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mercredi 15 novembre 2023

Philippe d'Orléans, le compositeur le plus hardi de son temps – Penthée (1705)


dusapin macbeth

L'exécution de Penthée de Philippe d'Orléans par les Conservatoires d'Île-de-France (CMBV, CNSM, Pôle Sup' Boulogne-Billancourt, les CRR de Paris, Rueil-Malmaison et Versailles Grand Parc, CRD de Clamart) me donne d'occasion d'écrire la notule que je n'avais pas commise en 2018, lorsque j'avais assisté à de larges extraits de l'œuvre (actes III, IV, V !) jouée par les Chantres du CMBV à l'occasion d'un jeudi musical.


L'œuvre pré-Régence

Avant qu'il ne devienne régent du royaume, Philippe d'Orléans a reçu l'enseignement de Charpentier, peut-être Campra, puis Gervais et enfin Bernier, c'est-à-dire la fine fleur des compositeurs français novateurs / influencés par l'Italie. (Car le style italien tel qu'il est perçu par les Français et importé dans leur musique suppose plutôt la complexité du contrepoint et de l'harmonie que la superficialité virtuose qu'on lui attribue rétrospectivement.)
Il écrit ainsi trois opéras : Philomèle dans les années 1690, qui est perdu, puis vers 1704 Penthée et La suite d'Armide (pour lequel il existe déjà une notule).

Il existe toujours des spéculations sur la part de son professeur Gervais dans la partition – Gervais en a réutilisé deux tambourins, qui ont par ailleurs connu un grand succès, jusque dans les parodies grivoises – la parenté des styles est patente, mais l'un étant élève de l'autre, difficile de trancher sans meilleures sources. L'audace de la partition peut aussi bien faire douter qu'elle soit l'œuvre d'un amateur… que laisser penser que seul un amateur pouvait s'autoriser à bousculer aussi fort le cadre attendu par le public !

Je racontais cette anecdote dans la notule précédente :

Philippe d'Orléans n'a pas hésité, on le sait, à passer commande de motets (ou de parties intermédiaires de motets ?) à Gervais pour les signer de son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne, et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais, voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.

Le livret, que je trouve très bon, est dû à… son capitaine des gardes (et mauvais sujet !), le marquis de La Fare. Il culmine – et l'inspiration musicale aussi – dans la fête bachique de l'acte V – où le roi est massacré par sa propre mère.

Vous ne trouverez pas la partition en ligne dans vos crèmeries habituelles (IMSLP, Gallica, etc.) : Philippe d'Orléans avait refusé que l'œuvre soit donnée publiquement ou imprimée, si bien que le matériel a dû être refabriqué à l'occasion de ces représentations modernes.


La force de Penthée

J'ai été, lors des deux soirées, impressionné par le cinquième acte paroxystique, qui enchaîne les scènes emportées et les trouvailles musicales. Son ambiance festive crépusculaire manie le paradoxe émotionnel d'une façon rare avant des époques beaucoup plus tardives.
(Voyez sur cette captation de 2018 manifestement réalisée par les musiciens.)

Pour situer l'action : Penthée, petit-fils de Cadmus, est amoureux d'Érigone (invention du librettiste), ancienne amante de Bacchus mais qui le croit mort. Les fiançailles sont prévues (malgré une jalouse), mais Bacchus revient. Penthée le fait enfermer, ne croyant pas à sa naissance divine ou du moins à ses droits sur sa fiancée. Bacchus sort miraculeusement de prison, et frappe change la mère du roi, Agave, Agave, en ménade. Celle-ci tue son fils en croyant avoir vaincu un lion, et vient l'annoncer sur une musique de triomphe (et en chantant un arioso par-dessus, comme un air concertant à l'italienne, très rare avec trompettes et timbales !) ; son crime lui est révélé par son propre père, Cadmus (sur le modèle de la fin de Tancrède de Danchet & Campra), mais la musique et le livret demeurent complètement joyeux jusque là, subjectivité totale très troublante – le public partage le délire de la ménade.
S'ensuit une série de tirades désespérées des femmes coupables, très belles (celle d'Autonoé en particulier), qui se conclut abruptement, comme c'est l'usage (Didon de Desmarest, Callirhoé de Destouches, Pyrrhus de Royer… quand c'est fini c'est fini), sur les dernières paroles d'Agave qui se tue.

Dans le mythe d'origine, Penthée refuse simplement de rendre les hommages religieux à Bacchus, et Penthée est massacré par toutes les ménades ensemble, dont les femmes les plus proches de lui.

Comme il se doit, on rencontre dans la musique débauche d'effets étonnants – pas nécessairement frappants quand on pratique peu de le genre, mais nuances remarquables lorsqu'on est habitué au modèle LULLYste –, témoins de l'influence ultramontaine du duc d'Orléans.
Par exemple :
√ à l'acte II, tuilage contre-intuitif dans le duo d'amour, plus complexe que les duos habituels ;
√ notes de basse répétées, au moment de la révélation ;
√ fantaisie harmonique (chromatismes osés à la basse, mais aussi, plus étrange encore, à la mélodie, comme du madrigal du début du siècle précédent !) ;
√ accompagnement en trémolos à la fin du III, lorsque Agave appelle à la fête de Bacchus (rare, hors tempêtes, avant Rameau et surtout la génération gluckiste ; s'entend dans Atys par Christie, mais je n'ai pas vérifié dans les parties orchestrales complètes si c'était écrit ; j'en doute) ;
√ de même, beaucoup de batteries de cordes, typiquement italianisantes (cf. fureur de Corésus au II de Callirhoé de Destouches) ;
√  le merveilleux chœur des prisonniers, (Bacchus est en effet jeté en prison !), presque religieux, avec beaucoup de contrepoint expressif, écriture très inhabituelle à l'Opéra ;
√ autre moment particulièrement rare, un trio de vengeance, avec trois parties vraiment simultanées. Il ressemble au duo de Campra composé un peu plus tard (1712) pour Idoménée – mais précisément, ce n'est pas un trio.
√ à la fin de l'acte III, pour la célébration de Bacchus, c'est même un trio de femmes (bientôt rejointes par une quatrième !) avec des lignes individualisées (jamais vu ça dans ce répertoire, personnellement).
√ le basson est apparemment explicitement requis (comme chez son maître Charpentier) pour renforcer certains récitatifs ; et il est assurément très virtuose ! 


Interprétations d'étudiants

Malgré les voix peu puissantes, j'avais beaucoup aimé la version du CMBV dans la Galerie des Batailles, un véritable effort de phrasé (et une bonne élocution) chez les jeunes chantres, même si leur technique est davantage celle de choristes que de solistes pour apporter un impact sonore réel.


En dehors des Chantres du CMBV, très bien préparés (par le chef, Fabien Armengaud) et étagés dans les belles sections chorales qui évoquent la musique sacrée (dont ils sont spécialistes), j'ai été un peu plus mitigé sur la réalisation de la semaine dernière présentée au CRR de Paris. D'ordinaire les représentations de tragédie en musique (avec un orchestre formé de musiciens du CRR de Paris, Versailles, Cergy et du Pôle Sup' de Boulogne) sont, concernant l'orchestre, de niveau professionnel. Cette fois-ci, sans doute du fait de la diversité de recrutement, les décalages étaient nombreux, et la prudence / concentration n'était pas sans impact sur l'urgence dramatique.
De même pour les voix, je ne vais pas refaire mon couplet, mais lorsqu'un chanteur français interprète de la tragédie en musique sans que du deuxième rang on comprenne ce qu'il dit, ou utilise une émission lyrique et que sa voix est couverte par un orchestre sur instruments naturels… clairement il faut repenser quelque chose dans la technique. Mais ce sont encore des voix en formation, en l'occurrence ; ce qui m'alarme est qu'on entend aussi cela, et très souvent, chez des professionnels de ce répertoire.

On entend cependant quelques voix très bien faites, comme Gaël Lefèvre (Thirésie) et Martin Barigault (Cadmus), et je saluele soin du texte d'Alice Marzuola (Érigone), dont je n'aime pas beaucoup l'émission très ronde / en bouche mais qui sert impeccablement les vers (et c'est le plus important), Manon Sekfali (Agave), une véritable personnalité vocale lorsqu'elle fend l'armure passé les premières scènes. Kyungna Ko (Ino), malgré l'obstacle de la langue, se livre avec énergie, avec un instrument mieux projeté que les autres. Marcos Vinicius Almeida Costa (Arbas) a de très belles intentions verbales, la voix peut encore mûrir mais a beaucoup d'atouts.
J'ai moins aimé Antoine Ageorges en Bacchus, jolie voix équilibrée et diction limpide, mais tempérament dramatique à construire, il ne se passe rien, et dans un rôle qui est lui-même assez peu intéressant, tout paraît immobile. Quant à Sébastien Tonnel, son timbre et son expression sont très séduisants, mais il semble vraiment embarrassé dans ses graves et projette très peu, n'y aurait-il pas un baryton clair voire un ténor à tirer de cela pour pouvoir l'épanouir ?
En somme, j'ai apprécié l'investissement individuel dans les rôles ; c'est davantage le type de profil vocal commun à toutes ces voix qui me préoccupe pour leur carrière, l'avenir du chant et le répertoire de la tragédie en musique.

Cependant l'essentiel reste la contribution de ces représentations à la formation de ces jeunes d'une part, et d'autre part la mise au théâtre de l'œuvre entière peu ou prou pour la première fois ! Merci de laisser le public profiter de ces moments – gratuitement, qui plus est.


Envoi

Je termine en vous égayant par la citation de la note du musicotéléologue Olivier Schneebeli dans le programme de 2018 :

« Le sang suinte dans Penthée, jusque dans ses bacchanales, au sein même de ses danses aux rythmes disloqués, aux chorégraphies boiteuses, comme si, déjà, dans la folie des fêtes du Palais-Royal, dans leur démesure orgueilleuse et ricanante, se devinait l'issue d'un siècle à peine commencé. »

La phrase est jolie, mais il fallait oser la prophétie rétrospective – le rapport entre les deux échappe, surtout. Il est vrai en revanche que les danses de Penthée, pourtant écrit de façon plus traditionnelle, à cinq parties (à la française) et non à quatre (à l'italienne) comme La suite d'Armide, sont souvent assez dégingandées et surprenantes dans leurs appuis.
(J'admire beaucoup au demeurant le travail accompli par Schneebeli au CMBV !)

jeudi 6 juillet 2023

Philippe d'Orléans compositeur – La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide


La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

J'étais un peu seul à me réjouir de ce que Château de Versailles Spectacles ait programmé le dimanche soir à 21h la Jérusalem délivrée de Philippe d'Orléans (bien mieux qu'à 15h ou 17h, ça laisse tout le dimanche !). Mais ça se termine donc à minuit, et avec les bus supprimés dans toute l'Île-de-France comme conséquence de l'embrasement généralisé du pays sans bus, je n'avais plus d'options… J'ai bien regardé les VTC, mais 80€ + les 50€ de la place, ce n'était pas envisageable.

J'ai donc renoncé à entendre cet inédit que j'attendais depuis tant d'années donné dans un lieu idéal par une équipe de feu.



Bien sûr que non. Versailles, ce n'est qu'à 20 km de l'Est de Paris. Sans trop me presser, cela fait 6h-6h30 de marche, par une nuit aux températures douces, c'est idéal. C'est parti !


La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide



#ConcertSurSol #121

Déjà entendue (fragmentairement) au CRR de Paris, c'est cette fois une production (de concert) avec tous les moyens qui est donnée pour La Jérusalem délivrée, ou La suite d'Armide de Philippe d'Orléans. Un des deux opéras qui subsistent du Régent (Philomèle est perdue).

J'avais adoré les audaces et bizarreries (ça frotte quelquefois !) de Penthée, histoire absolument terrible – rivalité d'un roi avec le jeune Dionysos, qui tourne fort mal pour le mortel. Par les Chantres du CMBV, les derniers actes avaient été présentés dans la Galerie des Batailles, c'était saisissant. J'en avais parlé ici, et jamais eu le temps de le convertir en notule.

L'œuvre est plus ancienne qu'on l'a d'abord cru – de nouvelles traces ont été trouvées, il existe une édition de 1704, et plus seulement de 1712 !  Plus étonnant encore, autant il est écrit au frontispice de 1712 qu'il s'agit, en substance, de l'œuvre d'un personnage illustre et proche des dieux (dont tout le monde peut aisément deviner l'identité), dans l'édition antérieure c'est plutôt « un compositeur proche de M. Le Régent », ce qui laisse penser que la partition est au minimum le fruit d'une collaboration.
D'après Benoît Dratwicki, à qui je dois beaucoup de la science que je vais partager ici, on retrouve nombre de tournures typiques de Gervais (le maître de musique principal de Philippe d'Orléans), et si jamais l'œuvre a été composée un peu avant 1704, elle pourrait même inclure des pages de… Charpentier !

