes épaules ! Hélas ! il ne m'en reste plus qu'une qui prévoit sa triste destinée dans celle de sa compagne : elle attend le ciseau fatal : viens donc, Traître : ravis-la encore d'une main sacrilége [sic]. Ah ! cruel, pourquoi m'as-tu dérobé cette Boucle si glorieusement exposée à la vue des humains ?

L'allusion finale est moins martelée, et le ton de délibération presque tragique, moins travaillé que dans l'original, c'est certain (de petites interjections ou apostrophes font office de vocabulaire éloquent).

Au fait, il est peut-être temps de signaler le titre du conte : « La boucle de cheveux enlevée », ou encore « La boucle dérobée ». Ce qui ne traduit qu'imparfaitement le jeu du titre anglais. The Rape of the Lock. Et vous comprenez de quelle façon, à la lecture de l'extrait proposé par les lutins, la métaphore peut être filée.

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2. Quelle héroïne ?

Mais, vous l'aurez peut-être noté à la lecture de la version française, la femme à la boucle [2] se prénomme Belinde, soit Belinda dans le texte anglais.

Trahison ! Point d'Arabelle !

En revanche, l'épître dédicatoire qui précède le texte s'adresse à Madame Arabella Fermor (avec une magnifique coquille en 'Femor' dans la traduction de 1763...) - par politesse, car la dame est alors demoiselle [3]. Point d'Arabelle pour autant.

Mademoiselle Fermor était connue pour ses grâces, chantée par des poètes dont on s'étonne (à peine) de l'oubli. Thomas Parnell, par exemple :

From town fair Arabella flies ;
The beaux, unpowdered, grieve ;
The rivers play before her eyes,
The breezes softly breathing rise,
The spring begins to live [...]

Elle est, comme le rappelle l'épître, à l'origine de l'anecdote réelle de la boucle de cheveu volée. Un jeune noble de vingt ans, Lord Pretre, lui avait réellement dérobé cette boucle sans son accord, ce qui avait été vécu comme un affront par Arabella et causé un différend entre les deux familles, différend que des médiateurs avaient proposé de tourner en art pacificateur, à travers une historiette qui présenterait l'anecdote de façon légère et plaisante. Seulement, Pope, bien que s'étant chargé de la mission, ne connaissait pas la famille et, satisfait de son travail, publia le conte sans l'accord de la demoiselle, en prétendant en introduction avoir été chargé par elle d'écrire l'histoire. En fin de compte, c'est par cette nouvelle introduction, une dédicace plus respectueuse, que l'affaire finit par être apaisée.

On tire comme leçon de cette histoire, outre l'origine circonstancielle du poème, la préexistance d'Arabella à La Boucle sous forme écrite, et la fascination autonome qu'elle a pu exercer sur ses contemporains. Par ailleurs, la nature (ou infamante, ou dérisoire) de l'anecdote, et le destin proposé par la fin du Quatrième Chant pour Belinda n'incitent pas trop à doter sa fille d'un tel prénom encombrant. (Et comme par hasard, on ne rencontre plus guère de Belinda... On dit ça, on dit rien.)


Belinda vue par Peters & Dukarton en 1777...

Si, il est bien une Arabella qui apparaisse suite à cette histoire : la propre fille de Mademoiselle Fermor et de Monsieur Perkins. Mais il est douteux que la boucle y ait quelque part.

Certes, la fin du Cinquième Chant promet une consolation de la perte de la boucle dans la gloire littéraire donnée par le poème. Mais quelle gloire paradoxale, après tant de sous-entendus licencieux...

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3. Quel lien ?

Eh bien, point d'Arabelle du tout, point d'Arabella justifiable... pour le prénom, un point de départ peu convaincant. Et puis d'abord, dans Arabella, la seule chose licencieuse, c'est le verre d'eau.

La preuve :

Acte II :
MANDRYKA
So fliesst der helle stille Donau mir beim Haus vorbei,
und hat mir dich gebracht! du Allerschönste !
(Geheimnisvoll)
Und heute abend noch, vor Schlafenszeit -
wärst du ein Mädchen aus der Dörfer einem meinigen,
du müsstest mir zum Brunnen gehen hinter deines Vaters Haus
und klares Wasser schöpfen einen Becher voll
und mir ihn reichen vor der Schwelle, dass ich dein Verlobterbin vor Gott
und vor den Menschen, meine Allerschönste !

Acte III :
ARABELLA
(zu Mandryka hin, sehr leicht)
Kann Ihr Diener
im Hof zum Brunnen gehn und mir ein Glas
recht frisches Wasser bringen dort hinauf?
[...]
MANDRYKA
(traurig vor sich)
Sie hat gar nichts gemeint, als ein Glas Wasser haben
und Ruh vor meinem Anblick. Oder spotten hat sie wollen,
vielleicht - ? Wenn sie nur spottet wenigstens,
ists doch schon eine Gnade, eine unverdiente, das weiss Gott ! [...]
ARABELLA
Das Glas da habe ich austrinken wollen ganz allein
auf das Vergessen von dem Bösen, was gewesen ist
und still zu Bett gehn, und nicht denken mehr an Sie und mich,
und an das Ganze was da zwischen uns gewesen ist
bis wieder heller Tag gekommen wäre über uns,
vielleicht - vielleicht auch nicht. Das war in Gottes Hand.
Dann aber, wie ich Sie gespürt hab hier im Finstern stehn
hat eine grosse Macht mich angerührt
von oben bis ans Herz
dass ich mich nicht erfrischen muss an einem Trunk :
nein, mich erfrischt schon das Gefühl von meinem Glück,
dass ich gefunden hab den, der mich angebunden hat an sein Geschick
mich angebunden dass ich mich nicht mehr losmachen kann -
und diesen unberührten Trank credenz ich meinem Freund,
den Abend, wo die freie Mädchenzeit zu Ende ist für mich.
(Sie steigt von der Stufe und reicht ihm das Glas hin. Welko nimmt ihr geschickt das leere Tablett aus der Hand und verschwindet.)
MANDRYKA
(Indem er schnell in einem Zug austrinkt und das Glas hoch in seiner Rechten hält.)
So wahr aus diesem Glas da keiner trinken wird nach mir,
so bist du mein und ich bin dein für ewige Zeit !
(Er schmettert das Glas auf die Steinstufen.)

(Pour ne pas surcharger notre emploi du temps sensible, on renvoie chacun à sa traduction du livret, mais les extraits sont sélectionnés.)

Et, comme on le voit, de surcroît d'une licence bien honnête (de celles qu'on acquiert avec certain anneau).

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4. Et le lien avec Didon ?

Ma foi, tant qu'à causer, ne pas causer totalement pour rien.

Nous songions que les coupures (très généreuses) dans Arabella, bien dommage tant elles privent d'une musique et d'un texte qui, quoique volubiles, ne connaissent pas les longueurs, faisaient miroiter différentes Arabella. Ainsi, chez Keilberth, à la réouverture de l'Opéra de Munich en 1963, la réplique où Arabella donne l'une des clefs de son pardon est supprimée : il s'agit de l'éloge de Zdenka, une sorte d'émulation, d'inspiration ou de prétexte qui à défaut d'expliquer complètement, procure certaines pistes. Ajoutée au jeu de Lisa Della Casa, cette suppression donne l'image d'une Arabella pour qui le désir du mariage n'a jamais été fêlé - contrairement à ce que peut laisser supposer le texte ou la mise en scène de Mussbach mêlée au jeu mélancolique de Mattila. Lisa Della Casa semble affligée, indignée peut-être, mais jamais profondément déçue, comme acceptant l'erreur d'un mari abusé. Le découpage, en tout cas, laisse paraître cela, protestant peu, le rappelant immédiatement, ne laissant guère de doute ou de distance à son retour.

C'est ce désir de perfection, présent dans le texte complet, qui rapproche peut-être Arabella de la Didon de Nahum Tate.

