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dimanche 20 novembre 2022

Freitag : Stockhausen et le rhinocéros blindé de l'espace


Freitag aus licht von Stockhausen

#ConcertSurSol n°25

(Philharmonie de Paris)

StockhausenFreitag (« vendredi »)
Mise en scène : Silvia Costa
Chanteurs : Daviet, (Antoin HL) Kessel, Nombre, Maîtrise de Notre-Dame de Paris
Instrumentistes : Bletton, Zerdoud, Sarah Kim, Ratovo (tous issus de l’ensemble Le Balcon)
Direction musicale : Maxime Pascal

Aller voir un opéra de Stockhausen garantit toujours la satisfaction d’assister à un spectacle différent : quoique manifestement peu préoccupé du public, Sto y fait absolument ce qu’il veut, sans considération pour les attendus musicaux ou dramatiques… et son esprit fertilement étrange nous surprend à chaque fois.

Dans Donnerstag, il y a ce tour du monde aux personnages instrumentaux ; dans Samstag, les danses des parties du visage de Lucifer, ainsi que les grandes fanfares spatialisées au début et à la fin de l’œuvre; dans Montag, les hymnes des jours de la semaine ; dans Dienstag, la Course du Temps, la guerre des armées de cuivres et la grande séquence de sons de bombardements dans Mittwoch, le fameux quatuor de l’hélicoptère… Dans Freitag, ce sont les couples d’objets du quotidien et le concert des enfants – qui deviennent la foire aux hybrides d'une part, la guerre des enfants d'autre part.



1. Sujet

L’intrigue est centrée autour de la « tentation » d’Eva. Eva est l’amour de Michael – à la fois archange, musicien et alter ego de Stockhausen, associé à la trompette (mais il est absent de ce volet) –, tenue par une soprano à suraigus mais toujours doublée de son personnage cor de basset (encore une fois tenu par l’incroyable Iris Zerdoud). Elle y écoute la requête de Lucifer, basse – nommé Ludon dans ce volet, et accompagné de son double flûte appelé Lufa, car Stockhausen adore jouer avec l’onomastique –, car celui-ci lui propose de se livrer à l’amour de son fils, Kaino.
[Sto est certes assez libre dans son interprétation de la généalogie biblique ; pour autant, le désir de Caïn pour sa mère est un motif connu depuis assez longtemps : en 1908, Borngräber publie Die ersten Menschen (« Les premiers humains ») où toute l'intrigue du meurtre d'Abel repose sur cette prémisse. J'en (re)parlerai prochainement, à propos de l'opéra de Rudi Stephan qui s'en inspire.]

Le déroulé en deux actes est assez simple : Eva refuse, puis leurs enfants respectifs font de la musique ensemble ; Eva accepte. Acte II, Eva copule longuement avec Kaino, les enfants d’Eva sont massacrés par ceux de Lucifer, elle se repent, et tout se finit dans une harmonie cosmique des contraires.



2. Langue

Le livret de Freitag a la particularité d’être essentiellement fondé sur des échanges de mots ou de bouts de mots, des concepts qui se baladent, sans presque jamais faire de phrases : « Fête de Noël – lueur – clarté  – obscurité » auquel répond « sainte nuit – flamme de bougie – tes enfants brillent ». Ou alors des jeux onomastiques un peu fastidieux :
Filles : petit enfant – Fricka – petits enfants – Fricka Africa attention les secousses
Garçons : petite Freia – Fricka – Freia
Ludon : Ève – Fricka – Freia
Filles : Fricka – free – Africa – Fricka – Africa
Garçons  : Fricka – Freia
Ludon – Fricka – Freia – Eva
Filles : Fricka  – libre oui (frei ja) – Africa – Eva


Ce n’est clairement pas le plus narratif de tous.



3. Structure musicale

Comme les autres volets de Licht, l’œuvre se fonde sur une succession de tableaux aux liens lâches, et reposant sur trois types de traitement musical : un fond permanent de musique électronique (où Sto étire et superpose les motifs liés à ses principaux personnages), des « scènes de son » avec action scénique accompagnée par l’électronique, et les « scènes réelles » où interviennent les (ici très rares) instruments (flûte, cor de basset, un à deux synthétiseurs) et les chanteurs – c’est là où se déroule l’action principale.



Freitag aus licht von Stockhausen
Stockhausen attitude.



4. Les couples d'objets

La particularité des « scènes de son » de Freitag est de présenter des couples d’objets ou actions du quotidien, sous forme de couples de danseurs. Couples évidents comme « femme / homme » ou « chat / chien », plus liés à son temps comme « photocopieuse / machine à écrire » ou « flipper / joueur de flipper », parfois plus insolites (« ballon de football / jambe avec chaussure de football »), intemporels (« bras nu / main tenant une seringue ») ou poétiques (« lune avec un petit hibou / fusée », « bouche de femme avec fleur de crocus / cornet de glace avec abeille » !). Décontenancés par la Chute d’Ève cédant à Caïn (pourtant à la suite d’une acceptation qui semble rationnelle et simplement généreuse), les couples s’interchangent pour former des hybrides monstrueux (chat humain, jambe qui joue au flipper, seringue en lune, archet jouant d’un nid, etc.). Après le Repentir, les couples (qui sont en fin de compte un chœur de solistes) s’incarnent en « scène réelle » et chantent des notes tenues jusqu’au chœur-spirale final.
Comme d’habitude avec Stockhausen (et la mise en scène de Silvia Costa, par ses jeux de scène avec les ballons lumineux), le principe est exploité jusqu’au bout : tant qu’on a pas vu l’entrée de chaque hybride (et pour chaque entrée, tous les autres rejouent leur propre scène, cela s’entend dans la bande enregistrée qui superpose les motifs évocateurs), on ne s’arrêtera pas. J’ai tellement pensé à la « Course du Temps » de Dienstag (où pour années, décennies, siècles, millénaires, on réexplique chaque fois la règle… ce serait un peu comme réexpliquer la règle du jeu de dames à chaque coup… c’est un peu long, et pas très stimulant intellectuellement) !

C’est amusant, mais les doubles ne sont pas toujours vertigineux (« homme / femme », « taille-crayon électrique / crayon »), la musique électronique reste très uniment planante (clairement, on a fait mieux avant et depuis, de Takemitsu à Risset…), et la répétition est vite lassante – surtout dans cette mise en scène, j’y reviendrai.



5. Les enfants

L’autre grande trouvaille, c’est la présence massive d’enfants (orchestre pour Eva et chœur pour Ludon), qui jouent séparément puis ensemble. Au second acte, ils se font même la guerre : les enfants d'Eva (avec des armes modernes) sont vite massacrés par les enfants de Lucifer (avec des armes archaïques, mais aidés d'un rhinocéros volant invincible).

« La guerre est atroce. Ici et là, gisent des blessés, exfiltrés du champ de bataille. Un gigantesque rhinocéros ailé foule la scène. Quatre garçons noirs le chevauchent et tirent sur les enfants d’Eva, effrayés. Les coups n’ont aucun effet sur le monstre, qui bat des ailes, charge à gauche ou à droite, et crache du feu. Eva, en lévitation, tente de protéger ses enfants. Mais ils prennent la fuite. Le rhinocéros les piétine. Les enfants de Ludon l’emportent, la rumeur des combats s’adoucit et s’éteint. Pour cette scène, le musicien qui tient la partie de synthétiseur, invisible, échantillonne autant de sons d’armes-jouets que possible : claquements, hurlements, fracas, sifflements, vrombissements, explosions, grincements… Il improvise, sans nécessairement utiliser toutes les hauteurs notées sur la partition. »

Scène impressionnante (quoique escamotée, ici aussi, par la mise en scène). Les superpositions des chants d’enfants avec l’orchestre d’enfants et l’électronique, les jeux de scène, le résultat est total, insolite, fascinant, réjouissant.



6. Musique de chambre

En réalité, le moment où j’ai pris le plus de plaisir est au début, le duo d’Eva et Ludon soutenus par leurs doubles (flûte et cor de basset), quatuor de poésie ineffable à peine soutenu par la bande enregistrée… Pas particulièrement original (il y en a dans tous les épisodes du cycle Licht), mais c’est là où, à mon sens, Stockhausen livre sa meilleure inspiration – on est dans le même esprit que son cycle Klang des années 2000, pour diverses formations de chambre très réduites.

La scène de coït avec Caïn m’a paru beaucoup moins intéressante, malgré les acrobaties vocales et l’évocation assez pudico-mystique de l’étreinte (on peut deviner l’ébat quand on le sait, mais ce n’est absolument pas démonstrativo-figuratif). Là aussi, avec une mise en scène adéquate, plutôt que l’immobilité sur les deux demi-cercles, il y avait moyen d’être davantage magnétisé :
« C’est la nuit. Un lac reflète la lune, cependant invisible dans le ciel. Sporadiquement, des oiseaux crient, un hibou hulule. Kaino, debout sur la rive, regarde le lac, puis s’assied en position du lotus. Un bateau s’avance. Eva y est assise, avec Elu et Lufa, qui se tiennent derrière elle et jouent de longues notes. Les trois sont vêtues de robes transparentes. Kaino les aperçoit. Avant même d’atteindre la rive, le bateau s’arrête. Eva en descend, pieds nus, remonte sa robe et marche dans les eaux peu profondes jusqu’à la terre ferme. Elle se retrouve devant Kaino, déplie lentement sa robe et l’étreint. Ils chantent doucement, accompagnés par le cor de basset et la flûte. Eva se lève ensuite, regagne les eaux peu profondes, remonte sur le bateau et s’y assied, tournant le dos à Kaino, qui la regarde s’éloigner, avant de sortir à droite, ses mains posées, mais non croisées, sur les épaules. Un cri de ténor glaçant transperce l’Univers: « Eva, nos enfants ! »  Un rougeoiement vif jaillit du ciel, traverse le lac au milieu et envahit l’espace. »

Détail amusant : Stockhausen avait prévu que les enfants, dans leur tutti harmonieux du premier acte, chantent le nom des artistes ayant participé à la création du spectacle… ici, version actualisée, avec Silvia Costa, Caroline Sonrier et même… Olivier Mantei !



http://piloris.free.fr/css/images/sto_kaino.png



7. Musiciens exceptionnels


L’interprétation n’appelait que des éloges.

Les solistes du Balcon, d’un niveau superlatif et toujours très habités, jamais mécaniques, phrasant à loisir : Charlotte Bletton et Iris Zerdoud sont des déesses.

Plaisir de retrouver Halidou Nombre (Kaino) découvert chez la Compagnie de L’Oiseleur, lorsqu’il jouait Domingue, l’esclave de Paul dans Paul & Virginie, le chef-d’œuvre de Massé (avec une distribution de feu, vidéo là) !  Impressionné par Antoin HL Kessel en Ludon : la voix est belle et expressive, et la sonorisation confortable ne la fait pas sonner grosse, on entend très bien la source du son, mais sans tendre l’oreille.

Ébloui par le travail des enfants du CRR de Lille (pour l’orchestre) et de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris : cela ne sonne pas du tout comme un orchestre d’enfants (ils avaient pourtant dans les 10 ans). C’est beau, c’est timbré, ce n’est pas le bazar. Et les petits choristes ont de très longues parties !  Je ne sais pas comment on a pu leur faire apprendre tout ça, mais ils semblaient redoutablement à l’aise, ravis d’être là, et le résultat était splendide. Tant mieux, parce que ce sont eux qui ont les pages les plus singulières (le Concert, la Bataille) de l’ouvrage !



8. Mise en scène tronquée

L’expérience est un émerveillement en soi, mais j’ai tout de même trouvé le temps un peu long. D’abord parce qu’après avoir entendu pas mal de volets (et même vu d’une façon ou d’une autre ceux donnés par Le Balcon ces dernières années), on n’est plus aussi surpris des dispositifs – la musique de chambre est écrite de la même manière, l’électronique déploie les mêmes timbres et les mêmes atmosphères, la dramaturgie discontinue se reconnaît…

Mais il y a une autre raison : Silvia Costa. Dans sa note d’intention pour la mise en scène, elle expose l’enjeu de conserver la pièce vivante tout en demeurant fidèle à l’esprit de Stockhausen. Sauf que… pour des raisons que j’ignore, elle fait le choix de supprimer quantité d’éléments (parfois au cœur des scènes) pour les remplacer par… rien du tout.

Attention, c‘est là où je vais grommeler.

a) Absence de décors
Je sais qu’on ne peut pas réellement faire de la mise en scène totale avec la Philharmonie, mais alors que le livret décrit un sentier caillouteux (première scène) ou un bord de lac (scène du coït), la plateau uniformément blanc ne permet pas cela.

b) Absence de danseurs
Les 12 couples de danseurs, figurant de façon vivante les objets des scènes de son, sont replacés par des objets manipulés par des enfants-démiurges (pourquoi pas, il s’agit d’un opéra de l’enfance). Mais le fait que ce soient des objets limite totalement les possibilités, et on voit à l’intini le même mouvement de balancier sur la voiture de course, le corbeau, la fusée, etc. Même lorsqu’il s’agit de danseurs, au demeurant (pour le bras seringué ou la jambe de footballeur), pas de couples, ils restent seul dans leur coin à répéter à l’infini le même geste. Le résultat, à la fin de l’œuvre, finit par ressembler à une sorte de musée assez lassant, alors que des couples de danseurs permettent évidemment une tout autre variété de jeu. [Un camarade, T., me faisait même remarquer qu’une fois l’hybridation monstrueuse réalisée, Silvia Costa ne faisait plus vraiment évoluer les objets vers le dépassement des oppositions et en restait à ce deuxième état.]

c) Absence de didascalies
La plupart des didascalies sont supprimées : Stockhausen précise à quel moment tel personnage entre, par quel côté, et si pendant que les autres parlent il rit, se tait, etc. Ce n’est pas du tout respecté, on sent une direction d’acteurs beaucoup plus globale. On se demande parfois (souvent) pourquoi ne pas s’être appuyé davantage sur le projet de Sto.
Typiquement, la scène du coït, avec sa rencontre au bord du lac (je ne dis pas qu’on soit obligé pour les robes transparentes), aurait été beaucoup plus mobile et poétique que cette grimpette sur deux demi-cercles, en position d’accouplement pendant un quart d’heure, sans plus de jeu de scène.

d) Absence de rhinocéros
Si l’on peut regretter le choix du « musée » au lieu des « danseurs ad libitum », ce pouvait être un pari respectable ; en revanche, la faute plus difficile à pardonner, c’est la destruction complète de la séquence de la guerre des enfants. Faites ce que vous voulez avec Don Giovanni ou Traviata, le public dans sa grande majorité déteste les mises en scène regie, mais au moins, il a le choix d’aller voir ailleurs ou d’attendre cinq ans que ça repasse au bas de sa porte… mais ne détruisez pas les œuvres qu’on ne donne qu’une fois en un demi-siècle, s’il vous plaît…
J’ai reproduit précédemment les notes de mise en scène telles que voulues par Sto : armement d’aujourd’hui pour les fils d’Eva, armement archaïque pour les fils de Ludon ; affrontement implacable accompagné par un échantillonnage de bruits de guerre ; cris ; apparition d’un rhinocéros intergalactique blindé, qui porte grâce à ses ailes les enfants de Ludon qui finissent par massacrer ceux d’Eva.
Silvia Costa nous propose : une ronde avec échange de T-shirt (tout le monde finit en blanc d’ailleurs, donc ce sont les enfants d’Eva qui gagnent), sorte de pajama game qui se termine avec une fête indienne avec jets de pigments, et tout le monde sort bras dessus bras dessous. Plus rien à voir avec le propos de l’œuvre. Quand on sait l’exigence (invraisemblable et présomptueuse) de Sto, on peut s’imaginer combien il aurait été horrifié que non simplement on simplifie, mais on change le sens de son œuvre ! 
Et je ne parle même pas de la grande déception de nous tous qui attendions de voir le Rhinocéros de l’Espace – je ne plaisante pas, ce type de fantaisie fait partie du plaisir… si on enlève la fantaisie et le mauvais goût de Sto, il ne nous reste plus que la bizarrerie pour nous consoler…

Je suis donc à la fois ravi de cette production, et un peu indigné de l’affaiblissement délibéré des propositions du compositeur-librettiste par Silvia Costa. J’espère qu’elle s’amendera – ou à défaut, qu’on trouvera quelqu’un d’autre. C’est rageant, lorsqu’on voit le soin infini apporté à l’exécution musicale – pour avoir assisté à une répétition de Donnerstag avec Maxime Pascal, il est d’une infinie bienveillance avec ses musiciens… mais il respecte chaque sous-nuance, chaque phonème en langue imaginaire… tout est religieusement joué à l’exacte ressemblance de ce qui est écrit –, et en particulier par les enfants, on peut être légitimement être assez impatienté que la metteuse en scène choisisse, elle, de faire ce qui l’amuse au lieu de tenir compte de l’œuvre.




9.Envoi

Au demeurant, même si c’est long, même si c’est imparfait… l’expérience est toujours si étonnante qu’elle vaut à chaque fois la peine – ce n’est même pas de la musique difficile, d’ailleurs… c’est… autre chose. (Rien à voir avec Gruppen, qui est un chef-d’œuvre infiniment plus formel et touffu.)

Et il faut à nouveau saluer le fantastique programme de salle (gratuit, d’ailleurs), qui permet de disposer d’une visibilité complète des intentions sonores et librettistiques de Stockhausen, sur ce volet et dans le reste du cycle.

C’était complet, et j’ai été impressionné par le public, très sage et concentré, qui est resté jusqu’au bout – contingent de spectateurs du Festival d’Automne, particulièrement endurant aux propositions les plus bizarres ?

Quelques extraits des précédentes productions pour se faire plaisir.
Dienstag : bombardements, Stabat Mater et Teletubbies

dimanche 10 juin 2018

Les opéras rares cette saison dans le monde – #7 : espagnols, celtiques, scandinaves, finno-ougriens


Précédents épisodes :
 principe général du parcours ; 
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne ; 
#2 programmation en langues italienne et latine ;
#3 programmation en allemand ;
#4 programmation en français ;
#5 programmation en anglais ;
#6 programmation en polonais, tchèque, slovaque, slovène et croate ;
#7 programmation (ci-présente) en espagnol, gaélique irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien, hongrois.

À venir : il ne reste plus que la grosse notule sur les les opéras contemporains ; pas tous, seulement ceux intriguants, amusants (ou même réussis, car cela arrive quelquefois).



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La salle du Teatro Solis, une des scènes d'opéra de Montevideo.



Opéras en espagnol

Les raretés sont essentiellement des zarzuelas, évidemment – c'est-à-dire des opéras espagnols d'essence légère. Légèreté qui est plus théorique qu'absolue, de même que l'opéra comique en France… on y trouve aussi bien des fantaisies loufoques comme El dúo de La Africana de Fernández Caballero (histoire de préparation dysfonctionnelle d'une représentation de Meyerbeer) que des histoires d'amour plus traditionnelles et sérieuses. Néanmoins, il ne faut pas se laisser abuser par l'utilisation générique du titre hors d'Espagne pour désigner quasiment tous les opéras espagnols qu'on ne joue pas ailleurs : les opéras à sujet véritablement sérieux, comme Marina d'Arrieta ou El gato montés de Penella Moreno, ne sont pas des zarzuelas.

Les quatre pièces que j'ai retenues comme raretés sont en réalité des standards du répertoire hispanohablante, largement et luxueusement enregistrées ; régulièrement données malgré leur peu de notoriété à l'échelle mondiale.

