Cette réflexion me vient à l'écoute de la
version française de Salome, réalisée
par Richard Strauss sur le texte original d'Oscar Wilde, en arrangeant
sa propre partition. Il en existe un seul enregistrement, de bonne
facture, mais l'oeuvre en elle-même constitue une
déception.
Cette seule version au disque (1990), d'assez mauvaise
réputation (et difficile à trouver), est dirigée
par Kent Nagano à la tête de l'Opéra de Lyon :
.
L'interprétation est, contrairement à ce qu'on peut
entendre ici ou là, d'excellente facture :
Salome : Karen Huffstodt
Herodias : Hélène Jossoud
Herodes : Jean Dupouy
Jochanaan : José van Dam
Narraboth : Jean-Luc Viala
Le français de tout à fait bon niveau, y compris pour
Karen Huffstodt, assez compréhensible eu égard aux
difficultés de diction que posent les lignes vocales.
Pourtant, cela fonctionne mal, et place ce chef-d'oeuvre
plutôt au niveau d'une pièce de grand intérêt
que d'un pilier indispensable du répertoire. Pour deux raisons.
D'une part, la prosodie française de Richard Strauss est
mauvaise. Le rythme des mots se perd, les syllabes prennent trop de
poids, les accentuations tombent à côté des effets
musicaux.
D'autre part, les rafistolages musicaux sont très peu
heureux. Les rythmes dansants deviennent bancals, les lignes vocales
sont étêtées, le cheminement orchestral se fait
hésitant, répétitif, pesant.
Nullement au point de rendre l'oeuvre laide ou méconnaissable,
mais même pour le locuteur francophone, on perd
singulièrement en plaisir. Le dentelé de la langue
allemande, les effets choisis, les fulgurances, tout est comme
atténué, étouffé.
C'est pourquoi, moi qui suis pourtant très friand des
adaptations, je ne recommande pas vraiment ce disque et cette
découverte.
Tout simplement, j'en pense qu'il est tout à fait possible de
jouer Salome en français, mais sur la musique
originale de Strauss, et le texte adapté par des francophones.
Oui, l'aval du compositeur, et même ses louables efforts ne sont
pas ici les meilleurs garants de la qualité. J'avais
déjà souligné à quel point, en respectant
tout à fait la musique, on pouvait obtenir des résultats
étonnants de fidélité à l'original et
d'efficacité dans la langue d'arrivée - avec Victor Wilder et Charles Nuitter chez Wagner, par
exemple.
Le commentaire sur Hérold me fait réaliser[1] que ce carnet, ô honte suprême, ne dispose toujours pas d'une entrée monographique Meyerbeer. Parons au plus pressé.
Je reproduis ici une vieille contribution à ce sujet (2004), que je n'avais jamais reportée, mais qui a le mérite de clarifier certaines idées reçues. Il faudra que je fasse de même avec Furtwängler, à l'occasion. J'ai très légèrement toiletté le texte d'origine.
Il existe aussi une synthèse plus vaste, mais il faudrait que je relise ça avant publication.
Notes
[1] Vilain anglicisme peut-être, mais décidément plus joli que me fait (me) rendre compte que.
Je ne goûte que peu la plupart des versions sur le marché
des pièces pour piano de Debussy, qui recèlent pourtant
de petits bijoux. Avec des souvenirs particulièrement
terrifiés de pianistes excellents par ailleurs, mais assez
étrangers à cette esthétique - tel Krystian
Zimerman.
Si, tout de même, le souvenir des beaux phrasés de l'Isle Joyeuse par Eugen Indjic
(2003) - sans doute parce qu'alors baigné dans l'univers
chopinien, le ton de cette lecture m'a plus aisément
séduit. Par ailleurs, certaines similitudes dans la
sobriété, dans un son de tissu plus que de
minéral, avec le disque du jour.
Le disque du jour ?
Ceci :
.
La seconde Arabesque. Vous noterez l'attention portée la
basse, soit délicatement déposée, soit
légèrement décalée par rapport à la
main droite, dans le but d'obtenir des climats très
précis.
On connaît fort bien les enregistrements laissés par
Rachmaninov, mais Debussy ? Car Debussy a joué pour des
rouleaux perforés de pianos automatiques, ce qui rend possible
une restitution certes imparfaite, mais dans un son
irréprochable. Et la surprise joue à plein : la
restitution, si elle n'a pas le poids du toucher exact ou le legato
parfait des exécutions in vivo,
n'en demeure pas moins excellente - bien supérieure à ce
que laisse deviner un rouleau sonore des premiers temps de
l'enregistrement musical.
Si je recommande le disque par Debussy lui-même, c'est que
l'interprétation en est remarquable - sinon, très
honnêtement, la curiosité de l'authenticité se
lasse bien vite. On échappe à ces lectures façon
diamant, régulières, froides, étincelantes. Ici,
au contraire, le toucher est feutré, le ton intimiste, les
phrasés et les nuancés irréguliers - ce n'est pas
un concertiste professionnel, mais un "amateur" plus
qu'éclairé qui intervient. Loin de s'attarder sur la
perfection des traits virtuoses, exécutés de façon
un peu globale, c'est sur l'harmonie que porte l'effort, sur la
stylisation des motifs, la mise en valeur des voix, des échos,
des structures à l'oeuvre dans la pièce.
Et une simplicité exceptionnelle, dépourvue
d'épate. Il n'est que de constater le tempo très
modéré et la façon très stable des Arabesques, nullement aquatiques ou
supralegato, morceaux
charmants quoique superficiels que l'on entend habituellement.
Dans le même temps, un ton de conversation de salon, une
proximité bonhomme de cette musique qui touche plus qu'elle
n'impressionne.
C'est, au final, l'interprétation à laquelle je reviens
le plus volontiers. Elle propose une véritable
redécouverte de ces pièces rebatues - et une
redécouverte plus précieuse que la découverte,
à mon goût.
Assisté ce jeudi à la "table ronde" présidée par André Markowicz autour de la "lecture engagée que constitue la traduction".
L'occasion pour moi de recommander chaleureusement son travail.
1. La conférence.
La communication en question ne se voulait pas une démontration universitaire, mais plutôt un témoignage. Pas de thèse particulière, mais des considérations sur la traduction, sur sa pratique, sur ce qu'elle implique, met en jeu et, surtout, sur l'impérieux sens du détail.
