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Armide de Quinault / Lully : notes de cours... et prolongements


Le site apparemment plus ou moins désaffecté de l'Association Philippe Lescat propose quelques ressources intéressantes sur Lully. On y trouve notamment des notes prises du cours de Bertrand Porot autour d'Armide.


Les Amours de Renaud et Armide par Antoon van Dyck. (Conservé au Louvre.)


Ce qui subsiste du cours dans ces notes n'est pas vraiment révolutionnaire comme analyse. Il suffit de considérer la problématique : l'artiste est-il totalement soumis au pouvoir ou développe-t-il son pouvoir propre. Sachant que Lully a quand même créé un genre à lui tout seul, à moins de penser que le roi lui tenait la plume, il a forcément eu sa liberté dans la mise en place d'un art lyrique scénique national.

Néanmoins, la vertu de cette page est de faire le point sur pas mal d'éléments importants (et on en profite pour les commenter ou les prolonger).

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1) La structure de la tragédie, qui trouve son aboutissement dans Armide : symétrie des actes, échos entre les divertissements, moyens structurels (préludes) ou harmoniques (notes de liaison annonçant la nouvelle tonalité) de passer d'une scène à l'autre.

Certaines remarques sont intéressantes, par exemple l'absence de danses conventionnelles dans l'acte-pivot de la Haine - et pour cause, puisqu'il s'agit de danses absolument pas galantes, mais sauvages et d'un autre monde.

D'autres, comme l'usage des tonalités, peuvent paraître un peu moins opérantes : vu le nombre très réduit de tonalités, on peut dresser toutes sortes de parallèles qui fonctionneront forcément, puisque le sujet dramatique reste le même sur toute l'oeuvre... On voit bien que Lully, en passant souvent du majeur au mineur (et inversement) de la même tonalité, cherche surtout à obtenir des effets de coloration, et pas vraiment une symbolique très poussée. Existait-elle seulement déjà ?
Il aurait peut-être été plus intéressant de prendre un exemple des micromodulations qui animent réellement le discours lullyste, bien au delà de la caricature qui veut en faire un Donizetti du XVIIe siècle (non seulement Donizetti n'a rien inventé, mais en plus, lui, il ne module vraiment pas).
De même, l'éloge de l'orchestre lullyste a ses limites : on peut louer l'alternance des flûtes avec les cordes dans la Passacaille, l'emploi hardi des sourdines pour le sommeil de l'acte II [à titre personnel, je suis plus impressionné par l'audace proprement inouïe du choeur a cappella], mais enfin, on ne peut pas dire non plus que cet usage se départisse d'un côté assez binaire, avec des significations closes et automatisées pour chaque effort d'orchestration : tendresse pastorale pour les flûtes par exemple. Dès qu'on utilise les flûtes, on se situe dans le tendre, le rêve, le bucolique ; et inversement, dans ces situations, on ne peut guère s'éviter les flûtes. Et ce très nettement dès Atys, sa quatrième tragédie lyrique (Armide étant sa treizième)...

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2) Précisément, l'un des points forts de cette explication est l'exposition grand public du fonctionnement de certains moments du point de vue musical. On souligne ainsi que la Passacaille est fondée sur un tétracorde descendant [1], et il est vrai que sa proportion a quelque chose de l'héritage grec. Tétracorde tout de même suivi d'une brève et catégorique résolution. Ce côté un peu sinistre tempère donc l'extase collective des Plaisirs, et la résolution subséquente n'en est que plus jouissive.

De la même façon, parler de motifs infernaux pour les fusées rythmiques menaçantes, c'est peut-être aller un peu loin dans l'interprétation du génie lullyste : ce n'est pas en tout cas ce que l'on pourrait tout à fait nommer un motif récurrent, mais surtout une formule très efficace, un outil qu'on peut réutiliser.

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Renaud et Armide par Louis Jean François Lagrenée (dit l'Aîné). Vraisemblablement achevé en 1766 et assurément présenté au Salon de 1767, il a été chroniqué par Diderot. Il est aujourd'hui réputé perdu.

[2]

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3) L'étude détaillée du grand monologue de délibération de l'acte II est aussi un moment fort de cette analyse. Je ne suis évidemment pas d'accord l'interprétation du moment où Armide tombe amoureuse de Renaud (c'est évidemment un peu plus ambigu, et surtout bien antérieur - transparent dans son premier monologue...). Mais plusieurs remarques sont providentielles pour qui n'a pas ouvert les partitions, et plus encore : car Bertrand Porot souligne le fait que les changements de mesure dans les récitatifs (très surprenants, surtout pour ceux qui auront cru les accusations de pauvreté sur cette musique) sont le moyen de marquer les accents distribués sur les vers. Bien sûr, c'est aussi pour épouser la déclamation (et, à mon avis, l'animer), mais l'étude de la scène 5 montre bien que tous les accents majeurs, de surcroît irréguliers, se situent en début de mesure, et j'aurais envie de dire que cela qui crée des sortes de mètres musicaux, des unités rythmes dans le vers, presque indépendamment de son rythme propre.
Tout cela étant bien entendu accentué par la diversité des mètres employés pour un opéra au sein d'une même tirade.