De même qu'Arabella rêve, en plus d'une vie idéale, une rencontre idéale, mise en scène par ses soins (témoin la série des adieux badins et cruels au bal), si bien que le monde se dérobe sous ses pieds à la première erreur (et de taille !) du promis, Didon porte une conception de l'amour extrême, aussi bien envers le défunt Sychée, qui ne peut connaître de successeur, qu'envers Enée.

En assistant en début de saison à l'opéra de Purcell / Tate, nous avons été frappé par deux moments du texte qui laissent entendre que Didon est fautive.

Jusqu'à présent, nous trouvions très logiquement Enée abject, obéissant à sa destinée enviable et aux menaces des dieux, au mépris de ses engagements et des soins empressés pour renverser les murailles de vertu qui entouraient Didon. Une fois brisés les repères de sa vie et sa fierté, il délibère au premier rappel d'abandonner la malheureuse. Qui, privée de sens - ayant détruit l'ancien, ne pouvant fonder le nouveau -, ne peut guère que mourir, la pauvrette.

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5. La faute à Didon

Pourtant, Tate semble suggérer autre chose, sans amoindrir les torts d'Enée.

For 'tis enough,
What'er you now decree,
That you had once
A thought of leaving me.

(Traduction maison : Car il suffit / Quoi que tu décides à présent / Que tu aies une seule fois / Pensé pouvoir me quitter.)

Lorsque Enée vient prendre congé, Didon ne laisse absolument pas d'issue, tandis qu'il hésite encore : la moindre fêlure est inacceptable pour celle qui vit l'amour absolu. Une faiblesse est une trahison, l'amour est une entité complète qui ne peut pas être modulée et encore moins réduite, il est ou n'est pas.

Evidemment, Enée ne peut plus que suivre la décision première, le départ. Mais le choeur semble à la mort de Didon, comme nous, s'interroger sur la nature très absolue des reproches à Enée, si bien qu'il semble qu'un tel coeur ne pouvait être heureux.

Great minds
Against themselves conspire,
And shun the cure
They most desire.

(Les âmes fières / Conspirent contre elles-mêmes / Et fuient le but / Qu'elles désirent par-dessus tout.)

Ce choeur, qui précède directement la mort de Didon, donne assez clairement pour cause de sa disgrâce son désir d'absolu, comme si les sorcières étaient internes à Didon.

Quelle ressemblance avec la peur panique des fiançailles imparfaites chez Arabella, d'une certaine façon !

Et c'est ici que s'achève notre rêverie sinueuse.


Le Départ d'Enée par Francesco de Mura.

Notes

[1] La dénomination originale indique : Poème héroï-comique, ce qui n'est pas contradictoire.

[2] Non, elle ne doit pas suivre l'homme à la pomme.

[3] Elle ne se marie à Francis Perkins qu'en 1715.

jeudi 18 décembre 2008

L'humour en musique - I - Essai de nomenclature et premiers exemples

L'humour est, par essence, affaire de situations, de mots ou de références. La musique semble donc s'y prêter relativement peu, et il est vrai que ce n'est pas l'endroit où son expression (souvent abstraite) excelle le plus sûrement.

Toutefois, les compositeurs se sont prêtés au jeu, et si l'on dit que c'est rarement avec bonheur, c'est aussi parce qu'on n'a pas toujours cherché.




Il existe, à la disposition des compositeurs, un certain nombre de procédés qui peuvent prêter à sourire. En voici un essai de nomenclature.

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Catégorie a : Les mots

L'humour peut bien sûr être porté par le texte, dans la mise en musique d'une oeuvre littéraire (A1). Auquel cas la musique le seconde tout au plus (A2).


Catégorie A1 : Dans Cadmus & Hermione de Lully, les pointes excercées contre la vieille nourrice coquette, la quasi-stichomythie de la fin de la scène porte bien plus le comique que la musique qui soutient essentiellement le récitatif, sans effets spécifiques.



Catégorie A2 : Dans Eugène le mystérieux de Jean-Michel Damase, les traits humoristiques passent aussi par la répétition de la même structure : décalage des vocabulaires, protestations, rimes attendues... mais aussi, d'un point de vue musical, opposition entre expression calme d'un problème (en contraste avec les mots utilisés), contestation par deux ténors-conseillers (dans cet enregistrement, judicieusement un ténor de caractère et un ténor léger, incarnant à leurs voix seules un vieux précepteur et un jeune élégant), et résolution brutale par un mot tout aussi vulgaire que le premier dans une phrase musicale de courbe descendante, très désinvoltement affirmative - et commentée par un trombone bouché et moqueur, d'une façon à chaque fois différente. Le retour des mêmes moments musicaux typiques crée aussi du comique, même s'il n'existerait pas sans le texte.


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Catégorie b : Images de la vie réelle

A défaut de mots, la musique peut disposer d'un référent précis, illustrer de façon plaisante des éléments du réel (des trombones qui se tordent de rire, des violons qui miaulent...).


Catégorie B : Dans Schneewittchen de Heinz Holliger, d'après Robert Walser, le chant du Prince, qui débute la longue deuxième scène, est frappé de suspicion - comme l'ensemble des personnages du conte par rapport à leur statut traditionnel. Sa déclaration amoureuse s'égare en de nombreux méandres qui imitent de façon trop excessive pour être honnête le chant d'oiseau (qu'on retrouve sous d'autres formes à l'orchestre avec l'arrivée des bois). Il ne s'agit pas d'une coïncidence, le reste de l'oeuvre n'étant pas écrit ainsi - la grand ornementation sur Nachtigall ("rossignol") le confirme aussi. Aux questions de Blanche-Neige, sorte de volatile décérébré, le Prince répond certes Liebe, mais ridiculement ornementé, trop insistant.
Jusqu'à provoquer l'intervention de cuivres cassants qui semblent exprimer l'exaspération muette de Blanche-Neige.
Au passage, vous aurez noté la beauté fabuleuse de cet orchestre : il s'agit d'une oeuvre de premier ordre, l'un des plus beaux opéras de la seconde moitié du vingtième siècle, et dans un livret certes agencé en monologues (pas plus que Götterdämmerung, Pelléas, Salome ou Elektra ...), mais parfaitement digeste.



Catégorie B : Ocean of Time (2003) de Lars Ekström, heavyhardrocker pas nécessairement inspiré, mais qui a écrit par ailleurs de la musique savante sublime, dont cet opéra qui est, lui aussi, parmi les quelques sommets de la seconde moitié du vingtième siècle.
Ici, une section lyrique est interrompue par un trombone qui se contorsionne avant de s'effondrer de rire jusqu'à contaminer le choeur.
Inutile de chercher les références, nous ne disposons de l'enregistrement que parce que nous écoutions (totalement par hasard) la NRK , qui retransmettait ce concert du Berwald Hall de leurs voisins suédois avec un an de différé.


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Catégorie c : Les figures musicales

Il est possible que les figures musicales elles-mêmes, par leur excès, suscitent l'amusement, de façon quasiment abstraite (C1), sans qu'il existe de référence précise. Cela peut se manifester dans les moqueries à l'égard de la musique contemporaine, mais les compositeurs peuvent eux-mêmes jouer de cette étrangeté pour créer des effets étonnants.
Dans certains cas, l'excès est volontairement poussé jusqu'à l'ironie, par un surraffinement, une surcharge, etc. (C2)
Il se peut aussi que la figure amène tout simplement un effet surprenant, une rupture. (C3)


Catégorie C1 : La ballade des Enfants de la Nuit tirée des Diamants de la Couronne d'Auber, que nous avions déjà présentée plus en détail. Les figures massives (et gratuites !) du choeur ont quelque chose de plaisant, surtout opposées à la grâce souriante de la cantilène.



Catégorie C2 : Un des cas les plus évidents de figures musicales humoristiques est bien sûr l'ornementation excessive, gratuite, histrionique et dépourvue de sens. Ici, l'exultation amoureuse se pare de contours assez... excentriques.
Oeuvre d'une spécialiste de l'humour en musique, Isabelle Aboulker (ici interprétée par Patricia Petibon, autre délicieuse azimutée de service).