André Markowicz, de langue maternelle russe, et est connu, par ici, pour avoir traduit en français tout le théâtre de Tchekov (en collaboration avec Françoise Morvan), tout Dostoïevski, tout le théâtre de Gogol, et à présent, entreprendre tout Shakespeare - sans compter l'incontournable Onéguine de Pouchkine. A ce qu'il en dit, il dispose de cinq ou six versions alternatives pour chaque intégrale, dont certaines publiées en doublon.
L'approche, dépourvue de plan, se faisait par digressions qu'il ne clôturait jamais, et s'achevait abruptement, sans conclusion ni retour sur les considérations antérieures. Un témoignage, simple, concret, vraiment pas une démonstration à thèse.
Mais un témoignage absolument confondant. D'abord par un vrai sens de conteur ; ensuite par un propos absolument passionnant.
2. Quelques axes du propos
Des choses tout à fait essentielles ont été abordées. Elles n'ont rien d'extraordinaire en soi, mais les réponses qui leur sont données par André Markowicz - et surtout leur manifestation concrète dans son travail - laissent plus qu'admiratif.
Quelques problèmes fondamentaux. Qu'est-ce qu'une traduction, quelle est sa visée ? Prenons un texte versifié, par exemple une pièce de Shakespeare.
Il n'est pas possible de la traduire en prose, on en perdrait toute la musicalité qui en fait la valeur. [Ces traductions, pour la plupart, sont en effet d'un commun terrible et ne conservent plus que la trame charmante des comédies. Toute la qualité de la langue disparaît.]
Il n'est pas possible de conserver le mètre original, le pentamètre iambique ici. Cette forme ne signifie rien aux oreilles françaises ! [En outre, je la crois assez difficile à mettre en place avec l'accentuation fixe française.] Aucun lien culturel ne peut être établi avec une telle forme pour les lecteurs.
Il n'est pas possible de le traduire en alexandrins, car le pentamètre iambique a été choisi par Shakespeare dans un esprit opposé à celui de l'alexandrin. C'est un vers heurté [souvent irrégulier chez lui, qui plus est], violent, découpé, tout le contraire d'un ronronnement à douze syllabes.
Il faut[1] donc versifier lorsqu'il y a versification sous peine de tomber dans la platitude, ne pas adopter le mètre original s'il n'a aucune signification dans la langue d'arrivée, et pour finir ne pas employer le mètre attendu dans la langue d'arrivée s'il n'est pas conforme à l'esprit du mètre original.
Le point fondamental est 'bien entendu' qu'il faut rendre au lecteur non pas un résultat le plus proche possible (André Markowicz récuse la notion morale de fidélité), non pas le plus beau possible, mais produire le même effet sur le lecteur que le texte original. Immense tâche, que, le plus souvent, il accomplit sans la moindre contorsion du sens...
La conférence prend toute sa valeur dans les exemples très précis qui émaillent son discours, sur le détail de la langue des auteurs et de la technique de rendu.
Les mille façons de demander le sel à sa mère, en russe.
La solution pour exprimer dans la phrase "le train est arrivé" l'attente du locuteur. Elle s'exprime par l'antéposition du train, en russe, mais en français. Avec la solution, en définitive "il est arrivé, ce train", qui présente tout de même une nuance familière à l'écrire absente du russe, mais qui offre une vraie porte de sortie. Et ce type d'interrogations sur chaque phrase.
Les grandes démonstrations sur les vers de Shakespeare : le seul vers faux de Hamlet, les très nombreux vers faux (pentamètres à six accents) d' Othello, la signification du décalage, depuis le microscopique, dans la langue, entre Hamlet et Macbeth - qu'il interprète comme un Hamlet à front renversé, où le Verbe, au lieu d'être incarné au théâtre dans le théâtre comme la parole divine, trompe sans cesse[2].
On parvient à l'issue de cette conférence avec l'impression que ce propos improvisé aurait aussi bien pu être tout autre, mais on le pressent tout aussi passionnant.
[1] André Markowicz a bien insisté sur le fait qu'il apporte un fonctionnement personnel et ne prétend en aucun cas le conseiller et encore moins l'imposer.
[2] On pourrait bien sûr en discuter à l'envi, puisque la parole est justement ce qui abuse Hamlet dans les propos choisis du spectre et saisit Claudius à tort ou à raison ; mais les raisons avancées sont étayées et fortes, et constituent une voie de lecture cohérente en elle-même.
**
Gerald Finley, Graham Johnson
(volume 36 de l'intégrale des lieder de Schubert chez Hyperion)
Texte
Metastasio
Traduction
DavidLeMarrec
Da
voi, cari lumi,
dipende il mio stato ;
voi siete i miei numi,
voi siete il mio fato :
a vostro talento
mi sento cangiar.
Ardir m'inspirate,
se lieti splendete ;
se torbidi siete,
mi fate tremar.
De
vous, chers astres,
dépend mon sort ;
vous êtes mes dieux,
vous êtes mon destin :
à votre aspect
je vais changeant.
Vous m'inspirez courage,
quand vous brillez joyeux ;
quand vous êtes assombris,
vous me faites trembler.
1. Contexte
Pour la petite histoire, il existe une fantaisie,
sous-titrée Ghiribizzo vocale,
de Paganini
(Catalogue Heyer, H.999), sur le même texte.
Contrairement au Traditor
deluso, oeuvre qui succède directement à celle-ci
dans l'ordre de composition, et publiée simultanément,
sous les mêmes numéros Deutsch (902) et opus (83), le
texte de cette mélodie est tirée d'un seul ouvrage, de
l'acte II d'Attilio Regolo de
Piero Metastasio.
Attilius Regulus, Marcus de son prénom, est bien
évidemment, comme c'est l'usage dans ce type de tragédie,
un personnage historique. Il est consul romain en 267 avant notre
ère, et assure alors la conquête de Brindisi qui
achève la prédominance de Rome sur la péninsule
italienne.
Les faits qui nous intéressent sont plus tardifs. En 256, il est
élu pour la seconde fois consul, durant la première
guerre punique, et se fait battre par Xanthippe - le fameux[1]
mercenaire chef des armées carthaginoises.
Fait prisonnier, il est envoyé par Carthage en tant que
prisonnier sur parole, pour négocier à Rome une
trêve, ou à tout le moins un échange de prisonnier.