Pour moi, à l'oreille, je n'entends pas très fort Charpentier – mais sa manière peut être très protéiforme. En revanche, que ce puisse être Gervais, dont Philippe d'Orléans était proche, ce n'est pas impossible : on dispose de très peu de choses au disque (Hypermnestre, et puis ?) et j'ai très peu lu sa production. Par ailleurs Philippe d'Orléans n'a pas hésité, on le sait, à lui passer commande de motets pour les signer de son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne, et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais, voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide
Non pas que je sois paranoïaque, mais qui les a prévenus de ma venue ?

Le livret du baron de Longuepierre propose une suite et un dénouement heureux à deux sujets à la fois : Tancrède (celui de Danchet & Campra avait été représenté dès 1702) et la grande référence, Armide de Quinault & LULLY. Tancrède est encore tourmenté de la mort de Clorinde, mais aimé d'Herminie et finit par très bien s'en accommoder. Armide tente de se venger de Renaud en envoyant au combat ses amants (très adroite réutilisation de ce motif très présent dans l'acte I d'Armide de Quinault & LULLY, les guerrier alliés et soumis par amour), et lorsque Renaud triomphe, c'est pour, tout auréolé de sa gloire, offrir son amour à Armide. Et tout le monde est content.
Bien que la trame en paraisse décevante (ces deux histoires terribles résolues en chœur de liesse générale comme un vaudeville, chaque homme se trouve une femme parmi ce qui reste…), la réalisation en est, dans le détail, très réussie. Structure claire, qui ménage des plaintes, des affrontements, des enchantements originaux (le cyprès enchanté qui saigne !), une apparition d'ombre assez bouleversante (Clorinde apparaît à Tancrède pour lui demander pourquoi il l'a ghostée, sans doute sur le modèle de Didon dans Énée & Lavinie de Fontenelle & Collasse, de 1690), des batailles. Tout cela assez harmonieusement agencé, alors même que le principe de ce livret (réajuster tout le monde) et son début (Herminie et Armide se plaignent) laissent présager une intrigue très immobile et ennuyeuse. Dans le détail, c'est tout le contraire.
Il faut dire que Longuepierre était un véritable dramaturge, contrairement à La Fare (le capitaine des gardes et mauvais sujet auteur du livret de Penthée, pas mauvais par ailleurs !), passionné par l'épure de la tragédie grecque – sa Médée, par exemple, ne contient pas d'intrigue amoureuse. Pour autant, ce n'est pas ce qu'on lit dans ce livret, le but dans une tragédie en musique étant avant tout de ménager les scènes de merveilleux attendues.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Si le futur régent est célèbre comme compositeur, c'est que ses partitions regorgent d'originalités, voire de bizarreries, dont les musiciens des générations suivantes se sont demandé la part d'audace (maladroite ou visionnaire ?) permise à l'amateur qui n'a pas besoin de se soumettre au goût du public, et la part… d'erreurs de copie. En sortant de Penthée, j'en avais discuté avec un musicien de l'orchestre (lui-même arrangeur et chef d'ensemble), et alors que je partageais mon enthousiasme pour l'originalité et l'étrangeté de la partition, il me disait sa conviction qu'on avait tout voulu jouer comme c'était écrit, mais que ce faisant il avait eu l'impression de jouer beaucoup de fautes involontaires.

Je n'ai pas lu la partition (je ne sais plus si elle est disponible) pour juger avec pertinente de la probabilité du rapport audaces / fautes de copie dans la partition ; toujours est-il qu'à l'audition, tout sonnait très bien, comme du baroque français habituel, quelques effets harmoniques expressifs en sus – on peut les trouver exotiques, mais ils interviennent en tout cas plutôt aux moments de recherche expressive.

Entendons-nous bien, lorsque je dis audaces, elles sont en effet tout à fait considérables, mais au sein du style de la tragédie en musique : si vous n'êtes pas familiers du répertoire, vous ne trouverez pas ça très audiblement subversif.

Petite revue de détail.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Acte I
(Herminie, captive de Tancrède qui est parti pleurer Clorinde, reste amoureuse de lui. Armide arme des guerriers pour pourfendre Renaud.)
¶ J'ai été très impressionné par la modulation soudaine sur « nous jurons » des amants d'Armide qui promettent de la venger de Renaud. Changement immédiat d'atmosphère.  (Juste avant, une brève chaconne).
¶ Je retrouve dans cet acte, et plus loin, le goût de Philippe d'Orléans pour le procédé italianisant de la batterie de cordes (notes répétées à la basse, écriture en accords martelés), fréquente dans le seria italien, rare dans l'opéra français. On en trouve, bien sûr (colère de Corésus à la fin du II de Callirhoé !), mais ponctuellement, rarement aussi généreusement qu'ici (et Alarcón y va joyeusement, surtout qu'il y a deux clavecins dans l'orchestre !).
¶ Présence, ce qui est plutôt rare, d'un chœur uniquement féminin (pour la suite d'Armide au sens protocolaire, et non au sens temporel comme dans le titre de l'œuvre !).
¶ L'acte s'achève sur le très beau chœur des guerriers asservis par Armide, une belle trouvaille du livret qui permet de tisser le lien avec l'acte I d'Armide de Quinault-LULLY.

Acte II
(Herminie part retrouver Tancrède. Armide organise une forêt enchantée avec l'aide – incongrue, considérant ses pouvoirs propres – d'un enchanteur.)
¶ Violon solo pendant la plainte d'Herminie, sans accompagnement. Mais comme Alarcón a aussi proposé, comme toujours, ses propres arrangements, je ne sais pas si c'est dû à Philippe d'Orléans. (Pareil pour les flûtes solo plus loin.)
¶ Grande invocation de basse, développée et très réussie. Et belles harmonies du chœur infernal.

Acte III
(Tancrède, qui veut rivaliser de gloire avec Renaud, croise un cyprès enchanté qui le défie. Il le frappe, le cyprès saigne, l'ombre de Clorinde apparaît. Il est pris au piège de l'enchantement. Renaud, lui, tient bon face à l'illusion d'une  fausse Armide, qu'il frappe – parce qu'il sait qu'elle est fausse ; il dit qu'il aime toujours Armide. L'enchantement contre tous les chevaliers est rompu.)
¶ Surprenantes flûtes pastorales pour accompagner l'enchantement sanglant de Tancrède, moment décalé très poétique. Et encore plus étranges dissonances de flûte pour l'entrée de Renaud.
¶ Les grandes scènes des héros sont très expressives, et utilisent ici encore beaucoup le principe de l'écriture en batterie. Autre élément qui évoque volontiers le seria, le retour de Tancrède sur des déhanchements écrits en imitation, vraiment dans le goût haendelien. (Ce n'est pas absurde dans la mesure où les opéras de Haendel sont déjà composés et diffusés à cette époque, et que Philippe d'Orléans incarnait, de l'avis général, une esthétique des « goûts réunis ».)
¶ Terrible chœur d'imprécations.
¶ Le plus beau moment, c'est bien sûr l'arrivée de Clorinde, une ombre qui demande des comptes, comme Didon dans Énée & Lavinie de Fontenelle-Collasse. Élément très inhabituel : Tancrède chante pendant la déclaration de l'ombre de Clorinde, lui coupe quasiment la parole, ce qui ne se fait pas du tout – dans la bonne société, mais surtout à l'opéra… les spectres finissent leurs phrases en étant écoutés. Et les deux chants sont bien sûr dans des styles très différents, longues lignes peu volubiles pour Clorinde, récitatifs agités pour Tancrède. Impressionnant, très réussi. Et lorsqu'elle s'en va, chromatisme soudain sur le dernier « Ah, douleur » de Tancrède. Une scène écrite au cordeau, d'une intelligence rare. Hâte de la réentendre au disque !

Acte IV
(Hors scène, Tancrède se bat avec Argant, qui n'a pas été tué le même jour que Clorinde contrairement à la version de Danchet-Campra. Herminie est inquiète. Finalement elle découvre Tancrède blessé. Argant est mort. Le vieux berger va soigner Tancrède.)
¶ Deux hautbois seuls très haendeliens, mais c'est un choix d'Alarcón (qui paraît exotique par rapport aux normes du genre).
¶ Grande plainte développée d'Herminie, à nouveau, mais elles sont vraiment très belles et très bien construites (celle du I est vraiment longue, avec beaucoup d'épisodes secondaires !).

Acte V
(Combat final entre les deux armées. Renaud triomphe, Armide veut mourir, mais Renaud lui fait sa demande, ils s'épousent. On se demande un peu pourquoi ils n'ont pas commencé par là chez Quinault, mais enfin, il faut ce qu'il faut pour produire du drama. Tancrède épouse Herminie, sans qu'on nous explique trop pourquoi il a changé d'avis – a man gotta eat. Chaconne générale.)
¶ Déception d'Armide encadrée de trompettes victorieuses. Mort de l'amant Tissapherne sur le modèle du guerrier athénien dans le I de Thésée ou d'Aronte dans le I d'Armide (Quinault-LULLY) – il arrive sur le théâtre pour dire qu'il meurt.
¶ Grand fugato final, inattendu et très bien écrit. Chaconne avec trompette obligée, la première fois que j'entends ça – c'est vraiment dans la partition.

Même si la structure d'ensemble est étrange avec sa double action, tissée à partir de deux des tragédies en musique les plus appréciées et remises au théâtre de leur temps, l'ensemble est porté par une inspiration constante, chaque section étant écrite avec son lot d'innovation, et une grande ambition pour servir la déclamation et le théâtre. L'ombre de Clorinde, la chaconne finale, et nombre de monologues (Clorinde au I et au IV, Tancrède au IV…), c'est quelque chose !

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Un mot sur l'interprétation à présent.

La production a été transportée de la Salle des Croisades (tout en bois, acoustique excellente, mais où la majorité du public a un pilier dans son champ de vision au milieu de la scène), vers le Salon d'Hercule, où l'on voit parfaitement de partout, dans une acoustique très correcte en général.
Ce soir-là, c'était un peu plus difficile, possiblement à cause des techniques vocales propres aux chanteurs, mais aussi et surtout à cause des basses assez fortes de l'orchestre : deux bassons, et surtout une contrebasse, ce qui créeait un halo.

J'ai été étonné de voir (c'est rare) une contrebasse dans un orchestre de tragédie en musique – et vous savez que c'est une question passionnante en soi, la contrebasse. Aussi, j'ai tout simplement posé la question. Et je n'ai pas été déçu de la réponse !

La contrebasse est attestée dans l'orchestre qui accompagne les opéras à la Cour dès le début du XVIIIe siècle. Ce rôle était alors assuré par le compositeur Montéclair, qui tenait la contrebasse le vendredi. Ce n'est donc absolument pas une aberration, même si on le voit peu souvent dans les productions ; je trouve parfois que l'orchestre français sans contrebasse manque un peu d'assise, mais en l'entendant en cette occasion, j'ai aussi été frappé par le fait que son halo grave faisait concurrence aux voix, tendait à les masques, les rapetisser, en réduire les contours. En termes de résultat, ça reste donc à débattre, selon les lieux, l'effectif, les voix présentes, etc.

L'anecdote du successeur de Montéclair, apprise à l'occasion, mérite d'être mentionnée : on n'a aucune trace du matériel d'orchestre utilisé par Montéclair. Il paraît périller d'exécuter les traits rapides des actes infernaux, par exemple, à la contrebasse. On pense donc qu'il simplifiait (comme c'est souvent le cas sur les partitions de contrebasse de l'époque classique et romantique) ; peut-être même Montéclair faisait-il à vue, puisqu'on n'a rien retrouvé.
Mais on dispose du matériel de son successeur, et là… !  Il consiste simplement en rondes et blanches (même lorsqu'on a des traits rapides, il y a donc une grosse note immobile posée en bas), et pis encore, il ne note que les fondamentales de l'accord ! 
(Pour ceux qui ne voient pas ce que ça fait : dans un accord de trois sons, on peut mettre l'une des trois notes de l'accord à la basse, et ça change bien sûr l'articulation des accords entre eux, c'est important et pas du tout interchangeable. En changeant la basse de l'accord prévu par le compositeur, se produisent immanquablement des quintes directes, des fausses relations et toutes autres choses interdites et moches… il n'existe pas de partitions en musique classique où l'on ne trouve que des fondamentales à la basse, personne ne fait ça !)
Des musiciens ont essayé cette partie et ont tous renoncé. Était-ce vraiment joué ainsi ?  Était-ce un mémo personnel pour improviser ensuite des basses simplifiées ?  Un support pédagogique pour ses élèves ?  En tout cas cela rend très perplexe, des opéras entiers dont la composition est modifiée (et très mal) par le contrebassiste !
(Titre défilant en lettres de sang sur musique midi : LA VENGEANCE DU CONTREBASSISTE.)