Bretón, La verbena de la paloma à Montevideo (Uruguay)
→ Le grand standard de la musique légère (género chico). Le livret a abouti dans les mains de Bretón à la suite d'une série de défections, et bien que moins expérimenté que les premiers pressentis, ce fut un grand succès dès la première de 1894.
La musique, malgré la date, demeure très simple, surtout au service des scènes pittoresques et piquantes, de morceaux de chansons, de personnages de caractère, tout cela pendant une fête de la Vierge à Madrid.
→ [vidéo]

Penella Moreno, El gato montés (Zarzuela de Madrid, Kaiserslautern)
→ L'un des titres les plus célèbres (alors qu'on serait souvent bien en peine de citer le compositeur), en particulier à cause du paso doble qui a acquis sa célébrité propre hors du contexte de l'opéra.
→ Juanillo, un hors-la-loi, aime et est aimé de Soleá, gitane protégée de Rafael, le torero (qui l'aime également, que croyiez-vous). Les deux hommes s'affrontent à coup de navaja mais sont séparés par la fille de bohème. Tout cela m'évoque confusément quelque chose de familier, mais quoi ?  (Spoiler : ça ne finit pas très bien.)
→ L'œuvre, quoique de 1917, est écrite dans un romantisme tout à fait traditionnel (post-verdien, disons), qui prend simplement en compte certaines avancées de l'orchestration et de l'harmonie (de jolies doublures de bois qu'on ne trouve pas en 1850 et des enchaînements un peu plus variés) – les doublures de lignes chantées par les cordes, typiques de Puccini, sont aussi adoptées par Moreno comme Sorozábal. Du point de vue de la composition, ce n'est pas un chef-d'œuvre particulièrement singulier, mais l'œuvre est robustément écrite et, parmi les œuvres de langue espagnole, fait figure de modèle dans ce genre lyrique et pathétique.
→ [écouter]

Sorozábal, La tabernera del puerto (Zarzuela de Madrid)
→ Alors que nous sommes en 1936, Sorozábal écrit un opéra qui s'apparente davantage à du Delibes. Là aussi, du véritable romantisme, mais il s'agit d'une zarzuela, donc pas du tout dans le même esprit pathétique qu'El gato montés : la musique demeure toujours intensément lyrique et lumineuse, dotée d'une veine mélodique évidente et généreuse qui a fait son succès. Là non plus, on ne révolutionne rien, mais le résultat est très séduisant, quelque part entre l'Élixir d'amour et le postromantisme puccinien.
Le livret se déroule, à une époque contemporaine de la composition, dans un port imaginaire de la côte Nord de l'Espagne, où la tavernière Marola fait tourner toutes les têtes sans rien demander. Pour se débarrasser de Leandro (qu'elle aime), le père de Marola l'envoie s'occuper d'un chargement de cocaïne (!). Leandro est englouti dans les mers et réapparaît miraculeusement à la fin, ce qui entraîne la confession du père sur le piège tendu (il finit en prison).
→ L'air de Leandro (le soupirant cocaïné) « Non puede ser » reste donné quelquefois en récital par les ténors de langue espagnole.
→ [écouter]

Piazzolla
, María de Buenos Aires (Staatsoperette de Dresde, Halle, Graz, Nashville, San Diego, Eugene dans l'Oregon)
→ Est-ce réellement un opéra, ou une comédie musicale écrite dans le style tango, difficile à dire. L'œuvre, qui n'est pourtant pas célèbre en soi, connaît en tout cas une fortune impressionnante à travers le monde, forte de la notoriété de Piazzolla… Et de fait, ça ressemble à un concerto pour bandonéon et voix, sis sur des textes d'Horacio Ferrer… Il faut dire que le résultat est réjouissant et véritablement accessible à quiconque n'a pas en horreur le tango – une sorte de version étoffée et complexifiée des chansons et danses habituelles.
→ [écouter]



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La grande salle de concert de Dublin, où Eithne a été donné cette saison.



Opéras gaéliques

Le gaélique irlandais est institutionnellement la première langue officielle de la République d'Irlande, devant l'anglais (quoique beaucoup moins parlée et comprise). Elle est indo-européenne, mais d'un groupe qui n'a beaucoup de locuteurs et n'est adossé à aucun état. Elle est parente du gaulois ou, plus proche, du gallois et du breton. À l'opéra, elle est essentiellement présente par Eithne d'O'Dwyer, encore régulièrement donnée.

O'Dwyer, Eithne en irlandais (Dublin)
→ Militant de la mise en valeur de la culture gaélique, O'Dwyer est le premier à proposer un opéra représenté en gaélique, et cela explique le caractère emblématique d'Eithne, régulièrement redonné en Irlande ces dernières années, après une période d'éclipse… à chaque fois une sorte de célébration nationale, quelque chose que les locuteurs de langues plus dominantes que menacées, comme l'anglais ou le français, ne peuvent pas pleinement appréhender.
→ La première tentative remontait à 1903 (un opéra de Thomas O'Brien Butler), mais l'opéra Muirgheis avait finalement été représenté en anglais !
→ Son style demeure très romantique, et m'évoque beaucoup celui des opéras anglais du milieu du XIXe siècle (même vocalement, on pourrait croire, en entendant les timbres anglophones et les accentuations, qu'il s'agit d'anglais mal articulé, alors que la langue parlée n'a véritablement aucun rapport) : on songe vraiment à Macfarren (Robin Hood), voire Balfe (Satanella) ou Wallace (Maritana, Lurline…) – ces deux derniers nés irlandais, au demeurant – avec un orchestre (un peu) plus riche.
→ Rien de très singulier, donc, mais agréablement écrit, et sans doute émouvant quand on connaît la langue – sinon, à l'oreille, la différence n'éclate pas, et à tout prendre j'aime davantage les fantaisies de Macfarren.
→ [vidéo]… du concert de cette saison !



opera_copenhague.jpg
L'intérieur du célèbre Opéra de Copenhague.



Opéras danois

Kuhlau, Lulu (Copenhague)

→ Grand succès national, ce n'est évidemment pas la Lulu de Wedekind en 1824, mais le Prince Lulu, emprunté au conte de Weiland qui servit également de source à la Flûte enchantée de Schickaneder et Mozart. Opéra très vivant, nombreux dialogues entre solistes et chœurs, flux très animé, comparable aux opéras de Spohr et de Schubert, avec quelques airs vocalisants qui se rapprochent davantage du Rossini seria. La fin inclut même du mélodrame (voix parlée accompagnée), et le chœur final navigue quelque part entre Mozart et Hérold. Mérite vraiment d'être connu : le nombre de parentés qu'on est obligé de cité montre bien sa singularité, car le langage en est très cohérent et personnel, d'une grande plasticité dramatique.

→ La vie de Kuhlau est peut-être plus célèbre que son œuvre : reconnaissable sur les portraits à son œil manquant (il est tombé sur la glace à sept ans), il a quitté Hambourg en 1810 (six ans après le début de sa carrière locale) pour fuir la conscription napoléonienne. L'essentiel de sa production de maturité est donc danoise, au point de devenir l'emblème de l'opéra de ce pays et dans cette langue.

→ Son premier opéra danois se fondait sur son équivalent littéraire qui fait la bascule vers le romantisme, Oehlenschläger. Quant à son opéra le plus glorieux en son temps, une comédie (ElverhøjLa Colline aux Elfes), il n'est plus guère joué, alors qu'il inclut des thèmes (sonores) folkloriques et un hymne à la royauté… c'est aujourd'hui Lulu, un drame plus pur, qui occupe la place de principal opéra national danois.

[Vidéo tirée de la production de cette saison.]



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La grande salle de concert d'Oslo – où l'on se rend compte que, dans ces villes du Nord, l'absence d'enjeu du nombre permet de réaliser de belles salles sans doute très satisfaisantes acoustiquement et visuellement.



Opéras en bokmål

Il existe en réalité deux langues qu'on nomme norvégien en français ; apparues toutes deux de façon délibérée au milieu du XIXe siècle, elles ont suivi une logique exactement inverse. Le nynorsk (néo-norvégien, 20% des locuteurs) se fonde sur l'unification de vieux dialectes du fonds nordique commun, plus proches de l'islandais et du féroïen ; à l'inverse, le bokmål, la langue des villes (80% des locuteurs), est une adaptation du danois à la prononciation et au vocabulaire spécifique de la Norvège. Les deux ont leur littérature, mais le bokmål est celui des deux norvégiens qui est connu à l'étranger : c'est la langue d'Ibsen, la langue des opéras de Borgstrøm, celle dans laquelle on chante Les Miz, celle aussi des fictions télévisuelles (comme la remarquable série Okkupert de Nesbø… on y entend du bokmål, du russe, de l'anglais, du suédois… mais pas un pouce de nynorsk, même dans les parties qui se déroulent à la frontière Nord).
J'avais retracé rapidement cette bizarrerie dans cette ancienne notule.

Irgens-Jensen, Heimferd en bokmål, à Oslo
→ Un postromantique norvégien de valeur (sa Symphonie vaut le détour), ici c'est un oratorio qui est donné, au caractère très évocateur, dans la tradition de la grande cantate symphonique et épique qui court de Schumann (La Malédiction du Chanteur, Le Page et la Fille du Roi) et Gade (Comala) à Mahler (Klagende Lied) et Schönberg (Gurrelieder).
→ [extraits] tirés du disque Ruud avec Stene, Bjørkøj et le plus bel orchestre du monde…




opéra göteborg
Couleur locale de l'Opéra de Göterborg.



Opéras en suédois

Menotti, Le Téléphone en suédois (Göteborg)
→ Un des titres les plus charmants de tout le répertoire, musique très accessible (mais plus en conversationnel qu'en sirop flonflonnisant), une saynète sur l'intrusion des technologies dans la vie sociale et amoureuse. Il est souvent traduit en langue vernaculaire (je l'ai vu sur scène en français il y a quelques années), et c'est un moment délicieux dont je me sens encore imprégné.




opéra tallinn
Architecture ecclésiale (et blancheur russisante) à l'Opéra de Tallinn.
Le bâtiment extérieur est pourtant immense, mais la salle de taille réduite.



Opéras estoniens

L'estonien n'est pas une langue balte, mais ouralienne, très proche du finnois. On l'entend bien, même à l'Opéra, à la répétition de syllabes, en fin de mot… Les techniques de chant aussi, souvent un peu rocailleuses (pas totalement en avant, avec des timbres un peu râpeux), sont très comparables.

Tamberg, Cyrano de Bergerac (Tallinn)
→ Compositeur estonien contemporain (mort en 2010). Cyrano (1974) est écrit dans une langue sonore délibérément archaïsante, que je trouve assez irrésistiblement charmante – un peu à la façon du Henry VIII de Saint-Saëns ou du Panurge de Massenet, pour situer. Cela sied si bien au ton à la fois lointain et badin, épique et familier qui parcourt l'ouvrage. Contrairement à Alfano (à mon sens plus loin de l'esprit, même si l'acte V est une merveille), ici Cyrano est baryton et non ténor – ce qui paraît beaucoup plus cohérent avec toute sa dimension d'anti-jeune-premier.
→ L'écriture manque peut-être de contrastes (et les épisodes sont réellement très raccourcis, peu de discours !), mais elle recèle aussi de belles trouvailles, comme la délicieuse cavatine de Christian qui ouvre la pièce (tout l'acte I est supprimé étrangement, point de tirade du nez ni de ballade du duel, on débute au II avec les « ah ! » de l'aveu manqué). Le personnage de Roxane est remarquablement servi : Tamberg lui attache une harmonie plus archaïque et une orchestration spécifique (qui ne se limitent pas à son leitmotiv, mais accompagnent ses interventions tout au long de l'ouvrage), qui traduit de façon particulièrement persuasive l'empire et la fascination qu'elle exerce sur les protagonistes qui l'entourent.
→ [extraits vidéos] ; on peut aussi voir l'intégrale dans une production filmée que j'ai dénichée sur le replay de la télé estonienne (on a les passe-temps qu'on peut). L'opéra est aussi disponible chez le label ♥CPO!



theater basel
Le Theater Basel, qui donne Hubay cette saison.



Opéras en hongrois

Erkel, Hunyadi László (Budapest)
Hunyadi est le second opéra romantique hongrois le plus célèbre, après Bánk Bán du même compositeur. Le sujet est, de même, inspiré de l'histoire politique des rois hongrois. Ici, épisode du XVe siècle : le successeur du roi Hunyadi János (qui appartient à un parti adverse) veut tuer le fils de son prédécesseur, pourtant un brillant général de l'armée ; multipliant les tentatives, tombant amoureux de sa fiancée, le tout culminant dans l'horreur d'une mort injuste que rien ne peut suspendre – quatre coups de hache pour séparer le la tête du corps de László.
→ On décrit en général Erkel comme l'équivalent de Verdi en Hongrie. Et, de fait, le modèle est totalement verdien (avec des touches de valses rythmées de triangle, plus à la façon des opéras légers germaniques). Mais sans la même évidence mélodique, sans la même urgence dramatique. Je ne le trouve pas particulièrement savoureux – dans le genre simili-verdien, Foroni, Faccio ou Catalani me paraissent beaucoup plus excitants.
→ [vidéo]

HubayAnna Karenina (Bâle)
→ L'œuvre est originellement écrite en hongrois, mais il est très possible, comme cela se fait souvent dans les pays germanophones pour les œuvres rares tchèques ou hongroises (voire les opéras comiques français, pour lesquels il existe toujours une tradition vivace d'interprétation en traduction), qu'elle soit jouée en allemand.
→ HUBAY Jenő (né Eugen Huber) est surtout célèbre comme violoniste ; virtuose, ami de Vieuxtemps, pédagogue, la discographie le documente essentiellement comme compositeur de pièces pour crincrin. Néanmoins, cet opéra, fondé sur une pièce française (Edmond Guiraud), lorsqu'il est écrit en 1914 (mais représenté seulement en 1923), appartient plutôt à la frange moderne, d'un postromantisme assez tourmenté et rugueux. Très intéressante et intense.
→ Hubay a écrit neuf opéras, dont certain sur des livrets assez intriguants : Alienor en 1885 (traduction d'un livret d'Edmond Haraucourt), Le Luthier de Crémone en 1888 (traduction d'un livret de François Coppée et Henri Beauclair), La Vénus de Milo en 1909 (d'après Louis d'Assas et Paul Lindau) et plusieurs inspirés de contes et récits populaires hongrois.
→ [extrait]



Et ensuite ?

Ne reste plus que l'ultime notule, sur les opéras contemporains (rien qu'avec les titres, c'est assez passionnant).

Il aura donc fallu une saison pour faire le tour de… la saison !  Mais que de richesses à découvrir au fil des épisodes… je vous recommande vraiment, puisque beaucoup sont disponibles en ligne dans de bonnes conditions (vidéos, parfois sous-titrées…), de vous laisser amuser ou surprendre par cette diversité qu'on ne se figure pas, lorsqu'on a ses habitudes dans une maison ou un pays, ou qu'on feuillette simplement la programmation mondiale.

Des gemmes tout à fait inhabituelles et stimulantes sont disséminées, et si on ne peut y aller, on peut cependant aisément les découvrir, ou simplement s'interroger sur ce que ces différences disent des identités (ou des identifications) locales. Puisse CSS avoir contribué à votre émerveillement !

mercredi 22 novembre 2017

[Opéra] Amours uranistes chez McCarthy : Fellow Travelers de Gregory Spears



En train de préparer le prochain volet des opéras rares donnés cette saison dans le monde, cette fois-ci consacré aux opéras de compositeurs vivants. L'occasion de faire un tour des tendances dans les œuvres créées, qui échappent de plus en plus aux sinueux dispositifs pour happy few (fondés sur des collages de textes illustrant la vie d'un poète d'avant-garde – je n'exagère pas vraiment) qu'on pouvait voir fleurir jusqu'au début des années 2000.

À force de traiter l'opéra de musée mourant, il semble s'être ouvert à d'autres univers – ou bien est-ce simplement qu'avec les bases de données actuelles, à la fois beaucoup plus accessibles et beaucoup plus complètes, on peut mieux se rendre compte de la diversité qui existe par le monde ?

En tout cas, quantité de thèmes beaucoup plus accessibles que d'ordinaire :
histoire récente (JFK),
littérature grand public (le Chat botté en tchèque, Moby Dick, Anne Frank, Lord of the Flies),
littérature fantastique (la Maison Usher, le fantôme de Canterville, deux Dracula, Hercules vs. Vampires [??] et même un Addams Family !),
cinéma (Marnie, L'Ange exterminateur, Solaris, Dead Man Walking, La Reine des Neiges, Max et les Maximonstres !),
bio-ops (Pompadour, Wagner, M. Monroe),
suites d'opéras (Radames, Buoso's Ghost, Figaro Gets a Divorce),
actualité (Fukushima),
faits de société (Alzheimer, prostitution de luxe, cas psychiatriques remarquables…).

Et bien d'autres – beaucoup en tchèque et en langues baltes, étonnamment.

Ça jette un sacré coup de jeune, en tout cas une ouverture vers un public plus vaste que le fer de lance de la culture la plus valorisée, pour peu que la musique suive le même chemin (diversement le cas, comme vous le constaterez le moment venu).
Beaucoup d'œuvres assez réussies là-dedans, en plus.

Certes, j'attends toujours mon opéra de zombies et ses super dialogues, ou mon heptalogie Star Wars.

Je viens donc pour l'occasion d'écouter ce disque qui vient de sortir (le 29 septembre, c'est tout comme). Gros coup de cœur – qu'il est peu probable que la majorité de mes lecteurs partage, j'en conviens d'avance.


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Comme la présentation est un peu longue pour le format prévu (survol de nombreux titres donnés un peu partout), et que je ne vous ai pas nourris depuis une semaine, voici quelques premières impressions.


(Gregory) Spears, Fellow Travelers (Chicago)

→ Amours uranistes entre un jeune diplômé et un officiel sexagénaire du Département d'État, dans l'entourage de McCarthy et l'action anticommuniste américaine. Créé à Cincinnati fin 2016, un beau succès ; il en existe même un disque, chez le label de l'orchestre, Fanfare Cincinnati.

→ Musique purement tonale, à l'accompagnement très étale, au matériau très simple (petites volutes de vent sur aplats de cordes…), avec des accords de quatre sons, la plupart du temps en tonalité majeure, qui permet de se dédier à la conversation en musique (très peu d'ambitus, on comprend tout sans livret !) sans être concurrencé par l'orchestre. Très belles atmosphères, le livret (plaisant sur l'univers administratif et militant) se situe quelque part entre Le Consul de Menotti et un épisode de The West Wing, la romance en prime ; la musique entre la simplicité du musical, Hahn (début de l'acte II de L'Île du Rêve, tout est écrit sur ce patron), Martinů (Juliette, Ariane, Jour de bonté), Barber (plutôt l'Adagio et les moments limpides de Vanessa), Damase (L'Héritière plutôt que Colombe), Adams (les parties les plus simplement mélodiques d'El Niño ou Doctor Atomic)… Beaucoup de formules régulièrement motoriques (façon petit train), de petits rebonds comme les accompagnements de Damase (doublure de piano permanente), et même une petite imitation du début de Rheingold dans le tableau à St. Peter.

→ À l'échelle de l'histoire de la musique, vraiment simplet – surtout en ce que les accompagnements sont repris lorsque revient une situation comparable ! (très beaufinal qui s'enrichit et s'irise légèrement, cela dit)

→ À l'échelle d'un opéra où l'on peut suivre le texte (pas mauvais d'ailleurs), un petit bijou, si l'on aime les couleurs claires, les climats apaisés. Vraiment rien de tourmenté là-dedans, tout est toujours joli. [Ça me parle énormément, mais je conçois très bien qu'on trouve que ça manque de corps.]

→ Quelques extraits, avec un aperçu de la multiplicité des lieux, sur un des interludes instrumentaux (on entend bien la nudité de cette musique apaisés, à défaut de pouvoir vérifier la qualité très réelle de la déclamation-conversationnelle).