Une fois sur place, il exhorte le Sénat à ne rien
concéder et, malgré les prières qui lui sont
adressées, retourne à Carthage conformément au
serment prêté, où il sera torturé et mis
à mort. Son exemple, évoqué comme symble de
courage, de vertu, de foi donnée, nous est parvenu par deux
sources :
Cicéon, De Officiis,
III, 99sq ("Traité des devoirs")
Tite-Live[2], livre XVIII (nous ne disposons que d'un
résumé)
2.
Situation
Inutile d'ajouter qu'on a ici affaire, sur le plan textuel, à
une représentation tout à
fait sérieuse, des faits aussi tragiques qu'exemplaire. Et c'est
ce que fait largement sens ici, dans les orientations de la mise en
musique.
Comme d'habitude, la tragédie invente un entourage à des
personnages légendaires ou historique - ce qui n'est pas
nié par les Anciens est possible. Ici, Metastasio invente donc
Licinio, tribun de la plèbe, amant d'Attilia, la fille de
Regolo. C'est à lui qu'est dévolue la tirade mise en
musique par Schubert.
Celle-ci fait suite à la parole accablée d'Attilia :
Que' rimproveri acerbi mi trafiggono
il cor.
("Ces âpres reproches me transpercent le coeur.")
Licinio lui promet cependant la grâce de Regolo, et l'air
isolé par Schubert est à considérer dans ce
contexte très
sérieux, annonçant une confrontation au destin, comme le Parto de Sextus[3], en quelque
sorte. Attilia reste
affligée après ce départ, en méditation sur
la
fortune changeante.
**
Joyce Di Donatodans "Parto" de La Clemenza di Tito vue par Mozart, à Genève
cette année (direction Christian Zaccharias) .
3. Brèves précisions sur
le texte.
Tout d'abord, d'une belle densité, comme toujours dans la langue
de Métastase : un verbe plus infinitif ou un adjectif, et le
tour est joué. Ce qui entraîne parfois des
ambiguïtés, comme on avait pu le signaler jadis.
Ici, le sens est assez limpide.
Précision d'usage, lumi
("lumières") est un terme employé de façon
poétique, pour désigner les yeux.[4] C'est pour cela que
j'ai suggéré la traduction "astres", qui est plus
conforme à ce qu'on attendrait en français, tout en
conservant parfaitement l'esprit du texte italien. Cela dit, dans une
traduction complète d'Attilio
Regolo, ce choix me semblerait peu explicite - on pourrait
aisément l'entendre au premier degré -, et il faudrait
alors trouver une autre solution.
Mais pour nous, la présence de commentaires nous épargne
ce casse-tête.
En outre, le terme d'astres
permet une évocation de
l'environnement païen, de la conception du destin, de la
présence de divinité. Et ces astres voilés,
fussent-ils des yeux, offrent une prémonition de l'issue :
Licinio qui parle ici ne peut sauver Regolo, les craintes [des yeux]
d'Attilia sont fondées. Car le choeur du peuple de Rome, chez
Métastase, annoncera triompher pour Regolo, mais par le seul
souvenir - on est loin de certains lieti
fini métastasiens qui sont parfois commentés comme
artificiels psychologiquement.
Pour la petite histoire, les allemands ont un équivalent exact
du terme italien, il suffit de penser à Hofmannsthal :
denn
als sie mein Weib geworden war, da stieg Zorn in mir auf gegen den Falken, daß er es gewagt hatte, auf ihrer Stirn zu sitzen und zu schlagen ihre süßenLichter !
(c'est-à-dire : "ses douces lumières", donc : "ses
doux yeux")
4. Choix
musicaux de Schubert
Il est entendu, nous sommes dans un air galant si l'on veut, mais avant
tout inséré dans un contexte tragique. Lorsqu'on voit la
façon qu'a Schubert de traiter, exactement à la
même époque, Il
traditor deluso, petit pastiche ébouriffant d'une
scène-type de seria,
on ne peut qu'être frappé par le caractère de pure
sérénade que prend ce texte de Métastase
sorti de son contexte, un badinage charmant et sans conséquence.
Une parole de Don Giovanni
plus qu'une allégeance d'amant de serio fidèle jusqu'à
la mort - ou même jusqu'au déshonneur, tel le Sextus de la
Clemenza.
Par ailleurs, la pièce n'est pas ici jouée allegretto comme indiqué -
s'agirait-il donc plutôt d'une indication de caractère ?
Il est vrai que l'accent britannique de Finley
rend la chose encore
plus exotique et extérieure
(ce n'est nullement péjoratif, simplement un parti pris
interprétatif tout à fait légitime). A
noter que dans l'intégrale Fischer-Dieskau/Moore, le piano est
encore plus tendre (joliment, au demeurant), et l'accent du chanteur
tout de bon déformé. Ce n'est donc pas une conception
isolée qui vous était proposée en extrait.
En cela, on est tout à fait dans le sens de l'écriture italienne imparfaite
de Schubert - comment peut-on accentuer correctement ce numi,
sur le sol grave pour la syllabe accentuée, et avec ce saut de
dixième vers l'aigu pour la syllabe faible, noté qui plus
est crescendo ? Pour
ma part, je tâche de résoudre la chose en ignorant le crescendo et en chantant le si le
plus doucement possible, afin de respecter un peu plus naturellement la
prosodie. Mais, si on veut réellement respecter
Schubert, il faudrait le prononcer à l'allemande - nous sommes
en plein dans les paradoxes de l'authenticité : que faire des
défauts de conception originaux de l'oeuvre d'art ?
On peut tout de même nuancer cette perception, car, assez
intrigué, je vois plusieurs issues.
4.1. La
sérénade ?
La plus évidente serait bien
entendu d'admettre le caractère
de sérénade d'un texte de Métastase tiré hors de son
contexte. Mais pas nécessairement, puisque parmi les
Métastase de Schubert, d'autres sont nettement fidèles
à l'esprit du texte d'origine (quitte à opérer
certains traficotages), comme par exemple Pensa, che questo istante D.76, ou
même Non t'accostar all'urna
D.668 n°1. Cela reste néanmoins tout à fait possible,
on a vu précédemment que Schubert n'avait pas de scrupules à
sectionner
des textes, à les détourner de leur contexte et de
leur emploi originaux, même s'ils conservent, in fine, un caractère
similaire à l'original. En outre, les trois autres Métastase
D.668 (Guarda che bianca luna !,
Da quel sembiante appresi, Mio ben ricordati) sont, eux tout
à fait explicitement de type sérénade.
Quelques détails tout simples du texte musical parlent dans ce
sens.
