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L'Orfeo de Luigi ROSSI – le spectacle de l'année


À Nancy, à Versailles, et la saison prochaine à Caen, à Bordeaux, c'était la nouvelle production scénique de la saison en France. Celle qui change quelque chose, qui vous fait voir l'histoire de l'opéra ou votre vie de spectateur sous la perspective de l'avant et de l'après.



rossi suetia
Ligne de Luigi Rossi, tirée d'un recueil de cantates du XVIIe siècle italien par un copiste anglais.



1. Place historique

L'Orfeo de Rossi constitue déjà, en soi, à la fois une rareté et un événement : il s'agit du premier opéra écrit pour la France, une commande de Mazarin, en 1647. Luigi Rossi était à la pointe de l'opéra romain, qui se caractérisait par son goût des ariettes et des danses, beaucoup plus nombreuses que dans les sévères premiers opéras où tout l'effort était mis du côté de la déclamation brute ; de fait, son Orfeo, peuplé de dieux facétieux, de satyres déhanchés, de vieilles coquettes à chaconnes, déborde de hits musicaux, de danses sur des basses obstinées à la mode, de chœurs de sommeil, de duos tendres, de grands airs à refrains ou de courtes ariettes trépidantes…

L'œuvre se voulait une véritable démonstration, nommée commedia per machina. Dans le Prologue, l'effondrement des murailles (en réalité un peu de poussière masquant une seconde toile peinte montrant le même ouvrage en ruines) avait fait très forte impression par son réalisme, mettant même le public assez mal à l'aise devant une image qui évoquait de trop près la réalité de la guerre ; il était suivi par le changement à vue du champ de bataille en campagne verdoyante de Thrace.
De même, la quantité de tableaux, le luxe visuel, la générosité des décors, des machines et des chorégraphies impressionnèrent grandement – ce faste fut même retenu contre le cardinal lors dans les réquisitoires des Frondeurs.

Autre aspect de la tentative de Mazarin d'acculturer les traditions vocales italiennes, l'inclusion de nombreux castrats dans la distribution originale : Orphée, Aristée, Apollon, Mercure, Hymen & Soupçon (même chanteur), et même la Nourrice, Proserpine, les trois Grâces et les trois Parques (rôles travestis). Malgré le maintien de ces pensionnaires raccourcis sur le territoire et leur production régulière en concert, la mode ne prit jamais en France. Dans l'enregistrement Christie comme dans la production de Pichon, ces rôles sont tenus par des femmes (Dieu soit loué, pas de falsettistes en dehors des rôles de caractère).

Les premiers opéras français sont sensiblement plus tardifs : 1671 pour Pomone de Perrin & Cambert, 1673 pour Cadmus et Hermione de Quinault & Lully ; pourtant, plusieurs traits communs, qu'on pourrait croire attachés au style français, sont décelables.
==> Présence d'un Prologue (et d'un Épilogue) servant à la célébration politique ; ici la Victoire, après une glorieuse bataille, promet aux Français de triompher du mal comme Orphée triompha du monde souterrain. L'Épilogue compare la lyre à la fleur-de-lys, la métamorphose en constellations à la Résurrection, et Mercure souhaite une longue vie au roi Louis… Après ça, on pourra toujours dire que Lully était un courtisan empressé…
==> Du moins dans l'édition restituée par Pichon (et Miguel Henry), la disposition contrapuntique entendue est typiquement française, non pas concentrée dans l'aigu façon « clavier », comme pour le XVIIIe siècle italien, mais réellement répartie sur tout le spectre orchestral (expliquant l'usage de toute cette famille de hautes-contre, tailles et quintes de violon).




francesca aspromonte
Francesca Aspromonte en Euridice à Nancy.



2. Angles du livret

La structure du drame paraît assez simple – mais il faut considérer que, le public ne parlant pas italien, on vendait tout de même des résumés scène à scène pour assurer le suivi de l'action.

Prologue allégorique et politique (la Victoire).
Acte I : Apprêts du mariage, Eurydice est auprès de son père, mais les mauvais présages s'accumulent (colombes dévorées, flambeaux éteints).
Acte II : Vénus aide Aristée à séduire Eurydice, en vain. Celle-ci, au sein des fêtes de l'Hyménée, est finalement mordue par un serpent et refuse l'aide d'Aristée.
Acte III : Orphée pleure son épouse. Le fantôme d'Eurydice tourmente Aristée. Orphée plaide sa cause auprès de Pluton (convaincu par Proserpine elle-même convaincue par Junon du danger que cause la présence de la belle Eurydice auprès de son époux), mais ne parvient pas à tenir son engagement en ramenant Eurydice à la surface. Jupiter lui annonce qu'Eurydice et sa lyre deviendront des constellations.
Épilogue allégorique et politique (Mercure).

