Beaucoup de nouveautés originales et dignes d'intérêt, de réécoutes de
disques importants pour moi dont je n'ai pas encore eu l'occasion de
parler ici. C'est pourquoi, bien que d'ordinaire je place toutes les
écoutes quotidiennes dans ce
fichier (toujours accessible par le lien en haut
de chaque page du site, en bleu : «
nouveautés disco & autres écoutes ») et quand
je n'en ai pas le temps, dans la
playlist Spotify prévue à cet effet (une piste =
une écoute du disque entier, les derniers écoutes sont en bas),
écoutable sur PC sans abonnement payant (avec de la pube, certes)… pour
cette fois j'en présente le résultat ici.
Ce sera aussi l'occasion de rappeler la démarche de ces commentaires
courts, qui me posent souvent une difficulté éthique : est-il
convenable de commenter chaque disque, même lorsqu'on a peu à dire,
avec « c'est bien » / « peut-être pas essentiel », etc. ?
Tentative de pistes de réponses en fin de notule.
Je rappelle le principe de la cotation (indicative) :
♥ chouette disque que je recomande
♥♥ disque particulièrement marquant (œuvre à connaître et/ou
interprétation aboutie / renouvelée)
♥♥♥ disque qui change la vision du monde / du répertoire
¤ j'aime pas du tout (ça joue faux,
mollement, et il y a des coupures, dans un répertoire ennuyeux et déjà
ultra-rebattu)
Exemple : les intégrales Donizetti avec
Callas (mais non, je plaisante, je les aime bien – mais avouez
que ça correspond assez bien au signalement…)
¤¤ disques de Philip Glass
Suite à quelques messages inquiets d'artistes, quand je ne mets pas de
cotation, ce peut être : un oubli (ça arrive régulièrement), mais en
général plutôt un disque que j'ai trouvé très bon mais qui, dans
l'immensité de ce qui paraît, n'est pas ce que je conseillerais en
urgence. (Typiquement, une intégrale Beethoven, il faut qu'elle soit
déjà vraiment très bonne pour que je mette un ♥, je ne vais pas
recommander d'écouter ça s'il n'y a pas une raison particulière de le
faire. De même pour des œuvres avec lesquelles je n'accroche pas : je
ne peux pas recommander quelque chose qui ne m'a pas intéressé moi,
mais ce n'est absolument pas un témoignage négatif sur le disque !)
En somme, c'est la présence de cotation qui est un signal, pas son
absence !
A. Nouveautés
(juin-juillet 2023)
Quelques mots sur les nouveautés de juin-juillet (par chronologie des
compositeurs) :
¶
Legrenzi, oratorio La morte
del cor penitente, par l’
Ensemble
Masques. J’ai toujours soutenu l’idée que Legrenzi était un
chaînon manquant indispensable de l’opéra italien, avec une liberté
musicale acquise par rapport à la déclamation du premier XVIIe, mais
sans la fascination exclusive pour la virtuosité et la voix du seria du
XVIIIe… Ici cependant, ce n’est pas la fête de l’innovation, oratorio
que je trouve un peu figé, plutôt typé milieu XVIIe. Pas passionné,
même si c’est très très bien chanté par ailleurs.
¶ Santiago de
Murcia, une
nouvelle version du livre de guitare par
Núñez Delgado. Corpus
incroyable, tubes inusables (Marionas por la B, Canarios, Jácaras…) ;
comme souvent, on entend les irrégularités de timbre de l’instrument –
il faut écouter Ana Kowalska (de Lute Duo) ou Pierre Pitzl (de Private
Musicke) pour entendre la perfection.
¶ Ultime volume de l’intégrale
Marais
de
L’Achéron. Je n’ai
pas tout écouté. J’ai eu l’impression d’un instrumentarium plus
resserré (une seule viole) et d’une recherche moindre de couleurs –
mais j’imagine que lorsqu’on se lance dans ce genre de projet, on place
les meilleures œuvres et celles où l’on a le plus à dire dans les
premiers volumes… Possible que, passé la stupeur des deux premiers
volumes, je me sois moi-même habitué, au sein d’un répertoire qui ne me
passionne qu’avec les œuvres les plus abouties.