La voix de baryton-basse, d'abord : la ligne vocale est écrite
directement en clef de fa, ce qui est exceptionnel chez
Schubert, écrivant pour généralement sa voix de
ténor ou pour des voix plus abstraites de sopranes et,
même dans les pièces les plus basses (Der Tod und das Mädchen, Grenzen der Menschheit. Cette
tessiture est en outre inhabituelle pour un rôle d'amoureux
constant, et se trouve généralement dévolue aux
rôles de séducteurs insincères ou violents, ou aux
barbons - cela déplace donc plus l'esthétique du
côté de la sérénade badine, des serments
emphatiques à comprendre au second degré, comme le
langage fleuri d'une séduction plus commune.
De même, l'écriture rythmique,
parfaitement régulière, quasiment dépourvue
d'accidents (en réalité, Schubert ne peut pas
s'empêcher de varier le rythme obstiné de la basse, comme
vous pouvez le voir), évoque peu les véritables affres de
la passion.
L'écriture harmonique, quant à elle, ménage des « surprises »
parfaitement
prévisibles, en rien schubertiennes.
Comparez avec les épisodes de Die
Nacht (et même au sein de ceux-ci) ou, de façon
encore plus saisissante, avec les éclairages soudains de Ihr Bild (Schwanengesang n°11) : dans la
pièce qui nous occupe, la modulation a une fonction beaucoup
plus convenue de renouvellement, et n'évite pas, par ailleurs,
l'effet de ressassement (qui plus est en réutilisant
immédiatement la moindre trouvaille).
Réutilisation immédiate des
matériaux modulants.
4.2. Un vrai
pastiche, trahi par l'interprétation galante ?
J'entrevois cependant une autre solution, qui ne figure pas dans les
deux seuls enregistrements réalisés, à mon
connaissance, de cette pièce.
Si l'on en vient à marquer
un rien plus la basse du
piano, pas de façon brutale, mais
légèrement menaçant, la couleur peut en être
modifiée, avec un rappel du destin tragique sous les
ornementations stylistiquement attendues. Cette potentialité est
confirmée par la basse rampante des "contrebasses" à la
fin de la pièce, un effet du dispositif tragique.
Oui, par exemple dans la musique funèbre. On peut penser
à l'Héroïque parmi d'autres exemples :
.
En outre, le seul tempo peut modifier bien des choses quant à la
perception de la pièce. Le tempo andante con moto adopté par
les deux seules versions discographiques de la pièce donne ce
caractère paisible de contemplation amoureuse nonchalante. Mais,
en tentant le tempo allegretto tel qu'écrit, on
s'aperçoit de l'erreur ! Tout s'éclaire :
l'empressement qui en naît préfigure le départ de
Licinio - c'est le Parto de
Sextus dans la Clemenza,
c'est la diligence amoureuse au service de la bravoure, et non plus le
galant badinage. On quitte la relative mièvrerie entre la
sérénade hypocrite de Don Giovanni et la rêverie
creuse de Don Ottavio, on aboutit à un personnage beaucoup plus
conforme au seria. Certes, il
est traité avec le caractère si continu, si peu
conflictuel de la musique de Schubert, et nous n'aboutissons pas
à de grands contrastes, ni à une fresque d'un relief
particulier - ce qui peut prolonger l'impression initiale de
galanterie. Mais ainsi exécutée, la pièce prend sa place pleine et entière de
pastiche seria,
et non plus du détournement ingénu qu'on pouvait y voir -
détournement d'autant plus étonnant que la
synthèse de deux textes distincts donnait un résultat
très cohérent dans Il
traditor deluso, composé exactement au même moment
! Dans un tout autre genre, le troisième du groupe, Il modo di prender moglie,
était lui aussi parfaitement crédible en pastiche du
morceau de caractère.
On peut aussi noter que le
rythme n'est pas si régulier qu'il y peut paraître,
avec des brisures du 3+1 en 2+2. Ce peut être
pendant des transitions instables :
ou pendant le petit interlude qui survient à l'issue de
l'exposition : .
Ces raffinements, ces variations infimes créent ces
irrégularités qui font échapper à toute
monotonie, qui créent le trouble, qui maintiennent
l'intérêt pour une pièce en définitive
sérieuse. Ou plutôt, pour être plus exact, qui imite
plaisamment le seria, sans le
détourner vers un autre genre.
L'harmonie mouvante,
elle aussi, participe d'un genre plus noble que la ritournelle
populaire. Dans l'exemple de la réutilisation des
matériaux, on remarquera qu'outre la petite variation
mélodique, on a bifurqué en quelques mesures de la
tonalité de la bémol à la tonalité
lointaine de sol. Redonnons l'illustration : Réutilisation immédiate des
matériaux modulants. .
Pour finir, les
ornementations variées lors des reprises, sous forme de
diminutions[5], rappellent tout à fait les
procédés de l'opera
seria. Certes, l'ambiguïté réside dans ce ton
dépourvu de tout pathétique, sorte de regard amusé
et distancié d'un jeune romantique sur une tradition baroque
déjà lointaine, et qui aimait à présenter
les pires affres de l'âme humaine sous un jour, plus riant et
harmonieux, que le romantisme, qui ouvre un début de voie
à la déconstruction du discours musical au profit de
l'expressivité - qui occupera largement le vingtième
siècle -, perçoit comme étrange, presque
pittoresque.
Car c'est plus là, malgré l'harmonie employée,
Haendel que Jean-Chrétien Bach qui semble affleurer dans
l'esprit presque détaché de la pièce. Non pas que
ce soit le cas dans l'esprit de Schubert, mais une grande tendresse,
une certaine fascination semble voisiner avec une distanciation, un
sentiment d'étrangeté.
Tout webmestre qui se respecte s'amuse régulièrement des requêtes inattendues qui aboutissent à son petit empire, et je ne fais pas exception à la règle.
Est arrivé aujourd'hui ici même un être plus ou moins vivant, par la requête suivante : "Sol Belle Meuniere". Deux choses l'une. Soit il s'agit d'un admirateur passant par Google pour trouver les propos des Carnets sur sol sur le fameux cycle de Müller/Schubert, soit, plus probablement, les poissons sont devenus très terre-à-terre.
[Je rencontre également, ces temps-ci, une kyrielle de requêtes à partir du théâtre chinois et du Kunqu, peut-être est-ce lié aux récentes représentations parisiennes de Nanguan ? ]
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Sur un livret de François Regnault, d'après Alfred Kubin.