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Pour le reste, j'ai été très impressionné par l'ardeur folle imprimée par Leonardo García Alarcón avec la Cappella Mediterranea, les danses furibondes, l'élan constant, le soin malgré tout de la déclamation (d'autant plus fluide qu'elle est vive), les belles couleurs… c'est vraiment une grande réussite, très envie de le réentendre dans ce répertoire.
J'ai aussi beaucoup aimé la trompette de Serge Tizac, plus chaleureuse que ce que l'on entend d'ordinaire – il y avait fort longtemps que je n'avais pas vu une trompette percée, c'est mal (ce n'est pas une pratique musicologique mais une façon d'arriver à jouer ces instruments du diable), et pourtant ça sonne clairement plus clair et puissant qu'une véritable trompette baroque sans trous… Ce n'était peut-être pas aussi musicologique que d'habitude, mais c'était fichtrement beau – et sans pains.

Margaux Blanchard et Marie Van Rhijn au continuo, notamment – on n'était pas malheureux. (Grande richesse des réalisations chez Van Rhijn, que j'aime décidément beaucoup.)

Côté chant, quelques-uns des meilleurs titulaires. Je suis absolument fan de Victor Sicard en Tancrède (dans tous les répertoires d'ailleurs), la clarté de l'élocution, l'expressivité de chaque inflexion, l'engagement de tous les instants… et la voix, bien focalisée, est très bien projetée. Il varie à loisir les modes des émissions se coule dans toutes les situations avec beaucoup de variété. De même, Gwendoline Blondeel (Herminie), c'est l'assurance d'une émission très nette, focalisée, de mots précis, et tout baigne dans une irisation dorée assez irrésistible.
Très favorablement impressionné aussi par Cyrille Dubois (Renaud), habitué de rôles plus larges, a priori calibré plutôt pour Rameau que pour de la tragédie post-LULLYste, et malgré la tessiture grave, la voix rayonne constamment, avec un texte en permanence intelligible. On perçoit la structure robuste de la voix, mais elle ne prend jamais de place au détriment du timbre ou du texte. Je suis impressionné par la discipline qu'il parvient à imposer à l'instrument, sur des répertoires aussi divers – son dernier récital (« So Romantique ») est une merveille à ce titre.

Nicholas Scott (rôles courts) et Fabien Hyon (Vaffrin, écuyer de Tancrède), aguerris à ce répertoire (souvenir de Fabien Hyon encore étudiant dans une scène d'Atys en décembre 2013 aux Invalides, moment qui reste gravé dans ma mémoire… !) sont de très bons choix pour ces rôles, quoique le premier soit desservi par la salle qui le happe un peu, mais ce qu'ils font est très beau de bout en bout.
C'est aussi un bon soir pour David Witczak (Tissapherne et l'Enchanteur), omniprésent dans ces productions. La voix est un peu mince et grise, l'émission empêche l'épanouissement des mots (un peu tous sur le même plan), mais j'ai beaucoup apprécié son sens musical dans la grande scène infernale du II, livrant vraiment le meilleur de ce que sa technique peut donner.

Véronique Gens (Armide !) était plus en difficulté, son émission douce et très peu métallique était largement absorbée par les conditions acoustiques du jour (on me souffle que c'était beaucoup plus probant dans d'autres salles). En peine avec le rythme aussi, l'orchestre est souvent obligé de l'observer, de l'attendre. Un peu comme dans Circé de Desmarest, sauf que cette fois l'orchestre sait ce qu'il fait, et l'artiste est telle que même si l'on voit les hésitations, le texte paraît toujours aussi mobile et généreux. (Je trouve que la voix a vraiment perdu et s'est empâtée, de plus en plus tassée vers le bas, mais ça reste tout de même très beau et surtout très sensible.)

Enfin Marie Lys (Herminie), dont je n'aime pas beaucoup la technique – très « XIXe du XXIe », plutôt émise en bouches que dans les fosses nasales, très unifiée par la couverture, un peu molle dans les attaques –, s'est révélée comme une grande artiste. D'une part, c'est la fête du poitriné, qu'elle utilise très intelligemment pour donner du relief aux accentuations dans les phrases en bas de la tessiture (pas de gros poitrinés tenus comme dans Verdi, hein, plutôt des touches de couleur et de fermeté, pour renforcer le texte). D'autre le phrasé manifeste une pensée musicale et verbale très complète. Je reste frustré par le timbre terne, et je me prends à imaginer quel sommet ce serait si elle émettait un tout petit plus en avant et couvrait un tout petit peu moins – mais honnêtement, avec cette sensibilité-là, on ne trouvait pas le temps long et justice était rendue au rôle.

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Je n'ai donc pas regretté les 50€ ni les 20km à pied – que je n'ai finalement que très partiellement parcourus à pied, un des patrons m'ayant très gracieusement reconduit jusqu'aux portes de Paris !  Karma instantané.

Et je vous recommande chaleureusement la découverte de ce jalon insolite, lorsque le disque paraîtra d'ici un an.

mardi 11 octobre 2022

Gluck, Iphigénie en Aulide – à la source d'un style nouveau


Je profite du concert tout frais autour de l'œuvre pour rappeler quelques éléments et… poser quelques questions. 


(Pour ceux qui n'y étaient pas, autre version vidéo de l'œuvre, calée sur l'un de ses moments paroxystiques.)



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#ConcertSurSol n°11
Gluck, Iphigénie en Aulide, Chauvin

Judith van Wanroij | Iphigénie
Stéphanie D’Oustrac | Clytemnestre 
Cyrille Dubois | Achille
Tassis Christoyannis | Agamemnon
Jean-Sébastien Bou | Calchas
David Witczak | Patrocle / Arcas / Un Grec
Anne-Sophie Petit | La première Grecque
Jehanne Amzal | La deuxième Grecque
Marine Lafdal-Franc | La troisième Grecque

Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
(direction artistique Fabien Armengaud)

Le Concert de la Loge

Julien Chauvin | direction


Lors de la représentation du premier opéra français de Gluck, en 1773, les témoins rapportent que tout le théâtre était en pleurs. Ce n’est plus tout à fait la façon dont nous percevons désormais cette situation dramatique et cette musique, mais elle éclaire le projet d’émotion directe soutenu par Gluck, en débarrassant le théâtre des ornements rocaille de la génération postramiste. 


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Iphigénie, le prequel


Contrairement à Iphigénie en Tauride, jouée régulièrement partout, Iphigénie en Aulide est très rarement donnée (l’a-t-elle été en France depuis Gardiner à Lyon, au début des années 90 ?), et conserve encore quelques empreintes du temps d’avant – comme l’air orné d’Achille, évoquant les ténors virtuoses ramistes.

L’œuvre contient pourtant quelques-unes des très belles pages de Gluck : le début formidable par l’invocation-plainte d’Agamemnon, le trio désespéré Iphigénie-Clytemnestre-Achille en apprenant la nouvelle, le duo de fureur paroxystique qui oppose Achille à Agamemnon, l’air de fureur de Clytemnestre, ou encore la très belle prière chorale du sacrifice, interrompue en pleine phrase par les éclats de la bataille menée contre les autels par le péléide !  Tout cela dans la langue épurée, où toute la musique s’efface pour magnifier la déclamation. 


Je suis beaucoup moins touché par l’autre moitié de l’œuvre (les scènes plaintives de l’obéissance noblement geignarde), mais il faut bien voir que pour le public du temps, c’était là une source d’exaltation émotionnelle d’intensité peut-être encore supérieure à celle des grands éclats. [Tout cela ne fait que renforcer ma conviction qu’il serait vraiment pertinent d’écrire des opéras calibrés pour les goûts d’aujourd’hui, avec des intrigues plus resserrées et des affects plus proches de nos perceptions du monde.]


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Iphigénie, la boloss


Le livret se situe donc dans la partie du mythe qui précède le départ à Troie et le sacrifice d’Iphigénie, calqué sur la trame de la tragédie homonyme d’Euripide (puis Racine – celle de Goethe est écrite seulement à la fin des années 1770). Il est centré autour d’une héroïne paradoxale, Iphigénie : aspirations toujours nobles et pures, caractère inébranlable, mais figure absolument immobile, qui n’ose rien pour elle-même et refuse obstinément de changer ou d’agir. C’est une figure résignée, mais admirable dans l’idéal d’alors, parce que pieuse, raisonnable, sensible avant tout à son devoir – et son honneur (là aussi, une valeur qui résonne de façon peut-être plus menaçante qu’enviable pour le spectateur européen de 2022, avec une perception beaucoup plus variable d’un spectateur l’autre qu’elle ne l’était en 1773).

On retrouve le même type d’idéal, mais plus actif (car confié à des hommes, des rois, des guerriers) dans Iphigénie en Tauride, lorsqu’Oreste et Pylade se disputent l’honneur de mourir pour sauver son ami. 


Quoique le livret du Roullet ne soit pas un chef-d’œuvre d’écriture poétique (« Fut-il jamais conçu / De projet plus affreux ? », et autres « oui » qui servent de cheville…), il n’est pas sans mérite. Il réutilise par exemple la technique grecque de certains stasima (chœurs de tragédie grecque, je pense en particulier à l’un de ceux d’Œdipe à Colone) en faisant décrire le sacrifice hors scène, mais au futur, par Clytmnestre. Procédé dramatique saisissant d’une part – le sacrifice n’aura pas lieu, mais on en a tout de même la saveur émotionnelle –, et qui ancre l’économie générale du côté des modèles antiques, de façon assez évocatrice. 


Par ailleurs, je suis assez admiratif de son jeu récurrent avec l’ironie tragique. Cela commence avec le « juste courroux » dès la première entrée de Clytemnestre – on sent bien le tempérament de feu, les instincts maternels sauvages et, dans une perception plus XXIe, la personnalité qui peut vite basculer du côté du déséquilibre et de l’outrance. 

Et les références s’empilent : Iphigénie la quittant pour l’autel du sacrifice lui demande le pardon de son père (« N’accusez point mon père ») et lui recommande son frère Oreste (« Puisse-t-il être, hélas ! / Moins funeste à sa mère ! »), dont tous les spectateurs savent qu’il sera chassé, jusqu’à tenter de l’assassiner chez Sophocle et Hofmannsthal… et qu’il reviendra en vengeur implacable. 

Peut-être encore plus glaçant, car moins fondé sur la vraisemblance psychologique de l’intrigue, et gratuitement glissé par l’auteur, Patrocle, dans les réjouissances du mariage, chante « Hector et les Troyens, par la honte pressés / En vain s’opposeront à sa valeur altière / Sous les murs d’Illion atteints et renversés, / Hector et les Troyens vont mordre la poussière. », forfanterie qui annonce en réalité la propre défaite mortelle de Patrocle face à Hector. On frémit en entendant la chanson, petite réplique qui n’aura pas de suite mais dont la promesse terrible demeure à notre esprit – car nous savons ce qu’il en sera, à l’épisode suivant.


Il était tout à fait licite, dans les tragédies classiques et plus encore les tragédies en musique, de ne conserver que les éléments essentiels d’un mythe (Achille ne peut pas être couard, troyen ou vieux) et d’ajouter des éléments externes, notamment des intérêts amoureux féminins (pour pouvoir faire des duos d’amour), s’ils ne perturbent pas trop l’équilibre du mythe. 

Mais je trouve tout de même que la résolution heureuse d’Iphigénie en Aulide – assez habituelle, même si l’on trouve aussi, un peu plus tard (Andromaque de Grétry, en 1780 !) des fins absolument sans espoir – pose quelques problèmes de cohérence mythologique. Que fait-on de l’épisode en Tauride si Iphigénie n’y est pas transportée ?  Que penser de l’amour d’Achille pour Briséis, absolument fondateur du mythe (c’est même le point de départ de L’Iliade, ces quelques vers que même aujourd’hui on continue de connaître par cœur chez toutes les générations… on ne fait pas plus source canonique que ça !) ?  Et comment pourrait-il se marier avec Polyxène s’il l’est déjà à la maison ?  Même le crime de Clytemnestre (qui, certes, peut tout de même nourrir de la rancœur et un amant…) paraît moins vraisemblable. 