Bertrand Porot distingue aussi de façon extrêmement judicieuse plusieurs types d'accents expressifs :

  • le début de mesure, comme dit à l'instant ;
  • la longueur de la valeur musicale ;
  • la disjonction des intervalles (les moments où Guillemette Laurens crie, pour ceux qui ont le disque...) ;
  • les effets harmoniques de la basse continue.

Tout cela est parfaitement opérant.

Il y souligne aussi ce qu'on avait déjà mentionné : la précision de la notation rythmique, d'une minutie et d'une diversité qu'on ne retrouve pas avant le vingtième siècle - et de même, de surcroît, pour la qualité de l'inspiration !

Dans ce cadre suspendu, de façon plus évidente, on voit bien que la ligne mélodique épouse l'expression (ascendante pour la fureur, descendante pour la pitié). Et de pair, Bertrand Porot fait l'effort de détailler les micromodulations de Lully, dont les lutins répètent souvent, à défaut d'être entendus, qu'elle constituent l'un des charmes les plus puissants de la musique de Lully et de la tragédie lyrique en général : sans que l'écriture harmonique soit révolutionnaire, elle est discrètement mais constamment mouvante, d'une façon que ne pratiquent pas les Italiens et les Allemands, et qui rend cette musique infiniment plus animée et moins lassante. [Evidemment, l'inégalité des notes écrites égales tient aussi sa part dans cette impression.]

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4) Les conclusions. Bertrand Porot glorifie à juste titre le récitatif lullyste, pas moins musical que les airs, et dont l'inspiration prosodique exalte les beaux textes qui lui sont confiés.

On n'est pas obligé en revanche de partager ses conclusions un peu convenues sur la subversion (!) du sujet imposé (la Gloire faisant céder l'Amour). Lully aurait déplacé le centre de gravité du drame prévu ; c'est quand même feindre d'ignorer qu'en plus d'avoir été deux à produire cet objet, toute la tradition de la tragédie lyrique est d'exalter l'amour. C'est ici le cas comme ailleurs : il nous faut une héroïne aimante et malheureuse. Son originalité est d'être toute-puissante et non pas désarmée, mais elle n'en est pas moins battue (comme plâtre) par le Sort.

Il est vrai qu'on épouse le point de vue d'une infidèle, mais vaincue par un chevalier chrétien, et une figure touchante qui est tout de même tout à fait respectueuse du cahier des charges. Clairement, Renaud n'est pas un rôle très valorisé, mais que pouvait-on attendre en représentant cet épisode où il se trouve pleinement passif ? Il se montre tout de même embarrassé et vainement consolateur, lorsqu'il doit partir, avec autant d'impuissance que de grâce. Bref, c'est là une interprétation de notre siècle, d'essayer de rendre respectable un compositeur par son originalité et surtout sa subversion musicale et plus encore politique... Et très largement, à mon sens, une surinterprétation dont le retrait n'enlève rien au chef-d'oeuvre qu'est Armide.

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Donc

Quoi qu'il en soit, on ne peut trop recommander de se reporter à cette page et à celles attenantes : d'accord ou pas, elles posent avec sérieux beaucoup de problématiques centrales qui donnent du froment à mouliner.

Et l'on s'aperçoit que la force directe de cette oeuvre est telle que même une mise en scène aux attendus très tronqués, comme celle de Robert Carsen (célébration de Louis XIV devenue celle du Patrimoine, et Armide uniquement une amoureuse languissante), parvient à dire beaucoup plus que tous les commentaires autorisés possibles. C'est pourquoi, au demeurant, malgré mon désaccord profond si je devais causer avec lui, j'ai tant admiré cette mise en scène, finement dirigée, qui exaltait si bien les qualités d'Armide (et au premier chef les chorégraphies de Jean-Claude Gallotta).

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Pour prolonger. Armide sur Carnets sur sol :

  • une vieille brève avec un pastiche même pas versifié ;
  • une réflexion sur la qualité de ce qui figure déjà sur la partition avant interprétation - ce qui n'est pas si évident en musique d'avant le XVIIIe siècle ;
  • un mot plus général d'introduction à la tragédie lyrique, avec notre proposition de classification en trois écoles baroques (la quatrième est classique).


Notes

[1] Un jour prochain, il faudra que nous fassions un point sur les méthodes de composition des anciens Grecs, on en sait finalement pas mal si on se donne la peine d'investiguer un peu...