Bruno Mantovani a tenu parole - et ses commanditaires aussi. Voilà bientôt cinq années qu'on attendait ce premier opéra en gestation, malgré la prolixité assez exceptionnelle de ce tout jeune compositeur à peine trentenaire (né en 1974). Ma liste jadis exhaustive de ses partitions publiées doit comporter bien des lacunes deux ans après l'avoir établie...
1. Quel opéra ?
Cet opéra est conforme à ce qu'il avait annoncé. Bruno Mantovani avait, fort sagement à mon sens, répété que l'opéra, pour fonctionner, ne devait pas être le lieu des expérimentations (qui mettent en danger, je crois, l'efficacité finale de l'oeuvre). Il y déploiera donc simplement ce qui est son langage, et c'est ce que l'on constate à l'écoute de la diffusion radio, religieusement reçue ce lundi 6 novembre dernier.
Son langage simplement, mais quel langage ! C'est le meilleur de Bruno Mantovani qui est convoqué dans L'Autre côté, opéra assurément viable, disons-le d'emblée, et que je me précipiterais volontiers pour voir, en salle, à la première occasion.
Son travail a toujours été intéressant, mais particulièrement depuis 2001, l'époque où il s'est véritablement révélé à mes oreilles un très grand compositeur - comme le plus génial de mes contemporains, parmi ceux que je connais à ce jour.
2. Les matériaux à l'oeuvre
Un bref extrait de L'Autre côté.
Cet opéra fait un usage abondant et heureux de mélodrames[1], ou de lignes très récitatives, avec tout de même plusieurs sections lyriques - mais dans la même proportion, pour donner une idée, qu'on aurait dans une tragédie grecque, c'est-à-dire assez minoritaires.
Cette caractéristique, qui place très en avant le texte (très majoritairement compréhensible, contrairement à tant de créations contemporaines aux sauts d'intervalle impossibles et à l'orchestration démesurément disposée), ajoutée au sujet de type fantastique, fait donc furieusement penser à la Juliette de Martinů, autre chef-d'oeuvre.
C'est là une minutie qui n'étonne que médiocrement de la part de Bruno Mantovani, assurément !
Un extrait de la Juliette de Martinů.
L'opéra de Bruno Mantovani fait donc plutôt appel à l'esthétique déployée dans ses dernières pièces, comme Troisième Round[2], les Sette Chiese (2002), Mit Ausdruck (2003, concerto pour clarinette basse et grand orchestre) ou les Six Pièces pour orchestre (2004).
On y retrouve beaucoup de points communs (que vous pouvez vérifier dans l'extrait proposé par mes soins) :
la même plasticité dans le propos musical, à chaque instant d'un grand relief, constellé de transitions subtiles fondées sur les parentés de texture. Le discours évolue ainsi, progressivement, sans fin, et de façon tout à fait clairement sensible, presque physique, tactile ;
l'usage de percussions boisées qui ont pour effet de donner l'impression, malgré la complexité du propos, d'une pulsation claire - la complication disparaît, la richesse demeure aisée à saisir ;
des couleurs pianistiques très spécifiques, utilisant souvent des micro-intervalles avec un grand bonheur, propice aux atmosphères éthérées (de même pour les bois) ;
des cuivres volubiles et incisifs, agissant souvent en rafales, qui utilisent le meilleur de la tradition de jeu héritée de Varèse, qui colorent et dynamisent sans cesse le discours.
Madame de Véhesse nous invite à la découverte des dainas lettons, fleurs de poésie à quatre pétales.
Voilà qui est à ajouter à ma liste de pages en ligne à consulter sur les pays baltes, assurément.
Quant à Gilles, qui y est depuis belle lurette sur les excellents conseils de Philippe, il nous révèle que les Lituaniens sont les premiers ivrognes d'Europe - bien devant les Slovaques, ce que je n'aurais jamais cru[1].
Cependant, beaucoup semblent abstinents. Promesses d'ivrognes, cures de désintoxication, peur des "vrais Lituaniens", ou contraste impressionnant entre les sobres absolus et les trous profonds ? Je ne sais.
J'ajoute, dans la série Les pays baltes et moi, que j'ai pu mettre la main sur un ouvrage tout à fait digne d'intérêt sur la littérature lituanienne :
Littérature lithuanienne, Jean Mauclère, Editions du Sagittaire, collection "Panoramas des littératures contemporaines", Paris 1938.
Bien entendu, l'ouvrage n'échappe pas à plusieurs difficultés :
le caractère légèrement hagiographique, la culture lituanienne étant supérieure pour tout un tas de raisons (notamment l'ancienneté, la difficulté et la "pureté" de sa langue) ;
l'absence de textes pour étayer la présentation, le but étant de produire une histoire générale, mais le résultat demeurera un peu obscur au grand public ;
l'absence de textes traduits commercialisés (surtout en bilingue, ce qui me semble nécessaire, vu le décalage linguistique à la fois important et relatif) dans lesquels le lecteur émoustillé puisse se plonger.
Néanmoins, l'étude présente en elle-même un véritable intérêt, et si vous mettez la main dessus (en bibliothèque, ou chez des bouquinistes), j'en recommande la lecture. La découverte d'un monde est assurée pour les euroblasés !
Je reproduis ici le commentaire que je proposais chez La Nouvelle Europe, en réaction à l'excellente synthèse de Philippe Perchoc.
Il réalise en effet un distinction utile entre critères essentialistes (géographiques, historiques et culturels) et constructivistes qu'on utilise couramment pour déterminer des frontières à l'Europe. Et il souligne à quel point ces critères sont joyeusement mélangés, quitte à se montrer soi-même contradictoire, pour imposer une vision ou l'autre.
Merci pour cette réflexion très stimulante.
Qu'ajouter ? Tout cela est très bien vu, et les critères, en effet, sont allègrement mélangés pour soutenir l'une ou l'autre position.
Petite remarque sur Averroès : cette histoire d'islam et d'Europe est véritablement problématique autour de personnalités comme la sienne. En cas de conflit entre les préceptes du Coran et la raison, Averroès préconisait de suivre la raison - ce qui n'est pas précisément conforme aux exigences très nettement formulées du Coran et de l'islam, pour le coup. En ce sens, Averroès serait plus de culture plus européenne (telle qu'on se plaît complaisamment à la définir idéalement, j'entends) qu'islamique ou arabe.
Cela dit, il est incontestable que la civilisation islamique a fécondé l'Europe, et pas seulement comme transmetteur de la culture antique et extrême-orientale.