Ce paraît un gros retournement du mythe, mais je suppose que le fait que cela ne se produise que dans les derniers instants, après le Calchas ex machina, rend le problème beaucoup moins fondamental que s’il innervait tout le drame. En tout cas je n’ai jamais rencontré de mention de réserves du public d’époque à ce sujet. 


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Iphigénie, la romantique


J’aurais aussi pu titre « Gluck ou la gloire du trémolo », tant le procédé (archet qui fait des allers-retours très rapides sur la même note), rarissime auparavant, est devenu la norme chez Gluck, servant (de façon toujours aussi saisissante 250 ans plus tard !) à tendre instantanément l’atmosphère dramatique, que ce soit pour la révélation murmurée d’un rêve prophétique ou pour soutenir des éclats guerriers. 


J’ai été frappé par le côté très verdien du chœur de réjouissance tandis que le soliste exprime son désespoir, vraiment un procédé typiquement romantique qui oppose les affects sombres du héros à ceux sans ombre de la foule. Bien sûr, procédé qui peut être considéré comme universel, mais il est rare que ce soit à ce point décorrélé dans les années 1770. 


Autre préfiguration, les deux airs d’Iphigénie et d’Achille qui deviennent de façon fluide un duo… typique de l’école française, où la segmentation en numéros n’est pas du tout aussi rigide qu’en italien, et où l’on peut glisser d’un récitatif accompagné par tout l’orchestre (c’est désormais toujours le cas, chez Gluck, alors que même chez Rameau il existait encore des moments uniquement accompagnés par la basse continue, certes de moins en moins nombreux) à un air, d’un air à un chœur ou à un ensemble, sans que la délimitation soit toujours nette ou assurée par des accords conclusifs. Dans l’acte III d’Armide de LULLY, passé le premier air… où est le récitatif ? où est l’air ? la scène entière est vraiment conçue comme un ensemble organique. 

C’est ce que Meyerbeer poussera à son paroxysme, avec des enchaînement très sophistiqués entre « numéros » qui restent vaguement identifiables, mais dont les frontières exactes sont complètement brouillées pour ne pas freiner l’avancée dramatique. 



Je dois partir visiter une collection princière et répéter de l’opéra provençal et russe, je reviendrai parler de l’interprétation (et la couvrir d’éloges) mais aussi, c’est un peu pour ça que je suis là, essayer de poser des questions sur ce qu’impliquent le diapason, les choix de tessitures et les techniques vocales actuelles sur l’interprétation de cette musique – et sur notre vision du monde ? 




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Le Concert de la Loge Olympique


Très impressionné par l’orchestre : résonance formidable des cordes, au son assez sombre pour un orchestre sur instruments anciens. Quand on les voit jouer, on comprend la tension imprimée – comme les violoncellistes et contrebassistes entrent dans la corde, avec quel entrain et quels sourires ils s’abandonnent à cette musique !


Sont ainsi magnifiés les beaux moments d’orchestration comme les superbes alliages flûte-hautbois par-dessus les cordes (réussis de façon particulièrement diaphane et surnaturelle), ou le plus classique cordes graves-basson… quelques moment aussi où c’est l’interprétation qui crée l’événement d’orchestration, comme pendant les très grands coups d’archet donnés pendant l’évocation des Euménides. 


Julien Chauvin, que j’avais plutôt vu jouer-diriger jusqu’ici, dirige sur le temps mais avec des gestes d’anticipation très clairs, et ses interventions révèlent une finesse de pensée sur chaque phrasé, une compréhension intime des dynamiques de cette musique. 


J’ai beaucoup entendu à la sortie du concert et lu sur la Toile que c’était « joué trop vite », en réalité on dispose de minutages pour certaines œuvres de la même esthétique à l’Académie Royale de Musique (Tarare, par Salieri, successeur officiel de Gluck à Paris, qu’un subterfuge avait même réussi à faire passer pour Gluck lui-même !). Et ils sont très rapides – l’enregistrement de Rousset se situe à peine au delà du minutage historique. 


En tout état de cause c’était d’une urgence, d’une précision et d’une qualité de finition assez superlatives.



Le plateau

Que des grands chanteurs, mais pas tous au même degré d’accomplissement : Jean-Sébastien Bou (Calchas), comme d’habitude, champion du raptus, à la fois au sommet de la déclamation française et d’une forme sauvagerie mordante dans ses interventions démiurgiques. 


Je me suis demandé au début si Cyrille Dubois (Achille) était un bon choix – technique XIXe de voix pleine qui essaie de s’alléger plutôt que technique intrinsèquement calibrée pour ce répertoire – me faisant même sursauté avec un bruit d’obturation glottique délibéré assez étonnant dans ce répertoire. Mais très vite, je suis séduit par la façon dont chaque facette de cet archétype du guerrier sensible est aboutie : tendre, agile, tempêtant, il réussit toutes les expressions, et fend totalement l’armure en seconde partie de soirée, où son trio et surtout le duo d’affrontement avec le Chef des Armées lui fait croquer les récitatifs avec une fureur que je ne pourrais comparer qu’à Siegmund Nimgern en Ruthven (Der Vampyr) ou Gianni Raimondi en Carlo Moor (I Masnadieri), les deux exemples les plus totalement possédés que je connaisse en matière de récitatif héroïque masculin. 

Ce qu'il livre ce soir-là est une leçon absolue en matière d’émission cinglante et d’expression à la fois ciselée et totalement emportée. Il n’a jamais si bien chanté que ce soir ; aucun ténor n’a jamais si bien chanté que ce soir. 


Même si Stéphanie d’Oustrac (Clytemnestre) a désormais totalement perdu ses attaques trompettantes (son squillo), son charisme ravageur fait des merveilles dans un rôle qui intervient peu mais dont l’interaction avec les intrigues à venir projette une ombre plus vaste sur l’ensemble de l’œuvre… Elle offre un luxe incroyable d’expression et d’incarnation (très bien chanté au demeurant !) dans ce qui devient soudain un rôle principal. 


Parmi les trois excellentes Grecques, j’été ravi de retrouver les prometteuses Marine Lafdal-Franc (la meilleure déclamation française dans Ariane et Bacchus de Marais en avril dernier !) et Jehanne Amzal (ronde de timbre et précise de verbe !).


J’en viens à deux micro-réserves. Judith van Wanroij (Iphigénie) a toujours pour elle cette jolie patine de timbre, cette connaissance du style, et elle était vraiment en verve vendredi soir, essayant même de jouer jusqu’au bout lorsqu’elle ne chantait pas. Je ne puis m’empêcher de penser, cependant, qu’une voix aux contours plus définis et une diction plus précise auraient pu porter Iphigénie hors de la seule composante passive / plaintive pour porter haut le vers et faire aussi d’elle une héroïne qui fait le choix délibéré de son destin, fût-ce en obéissant. 

Petite frustration aussi avec Tassis Christoyannis, qui peut être un diseur exceptionnel (témoin son Idoménée de Campra il y a un an !), mais semblait assez terne et introverti hier – le rôle est trop grave pour lui et il connaissait sa partition, mais le résultat était tant sur la réserve qu’il évoquait un déchiffrage avancé et prudent (même la couverture vocale était plus opaque que d’ordinaire), alors que sa partie contient peut-être les plus belles pages de la partition !  Je ne sais pourquoi, mais c’était décevant, lorsqu’on sait de quel bois il est fait. 



À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Chanteurs récurrents


Comme souvent, je me demande si je ne vais pas d’abord au concert pour pouvoir mieux me poser des questions… J’en ai deux en tout cas. 


D’abord, la distribution : le CMBV et Bru Zane programment toujours les mêmes chanteurs. L’avantage est d’abord, je le devine, logistique : en disposant d’artistes qui se connaissent entre eux, et qui connaissent le style, on gagne un temps considérable en répétition, ce qui permet de limiter les coûts ou, à coût égal, d’optimiser le temps de répétition pour effectuer davantage de travail de détail. Lorsqu’on est simplement mélomane, on néglige parfois cet aspect : une production, ce sont aussi des conditions matérielles, et ce qui peut nous paraître une négligence peut simplement résultat du fait que le temps de répétition dévolu à des œuvres aussi longues est finalement assez réduit si l’on veut entrer finement dans le détail !  (Ne pas oublier aussi que leur rareté fait que personne, à part éventuellement le chef, n’a un long compagnonnage qui permette de griller les étapes de l’apprentissage et de donner une conception mûrie depuis des années…).

L’autre bienfait que cela permet d’entendre des voix soigneusement choisies, souvent dotées de belles qualités (de timbre, d’expression, parfois de diction), et de les retrouver avec plaisir – je ne connais pas grand’monde qui se plaigne d’entendre souvent Gens, d’Oustrac, Auvity, Dubois, Vidal, Mauillon, Christoyannis, Bou, Lécroart ou Courjal…


Je m’interroge cependant : si en tant que mélomane nous avons un désaccord esthétique avec ces choix, nous risquons de devoir vivre avec tout un pan du répertoire difficilement écoutable, pour des décennies avant que ce ne soit réenregistré. 

Pour ma part, Watson, Kalinine, Mechelen, Dolié, Witczak, même si leurs qualités d’artiste déjouent régulièrement mes craintes, n’incarnent vraiment pas mes idéaux pour ce répertoire – ni ne me paraissent cohérents avec ce que l’on peut supposer du chant XVIIIe, avec leur couverture au minimum XIXe. Je les cite à titre d’exemple, ce qui ne remet nullement en cause leur dévouement admirable envers ce répertoire, ni même leurs qualités d’artistes – je m’interroge plus largement sur l’adéquation de leur technique à ce répertoire, sur ce qu’ils peuvent apporter ou retirer aux œuvres et à cette esthétique, par sur leur bonne foi ni sur leur valeur intrinsèque de musicien (qui me paraît absolument indéniable).


On pourra m’objecter, et non sans raison, que si l’on changeait d’interprètes à chaque fois le résultat serait aléatoire et permettrait moins d’anticiper les adéquations et les réussites, surtout si les chanteurs ne sont pas spécialistes. C’est vrai. Mais cela varierait peut-être un peu les timbres et les incarnations. 

Je n’ai pas de réponse à cette question, c’est simplement un parti pris sur lequel je m’interroge : je ne sais pas si (indépendamment des questions pratiques) il est le meilleur artistiquement – considérant que globalement les chanteurs récurrents de ces productions sont vraiment excellents !



À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Tessitures sans titulaires


Sur la seconde question, plus technique, j’ai davantage une opinion formée : pourquoi distribuer les rôles de Calchas et d’Agamemnon, qui disposent d’aigus mais dont le centre de gravité est vraiment bas, à d’authentiques barytons ?  Bou et Christoyannis étaient vraiment embarrassés, par moment, à râcler le plus élégamment possible le bas de la tessiture, ce qui rendait leur projection et leur expression plus difficiles. 

Idéalement, il aurait fallu des basses chantantes, pas nécessairement de l’ampleur de Teitgen (qui est de toute façon passé à autre chose) ou Courjal, mais plutôt de la typologie de Thibault de Damas ou d’Edwin Crossley-Mercer (que je n’aime pas beaucoup dans ce répertoire, mais ce n’est pas ici mon sujet), pour citer des noms qui ont déjà contribué à ces productions. 


En réalité je vois très bien pourquoi on les a choisis : on ne dispose pas, dans le circuit baroque français, de basses d’un charisme équivalent à Bou et Christoyannis. Elles existent bien sûr (sur le nombre de chanteurs professionnels, on ne trouverait pas deux pauvres basses pour tenir les quelques rares rôles d’ampleur de ce répertoire ?), mais elles ne sont pas en lumière – et celles formées au CMBV ont en général un timbre étroit et un petit volume qui ne les destine pas à de grands solos dramatiques d’opéra à projeter dans des salles de la taille des théâtres des XIXe / XXe siècles. 


Mais le résultat n’est pas tout à fait idéal ici. (Et ce, même si je donne tout pour entendre Jean-Sébastien Bou dans n’importe quel rôle où il n’a rien à faire, parce qu’il y sera quand même le meilleur en dépit de toutes les limitations vocales…)


J’ose alors la question que personne n’a eu le front de poser : si l’on n’a pas trouvé les barytons-basses éloquents pour chanter ces rôles (ou qu’ils sont trop chers et pris par d’autres répertoires), pourquoi ne pas jouer, au minimum, à un diapason plus favorable (440, voire un peu plus… à part Achille, ça ne rendrait vraiment pas les autres rôles très tendus) ?