Catégorie C3 : La ''Polka des Paysans'' de Johann Strauss II impose aux musiciens de l'orchestre (en tout cas à ceux qui ne soufflent pas...) de chanter un thème en plus de le jouer. Ce détail, qui fait tout le sel d'une partition déjà assez roborative, survient de façon non préparée et, par son incongruité, impose le sourire.
On perçoit bien qu'il s'agit de non professionnels du chant, car bien que les Viennois (ici sous la direction de Carlos Kleiber) chantent parfaitement juste - ''noblesse oblige'' - on entend bien que les aigus se resserrent un peu. L'effet pittoresque en est tout à fait délicieux.


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Catégorie d : Les musiciens

Suite de la notule.

mercredi 10 décembre 2008

Richard STRAUSS, Elektra : guide express

La liste discographique. Les trois seules versions intégrales au disque. Le problème de sens des coupures. Ecouter la version Sawallisch 1990 en intégralité. Nos versions favorites.



Rose Pauly, Elektra formidable régnant sur les années trente.


Suite de la notule.

samedi 18 octobre 2008

Salammbô d'Ernest REYER à Marseille

Une petite déception à l'écoute de la retransmission radio.

  • La partition ne se révèle pas meilleure qu'à la lecture, avec en particulier une orchestration très figurative, pas franchement subtile (les rebonds de marches...).
  • Les voix sont lourdes, de gros formats au vibrato imposant, qui ne seraient déjà pas fort gracieux dans Wagner, et qui ne ravissent doit pas démesurément dans du répertoire français.
  • La mise en place d'une partition aussi longue, mal connue et relativement difficile n'est pas tout à fait optimale.
  • La direction de Foster, rapide, ne ménage guère de poésie dans les climats qui constituent pourtant l'intérêt premier de l'oeuvre.


Au total, l'oeuvre paraît moins séduisante qu'elle n'est en vérité à la lecture (et, on l'avait déjà dit, ce n'était pas non plus le plus grand chef-d'oeuvre de tous les temps).

Plutôt qu'un long discours, et dans la perspective du si tu n'es pas content, tu n'as qu'à le faire toi-même, on se contentera de laisser comparer la radiodiffusion de Marseille à notre très imparfaite réalisation, ce qui permet de se faire une idée de nos conceptions comparées de l'oeuvre. Tempo beaucoup plus lent à Bordeaux qu'à Marseille, mais on ne pourrait pas tenir les représentations à ce rythme-là sans des coupures énormes, c'est évident.

En revanche, le ton plus contemplatif me paraît, à moi, préférable à l'urgence de Foster que je trouve un peu, dans cet extrait, sans objet - mais il considère peut-être que ce n'est pas un moment essentiel. Nul mystère dans la désignation du chef des mercenaires révoltés, nulle générosité dans la libération des esclaves, nulle solennité dans l'allocution de Spendius (un pendant de Salut, splendeur du jour, tout de même !). Pourtant, les récitatifs cursifs de Reyer sont véritablement de qualité et méritent ce soin.

Vous en profiterez pour découvrir les véritables lignes de ténor, que nous avions trafiquées de façon alternative pour les rendre chantables...


Version Foster : Eric Martin-Bonnet (Autharite), Gilles Ragon (Mathô), André Heijboer / Heyboer (Spendius), Wojtek Smilek (Narr’Havas).


Pour des raisons évidentes (et pour une fois légitimes) de durée, la fin de l'extrait a été coupée par Foster.

Nous l'entendions plus comme ceci, plus posé et contemplatif. En somme un opéra plus descriptif que dramatique.

(Evidemment, il existe un décalage technique entre les deux exécutions...)


Version DLM.


On rappelle le texte :

UN CHEF DES MERCENAIRES
Amis ! Celui qui va délivrer ces esclaves,
Il est fort, il est juste et brave entre les braves.
Si Carthage encore aujourd'hui,
Manquant à la foi solennelle,
Retient l'or, prix du sang par nous versé pour elle,
Il faut pour nous venger un chef - que ce soit lui.

MATHÔ (aux esclaves de l'ergastule qu'il amène au banquet)
Calmez vos cris, séchez vos larmes ;
Saluez un meilleur destin,
Mêlez-vous parmi nous.
Prenez place au festin.
Demandez à la fois une coupe et des armes !

SPENDIUS (un esclave grec)
Salut à nos libérateurs !
Salut à vous, dieux protecteurs - dieux d'Ionie !
Salut, brillant éclat des cieux,
Astre d'or au char radieux,
Splendeur bénie...
Salut, sylvains, fils des forêts !
Et vous nymphes des antres frais
Et des fontaines.
(S'adressant aux mercenaires.)
Salut, hommes fiers et vaillants,
Dont l'épée aux éclairs brillants
Brisa nos chaînes. [1]

MATHÔ
Prends cette coupe, et bois.

SPENDIUS
Pourquoi ne vois-je pas
Entre vos mains victorieuses
Etinceler les coupes glorieuses
Où l'on boit à Carthage au retour des combats ?
(Avec intention.)
Je me souviens ! La légion sacrée
Boit seule aux coupes d'or,
Reliques vénérées
Que le sénat jaloux conserve en son trésor !

LE CHOEUR DES MERCENAIRES
Nous voulons boire aux coupes d'or !
Nous voulons boire aux coupes d'or !

NARR'HAVAS
Ah ! Craignez les Baals ! C'est un voeu sacrilège !

SPENDIUS, avec élan
En Grèce, mon pays, il n'est nul privilège
Qu'un dieu jaloux dispute à des soldats vainqueurs !

UN CHEF DES MERCENAIRES
Giscon vient, au nom des sénateurs.

SPENDIUS
La légion sacrée a formé son cortège.

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Il ne s'agit pas bien sûr de regretter une recréation, mais celle-ci se montre un peu frustrante et ne sera pas très favorable à la réputation de Reyer, probablement. A cause de l'oeuvre elle-même, et peut-être aussi à cause d'une lecture un peu trop percutante de ce qui se voulait délicat.

En tout état de cause, il était amusant de comparer deux conceptions interprétatives, à la même date, qui n'avaient pas pu se concerter, et sans tradition préalable !

Lire la suite.

Notes

[1] La parenté avec Salut, splendeur du jour de Sigurd est assez frappante. Vous en trouverez deux versions sur CSS : une historique en libre téléchargement (mais mauvaise), une récente (et fabuleuse).

Suite de la notule.

vendredi 29 août 2008

Diversité musicale selon les siècles

Chez Licida, une conversation intéressante sur la diversité au sein de l'opéra seria, et les réponses à l'argument "tout est semblable".

Voici la brève contribution des lutins, développée pour CSS. (Qui donne volontiers tort à tout le monde.)

Suite de la notule.

mercredi 30 juillet 2008

Une saison en France : Ernest REYER - Salammbô

(Mise à jour du 23 septembre 2008 : en fin d'article, nous avons enregistré des extraits de l'oeuvre pour Carnets sur sol.)

L'Opéra de Marseille, dont on susurrait qu'il remettrait en scène Sigurd, dix-sept ans après sa précédente exécution (avec notamment Cécile Perrin et Jean-Philippe Lafont), propose finalement Salammbô !

Rien que pour nous faire mentir, naturellement, puisque nous avions pris le pari que cet opéra, pour diverses raisons que nous allons vous livrer, ne serait jamais remonté...


Gravures représentant plusieurs scènes de l'opéra.

Etat de la discographie

L'oeuvre est nettement moins fondamentale que Sigurd [1] - mais Sigurd a déjà été joué il n'y a pas si longtemps à Marseille (il y a dix-sept ans), et à Montpellier en 1993 et 1995. Tandis que de Salammbô, il n'existe à notre connaissance dans les trois quarts de siècle passés qu'un extrait du second air du rôle titre, par Germaine Martinelli, pas fabuleusement interprété, et peut-être même pas reporté sur CD.