(Aaron Blake et Joseph Lattanzi chantent remarquablement.)


samedi 22 avril 2017

Le miracle renouvelé de la musique vivante – The Lighthouse (Le Phare) de Peter MAXWELL DAVIES


Comme c'est joué à Paris ce week-end et toute la semaine prochaine (et je crois qu'une souscription a été réussie pour étendre la tournée), je voudrais simplement glisser un témoignage à mon sens intéressant, même pour ceux qui n'y vont pas.

J'ai en vu la première hier, et The Lighthouse de Peter Maxwell Davies a été l'une de mes expérience d'opéra les plus intenses. Pourtant, en écoutant le disque (se trouve chez Naxos, par des membres du BBCP Philharmonic) et en le réécoutant ce matin… on dirait du sous-Britten pas mal fait (un Tour d'écrou atonal), mais peu captivant.

En salle, tout change, et c'est ce dont je voudrais témoigner.

(Dois-je préciser que, comme d'habitude, j'ai payé ma place et ne connais pas les gens de la production ni du théâtre.)



athenee maxwell davies lighthouse phare
Théâtre de l'Athénée, Atlantes préposés au surtitrage, 2017.



A. Le Phare

C'est un opéra de chambre pour 12 musiciens (et le double d'instruments !), 3 chanteurs (ténor, baryton, basse), vraiment court (moins de 75 minutes), sur un livret du compositeur.
Il s'appuie sur un fait divers (disparition mystérieuse des trois gardiens d'un phare dans les Hébrides Extérieures), que Maxwell Davies [Maxwell n'est pas son second prénom] explore selon plusieurs angles et hypothèses : la commission d'enquête du début, puis une évocation active de la découverte du phare vide, dans le Prologue, et pour l'acte principal (en 60% de l'œuvre, en minutage…) la vie dans le phare des trois précédents gardiens, avant le dénouement très équivoque, qui ne montre pas vraiment la disparition des gardiens — folie collective, meurtre, fantômes, tout est envisageable – et envisagé – simultanément.

La variété musicale en est extrême : l'essentiel du langage est atonal, mais une atonalité descriptive (imitant les tempêtes autour du navire et du phare dont il est question dans le livret), très pulsée (pas du tout invertébrée), regorgeant de petits événéments (harmoniques tenues, glissando de piccolo, petite trompette, sourdines, cor spatialisé, piano droit volontairement désaccordé, petites cymbales à hauteurs définies, percussions folkloriques de bluegrass, banjo…). Beaucoup de motifs ou thèmes cycliques dans chaque section, qui permettent de se familiariser avec leur contenu, de ne pas être perdu dans une musique abstraite – Maxwell Davies s'est en réalité inspiré de la structure de la Tour, au Tarot, pour structurer ses thèmes (une sorte de série conceptuelle, je suppose ?).

Au milieu de l'opéra, les personnages se mettent à chanter chacun une chanson folklorique qui raconte leur histoire – complainte bluegrass qui révèle un assassinat de jeunesse, ballade amoureuse stéréotypée détournée par les deux autres (pour l'un vers le sack / pieu, pour l'autre vers l'aspiration céleste), cantique millénariste accompagné par des chorals archaïques de cuivres pour le dernier. Tout cela dans une tonalité très sommaire, qui contraste avec le reste du style de l'œuvre, mais passé le choc du retour, tout se fond avec beaucoup de naturel.

L'œuvre culmine sans doute, outre ses moments descriptifs (l'arrivée au phare, la découverte des rats…), dans son grand cantique polytonal sur le texte du De profundis (« From lowest depths of woeful need, / To God we send our plea »), où les trois gardiens pris de délire se jettent contre la Bête qui apparaît (le navire de la relève ?).

Il y a peu de satisfactions à trouver du côté des lignes vocales (vraiment de la déclamation brute, assez naturelle mis à part les étranges recours au falsetto) : manifestement issues de l'école Britten, mais dans un contexte atonal, elles deviennent encore moins mélodiques et encore plus grises. En revanche, elles sont prosodiquement simples et justes, ce qui permet au spectateur de se concentrer sur le reste de la musique (vraiment intéressante) et sur l'action.

Mais je crois que ce qui exalte la symbiose tous ces éléments est réellement le livret. On peut discuter de certains détails d'un point de vue littéraire – notamment l'exagération de la thématique millénariste avec le personnage obsédé de religion et des apparitions du Démon, ou bien le mélange des métaphores comme suit :

OFFICER 1
The dawn blackness was a bilge-grey smudge in the blackness. At last the mists parted and we saw the lighthouse, a black finger on the horizon, with no light flashing and the sea a dead expanse of lead.
In silence the ship peeled a steely furrow from she shale-grey flatness, opening and closing an oily slit. The dawn a corpse-grey scowl.

Le plomb et le fer concordent, soit, mais on les obtient en pelant la mer, et un doigt noir apparaît à l'horizon sur une étendue huileuse… Beaucoup d'images disparates en deux phrases. Néanmoins, j'en trouve le rythme assez irrésistible (pas si loin des balancements des meilleurs Gracq, quelquefois…), surtout dans toute la partie descriptive de l'audition au tribunal, au début du Prologue. Le récit de l'approche dans une mer déserte, les contradictions des marins qui tentent d'approcher la réalité de ce qu'ils ont vu, l'accumulation de détails troublants et jamais tout à fait définitifs… on a l'impression, pendant le plus clair de l'opéra, de tourner fiévreusement les pages d'un bon livre.

Réussir cela dans l'acoustique sèche d'un théâtre, au milieu de la présence d'un public, et surtout avec une musique qui ne berce pas le moins du monde par des aplats discrets ou des accords déjà familiers, quel tour de force incroyable.



athenee maxwell davies lighthouse phare
Les reflets ondulés dans les couloirs du Phare.



B. L'équipe

Avec peu de moyens, la mise en scène d'Alain Patiès sert très fidèlement le propos du livret : pas de joujoux, de projections, d'ajouts… simplement le texte tel qu'il est écrit, et parfois du texte nu habillé de mouvements simples, c'est parfait ici.

La réalisation de l'ensemble spécialiste Ars Nova dirigé par Philippe Nahon est bien sûr remarquable de précision, sans aucune raideur non plus. Mention spéciale à Alain Tressalet, altiste et percussionniste (la coordination réclamée par ses autres attributs est assez différente), aux souffleurs rompus à tous les modes de jeu (Fabrice Bourgerie à la trompette, Patrice Petitdidier au cor, Patrice Hic au trombone, Pierre-Simon Chevry pour flûte et piccolos remarquablement timbrés), à la violoniste Marie Charvet, sans cesse obligée de tenir de très longues harmoniques (à la justesse immaculée, même les meilleurs konzertmeister n'y parviennent pas toujours… comment fait-elle ?), à la contrebasse chaleureuse et fruitée de Tanguy Menez (ou Bernard Lanaspeze ?), et, par-dessus tout, au violoncelle d'une qualité soliste (quel timbre, quelle expression !) d'Isabelle Veyrier.

Côté chant, pas de découvertes majeures, mais tous trois très impliqués (et dans un anglais soigné). Paul-Alexandre Dubois semblait fatigué (courage à lui, les représentations sont très rapprochées), donc pas évident de se prononcer ; sinon l'aisance de Christophe Crapez dans le fausset renforcé et le beau timbre de Nathanaël Kahn (bâti plus en gorge ouverte qu'en face dynamique, ce qui ne lui permet de monter ou de tonner, mais on s'en moque ici, et la voix est magnifique) produisaient de belles choses. En tout cas, largement suffisant.

Au disque, il existe donc une version de BBC Philharmonic de 2014 (l'œuvre a été composée en 1979 et créée en 1980), chez Naxos, pas mieux chantée. Je n'en donne pas d'extraits, parce que ça ne fonctionne pas très bien en retransmission, et je crois aussi que la petite raideur instrumentale du studio, ainsi que le son remixé (avec un peu de réverbération, et comme capté dans une grande salle) ne produit pas du tout le même effet immédiat que la sècheresse et le naturel d'un petit théâtre.



athenee maxwell davies lighthouse phare
Une partie de la nomenclature du Phare à l'Athénée : on ne voit pas les claviers en particulier (piano à queue, piano droit désaccordé, célesta), le corniste est caché dans la salle et quelques autres sous la scène.



C. Y aller


Au total, pour moi, l'une de mes plus belles expériences d'opéra – alors que, je dois l'avouer, je m'y rendais d'abord parce que c'était rare et différent de ce qu'on joue d'ordinaire sur les scènes (même si je me doutais qu'en vrai, ce type d'œuvre produirait un effet beaucoup plus convaincant qu'au disque). J'aime bien (les bons) Britten en scène, mais je trouve cette pièce d'un impact bien plus considérable – même davantage que le Turn of the Screw, en ce qui me concerne.

Je me permets donc de recommander très chaleureusement l'expérience : c'est joué toute la semaine prochaine à l'Athénée à Paris, l'un de ses plus jolis théâtre, on est tout près des musiciens (500 places), les tarifs sont très abordables (14€ en troisième catégorie – d'où l'on peut voir toute la scène depuis pas mal d'endroits, demandez-moi si besoin), le personnel de maison adorable (accueilli avec le sourire, replacé au plus favorable, à chaque fois – même lorsqu'on fait des bêtises), et l'impact physique et émotif n'a bien sûr rien à voir avec ce qui se produit dans un hangar à bateau (fût-ce dans la plus belle production du monde).

Bien sûr, cette recommandation s'adresse à ceux qui sont avant tout sensibles au théâtre musical, et pas totalement rétifs aux langages contemporains (pas besoin de les adorer en revanche) : si on se déplace pour de jolies mélodies ou des voix mises en valeur, on va méchamment s'ennuyer. En revanche, pour se laisser raconter une histoire à coups d'évocations poétiques, d'allusions mystérieuses et de jeux musicaux, c'est là du premier choix.



athenee maxwell davies lighthouse phare
Vous ferez ceci en mémoire de moi.
#Katastrophe
(Mais ils ne m'en veulent pas apparemment.)



D. Et les perdants de la spectarisation ?

Pour ceux qui ne peuvent y aller – à commencer par ceux qui n'habitent pas à proximité des théâtres concernés – je ne peux pas réellement recommander de se consoler en écoutant un disque ou une bande de cet opéra (alors que Le Tour d'écrou, étrangement, fonctionne très bien au disque, lui…), mais c'est un témoignage intéressant de la façon dont certaines œuvres conçues pour la scène peuvent ne pas survivre au changement de support.

C'est évident dans les cas où l'impact physique des instruments est primordial (Wagner, Bruckner, Mahler, R. Strauss…), mais ce peuvent être d'autres critères : voir la relation entre le jeu des instruments et la scène, ici, ou simplement sentir une atmosphère s'exhaler du plateau, se laisser happer par le récit d'un personnage… de même que regarder du théâtre sur un téléviseur, il y a là une communion particulière qui peine à se transmettre hors sol.

Cela ne s'applique au demeurant pas à toutes les musiques, loin s'en faut (d'ailleurs, en ce qui me concerne, entre le disque et la scène, je choisis le disque), mais je voulais, en plus de signaler l'intérêt de cette production particulière (pour une œuvre d'un genre peu représenté sur nos scènes) qui ne durera pas longtemps, lancer cette réflexion sur la survie d'une œuvre selon son mode de diffusion ou de consommation. Clairement, ici, il faut se déplacer.



athenee maxwell davies lighthouse phare
Le disque qu'il n'est pas nécessaire d'écouter.
(Mais merci Naxos, il est très bien néanmoins.)



Comme je ne suis pas sûr d'avoir bouclé mes trolls sur la contrebasse ni mon bréviaire de mai ce week-end, excellente semaine à vous, estimés lecteurs.

lundi 24 novembre 2014

[la création] Jean-Claude PETIT — Colomba, d'après Mérimée


L'opéra est disponible en vidéo et en intégralité (sans sous-titres, mais la diction est correcte) sur CultureBox, qui documente décidément les spectacles lyriques les plus essentiels de l'actualité française. L'occasion de prendre un peu de recul.

1. Les deux voies de l'opéra d'aujourd'hui

Depuis assez longtemps, Carnets sur sol explore pas à pas l'évolution du genre opéra en dehors des milieux de la création officielle. Du fait de la muséification du répertoire, essentiellement tourné vers le passé (célèbre ou obscur), les créations sont peu nombreuses, ce qui réduit structurellement le nombre de réussites.

Dans ce cadre restreint, à côté des œuvres de compositeurs contemporains reconnus, certaines maisons font le choix de compositeurs moins réputés et complexes, parfois du milieu de la musique de film. Progressivement, deux genres se mettent à cohabiter, l'un qui représente une extension (en général difficilement adaptable à l'action théâtrale) de la musique symphonique la plus savante ; l'autre, sans la même ambition musicale, qui cherche plutôt à présenter une action de façon naturelle et agréable, avec une musique accessible pour le plus grand nombre.

Le premier groupe est bien documenté, c'est ce que l'on appelle généralement l'opéra contemporain ; le second est sans doute décrit de façon moins systématique, moins pris au sérieux — on dit que c'est joli, et puis on passe à autre chose. On ne grave pas de disques, on n'en parle plus dans les magazines. C'est pourquoi, par touches, CSS essaie de se pencher sur cet autre avenir possible du genre opéra — du moins si l'on considère que le musical du West End et de Broadway n'a pas déjà réglé la question.

2. L'état de la création

Avant de dire un mot de Colomba, il faut peut-être conseiller aux lecteurs de se reporter à quelques notules qui explorent la question ici résumée en quelques mots, de façon un peu plus précise. D'abord cette antique entrée consacrée aux difficultés structurelles de l'opéra contemporain (en particulier liées à ses langages musicaux) : on se rend compte que l'opéra fondé sur les langages dominants du second vingtième ne peuvent pas conquérir un large public, vu leurs contraintes (amélodisme, intelligibilité, tensions vocales, langages musicaux difficiles…).

Sur les courants de création et le genre « nouveau » de l'opéra de goût filmique, une notule a tenté de dresser un état des lieux davantage complet, d'Ibert & Honegger à Cosma, en passant par Herrmann, Shore et Maazel. Avec leurs vues justes sur la façon d'atteindre directement le public, mais aussi leurs maladresses, comme dans Marius et Fanny.
Un peu plus ancienne, la notule autour du Postino de Catán abordait ces enjeux, avec ses limites et ses charmes.

Il est vrai qu'étant moi-même dubitatif sur l'orientation de nombreux langages actuels largement inintelligibles (même par les plus passionnés, même par les pros), et particulièrement concernant leur compatibilité avec les contraintes du théâtre musical traditionnel ; et qu'étant largement sensible aux potentialités de la comédie musicale anglophone… je ne me sens pas le plus légitime pour trancher cette question, mon goût pour la mignardise pouvant être suspecté (à bon droit) de troubler mon jugement sur les intérêts respectifs des deux démarches.

Néanmoins, pour ce qui est de toucher le public au delà des amateurs du contemporain, il est certain que l'opéra d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans de solides qualités théâtrales (Boesmans, plus que par la musique, a sans doute réussi par là) ou une musique plus familière et pittoresque (comme dans ces opéras à musique « filmique »)… en cela, ces opéras moins « sérieux », plus grand public (et pas forcément plus ratés) peuvent représenter un avenir réel pour la création musicale.

Au demeurant, mon propos n'est absolument pas de discréditer l'opéra contemporain « ambitieux », comme en atteste cette liste de recommandations qui traverse largement les styles. Mais les opéras contemporains bien faits mais un peu tièdes dans le genre de Written on Skin de Benjamin, qui croule sous les récompenses parce qu'on n'a pas tous les jours un opéra récent vaguement écoutable, regardable et reprogrammable, n'a quand même pas de quoi susciter l'hystérie ou l'envie irrépressible de réécouter absolument celui-là, comme cela arrive avec Don Giovanni, Le Trouvère, Tristan, Lady Macbeth de Mtsensk et quantité d'autres moins absolus. J'ai le sentiment (peut-être biaisé, comme dit ci-dessus) qu'à médiocrité égale, voire supérieure, les jolis opéras un peu naïfs, qui peuvent représenter une régression objective en matière de technicité, de subtilité et d'orchestration, toucheront plus directement le public.
En tout cas, en ce qui me concerne, j'aime réécouter Marius et Fanny de Cosma, alors même que l'œuvre me paraît un peu bancale, attestant d'un manque flagrant de familiarité avec les conventions opératiques. (Mais j'ai encore davantage réécouté Ocean of Time d'Ekström, et pas mal aussi L'Autre Côté de Mantovani et Hanjo de Hosokawa, tous résolument sur l'autre versant… Néanmoins ce sont là des inclinations que je crois beaucoup moins aisément universalisables, en tout cas pour les deux derniers.)

Une fois tout cela mis en perspective, on peut se pencher sur Colomba de Jean-Claude Petit.


3. Colomba : promesses et dangers

Lorsque j'ai vu qu'on programmait une Colomba, j'ai été très tenté de voyager jusqu'à Marseille : je tiens le court roman (la grosse nouvelle) de Mérimée pour un (pour ne pas dire le) sommet de l'art français d'écrire. Et même en acceptant qu'une adaptation théâtrale, même excellente, dénaturerait forcément les fines qualités de l'original, la matière narrative est suffisamment sympathique pour servir efficacement un opéra dont le compositeur saurait saisir quelques-unes seulement des couleurs du roman.
Et dans le même temps, vu ce qui se produit musicalement sur les scènes actuellement, la probabilité éminente d'être fort déçu.

Je n'ai pas voyagé.

J'avais manqué la retransmission radio (s'il y en eut), et je me aperçu il y a à peine quelques jours que l'œuvre a été diffusée en direct et reste disponible sur CultureBox. Dont voici un extrait :

Suite de la notule.

jeudi 9 octobre 2014

Toutes les écoles et beaucoup de théâtre : Le Consul de MENOTTI — Collet, Encina Oyón, Herblay-Athénée 2014


Un tout petit mot sur la production de The Consul, la rareté annuelle donnée à Herblay (1,2) à la fin de la saison passée, et reprise à l'Athénée cette semaine (la première était ce mercredi, et à partir de vendredi s'enchaînent les trois autres dates).


1. Un librettiste qui compose

Gian Carlo Menotti (né en Italie en 1911, mais ayant largement vécu aux États-Unis) est avant tout un homme de théâtre : sa carrière illustre des genres lyriques assez différents, et culmine probablement davantage dans ses livrets (il est l'auteur de Vanessa de Barber, une des plus belles pièces à chanter du répertoire) que dans sa musique. Au début de sa carrière, la MGM l'avait d'ailleurs recruté pour écrire des screenplays — aucun n'a abouti à l'écran, mais The Consul provient de l'une d'entre elles.

C'est néanmoins un compositeur habile et assez inspiré, qui parcourt les styles sans produire peut-être de chef-d'œuvre ultime, mais toujours avec bonheur, depuis la très courte conversation en musique (The Telephone en 1947, un clin d'œil sur la romance au quotidien revue par les nouvelles technologies) jusqu'au grand opéra ultralyrique postpuccinien (Goya en 1986, écrit pour Plácido Domingo).

2. Les styles du Consul

The Consul (1950) est son premier grand opéra sérieux, et se situe pourtant à la jointure de ces univers ; on y voit passer la plupart des influences de Menotti :

¶ la conversation en musique badine, avec ses vents très sollicités et ses rythmes primesautiers ou dandinés, dans la lignée des néoclassiques italiens (Wolf-Ferrari par exemple) ;

¶ le lyrisme puccinien (occasionnellement straussien) qui éclate sans pudeur dans les grands moments, avec ses doublures de cordes et ses thèmes très intenses, quasiment lacrymaux ;

¶ la sévérité un peu abstraite de Britten dans les moments dramatiques, dont la carrure (avec pourtant des mesures simples et nettement pulsées) semble échapper, de même que la mélodie, peu saillante, un peu grise, étouffante et propice aux huis-clos ;

¶ les aspects 1 et 3 tissent aussi beaucoup de liens avec Poulenc que ce soit pour cette jovialité pleine de contorsions ou pour l'oppression d'harmonies et de temps martelés, très parents avec les Dialogues des Carmélites.