Et là, on a le vertige : le chef et les musicologues du projet refuseront probablement cette compromission vis-à-vis de la promesse initiale de retour à l’authentique ; les instruments ne peuvent pas tous tenir ce changement-là (tension du chevillier pour les cordes, bois qui sont des copies d’originaux à diapason fixe, qu’on ne bâtit pas pour des diapasons à 440 Hz…). Voilà beaucoup d’obstacles. 


Donc le choix d’engager des chanteurs un peu à l’extérieur de la tessiture mais terriblement charismatiques se tient en réalité. 


Mais l’on s’écarte finalement de l’authenticité du profil vocal de ces rôles, ce qui pose aussi des questions sur l’ampleur des compromis nécessaires pour qu’un tel projet puisse aussi toucher un public et aboutir sur une représentation appréciée et un enregistrement commercialisable… 



À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — À des beuglards dix-neuvièmistes


Je reste toujours perplexe devant les techniques vocales des chanteurs qui interprètent le répertoire baroque – où les différents ensembles, quelle que soit la nation et la période concernée, prétendent tout de même revenir aux sources. Ils vont dégoter ou reconstruire des instruments originaux injouables, dont ils finissent par obtenir un résultat immaculé (tel qu’on n’en a probablement jamais eu à l’origine !)… mais ils travaillaent avec des chanteurs verdiens


Car la quasi-totalité des chanteurs du circuit (même ceux que j’adore) ont pour base une technique conçue pour chanter le répertoire du XIXe siècle : couverture vocale massive (qui unifie et protège le timbre lors de la montée dans les aigus), harmoniques très denses des formants (les réseaux d’harmoniques qui permettent de passer l’orchestre en surinvestissant des zones de fréquence que reçoit particulièrement bien l’oreille humaine)… ce sont des postures vocales tendues vers l’émission de médiums très robustes et d’aigus sonores, plutôt qu’à mettre en valeur le détail des inflexions d’un texte, car s’éloignant beaucoup de la clarté de l’émission parlée. 


Pourtant, on n’a pas besoin de voix aussi charpentées pour ce répertoire, aux orchestres peu épais (a fortiori accompagné avec des instruments naturels, qui créent une « barrière » sonore beaucoup moins serrée). 


La raison ?  Tout simplement, les chanteurs lyriques commencent tous par apprendre la technique XIXe (à la sauce XXIe, qui n’est en plus pas forcément la meilleure en matière de clarté et de naturel…), même ceux qui se spécialisent très vite dans le baroque. 


On n’a pas nécessairement de vue très claire de ce qu’était le chant des XVIIe-XVIIIe siècles – je veux dire, on a beaucoup de descriptions, mais l’écart entre une description verbale et le résultat sonore de ce qu’est un placement vocal est à peu près irréductible (imaginez devoir reproduire l’accent anglais rien qu’en lisant des descriptions dans des livres…) –, mais on sait qu’on utilisait le registre léger pour les aigus, que la déclamation prévalait en France (et que toutes les préoccupations concouraient à l’intelligibilité du chant), et qu’on n’avait pas du tout besoin de voix très unifiées et sonores. 


Je suis donc étonné qu’on n’ose pas des expérimentations de ce côté-là… le belting de Marco Beasley n’est pas plus authentique, mais en cherchant du côté de toutes les techniques d’émission, classiques ou non, connues aujourd’hui, on pourrait sans doute essayer des choses intéressantes. Mais c’est un dépaysement encore plus radical que l’introduction des instruments d’époque, dans la mesure où il faudrait travailler avec des musiciens de culture différente… à l’échelle d’une production à boucler avec un nombre de répétitions limitées, on mesure bien l’inconfort, voire l’impossibilité. 


Mais sur le temps long, qu’il y ait une classe spécialisée (comme le fut la classe de Rachel Yakar aux débuts des Arts Florissants, qui produisait pour le coup des voix très typées et adaptées au besoin de ce répertoire) qui essaie de promouvoir des émissions plus spécifiques et compatibles avec les enjeux de la tragédie en musique, ce serait vraiment bienvenu…


(Je n’espère plus, à la vérité, en constatant une évolution assez inverse des écoles de chant, toujours plus opaques dans tous les répertoires.)



Comme vous le voyez, cette représentation de haut niveau et absolument passionnante a un peu emballé mon imagination sur plusieurs étages – où il n’y a pas toujours la lumière, certes. 


Au plaisir de nouvelles aventures ! 


jeudi 20 janvier 2022

Circé de DESMAREST – Que s'est-il passé lorsque, musicien, on rate son concert ?


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(Photos de l'Opéra Royal de Versailles prises par mes soins le soir du drame.)

Inspiré de faits réels (et récents).

Pour une fois, Carnets sur sol va mettre du sel sur les plaies : je vous mène au cœur de l'expérience d'un concert qui part dans le décor. À quoi ça ressemble du côté du spectateur ?  Qu'est-ce qui peut causer la catastrophe du côté des interprètes ?

Vous le verrez, sous les apprêts d'une anecdote censée vous divertir, il y a de quoi prendre conscience, pour les mélomanes, de la façon dont se construit l'exécution musicale, de ce qui se passe en amont du concert, des conditions pratiques de l'exercice de la musique, des dangers de ce glorieux état, de l'épaisseur de la glace sur laquelle dansent tous ces funambules de l'instant.




Tout commence par un petit récit. Je vous raconte l'aventure, que vous avez peut-être déjà pu découvrir grâce à ma glorieuse présence sur les réseaux de l'instant, puis nous entrerons dans les conjectures, les indiscrétions, les bruits de couloir… et surtout une petite porte d'entrée sur ce qui peut causer un tel accident industriel, et le danger qui est le pain quotidien – invisible aux yeux du spectateur – de ces métiers où tout se joue en un moment, sur des réflexes très précis.



#ConcertSurSol #66

Quelle expérience étrange !

Circé de Desmarest (1694) sur un livret de Madame de Saintonge, que j'espérais depuis près de 20 ans (et reportée deux fois à Versailles)… se révèle un décalque LULLYste un peu paresseux, et joué dans des conditions… inhabituelles.

♠ Je vous raconte ?



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Seul extrait disponible au disque, l'air d'Astérie qui ouvre l'acte II, ici par Véronique Gens, Les Surprises, Simon Bestion de Camboulas (dans son récital Alpha « Passion »).
(Superbe interprétation d'ailleurs, et récital qui contient la plus extraordinaire scène d'invocation de Médée qui soit !)





Avant la représentation

Projet des Nouveaux Caractères (l'ensemble de Sébastien d'Hérin) remettant au théâtre pour la première fois cette tragédie en musique, et incluant une restitution organologique (effectif et instruments des 24 Violons du Roy).

→ Reporté début 2020.

→ Reporté début 2021.

→ Donné ce 11 janvier 2022, un soir seulement, juste après les annulations des représentations de Georges Dandin dans ce même théâtre, trois jours auparavant.

Un petit miracle.

Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles Spectacles, grimpe sur le proscenium et annonce : « Véronique Gens a tout donné pendant ces cinq jours d'enregistrement, mais à présent elle est souffrante et donnera seulement la réplique ».

(Finalement elle chanta très bien – mais à petit volume. Rien à avoir avec ce jour où, chantant la dernière réplique de Béatrix mourant, elle s'évanouit complètement sur scène, manquant de se fendre le crâne dans la fosse – soignez toujours vos relations avec la mezzo du pupitre d'à côté, ce peut vous sauver, sans exagération, la vie.)

L.B. poursuit : « J'ai eu la délicieuse surprise de découvrir que le synopsis du programme est faux, rien à voir avec l'œuvre à laquelle vous assisterez. Il vous raconte les amours de Circé avec le Tibre, rien à voir, c'est bien l'histoire avec Ulysse, tirée de L'Odyssée, dont parle l'opéra de ce soir. »

[Ce fut un soir, ce fut un matin. Pôle Emploi était riche d'un nouvel adhérent.]

J'ajoute, moi, que tous les chanteurs ne sont pas crédités dans le programme de salle (notamment des rôles courts mais capitaux comme Vénus) : ainsi ladite Vénus, excellente chanteuse issue du chœur, que j'espère réentendre plus en longueur, n'est pas mentionnée. Romain Bockler, qui chante Polite, l'amant du couple secondaire, se voit même attribué le rôle de Phaebetor (divinité des mauvais rêves) qui n'intervient que dans le Sommeil (chanté par Arnaud Richard)… C'était la pagaille au service documentation & communication, manifestement. (Mais par les temps qui courent, on sait bien que tout doit être bouclé sans que les personnes compétentes ne soient nécessairement disponibles.)



L'œuvre

Assister à la résurrection de témoignages sonores enfouis est toujours un privilège, on ne le répètera jamais assez. Même lorsqu'on ne les trouve finalement pas extraordinaires : on a le luxe de se faire un avis, l'expérience est formidable en soi.

Circé appartient à cette veine : beaucoup de quasi-plagiats de LULLY (exacte même écriture en beaucoup d'instances), comme les scènes de jalousie dont l'harmonie et les procédés rythmiques sont empruntés littéralement à Armide (ils viennent très précisément de l'Ouverture, d' « Enfin il est en ma puissance », du postlude du V), comme le Sommeil qui est un pur décdalque d'Atys, comme l'acte IV de torture dont le dispositif doit manifestement au IV de Thésée

Le livret de Madame de Saintonge, pourtant tout à fait réussi dans Didon, présente de réels défauts. Sa structure n'est pas très claire (beaucoup d'actions à cheval sur des actes), mais elle présente surtout des incohérences : Vénus annonce qu'Ulysse va aimer Circé, ce qui n'arrive pas ; Circé prépare un piège pour faire souffrir Ulysse et son amante à l'acte IV, mais à l'acte V les voilà libres sans plus d'explication (le piège n'a pas fonctionné, tout simplement). Ces annonces non suivies d'effet sont contraires à la grammaire dramatique la plus intuitive, tout de même, surtout que le reste du livret est, en particulier dans son vocabulaire et sa syntaxe, extrêmement conventionnel.

Et contrairement à Didon qui sublimait les emprunts LULLYstes (par ailleurs réussis dans ce cas, comme la Chaconne !) par une inspiration de première farine (et de pâté de foie supérieur), Circé donne davantage à entendre le Desmarest de la pastorale Vénus & Adonis : lisse, dénervé, très homogène, peu saillant en prosodie et mélodie.

Plutôt une déception, donc. Avec tout de même quelques très beaux moments :

✓ le chœur à fugato « Fais durer ses plaisirs » à la fin du II (d'un genre typique de la génération d'après LULLY, cf. les chants d'hyménée du I de Callirhoé de Destouches ou le Prologue de Pirame & Thisbé de Francœur & Rebel) ;

✓ l'air en chaconne des craintes d'Astérie au début de l'acte II (dans la lignée délicieuse du duo d'amour de Roland ou de l'air d'entrée de Callirhoé) ;

✓ le trio du Sommeil (le prélude est fade, mais le trio vocal splendide, beaucoup plus riche qu'Atys) ;

✓ la mort d'Elphénor, récitatif assez nu et plutôt saisissant (racontée en réalité à l'acte suivant, comme celle d'Athamas dans Philomèle) ;

✓ la petite chaconne d'accompagnement du duo amoureux Éolie-Ulysse, délicieuse ;

✓ et la grande scène finale de Circé, ébouriffante – où pour le coup la musique, tout en s'inspirant clairement du caractère d'Armide, est vraiment typique de Desmarest, et use des procédés plus libres de la nouvelle génération, avec une ligne de chant originale et très expressive. Un grand moment.



L'interprétation

De ce côté-là, c'était plus… étrange.

J'ai bien sûr beaucoup aimé Cécile Achille (Éolie, aimée d'Ulysse) – que je suis depuis le CNSM, belle voix bien faite et vraiment investie dans l'expression (expression qu'on voyait passer sur son visage, la façon d'émettre les sons avec sa bouche traduisait de façon étonnamment éloquente les émotions !) – et surtout Vénus (la voix la mieux projetée, une choriste non créditée), Véronique Gens (Circé) remarquablement timbrée, même si le volume sonore est beaucoup plus faible que d'ordinaire (de la méforme de grand luxe, j'ai entendu bien pire !).

Il faut s'habituer aux manières très XIXe de Nicolas Courjal (Elphénor) : couverture en [eu], rubato, allègements en soufflets… mais la présence vocale est tellement extraordinaire…
Dans sa mort et son apparition spectrale, le grave est tellement riche, soyeux et généreux qu'il donne l'impression de s'accompagner lui-même !