Il n'en existe donc aucune intégrale enregistrée, ni officielle, ni officieuse.

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Etat de la partition

Néanmoins, la réduction piano-chant se trouve aisément (et c'est une bonne nouvelle que le matériel d'orchestre existe toujours pour pouvoir remonter l'ouvrage [2]) chez les bouquinistes, et c'est par ce biais que CSS peut vous présenter l'ouvrage, suite à des lectures régulières de l'ensemble de l'oeuvre.

Il faut toutefois s'attendre, vu la durée réelle de l'oeuvre (trois heures minimum), à des coupures conséquentes à Marseille.

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L'oeuvre

Salammbô, le dernier opéra de Reyer, est une fort belle oeuvre, moins raffinée cependant que Sigurd. On rencontrera quelques facilités orientalisantes dans la mélodie (des descentes sinueuses de gammes en octaves, qui lorgnent parfois vers des debussysmes qui devaient être dans l'air du temps), et harmoniquement, bien que moins efficace de Sigurd, la recherche en est comparable : très soigné et assez inventif pour de l'opéra français. On ne pâlit pas face au modèle modulant meyerbeerien ; en particulier, on hérite d'un souci de sans cesse renouveler la poussée dramatique au moment où les phrases musicales pourraient retomber. On trouve même (ce qui n'est pas le cas de Meyerbeer, époque oblige) un certain nombre d'accords enrichis (certes avec mesure) ou d'anticipations qui créent de petites tensions pas très audacieuses, mais sensibles. A l'inverse, certaines pages sont remplies par un seul accord parfait arpégé, ce qui ressemble parfois à du remplissage, tout en suivant d'un peu loin les recettes de Sigurd.

Le livret d'après le roman de Flaubert est dû à Camille du Locle, également colibrettiste de Sigurd (d'apèrs le Nibelungenlied) et du Don Carlos de Verdi (d'après Schiller).

Reyer s'est toujours plongé dans des atmosphères lointaines, témoin :

  • Le Sélam, ode symphonique sur un texte de Théophile Gautier (1850) ;
  • Sacountala, ballet ;
  • La Statue, également dans un environnement oriental (malgré le frontispice très 'chevalier chrétien' de l'édition destinée aux familles), qui semble à la lecture assez schématique et faible, essentiellement centré autour de son vaste ballet (1861) ;
  • Erostrate, dont la partition est introuvable, car pas diffusée au grand public en raison de son échec immédiat, ce qui pique notre curiosité vu la réalisation très intéressante de ses deux opéras suivants, Sigurd et Salammbô...
  • Sigurd, dans l'atmosphère épique du Nord sauvage ;
  • Salammbô, dans une antiquité qui sonne assez arabisée à l'oreille contemporaine.


Malgré quelques tournures orientales attendues, Salammbô séduit par son sens incontestable du climat et par ses péripéties très esthétisées. Un opéra qui, sans être majeur, dispose de toutes les qualités pour toucher. On dépasse largement la qualité et l'intérêt de certains Massenet souvent joués comme Manon ou Don Quichotte.

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L'impossible résurrection

Nous prédisions cependant, malgré les séductions d'une pièce d'après Flaubert sur l'imaginaire d'un programmateur et des spectateurs ; malgré l'orientalisme plaisant, malgré la qualité de la partition, malgré le souffle de certaines scènes ; nous prédisions en effet que Salammbô ne serait jamais remontée.

Pourquoi ?

C'est très simple :

Lire la suite.

Notes

[1] Voir notre série autour du Sigurd de Reyer.

[2] Le matériel d'orchestre, pour les pièces qui ne sont pas des standards, est loué aux orchestres. Seul l'éditeur dispose d'une copie, et par voie de conséquence, pour les oeuvres rares qui n'ont pas besoin d'être présentes en plusieurs exemplaires, si le grenier brûle, est inondé ou si les rongeurs connaissent un petit surcroît d'activité musicophage, l'orchestration peut être perdue sans retour (si jamais les manuscrits ne sont pas bien rangés dans une bibliothèque...).

Suite de la notule.

jeudi 29 mai 2008

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - III - ballet initial du dernier acte : nymphes & faunes, Pietro, les passants & l'art

Une replongée dans les délices sans fond des Gezeichneten. Comme il existe ici sensiblement moins de littérature introductive qu'au sujet de Tristan, par exemple, nous sommes gaiement partis pour quelques éléments autour de la première partie de l'acte III (avant le changement de décor de la scène 20).

Ce dernier acte d'une heure et demie (soit la durée additionnée des deux actes précédents) contient deux ballets, et se trouve en permanence, jusqu'à la scène 20, parcouru de scènes de danse en arrière-plan. S'y déroulent sans cesse des actions simultanées, à l'image de la musique de Schreker. Et s'y éclairent — d'une lumière trouble cependant — les propos et les statuts des personnages dans la logique de la théorie de Schreker.

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Voici le matériel nécessaire pour suivre le parcours :
=> le livret des scènes 1 à 20 de l'acte III (traduction française comprise, numérisé grâce à M. Rubato) ;
=> une version (inédite) de la partie présentement commentée de l'acte III, par Ingo Metzmacher à la tête du Concertgebouworkest (Amsterdam 2007), dont vous trouverez une présentation sur CSS.

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On débute ainsi par une étrange profusion de faunes, aux attitudes plus que lascives, aussi lestes même que dans la tradition. Tandis que l'auditeur revient de l'intrigue amoureuse entre le noble difforme Salvago et la petite bourgeoise fascinante Carlotta, et également, en amont de l'acte II, de l'intrigue politique (enlèvements secrets par de jeunes nobles débauchés protégés puis abandonnés par Salvago, veto à contrecoeur du Duc au don de l'île de Salvago pour protéger l'un de ces libertins), il se trouve ainsi confronté à un univers assez indécidable où le merveilleux semble prendre place dans un univers pourtant historique et réaliste (même si fortement symbolique).
Petit à petit, il s'agira plutôt de fantastique — ou même d'une simple explication indécidable. Les Faunes et les Nymphes, comme échappés des kiosques qui figurent des amusements assez peu chastes de la mythologie grecque — les très longues didascalies précisent tout cela explicitement — ne peuvent être commentés comme magiques dans cet univers trop concret, et semblent jusqu'à un certain point maîtrisés par la volonté créatrice de Salvago. Pourtant, il ne peut s'agir d'acteurs payés, puisque le don est fait à la ville, et qu'il n'est sans doute pas question de les entretenir par la suite — ou alors présentés pour l'occasion, alors qu'ils intimident tant les familles vertueuses ? Il ne semble pas non plus.

La présence de Pietro déguisé en faune prolonge cette perplexité. Le changement d'identité lui permet de rester caché après ses méfaits, mais est-il censé figurer l'art comme les autres le parc ? Et symbolique au niveau des personnages, ou au niveau du spectateurs ? Tout est d'autant plus troublé que des faunes complices surviennent pour arrêter Martuccia en passe de toute révéler, ici aussi, sans que l'on sache bien au juste leur fonction de profonde de sbires, d'acteurs, de symboles (et à quel niveau). La figure de Pietro déguisé incarne en tout cas à merveille l'équivoque de cette esthétisation libidineuse.

Ce ballet de faunes est aussi supposé faire sens, puisqu'il propose notamment une allégorie de Tamare et Carlotta (sans la moindre retenue, comme le suggèrent les didascalies, le menu du hors scène à venir pendant l'acte III est ainsi détaillé). Cette animation païenne, à peine interrompue par la religion (l'angélus, par deux fois), propose une idée de l'art qui vit, et qui paraît étrange aux gens incultes - tout cela est commenté par les différents personnages. L'art est alors présenté comme, littéralement, une animation (entendez : une mise en âme) de la beauté.

