mercredi 18 octobre 2023
Arabella de Richard STRAUSS, une bluette plus épique que le Ring de WAGNER

Dans l'aigu, le motif descendants des problèmes d'argent.
Dans le grave, le motif ascendant de l'homme idéal.
En contrepoint.
On présente toujours Wagner comme un sommet de la combinatoire en matière de motifs évolutifs, mais en réalité ses successeurs ont fait encore plus sophistiqué et éloquent.
Même dans des œuvres moins épique, d'apparence plus modeste, le vertige peut être suprême.
En relisant Arabella au piano (donc sans toute la matière musicale orchestrale, des choses sont nécessairement perdues), je suis une fois de plus saisi par la densité – et l'expressivité – des motifs utilisés.
L'air d'Arabella Mein Elemer ! en est rempli, mais ce n'est pas celui que j'ai déchiffré hier, je vous raconte donc plutôt quelques autres extraits.

Le motif du mépris d'Arabella envers les prétendants.
1) Lorsque Zdenka dit sa détresse au début de l'acte I – la famille est ruinée, le père dépense tout au jeu, la grande sœur ne veut pas se marier –, on entend un petit motif court qui monte et descend. (Les liens mènent vers une vidéo calée pile au bon endroit.)
Eh bien, lorsque Arabella emmène Zdenka en traîneau – une Zdenka renfrognée car Arabella ne veut pas choisir de prétendant, et surtout pas Matteo qui menace de se suicider –, une valse (qui évoque la future fête d'anniversaire d'A.) s'engage… et cette valse contient le motif de la détresse de Zdenka. Faut-il alors le penser comme le motif de Zdenka ? Y voir la façon dont la grande sœur essaie de soulager les souffrances de la cadette ? Ou au contraire la rémanence de ces peurs alors que la cadette consent à danser ? En tout cas, il se passe quelque chose d'intentionnel dans la musique.
2) Dans le premier entretien des deux amoureux principaux (acte II), c'est une explosion de motifs ! Je ne peux pas tous les lister, mais ceux de Mandryka et d'Arabella (motif d'Arabella, motif de la coquetterie d'Arabella…) bien sûr, mais aussi ceux de l'étranger mystérieux, de ses folles dépenses, du « Richtige » (« The One », « l'homme de sa vie »), du mépris pour les prétendants, de l'amour du père pour le jeu, de la résignation au mariage, de l'espérance du conte de fée… tout ça est complètement concaténé et forme en réalité le discours musical, d'où l'impression disparate du résultat (peu de grands thèmes ou de rythmes stables, ça change tout le temps) mais aussi particulièrement cohérent et organique !
Chez Wagner, les motifs sont rarement – à part en fin d'acte (fin de Die Walküre, de Der Götterdämmerung…) – aussi nombreux, autant superposés, et à ce point partie du discours musical et scénique. Ça l'est aussi, et de façon vertigineuse, mais Arabella (et pas mal d'autres Strauss) est réellement une grosse marche au-dessus, surtout parce que c'est ainsi tout le temps pendant 2h30.
3) Dans les propositions de valse qui interrompent plusieurs fois le couple pendant leur conversation de fiançailles, le motif ascendant d'Arabella est intégré à la mélodie de la valse, de même que le motif descendant du mépris envers les prétendants – il apparaît notamment lorsque Arabella dédaigne les fleurs qui lui sont apportées (image), ayant espéré qu'elles proviennent du bel étranger qu'elle a aperçu (superposé aux trompettes qui figurent l'étranger mystérieux).
4) La chose la plus incroyable de ce duo de l'acte II, je crois, c'est ce moment où le motif de « l'homme idéal » devient le contrepoint du motif lié à la détresse financière (et à d'autres endroits plus spécifiquement aux dettes de jeu du lpère). Arabella explique à ce moment à son fiancé quel est leur vie – au-dessus de leurs moyens – et la musique dit le mélange d'amour et d'opportunité financière financière qui motive leur mariage (c'est l'homme idéal, et en plus il a les sous dont on a besoin). Ou bien exprime simultanément ce que dit Arabella « nous n'avons pas d'argent, nous risquons de dépenser le vôtre » et ce qu'elle pense (« peu importe l'argent, je l'aime »), mettant en avant son honnêteté. (image)
Dans tous les cas, la combinatoire des motifs met en valeur des sentiments complexes, ouvre d'infinies voies à l'interprétation et au ressenti du spectateur. Et c'est une des choses que j'aime tant dans cet opéra, tout est en demi-teinte, chaque sentiment est mêlé d'un autre, et sa nature n'est pas complètement définie. Il est possible de le réécouter, un peu comme un Pelléas de salon, en imaginant des implicites très différents.
D'autant plus qu'ici, quelques mesures auparavant, lorsqu'Arabella évoque la demande de fiançailles, c'est le motif du rejet qui est à nouveau utilisé – parce qu'elle reste rétive à abandonner son statut de jeune femme courtisée ?… ou encore parce que Mandryka ne voudra peut-être plus d'elle une fois qu'elle aura parlé de leurs problèmes d'argent ?
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Honnêtement, même après avoir écouté des dizaines de fois l'œuvre au disque, l'avoir vue trois fois en salle en cinq ans, avoir souvent lu la partition… j'étais passé à côté de ce type de détail. Pour les repérer tous (certains sont très visibles, mais il y en a en réalité tout le temps, parfois plusieurs par mesure), il faut vraiment ouvrir la partition. Et même, si possible, la jouer, car certains motifs sont tellement intégrés qu'ils passent sous le radar en simple lecture : typiquement, dans la valse, les rythmes changent, on ne se rend pas compte que c'est là si on ne l'a pas sous les doigts ; ou encore le petit rebond de trompettes de l'étranger inconnu, ce sont simplement trois notes, on peut ne pas les remarquer dans un accompagnement piano (davantage à l'orchestre, puisque celui-ci est très souvent dévolu aux trompettes) – mais quand on les joue, ça interpelle immédiatement.
Je suis bien sûr impressionné de la qualité de finition pour autant de choses qui ne sont pas directement audibles, mais permettent à l'auditeur de se sentir comme chez lui, dans des couleurs familières qui évoquent spontanément des émotions déjà éprouvées, des répliques déjà entendues. Clairement, dans ces musiques, il ne faut pas s'en tenir à la ligne vocale, fût-elle somptueuse – sinon on passe à côté de l'essentiel du soin qui y est porté…
Et cela pose la question d'écouter les versions historiques où l'orchestre n'est pas en place et où la captation permet mal de l'entendre. Et pourtant, mystère / miracle de l'art, quelquefois ce sont malgré tous ces versions qui nous convainquent et nous touchent le plus !
Il est moins étonnant, dans ce cadre, que Strauss ait accepté de collaborer avec les nazis… dans le but d'interdire aux orchestres de stations balnéaires de jouer – mal – du Wagner ou du Strauss. (Ce n'est pas une plaisanterie, ça faisait partie de ses trois priorités, avec l'allongement des droits d'auteur et l'enseignement de Palestrina aux Jeunesses Hitlériennes.) Une notule est dans les cartons depuis plus d'un an, bien avancée mais pas tout à fait achevée, c'est une histoire qu'il faut raconter, tant elle est improbable.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Vienne décade, et Richard Strauss a suscité :
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