Caroline Mutel (Astérie) a énormément mûri et progressé (diction beaucoup plus incisive, timbre moins flottant, plus mordant) – peut-être est-ce aussi la tessiture beaucoup plus basse, qui flatte bien mieux ses qualités. En tout cas je n'avais jamais adoré ses aigus très flous, et ici, sans les aigus (le rôle doit culminer au sol4, et à un diapason de près d'un ton plus bas que le nôtre !), ce qu'elle faisait était véritablement remarquable. (Une nouvelle carrière de mezzo à creuser dans les années à venir ?)

Mathias Vidal (Ulysse), à l'inverse, paraît en général plus engoncé dans les rôles LULLYstes vraiment graves pour son profil de ténor élancé. Il a au demeurant tous les graves nécessaires (presque barytonnant), mais à cela s'ajoutent ses manières emportées, qui font merveille dans la tragédie post-gluckiste ou dans les opéras du XIXe s., mais qui sonnent un peu hachées et pas toujours pleinement aristocratiques dans les opéras du XVIIe.



L'exécution

Et c'est à présent que tout devient totalement lunaire.

L'orchestre ne parvenait pas à jouer ensemble ni à suivre les chanteurs !  À de multiples moments, ce n'était tout simplement pas la bonne partie qu'ils jouaient en même temps. Le chef cherchait bien évidemment à rattraper les choses mais ses gestes restaient sans effet, les musiciens et les chanteurs le regardaient perdus, sans en tirer l'aide espérée. On voyait dans les entrées les pupitres, konzertmeister inclus, le regarder, se tendre, tenter d'entrer au bon moment… et rater. C'est arrivé assez souvent, en particulier dans le Prologue et les actes I & V.

Ce n'était pas tout le temps non plus, le reste était en place ; et ce sont de très bons professionnels, ça ne ressemblait pas à du Schönberg. Mais chez des professionnels de ce niveau, je n'avais jamais vu un tel effondrement collectif.

Remarque semi-ingénue d'un camarade à l'entracte : « c'est une audace propre à Desmarest, autant de liberté dans la prosodie par rapport à l'accompagnement musical, c'était bien voulu ? ».

Cela se manifestait initialement par des décalages et des faux départs inhabituellement nombreux et audibles, et une façon, pour les chanteurs, de ne pas exactement respecter les valeurs écrites, de chanter un peu comme l'on parle, dans une globalité qui a son point d'arrivée et son point de départ, mais avec un détail rythme assez flou (des pointés qui ne sont pas exactement des 3/4 de valeur, des doubles croches qui traînent un peu, etc.). Rien  de très spectaculaire pour l'auditeur, on reconnaissait bien ce qu'on entendait.

Cependant la pagaille a tellement gagné en intensité à l'acte V que l'orchestre a dû s'interrompre au début d'une danse : ils ne jouaient pas du tout la même danse ou le même système dans la danse. Et ils ne l'ont pas fait sourire aux lèvres et en s'adressant au public comme cela advient quelquefois : « ah, ah, ça arrive, on s'est fait avoir, allez on reprend ».

Non, ils étaient abattus.

Et Gens, l'une des chanteuses les plus capées (et captées) depuis que l'on enregistre ce répertoire, totalement perdue dans son final de bravoure, le sommet de l'opéra, commence en même tmeps qu'une ritournelle (dix mesures en avance donc !) ; pourtant le violon est écrit sur sa partition, même si c'est une réduction, confusion très inhabituelle !
Elle aussi regardait le chef sans rien y comprendre. Et lui faisait des signes, qui n'étaient toujours pas compris, et faisaient plutôt rater davantage lorsqu'ils étaient suivis, créant un surcroît de flottement.

À ce moment (à cinq minutes de la fin), on a senti qu'ils lâchaient tous prise. Fatigue aidant, plus rien ne passait. Pour les ponctuations des récitatifs de cette grande scène finale, aucun accord n'était au bon endroit. Les musiciens ont essayé d'abord d'attendre les fins de phrase de la chanteuse, créant des blancs assez audibles, puis tous ont fini, résignés, par jouer au fil de l'eau, sans trop compter les temps : elle chante, ensuite on joue, etc. Véronique Gens, elle, a fini par chanter à mi-voix la fin de sa tirade, comme n'osant pas déclamer tout fort une ligne vocale erronée.

Malaise.



Problème

Soyons honnête : pour le spectateur, les décalages, ça se limite le plus souvent à frimer avec les copains en relevant telle erreur pour voir entre nous si on a une bonne oreille, comme un jeu des sept erreurs en comparant avec le disque (ou, pour les plus sérieux, la partition). C'est très bien, mais quelques fausses entrées, il ne faut pas pousser, ça ne gâche pas un spectacle, loin s'en faut.
Et on ne va surtout pas leur en tenir rigueur pour un inédit monté en temps de covid.

Ici, le problème réside dans le fait que ce n'était pas une erreur ponctuelle, ni même trop fréquente : on sentait que les musiciens (et même les chanteurs, par moment), marchaient sur des œufs.

Or, il s'agissait d'une œuvre que le public découvrait, et dont le livret n'était ni très clair (et le programme de salle était faux…), ni très palpitant (ses enjeux et coups de théâtre étant comme désamorcés par ses propres contradictions), écrit dans une langue assez prévisible et plate.
Musicalement aussi, beaucoup d'emprunts à LULLY, sans que cela ne dynamise véritablement la composition, qui recèle manifestement peu de fulgurances.

Et joué ainsi prudemment, avec les musiciens absorbés par les temps à compter et les entrées à réussir, le rubato des chanteurs à comprendre (manifestement, ils étaient décontenancés par la liberté de phrasés à certains moments, comme s'ils ne s'étaient pas concertés), l'œuvre ne pouvait bénéficier du coup de pouce nécessaire à prendre réellement vie. Vrai également pour les chanteurs, un travail de précision sur la prosodie aurait permis de faire claquer certaines répliques.
C'est là que ce situait la difficulté, plutôt que sur le détail de ce qui n'était pas en place et qui, honnêtement, n'aura gâché la vie (ni même la soirée) de personne.



Les Nouveaux Caractères

Je m'empresse de préciser qu'il ne s'agissait pas d'une erreur de casting. Les Nouveaux Caractères sont un ensemble de premier plan. Il suffit d'entendre ces extaits étourdissants de Grétry ou bien au disque, les couleurs formidables dans Les Surprises de l'Amour (Rameau), ou en la mise en valeur de l'écriture très violonistique de l'orchestre de Scylla & Glaucus – le compositeur Leclair était précisément virtuose du violon, et cet aspect très bien mis en valeur.

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Château de Versailles Spectacles n'a pas embauché n'importe qui au doigt mouillé.

On ne peut par ailleurs pas leur en vouloir : d'abord, il s'agit d'un inédit, et s'ils ne s'y étaient pas attelés courageusement (sachant qu'on a toujours moins de public et de couverture presse lorsqu'on fait un Desmarest plutôt qu'un Atys ou un Platée…), on ne l'aurait jamais entendu – et j'aurais en ce qui me concerne continué de regretter qu'on nous prive de ce probable bijou.

De surcroît, contrairement à beaucoup d'autres arts, la musique est un art de l'instant : on peut retoucher calmement un texte, une œuvre picturale ou plastique, une installation, une pellicule, même retravailler à froid une mise en scène… Mais pour la musique, il y a toujours un moment où il faut se frotter à l'instant. Et la chose est encore plus technique que la récitation d'un texte comme au théâtre, la précision requise doit se dérouler à des valeurs de temps inférieures à la seconde.
C'est pourquoi il est très difficile, à mon sens, de juger sévèrement des musiciens qui se trompent : ce n'est pas nécessairement qu'ils n'ont pas travaillé. On peut rater quelque chose dans une demi-seconde, une attention qui se détourne, un doigt qui glisse, une erreur de perception d'un geste… Et pas de retouche possible dans un concert.

Défoncez le disque, si vous tenez absolument à être méchant ; mais pour ce qui est du concert, il est vraiment difficile d'émettre un jugement moral sur le travail des musiciens, sauf à être réellement informé d'une désinvolture attestée. (Il y a tout de même certaines attitudes qui ne trompent pas les soirs de routine, coucou l'Opéra de Paris !) Mais je n'ai pas observé ce type d'insouciance mardi soir, du tout. Plutôt de la détresse et de l'abattement.

Car pour moi le spectateur d'un soir, c'est un fait insolite. Pour eux dont c'est le métier – et un métier assez peu rassérénant ces jours-ci – rater, ce doit être plutôt dur à vivre.
J'ai eu deux confirmations, de source interne, que le chef était particulièrement tendu dans la journée précédant le concert, disant même qu'il craignait un échec le soir. Ils avaient sans nul doute à cœur de faire du mieux possible.





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Pourquoi ?

Je tente quelques hypothèses plausibles et cumulables, en attendant l'arrivée de renseignements complémentaires. (J'ai commencé ma petite enquête, mais je n'ai pas encore tous les éléments. Si quelqu'un d'entre vous est au courant des véritables causes, je suis très intéressé.)

Comment est-il possible, lorsque l'on est des professionnels sérieux et bien formés, de s'effondrer lors d'une représentation publique ? 
Je pose la question non pour flétrir, mais pour tâcher de comprendre les mécanismes à l'œuvre : les plus informés savent évidemment tout cela, mais pour une partie du public plus mélomane-discophile ou mélomane-spectateur peu porté sur la coulisse, il y a peut-être de petites découvertes à la clef.

Je commence par ce qui est propre à ce concert.

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a) La nouveauté

Quand on propose une œuvre inédite, on ne peut pas prendre de raccourcis en écoutant le disque et en se disant qu'on va juste faire à l'oreille comme ça sonne, chacun écoute sa partie et reproduit un peu ce qu'il entend.
Si le temps de préparation individuelle ou de répétition collective s'avère trop court, il n'y a pas de parachute comme lorsqu'on joue Don Giovanni ou Carmen (chacun sait à peu près à quoi ça ressemble).

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b) Les reports

Il est possible que le nombre de répétitions alloué ait été en partie entamé par les précédentes annulations. Dans le même temps, les musiciens embauchés ne sont peut-être plus tout à fait les mêmes ; les présents auront tout oublié, et les nouveaux ont tout à apprendre. Tout cela rogne potentiellement sur le planning initial.

De fait, j'ai aperçu beaucoup de nouvelles têtes, de petits jeunes jamais vus auparavant dans d'autres ensembles, ni surtout ici – en réalité, si on compare à la vidéo de Grétry susmentionnée : personne en commun.

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c) La jeunesse

En dehors du continuo, où sévissaient quelques visages connus (parfois perdus aussi, mais beaucoup plus sûrs d'eux : les deux plus célèbres de l'orchestre, Benoît Hartouin au clavecin, Frédéric Baldassare à la basse de violon étaient clairement ceux qui tenaient la maison), les musiciens semblaient bien tendres, à peine sortis de leurs études. Dans des conditions adverses, ils avaient sans doute moins de ressources que les vieux routiers qui ont traversé toutes les surprises depuis des décennies.

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d) La lutherie

Le projet était couplé avec une recréation d'instruments anciens avec des luthiers en lien avec le CMBV : l'idée était de restituer l'instrumentarium des 24 Violons du Roy – avec leurs dessus de violon plus petits que les violons modernes, les hautes-contre de violon un peu plus grands, les tailles de violon proches de l'alto, les énormes quintes de violon et pour finir la basse de violon (un peu plus large que le violoncelle).

C'était évidemment un enjeu supplémentaire, il faut maîtriser ces instruments nouveaux, leur tenue, leurs écarts, et ils ne sont en général pas prêtés longtemps avant les répétitions : on m'a raconté (à l'occasion d'un autre concert) que pour des vents, de facture très inhabituelle, avec de nouveaux doigtés et tout… on les livrait une semaine avant le concert !

Sur une œuvre nouvelle et avec des musiciens moins expérimentés, c'est un degré de difficulté supplémentaire. (Quand je dis qu'on ne peut pas commencer par blâmer les musiciens avant de s'informer sur les conditions réelles des répétitions : apprendre une nouvelle spécialité professionnelle en une semaine tout en travaillant sur un sujet nouveau, voilà qui calme les velléités de vitupération.)

Jusque là, à peu près tous les ensembles sont susceptibles de vivre ce genre de contrainte sans sortie de route majeure.

Mais j'ajoute une hypothèse très crédible (que je n'ai pas pu faire confirmer pour l'instant), et bien dans l'air du temps.