Contrairement aux autres versions d'Orphée, qui insistent sur le bonheur des amants, et placent en général Orphée au premier rang (après tout, c'est bien lui qui dispose des superpouvoirs et de la symbolique de l'histoire), le livret de l'abbé Francesco Buti place l'accent avant tout sur Eurydice et, plus insolite encore, Aristée.
Eurydice est très largement présente pour se divertir pendant les fêtes de son mariage, mais aussi pour affirmer sa vertu face à Aristée. Une fois mordue, elle dispose d'une longue scène de dix minutes pour exprimer la gamme de ses émotions (peur, fierté, solitude, désespoir…) ; après sa mort, elle revient même sous des traits inhabituellement exubérants et vengeurs pour torturer Aristée – qui, ici, n'avait pourtant aucune part dans la morsure, offrant même son secours. La place centrale et la grande variété d'affects du personnage d'Eurydice est pour beaucoup dans la réussite de l'ensemble.

L'autre personnage le plus présent sur scène est Aristée, le cultivateur pieux (très prié en Grèce, où les mythes rapportaient que ses abeilles, tuées en rétribution par les Dryades, avaient reparu de la chair d'un sacrifice), ordinairement représenté comme la cause involontaire de la mort d'Eurydice : la poursuivant de ses assiduités, c'est lui qui la pousse vers les herbes hautes où se trouve l'aspic fatal. Pourtant, ici, rien de tout cela : Aristée est simplement un jeune homme épris et désespéré, qui gâte son temps en longues déplorations et en infertiles suppliques. Vénus prend son parti, sans succès, contre la constance d'Eurydice, et c'est en vain qu'il offre son aide pour retirer le poison (« Comment pouvais-je espérer de votre pitié, quand vous êtes pour vous-même si cruelle ! »). Une fois Eurydice morte, son ombre ne vient pas visiter Orphée mais s'amuse à imputer la faute au pauvre Aristée et à lui promettre des souffrances interminables sur terre (alors que, dans le livret de Buti, il n'a pas du tout causé sa mort).
Le personnage, toujours geignard, n'est pas nécessairement sympathique selon nos standards contemporains, mais occupe une place centrale assez inhabituelle – plutôt que de représenter le bonheur d'Orphée, on représente la constance d'Eurydice, le désespoir de ses rivaux, et la défiance des autres femmes (Proserpine favorisant sa remontée chez les vivants pour cette raison).

Enfin, pour ménager les nombreuses ariettes et scènes de caractère, quantité de personnages secondaires peuplent le plateau de leurs démarches singulières et de leurs remarques plaisantes : Vénus mauvaise conseillère, l'Amour rebelle, une vieille dame délurée, un satyre célibataire, Momus venu troubler le mariage…  En fin de compte, le drame est éclaté en une multitude de petites scènes détachables, où chacun vient distiller sa petite sagesse à propos de l'amour, de l'inconstance, du mariage, de la vie.





Quelques extraits de l'acte II à Nancy : rejet d'Aristée, ariette du satyre, ariette de victoire, chœur du sommeil, chaconne de la morsure, scène de la mort d'Eurydice.




3. Sur scène

Le résultat, à la conjonction de ces figures badines et de ces petits airs entraînants, se révèle particulièrement roboratif, sans rien abîmer des grandes tirades tragiques ou des récitatifs majestueux (Eurydice mourante, Orphée pleurant sont de grands moments de théâtre sérieux).

À l'origine, l'œuvre durait six heures (et l'on ne sait rien du tempo adopté), mais il faut bien voir que cela incluait quatre entractes (un entre chaque partie, prologue et épilogue inclus) afin de changer les chandelles et de préparer éventuellement les décors (ce qui, après cinq minutes de Prologue, n'est pas sans avoir suscité quelques protestations dans la salle).
Que nous en reste-t-il ?  Manifestement, l'essentiel de la musique (sans l'orchestration, bien sûr : lignes de basse, lignes vocales, et certaines lignes instrumentales) nous est parvenu ; le manuscrit était conservé à la Biblioteca Chigi à Rome (retrouvé par Romain Rolland en 1888), puis déposé dans la bibliothèque du mécène de Rossi, le cardinal Barberini ; et même réimprimé par Balard à la fin du XVIIe siècle.

Les choix de Raphaël Pichon et Miguel Henry, dans leur édition pour la scène, sont donc délibérés – j'ai pu ouvrir la partition, le Prologue y figure. Pas de Prologue ni d'Épilogue politiques ; réduction au maximum de la dimension mythologique et allégorique (peu d'éléments dans la dispute entre Vénus et l'Amour, ni dans les conseils de Junon à Proserpine, l'invitant à éloigner une rivale potentielle en accédant au souhait d'Orphée).
C'est un choix nécessaire : 3h20 entracte inclus à Nancy, et réduction encore plus significative à Versailles, pour laisser les Parisiens/Franciliens retourner au bercail (2h45 entracte inclus). Ensuite, pour juger de ses orientations, je ne maîtrise pas suffisamment bien l'ensemble de la partition, même si j'aurais volontiers laissé un peu d'Aristée pour profiter davantage de certaines articulations logiques : l'échec d'Orphée apparaît immédiatement après la danse de réjouissance de Pluton qui vient de lui accorder sa grâce, ce qui est un peu déstabilisant. Pas véritablement de fin non plus, une petite déploration supplémentaire, et hop.