¶ Serse de
Haendel par
The English Concert :
discographie déjà riche et je trouve les couleurs un peu maigres, le
tempérament un peu indolent… c’est bien chanté, mais l’orchestre semble
sortir de la période pré-Pinnock, c’est un peu frustrant à l’écoute,
n’impression que tout se traîne de façon assez homogène.
¶ L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de
Haendel par
Les Arts Florissants.
Écouté quelques extraits, ça semble très bien – au sein toutefois d’une
discographie déjà saturée, où Martini, Gardiner, Nelson ont déjà livré
des versions très diverses et abouties. (Un tel gâchis que cet ensemble
tourne en rond depuis quinze ans, il est temps de remplacer le vieux
persécuteur…)
¶ Concertos pour violon de
Vivaldi
dans des transcriptions anonymes pour psaltérion (par
Il Dolce conforto).
L’occasion d’entendre pépiter cet instrument délectable, d’ordinaire
plutôt utilisé en complément dans l’orchestration (Pluhar en mettait
souvent à une époque) – une petite impression d’homogénéité tout de
même au bout d’un moment, vu qu’il n’y a que des concertos de Vivaldi
et que les nuances dynamiques de l’instrument sont particulièrement
réduites. ♥
¶
Rameau à l’orgue par
Higginbottom : vendu comme
un renouvellement du répertoire de clavecin, on y trouve en réalité
beaucoup de transcriptions de danses et airs de ses opéras. Et le
résultat reste assez tradi. Mais très beau disque au demeurant. ♥
¶ Le concerto n°20 de
Mozart
réduit pour ensemble de chambre à l’époque du compositeur (Lichtenthal)
et joué sur instruments anciens (Pandolfis Consort), avec
l’extraordinaire Aurelia
Vișovan,
on redécouvre les équilibres et la modernité de l’œuvre, avec des
coloris jubilatoires. Jamais entendu mieux pour ma part, et de loin.
(Mais comme je dis la même chose des concertos de Beethoven par
Cristofori et Schoonderwoerd, soyez prévenus.) ♥♥
¶ Réduction pour tout petit ensemble (flûte violon violoncelle piano)
des symphonies 2 & 5 de
Beethoven
par Hummel (
ensemble
1800berlin). Moins impressionné que dans le disque Vișovan,
lectures très animées, mais je n’ai finalement pas énormément perçu le
contraste avec les originaux. Ça fonctionne en revanche complètement
aussi bien qu’avec soixante musiciens, c’est donc une piste
intéressante pour les économies dans le secteur : flûte, violon,
violoncelle, piano. Transcription approuvée par Beethoven, qui avait
confié la tâche à de bons compositeurs proches de lui pour éviter la
diffusion de mauvais arrangements. Il lui est même arrivé d'écrire dans
la presse pour signaler qu’il n’était pas l’auteur des mauvais
arrangements, afin de préserver sa réputation et l’intégrité de son
œuvre ! ♥
¶ Les quatuors à vent de
Rossini
par la Rolls des ensembles chambristes mixtes (vents-cordes), le
Consortium Classicum
(vraiment le fer de lance de ce répertoire, avec le Linos Ensemble dont
les compétences s’étendent plus loin dans le temps, jusqu’aux décadents
du premier XXe s.). Et je découvre en les écoutant qu’il s’agit
manifestement des mêmes partitions que ses fameuses Sonates à cordes
(pour deux violons, violoncelle, contrebasse !). Je ne sais s’il s’agit
d’un arrangement du compositeur ou postérieur. En tout cas, cela sonne
très bien malgré le changement total de modes de jeu, et toujours la
même fraîcheur de ton. Je regrette un peu l’absence de hautbois (au
lieu de la flûte), mais cela contribue sans doute à une forme de
douceur suave (flûte clarinette cor basson). Superbe interprétation,
nette et colorée comme toujours chez eux. ♥
¶ Die schöne Müllerin de
Schubert
par
Krimmel : oh là
là, quelle merveille ! D’abord, parce que Krimmel essaie quelque
chose dont j’ignore la pertinence musicologique, mais qui fonctionne
idéalement : il y a beaucoup de lieder strophiques dans la Belle
meunière, et il varie le rythme ou les ornements des reprises. Avec
énormément de goût, de variété, et toujours très en style (Schubert a
écrit ailleurs les choses qu’il fait). L’effet de renouvellement est