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e) Covid superstar

(Je disais « la covid » bien sagement auparavant, mais j'aime trop voir l'Académie Française prophétiser la Fin de la Civilisation pour ne pas contribuer un peu à sa détresse quotidienne.)

Considérant les centaines de milliers de cas quotidiens, et l'exposition structurelle des musiciens (vie très communautaire, chanteurs et vents non masqués…), il serait étonnant qu'il n'y ait pas eu des musiciens empêchés.

Et là imaginez : des pupitres entiers manquent potentiellement à l'appel, peut-être dans des secteurs stratégiques du continuo ou des chefs de pupitre. On arrive le jour suivant, et les nouveaux débarquent sans avoir rien répété, ils découvrent même l'existence de l'œuvre (et une fois encore, pas d'enregistrement pour se mettre rapidement dans le bain, il faut lire sa partie, on n'a probablement pas trop le temps de se pencher sur celle des autres). Et cela a pu potentiellement advenir plusieurs fois pendant la semaine…

On mesure l'épuisement physique et nerveux de ceux qui voient le temps passer sans pouvoir avancer, ainsi que de ceux qui débarquent tout d'un coup. D'autant qu'il y a un disque à la clef, il ne faut pas se rater.

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f) Les temps de répétition

Laurent Brunner, le directeur de la programmation de l'Opéra Royal, a assuré que l'ensemble répétait depuis 5 jours, et qu'il y aurait encore quelques jours pour finir l'enregistrement du disque (notamment les traditionnelles retouches du concert, je suppose). En partant du principe qu'on ne nous a pas menti (et c'est très probablement vrai, puisque le disque ne va pas s'enregistrer tout seul !), ces cinq jours n'ont pas été suffisants.

On peut bien sûr supposer que le concert a été donné trop tôt dans le processus, pour pouvoir faire ensuite les retouches (cela arrive quelquefois, mais je n'ai jamais vu de cas où ça se percevait aussi palpablement).
Ou bien soupçonner le chef d'être peu efficace en répétition, les musiciens peu préparés… Mais tout cela, à vrai dire, on n'en sait rien – et ce que j'ai entendu jusqu'ici des Nouveaux Caractères ne me laisse pas penser qu'ils sont d'aimables fumistes qui se gobergent à la subvention.

C'est le moment de lever un coin du voile sur la répétition dans ce type de configuration. Pour monter une production de ce genre, il faut des finances. Celles-ci sont allouées par l'organisateur (ou la coproduction). Et c'est lui qui fixe les coûts, voire les durées s'il héberge les répétitions en son sein.

Concrètement : Château de Versailles Spectacles contacte Les Nouveaux Caractères (ou bien Les Nouveaux Caractères soumettent leur projet, tout dépend de qui vient l'impulsion). L'organisateur demande à l'ensemble combien de jours de répétitions sont nécessaires pour monter cette tragédie en musique de type post-LULLYste. Le chef d'ensemble fait une évaluation et communique proposition. En général (me souffle une source particulièrement bien informée), les organisateurs font une contre-proposition de l'ordre de 30 à 50% de l'enveloppe souhaitée. Il faut donc être très efficace !

À charge ensuite à l'ensemble musical de décider s'il accepte ou non. Mais il faut bien vivre, et sécuriser des engagements réguliers. En général, on accepte donc, tout en sachant que ce sera serré, et qu'on ne pourra pas avoir le degré de finition dont on rêve.

Vous voyez le tableau : vous savez que vous avez moins de temps que nécessaire pour tout boucler, mais le concert et le disque vous attendent au bout du chemin. Ajoutez un effectif un peu plus jeune que de coutume, des remplacements plus nombreux pour cause de couronnement viral, et vous tenez la petite frange de désorganisation qui peut faire la différence entre le succès (quitte à ce que les musiciens soient frustrés de ne pas avoir pu aller plus loin) et l'accident industriel.

Évidemment, plus un ensemble est célèbre (et peut faire remplir sur son nom, comme Les Arts Florissants ou Les Musiciens du Louvre, voire pour l'ultra-niche de la tragédie en musique Les Talens Lyriques), plus il peut négocier un nombre de services (sessions de répétition) élevé.
Comme d'habitude, la Victoire vole au secours du succès préexistant : plus un ensemble est aguerri, plus on lui propose des conditions favorables, ce qui assoit encore davantage son prestige lorsque le concert paraît si léché – forcément, il peut recruter les meilleurs instrumentistes avec un temps de répétition supérieur !

Vous comprenez à présent pourquoi Hervé Niquet (qui certes, comme beaucoup d'entre nous, ne devait pas adorer les Prologues) coupait dans les tragédies en musique ?  Cela fait moins de sections à travailler… et permet d'optimiser le temps passé, pour faire du meilleur boulot sur le reste.
Je fais partie de ceux qui ont râlé à l'époque (avant qu'il n'aille voir vers d'autres répertoires plus à son goût / où on lui fiche davantage la paix ?), parce qu'on enregistrait pour la première (et sans doute dernière) fois un inédit, et qu'on ne le donnait pas intégralement… mais d'un point de vue strictement économique et pratique, le procédé se défend totalement.

À cela s'ajoute qu'il est régulièrement d'usage de répéter, en particulier pour optimiser la présence du chœur et des solistes – aussi pour gagner du temps – dans le désordre. Ce peut produire de très beaux résultats cohérents : les opéras enregistrés à Versailles par Les Accents de Guy van Waas, dont La Vénitienne de Dauvergne, Thésée de Gossec et surtout le mirifique Céphale & Procris de Grétry… suivaient cette logique économique.

Si jamais les musiciens venaient d'arriver ou n'avaient pas une bonne vision d'ensemble, il a pu y avoir du flottement en enchaînant des numéros qu'on n'avait jamais (ou qu'une fois, j'espère qu'il y a eu une générale !) joués en les enchaînant. Et Dieu sait qu'il y en a, des petits morceaux de caractère très distincts qui s'enchaînent dans une tragédie en musique !

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g) Le métier de chef

C'est un sujet que j'ai déjà abordé dans la notule autour du métier de chef d'orchestre (les vrais, les faux…), et qui a manifestement eu son importance dans l'effondrement nerveux de mardi soir.

Pour les chefs d'orchestre traditionnels (formés par des cours spécialisés, virtuoses de la gestique, voyageant d'orchestre en orchestre), les chefs d'ensemble baroque, qui n'ont pas le même savoir, ne doivent pas être perçus comme de véritables chefs d'orchestre. Le chef d'ensemble connaît ses musiciens, a le temps de communiquer longuement avec eux. Il fait moins de programmes, et les produit souvent en tournées, si bien que tout a le temps de maturer en se parlant, sans avoir nécessairement de technique de direction hors norme – comme je le mentionnais dans la notule en question, il est extrêmement difficile pour un observateur extérieur (ou même intérieur) de juger de la qualité d'un chef d'orchestre, mais on peut lire de façon récurrente, et notamment de la part de musiciens d'orchestre, des critiques acerbes sur l'incompétence (au moins gestuelle) des chefs baroques reconvertis comme Minkowski, Niquet, etc.  

Pour résumer la problématique : il existe deux types de postes de chefs d'orchestre traditionnels.

a) Le directeur musical est présent tout au long de la saison et sur plusieurs années : il choisit (en accord avec la direction administrative) le programme, les solistes et autres chefs à inviter, fait travailler l'orchestre sur la durée (notamment sur l'identité sonore, les dominantes de répertoire…). Le chef d'ensemble spécialiste comme d'Hérin connaît ce travail, c'est celui qu'il mène au quotidien.

b) Chef invité est un tout autre type de statut : il travaille, l'espace d'un concert, avec un orchestre qu'il ne connaît pas forcément bien. Certains chefs invités reviennent souvent, mais ils n'ont pas la même tâche d'encadrement ni les mêmes responsabilités administratives. Il faut donc être capable, le temps de deux ou trois services, en général (un service est une session de répétition, 3h disons), d'avoir mis en place 1h30 de musique et, pour éviter le four, d'avoir transmis des souhaits esthétiques, mis en valeur détails, et quand c'est possible d'avoir bien habité l'essentiel des œuvres… Si vous vous êtes jamais demandé : « mais pourquoi l'ouverture / l'accompagnement du concerto sonne moins bien que la symphonie ? » ou « c'est incroyable, par moment le chef souligne des détails inédits, et à d'autres tout le monde semble en pilote automatique »… c'est très probablement lié à ce temps de répétition limité.

Les chefs très en vue ou les œuvres difficiles peuvent obtenir davantage de services – il y aura plus de répétitions pour Die Soldaten de B.-A. Zimmermann que pour une soirée, au hasard, Symphonie Pastorale & Triple Concerto… Mais vous voyez bien l'enjeu d'être efficace en répétition, et c'est pourquoi les musiciens d'orchestre jugent souvent assez sévèrement les chefs bavards. S'ils commencent à arrêter la musique à chaque fois qu'ils ont quelque chose à dire, on ne pourra pas faire beaucoup de travail de mise en place ni d'interprétation… Les chefs commentent donc pendant que l'orchestre joue, et surtout, ils doivent disposer d'une gestuelle suffisamment expressive pour faire comprendre le type de son ou d'articulation de phrasé qu'ils souhaitent, sans tout verbaliser mesure par mesure ! 

Et c'est spécifiquement pour ce rôle de chef invité, qui débarque quasiment le soir du concert (l'interprétation continue souvent à s'affiner pendant le concert !), et qui représente le cas de l'immense majorité des chefs – assez peu, en proportion, ont leur propre orchestre, ou alors c'est l'orchestre qu'ils ont fondé et la question de la gestique se pose beaucoup moins : ils se connaissent par cœur.

Vous voyez à présent où je veux vous mener : Sébastien d'Hérin, dont ce n'est pas la formation, n'a aucune raison, ne prétendant pas à diriger d'autres ensembles que le sien, d'avoir développé cette technique.

Mais l'autre soir, devant un orchestre profondément renouvelé, avec sans doute beaucoup de nouvelles recrues, voire d'arrivées de dernière minute pour sauver le concert… une belle technique de direction aurait peut-être pu limiter le désordre par moment. Cela lui a sans doute fait défaut ce soir-là, dans ces circonstances plutôt exceptionnelles.

Tout cela non pas pour le blâmer (qui aurait pu imaginer, il y a deux ans, l'effondrement du monde civilisé sous la pression d'armées microscopiques ?), mais pour expliquer les flottements qu'on a pu observer lorsque les musiciens cherchaient du regard les indications du chef, qui ne les donnait pas assez en avance (l'avance sur le temps, ça aide à réagir !), ou pas assez clairement, et le plantage était dans ces moments inévitable.




C'est pourquoi j'ai choisi de vous entretenir de ce concert. La tradition était déjà de toute façon d'évoquer les tragédies en musique inédites écoutées, mais j'ai profité ici des imperfections insolites pour essayer de remettre en perspective ce qui, dans un concert, paraît aller de soi mais est à surmonter à chaque production… aucun ensemble, aucun chef n'a jamais de temps illimité alloué… produire un bon résultat, beaucoup en sont capables, mais un bon résultat en un temps très court (voire insuffisant), c'est à chaque fois un défi, surtout si l'on a une haute idée de son art.

[Parce que je me souviens aussi, après une représentation de Vanessa de Barber par l'orchestre-atelier OstinatO, d'avoir pris le train auprès du pupitre de bois qui s'esclaffait d'avoir joué n'importe comment… Certains le vivent bien.]

Toutes mes pensées à Sébastien d'Hérin et aux Nouveaux Caractères : ce fut sans doute un moment difficile, et j'espère qu'il ne nuira pas à la carrière l'ensemble, qui a beaucoup à dire et à faire découvrir. Merci, avant toute chose, d'oser le répertoire inédit, moins payant, plus exigeant et… plus périlleux. Rien que pour cela, tout mon respect, et ma sincère gratitude.