[2] En voici le texte à titre documentaire (par copie numérique, d'où quelques détails non conformes). Diderot avait de toute façon non seulement aussi mauvais goût en beaux-arts qu'en musique, mais également des argumentations faiblardes techniquement et des poses assez snobisantes. [Et personnellement, je trouve ce tableau peut-être pas adéquat, mais vraiment charmant, malgré la faiblesse de la figure d'Armide - celui de François Boucher, à choisir, se prêterait mieux aux reproches insolents qui sont ici faits. Il est vrai que Diderot avait détesté la Nativité de Boucher et n'aurait donc jamais formulé ce conseil final : ] A gauche du tableau, ou à droite du spectateur, un bout de paysage, des arbres bien verts, d'un vert bien égal, bien lourd, bien épais : on ne saurait plus mal touché. Au pied de ces vilains arbres, un bout de roche. Sur ce bout de roche un riche coussin, sur ce riche coussin Armide assise; elle est triste et pensive; elle a pressenti l'inconstance de Renaud. Un de ses bras tombe mollement sur le coussin; l'autre est jeté sur les épaules de Renaud, sa tête est penchée sur celle du guerrier volage : on ne la voit que de profil. Renaud est à ses genoux : on le voit de face. Sa main gauche va chercher celle, d' Armide ; sa main droite, s' approchant de sa poitrine, est dans la position d'un homme qui fait un serment. Ses yeux sont attachés sur les yeux d' Armide. La terre autour d'eux est jonchée de roses, de jonquilles, de fleurs qui naissent et qui s'épanouissent. J'aurais mieux aimé qu'elles fussent inclinées sur leur tige, et commençassent à se faner; Greuze n'y aurait pas manqué. On voit aux pieds de Renaud, plus vers la gauche, un jeune Amour debout, son carquois sur le dos, ses ailes déployées, son bandeau relevé, montrant à un de ses frères étendu à terre et désolé, la passion de Renaud pour Armide. Tout à fait à gauche sur le fond, deux autres Amours occupés, l'un debout, à soutenir le bouclier de Renaud, l'autre juché sur un arbre, à le suspendre à des branches ; puis un autre bout de paysage, des arbres aussi monotones, aussi lourds, aussi compactes que ceux de la droite. Au delà de ces arbres, un peu dans le lointain, une portion du palais d'Armide. J'enrage, mon ami, je crois que si ce maudit La Grenée était là, je le battrais. Eh! chienne de bête, si tu n'as pas d'idées, que n'en vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui t'aiment, qui estiment ton talent, et qui t'en souilleraient ? Je sais bien qu'en peinture ainsi qu'en littérature, on ne tire pas grand parti d'une idée d'emprunt; mais cela vaut encore mieux que rien. Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud, gros valet, joufflu, rebondi, sans grâce, sans finesse, sans autre expression que celle de ces drôles, de ces gros réjouis, qui rient par éclats, qui font tenir à nos fillettes les côtés de rire, et qui les croquent tout en riant : Armide, à l'avenant. Terrasse froide et dure, d'un vert tranchant qui blesse la vue; arbres et paysages détestables; scène insipide d'opéra ; c'est Pillot et Mlle Dubois ; ni esprit, ni dignité, ni passion, ni poésie, ni mensonge, ni vérité. Çà, maître La Grenée, car je ne t'appellerai jamais autrement, place-toi devant ton propre ouvrage, et dis-moi ce que tu en penses. Est-ce là ce fier, ce terrible Renaud, cet Achille de l'armée de Godefroy, ce charmant et volage guerrier du Tasse? Est-ce là cette enchanteresse qui, traversant le camp des chrétiens, y sème l'amour et la jalousie, et divise toute une armée? Homme de glace, artiste de marbre, c'est entre tes mains que la magicienne a bien perdu sa baguette ! Comme elle est sage! comme elle est modeste! comme elle est bien enveloppée! Maître La Grenée, mais vous n'avez donc pas la moindre idée de la coquetterie, des artifices d'une femme perfide qui cherche à tromper, à séduire, à retenir, à réchauffer un amant? vous n'avez donc jamais vu couler ces larmes de crocodile... Eh! si bien, moi! Combien de fois une de ces larmes arrachées de l'œil à force de le frotter m'en ont fait répandre de vraies, et éteignirent les transports de la colère la mieux méritée, et me renchaînèrent sous des liens que je détestais! Que vous peignez mal, monsieur La Grenée; mais que vous êtes heureux d'ignorer tout cela! Mon ami, faites des petits Saint-Jean, des Enfant-Jésus et des Vierges; mais, croyez-moi, laissez là les Renaud, les Armide, les Médor, les Angélique et les Roland.


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