3. Qualités du Consul ?

Le livret reste assez dense en nombre d'événéments mais n'hésite pas à laisser les atmosphères se développer. Menotti se donne peu de limites dans la dureté du propos, et sa force est accrue, je trouve, par l'absence de leçon politique donnée : même si la famille Sorel est clairement l'objet de persécutions, aucun pays n'est mentionné, ni celui où l'action se tient, ni celui dont le consulat est censé ouvrir les portes. On peut se figurer que le modèle se trouve dans les démocraties populaires de l'Est de l'Europe, mais cela fonctionne aussi bien avec les régimes nationalistes d'avant la guerre, ou dans n'importe quelle dystopie sans libertés individuelles. Par ailleurs, le combat de John Sorel n'est pas précisé ni exalté, ce qui nous laisse, là aussi, tout au théâtre — sans l'embarras d'opinions qui ne sont pas forcément les nôtres et auxquelles l'artistes nous sommerait de nous soumettre.

Deux sujets essentiellement : le sort de la famille d'un opposant politique traqué (vision excessivement sombre de la réalité), et l'attente dans le consulat — qui est à la fois le lieu d'une indifférence cruelle, et le terrain propice à toutes les facéties librettistiques.

La partie sombre, quoique très prenante, n'est pas la plus intéressante musicalement (c'est là qu'on entend du Britten-Barber sombre, et le Poulenc des Dialogues), avec une véritable efficacité théâtrale, mais peu de saillances.

En revanche les séances au consulat, qui empruntent davantage les couleurs du néoclassicisme italien de Malipiero, Rota et surtout Wolf-Ferrari, sont assez jubilatoires ; pas tant à cause de leur propos (il est un peu facile de supposer l'indifférence et l'incompétence des gens dans des admninistration surchargées) que grâce à leur fantaisie (beaucoup de personnages de caractère, assez savoureux) et à leur musique. Menotti utilise des recettes simples (répétitions de cellules musicales, de pair avec les échanges rigides au secrétariat du consulat), mais très bien coordonnées avec le texte, et pas dépourvues de charme musical.
Ce sont, à mon avis, les moment qui font réellement le sel de l'œuvre.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les deux aspects alternent sans se nuire : la jubilation des jeux de la salle d'attente n'est pas ternie par l'atmosphère générale, pas plus que le sort désespérant des Sorel n'est adouci par ces intermèdes bouffons.

4. Production Collet-Pasdeloup

Suite de la notule.

samedi 18 janvier 2014

Benjamin BRITTEN – Le Ravissement de Lucrèce : discordances et uniformités


Les productions scéniques d'œuvres peu données, même dans les grandes capitales du monde, ne sont pas si abondantes qu'on puisse les laisser passer. Malgré une expérience mitigée au disque – et un intérêt, je l'avoue, déclinant pour Britten en dehors de quelques chefs-d'œuvre – il fallait donc tenter l'aventure, secondé de quelques fins-palais théâtraux à même de goûter les complexités du sujet et de sa réalisation.

Pour accompagner votre lecture, vous trouverez le livret complet (avec traduction espagnole en regard, pour les moins anglophones d'entre nous) et la version dirigée par le compositeur :


1. Dispositif mouvant

Le contenu de cet opéra est extrêmement bizarre, pas tant à cause de ses originalités que de ses asymétries, disparités de style et ruptures de logique. À commencer par le livret de Ronald Duncan : un « chœur » masculin (nommé ainsi dans le livret, mais en réalité un coryphée qui parle sans aucun entourage) et un « choeur » féminin présentent l'ouvrage, mêlant à l'histoire antique, la philosophie, la religion chrétienne (postérieure de plusieurs siècles aux faits)... Dans le premier acte, ils se substituent même à un certain nombre de faits qui peuvent être montrés sur scène (c'est largement le cas dans la mise en scène de Stephen Taylor), et que les personnages concernés ne chantent pas – il en va ainsi d'une bonne partie du début de tableau du viol.

En revanche, au deuxième acte, les personnages s'incarnent pleinement et les deux chœurs n'ont plus de rôle déterminant... on assiste même à une adhésion, complètement au premier degré, aux sentiments des personnages – et jusqu'à l'adoption de stéréotypes (manifestement pas du tout parodiques) du livret d'opéra, comme la scène du lever du soleil, longuement commentée par les personnages secondaires comme dans les scènes de genre assez incontournables dans les opéras romantiques.

Bon nombre de remarques sont assez obscures au demeurant : ainsi les propos misogynes qui ne sont pas soutenus par le sens de la pièce (qui présente quand même Lucrèce en personnage exemplaire), mais qui ne servent pas non plus une critique, ni un effet de réel particuliers... simplement déposés là, sans qu'ils ne prennent sens d'une façon ou d'une autre. Ou encore les références à la Passion christique, qui présentent implicitement Lucrèce en prototype du Christ porteur des péchés du monde, offrant un sens à la souffrance... mais qui ne correspond pas du tout au personnage ambigu et pleurnichard montré dans la pièce, assez loin de représenter un modèle, et encore moins de revendiquer une voie. La vie de Lucrèce s'achève en constatant la fragilité ou l'impossibilité d'un amour parfait, insoutenable alors même qu'elle est pardonnée ; et le commentaire nous parle de rédemption du monde. On n'aurait pas fait mieux pour opposer deux systèmes, mais la structure des tirades semblent suggérer que le spectateur doit chercher une analogie.

Étrange ou tout simplement mal fait, je ne puis dire, mais dans les deux cas, étrange quand même.

2. Persistance royale & rémanence romantique

Autre instertice troublant, l'absence d'implication politique de l'histoire racontée. La légende de Lucrèce a son importance parce qu'elle met en scène l'illégitimité de la tyrannie, parce qu'elle justifie la naissance de la République sous un jour moral. Le sort de Lucrèce, pour spectaculaire qu'il soit, n'a pas grand sens en lui-même.
Et pourtant, le livret de Duncan n'évoque qu'une fois cet aspect (l'acte II s'ouvre par un « chœur » romain hostile aux Étrusques), à telle enseigne que la chute de la Royauté n'est jamais mentionnée. Le sort de Lucrèce n'excède à aucun moment l'événement domestique.

Il s'agit déjà d'un changement majeur de perspective, puisque dans cette histoire, on nous rapporte un fait divers sans portée ; et la royauté ne tombe pas.

L'intérêt pourrait alors se trouver du côté du choix atypique de raconter l'histoire du côté de Tarquin junior : celui-ci n'est pas présenté comme un monstre, mais comme la victime tout à la fois de son admiration pour Lucrèce et du piège psychologique d'un camarade malveillant. La scène du viol elle-même est assez ambiguë ; Lucrèce y cède d'abord dans son sommeil en croyant s'abandonner à Collatinus, puis n'y oppose (mollement) que des restrictions d'ordre général (elle n'a pas le droit, ou encore elle n'a pas prévu) :

FEMALE CHORUS
Her lips receive Tarquinius
she dreaming of Collatinus.
And desiring him
draws down Tarquinius
and wakes to kiss again and...

(Lucretia wakes)

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want?

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want from me?

TARQUINIUS
Me! What do you fear?

LUCRETIA
You!
In the forest of my dreams
you have always been the Tiger.

Avec un homme dans sa chambre, elle commence par lui demander ce qu'il veut (!), puis lui raconter ses rêves. Point de chantage, point de résistance altière. Et non seulement elle rêve de lui, mais en plus l'image n'est pas si dégradante (le tigre est cruel, mais pas méprisable)... De surcroît, la musique de Britten reste tout aussi lisse et mesurée, si bien qu'on a peine à entendre pudor et verecundia.

En réalité, tout le personnage de Lucrèce se trouve en décalage avec l'image laissée par l'historiographie antique : elle est avant tout présentée comme une amoureuse (qui rêve aux petits oiseaux), puis, après la catastrophe, se plaint en déballant ses affects intimes devant sa maisonnée, changée en figure post-victorienne assez geignarde.

La transformation fait assez conger aux processus d'assimilation des grands mythes par l'opéra seria du XVIIIe siècle : n'importe quel héros devient un amoureux, semblable à tous les autres stéréotypes, sans trop se soucier de ce qui fait la spécificité et la notoriété, originellement, du personnage qu'on a choisi. Dans le cas présent, Lucrèce est une amoureuse victimaire comme une héroïne de Verdi – c'est la petite Luisa Miller, qui forcée au chantage par l'intendant du coin, finit par mourir misérablement avec son amant, après s'être tout deux torturé la conscience. Le deuxième acte tient davantage, littérairement parlant, de Madama Butterfly que des grandes questions morales développées dans les pièces rhétoriques du Grand Siècle.

Et malgré cela, Lucrèce demeure le personnage central, et l'impression de focalisation autour Tarquin disparaît totalement après le viol : il ne reparaît plus, il n'est plus guère question de lui, et toute l'authenticité de la pauvre femme éclate, toute la compassion afflue vers elle.

3. Vers un minimalisme sonore

Le langage musical de Lucretia se range plutôt du côté du Britten ascétique (comme The Curlew River) que de la veine lyrique de ses œuvres les plus jouées (ou du versant plus expérimental du Turn of the Screw également pour petit ensemble instrumental).

La partition s'organise par séquences d'une dizaine à une quinzaine de minutes, chacune assez différente par les moyens (d'écriture comme d'instrumentation) employés.

Pourtant, comme souvent chez Britten, on ne peut qu'être frappé par l'homogénéité du ton de la partition : toutes les parties vocales demeurent dans la même zone prosodique sobre, mais aux contours mélodiques très peu naturels ; l'harmonie est chargée (beaucoup de notes étrangères, peu de repos), mais on tend à retrouver les mêmes couleurs dans les agrégats assez statiques ; les tempi semblent tous s'inscrire entre le lent et le modéré. On retrouve quantité de procédés de type ostinati, où la même cellule ou la même section se trouve reproduite pendant assez longtemps.

En résulte une couleur grise assez uniforme, où dominent les procédés cycliques (la préfiguration des obsessions minimalistes est patente !), et où la prégnance mélodique, la tension harmonique (ou même l'exaltation glottophile) sont tenues à distance.

Cela fonctionne merveilleusement pour le Requiem (où, par ailleurs, les contrastes sont vraiment réussis, et la veine mélodique autrement généreuse), et fort bien pour un certain nombre d'opéras (par exemple dans les univers confinés de Peter Grimes, Billy Budd, Death in Venice, ou dans les délires errants de Curlew River), mais pour ce sujet, surtout traité de cette façon à la fois pittoresque et larmoyante, texte et musique semblent ne pas bien embrayer.

Ce manque d'éclat est d'autant plus étonnant que l'instrumentation, elle, varie énormément selon les sections. Certains alliages servent par ailleurs certains des plus beaux moments de la partition :

¶ Flûte alto, clarinette basse et cor, un vrai moment de grâce – davantage dans les couleurs que dans le langage musical proprement dit.
¶ Cordes (quatuor à cordes + contrebasse) qui semblent jouer un écho du mouvement lent du quatuor de Barber (le fameux Adagio) et hautbois, pour un instant de mélancolie suspendue – ici encore, rien qui ait une portée dramatique, mais c'est bien beau.
¶ Un petit passage pour voix a cappella.
¶ Un mélodrame du Chœur masculin, avec percussions seules. Moment assez fort où la parole à nu se mélange à un mode d'expression « primitif », peut-être le seul où Britten semble laisser la profondeur des émotions s'exprimer au delà d'une musique très écrite, un peu formelle et « intellectuelle ».

4. Représentations 2014 & esthétique de l'Atelier Lyrique

Suite de la notule.

lundi 1 avril 2013

Ermanno WOLF-FERRARI - Il Segreto di Susanna


Wolf-Ferrari est mal diffusé aujourd'hui, moins à cause de son esthétique intermédiaire et mouvante (son italo-germanisme excède l'histoire familiale) qu'en raison de son appartenance à une partie de l'histoire de la musique que le disque documente bien aujourd'hui, mais qui demeure rare dans les concerts et dans la conscience des mélomanes.


Il Segreto di Susanna, version de la radio italienne avec Graziella Sciutti.


1. Situation générale

Chez les Italiens du premier vingtième siècle, on rencontre différents profils :

a) Les postverdiens.
Certains se contentés d'enrichir la palette sonore du dernier Verdi (avec des résultats généralement plus modestes), par exemple Montemezzi.

b) Les postpucciniens.
Même chose, beaucoup d'épigones de Puccini sur le marché, à commencer par son élève Alfano.

c) Les novateurs.
On y trouve bon nombre des véristes, en tout cas ceux qui sont les plus intéressants, et qui vont emprunter à la musique française (Leoncavallo dans I Medici). On y rencontre aussi des gens qui empruntent la même voie de réinterprétation du legs wagnérien que Richard Strauss (Zandonai, toutes proportions gardées), parfois en le précédant (Gneccchi dans Cassandra, source évidente d'inspiration pour Elektra).
Et puis ceux qui suivent plutôt les modes germaniques (Busoni, Casella).

d) Les néos.
Ce sont essentiellement ceux qui se spécialisent dans la musique instrumentale, et qui peuvent se retrouver dans d'autres catégories (par exemple Malipiero). Ils renouent avec le principe de la sérénade naïve, telle qu'elle pouvait être pratiquée du temps de Rossini. Il est vrai que la musique de chambre, en Italie, n'a jamais eu l'ambition formelle ou harmonique de la France ou de l'Allemagne, et a donc fort peu évolué dans le sens d'un art sophistiqué et toujours plus complexe.

Et un certain nombre (comme le wagnérien italianisant Perosi) reste assez difficile à classer.

2. Situation particulière

Wolf-Ferrari appartient à différentes catégories selon les types d'oeuvres.

Ses oeuvres instrumentales, telle sa délicieuse Suite-Concertino pour basson, sont clairement dans une esthétique néo-classique, très simple, assez joyeuse - le compositeur n'y intègre pas beaucoup de bizarreries ou de mélanges, il s'agit réellement d'oeuvres sans ampleur historique, mais d'un charme pénétrant.

Pour les opéras, la frontière est simple : les oeuvres sérieuses, comme Sly (d'après la matière de The Taming of the Shrew de Shakespeare, mais traitée de façon tragique), qui a connu un regain d'intérêt lorsque Josep Carreras, à la fin des années 90, en a fait son nouveau cheval de bataille, sont écrites dans un style post-puccinien emphatique et un peu terne, sans intérêt majeur à mon sens. En revanche les oeuvres comiques, qui sont restées les plus célèbres, exploitent une veine néo- avec beaucoup de bonheur. Sont surtout renommés (mais très peu joués !) les cinq Goldoni (I quatro rusteghi, mais aussi Il campiello, La vedova scaltra, Le donne curiose et Gli amanti sposi) qui jalonnent sa carrière, mais il a également écrit sur des sujets de Lope de Vega, Molière, Perrault (deux fois) et Musset.

C'est le cas d'Il Segreto di Susanna (« Le Secret de Suzanne »), l'une de ses rares oeuvres à avoir joui très tôt d'un enregistrement (deux versions commercialisées dès les années cinquante).


Extraits de Sly au Liceu par Josep Carreras.


3. Il Segreto di Susanna (1909)

La première fut en allemand, au Hoftheater de Munich, sous la direction de Felix Mottl (l'immortel orchestrateur des Wesendonck-Lieder).

L'intrigue, contemporaine de l'oeuvre, est une petite construction pour deux personnages (Susanna et son mari le comte Gil). Enrico Golisciani, le librettiste, laisse tout de suite percevoir quel est le secret (avec l'éventualité, mais très vite repoussée, d'ajouter l'adultère à la cigarette), et le plaisir théâtral se trouve dans la succession de scènes de jalousies attendues et de stratagèmes éventés pour parvenir à la minuscule révélation finale.

Musicalement, l'ensemble se caractérise par de très belles couleurs (harmoniques et orchestrales) archaïsantes, qui évoquent l'opéra de Rossini tout en l'intégrant dans un discours continu beaucoup plus raffiné. L'ensemble, d'une très grande vivacité, porte l'intrigue avec un charme infaillible.

Wolf-Ferrari en a profité pour s'amuser à parsemer la pièce de références, comme cette parodie de la « calunnia » du Barbier de Séville (lorsqu'il est question des premiers doutes), avec ses fusées de flûte et de cordes, ces ornements de Susanna sortis tout droit de la cavatine de Rosina (« vipera sarò »), et d'une manière générale beaucoup de références, dans le style ou dans les citations, aux grands moments de l'opéra bouffe du premier XIXe. L'un des thèmes récurrents consiste en une forme de fusion entre la sérénade d'Almaviva (« Ecco ridente il cielo ») et la cavatine de Nemorino (« Quanto è bella »).
Et au moment de la question du secret peut-être amoureux, surgit la citation malicieuse du thème de Tristan, évidemment.

Mais sans ces référence, la légèreté et la vivacité de cette musique communiquent quelque chose de vraiment délicieux, pour ne pas fire jubilatoire - particulièrement avec la présence de la scène, bien sûr.

4. Production de Favart (29 mars 2013)

Suite de la notule.

dimanche 31 mars 2013

Poulenc - La voix humaine (Antonacci / Rophé)


Comme d'habitude, l'épreuve de la scène est l'occasion de s'interroger sur l'oeuvre, et sur certains détails qui deviennent particulièrement saillants, ou qui s'altèrent selon le support.


Version avec Karen Vourc'h, l'Orchestre de chambre de Paris, direction Juraj Valčuha.


On entend beaucoup La voix humaine, davantage à cause de son dispositif, à mon sens, que de sa qualité intrinsèque : elle met en valeur les qualités (plus déclamatoires que purement vocales, il est vrai) d'une seule interprète, et fait entendre à l'envi dans un seul vaste monologue son seul grain de voix. Une sorte de rêve glottophile absolu, qui permet en outre aux théâtres de jouer la carte du prestige, tout en économisant sur les cachets par rapport à un opéra traditionnel.

Le prosaïsme étudié de Cocteau y est moins affecté que de coutume, et concorde bien avec ce sujet de la conversation informelle mais contrainte. Le traitement musical (postérieur - La voix humaine était prévue pour la seule parole) hésite entre la ponctuation de récitatifs à nu et le soutien (un peu lyrique au besoin) de la déclamation. Si bien que la musique s'organise en sorte de sketches, quasiment en forme d'électroencéphalogramme : ses agitations, sa mélancolie, souvent en contradiction avec la parole, communiquent au public les émotions véritables d'Elle.

Par ailleurs, la matière musicale se répète beaucoup, en ressassant les mêmes enchaînements harmoniques, d'une couleur lancinante et grise très proche du ton des Dialogues des Carmélites.

Autre aspect frappant, l'insertion dans son époque : les harmonies lors du dialogue avec Joseph évoquent la fin de L'Héritière de Damase - qui écrivait Colombe, dans un langage similaire, exactement la même année que La voix humaine (1958). Et les accompagnements lyriques du manteau se fondent presque trait pour trait sur l'entrée de la Mère dans L'Enfant et les Sortilèges.

Plus volontaire, la parodie de Pelléas (III,1) :

J'ai le fil autour de mon cou. J'ai ta voix autour de mon cou.


Salle Favart, le 29 mars 2013 :

D'abord frappé par la coupure de la tirade du chien (ça se fait, de grosses coupures, dans ce type d'oeuvre ??), quand un des moments les plus pathétiques, où le personnage-serpillère commence à s'encrasser méchamment.