Le judaïsme, qu'on le considère comme religion ou comme origine, me semble bien plus clairement européen, avec les personnalités citées ici, ou encore Moïse Mendelssohn pour les penseurs, Hindemith pour les compositeurs, Proust pour les littérateurs, etc.
On justifie une question de sentiments par des critères qui ne se recoupent pas et se contredisent.
C'est on ne peut plus vrai. Pour dire ma pensée, l'argument géographique est une vaste fumisterie. A partir du moment où le territoire est limitrophe (et encore, la Grèce ou Chypre en sont bien...), la question géographique est une fausse question.
En revanche, l'attitude constructiviste, qui me semble également la plus positive (et c'est comme cela que veut le présenter l'article de Philippe), ne doit pas tenir compte seulement de l'envie de bâtir un projet commun, ce serait un peu s'aveugler. Il faut qu'il y ait un minimum de valeurs communes - quand bien même, on le sait, les valeurs sont bien relatives, évoluent au fil du temps et ne sont pas des garanties véritables. Je dis cela tout simplement parce qu'il est nécessaire que l'ensemble des - disons pour faire vite - citoyens européens partagent un minimum de réflexes communs, pour que le dialogue et la négociation soient possibles sur des fondements stables.
A présent, sur la Turquie, puisque c'est toujours l'idée qu'on a derrière la tête - et le moindre mérite de la note de Philippe n'est pas de se hisser au-dessus de cette seule perspective.
Voilà un disque du jour qui peut occuper longtemps !
Je ne recommande pas l'achat du coffret intégral, par ailleurs : cela ferait beaucoup à digérer d'un coup, et malgré les économies potentielles, très franchement, les lieder par ordre chronologique, voilà qui est très pédagogique mais pas extrêmement agréable à l'écoute.
Car la série a été fondée en distribuant des récitals d'un disque thématique (en suivant un ordre chronologique assez libre) chaque fois à un seul chanteur pour la première moitié des parutions, puis des groupements semi-chronologiques très à propos nommés schubertiades.
Ainsi, en écoutant le coffret intégral, non seulement on risque inévitablement de n'écouter que les ultimes volets en délaissant les premiers disques, mais surtout, le zapping permanent entre les interprètes, à chaque plage, est assez pénible pour entrer paisiblement dans une esthétique de liedersänger, ou aller écouter spécifiquement un chanteur apprécié.
Je recommande donc plutôt une collection progressive et patiente, pas nécessairement exhaustive (pour quoi faire ?).
1. Les raisons
Pourquoi recommandé-je alors ceci, si ce n'est pas pour l'exhaustivité ?
On peut y voir plusieurs raisons que je vais tâcher d'exposer.
D'abord, bien sûr, l'intérêt musical. Plusieurs superbes récitals, très aboutis, figurent dans cette collection - j'ai voulu dresser une liste, et force est de constater que je les citais quasiment tous : 1,2,3,4,5,6,7,8,13,14,15,30 au moins disposent à la fois d'un programme exaltant et d'une très haute réalisation ! Les autres pèchent le plus souvent plus par la baisse d'inspiration des pièces que par la médiocrité des chanteurs, de très loin.
Des qualités constantes et essentielles s'y trouvent, dans une démarche cohérente. J'y reviens ci-après.
On peut réaliser une collection, sans forcément viser l'intégrale, mais en évitant tout doublon : trente Auf dem Wasser zu singen, quarante-sept Roi de Thulé, soixante Erlkönig, sans parler des Ave Maria (le troisième chant d'Ellen - parfois, ô blasphème, en latin !). A ce titre, l'intégrale est fort intéressante, même pour en acquérir un disque par an.
Pour qui désire véritablement l'intégrale, on dispose même de lieder inachevés comme la première version du Gruppe aus dem Tartarus (D.396, alors que celle complète bien connue est classée D.583 !), ou des lieder complétés par le musicologue Reinhard van Hoorickx.
Les notices, en anglais seulement, présentent avec bonheur une traduction et un commentaire pas à pas par Graham Johnson de chaque lied, un haut standard.
Et, pour finir de façon plus futile, les pochettes sont dans un style british absolument délicieux, volontiers badin. Ici, on ne cherche pas à rajeunir (bien au contraire !), à obtenir les meilleures poses, à faire dans le sérieux sinistre ou dans le racoleur flashy. On fait vivre une esthétique assez proche du contenu des disques. Je reproduis tout au long de la note quelques-unes des plus sympathiques.
Tout cela est bel et bon, qu'il y ait quelques fort beaux récitals, que l'ensemble soit cohérent, les doublons inexistants, que les notices soient stimulantes, que les pochettes soient aimables. Mais en quoi l'ensemble constitue-t-il uniformément un tout recommandable ?
Tout d'abord, tous ne sont pas au même niveau, question de programmes avant d'être question d'interprètes. Je tâcherai de dresser une petite liste pour aider à parcourir cette jungle, un tout petit peu plus loin dans la note.
Ensuite, il existe en effet des constantes.
2. Le contenu artistique
Les chanteurs partagent tous la même exigence de naturel qui semble dictée par Graham Johnson - ils chantent différemment, même avec lui, en d'autres circonstances. Tous ont un sérieux potentiel de liedersänger, mais tous ne sont pas célèbres pour cela (ou d'abord connus pour l'opéra, ou encore jeunes). Le choix suivi est de ne jamais surcharger l'expression et les intentions : on laisse parler Schubert, on interprète avec cohérence et sincérité. Et pour moi qui suis le premier à détester la littéralité, j'atteste que cela fonctionne à merveille. Pas de premier degré, mais un respect scrupuleux des indications et des motivations devinées de Schubert. Le lied se livre alors dans sa simplicité, dans l'atmosphère amicale, directe qu'on imagine dans les schubertiades - de haut niveau sans nécessairement rechercher une nouveauté sur des pièces pas encore rebattues. Ce vent de fraîcheur fait découvrir les pièces dans leur nudité, avec un rare bonheur.
La plupart des chanteurs sont anglophones, voire anglais, et cette école a admirablement étudié le lied, même si quelques accents pas tout à fait catholiques - voire franchement anglicans - subsistent ici ou là (Anthony Rolfe-Johnson ou Gerald Finley, par exemple).