A ce titre, les passants incrédules et un peu comiques, outre qu'ils participent de l'esthétique mêlée de l'oeuvre, de l'énonciation simultanée d'émotions très différentes, aussi bien par la musique que par le texte, ne doivent absolument pas être supprimés par les coupures, comme c'est souvent le cas. Sans quoi on perd bien sûr l'équilibre dramaturgique du dernier acte, l'allègement des considération plus graves des personnages principaux (changées en d'interminables tunnels monologiques), et surtout l'étalon pour juger du sens de la réflexion sur l'art.
On entend par là que par leur perplexité, les passants permettent de mieux saisir ce que Schreker cherche, dans son livret, à livrer comme représentation de l'art. Dans une oeuvre elle-même en action, il semble concentrer (comme souvent chez lui) des interrogations sur la nature même de la pratique du beau.

Suite de la notule.

vendredi 16 mai 2008

Opéra de Bordeaux, saison 2008-2009 - A, les opéras - 6, Monteverdi (Le Couronnement de Poppée) - Alessandrini / Carsen

Le dernier opéra de la saison. Distribution, introduction, commentaire et point sur la saison d'opéra.

La suite arrive bientôt. (Et on n'oublie pas le quatuor non plus...)

Suite de la notule.

lundi 31 mars 2008

Retour sur Ibsen (Hedda Gabler)

A l'occasion de la tournée française du spectacle mis en scène par Thomas Ostermeier, Carnets sur sol revient aux sources, après deux années assez largement consacrées à Ibsen - et singulièrement à sa frange la plus épique, celle qui hérite d'Adam Oehlenschläger.

L'occasion de replacer l'oeuvre dans la production théâtrale d'Ibsen et ses caractéristiques singulières. L'occasion aussi de s'interroger sur les ressorts du théâtre tout entier - le plaisir doit-il réellement avoir lieu pendant la représentation ?

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Les soirées

A Bordeaux les 28 et 29 mars derniers, la production s'est promenée à Marseille en septembre dernier, et sera du 2 au 4 avril tout prochains à Rennes (Théâtre National de Bretagne).

Les lutins de CSS s'y trouvaient, tout émoustillés à la promesse du texte en allemand surtitré - à défaut du norvégien bokmål de l'original. Une expérience qui peut être très excitante - l'adaptation de Guerre et paix par Piotr Fomenko représente sans doute, opéra compris, l'une de nos plus exaltantes expériences théâtrales.

Le verdict sera sans surprise. On se souvient de Brand qui avait fourni, voici bientôt trois ans, l'une des toutes premières notes de Carnets sur sol. Sans représenter un choc comparable, bien évidemment, les propriétés théâtrales en sont, malgré les sujets et les formats fort divergents, assez comparables.

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De Brand à Hedda Gabler

Brand était un lesedrama, et par conséquent absolument pas destiné à être représenté. Une scène entre fjord et fjeld à imaginer. Hedda Gabler, a l'inverse, appartient au théâtre domestique de l'Ibsen dernière manière, extrêmement économe de paroles, facile à porter au théâtre. Avec de longs silences, cette représentation de deux heures parvenait donc tout juste à la moitié de la durée de Brand mis en scène par Braunschweig (sans traîner ostensiblement). Il faut cependant préciser que les représentation de Gabler contenaient des coupures (nullement annoncées, comme il se doit [1]).

Brand succède immédiatement, dans le catalogue d'Ibsen, aux Kongs-Emnerne (« Les Prétendants à la Couronne »), formés sur un patron totalement emprunté à Hakon Jarl hin Rige (« Hakon Jarl le Puissant ») d’Oehlenschläger (la confrontation des deux textes offre de vraies surprises !). C'est-à-dire à la période de la veine historique d'Ibsen, dont il ne restera plus guère que Kejser og Galilæer (« Empereur et Galiléen »), un drame à la portée plus philosophique autour de la personne de Julien l'Apostat - dont la dimension historique n'est perçue qu'au travers d'un cadre assez strictement domestique, malgré les changements très généreux de lieux. Brand amorce déjà une préoccupation portée à la relation intrafamiliale, aux tragédies du foyer.

En cela, Hedda Gabler, débarrassée de tout le folklore des paysages de Brand, de tout ce que cette situation et ce personnage avaient de singulier, prolonge et radicalise cette conception d'un théâtre intime, où les grands sentiments se manifestent (en franchement miniature) dans des êtres ordinaires, des situations quotidiennes, des lieux banals.

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La gêne

Notes

[1] Eternelle récrimination de CSS. Par le moteur de recherche de la colonne de droite, vous pouvez retrouver nos réflexions sur les coupures dans la tragédie lyrique, dans le Vampyr de Marschner, dans le Sigurd de Reyer, chez Richard Strauss, dans les Gezeichneten de Schreker...

Suite de la notule.

samedi 22 mars 2008

Nouveautés


  • Création de la catégorie Les plus beaux décadents (en attente de la définition plus précise promise).
  • Fin du remplissage de la catégorie Baroque français & tragédie lyrique. Une bonne partie des notes les plus substantielles y figurent désormais (doivent manquer deux ou trois choses sur Hervé Niquet et les coupures, ou bien les parutions & concerts 2007 en tragédie lyrique).
  • Création de la catégorie Kunqu & théâtre chanté chinois, pour accueillir notre série lyrique exotique.


Tout cela marque la fin du dépouillement à peu près complet de notre catégorie chérie consacrée aux études génériques (dans laquelle figuraient A la découverte du Lied ou encore les propos sur le panorama de la première école de tragédie lyrique, les considérations sur les notions disparates de décadentisme, etc.). Les billets sur l'histoire du récitatif et sur la crise de l'opéra contemporain ont été respectivement reportés dans les rubriques 'Pédagogique' et 'Musicontempo'.

N'y restent plus (du moins pour la partie publiée, car les ébauches de notes sont très nombreuses en coulisses) que les deux billets consacrés à la tragédie grecque, qu'on ne s'est pas résolu à exiler en terre littéraire, pour la simple raison que l'angle d'attaque portait spécifiquement sur la requalification de ce genre en équivalent de nos opéras.

jeudi 7 février 2008

Guide pour les 'Victoires de la musique classique' - 5 - Compositeur, DVD "de l'année", victoires d'honneur - et pronostics

Compositeur de l'année :

Cette catégorie, ici plus encore qu'ailleurs, semble totalement détenue par une seule école. Une école de réaction par rapport au sérialisme qui a longtemps étouffé toute opposition dans le système institutionnel.

Autant le sérialisme systématique pouvait être abscons et dépourvu d'esprit, autant le résultat chez ces néos peut être, à son tour, assez fade.

Sans doute par volonté de ne pas brusquer le public, ou par relations, on ne peut donc avoir le choix, chaque année, qu'entre les compositeurs suivants : Thierry Escaich, Eric Tanguy, Philippe Hersant. Ou quelques autres dans le même esprit.

Dommage, parce que dans le style posttonal lui-même, ce ne sont pas forcément les plus intéressants. Pas forcément de mauvais compositeurs, mais le résultat paraît souvent bien tiède. Chez Thierry Escaich, on retiendra surtout les concertos pour orgue ou pour trompettes ; de Philippe Hersant, son opéra Le Château des Carpathes, très appétissant pour les extraits que l'on en a entendu.

Il est un peu dommage de présenter une image déformée de la musique contemporaine, alors qu'il existe tant d'écoles différentes. En convenant de la condition absurde de la nécessité d'être français, et sans chercher à imposer notre chouchou Bruno Mantovani, dont les raffinements un peu abstraits pourraient effrayer le spectateur ingénu, que fait-on des chatoyances miraculeuses de Thierry Pécou, de l'imaginaire de Bernard Cavanna, ou même de l'ultratonalité ingénue d'Isabelle Aboulker ? Et avec cela, on demeure dans du contemporain très facile d'accès, quasiment sans atonalité, mais qui ne se limite pas à une seule chapelle.

Voyons à présent.