puissant par rapport aux autres versions, et évite la redite parfois
lassante au sein de chaque lied. Ensuite, l’interprétation elle-même :
Krimmel fait parler le texte, nous raconte une histoire comme il sait
si bien le faire, et se coule dans le caractère de chaque situation en
adoptant (sans aucune affectation ni artificialité) une émission vocale
plutôt baryton (avec un médium dense) ou plutôt ténor (avec une focale
fine et une émission plus claire et étroite), pour coller au mieux au
caractère des scènes et aux contraintes techniques des lieder, sans
qu’on sente du tout de rupture. Malgré la souplesse des moyens, on est
à peu près à l’opposé de l’esthétique Gerhaher (qui multiplie les
effets et les changements d’émission pour accompagner le texte), ces
choix se font au profit d’une approche globale qui laisse parler les
poèmes sans les seconder exagérément. J’adore évidemment. ♥♥♥
¶ Les Études en forme de canon de
Schumann…
transcrites pour trio piano-cordes ! Voilà qui renouvelle
l’écoute de ce petit bijou – même si, en fin de compte, il n’y aurait
rien à rajouter aux versions au piano ou à l’orgue. (
Trio Kungsbacka) ♥
¶ Un Ballo in maschera de
Verdi
: délicieuse surprise de l’entendre aussi bien chanté : De Tommaso est
quelque part entre Di Stefano et Castronovo (!), Hernández a un beau
mordant façon Radvanovsky (j’imagine l’impact en salle), Lester Lynch
est très mobile aussi… Je suis comme d’habitude moins enthousiasmé par
ce que fait
Janowski
(orchestre très rond, très homogène, accentué par les tropismes de
captation PentaTone), chef incroyable dans le domaine symphonique ou
dans Wagner, mais clairement moins au cœur de l’enjeu (épouser la
mobilité prosodique) dans le répertoire italien qu’il enregistre
quelquefois. Très bonne version en tout cas, on n’en a pas tant eu de
ce niveau ces dernières décennies. ♥
¶ La Tempête, Le Voïévode, Francesca da Rimini de
Tchaïkovski, association de pièces
moins souvent jouées mais hautement abouties, par
Chauhan et la BBC d’Écosse,
tout à fait enflammés. ♥
¶ (cycle Ukraine)
Kalinnikov
(mort à Odessa) par le
Niederrheinische
Sinfoniker chez MDG, lecture un peu sérieuse qui ne tire
évidemment pas vers l’ascendance russe, mais la Première Symphonie est
tellement saturée de thèmes très typés qu’on l’entend très bien tout de
même. Et plaisir d’entendre des pièces rares comme Le Cèdre et le
Palmier, la Sérénade pour cordes et surtout les deux très beaux
intermezzi symphoniques ! ♥♥
¶ L’Heure espagnole de
Ravel
sur instruments d’époque par
Les
Siècles. Petite déception : ce n’est pas la version la plus
savoureuse, tout est très bon (les chanteurs que je n’aime pas trop
sont meilleurs que d’ordinaire, et ceux que j’aime un peu moins
inspirés que d’habitude…), mais je n’y ai pas trouvé énormément de
couleurs supplémentaires ni de verve. Une autre très bonne version
donc, qui ne révolutionne pas du tout l’audition, à l’inverse de la
plupart des disques des Siècles et/ou de Roth.
¶ Monographie
Tailleferre de
Quynh Nguyen, notamment les
cycles Fleurs de France et L’Aigle des rues. Pas le Tailleferre
néoclassique (raisonnablement) cabossé à robinet continu, plutôt de la
musique de salon plaisante et bien faite. J’ai bien aimé. ♥
¶ En revanche je me suis assez ennuyé pour les pièces de
Tailleferre dans le disque à quatre
mains et/ou deux pianos de
Jones
& Farmer, où je retrouve le côté grotesque (mais sans grande
saveur) de sa production, qui tire vers le (très) mauvais Milhaud. Dans
ce disque-ci, Le ruban dénoué de
Hahn
est autrement plus avenant, et surtout les œuvres de
Koechlin (la Sonatine est vraiment
d’une grande qualité poétique). ♥
¶ Suite tirée de l’opéra Wuthering Heights (en réalité plutôt des
extraits incluant les duos des deux personnages principaux) de Bernard
Herrmann. On y retrouve la très
belle musique sombre, consonante, lyrique du compositeur de BOs, avec
une qualité de production (chanteurs, musiciens, prise de son) assez
supérieure à l’intégrale captée à Montpellier (qui est déjà très bien).