Par rapport à la moyenne des récitals disponibles, beaucoup de voix de femmes sont présentes, mais sans aigus ronds et incompréhensibles, on peut se rassurer, des liedersängerin tout à fait accomplies. Dont certaines qu'on ne soupçonnait guère (Elizabeth Connell !).
Graham Johnson les a admirablement distribués par récitals et par thématiques, parfois de façon surprenante, mais toujours réussie. Auf dem Wasser zu singen, Der König in Thule et Seligkeit échoient ainsi à Brigitte Fassbaender (au lieu d'une voix claire), tandis qu'Ann Murray hérite de Viola (idem) et de Der Zwerg (au lieu d'une voix masculine), Sarah Walker d' Erlkönig (au lieu d'un baryton), le Schwanengesang à John Mark Ainsley et Anthony-Rolfe Johnson (parties Rellstab et Heine totalement séparées, et atypiquement confiées à des ténors au lieu d'un baryton ou baryton-basse), etc. On nous épargne ainsi avec beaucoup d'habileté un enième enregistrement de telle ou telle pièce semblable aux autres. On sait bien que les cycles constituent la vitrine de la publication (s'ils sont médiocres, on rechignerait sottement à acquérir le reste de l'intégrale), et la gageure est soutenue avec constance : McLaughlin/Hampson pour les Faust et Lady of the Lake, Goerne pour les Abendröte et le Winterreise, Bostridge(/Fischer-Dieskau) pour Die schöne Müllerin, Finley pour les italiens, Ainsley/Rolfe-Johnson pour le Schwanengesang. Toutes des versions originales, personnelles, hautement abouties ; au niveau des meilleures références (à l'exception peut-être du Schwanengesang, difficile à évaluer identiquement, coupé en deux).
Je soupçonne par ailleurs Graham Johnson d'avoir distribué l'accent un peu moins naturel que la moyenne de Gerald Finley aux mélodies italiennes, qu'il interprète avec sa belle façon sans ambages coutumière, en rendant, au final, le caractère hésitant, voire égaré, de la prosodie italienne de Schubert, qui est en effet soit un peu forcée, soit un peu allemande, comme dans les trois pièces D.902.
Quant à notre universel et indéfectible accompagnateur ? J'ai changé d'avis sur son compte. On peut, dans d'autres séries, le trouver légèrement précieux, et surtout fort peu engagé, d'une couleur assez neutre. C'est ce que je regrettais dans cette entreprise : la présence d'un seul pianiste qui soit Graham Johnson.
Pourtant, le temps aidant (et c'est pour cela que je me garde bien de réaliser ici des discographies comparées, exercice solipsiste et périssable au possible), on devient de plus en plus sensible au sérieux et à la rigueur de cette lecture. Oui, la couleur n'est pas extraordinaire, et si on considère le Winterreise, l'intensité du discours n'est pas ce qui frappe le plus sûrement. Toutefois, la rigueur, il faut le répéter, est là, une valeur en soi ; le plus souvent, les accompagnateurs sont ou transparents (le cas typique de Moore, son rond, sans arêtes, dépourvu de chant, variant du piano au mezzo piano), ou des recréateurs qui modifient des nuances, des phrasés ; point de cela ici. Graham Johnson propose une lecture d'une précision extrême de la partition de Schubert : chaque rythme est rigoureusement respecté, et surtout chaque nuance, chaque indication de phrasé sont minutieusement exécutées. Avec une attention proverbiale aux chanteurs. Pas d'invention folle, mais l'exécution, avec humilité et sérieux, du texte. Et cela fonctionne. On échappe aux pâtes rondes des solistes, qui noient un peu les intentions sous le rubato et les jeux de pédale ; on échappe aux sons uniformes, feutrés, à l'indifférence des accompagnateurs professionnels.
Nous sommes vraiment au coeur de la réussite d'un pari, imposé également aux chanteurs : Schubert est simplicité, et l'exécution rigoureuse de sa musique peut lui donner, à elle seule, son plein essor. Pari absolument réussi, sans faute.
Ajoutons que la prise de son est très naturelle (pas trop proche, dans une pièce de moyenne ampleur dotée d'une toute minuscule réverbération, mais parfaitement audible) et équilibrée, que le chanteur comme le piano sont intelligibles dans le détail, comme si le premier se trouvait à l'avant-scène et le second, couvercle entrouvert, à un mètre ou deux de lui.
3. Description des volumes
En quelques très brefs mots, pour que chacun puisse se repérer et picorer à son gré. Je cherche à préciser les détails les plus significatifs de l'esprit de chaque disque. Les qualités de Graham Johnson sont constantes, je les ai décrites plus haut, je les renomme pas (il apparaît y compris dans les disques où figure Stephen Layton).
Je rappelle que l'ordre des volumes est à peu près chronologique, ce qui explique la teneur des programmes au début ou à la fin de la série.
Il va de soi aussi que mon appréciation porte sur l'intérêt relatif des volumes entre eux. Quasiment tous sont au minimum excellents, si l'on passe un ou deux programmes moins appétissants.
Lire la suite (liste exhaustive commentée, autre intégrale, où écouter, trouver les partitions).
Voilà longtemps que je n'avais proposé une petite revue de Toile.
Le Bien Commun, fidèle à sa tradition d'excellence, propose un sujet très intéressant sur notre rapport au corps et à la mort - du point de vue du droit, bien entendu.
On y évoque bien des choses passionnantes :
la genèse du droit du corps, que le Code Civil écarte de tout type de transaction - le commerce signifiant ici ni plus ni moins que l'échange, avec ou sans contrepartie ;
la nécessité, de pair avec la recherche médicale, de permettre la transmission du corps ; le législateur a donc feint de mal comprendre le texte initial, et a doucement déplacé l'exclusion du commerce vers l'exclusion de la patrimonialité (c'est-à-dire d'une rémunération) ;
si bien que désormais, le don est gratuit mais cette recherche organique devient lucrative, ce qui pose la question de la rémunération juste de l'ancien propriétaire de l'organe ;
le don de personne à personne ne peut se réaliser qu'au sein d'une même famille (sinon, il est redistribué via l'anonymat) ; ce cadre a été élargi en 1994, sans inclure les amis [j'imagine bien les risques de pressions extérieurs et d'abus de confiance que cela comporterait, tandis que, sur le plateau, on semble le regretter] ;
afin de pallier cela, les deux invités d'Antoine Garapon, Florence Bellivier (professeur de droit à Paris X Nanterre) et Frédéric Jenny (économiste, conseiller à la Cour de cassation) semblent globalement privilégier la piste de la rémunération, et on discute pendant plus de quarante minutes des protocoles à mettre en place :
rémunération de la cession des organes signée bien avant la mort ;
rémunération du don de sang, etc.