Suite de la notule.

samedi 19 janvier 2008

Enregistrements, domaine public - XXX - Verdi, La Forza del Destino - Schmidt-Isserstedt - Martinis, Mödl, Schock, Metternich, Frick (en allemand)

La Forza del Destino ossia Die Macht des Schicksals.

Une version exceptionnelle, libre de droits et dans un excellent son.

Dûment introduite par nos soins.

Suite de la notule.

lundi 7 janvier 2008

Jean-Féry REBEL, Henry Guichard - ULYSSE - Hugo Reyne, La Simphonie du Marais (Laurens, Chuberre, Révidat, Crook, Deletré) - I - L'Ingénu au concert, les coupures

De même que nous nous étions immergés pendant quelque temps dans l'univers de Pyrame et Thisbé, volons à la rencontre d'Ulysse.




(L'oeuvre a finalement été enregistrée de façon imprévue, et le disque a paru en novembre.)

Suite de la notule.

samedi 10 novembre 2007

Le public italien est bouché

Dans la même perspective que le plus haut de tous les temps ou que nos récriminations sur les usages persistants du Met, voici un petit amusement sur la pratique du chant dans les théâtres.

Voici l'objet du crime.

Suite de la notule.

samedi 20 octobre 2007

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - I - Discographie & équilibre de l'économie dramatique

Nous avons déjà feuilleté ensemble les oeuvres de Franz Schreker et leur discographie.

Vous le savez, le choix de CSS est d'éviter autant que possible la facilité discographique - on se perd bien rapidement dans des arguties préférentielles qui n'ont pas grand sens, tant elles sont attachées aux attentes de chacun (qui la voix, qui le théâtre, qui la musicalité, qui la chatoyance, etc.). On préfère inciter à la découverte d'oeuvres, à tout prendre, et s'y balader tout à loisir en compagnie des lecteurs de CSS.

Néanmoins, ici, devant l'immensité de la tâche que représente l'abord de ces Gezeichneten - dont le titre français a pour nous tant de charmes -, on biaise un peu. Et pour une raison bien simple : parce que les versions sont piégeuses, beaucoup sont coupées et la critique ne les signale pas. De plus, l'oeuvre est difficile à distribuer et une petite description avant achat peut s'avérer utile.

Toutefois, cette entrée était prévue pour intégrer l'article présentatif de Schreker, et n'a pas le caractère que nous aimons dans les discographies : à savoir la description des caractéristiques et non l'énonciation de jugements. Ici, du fait de leur caractère initialement informel (c'est-à-dire pas prévues pour être publiées de façon autonome), les notices ne sont pas expurgées de sentences parfois laconiques, ce que nous regrettons avec vous. On espère tout de même que le contenu en sera suffisamment informatif pour vous guider, notamment relativement aux coupures.

Et, pour se faire pardonner :

  • une astuce pour déceler les coupures avant écoute ;
  • quelques réflexions sur l'économie dramatique de l'oeuvre et sa mise en péril majeure par les coupures ;
  • une petite écoute comparative illustrative des versions inédites. (Les Lutins ont bien travaillé.)


Concevez-le donc bien comme une annexe discographique à l'article original.

Suite de la notule.

mercredi 18 juillet 2007

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - IV - exécution musicale (Daniel Cuiller, Nantes-Angers 2007) et lectures

6. A Nantes et Angers : l'exhumation par Daniel Cuiller (ensemble Stradivaria)

Mai-juin 2007. Mise en scène de Mariame Clément.
Distribution :

  • Thisbé : Judith van Wanroïj
  • Zoraïde : Katia Velletaz
  • Ninus : Jeffrey Thompson
  • Pyrame : Thomas Dolié
  • Zoroastre : Jean Teitgen
  • La Gloire : Léonor Leprêtre
  • Vénus : Adèle Carlier
  • Ensemble Stradivaria
  • Clavecin et direction : Daniel CUILLER

Suite de la notule.

mardi 3 juillet 2007

Le retour de Don Giovanni - Prague & Vienne, Don Ottavio, le dramma giocoso et la thèse du 'Tutto buffo'

Deux ans après la fameuse Querelle des Giocosi sur la nature bouffe de Don Giovanni, une année après nos circonvolutions non plus sur Ottavio, mais sur les coupures et choix de versions dans Don Giovanni, il reste encore de quoi s'occuper.

Suite de la notule.

lundi 2 juillet 2007

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - I - Contexte, livret, sources

Fin mai, on assistait à la recréation, sauf erreur, pour la première fois depuis plus de deux siècles, d'un opéra intégral de François Francoeur et François Rebel[1]. Contrairement à Destouches, par exemple, on ne publiait même plus de réductions piano des Francoeur & Rebel au début du vingtième siècle.

Or CSS, vous l'aurez noté, entretient une relation très enthousiaste avec la tragédie lyrique. Nous avions annoncé, en juillet de l'an dernier, les festivités de cette année. Le Destouches inconnu était Le Carnaval et la Folie, un divertissement joué l'an prochain à Toulouse et à l'Opéra-Comique.
Cette relation privilégiée s'explique sans doute par le rapport étroit au texte, le soin qui est apporté à son écriture, par ce sens de la danse aussi. Et ce goût de la convention, qui fait pleinement sien le caractère intrinsèquement artificiel du genre opéra - sans sacrifier, contrairement au seria italien, l'urgence dramatique.

fin de l'acte II, épisode sur lequel nous reviendrons

Au programme :

1. Contexte.
2. Livret.
3. Sources.
4. L'oeuvre : style et musique.
5. L'interprétation de Daniel Cuiller à Nantes et Angers 2007.
6. Lire

Notes

[1] Fils de Jean-Féry Rebel, dont on a recréé l' Ulysse en juin.

Suite de la notule.

lundi 14 mai 2007

François-Joseph GOSSEC, Le Triomphe de la République

Je n'y avais pas fait attention, mais Radio-Classique doit voter à droite (sans blague, me direz-vous).

Parce que programmer Le Triomphe de la République à une semaine des élections, alors même qu'on n'y passe plus que des oeuvres très célèbres, ce ne peut être innocent !

C'est une idée franchement rigolote, qui met très bien en regard la propagande électorale avec le texte totalement emphatique et creux du divertissement. (Ah, finalement, ce n'est peut-être pas si favorable à la droite que ça.)

Oui, j'en viens à la musique, un peu de patience, on clique ci-dessous et tout ira bien.

Suite de la notule.

samedi 21 avril 2007

Enregistrements, domaine public - VI - Heinrich MARSCHNER, Der Vampyr (Kurt Tenner, Radio de Vienne, 1951)

L'opéra intégral libre de droits.

Et les commentaires afférents, naturellement.

Suite de la notule.

lundi 2 avril 2007

Siegmund NIMSGERN

J'admire depuis toujours ce chanteur à la fort mauvaise réputation, et je l'admire sans nul doute pour de mauvaises raisons.

Une technique fort peu orthodoxe, avec des notes qui s'aplatissent, un peu acides ; pourtant, plusieurs choses me réjouissent hautement chez lui.

D'abord son engagement total dans chacun de ses rôles, incarné de bout en bout. Mais aussi son timbre de méchant d'opéra de seconde catégorie, quel que soit le rôle abordé : toujours grimaçant, prêt à mordre (beau mordant aussi), d'une façon que je trouve infiniment attendrissante.
A son écoute, je suis toujours partagé entre l'électrique de la prestation, l'amusement de l'incongruité et le sourire attendri. Et, sans doute, la volupté avec laquelle on l'entend croquer les mots.

C'est donc à sa gloire que je vous propose cette petite liste commentée de rôles et d'enregistrements, ainsi que ces quelques extraits jamais publiés.

Suite de la notule.

samedi 17 mars 2007

Vivaldi fréquentable - I - difficultés méthodologiques

Où l'on s'interroge sur la difficulté méthodologique de l'ingurgitation sérieuse de l'opéra seria.

Suite de la notule.

Entsetzlich ! Entsetzlich !

Trahison suprême.
[Der Vampyr, Heinrich Marschner]

Et état comparé du chant de jadis et d'aujourd'hui. Paradoxes et enjeux.