On y entend notamment l’incomparable poète Roderick Williams et le
forcené de la baguette Mario
Venzago,
deux chouchous personnels. ♥
¶ La suite du ballet Kratt révèle un
Tubin
bien plus fin orchestrateur et beaucoup mieux animé que ses symphonies.
Belle découverte, interprétée avec un audible investissement par
l’Orchestre du Festival d’Estonie (et Paavo
Järvi). ♥
¶ Elusive Lights, c’est un disque solo du violoncelliste
Dorukhan Doruk, avec une
sélection passionnante de pièces, assez lumineuses (ce qui change de
l’habitude dans ce répertoire) :
Bloch,
Saygun,
Say, et surtout
Sollima et
Cassadó, des mondes entiers
défilent, plutôt tendres que déprimés. Une autre façon d’entendre le
violoncelle. ♥♥♥
¶ J’ai fait une erreur et écouté le volume 9 ♥ de 2020 au lieu du
volume 14 de 2023 (Helsinki), mais je peux déjà parler du concept du
cycle de
James D. Hicks
sur des orgues du Nord de l’Europe : des répertoires totalement
inconnus se révèlent, joués sur les instruments locaux. Complètement
passionnant, et très belle réalisation. Dans le volume 9, consacré à la
Suède : Gunnar
Idenstam, Nils
Lindberg, Erland von
Koch, Herman
Åkerberg, Gunnar
Thyrestam, Fredrik
Sixten, Anders
Börjesson. Je ne connaissais presque
rien de tout ça, et il y a beaucoup de très bonne musique. Je vais
écouter toute la série !
¶ Pour les volumes de 2023 de la série de
James D. Hicks, j’ai écouté
le volume 13 ♥ (capté à Turku sur un orgue des années 30), consacré aux
romantiques finlandais. Des choses assez traditionnelles, comme la
Deuxième Sonate de
Karvonen,
mais aussi des propositions d’une très belle poussée (et réalisée avec
un véritable élan par Hicks), comme les variations sur un choral
finlandais de
Kumpula ♥♥ ou
l’impressionnant Fantaisie & Choral d’Oskar
Merikanto. ♥♥ (Également des
compositions de
Haapalainen,
Hilli,
Siimes, et des stars
Kuula, Oskar
Merikanto,
Kuusisto…)
¶ Le volume 14 ♥♥ est encore plus étonnant, sur des orgues des années
80 et 90 à Helsinki : des œuvres plus récentes de Fridthjov
Anderssen, Finn
Viderø, Mats
Bachman, Lasse Toft
Eriksen, Jukka
Kankainen, Hans Friedrich
Micheelsen, Toivo
Elovaara, Kjell Mørk
Karlsen, qui culmine dans
l’irrisésitible « Diptyque de danses » d’Olli
Saari (♥♥♥).
¶ Missa Solemnis de Luciano
Simoni
(direction
Rîmbu):
une messe tout à fait traditionnelle (dans un esprit formel totalement
hérité du XIXe, et même assez peu différente côté langage), écrite en
1987 et dédiée à Jean-Paul II. Rien de particulièrement singulier à ce
qu’il m’en a semblé (je n’ai écouté que le Gloria), mais ça s’écoute
très bien.
B. Disques-doudous
Pendant ma petite pause du côté des nouveautés, réécoutes de quelques
disques-doudous dont vous pourrez retrouver les commentaires passés
dans ce fichier avec la fonction recherche :
¶ le Te Deum à 8 voix de
Mendelssohn
avec un chanteur par partie, par Bernius ♥♥♥ ;
¶ l’invention formidable du piano de Leo
Ornstein (j’aime particulièrement
l’album de Janice Weber, mais il y a beaucoup d’autres œuvres de
qualités et de belles propositions pianistiques, corpus assez bien
servi au disque) ♥♥♥ ;
¶ les Caprices-études de
Rode
(bien sûr) par Axel Strauss ♥♥♥ ;
¶ les poèmes symphonies de
Novák,
en particulier Toman et Nikotina ♥♥ ;
¶ les épiques opéras allemands méconnus Lorelei
de Bruch et, plus fort encore, Die
Räuberbraut de
Ries (avec
Thomas Blondelle en feu comme toujours !) ♥♥♥ ;
¶ les cantates-ballades très atmosphériques et dramatiques de Niels
Gade : Comala ♥♥ et Erlkönigs
Töchter ♥♥♥ ;
¶ la messe simili-grégorienne avec vents de
Bruckner (version Rilling
chouchoute) ♥♥♥ ;
¶ le quatuor Op.76 n°3 (quelle construction étourdissante !) de
Haydn par le Quatuor Takács ♥♥♥ ;
¶ le romantisme généreux et subtil de Hans
Sommer (lieder et lieder
orchestraux, deux versions disponibles pour chaque genre) ♥♥ ;
¶ le quatuor piano-cordes en mi bémol de
Schumann sur instruments anciens
(Michelangelo Piano Quartet), un des sommets du Schumann chambriste
(avec le scherzo du Troisième Quatuor, on ne fait vraiment pas mieux !)