Je suppose que le choix se veut convergent avec la conception scénique de Jetske Mijnssen, une interprétation très fluide qui tient place lors d'un mariage ordinaire – de ce fait, le surnaturel n'y est pas exactement bienvenu. Mais la direction d'acteurs fine ne fait pas regretter le choix, tout ce monde se meut avec naturel sur scène, occupant agréablement les moments où le texte se contente de décorer. Les éclairages intimistes (de Bernd Purkrabek) façon bougie contribuent à cette impression de proximité domestique.

Du reste, l'accompagnement de l'Ensemble Pygmalion est absolument magnifique : c'est un continuo d'une débauche extraordinaire (harpe, luth, archiluth, deux claviers…), un constant défilé de flûtes et de cornets à bouquin, cherchant mille couleurs et refusant toujours l'immobilité… Jamais de grands aplats, toujours un ruissellement de diminutions tout à fait variées.

Le plateau n'est peuplé que d'excellents spécialistes de toutes générations ; pas de contre-ténors en dehors de rôles travestis de caractère (la très convenable nourrice d'Eurydice, la vieille coquette) et de l'Amour (très peu présent dans cet état de la partition), ce qui évite les dictions floues et les incarnations monochromes. Il y aura beaucoup d'éloges à distribuer : l'étonnante résurrection de Victor Torres (Endymion, Charon ; plutôt à bout il y a dix ans, et revenu avec une très belle émission mixte), la profondeur de Luigi De Donato (Augure, Pluton), l'abattage de Marc Mauillon (Momus), l'inaltérable Dominique Visse (vieille coquette), le timbre acidulé d'Alicia Amo, la suavité paradoxale de Renato Dolcini (satyre), l'Orphée moiré de Judith van Wanroij (peu d'impact, mais une grande élégance de timbre). Je suis moins séduit par Giuseppina Bridelli, dont le mezzo paraît un peu empâté (et donc moins mobile expressivement) en Aristée.

La grande sensation, salutaire considérant l'étendue de son rôle, est l'Eurydice de Francesca Aspromonte : on pourrait trouver à redire sur le détail de l'instrument (la couverture voile parfois le timbre, qui peut sonner un peu âgé pour une chanteuse de vingt-cinq ans), mais le résultat clair, glorieux, lui permet de camper les jeunes premières sans paraître étroite, limitée dans les éclats dramatiques ou ternie par un trop large armature… L'abandon naïf du sommeil, les accents joyeux de la danse, les appels terribles de la mourante et les imprécations du spectre trouvent à chaque fois l'équilibre vocal juste et le geste qui fait mouche.
L'italien est réellement déclamé, et les mots archaïsants prennent une saveur exceptionnelle sur ses lèvres ; par ailleurs, scéniquement, assurant la danse, le tambour de basque (par ailleurs guitariste baroque, même si cela ne se voit pas ici), elle impose une grâce et une autorité immédiates. Dans un livret qui tourne tout entier autour de la fascination exercée par Eurydice et de ses vertus, sa composition porte le spectacle vers une dimension supérieure.



Si Caen et Bordeaux ne sont pas sur votre route en 2017, profitez de la diffusion de l'intégralité du spectacle sur CultureBox : pour sa place historique, pour l'originalité de son texte et l'intérêt de sa musique, pour la qualité exceptionnelle de l'exécution, de surcroît en version scénique, c'est le spectacle à ne pas manquer cette année.


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Commentaires

1. Le lundi 29 février 2016 à , par Paulette

Quoi qu'en dise le site de Châtiau de Versailles-Spectacles, la représentation du samedi 20 février durait bien au-delà des 2h45 : 3h05 minutes de musique, globalement, plus entracte [et course pour avoir le dernier RER C à 23h55], soit la même durée qu'à Nancy, tel qu'on peut le voir sur Culturebox

2. Le mardi 1 mars 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Paulette,

Merci de la précision, je m'interrogeais justement sur l'état de la partition avec les contraintes de Versailles (qui n'ont, apparemment, pas été prises en compte – les banlieusards sont un peu pris en défaut, en l'occurrence).

C'était bien ? Comment sonnent Bridelli et Aspromonte en salle ?

3. Le mercredi 2 mars 2016 à , par Paulette

Bridelli ne m'a pas semblé empâtée, même si un peu univoque. Quant à Aspromonte, elle conjugue fraîcheur, sensualité, émotion et virulence, tout à fait épatante - bien dommage qu'elle ait disparu de la distribution de l'Oristeo à Marseille les 11 et 13 mars !

4. Le vendredi 4 mars 2016 à , par David Le Marrec

Univoque, on peut difficilement le lui reprocher, considérant le contenu du rôle.

Aspromonte, à en croire Operabase, ne se produit quasiment que dans le répertoire des premiers opéras italiens… Je me demande comment on peut faire bouillir la marmite avec ça, mais ça explique en tout cas son sens extraordinaire du style – et surtout, ce qui manque chez la plupart de ceux qui chantent cette musique, même spécialistes, même natifs, un italien supérieurement détaillé.

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