Suite de la notule.

vendredi 9 novembre 2012

Du contemporain au Met et au cinéma


Demain soir est diffusé du Met, à 19h, The Tempest de Thomas Adès. Sans être le plus grand chef-d'oeuvre de son époque [1], l'oeuvre est assez réussie dans le goût d'un post-Britten hystérisant. Que le Met programme une création pas totalement néo-tonale (on pourrait plutôt parler de "modalité" ici), et mieux encore, que l'oeuvre soit retenue pour une mondiovision cinédiffusée, c'est un petit événement en soi.

A défaut, la vidéo paraîtra dans les semaines qui suivent, officiellement ou officieusement. (Trouvant les tarifs un peu élevés lorsqu'on a la programmation de Paris à ses pieds, j'attendrai sans doute la diffusion par ce canal-là. En revanche, intéressant quand on a seulement une petite maison d'Opéra à disposition, surtout vu la qualité habituelle de la création lyrique en province.)

Notes

[1] L'oeuvre a néanmoins l'honneur de figurer dans la liste des opéras contemporains réussis publiée lors des Goblin Awards.

lundi 23 juillet 2012

[Sélection lutins] Une brassée de bons opéras contemporains, classés par courants


1. Le besoin

Comme manifesté encore récemment, mais depuis longtemps, l'opéra contemporain rencontre un certain nombre de difficultés structurelles : musicales (techniques de composition inappropriées à la voix), culturelles (défiance face à la grande forme), économiques (peu de remplissage, donc peu de créations possibles, et par conséquent peu d'entraînement pour les compositeurs), librettistiques (recrutement aléatoire des librettistes, souvent des potes pas très préparés).

Alors qu'il existe tout de même un certain nombre de pièces instrumentales (ou vocales !) très réussies dans le répertoire récent, l'opéra semble avoir totalement dévissé. Après avoir longuement disserté sur les causes de cette traversée du désert, il était temps de regarder sous l'angle opposé : que faut-il écouter en théâtre lyrique contemporain ?

Voici donc une tentative de liste et de parcours expliqué pour pouvoir faire son choix. Avec inévitablement sa (ma) part de subjectivité, mais, je l'espère, avec suffisamment d'explicitation pour en faire son miel.

Suite de la notule.

lundi 16 juillet 2012

George Benjamin - Written On Skin, création à Aix

Or l'Eternel avait dit à Moïse, je ferai venir encore une plaie sur Pharaon, et sur l'Egypte, et après cela il vous laissera aller d'ici, il vous laissera entièrement aller, et vous chassera tout à fait.

Suite de la notule.

dimanche 3 juin 2012

Samuel Barber : Vanessa & son expérience scénique


A ce jour, peut-être la plus belle soirée de la saison. L'occasion de présenter l'oeuvre.


Tiré de l'acte II de la partition de 1958, dans le studio de Mitropoulos la même année. Successivement : Regina Resnik, Rosalind Elias, Eleanor Steber, Nicolaï Gedda, Giorgio Tozzi.


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1. L'espérance d'une entrée durable au répertoire

Je tiens Vanessa pour l'un des plus beaux opéras du répertoire, et singulièrement dans le second vingtième (1958). Dans une esthétique similaire (avec un langage essentiellement tonal, un orchestre "atmosphérique" assez rond, une prosodie un peu vaporeuse, un livret "psychologique" soigné), il mériterait une place très régulière au répertoire, et même davantage que les opéras de Britten.

Car la réussite de Vanessa ne peut se comparer qu'à très peu de pairs : ils sont rares, ces opéras qui séduisent simultanément pour la qualité de leur musique, la prégnance de leur atmosphère, les vertus littéraires de leur livret et, concernant les amateurs de voix, l'exaltation glossolalique. C'est cette rencontre singulière entre une couleur musicale et une couleur dramatique qui a bâti le succès d'opéras comme Don Giovanni ou Tosca. Malgré un sujet un peu moins grand public, il n'y aurait pourtant pas grande raison, vu la sociologie des salles d'Opéra (plus portées vers la littérature contemplative que la moyenne des consommateurs culturels), pour que l'oeuvre ne trouve pas sa place durablement sur les scènes.

Comme, néanmoins, on ne l'entend pas très souvent, et que la seule version couramment disponible chez les disquaires vient d'être rééditée par RCA sans livret, un mot sur son intrigue.


Eleanor Steber en 1937, créatrice du rôle-titre en 1958.


Pour information, le studio de Mitropoulos se trouve en libre écoute sur MusicMe.com (flux légal), et le livret se existe en ligne sur le site de la RAI (donc en principe avec des droits acquittés) ou sinon, de façon moins assurément en règle, avec ce bilingue français chez livretpartition.com.

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2. Synopsis

Il est recommandé de ne pas lire cette section si l'on souhaite découvrir l'oeuvre prochainement, certains coups de théâtre méritent d'être découverts au fil de l'écoute.

Trois personnages féminins, de trois générations différentes, vivent dans un château servi par de nombreux domestiques : la vieille baronne, sa fille Vanessa, et la nièce de celle-ci, Erika. Il est question de vingt ans d'attente pour le retour d'Anatol, mais le livret indique que Vanessa n'est que in her late thirties.

Cinq sections, chacune de longueur assez équivalente, mais réparties en trois actes dans la version de 1964 jouée à Herblay - à l'origine, c'était quatre actes. Notre librettiste Gian Carlo Menotti, dans cette création originale assez aboutie, a tout de même, en accord avec le compositeur, revendiqué l'inspiration des atmosphères des Sept Contes Gothiques d'Isak Dinesen (Karen Blixen).

I,1 : Vanessa attend fiévreusement le retour d'Anatol, qu'elle a aimé mais qui s'est marié au loin, et qu'elle a attendu vingt ans. Anatol arrive, mais il se révèle le fils du premier. Vanessa quitte la pièce et Erika fait la conversation à Anatol qui fait très vite sentir ses prétentions.

I,2 : Un mois plus tard. Erika raconte à sa grand-mère comment elle s'est donnée à Anatol, mais quelle lucidité elle a sur son absence de désintéressement. Elle le voit rire avec Vanessa qui s'éprend de toute évidence de lui, et repousse l'offre de mariage qu'il lui fait discrètement mais froidement.
Dans la version originale, ce tableau constitue l'acte II.

II : Le bal de fiançailles de Vanessa. Erika refuse de descendre pour entendre l'annonce. Lorsqu'elle arrive enfin, elle s'évanouit dans l'escalier, puis prend la fuite dans la neige.

III,1 : La chambre d'Erika, à l'aube. Vanessa se tourmente de la disparition de sa nièce, finalement rapportée. Elle est sauve, mais elle révèle à sa grand-mère que son enfant ne naîtra pas.

III,2 : Départ de Vanessa, qui part avec Anatol s'installer à Paris. Quintette moralisateur sur l'impermanence et les jeux de rôles de la destinée. Erika prend désormais la place de Vanessa, seule en charge de la vieille baronne qui ne lui parle plus non plus.

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3. Structure

La construction de l'oeuvre, aussi bien dramaturgiquement que musicalement, s'appuie sur des visions subtiles et mouvantes. Le sujet, déjà, est en décalage avec son titre : Vanessa n'est pas la jeune première, mais une quasi-quadragénaire qui conserve l'idéal des jeunes filles. En réalité, le personnage central et le plus touchant du drame est sa nièce Erika, qui est au contraire d'une grande lucidité, empreinte de dureté quelquefois comme lorsque de son refus de la demande en mariage d'Anatol, sur des motifs trop exacts pour une femme amoureuse.
Toute l'oeuvre laisse planer diverses interrogations sur la nature du sentiment amoureux et de sa construction, de la projection illusoire faite par Vanessa (Anatol Jr serait la même âme que son père à son âge) à l'évidence violente mais solennelle ressentie par Erika (se livrant sans résistance mais sans illusions au séducteur), deux postures distinctes de la légèreté (voire à l'intérêt) d'Anatol ou de la grivoiserie du Docteur. Cela se mêle à la question de l'impermanence de l'identité, et évidemment de l'âge, de la (pré)destination.

Une qualités majeures du livret réside dans son amoralité, alors que tout y est question de morale : impossible de décider qui a raison. A chaque relecture, à chaque réécoute, d'autres considérations semblent se glisser dans les interstices du texte. Anatol, l'usurpateur, le chercheur, par certains aspects, semble plus franc que ses amantes éprises d'absolu, si bien qu'on peut s'interroger sur l'égoïsme, en miroir, des deux femmes. Puis on en revient au sens plus immédiat du livret, et les responsabilités tournent à l'infini, un peu comme dans un Così fan tutte non archétypal.

La musique elle aussi communique ce trouble : assez peu mélodique, aux angles arrondis, aussi bien les lignes vocales que les atmosphères orchestrales ont quelque chose de vaporeux, alors même que leur langage reste assez concrètement tonal - les fréquentes ponctuations de vents évoquent avec insistance Britten, mais un Britten plus ferme, plus éloquent. Malgré son intrigue très réaliste, l'oeuvre semble fonctionner sur la poétique de l'évocation, et ses personnages, pourtant aptes à s'épancher en théorisation, ne produisent jamais un métadiscours clair. Pas d'archétypes, pas de propos auctorial lisible, même dans le quintette assez largement démenti par ce qui le précède et le suit.

Et cependant, le galbe prosodique demeure ferme, et la parole d'Erika en particulier possède une réelle force déclamatoire, « à l'ancienne » pourrait-on dire.


Rosalind Elias (ici en Olga d'Eugène Onéguine), créatrice du rôle d'Erika en 1958.


Dans le même ordre d'idée, la chanson Under the Willow Tree, pensée comme une sorte de tube, parcourt malicieusement l'oeuvre sous toutes formes de couleurs et d'émotions.

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4. Représentation

Dans une telle soirée, on attendait trois choses :

1) entendre l'oeuvre en action, condition forcément accomplie ;

2) une mise en scène opérante, pas trop naïve (éviter les ors inutiles), pas trop statique, ce qui était très bien réussi par Bérénice Collet dans la scénographie de Christophe Ouvrard ;

3) une Erika capable de ne pas paraître immédiatement fade face à l'ombre de Rosalind Elias.

Il faut préciser ici l'anecdote célèbre : Maria Callas fut d'abord approchée pour le rôle de Vanessa, mais déclina. Considérant ses goûts et son style vocal, j'y vois surtout le fait qu'elle n'avait pas d'affinités pour les musiques complexes (ses Wagner étant déjà extrêmement linéaires et "vocaux"), et n'aimait probablement pas particulièrement la musique de Barber. Mais on a surtout avancé le fait, sans doute exact aussi, que Vanessa n'était finalement pas, en dépit de quelques traits brillants, le rôle principal de l'opéra, et que la diva craignait de rester dans l'ombre lors de ses représentations (elle qui n'hésitait pas à recommander aux chefs, contrat à l'appui, de couper dans les parties de ses collègues récalcitrants...).

La création par Mitropoulos (ainsi que les représentations de Vienne qui suivirent et le studio) devait se faire avec une autre étoile de la scène européenne, Sena Jurinac, remplacée par Eleanor Steber - qui aurait été un premier choix évident, ne fût-ce que pour la qualité de langue. A ses côtés, la jeune Rosalind Elias en Erika, dont l'intensité du timbre et la profondeur de ton saisissent d'emblée, avec pour sommet les brefs extraits parlés de l'acte II. Il était donc périlleux de reprendre le flambeau sans pâlir.


Portrait officiel de Diana Axentii, Erika au théâtre Roger Barat d'Herblay.


Diana Axentii surpassait les espérances en la matière : sa voix dense et épanouie avait la fermeté de ligne et l'inspiration de verbe pour accomplir très-dignement les grandes interventions de son personnage. De surcroît, l'actrice combine très à propos une aisance scénique capitale pour soutenir le spectacle et une forme de pudeur, de gaucherie gracieuse qui sied parfaitement à ce personnage de jeune débutante confrontée à la fausseté de ses rêves.

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5. Orchestre OstinatO & Conservatoire d'Herblay

Commentaires pour la représentation du 26 mai 2012.

Suite de la notule.

mercredi 9 mai 2012

Mlle Vanessa de Barber visite Aramis


Grande nouvelle qui s'ajoute au programme de cette fin de saison : les 20, 22 et 26 mai, Vanessa de Barber, dont c'est la création scénique en Ile-de-France, sera jouée au Théâtre-Opéra d'Herblay. Ce sera également représenté en 2013 à Metz, avec, je le crains, une salle encore plus vide que pour Francesca Da Rimini.

Il serait pourtant dommage de négliger cette chance : le Barber lyrique est excessivement peu joué en France, Vanessa est avec la Sonate pour piano ce qu'il a à mon sens écrit de plus intense, et surtout peut convenir à quasiment tous les publics :

  • pour le "grand public", le langage musical en est accessible, et l'économie dramatique très réussie, sans longueurs, avec des proportions assez filmiques ;
  • pour les amateurs de musique du vingtième siècle, on se trouve à un degré de raffinement que Barber est loin d'atteindre immanquablement, la partition recèle un véritable contenu musical personnel ;
  • pour les amateurs de théâtre lyrique, la qualité des psychologies et la couleur sonore des tableaux sont véritablement captivantes.


Suite de la notule.

jeudi 2 février 2012

Parabole - Wilfred OWEN, a Shropshire Lad


1. Une figure

Né en 1893 dans le Shropshire, mort prématurément le 4 novembre 1918 en traversant le canal de la Sambre.


Owen est célèbre à plusieurs titres :

  1. Sa poésie est considérée comme importante, un témoignage particulièrement puissant du scepticisme douloureux de celui qui se bat sans être certain d'avoir raison de se battre.
  2. Sa vie même constitue un symbole de ces années : vingt-cinq ans, sous-lieutenant remarqué, publié seulement quatre poèmes de son vivant, le reste étant reconstitué à partir de ses carnets (souvent plusieurs versions, des choses inachevées également...) ; mort à une semaine de l'armistice, et annoncé comme tel par télégramme le jour où ses parents entendent les cloches joyeuses retentir à travers l'Angleterre.
  3. Les amateurs de musique ont généralement été marqués par la puissance expressive que ses poèmes apportent, en écho à la liturgie latine des morts, au War Requiem de Benjamin Britten.


Les lutins souhaiteraient s'attarder sur un de ses poèmes célèbres, la Parabole qui relit le mythe d'Isaac dans les circonstances de la Grande guerre.

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Ambiance sonore : Offertoire du War Requiem de Britten, incluant en son centre le poème qui nous occupe. Version inédite de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome sous la direction d'Antonio Pappano (29 octobre 2005). Ian Bostridge et Thomas Hampson en solistes (Christine Brewer était dans les parties latines).
L'élan de la direction de Pappano, la qualité de l'anglais des chanteurs et la transparence de la prise de son sont particulièrement délectables, pour un résultat assez supérieur, me semble-t-il, à la grande majorité des versions du commerce, dans une oeuvre où la médiocrité n'est pourtant pas courante.


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2. Proposition de traduction

Parable of the Old Man and the Young / Parabole du vieil homme et du jeune

So Abram rose, and clave the wood, and went, / Ainsi, Abram se leva, et fendit le bois, et s'en fut ;
And took the fire with him, and a knife. / Et il emporta le feu, et un couteau.
And as they sojourned both of them together, / Et lorsqu'ils furent seuls ensemble,
Isaac the first-born spake and said, My Father, / Isaac le premier-né prit la parole et dit : Mon père,
Behold the preparations, fire and iron, / Voici les instruments ; le fer et le feu,
But where is the lamb for this burnt-offering? / Mais où se trouve l'agneau pour cet holocauste ?
Then Abram bound the youth with belts and straps, / Alors Abram lia le jeune homme avec ceintures et bretelles,
And builded parapets and trenches there, / Et bâtit là des parapets et des tranchées,
And stretched forth the knife to slay his son. / Et étendit le couteau pour assassiner son fils.
When lo! an angel called him out of heaven, / Quand, attention, un ange l'appela du ciel,
Saying, Lay not thy hand upon the lad, / Disant : Ne pose pas ta main sur ce gars
Neither do anything to him. Behold, / Et ne tente rien contre lui. Vois :
A ram, caught in a thicket by its horns; / Un bélier, pris dans un buisson par ses cornes ;
Offer the Ram of Pride instead of him. / Offre le Bélier de l'Orgueil à sa place.
But the old man would not so, but slew his son, / Mais le vieil homme ne voulut pas, et et assassina plutôt son fils,
And half the seed of Europe, one by one. / Et la moitié de la semence de l'Europe, un à un.

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3. Renversement du modèle

En étant confronté à l'exercice de la traduction, on prend conscience de façon plus aiguë d'un certain nombre de caractéristiques.

De façon très évidente, la matière, aussi bien thématique que verbale, est un pastiche biblique. Le contenu du mythe d'Isaac bien sûr, reproduit de façon très fidèle, mais aussi les archaïsmes nombreux :

  • les formes anciennes ("clave", prétérit du verbe vieilli "clead" ; "spake", ancien prétérit de "speak" ; l'incontourtable "behold") ;
  • l'amoncellement des coordinations "et", totalement superfétatoire en anglais, mais qui mime la façon antique de ponctuer à défaut de ponctuation ;
  • la présence d'un vocabulaire spécialisé : "seed", typiquement. La plupart des versions françaises, Louis Second et l'École de Jérusalem compris, le traduisent par "postérité", mais Martin (version 1744), élégant comme toujours, conserve bel et bien la métaphorique "semence". [1] [On pourrait aussi parler de "lamb" et "ram", mais il s'agit davantage de la rémanence de motifs bibliques que d'un lexique réellement spécifique.]


Owen le signifie très clairement à la fin de son poème, dont la violence laconique (mais aux conséquences bien plus étendues que dans le mythe originel) impressionne : dans cette nouvelle version du mythe, Abraham ne renonce pas à sacrifier son fils, malgré la défense de Dieu.

Mais ce qui fait le prix de ce poème se trouve surtout dans la façon dont Owen prépare cette Chute, en mêlant à la matière biblique des éléments triviaux et négatifs du quotidien de la guerre, voire en retournant certains termes ambigus.

Ainsi Abraham utilise-t-il des objets très concrets (que j'ai choisi de traduire dans leur acception la plus terre-à-terre) pour ligoter son fils, et construit-il un "autel" encore plus identifiable, encore plus ancré dans son temps.

Plus fort encore, le double sens de certains mots, ainsi "slay" qui peut se charger du sens négatif d'un attentat (ce peut être tuer au couteau de façon neutre, mais aussi assassiner), ou "lad", aussi bien un "garçon" (le mythe de départ) qu'un "gars" (comme celui du Shropshire). Le français oblige à choisir, mais se rabattre sur "garçon" me paraît pousser le texte dans le sens inverse de ce que les indices précédents laissent supposer.

Le sommet de la perfidie réside dans le fait qu'Abraham n'est nommé qu'Abram durant tout le poème, qui est le nom du vieil homme avant d'être renommé Abraham par Dieu (Ge 17:5), c'est-à-dire son nom avant la Grâce obtenue pour son obéissance (avant le sacrifice, rapporté en Ge 22). Grâce que son obstination criminelle ne lui permet jamais d'obtenir dans la nouvelle version d'Owen.

Le message n'est pas bien difficile à traduire en revanche, puisque Owen explicite lui-même sa métaphore du Bélier, qui représente l'orgueil national qu'il aurait suffi de sacrifier pour sauver les fils de l'Europe. `[Abraham tuant son propre fils dans le vers qui précède, puis ceux de l'Europe, il est l'équivalent évident de celle-ci.] Ce sont plutôt ces discordances, indignées mais comme hésitantes, pouvant être interprétées de façon biblique ou critique, qui créent le climat assez particulier de ce poème, qui suscite à la fois l'adhésion au récit et la répulsion vis-à-vis de ce qu'il raconte.