♥♥♥ ;
¶ le récital
« So Romantique ! »
de Cyrille Dubois. Direction incroyablement vivante et flexible de
Dumoussaud (dont la carrière explose en ce moment, on comprend
pourquoi), choix d’airs particulièrement inspirés par les têtes
pensantes de Bru Zane, et réalisation au cordeau par le ténor, tout en
mots et en facilité ♥♥♥ ;
¶ la musique de chambre piano-cordes (quatuor et quintette) de
Labor, du vrai romantisme, mais
tellement bien bâti et inspiré de bout en bout ! Avec Triendl-bae
évidemment ♥♥ ;
¶ disque doudou, le meilleur volume des arrangements du duo
Anderson &
Roe. Leur album When Words Fade est un hymne au piano
symphonique, une exploration de toutes les textures possibles aux
confins de l’hallucination auditive ! ♥♥♥
C. Éthique du
commentaire laconique
Il faut préciser, c'est important, l'idée derrière cette démarche.
Lorsque je balance à la volée ces commentaires rapides, c'est pour
donner une visibilité à ceux qui n'ont pas le temps de tout écouter,
pouvoir avoir une idée de ce qui ressemble à quoi, et choisir au plus
proche de ses goûts ou de ses envies de découvertes ; ce n'est pas une
analyse détaillée de disques (que je viens d'écouter). Pour bien saisir
la saveur de chacun, il faudrait écouter plusieurs fois, s'immerger
dans le projet, lire du contexte, s'informer sur la démarche des
musiciens, etc.
Mon propos
s'adresse aux auditeurs
et n'est absolument pas une critique ou une évaluation des disques.
J'ai toujours l'impression d'être un monstre lorsque je lance « œuvre
pas indispensable » ou « interprétation pas particulièrement saillante
», ce n'est pas une analyse… mais uniquement le partage d'un ressenti
qui permet ensuite d'orienter mes réécoutes et potentiellement les
choix d'écoute de ceux qui me lisent.
Il m'est arrivé d'ailleurs quelquefois de passer totalement à côté, en
première écoute, d'un concept, de qualités particulières…
Tenez, ce
Pfleger-là : en première écoute, j'ai trouvé ça un
peu ascétique. Et puis j'ai dû me plonger là-dedans pour en écrire la
notice… et j'ai découvert des mondes.
Les fragments de poèmes de dévotion populaires, Dieu qui parle à la
première personne en octaviant des graves sous la portée, les épisodes
rarement représentés (la Cananéenne, Emmaüs…), le chœur de fidèles
figuré par deux voix solistes, les choix d'instrumentation
(psaltérion)… À force de réécoute, j'ai aussi apprivoisé chaque
choix musical, chaque inflexion (et j'ai trouvé ça d'une invention
constante). J'y reviens très souvent, ça fait partie des disques qui me
servent de repère.
Alors qu'en écoute à la volée, je me serais dit « du motet allemand
sympa, mais un peu ascétique quand même » (alors que vraiment, vraiment
pas, ça déborde de mélodies irrésistibles, de virtuosité).
Tout ça pour dire quoi ?
J'essaie de prendre le temps de faire ces commentaires de disques parce
qu'ils permettent d'
appréhender
un peu
l'immense production
phonographique qui nous submerge chaque semaine, et de ne pas se
limiter aux têtes de gondole.
Mais je sais aussi que ces commentaires sont publics : et je précise
donc qu'il s'agit d'un carnet personnel, d'une façon de partager des
impressions avec ceux qui hésitent devant le disque à essayer en
priorité. Ce n'est en rien une évaluation de la qualité du disque
lui-même.