Tout cela est bel est bon, cependant je suis circonspect :
ces rémunérations ouvrent une brèche vers une possibilité de coercition pour le don (aujourd'hui tellement difficile au vu des limitations légales), que ce soit par l'intimidation ou par la nécessité financière.
Concernant le don de sang, pourvu que la fréquence des participations soit contrôlée, ça n'est pas bien grave. C'est même plutôt une bonne mesure - même si cela incite d'abord les plus pauvres à donner leur sang, ce qui gêne un peu aux entournures sur le plan moral, mais sans être toutefois essentiel.
Concernant la cession des organes par de jeunes gens (les accidentés de la route fournissant les "meilleurs morceaux"), il y a le problème souligné par Florence Bellivier, à savoir la nécessité de penser à sa mort très tôt, chose désagréable qui ne sera que peu faite. Il est peu probable aussi qu'une compensation financière (proposée par Frédéric Jenny), modeste car déjà onéreuse, incite les gens à "vendre" leur corps. Si on proposait d'acheter les âmes, quel serait l'athée qui la vendrait ?
Il y a autre chose qui me semble au moins aussi important, une part de superstition issue de croyances populaires plusieurs fois millénaires : dans toutes les civilisations, on a considéré que la garantie de la survie de l'âme était liée au traitement du corps, que ce soit par la conservation (Egypte, Chine, Grèce, chrétienté, etc.) ou par la dispersion pour libérer l'âme (les fameux "jetés" de Bénarès). Ainsi, pas mal d'athées (sans parler des autres !) auront culturellement du mal à se détacher de ce corps, qu'on est peiné de voir souillé (au minimum quand il s'agit de proches, si pas de soi) ; voire, dans certains cas, seront tentés de ne pas enfreindre un pari de Pascal post mortem, bien qu'il ait de leur vivant tout du sophisme grossier et du vilain marché de dupes[1]. Mais ici, cela ne demande aucun effort, simplement de s'abstenir de coopérer en donnant ses organes.
Ainsi, tout cela pose question :
quels sont les risques ?
et, d'abord, cela sera-t-il vraiment efficace ?
Peut-être, oui, la rémunération pour le don de sang, mais, comme le soulignait Florence Bellivier, il faut étudier les spécificités du 'marché' pour chaque organe. Voir le problème des "dons de paternité", qui se réduiraient à néant si l'anonymat était levé, mais qui ne pose pas nécessairement les mêmes problèmes dans d'autres domaines, à part éventuellement, à mon sens, la psychologie et la coercition.
Tout cela est très bien, mais on n'aboutit pas une solution totalement sûre pour les individus, ni surtout vraiment efficace pour les patients.
Mais... pourquoi ne nous a-t-on pas épargné cette discussion, alors qu'il existait une solution simplissime ?
(Voir ci-après.)
Notes
[1] En deux mots, grossièrement : on part du principe que si rien n'existe, on ne peut rien gagner, et que si Dieu existe, un peu de discipline nous évite l'au-delà. C'est un sophisme assez grossier, l'une des prémisses est bancale : car si rien n'existe et qu'on obéit aux lois inhibantes de l'Eglise, on a perdu le peu d'existence qui nous était alloué. Et il y aurait même une troisième voie moyenne, à savoir le pari du Purgatoire...
Je viens à l'instant de barbouiller ce petit point que je vous livre tel quel, à propos du coffret Gergiev de Boris Godounov de Moussorgsky. Le but est ici de fournir succinctement les différences notables entre les différentes versions.
Celle la plus couramment pratiquée est dans l'orchestration de Rismsky-Korsakov, et se fonde sur l'ensemble des scènes de la seconde mouture de Moussorgsky.
La version de 1869 est très ramassée, très concentrée dramatiquement : pas d'acte polonais, et la plupart des scènes hors de l'action principale n'existent pas. L'opéra s'achève à la mort de Boris, classiquement par rapport aux attentes de l'opéra romantique - sans l'émeute, donc.
Le grand air de Boris (distribué au baryton Nicolaï Putilin) développe un discours moins subjectif et plus politique : Boris a été victime de l'ingratitude du peuple malgré ses bienfaits, poursuivi par le mauvais oeil. On n'a pas la grande phrase inoubliable qui culmine sur le sol bémol 3, mais une thématique peu mélodique, méchamment tourbillonnante.
Certaines parties sont totalement distinctes, par exemple la plainte de Xenia, splendide. L'affrontement avec Chouisky est également significativement différent. En réalité, il n'est guère de scène qui n'ait été retouchée entre les deux moutures, à la marge ou en profondeur, et toute l'orchestration refaite.
L'orchestration est justement, dans son ensemble, moins fournie et plus saisissante que la seconde version.
Mais le propos était bien trop subversif et Moussorgsky, pour faire représenter l'ouvrage, dut opérer de sérieuses modifications dans le livret - et, du coup, dans la musique.
Cette version de 1872 reprend quasiment in extenso la brève pièce de Pouchkine, à quelques dialogues courtisans près.
L'orchestration est plus proche de celle de Rimsky-Korsakov, mais tout de même très personnelle, avec ces couleurs inimitables, moins brillantes, à la fois plus chatoyantes et plus troublantes.
Nous avons plus de choeurs, le grand air plus mélodique et plus subjectif, dans la forme que nous lui connaissons, l'acte polonais, la chanson de la nourrice, celle de l'oiseau... bref un drame politique largement dilué - à part la terrible scène finale. Boris n'est plus le seul sujet, Gricha prend une part équivalente et nous obtenons, au bout du compte, cette fresque décousue et évocatrice sur la Russie, moins efficace dramatiquement, mais sans doute aussi plus originale et plus variée.
Vous l'aurez compris, j'ai un gros faible pour la première version, plus resserrée, plus sombre, plus dramatique.
Les deux versions sont de très loin préférables à l'orchestration Rimsky-Korsakov, qui a eu le mérite de mettre la célébrité de l'orchestrateur au service de cette musique négligée, et de valoir à cet opéra la carrière que l'on sait.
Mais franchement, à présent, il n'y a plus aucune bonne raison de jouer cette version - à part les matériels d'orchestre plus aisément disponibles, moins chers, etc.
[Entrer dans l'article pour lire la note discographique.]
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