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4. Mise en musique

Notes

[1] cf. p. ex. Ac 3:25.

Suite de la notule.

mercredi 18 janvier 2012

E.W. Korngold, père de la variété - [Die stumme Serenade]


CPO vient de publier la sixième et dernière oeuvre scénique (absente à ce jour au disque, me semble-t-il) de Korngold, la seule écrite après 1937. Die stumme Serenade est une "comédie en musique", faite de dialogues parsemés de numéros très lyriques, quelque part entre le post-richard-straussime sucré qui le caractérise, les opérettes de Lehár, la musique de cabaret d'avant-guerre et la musique grand public que Korngold produisait pour les films américains.

Il faut attendre 1954 pour que l'oeuvre (débutée dès 46 et créée en 1951 à Vienne en version de concert) soit représentée, à Dortmund.

L'accompagnement musical est assuré par un piano, quelques percussions et plus ou moins un quatuor à cordes. Le résultat, pas du tout majeur, est très plaisant dans son genre léger et hors du temps.

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Hors du temps, c'est bien le mot, puisque j'ai été à plusieurs reprise assez étonné de retrouver des couleurs mélodiques ou harmoniques qui sont aujourd'hui assez courantes dans la variété. Voir ainsi le post-richard-straussisme, courant qui s'apparente à un néo-rococo, présider à la naissance des modulations sommaires et un peu crues en vogue à la fin du vingtième siècle, c'est un vrai paradoxe.

Et j'ai été absolument cueilli en découvrant un motif récurrent dans un des duos du deuxième acte dont voici quelques extraits :

Suite de la notule.

mercredi 19 octobre 2011

Alban Berg - LULU - Schønwandt, Decker, Paris Bastille 2011


Entendre Lulu en salle est une expérience singulière.

Cette oeuvre tient du paradoxe puissant :

=> Ecrite avec les contraintes du dodécaphonisme sériel, elle demeure très lyrique et ménage une belle part aux répétitions - en principe proscrites, car elles créent des impressions de polarité contre lesquelles oeuvre précisément le sérialisme ! Les interludes et surtout les fins d'acte sont particulièrement réussis mais aussi particulièrement transgressifs à cet égard.

=> Elle ressortit en de nombreux points à l'esthétique de la conversation (nécessitant des voix pas trop lourdes), quelquefois à la parole mélodique (sprechgesang), et pourtant les cuivres sont sans cesse présents, rendant nécessaire le choix de voix sonores pour passer ce mur.

=> Le résultat final tient davantage du théâtre que de la musique, mais davantage de la musique que de l'opéra...
Autrement dit, le texte saissant de Wedekind prend facilement le pas sur son traitement musical (pas très "émotif"), mais si l'on s'astreint à l'écoute musicale (ou si on l'écoute au disque), l'intérêt de l'orchestre me paraît tout à fait premier. Un écart assez singulier.

Il s'agissait de la version complétée en trois actes, mais je reste étonné de la façon dont le matériau du troisième acte reste résolument moins contrapuntique - et l'orchestration plus massive et sommaire, mais la faute est plus facilement imputable à Friedrich Cerha. Et d'une certaine façon, même si la déchéance finale complète le tableau, on peut difficilement dépasser la "chute" sacrilège de l'acte II.

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Concernant la représentation, la chronique de concert n'étant pas l'objet de CSS, je peux me contenter de dire que c'était très bien.

Non ?

Suite de la notule.

mercredi 12 octobre 2011

Le majeur triste


Les farfadets de céans avaient déjà évoqué ce sujet à l'occasion de l'éloge d'un duo de l'Idoménée de Campra.

[Précision à l'usage des mélomanes non-pratiquants : la gamme mineur a une tierce (troisième note) plus basse que dans la gamme majeure, ce qui lui confère un aspect, pour l'auditeur "occidental" (hors folklores spécifiques), spontanément plus sombre.]

On lit quelquefois le reproche, sous la plume d'amateurs du vingtième siècle, envers Mozart ou Verdi, de superficialité émotive et dramatique, en raison de leur usage immodéré des tonalités majeures dans les moments tempêtueux ou tristes - pour le dire simplement, au moment où l'on est censé éprouver des émotions "négatives".

Il ne s'agit pourtant que du pendant inversé de l'habituelle caricature mineur-triste / majeur-gai. Tous les mélomanes admettent généralement que le mineur n'est pas du tout mécaniquement sinistre - il n'est que d'écouter certaines sonates de Domenico Scarlatti ! Mais le préjugé inverse semble plus tenace, même chez les mélomanes raffinés qui goûtent les complexités du vingtième siècle musical.

Contre Verdi, on voit citer le final de l'acte II de Rigoletto, "Sì, vendetta" - où le désir féroce de vengeance du livret passe par une cabalette en la bémol majeur très lyrique. Pourtant ici, le majeur exprime l'éclat, une forme de jubilation sauvage - et on pourrait même ajouter, mais ce n'est assurément pas le dessein de Verdi, que c'est sans réelle menace pour le Duc que vise Rigoletto. Ce qui fait parfaitement sens.

Et il existe encore plus impressionnant :

Suite de la notule.

samedi 8 octobre 2011

[avant-concert] Michael JARRELL - Cassandre - Monodrame pour une double leçon d'humilité


(Extrait sonore suit.)

Cela fait un bon nombre d'années que les farfadet de céans aiment passionnément la musique de Michael Jarrell, mais il n'en avait jusqu'ici guère été question sur Carnets sur sol, même de son opéra captivant Galilée, donné à Genève il y a un peu plus d'un lustre. La version prochainement donnée par Fanny Ardant, Suzanne Mälkki et l'Ensemble Intercontemporain fournit l'occasion de faire plus ample présentation.


1. Un syncrétique

Son genre musical s'apparente assez à celui de Bruno Mantovani : un langage composite, atonal mais très sensible à la tension-détente, très chatoyant, et progressant souvent par l'usage des timbres (avec des techniques qui sentent l'héritage de Varèse).

Une musique très accessible, très intense du point de vue émotif, évitant largement les violences gratuites ou la minéralité qui sont souvent reprochées (à juste titre d'ailleurs) à la musique contemporaine.

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2. Un monodrame

On profite de la programmation de sa Cassandre à la Cité de la Musique, le 27 octobre, pour en parler un petit peu. Car il existe d'ores et déjà un superbe disque chez Kairos qui propose cette oeuvre dans sa version originale (celle qui sera jouée le 27).

L'oeuvre n'est pas un opéra, et le terme de monodrame choisi par le compositeur (qui précise une référence à Erwartung de Schönberg) est trompeur : le mot juste serait davantage monomélodrame. En effet, l'ensemble instrumental accompagne une récitante et non une chanteuse.

Jarrell, saisi par la puissance du texte de Christa Wolf, a longtemps hésité sur la nature de la nomenclature, entre opéra de chambre, monodrame semi-chanté (avec chant intimiste de Cassandre et fresques généreuses des récits des Grecs), pour aboutir finalement à ce vaste récit accompagné de musique.

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3. Humilité

Car c'est bien d'un récit acccompagné qu'il s'agit : du théâtre servi par un compositeur qu'on sent magnétisé et enthousiaste. Car à l'exception de deux interludes fort avisés pour ponctuer le drame, et qui ne durent en moyenne que deux minutes chacun, les cinquante minutes de l'oeuvre sont entièrement dévolues à la parole, presque seule parfois. [En se fondant sur les minutages de la version Mälkki, car le catalogue du compositeur en indique vingt de plus !] Contrairement à une musique de scène, la musique reste présente - même discrètement - en permanence, et dicte la cadence du débit du texte.

Cependant elle ne s'émancipe jamais pour créer un discours autonome mettant en valeur la maîtrise du compositeur : elle suit toujours le texte, seulement le texte, et s'efface souvent derrière lui.

En revanche, elle demeure extrêmement puissante, car elle crée des climats incroyables, contenus en germes par le texte, mais qui n'auraient absolument pas cet impact sans l'intervention du compositeur - l'entrée du Cheval ou le viol de Cassandre sont des moments réellement terrifiants et dans le même temps d'une grande pudeur.

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4. Christa Wolf

Le texte lui-même est typique de Christa Wolf, et explore la souffrance solitaire de la fille rejetée de ses parents, de la vierge déflorée par des Grecs que l'Histoire des vainqueur a dépeints comme brillants. Le mythe est traité avec sérieux, comme si sa lettre était véritable, mais en observant l'envers du décor. Ce que les récits rédigés par les hommes nous ont occulté.

Comme pour la Médée du même auteur (également adapté à la scène musicale, pour la plus belle oeuvre de Michèle Reverdy), le personnage central est une femme rejetée du monde en raison de son caractère honnête et peu enclin aux concessions. L'hystérie visionnaire de Cassandre, son sens des valeurs la rend paria chez elle, inquiétante ou nuisible aux siens, Priam son père devenant irrémédiablement "le roi" dans une terrible scène (économe) de répudiation. Elle tient en quelque sorte le rôle de la conscience, enchaînée lorsque les nécessités du monde réel et immoral prévalent - traitée comme une Electre, étrangère en sa maison.

C'est la seconde leçon d'humilité.

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5. Le livret

Le texte utilisé par Michael Jarrell est inspiré de l'adaptation scénique du récit original par Gerhard Wolf - dont le spectacle décida Jarrell à composer un opéra sur cette matière. La traduction française sur laquelle il se fonde est due à Alain Lance et Renate Lance-Otterbein.

L'oeuvre s'ouvre sur la captivité en Grèce, avant de reprendre le fil des événements depuis les premières visions jusqu'à la chute de Troie et au départ d'Enée.

Le style, énigmatique, évocateur, un peu poseur, est tout à fait typique du vingtième siècle. Malgré ses tics de l'expression du "soupçon" ou de la poésie alternative façon Duras, il est d'une grande beauté de langue, ménageant un équilibre périlleux entre une préciosité de l'expression et la recherche d'une lecture prosaïque des événements.

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6. Succès

L'oeuvre, écrite en 1993 et créée en février 1994 au Théâtre du Châtelet (Marthe Keller accompagnée par David Robertson dirigeant l'Intercontemporain), a connu un grand nombre d'adaptations : dès 1996 Michael Jarrell réalise une Kassandra fondée sur le texte allemand - on voit bien tout ce que cela peut imposer sur la réécriture des durées, voire de l'emplacement de certains effets... Néanmoins je ne dispose pas du détail de la refonte, bien que les deux partitions soient commercialisées.

Puis viennent en 2005 et 2006, deux Cassandra, l'une italienne, l'autre anglaise.

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7. Entretien et extrait

Suite de la notule.

mercredi 10 août 2011

[Carnet d'écoutes] Frederick Delius - Koanga


Un opéra dont on parle trop peu. Il est vrai que la seule version discographique, celle de Charles Groves en 1974, a longtemps été indisponible avant une récente réédition par EMI.

Musique très consonante, assez éloquente. On pourrait la rapproche de ce qu'on appelle le type "musique de film", mais au meilleur sens du terme : une certaine façon très agréable de flatter l'auditeur, mais sans superficialité de procédé. Au demeurant, le débit verbal est très fluide et même assez rapide, avec un texte en prose qui défile très vite, et fait la part belle aux ensembles (quintette de la fin de l'acte I, par exemple), souvent avec surimpression sur des choeurs d'esclaves (qui sonnent assez "hymne britannique").

L'oeuvre culmine dans la cérémonie vaudou

Suite de la notule.

jeudi 14 juillet 2011

Fête Nationale par Jean-Michel Damase


J'ai placé en ligne il y a quelques jours cet extrait tiré d'Eugène le Mystérieux, feuilleton musical de Jean-Michel Damase pour la radio (1963-1964), des scènes musicales sur des textes de Marcel Achard, d'après le roman Les Mystères de Pari d'Eugène Sue.

Il se trouve qu'il est particulièrement concordant avec l'ordre du jour, alors si certains aiment la couleur locale des éphémérides, en voici :


Illustration :
Combat pour l'Hôtel de Ville le 28 juillet 1830
de Jean-Victor SCHNETZ
1834, huile sur toile
Paris, musée du Petit Palais


Un hymne vraiment prenant, qui remplacerait avantageusement, aussi bien pour sa musique plus adroite que pour son texte plus positif, l'actuel. Il faudrait sûrement supprimer la référence réprobatrice à l'anarchisme, puisqu'il s'agit ici d'une marque de contexte du roman, qui excèderait le cadre fédérateur d'un hymne national.

L'hymne actuel ne sera pas remplacé - l'adoption de la ligne mélodique Berlioz sur "jusque dans nos bras" serait le maximum qu'on puisse espérer en matière d'ajustement...
Mais quoi qu'il en soit, musicalement, ce chant assez primesautier reste délectable hors contexte, c'est déjà beaucoup.

Sur le plan de l'exécution, vous noterez l'usage de [R] uvulaires non vibrés (quelquefois grasseyés en appui sur consonne, comme pour "patrie"), qui donne un aspect plus populaire à l'élocution - très nettement pour la basse, qui joue le Chourineur. J'aime beaucoup la façon, typique de l'école française, dont le ténor antériorise le [ou] : il prononce "bouge" en faisant tirer le [ou] vers le [u], la voyelle frémit réellement.

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Compléments :

  • Sur Les Mystères de Paris de Sue (avec illustration sonore de Damase).
  • Un parallèle entre Woyzeck et Les Mystères de Paris (illustrations de Gurlitt et Damase).
  • Hymne patriotique (moins bon enfant, mais rengaine obsédante...) de Charles VI d'Halévy, par l'équipe des lutins.
  • La Marseillaise de KODÁLY Zoltán : A szabadság himnusza.


vendredi 8 juillet 2011

Daniel Catán - Il Postino - Une nouvelle école d'opéra (et un nondernier rôle pour Plácido Domingo)


L'occasion, au détour de ces représentations autour du monde (et en l'occurrence au Théâtre du Châtelet), de s'interroger sur les façons de composer un opéra, au fil de l'histoire et aujourd'hui.

1. Public et contexte des représentations (le 30 juin) - 2. L'oeuvre - 3. Place dans l'Histoire - 4. Vers une nouvelle école du drame lyrique ?

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1. Public et contexte des représentations

Comme prévu, l'étiquette opéra contemporain était répulsive pour le grand public, et l'étiquette musique de film était négative pour la critique. Il restait d'ailleurs pas mal de places, ce qui est étonnant pour une apparition de Domingo - alors que même le lied fait salle comble avec Kaufmann, certes au faîte de sa gloire vocale.

C'est bien cette double appartenance qui intéressait les lutins, qui se sont rendus (en petit comité) parmi la meilleure société qui assistait à l'une des dernières apparitions vocales de Plácido Domingo - du moins avant l'amorce de sa nouvelle carrière de basse profonde.

Le public a réservé un accueil très enthousiaste - debout, et faisant relever le rideau très longtemps après le retour des lumières dans la salle - qu'on peut attribuer assez vraisemblablement à la présence de la légende vivante sur scène, mais c'est aussi un signe que l'oeuvre n'a pas déplu (peut-être la référence filmique a-t-elle aussi été appréciée ?).
C'était manifestement, aussi, un public plus "ingénu" que le public d'opéra habituel, pas un public de spécialistes, mais plutôt la nouvelle cible du Châtelet de Choplin, un public un peu plus familial, de curieux qui ont envie de faire une expérience à la croisée des styles, de se laisser surprendre.
Cela consiste certes, aux yeux des amateurs d'opéra, à se priver d'une partie de l'offre lyrique traditionnelle, mais on y gagne une offre qui n'existait pas et qui mérite vraiment d'être proposée : comédie musicale, créations à la croisée des styles (témoin la comédie musicale de Villa-Lobos la saison passée, Pop'pea la saison prochaine), opéras contemporains hors des sentiers de la modernité habituelle (The Fly de Howard Shore, Le Vagabond ensorcelé de Rodion Chtchédrine), et tout de même quelques oeuvres lyriques traditionnelles, parfois rares (Les Fées de Wagner, Cyrano de Bergerac de Franco Alfano)...

Bref, contrairement à ce qu'on avait beaucoup lu ou entendu chez les mélomanes, la gent farfadesque souhaitait vivement s'y rendre, et avec un a priori assez positif de surcroît.

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2. L'oeuvre

L'oeuvre a été accueillie favorablement par le parterre poulpiquisant. Il s'agissait, conformément aux attentes, d'une écriture de type filmique : un langage assez consonant, où domine le lyrisme des cordes. Et aussi d'autres choses plus profondes, sur lesquelles on revient tout de suite.

D'un point de vue structurel, il faut saluer l'usage de la poésie de Neruda, prétexte à air ("Desnuda"), noeud de l'action (le plagiat victorieux de Mario), ou encore ponctuation de l'action. C'est généralement la faiblesse des oeuvres dramatiques qui font hommage à un artiste : la vie de l'artiste n'est pas la plus passionnante, et rien ne peut traduire la spécificité d'un peintre ou même d'un musicien ancien dans un opéra... On reste au degré le plus superficiel, à la paraphrase en somme.
Or ici, la poésie de Neruda innerve tout le drame et en nourrit même l'intrigue, une belle réussite, une belle plus-value, qui met en valeur l'usage de la langue espagnole, rare à l'opéra (Albéniz lui-même composait en anglais...).

N'ayant pas encore ni lu le roman originel, ni vu le film-source (c'est en projet), impossible de juger de l'adaptation lyrique, il y aura peut-être matière à nouvelle notule dans ce cas ; néanmoins, en l'état, le livret fonctionne bien malgré la fragmentation de ses scènes (des changements de lieux brutaux, peu "théâtraux"). Le découpage en actes reste certes artificiel, et le pourquoi de l'oeuvre attend le troisième et dernier pour se manifester - néanmoins, on s'attache à cette routine avec les personnages, dans un sujet peu tendu et peu paroxystique, inhabituel à l'opéra.

L'écriture vocale n'est ni d'un récitatif très véridique, ni d'un mélodisme particulièrement inspiré : la ligne vocale s'intègre à la musique, sans relief spécifiquement faible ni accusé.

L'oeuvre culmine dans le récit (matérialisé par un véritable flash-back musical) de la mort de Mario dans la manifestation où il lit son poème : la gestion des masses sonores, le choeur s'entrechoquant avec l'orchestre, constitue réellement le moment fort, musicalement, de toute l'oeuvre (plus banale, d'une certaine façon). C'est aussi le moment fort du point de vue de l'émotion, mais de façon assez déconnectée de la musique, étrangement : la musique impressionne et la situation touche, séparément.

Sans avoir rien d'extraordinaire, l'oeuvre est réellement séduisante.

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3. Place dans l'Histoire

Il est particulièrement intéressant de s'attarder sur la construction de l'oeuvre. Daniel Catán n'est pas un compositeur prestigieux, dans le sens où il n'écrit pas dans un style neuf, ni des oeuvres qui représenteraient l'aboutissement d'un style, même conservateur (il est parfois qualifié de "néo-romantique", si ce terme a un sens).

Et son type d'écriture s'apparente ici à de la musique de film. On pourrait le rapprocher de Marius et Fanny de Vladimir Cosma, qui était une très belle réussite dans un style anti-classique d'une certaine façon. Ce qui signifie ?

Voyons cela :

Traditionnellement, l'opéra s'écrit dans une alternance entre récitatifs (pour faire progresser vite l'action, on suit les inflexions de la voix parlée) et "numéros" (les moments de bravoure vocale et musicale : airs et ensembles). A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les finals s'émancipent et deviennent de la musique en continu, faite de récitatifs accompagnés à l'orchestres, de tirades, d'ensembles, le tout de haute teneur musicale.