Dernier souvenir. Une fois (je ne sais plus pour quel corpus),
quelqu'un me pose la question d'une intégrale d'orgue à choisir. Il y
avait trois intégrales. J'explique les qualités (assez différentes) de
deux d'entre elles, et j'écris juste : « on peut se passer de la n°3 ».
Rien de méchant, j'étais dans le cadre d'un conseil de version sur un
forum, j'ai juste conseillé les plus intéressantes à mes oreilles,
c'était le principe, et non détaillé chaque version en particulier (à
supposer que j'aie eu à l'esprit chaque interprétation de chaque œuvre
!)
Le lendemain, j'ouvre mon courrier. Un nom britannique inconnu. C'était
l'organiste de… la troisième version.
Il me demande, très humblement et très poliment, visiblement affecté de
sa lecture, pourquoi « on peut s'en passer », lui y a mis beaucoup de
soin, a cherché les meilleures éditions…
La terre s'ouvre sous mes pieds : je voulais juste donner une info à un
pote – sur des choses écoutées, certes, mais pas non plus travaillées à
fond, j'ai survolé à nouveau le corpus et j'ai donné mon opinion.
Mais l'organiste, lui, dont peu de monde a dû parler même dans la
presse spécialisée, était à l'affût des recensions, et pour une fois
qu'on parle de lui, paf, on écrit « c'est pas la peine d'en dire
quelque chose ».
Et je comprends toute sa peine : lui, il les a travaillées une à une,
ces pièces, il les a enregistrées (avec toute la pression qu'il y a à
produire un disque qui sera l'une des seules traces qui survivra à son
exercice de la musique), il a voulu les transmettre avec sincérité.
L'histoire s'est bien finie : j'ai pu lui expliquer que la prise de son
était clairement défavorable (je trouve, en toute honnêteté, le jeu un
peu moins saillant aussi que les deux autres versions, mais pas du tout
mauvais en soi), et que ma préférence se portait donc ailleurs. Il m'a
alors expliqué que la production avait été difficile : entente avec le
label (je ne me rappelle plus lequel), manque de soin de la prise de
son, il avait lui aussi été assez frustré de l'expérience. Mais il
semblait soulagé que ce ne soit pas lui qui soit en cause.
Vous voyez pourquoi j'éprouve le besoin d'expliciter la démarche : en
publiant mes impressions, elles peuvent toucher les mélomanes qui sont
visés, mais parfois aussi blesser des artistes qui sont à l'affût, et
dont le travail n'est pas en cause.
Pour autant, je ne dis pas du tout que les mélomanes doivent se taire :
les musiciens ne sont pas forcément bons juges de leur travail, et à la
fin des fins, cette musique est (financée et) produite pour un public,
pas pour les musiciens eux-mêmes.
Typiquement, je trouve insupportables les musiciens qui estiment qu'ils
peuvent choisir leur public (comme Barenboim ou Christie qui disputent
ceux qui n'écoutent pas assez bien les génies tels qu'ils se
perçoivent) : les musiciens sont là pour transmettre de la musique à un
public, ce ne sont pas des idoles pour qui la musique a été écrite –
bande de saltimbanques damnés.
Donc, bien sûr, il est légitime que le public dise son avis, même s'il
n'y connaît rien, même s'il est injuste.
En revanche, vous comprenez
sans doute mieux
ma réticence devant le principe de l'écoute comparée,
et d'une manière générale de la critique sur le mode « c'est nul il
joue ça trop lentement ». A fortiori maintenant que tout est public :
faites gaffe quand même, surtout si vous avez de l'audience, il y a des
gens de l'autre côté du fusil. (Et des gens qui ont concrètement bossé
pour rendre cette musique disponible.)
Quant pour les musiciens : enregistrez des
inédits géniaux où il n'y a pas de
concurrence disponible. Personne n'écoutera vos disques, mais tous ceux
qui le feront seront ravis et ne pourront pas jouer à la mortifère
Tribune des Critiques de Disques.
Je continuerai donc mes commentaires, mais je garde ceci par-devers moi
pour y renvoyer au besoin et bien penser à redire le sens de la
démarche – et pourquoi je ne peux ni être méchant, ni me taire tout à
fait.