Suite de la notule.

mercredi 14 février 2007

"Je dois tout à Mahler."

Le secret de la composition chez Pierre Boulez.

Suite de la notule.

mardi 9 janvier 2007

Index thématique

Chocs esthétiques, Emerveillements et langue, Oeuvres et genres (Opéra), Oeuvres et traductions (Lied), Oeuvres (Musique intstrumentale), Oeuvres (Littérature), Oeuvres (Pictural), Portraits (Compositeurs), Portraits (Interprètes), Discographie, Comptes-rendus, etc.

On peut également se reporter à l'index alphabétique.

Complété petit à petit. N'est donc pas constamment à jour.

Suite de la notule.

dimanche 22 octobre 2006

Elzbieta SZMYTKA (Frédéric Chopin - Mélodies polonaises complètes, Malcom Martineau)

Voici un de mes disques favoris, une des interprètes les plus bouleversantes.



Smutna Rzeka, "Rivière triste" Op.74 n°3.


Elzbieta Szmytka séduit par ce timbre à la fois léger et charnu, ce ton désinvolte et malicieux, le tout avec un aigu qui devient légèrement strident dans le haut de la tessiture - ce qui donne un aspect populaire absolument délicieux à son chant.

Mais Elzbieta Szmytka est avant tout une diction - et quelle diction ! Une des plus belles qu'il m'ait été donné d'entendre, et sans doute la première diction à me bouleverser à ce point hors de ma langue natale[1]. Très habitée, bien sûr, mais une clarté parfaite, tout à fait exaltante : il possible, même sans parler polonais, de retranscrire lettre à lettre son chant. Une très grande performance, surtout avec un chant aussi maîtrisé par ailleurs - nullement parlando.
Avez-vous entendu le chant de ses cz[2], le frémissement de ses rz[3], la fermeté délicieuse de ses r[4] ?



Śliczny Chłopiec, Op.74 n°8. Rien que pour la beauté des chuintantes.


Dans ce disque de mélodies[5], Malcom Martineau se montre égal à lui-même, accompagnateur scrupuleux et honnête, pas d'une folie débridée pour du Chopin, mais tout à fait estimable. On préfèrera bien sûr, côté accompagnement, Abdel Rahman El Bacha dans son disque (Forlane) avec Ewa Podles, elle d'une neutralité expressive assez frustrante. Son tempérament la prédispose mieux aux cycles de Szymanowski. En revanche, très, très beau disque de Teresa Zylis-Gara chez Erato (avec son accompagnateur, discret à l'extrême). Toutefois quelques réserves : le minutage très chiche, la présence de quatorze mélodies seulement (même si ce sont les meilleurs) sur les dix-neuf qui auraient parfaitement pu tenir dans le disque.
A propos, on prononce Chmétka, avec un [ch] doux.



Elzbieta Szmytka est de prime abord difficilement classable par ce disque, on ne saurait même dire s'il s'agit d'un soprano ou d'un mezzo-soprano. La tessiture semble assez haute, mais les réserves dans l'aigu ne paraissent pas inépuisables avec souplesse, et surtout cette voix charnue pour un soprano. Difficile à dire. Comme cela, on dirait une soprane assez centrale, spécialiste de la mélodie, n'est-ce pas ?
Que nenni. Une soprane qui vogue entre rôles aigus et rôles centraux plus lourds.

Et c'est aisément vérifiable. Car Elzbieta Szmytka n'est certes pas une inconnue, et si le patronyme exotique s'oublie peut-être vite sur les pochettes, on retrouve aisément sa trace dans la discographie et les programmes de concert. Et ils révèlent une identité de pur soprano lyrique, tout simplement pourvu en sus de cette voix corsée.

La liste suit dans l'article.

Suite de la notule.

dimanche 17 septembre 2006

Très flatté

Après le référencement, il y a plusieurs mois, parmi les coupures de presse d'Armand Arapian, baryton auquel je voue une grande admiration, nous voici à présent embarqués chez Terje Boye Hansen, à cause de cette discrète mention dans ma très enthousiaste recension de Thora på Rimol : une direction vive, fine, poétique, un orchestre comme transporté. Une toute grande interprétation d'une oeuvre majeure.

Certes, J'ai déjà connu référencements plus prestigieux, mais ne nous prétendons pas blasé : il est toujours agréable de voir ses enthousiasmes revenir aux oreilles de ceux qui les suscitent - surtout que, dans le cas de Terje Boye Hansen, son entreprise ne trouve, très injustement (mais très prévisiblement), guère d'écho dans nos contrées.

A propos, j'espère qu'on nous sortira un jour le Fiskeren de Hjalmar Borgstrøm qu'il a exécuté en 2003 à Oslo.

mardi 22 août 2006

Le disque du jour - VII - Armide de Lully/Quinault (Herreweghe II)





Quand l'altier Herreweghe était en ma puissance,
De Diapason bravai la haine et la vengeance ;
Je ne pus suivre leurs transports.
Qu'ils s'échappent, qu'il s'éloignent, qu'ils quittent donc ces bords,
L'Enfer s'éveille à cet outrage,
Déchaîné sur leur noir rivage ;
Il y traîneront las leurs serviles efforts.


Autant dire que je ne partage pas les nombreux commentaires tièdes sur ce coffret d' Armide. Il faut certes concéder les coupures - c'est cependant la version la plus complète enregistrée, et la seule du marché -, et on peut reconnaître quelques baisses de tension, surtout pendant les pièces pittoresques de l'acte IV et la fameuse chaconne.

Outre le texte formidable de Quinault (le Tasse revisité) et la teneur de la musique de Lully (trouvailles largement reprises dans la version Gluck, de loin plus rectiligne et moins inspirée), on a droit ici à une interprétation à tempo modéré et sonorités rondes, souvent décriée, mais d'une très grande justesse dramatique, jusque dans les rôles les plus discrets. Le tout pour un résultat d'une force remarquable, certes, mais aussi d'une élégance peu commune - ce qui manque peut-être aux très brillantes réalisations en tragédie lyrique que nous connaissons.

Suite de la notule.

mercredi 2 août 2006

Des nouvelles de Bra

Je reçois des requêtes étranges. Bra, tout va bien ?

http://www.google.fr/search?svnum=10&hl=fr&lr=&q=image%20de%20coupure%20au%20bra&sa=N&tab=iw


Assez amusant de voir que les coupures dans Sigurd et Salammbô et les interventions de Bra produisent cette singulière propulsion dans les moteurs de recherche. Oui, il en faut peu... Mais un peu d'émerveillement ne fait jamais de mal.

mercredi 19 juillet 2006

A la découverte de Pelléas & Mélisande de Debussy/Maeterlinck - I - Présentation succincte

D'expérience, Pelléas et Mélisande n'enthousiasme que peu les lyricomanes.

Je vous propose donc cette balade dans l'oeuvre, à travers des extraits commentés d'enregistrements du domaine public ou non commerciaux (afin de ne léser personne).


1. Quelques banalités en introduction

1.1. La création

Contrairement à ce qu'on en dit parfois, l'oeuvre n'a pas chuté lors de sa création à l'Opéra-Comique, soutenue par la jeune garde enthousiaste qui venait gonfler le succès très mitigé.
On connaît bien l'histoire tumultueuse de la collaboration entre Debussy et Maeterlinck, ce dernier ayant souligné la nature fortement invalidante pour la qualité du texte des coupures opérées par le compositeur. Mais personne ne s'aveugle sur les véritables raisons de la brouille définitive entre les deux hommes : Maurice Maeterlinck souhaitait imposer Georgette Leblanc, soeur de Maurice Leblanc et accessoirement maîtresse de notre poète, tandis que Debussy avait fini par imposer l'américano-écossaise Mary Garden, au français parfaitement intelligible et dosé mais dont on moqua un peu l'accent à la création.
La querelle fut très vive, puisque certains témoignages laissent entendre que Maeterlinck aurait pensé à provoquer Debussy en duel. Il faut dire que ce dernier n'avait reçu l'autorisation d'utiliser Pelléas & Mélisande qu'à la condition expresse que le rôle féminin principal soit confié à Georgette Leblanc. On alla même jusqu'au sabotage, en saccageant le matériel d'orchestre - les (nombreuses) altérations en avaient été biffées !