Puis arrivent les premiers drames en musique à flux continu - Rossini (Guillaume Tell, 1829), plus encore Meyerbeer (Robert le Diable, 1831) et Wagner (''Der Fliegende Holländer, 1843), où les récitatifs sont tellement soignés et tellement intégrés au reste de la musique (Meyerbeer interrompt ses numéros par ses récitatifs, Wagner fait conclure ses airs par des récitatifs, bref impossible de les retirer) qu'on doit les considérer au même titre que les numéros, comme de la "musique pure".
En suivant cette voie, les compositeurs vont épouser tout simplement les contours du drame, en utilisant les moyens que réclament telle ou telle situation (en particulier les français à partir de Chausson et d'Indy, et les germaniques après Wagner, mais aussi Puccini...).

Enfin, les compositeurs vont pour certains développer, en particulier à la suite de Wagner (décidément central à tout point de vue dans l'histoire de l'opéra...), une substance musicale progressivement au fil d'une même scène, voire de l'opéra tout entier (leitmotive, mais aussi matériau thématique propre à un moment précis).

L'opéra a dont deux façons de s'écrire :
=> à "numéros", mais cela ne se fait plus, sauf dans l'opérette / comédie musicale (mais de façon évidente, à cause des dialogues parlés - de plus le genre ne descend pas de l'opéra, en réalité) ;
=> de façon linéaire, en suivant le drame ;
=> en maintenant la tradition du développement en musique classique, au moins en conservant une couleur commune dans l'oeuvre, et en conservant des unités de matériau thématique au moins au sein d'une même scène.

Les trois prositions peuvent se nourrir les unes des autres et cohabiter. Dans Die Walküre de Wagner, les trois se rencontrent : on dispose bel et bien de vestiges de l'alternance récitatif-air (typiquement les "Adieux de Wotan", précédés d'un "récitatif" moins mélodique avec Brünnhilde), mais tout est conçu pour suivre le texte, dans ses plus petites inflexions... et cependant jaillissent des motifs récurrents qui structurent l'oeuvre de façon plus globale.

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4. Vers une nouvelle école du drame lyrique ?

Ce qui surprend est que Daniel Catán, malgré une certaine unité de ton (mais plus par style propre que par choix spécifique de couleur), malgré certaines parentés mélodiques (ici aussi, pas forcément volontaires), et malgré aussi certains retours thématiques (ponctuels et bien trouvés), n'adopte réellement aucune des trois propositions.

Bien sûr, on y trouve des moments identifiables comme des airs ("Desnuda", typiquement) ou des duos (le duo d'amour qui précède le mariage, à l'acte II, également pénétré du sonnet). Mais la musique n'épouse pas au plus près la déclamation, loin s'en faut, et ne développe pas non plus un discours musical élaboré.

En réalité, et c'est là que la chose devient intéressante, Catán traite son opéra comme un film, exactement comme Cosma. Ses unités ne sont pas musicales ou vocales, ce sont des unités d'action. Chaque scène a sa musique (certes pas très typée d'une scène à l'autre, même si l'on dispose des interventions du phonographe et du très beau lyrisme orchestral qui accompagne la séance d'enregistrement des sons d'Italie). Les scènes ne sont pas subtilement liées, elles se juxtaposent plutôt.

Cette "nouvelle" façon (surtout due à des compositeurs non spécialistes) est tout de même ancienne, on peut la remonter sans problème à l'Opéra d'Aran de Gilbert Bécaud (1962), qui ne fait pas le moins du monde école, mais qui est le premier d'une liste d'opéras au ton "grand public", renouant avec la facilité d'accès des siècles précédents. La contamination de la comédie rend parfois les frontières ténues, comme Call me Ishmael de Gary Goldschneider (composé de 1987 à 2003), et on avait déjà souligné l'influence inverse, de l'opéra sur la comédie musicale (Les Misérables de Schoenberg / Boublil).
Le côté séquentiel se retrouve aussi dans des oeuvres bien plus inscrites dans le XXe siècle "savant", comme 1984 de Maazel, où les différents tableaux sont également très segmenté, sauf l'acte III, immense arche insoutenable, dans une style chostakovitchobergien assez terrifiant, au meilleur sens du terme. Ici aussi, on n'entend pas un opéra traditionnel aux actes I et II (indépendamment du mélange des genres avec incursions, désormais habituelles, du jazz et de la chanson populaire).

J'avais été assez dubitatif (surtout que le poème était écrit dans une langue d'une assez grande maladresse) en écoutant Cosma, parce que j'y voyais toutes les faiblesses d'écriture (prenant un procédé, il l'éreintait sur dix minutes, le temps de sa scène, et pliait sa prosodie à sa trouvaille musicale)... mais en réalité, cela fonctionne assez bien pour créer du climat. Quelque chose en phase avec notre temps de zappeurs, en tout cas, ces saynètes cloisonnées.

Il Postino n'atteint pas l'intérêt ni le charme de Marius et Fanny, et ne mérite pas forcément d'être redonné, mais j'y retrouve ces qualités et cette nouvelle méthode d'écrire un opéra. Peut-être par faiblesse, manque de méthode ou de culture (?) au départ, mais le résultat ouvre une voie intéressante.
En tout cas une alternative plus viable auprès du public que l'opéra défragmenté, antiprosodique et antidramatique, qui prévaut chez beaucoup de compositeurs aujourd'hui (qui essaient d'assujetir le théâtre à leur style musical - ce qui est mal). Bien sûr, pas tous, mais le fait qu'un théâtre musical d'avant-garde cohabite avec un théâtre musical qui provienne du même héritage, mais se destine à une écoute plus facile et à un public plus large, me paraît très sain et stimulant. Les deux sont utiles, surtout s'ils existent simultanément.

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5. Et Domingo ?

Ah oui, puisque 95% des requêtes qui vont aboutir ici le seront vraisemblablement pour avoir de ses nouvelles : il va très bien. En tant que provincial jusqu'à une date encore fraîche (et pas spécialement à l'affût des "grandes affiches"), je l'entendais pour la première fois, et j'ai été frappé par son volume sans effort et son éclat (alors qu'il sonne désormais un peu lessivé en retransmission). Même avec l'imagination, on peine à se représenter l'électricité qu'il devait dégager il y a dix ans, sans parler des années 70 et 80... En l'état actuel, ça ne méritait sans doute pas l'ovation si insistante du public, mais eu égard aux services rendus et à l'énergie, malgré son record absolu du nombre de rôles abordés, pour en aborder toujours de nouveaux à son répertoire, y compris des créations...

La mise en scène de Ron Daniels, tout à fait littérale, ménage quelques beaux moments. D'abord l'effet de zoom lorsque la partie mobile du plateau s'approche du spectateur (effet qui est un peu trop répété par la suite), ensuite et surtout la très belle trouvaille de la projection, pendant les enregistrements des sons d'Italie, sur deux supports simultanément : le fond de scène, mais aussi le rideau translucide devant la scène, si bien qu'on éprouve l'impression de nager réellement dans cette eau, comme enfermé dans la projection - assez impressionnant. Nul doute que le procédé n'est pas neuf, néanmoins il était non seulement très à propos, mais surtout remarquablement réalisé.

Sinon, Jean-Yves Ossonce a fait ce qu'il a pu avec ses talents de phraseur lyrique pour tirer ce qu'il pouvait d'un fort bon Orchestre Symphonique de Navarre dans une partition pas toujours adroite (écriture en accords, peu contrapuntique, ce qui cordes aidant, crée l'impression de longs aplats à peine parcourus de colorations de cors...), le Choeur du Châtelet se révèle plein de relief, Cristina Gallardo-Domâs (Matilde Neruda) paraît un peu fatiguée (la voix s'est aigrie, et on lui confie désormais les rôles d'épouse, mauvais signe), Amanda Squitieri (Beatrice Russo) se révèle vaillante et maîtrisée malgré ses opacités et son timbre un peu dur, Patricia Fernandez (la tante Donna Rosa) tire le profit scénique d'un beau rôle de caractère (la seule "opposante", et gentille en plus) malgré une voix vraiment moche pour son âge, Victor Torres (Giorgio) sonne assez bien dans sa langue, moins fruste qu'à l'accoutumée, Laurent Alvaro développe toujours de façon plus impressionnante sa stature vocale (grosse projection), et en Mario Ruoppolo Daniel Montenegro (j'aurais choisir Charles Castronovo, mais l'alternance n'était pas indiquée et mes disponibilités étaient limitées) a un joli timbre un peu sombre, façon Castronovo, mais assez mal projeté, se diffusant réellement mal dans la salle - incarnation scénique en revanche de qualité.

Voilà, hop, tout le monde est servi.

Et la réflexion sur le genre opéra a gagné un peu de grain à moudre avec cette oeuvre.

mercredi 29 décembre 2010

Histoire de l'opéra allemand : essai (raté) de schéma


Contrairement aux développements de genres et styles parallèles dans l'histoire de l'opéra français ou aux ruptures dans l'histoire de l'opéra italien, l'opéra allemand suit en réalité un chemin assez linéaire, qui ne se complexifie qu'à l'orée du XXe siècle.

Toutefois, à cette date, les courants et les langages deviennent si riches, si complexes, s'entrecroisant et se contredisant jusque chez un même compositeur, et quelquefois menant deux courants idéologiquement antagonistes à des résultats sonores similaires... qu'il est assez difficile de proposer cela sous forme synthétique. On serait incomplet, ou bien allusif et obscur, ou au contraire trop détaillé.

En l'occurrence, le résultat sera trop touffu pour les lecteurs plus néophytes.

Bref, le résultat de cette tentative n'est pas satisfaisant, mais on le livre tout de même, à titre de repère (un tiens valant mieux...)

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1. Exception hambourgeoise : un seria local

L'opéra allemand n'existe pas au XVIIe siècle en tant que genre. Il existe peut-être des partitions expérimentales enfouies, mais je n'en ai jamais vu, et elles resteraient de toute façon marginales.
On cite une Dafne de Schütz (1627), dont seul le livret subsiste, mais rien qui puisse permettre de documenter un genre en tout cas.

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir apparaître des exceptions locales. On jouait alors l'opéra italien partout en Europe, sauf en France, et plus précisément cet opéra seria. Ce genre opératique était né en Italie de la fascination croissante pour la voix comme instrument, au détriment du projet original d'exalter un poème dramatique par la musique. On y trouvait des airs clos (dits "à da capo", c'est-à-dire de forme ABA') très virtuoses, entre lesquels l'action avançait rapidement par des "récitatifs secs" (une écriture rapide et peu mélodique, calquée sur la prosodie italienne et uniquement accompagnée par la basse continue).

Il a cependant existé, pendant des périodes plus ou moins restreintes, des exceptions locales en Europe (cour de Suède par exemple), et spécialement dans certaines villes d'Allemagne. On y écrivait aussi du seria, avec les mêmes recettes... mais en langue allemande.

Quelques compositeurs célèbres se produisirent à Hambourg : Haendel (son premier opéra, Almira, Königin von Kastilien, était en allemand sur un livret adapté de l'italien) et Telemann, mais aussi Reinhard Keiser, qui produisit près de 70 opéras, et quasiment tous pour Hambourg. On trouve aussi mention de Philipp Heinrich Erlebach, Georg Caspar Schürmann ou Johann Christian Schieferdecker, dont certaines oeuvres sont disponibles au disque, mais qui n'ont pas, aujourd'hui encore, de grande renommée.
L'Orpheus de Telemann, comble du syncrétisme, mêle même des airs en italien et des choeurs en français, selon le caractère recherché, à une trame allemande.

L'opéra hambourgeois est un opéra virtuose, bien écrit, qui adopte certaines tournures harmoniques spécifiquement germaniques, et dont les récitatifs sont par la force des choses assez différents des italiens... mais il ne s'agit que d'une adaptation limitée géographiquement d'un genre qui vient de l'étranger. On est très loin d'un opéra proprement national.

2. Le Singspiel, première forme originale

Au milieu du XVIIIe siècle, apparaît une forme nouvelle, une version comique de l'opéra, qui s'apparente à l'opéra comique français : des "numéros" musicaux (airs, ensembles, parfois pièces d'orchestre...) clos sont entrecoupés de dialogues parlés, le tout étant en langue allemande.

La forme trouve probablement son origine avec les miracles du XVIIe siècle, mais on considère que ses "inventeurs" sont Hiller & Weisse, qui collaboraient ensemble vers le milieu XVIIIe siècle.

C'est le genre dans lequel sont écrits les opéras allemands de Mozart : Bastien und Bastienne, Die Entführung aus dem Serail, Die Zauberflöte. Peu d'oeuvres d'autres compositeurs de l'époque sont disponibles au disque : Holzbauer par exemple, qui est extrêmement intéressant ; ou (Paul) Wranitzky dont l'Oberon, König der Elfen (1789) est un bijou déjà très romantique, bien plus moderne que la Flûte Enchantée (1791) par exemple.

Ainsi, la naissance d'un opéra réellement attaché à la langue allemande se fait sous la forme comique et hybride du parlé et du chanté. Ce qui n'aura pas une conséquence durable sur son évolution.

3. Développement sérieux du Singspiel

Suite de la notule.

mercredi 22 décembre 2010

Histoire de l'opéra italien : essai de schéma

Sur le même principe que pour l'opéra français, on tente de brosser à grands traits l'histoire de l'opéra italien.

On pourrait d'ailleurs parler d'histoire de la musique italienne, tant le vocal prévaut sur les autres genres dans la péninsule.

Suite de la notule.

lundi 20 décembre 2010

Histoire de l'opéra français : essai de schéma


On parle beaucoup du sujet sur CSS, mais finalement, on n'a pas encore dressé de point de vue surplombant pour reclasser tous ces gens dans leur époque et leur style.

Voici donc une très rapide nomenclature, proposée sur un site voisin, avec un ton un peu informel.

Suite de la notule.

dimanche 7 novembre 2010

Le chant magique : Rodion Chtchédrine, Le Vagabond Ensorcelé


Sentiments très mitigés durant le concert... et pourtant une impression très positive et durable à la fin de celui-ci.

De quoi s'agit-il au juste ? Pour deux soirées consécutives, le Châtelet mettait à l'honneur le compositeur Chtchédrine, l'immortel auteur de la Suite Carmen pour cordes et percussions, dont la luxuriance dansante presque sauvage, prévue pour son épouse Plisetskaya, a profondément marqué l'imaginaire musical.
Le premier soir, Valéry Gergiev et l'Orchestre du Marinsky, ainsi que son ballet, interprétaient Le petit cheval bossu, un ballet de jeunesse (1955) aux couleurs vives et naïves, garni de jolies figures légères et virevoltantes. Nous n'y étions pas, mais nous en avions recommandé la résevation. C'était paraît-il assez plein, présence d'un corps de ballet russe aidant, et il semble de plus que l'oeuvre n'existe

Le second soir, les mêmes jouaient un opéra tout récent du compositeur, Le Vagabond Ensorcelé, créé en 2002 à l'Avery Fisher Hall sous la direction du commanditaire, Lorin Maazel. Il avait ainsi réclamé à Chtchédrine (que même les français écrivent souvent, à force de le lire ainsi sur les disques, à l'anglaise : Shchedrin)

quelque chose de russe, avec des chants anciens, des sons de cloches, des Polovtses, des Tsiganes et une voix de basse profonde,

en somme une forme d'archétype, auquel se conforma à merveille le compositeur. Le livret, inspiré par le Vagabond de Leskov, est construit comme le récit a posteriori du narrateur-personnage, Ivan Sévérianovitch Fliaguine, tantôt rapportant ce qu'il a vécu, tantôt le jouant, et secondé par deux autres récitants, une mezzo-soprane et un ténor, qui tiennent tour à tour les différents personnages féminins et masculins que le héros rencontre au cours de son existence errante.

Comme au début de sa Carmen, l'oeuvre émerge d'une sonnerie de cloches, et sera tout au long de son déroulement parsemée de choeurs sobres et extatiques, qui entrent souvent très discrètement pour faire écho ou prolonger le propos ou même les effets musicaux des solistes et de l'orchestre - à peine si on les remarque, mais le résultat est assez immédiatement impressionnant. Quelquefois, ils prennent le pas sur l'action pour égrener une intense prière. Le narrateur est bel et bien une basse, sinon profonde, une véritable basse noble aux graves majestueux, dont le parcours débute après que, novice au monastère de Valaam, il a tué par accident un moine qu'il fouettait "pour rire". Le spectre prophétique du moine est le premier personnage, avec une narratrice qui semble la mère d'Ivan, qui apparaisse.

Prisonnier pendant sa fuite chez des Tatars aussi sauvages que des Polovtses, Ivan subit un terrible ballet de torture symbolisant ses dix ans de captivité au désert de Rynn-Peski. Lorsqu'enfin il échappe à ses ravisseurs, il aboutit chez un prince généreux (le ténor) qui le couvre d'or à cause de son adresse à s'occuper des chevaux. Au cours d'un soir de beuverie, où un Magnétiseur (le ténor), sorte de diable (incarnation vengeresse du moine ?), le pousse à reprendre son vice d'alcool, il découvre une jeune chanteuse tsigane, Groucha. En trois mots, le temps se suspend : Pas de crépuscule... pendant un quart d'heure, la mélopée tourne sur elle-même, sans jamais donner le sentiment de répétition : une forme de suppression extatique de la notion de durée... assez ineffable. Il faut dire que Kristina Kapoustinskaïa, avec sa voix dense de mezzo au vibrato serré, a évolué du personnage de l'humble mère jusqu'à cette tsigane fascinante, et se change, à proprement parler, en enchanteresse. Alors que le disque avec les mêmes est simplement agréable, il y a une forme de magnétisme très singulier qui ne tient ni réellement à sa voix, ni à sa beauté... une présence, assez indicible, qui suspend tout le reste. L'illusion est telle qu'on se trouve au delà du geste juste et de l'accomplissement artistique.

A cet instant, Ivan lui jette tout son argent à ses pieds et le premier acte s'achève avec la mélodie de la tsigane. Avec le recul pour écrire une notule, on voit bien comme cela entre en résonance avec le titre même de l'oeuvre : otcharovat', c'est aussi bien "plonger dans les ténèbres" qu' "invoquer". Nul doute qu'il y a ici qu'elle chose de l'incantation enchanteresse dans ce chant dépouillé, sans objet, quasiment sans texte, qui se réitère sans jamais sembler parcourir le même chemin, une infinie redite qui ne se répète à aucun moment.

L'acte II est enchaîné : l'oeuvre ne dure que quatre-vingt-dix minutes, et il est vrai que l'on ne se plonge que très progressivement dans son atmosphère, d'autant que les personnages ne prennent corps qu'avec l'entrée de Groucha.

Ivan confesse sa dépense au prince, qui souhaite voir la tsigane et en fait sa maîtresse (en l'achetant aux tsiganes pour cinquante mille roubles), avec longs duos d'amour amèrement contemplés par le spectateur qui s'identifie à Ivan alors que celui-ci est hors-scène. Puis, souhaitant se marier avec une riche héritière, il chasse la jeune fille.

Ivan, éloigné lui aussi du palais, revient pour chercher sa trace. Le prince l'aurait-il tuée pour que le passe ne resurgisse pas ? Dans les bois et les marais, Ivan aperçoit sa silhouette inerte, l'orchestre hurle atrocement, accompagné d'effets stroboscopiques aussi bien visuels qu'acoustiques, vision d'horreur.

Elle vit. Et dans son désespoir demande à Ivan, par charité, de lui ôter la vie. Après un long et tendre duo, il obtempère, la perce de son couteau et la fait tomber dans le fleuve.