Il nous reste un témoignage assez émouvant de Mary Garden chantant Mélisande avec Debussy au piano. Voici la chanson de la première scène de l'acte III (enregistré en 1904 mais son véritablement excellent !).

Très intéressant, car il s'agit du témoignage d'une autre école de chant : vibrato un peu serré et irrégulier, privilège de l'expression sur la justesse (pression du souffle pas toujours bien maîtrisée)... Et Debussy, sans être un grand virtuose, a quelque chose d'assez touchant, comme en attestent encore mieux les reconstitutions par piano mécanique des interprétations de ses propres oeuvres.

Suite de la notule.

samedi 8 juillet 2006

La tragédie lyrique : l'intégrale - I - de Lully à J. F. Rebel

Répertoire des oeuvres jouées et éditées dans le domaine de la tragédie lyrique. Avec de brefs commentaires.

Modèle :

  1. COMPOSITEUR, Prénom OU INDISPONIBLE, Prénom
    1. Oeuvre (date de création) (en italique si l'oeuvre a seulement été donnée en concert ; certaines oeuvres indisponibles sont tout de même citées, mais ne figurent pas en gras)
      • Enregistrement
        • Commentaire de l'enregistrement. Commentaire de l'oeuvre.
      • Exécution en public sans enregistrement

Les compositeurs sont placés par ordre chronologique de carrière.
Les oeuvres et interprétations par ordre chronologique.


L'intérêt est de pouvoir disposer d'un bréviaire sur les oeuvres disponibles, d'un plan pour se repérer.

Suite de la notule.

lundi 26 juin 2006

Les coupures aujourd'hui - économie, habitudes, opportunisme, incurie, dogmatisme ? - Don Giovanni (1787)

Voilà fort longtemps que je me demande, en vain, pourquoi, alors que n'importe quel non puriste wagnérien hurlerait à bon droit si on coupait encore dans le duo Siegfried-Wotan ou dans les monologues de Gurnemanz, on continue à couper impunément Richard Strauss. Parmi d'autres.

La mode est aux archi-intégrales. On vend Mozart en entier (ou presque). On réalise de nombreuses intégrales Bach, mais aussi celles de compositeurs moins prestigieux, pour lesquels on espère que le fantasme d'exhaustivité incitera plus à la curiosité que de simples anthologies. On republie même des pasticcios vivaldiens pas très vivaldiens, comme le Montezuma putatif proposé par Malgoire, comme le Bajazet contenant de nombreux morceaux "volés" à d'autres compositeurs.
Et pourtant, certains répertoires demeurent inexplicablement coupés. Sans que grand monde s'en émeuve.

Exemples.

  1. La tragédie lyrique.
  2. Mozart.
  3. L'opéra français du XIXe siècle : Meyerbeer, Halévy, Gounod, Thomas, Reyer...
  4. Richard Strauss.

Aujourd'hui, Don Giovanni de Da Ponte / Mozart.

Suite de la notule.

Hervé Niquet et les coupures dans la tragédie lyrique

L'éditorial que Jean-Claude Brenac consacre aux coupures est l'occasion de revenir sur le phénomène.

Je partage sa conclusion de Jean-Claude, même si je crois certains de ses arguments inappropriés.

Suite de la notule.

samedi 17 juin 2006

Le théâtre chanté chinois et l'opéra occidental - V, Le rapport à la nécessité dramatique et à la concision (a)

Nous touchons au coeur du sujet.

Ici, on quitte les considérations théoriques sur l'esprit des Deux-Théâtres pour s'intéresser de plus près à des exemples précis et au résultat d'une enquête empirique sur les deux drames lyriques.

Probablement la partie la plus substantielle et la plus abordable de cette étude.


Un timbre taïwanais (2005) représentant un épisode de la Romance des Trois Royaumes, dont la pièce T’ung Wang Chên met en scène une aventure.

Suite de la notule.

lundi 5 juin 2006

Le théâtre chanté chinois et l'opéra occidental - III - Les conventions théâtrales

Suites à des pressions par courrier, nous sommes dans l'obligation de publier ce soir un troisième épisode de cette série.

Avec pour ambition avouée de pulvériser le record du billet le moins lu. Titre très prometteur pour réaliser l'objectif. Qui s'intéresse aux conventions ? La subversion, depuis le dix-neuvième siècle, est devenue la norme morale de l'art.

Quoi qu'il en soit, manière de poursuivre la publication de ces quelques données sur le théâtre chinois, trop méconnu [il n'existe quasiment pas de pièces traduites en français, une demi-douzaine maximum - un peu en anglais, en revanche], poursuivons.

Une jolie image attend ceux qui liront le billet.

Suite de la notule.

dimanche 4 juin 2006

[programme] Opéra de Bordeaux, saison 2006-2007 - III - La saison instrumentale, et conclusions sur les trois volets

Concernant la saison instrumentale, des 'tubes' et encore des tubes. On remarquera tout de même...

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samedi 20 mai 2006

Des perles de Diapason - retour sur quelques principes de la tragédie lyrique

Plutôt que de geindre, rectifions et expliquons.

Dans Diapason, à propos de la refonte de 1743 de Callirhoé de Destouches/Roy :

[Destouches] ose même un coup de génie : le rideau tombe sur le suicide de Corésus entouré des deux amants : « De vos malheurs, des miens, je termine le cours. Vous pleurez, se peut-il que ce coeur s’attendrisse ? Approchez : en mourant que ma main vous unisse. Souvenez-vous de Corésus. » Alexandrin suspendu au-dessus de l’abîme, quintessence de la tragédie. Happy end, encore, mais la gorge nouée.

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dimanche 12 mars 2006

Le Sigurd de Reyer (1884) - V - Sigurd, les coupures et leurs conséquences (c)

J'abandonne le compte-rendu des coupures. Le duo Hilda-Brunehild est dans le même état que l'air qui précède, il en manque la moitié. Tout y est expliqué : la méprise Sigurd-Gunther, l'indignation de Brunehild d'avoir été vendue, le signe ressenti pendant les noces qui lui révèle l'amour de Sigurd, l'usage du philtre, etc. Le mensonge d'Hilda sur la confidence de Sigurd s'expliquant par les interventions espionnes en III, 1, coupées elles aussi.

Bref, tout ce qui demandait à être explicité dans le livret est le fruit de coupes sauvages. Il doit manquer entre un tiers et la moitié de la partition.


Je poursuis néanmoins les rectifications par rapport à mon propos initial, afin de remettre de menues choses en place.

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dimanche 26 février 2006

Le Sigurd de Reyer (1884) - IV - Sigurd et les coupures (b)

D'après mon évaluation, doit manquer pas loin du tiers de la partition.

Suite de la notule.

samedi 18 février 2006

Le SIGURD de Reyer (1884) - III - Sigurd et les coupures (a)

A l'étude de la partition, sans les coupures, on peut ajouter pas mal de choses aux points que j'avançais dans mon premier billet sur Sigurd.

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mardi 14 février 2006

Le Thésée de Lully & Quinault (oeuvre inédite)

L'oeuvre a été redonnée il y a quelque temps, mais il n'existe aucun enregistrement, et je n'ai pas connaissance d'écho sonore de ces représentations.

Je viens de jouer pour la première fois le Prologue et l'Acte I de Thésée. Impressions et commentaires.

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mercredi 23 novembre 2005

Wagner avant Wagner 2/2 - Das Liebesverbot

"La Défense d'aimer".

Livret. Musique. Discographie.

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mercredi 9 novembre 2005

Le SIGURD de Reyer (1884)

Entre le Grand Opéra et... autre chose.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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