C'est la fin de sa vie, le moine lui apparaît et lui ordonne de se retirer dans le monastère pour achever le peu qui lui reste à vivre. La musique s'éteint doucement, dans les atmosphères religieuses déjà entendues, et le ballet continue sur scène pendant plusieurs minutes après sa disparition.

On le voit, le cahier des charges de Maazel a été dûment et complètement rempli.

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Que penser de cette oeuvre ?

Musicalement, bien que le fondement en soit totalement tonal, le résultat est assez décousu : le vingtième siècle a passé sur le style de Chtchédrine, et l'oeuvre semble une suite d'aplats et d'effets ponctuels, servant le déroulement de l'histoire, mais sans véritable intérêt musical autonome en soi, typiquement une musique qui serait caduque sans son texte.

Les effets eux-mêmes peuvent sembler assez grossiers, les cloches, les chants homophoniques pour la religiosité, les danses tribales pour les redoutables tatars, les duos d'amour sucrés. Chaque moment fort semble comme suspendu au-dessus de rien, des sortes de "numéros" surnageant sur une trame musicale continue mais assez faible.

Cette caractéristique qui s'entend au disque est renforcée par la mollesse de la direction de Gergiev (et la beauté très relative de son orchestre, dont les bois si beaux au disque sonnent très acide dans la salle), même s'il faut tenir en compte le fait qu'on entend toujours mal au Châtelet, même bien placé (milieu de parterre) comme je l'étais.

On peut aussi se demander si le choix de mettre en scène était tout à fait pertinent : on ne voyait pas l'orchestre et ses effets, et s'agissant d'un opéra pour salle de concert, pour trois solistes, choeur et orchestre, on voit bien qu'il y avait une forme de statisme inévitable, puisque l'oeuvre est aussi narrative que théâtrale... Cela va aussi contre les volontés initiales du compositeur (toutefois présent dans la salle, donc consulté comme en témoigne le livret de salle excellent et très hagiographique, plus dithyrambique qu'un compte-rendu de CSS).

Néanmoins, cette mise en scène d'Alexeï Stepaniouk, une fois accepté le rythme lent inhérent à l'ouvrage, secondait admirablement - par sa littéralité un peu libre, s'autorisant des écarts discrets pour occuper l'oeil et animer le plateau (présence de personnages non notés sur le livret et corps de ballet masculin sur scène) - les moments forts. C'est évidemment l'apparition de Groucha et de ses trois mots, qui auraient sans doute étaient moins forts et magnétiques avec une robe de concert et un orchestre sur scène, mais aussi tout l'acte II, très intense, qui se suivait de façon assez fusionnelle.

Les autres moments de grâce étaient en réalité les ballets violents (scène des tatars, ivresse d'Ivan, recherche de Groucha), extrêmement impressionnants et plutôt jubilatoires orchestralement.

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Et le verdict ?

Je n'ai pas signalé jusqu'ici le travail sérieux de Sergueï Aleksachkine, basse au timbre un peu gras et gris, mais bien investie et maîtrisant toute sa tessiture, s'autorisant aussi de jolies choses mixtes ; ni surtout Andreï Popov, excellent ténor (lyrique assez léger, voire caractère) dont l'émission haute et très peu vibrée qu'il utilisait en moine spectral se montrait particulièrement convaincante. Voilà qui est fait avant d'achever cette notule.

Au fil de la soirée, j'ai trouvé le temps un peu long : peu d'action, peu de choses à regarder, une musique pas très dense... Totalement subjugué par le chant de Groucha (et en l'occurrence de Kristina Kapoustinskaïa), j'ai suivi ensuite avec intérêt les déroulements de l'acte II, sans être réellement convaincu par l'oeuvre ou la musique cependant. J'ai donc beaucoup laissé le temps passer, malgré mon écoute bien sûr attentive.
Et pourtant, en sortant, j'avais le sentiment que quelque chose d'important était arrivé. Et de fait, je conserve des souvenirs extrêmement vifs (et agréables) de cette soirée, au delà même des moments que j'ai trouvés admirables.

L'oeuvre a paru sous le label Mariinski,

Suite de la notule.

jeudi 28 octobre 2010

Dmitri Chostakovitch : Les Joueurs et Le Grand Eclair, deux opéras inachevés


Un commentaire très rapide sur le concert donné par Dmitri Jurowski avec l'Orchestre du Conservatoire de Paris (d'une remarquable limpidité), le Jeune Choeur de Paris (très bon) et de jeunes solistes du Centre Vishnevskaya de Moscou.

Etaient ainsi confrontées deux oeuvres de nature très différente.

Les Joueurs adaptait littéralement le texte de Gogol, sans coupures. Arrivé à une heure de musique, mais qu'au tiers de l'oeuvre, Chostakovitch écrit qu'il est absurde de continuer, sans doute en raison des proportions trop solennelles eu égard au caractère direct du texte. La musique est est raffinée, pas la plus complexe harmoniquement ni la plus grinçante, mais sans facilités, et le texte remarquablement mis en valeur : on regrette bel et bien que l'ouvrage n'ait pas été achevé.

Le Grand Eclair est en revanche constitué d'une suite de "numéros" satyriques sur le capitalisme, manifestement liés entre eux par des dialogues (qui n'ont pas été donnés pour cette soirée). La faiblesse du livret est précisément ce qui a motivé l'abandon du projet, et la musique de Chostakovitch prend ici une tournure beaucoup plus foraine : l'oeuvre est une curiosité, mais certes pas un monument.

Côté musique, remarquable précision de Jurowski et de l'Orchestre du CNSM, superbe prestation également des choeurs (présents pour Le Grand Eclair seulement)

Les ténors Oleg Dolgov et Maxim Sazhin étaient remarquables, que ce soit le ténor de caractère truculent doté une voix douce et ronde ou le ténor lyrique très dynamique et éloquent. Le plus impressionnant du plateau était toutefois le baryton Konstantin Brzhinsky, très sonore, excellent acteur et remarquablement prodigue en mots expressifs. Mais sur les six voix d'homme, aucune n'était réellement décevante, et les trois cités méritent véritablement une grande carrière internationale.

Excellente soirée de raretés.

vendredi 6 août 2010

BO d'opéra


Juste une remarque en passant.

Il semble que l'opéra accessible, au XXIe siècle, se concentre en partie sur le métier de compositeurs de musique de film, maîtres de l'effet et de l'économie du temps.

[Avec Ibert, Honegger, Damase, Herrmann, Cosma, Shore (et Maazel).]

1. Tentative de diagnostic de la création d'opéra au début du XXIe siècle - 2. Opéras cinématographiques ? - 3. Un peu de prospective - 4. Sur les oeuvres, prolongements.

Suite de la notule.

mardi 6 juillet 2010

Schönberg - Les Misérables (Châtelet 2010) : retour sur une évolution esthétique


Le point de vue de l'amateur d'opéra.

Hier, les lutins se sont rendus, comme prévu, à la dernière représentation de ce spectacle musical qui se situe un peu hors du périmètre habituel de ces pages. Il faut dire que la gent korrigane est très admirative de ce qui a été réussi dans cette pièce.


1. Un sujet

Le choix est celui de vignettes qui parcourent amplement la fresque de Hugo, en en conservant les épisodes partagés dans la culture commune française. Plutôt que de choisir un fil narratif qui évolue de façon fluide, on privilégie les épisodes en forme de saynètes parfois très brèves, afin de reproduire le plus vaste nombre possible d'épisodes de ce qui est devenu une forme de mythe, avec sa puissance symbolique, son caractère fédérateur et la plasticité même de son intrigue. Il ne manque guère que la défiance initiale de Valjean à l'encontre de Pontmercy, tout y est.

On perd certes la langue de Hugo, et on entend quelques sentences un peu catégoriques qui sont très loin de l'art du balancier pratiqué par le poète dans ses raisonnements, qu'il résout par une forme de transcendance qui rend la voie évidente, et non pas par un réel choix. Néanmoins, contrairement à l'original français d'Alain Boublil et Jean-Mars Natel (à la fois précieux et d'une niaiserie assez ridicule), la version anglaise (Herbert Kretzmer) dispose d'une certaine élégance - nous ne nous nous serions pas déplacé, assurément, pour la version francophone.


2. Une adaptation digne de considération
2.1. Structure générale

Il y a quelque chose d'émouvant à voir cette foule assez populaire (à côté de la troupe joyeuse et farfadesque, une famille qui mettait les pieds pour la première fois au Châtelet) communier en présence, sinon de l'oeuvre elle-même, de sa marque sur l'imaginaire collectif.

C'est en effet un objet assez étonnant, qui transpose de façon tout à fait évidente les codes de l'opéra dans un format plus populaire :

  • voix amplifiée ;
  • orchestre d'une dizaine de musiciens traité en temps réel par un ingénieur du son, et complété par un synthétiseur (qui était quasiment seul à l'origine, mais l'orchestre a été ajouté lors de la refonte de l'oeuvre et au fil des succès) ;
  • beaucoup de tubes ;
  • pas de transitions entre les scènes, des "blocs" très identifiables.


Mais l'on conserve les récitatifs : comme dans la tragédie lyrique, ce peut être une forme de basse continue du synthétiseur, ou bien l'orchestre entier ou en partie qui soutiennent la déclamation, selon l'impact dramatique que l'on veut donner. Restent aussi l'ambition théâtrale, une nombre assez considérable de clins d'oeil à l'Opéra ("Don Juan", "mieux qu'un opéra", "nous battons-nous pour une nuit à l'Opéra ?", avec au besoin une ligne lyrique au hautbois qui imite la ritournelle introductive d'un grand air), et la construction complexe, qui échappe à l'alternance simple air / récitatif.

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2.2. Un drame postwagnérien ?

Car c'est assurément une oeuvre ambitieuse : non seulement il n'existe aucun passage parlé sans accompagnement, mais surtout, l'ensemble du discours est tenu par la présence de véritables leitmotive, et de leitmotive originaux, d'une façon qu'aucun farfadet n'a jusqu'ici ouïe dans aucun opéra, et qui n'a rien de pataude.
Ces motifs récurrents ne sont pas attachés, comme chez Wagner, qui en est l'un des plus virtuoses utilisateurs, à un objet ou à un sentiment d'un personnage, ni comme chez Strauss qui l'attache à un aspect de la psychologie d'un personnage, voire à un personnage, et encore moins comme Debussy ou Schreker, qui sont beaucoup plus nettement liés à un personnage précis (et donc moins riches de sens, en dehors de la structuration musicale de l'oeuvre).

Claude-Michel Schönberg a choisi des motifs (et en a développé la récurrence lors de la révision de la partition) qui ont un lien avec des concepts, mais des concepts libres, qui peuvent voguer d'un personnage à l'autre, et innervent ainsi d'une façon assez saisissante le drame. Ce qui est d'autant plus impressionnant que la musique en elle-même est assez peu subtile : toujours les mêmes rythmes de type croche-croche-noire (la seconde croche étant sur le temps), et des harmoniques habiles, avec des progressions agréablement tendues (notamment des frottements délicats en faisant bouger la basse), mais assez peu riches - bien qu'assez au-dessus de la moyenne du genre.

On en a relevé quelques uns :

  • Les damnés de la terre : ce motif pesant apparaît à chaque fois qu'une masse populaire, harassée par la pauvreté, le travail, l'injustice de la société, apparaît. Bagnards, filles des rues, mendiants, peuple de Paris...
  • La justice : ce motif consiste en une résolution harmonique implacable. Il est le plus souvent attaché à Javert (Honest work, just reward / That's the way to please the Lord), à cause de sa rectitude dans l'application de son devoir. Mais il est intéressant de remarquer, et cela, nul autre opéra qu'on ait de notre côté lu, entendu ou vu ne l'a essayé, que ce motif apparaît pour la première fois dans la bouche du personnage très positif de Monseigneur Bienvenu. Ce motif qui représente le respect des normes n'est donc ni positif ni négatif, il indique simplement une sorte de légitimité formelle du discours. Et cela rejoint admirablement le livret qui insiste sur le caractère foncièrement honnête de Javert, que lui reconnaît Valjean en lui laissant la vie sauve sans conditions.
  • L'identité : ce motif est plus spécifiquement attaché à Valjean, et resurgit à chaque questionnement sur son nom, sur son destin, sous la forme d'un flux de parole haché, comme hébété, avec une thématique assez banale.
  • La bonté : un motif tournoyant qu'on entend dès que Valjean commet un acte altruiste.
  • Les rêves passés : ce motif est d'abord attaché à Fantine, et innerve son fameux air I dreamed a dream in time gone by, mais on le trouve également vis-à-vis de Valjean, et pas seulement lorsqu'il évoque la mère de Cosette ; à chaque allusion voilée au passé, il est susceptible de resurgir.
  • Révolution : Une sorte de slogan collectif (Rouge et noir) qu'on retrouve évidemment lors de la bataille des barricades, avec une apothéose cuivrée qui figure le panache plus que la victoire, évidemment.
  • Le monde nouveau : Ce motif est d'abord attaché à la Révolution (Do you hear the people sing, singing the song of angry men ?), mais réapparaît lors du grand final de l'acte II, pour annoncer un monde nouveau qui est celui d'un idéal plus vaste, pour ne pas dire d'un au-delà. En somme, c'est assez la façon dont la Rédemption par l'amour dans le Ring de Wagner passe d'un acte isolé de Brünnhilde vers Sieglinde à la salvation de l'humanité tout entière dans son seul retour, à la toute fin du cycle.
  • Les étoiles : Plus anecdotique, ce motif aigu et diaphane débute le premier air de Javert qui leur est consacré, et se trouve cité sous forme d'allusion musicale dans le second, sans que le texte y fasse référence.


Et ainsi, alors que les va et vient des personnages s'y prêtaient très bien, Schönberg évite la facilité de thèmes liés de trop près aux personnages. Valjean en a bien un ou deux qui lui sont très fortement liés, mais les autres personnages ne sont pas caractérisés de cette façon, ce sont plutôt les concepts mis en jeu par le texte qui miroitent à travers ce tourbillon de motifs.

Et lorsque plusieurs se superposent comme dans l'affrontement de Javert et Valjean au chevet de Fantine, c'est assez impressionnant, et très rare dans le domaine de la "musique populaire".

[L'autre aspect wagnérien réside dans la qualité limitée de l'humour : souvent du comique de caractère bien lourd et guère drôle comme pour Beckmesser, Mime ou alors des exagérations à peine plus amusantes comme la fameuse Chevauchée des Walkyries - qui est réellement conçue par Wagner comme quelque chose de souriant.]

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2.3. Quel statut ?

Par ailleurs, on y trouvera d'assez beaux climats, qui ont fait avec quelque raison le succès des airs isolés passés à la célébrité.
Pas de longueurs, une collection de situations par ailleurs très efficacement résumées, et une musique qui touche juste.

Le type même d'oeuvre qui ne peut que confondre ceux qui veulent cloisonner les genres dans une forme de morale (l'opéra c'est ennuyeux, la musique populaire c'est pauvre, etc.).

Cet objet constitue en réalité une oeuvre extrêmement cohérente, très dense (ses épisodes très courts ne sont pas des facilités, ils ont véritablement du caractère), qui comporte même, malgré ses personnages taillés à la serpe et son langage musical relativement rudimentaire, l'un des usages les plus intéressants des leitmotive que les lutins aient entendu.

Ainsi, au delà du panache, des trépidations et des climats, même en la considérant avec les critères de la musique savante, l'oeuvre est aussi intéressante.


Ruines d'un aqueduc.


3. En salle

Plusieurs choses sont frappantes pour l'amateur d'opéra dans cette salle. Tout d'abord le public, pas habillé (certes, on est un dimanche et les gens ne sortent pas du travail, mais d'habitude, au concert, même un dimanche...), une moyenne d'âge beaucoup plus basse (beaucoup de trentenaires et quadragenaires, et très peu au-dessus), et très décontracté, d'un abord très bon enfant, discutant volontiers entre voisins, nullement crispé par l'événement (qui est pourtant considérable si l'on considère la durée à attendre pour revoir cette oeuvre-culte par rapport à un Don Giovanni).

Lorsque la musique débute, une clameur s'étend pour exprimer la joie d'être là à entre cette musique. La musique n'étant pas essentiellement à ce moment-là, c'est une manifestation assez sympathique (qu'on retrouve, plus discrètement, pour saluer certains bis célèbres dans les récitals classiques, en particulier d'opéra). Les airs sont applaudis, parfois les actions (alors qu'il ne se passe pas grand'chose musicalement, le retrait de Cosette de l'auberge des Thénardier est ovationnée !), mais pas les décors si le moindre aigu, la moindre action.
On a d'ailleurs été très agréablement surpris qu'à la fin des airs, le public attende, sinon la fin de la résonance, la fin de la musique pour applaudir, ce qui n'est pas toujours le cas à l'Opéra (c'est même plutôt l'exception). Même les discussions pendant le spectacle ont été finalement très rares, à peine plus fréquentes que pour un concert classique.

Il a simplement marqué son enthousiasme à certaines fin de parties, en couvrant de fort beaux interludes. [A ce propos, l'orchestration du final du II est beaucoup plus impressionnante en salle, vraiment spectaculaire, et pas vraiment de mauvais goût, en réalité.]

La sortie des spectateurs est aussi accompagnée par la reprise d'un pot-pourri des thèmes du concert, on est au cinéma plus qu'au théâtre.

L'amplification n'était pas désagréable, le volume tout à fait raisonnable. En revanche, faute de gestes suffisants des interprètes (nous étions loin et ne pouvions entendre le point de départ de la voix contrairement à Magdalena, qui comportait de toute façon uniquement des chanteurs lyriques, plus modérément sonorisés), la localisation du chanteur était difficile dans les scènes de groupe puisque le son provenait des baffles et non du personnage.
On a tout de même noté l'égalisation des dynamiques par le potentiomètre : lorsqu'un chanteur passe dans le grave (par exemple le couplet modulant au centre du grand air de Fantine), alors qu'on entend que la voix se tasse, l'amplitude sonore demeure strictement identique. De plus, les tessitures étant écrites assez basses par rapport à une voix projetée d'opéra (aussi parce qu'il faut que chaque membre du public puisse chanter cela aisément en rentrant chez lui), la voix serait véritablement très peu audible sans amplification. Certains interprètes qui chantent à la fois opéra et comédie musicale s'en plaignent quelquefois : leurs nuances dynamiques changent la couleur de la voix, sa texture, mais absolument pas la dynamique et le volume entendus par le public.

Le nombre de décors est quant à lui proprement hallucinant, avec quantité de changements à vue... C'est une petite fortune que cela doit représenter en conception, construction et transport. D'où le nombre assez important de représentations, sans doute, et surtout le nombre d'années de tournée d'une production... mais la salle n'était pas pleine du tout (dernier étage vide).

En somme, un public très agréable et attentif, et un cadre d'écoute assez confortable.



4. Une représentation
4.1. Mise en scène

Visuellement, une jolie mise en scène littérale assez animée, plutôt spectaculaire. On relève surtout l'excellente idée de placer en fond des projections inspirées de dessins de Hugo ou d'encres réalisées dans son style. Dans les égoûts de Paris, il y a en plus un défilement, sous trois angles différent, qui donne réellement l'impression de cheminer dans une étrange cathédrale sorti de l'imaginaire hugolien. Un épisode visuellement assez magistral, et tout à fait poétique en plus.

Il faut cependant reconnaître que la nouveauté de la nouvelle production de Laurence Connor & James Powell n'est pas conceptuellement vertigineuse par rapport à l'ancienne de Trevor Nunn & John Caird... On reste dans un spectacle littéral et agréable à l'oeil. Mais on a aussi le droit à quelques trouvailles, comme l'entrée et la présence des amis tombés au combat lors de la déploration Empty chairs and empty tables.

--

4.2. Orchestre

Suite de la notule.

David Le Marrec

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