Je suis prêt à retourner les entendre, surtout s'ils font Hippodamie, Philomèle ou Créüse l'Athénienne !

lundi 18 janvier 2021

Marais – Bacchus & Ariane – Naxos surpeuplée ou le piège du français restitué


Un projet

Le CRR de Paris, c'est l'école supérieure pour étudier le baroque français – Eugénie Lefebvre, Hasnaa Bennani et beaucoup d'autres y sont passés, étudiant notamment, pour les chanteurs, auprès d'Isabelle Poulenard et Howard Crook, deux des membres les plus accomplis de la première génération de résurrecteurs dans les années 80…

En fait de CRR (conservatoire de niveau régional), il tient lieu de CNSM officieux (conservatoire national, il en existe deux, à Paris et à Lyon) lorsqu'il s'agit de baroque. Partenariats avec le Centre de Musique Baroque de Versailles, masterclasses avec les meilleurs représentants qui font vivre le répertoire (en particulier français), prêts d'instruments spécialisés (dessus / hautes-contre / tailles / quintes de violon, spécifiques au répertoire français pré-ramiste)…

Leurs productions sont toujours attendues avec beaucoup d'impatience, explorant des rivages peu (Psyché II de LULLY) ou pas documentés (Médée & Jason de Salomon), avec des instrumentistes déjà professionnellement mûrs et des chanteurs encore verts mais déjà sensibilisés à la déclamation spécifique (expérimentations de Stéphane Fuget autour du recitar cantando pour les œuvres italiennes du XVIIe, essayant vraiment de changer le chant en parole, avec des succès divers mais de façon très stimulante), aux techniques de jeu scénique baroque et… à la prononciation restituée.

Malgré l'absence de public (et le foyer infectieux qui s'y est déclaré quelques jours après), le CRR a réussi à monter et capter Bacchus & Ariane de Marais, dont la résurrection a longtemps été repoussée (au milieu des années 2000, Le Concert Spirituel devait le reprogrammer, me semble-t-il, avant d'y renoncer).


Une œuvre

https://www.recithall.com/events/194/live
(Inscription gratuite. Visible jusqu'au vendredi 22 janvier.)

http://operacritiques.free.fr/css/images/marais_bacchus_ariane_fuget.png

Seul le très bel air d'entrée d'entrée d'Ariane à l'acte I m'était connu, suite à un concert autour de cette héroïne par l'Ensemble Zaïs, en 2016 à Joinville. J'avais même présenté ici même, partition en main, la structure de l'air, ainsi que celle de Mouret.

Je ne suis pas un inconditionnel de Marais à l'Opéra, dont les petites sophistications musicales ne compensent pas réellement les livrets faibles et la prégnance mélodique assez limitée. On est loin de l'impact direct que peuvent avoir, dans cette génération, Desmarest, Campra ou Destouches, à mon sens (et même La Coste et Gervais), mais à chaque fois servis par de de meilleurs librettistes, il faut le concéder.

Cette tragédie en musique le confirme un peu : il y a de belles basses sophistiquées, des chromatismes (et quelques belles mélodies ciselées tout de même !)… mais je ne suis pas totalement ému.

(Notule écrite après l'écoute du Prologue et de l'acte I seulement, mon avis s'amendera probablement, j'ai aperçu en particulier de superbes divertissements, comme toujours le point fort chez Marais – que ce soient danses instrumentales ou plaintes chantées…)

Le livret de Saint-Jean (écrivain non identifié…) m'a beaucoup amusé : on est habitué à se figurer l'abandon d'Ariane dans des lieux déserts, or le premier acte, quoique situé dans « une grotte terminée par une mer à perte de vue », voit se succéder une infinité de personnages : Ariane, négligée par Thésée au profit de sa sœur Phèdre, est entourée d'une confidente, d'un soupirant prince d'Ithaque (lui-même accompagné d'un confident magicien), qui est fiancé à la sœur du roi de « Naxe », tout ce beau monde étant présent autour d'un prêtre sacrificateur et des chœurs rituels. Pas tout à fait l'ambiance île déserte, donc. En fait de couleur locale et de grotte sauvage, une intrigue circulaire d'amours de palais assez stéréotypée, chacun aimant l'autre maillon (indisponible) de la chaîne.

Cela se découvre tout de même avec plaisir, d'autant que quelques-uns des chanteurs (les hommes en particulier) se révèlent extrêmement talentueux. (Leurs noms ne sont pas donnés dans la vidéo, j'irai me renseigner pour les ajouter.)

Mais.

Tout est chanté en prononciation restituée. Dont je ne suis pourtant pas un détracteur, même dans ses versions archaïsantes (et inexactes) de l'école Green.


Enjeux de la prononciation restituée


Les avantages, pour la déclamation parlée, sont assez nombreux : réactiver certaines rimes, faire entendre la couleur d'époque, favoriser une forme d'emphase qui permet à la voix de mieux se placer (les fameuses courbes ascendantes qui caractérisent ce type de déclamation), bref fournir un relief nouveau et des teintes oubliées à un répertoire qui mérite d'être servi avec chaleur.
Je n'en suis donc surtout pas un détracteur – qu'elle soit exacte ou non au demeurant.

Pour le chant, j'y vois en revanche de grands obstacles… qui s'incarnent très bien dans cette vidéo.

a) Le chant lyrique est déjà un artifice. Faire chanter une langue que personne ne parle entraîne une mise à distance supplémentaire, néfaste pour la compréhension du public et pour la qualité du chant.

b) La tragédie en musique fonde sa force sur son lien très étroit entre texte et musique, qui se nourrissent et se dynamisent l'un l'autre. En chantant dans une langue étrange, distante, avec des accents diversement maîtrisés, on diminue considérablement l'impact émotionnel propre au genre.
Si l'on veut vraiment rendre justice à l'esprit de ce qui s'entendait à l'époque, il faut chanter dans la langue qui nous est proche, pas dans celle que nous ne pratiquons plus. Bref, chercher non pas l'exactitude de la restitution, mais la congruence de l'émotion reçue (ce qui reste quand même un peu le but).  On peut être conscient de cette divergence de prononciation sans l'imposer à écouter à un public.

c) Faute de référentiel (personne ne parle cette langue, les jeunes chanteurs sont contraints d'inventer l'aperture exacte des voyelles), les interprètes (pas seulement dans cette production) tendent à trop couvrir, c'est-à-dire à assombrir / fermer / boucher leurs voyelles, avec des résultats opaques et finalement… tout à fait hors-style !  Les jeunes femmes souffrent un peu dans cette production – certaines se mettent même à chanter trop bas, et je soupçonne que ce serait assez différent avec la liberté et la clarté du français prononcé à la moderne / contemporaine.

d) Plus prosaïquement, même en se concentrant, on ne comprend ici que la moitié des mots (ce n'est pas pareil dans toutes les productions, mais véritablement un handicap ici). Et quand je le dis, c'est venant d'un auditeur qui a écouté l'intégralité des tragédies en musique disponibles… Donc un mélomane qui pratiquerait peu l'opéra serait sans doute totalement perdu. Tellement dommage lorsqu'on dispose justement de chanteurs aguerris à cette esthétique, et tous francophones !  L'émotion directe qu'on a gaspillée en vain sur une question de principe !

Je comprends très bien l'enjeu de former de jeunes chanteurs sur cette question, puisque certains ensembles l'appliquent systématiquement. Et ce n'est pas absurde partout – pour l'air de cour, le poème n'a pas tout à fait le même enjeu d'intelligibilité directe, il est en général plus distendu, plus atmosphérique, et la prononciation restituée peut se défendre. Mais pour maintenir l'illusion théâtrale avec ce qui sonne à nos oreilles comme de l'accent gascon imité par des germains, bon courage.

Aussi, de grâce, épargnez-nous, dans les productions lyriques, cette punition qui n'apporte vraiment rien aux auditeurs et compromet jusqu'à la bonne tenue du chant !
Certains parviennent tout de même à limiter les dégâts, comme le Poème Harmonique qui fait plutôt du très bon travail sur la question… mais la perte de lien direct avec le texte reste très évidente. Et d'autres ensembles font carrément un peu n'importe quoi, chacun adaptant comme il le peut… En particulier difficiles pour les jeunes chanteurs qui n'ont pas tout à fait fini d'équilibrer leur voix.

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Voici pour ces impressions mêlées, malgré l'intense gratitude d'avoir mené jusqu'au bout ce très beau projet de résurrection du dernier opéra encore inconnu d'un compositeur majeur – on avait déjà monté Alcide, le bijou Sémélé et bien sûr Alcione –, le sentiment qu'un choix de principe a grandement altéré l'ensemble du résultat artistique, malgré l'enthousiasme et la qualité des forces mises en présence (quatre théorbes, en plus !)

jeudi 4 avril 2019

L.-J. Francœur, Armide (1778) : LULLY REMIX


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Véronique Gens en gloire dans ce LULLY diffracté.

Jusqu'à la fin des années 1770, les opéras de LULLY sont régulièrement repris, les remettant au goût du jour (en conservant les récitatif et les scènes les plus emblématiques, mais en récrivant les danses et une large part des airs). Armide avait plutôt bien résisté à la fougue des arrangeurs (on retouchait essentiellement les danses et chœurs), jusqu'à 1777 où Gluck propose sa version entièrement récrite – quoique de toute évidence très marquée, dans les caractères des épisodes et jusque dans la musique, par l'empreinte de l'original.
Condamné au tribnunal de l'opinion publique pour détournement de Quinault, il faut alors éteindre l'incendie (ou nourrir la controverse pour vendre des places, comme on voudra), et Louis-Joseph Francœur (neveu du compositeur François Francœur, ancien directeur de l'Opéra…) est chargé d'actualiser la partition de LULLY, sans la dénaturer de semblable façon. La partition, inachevée, n'a cependant jamais été donnée.

J'aurais aimé produire une notule avec un peu de perspective historique, des extraits sonores, mais mon agenda me laisse peu de temps ces jours-ci pour CSS. Je me contente donc de ce petit résumé et de quelques impressions, en espérant avoir l'occasion d'y revenir pour la diffusion radio, le disque, ou simplement ma fantaisie…

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Surprise, le pari est réussi : il s'agissait de faire mieux que l'Armide de Gluck, plus fidèle à LULLY, sans pour autant endormir un public plus très réceptif au vieux style du XVIIe siècle. Et, en effet, le résultat est bien plus passionnant que l'Armide un peu rigide et militaire du Germain.

Contrairement aux arrangements d'usage (récriture des airs et divertissements qui ont « vieilli »), quasiment toutes les lignes vocales de LULLY sont conservées (très peu d'exceptions, et souvent simplement par touches, comme le chœur de la Suite de la Haine plus développé, mais partiellement identique), avec un accompagnement totalement renouvelé (aprèges brisés primesautiers et trémolos furieux remplacent la basse continue avec clavecin – qui vient de disparaître de la fosse de l'Opéra).

Une trahison manifeste de l'esprit  (la représentation du Théâtre des Champs-Élysées a manqué de peu d'être interrompue par l'intervention d'un groupe LULLYste, manifestement radicalisé sur Internet), mais tellement amusant / rafraîchissant / revigorant !  Plutôt que d'écouter mille fois la même chose et de comparer qui joue mieux… on renouvelle ainsi l'écoute et continue de découvrir, au sein de la même œuvre.

Orchestre très fourni, avec des vents par deux (flûtes, hautbois, clarinettes [!], bassons, cors, trompettes), certes relativement peu sollicités, mais de façon au besoin spectaculaire, comme les formidables solos de clarinette (dans du LULLY !) pour le ballet guerrier du I.

L'occasion de profiter de quelques merveilles, comme la réécriture du chœur Haineux dans une veine plus expansive et dramatique, moins aimable, plus tendue (et plus longue), ou la vivacité de l'exploration des chevaliers au début de l'acte IV.

Bien sûr, il faut aussi supporter la fête villageoise qui remplace le chœur d'enchantement a cappella du II (ça pique), la destruction de la symétrie au IV (une seule fausse amante, mais close dans une longue scène totalement déconnectée de l'action), ainsi que la misérable passacaille ramiste tout à fait décadente. On se console alors avec la conservation du solo de l'Amant fortuné et son très touchant contrechant de flûte ajouté !
Il faut ce qu'il faut.

Le style navigue entre danses ramistes (ou gossecquisantes par anticipation – on songe même par endroit aux  réjouissances finales du Triomphe de la République !) et accompagnement postgluckiste (arpèges brisés sautillants comme dans L'Amant Jaloux de Grétry ou Tarare de Salieri, trémolos partout pour faire méchant comme dans Phèdre de Lemoyne).

Cela crée des décalages étonnant avec les mélodies (qui, quelques étranges suppressions d'aigus mises à part, sont la plupart du temps exactement conformes), souvent dans des tons majeurs assez lumineux, tandis que l'orchestre s'enrage à essayer de crééer de l'agitation tout autour – tel l'air de Renaud « Le repos me fait violence », petite ritournelle galante changé en évocation épique comme un grand récitatif-arioso de bravoure (soutenu par des trémolos haletants).
Dur de le déterminer avec certitude en première écoute et sans avoir lu partition, mais le soupçon que certaines harmonies ont été changées ; en tout cas la couleur est par endroit véritablement tout autre.

ll faut en effet s'adapter à ce traitement frénétique, une musique sans cesse pleine, toujours agitée, tendue vers l'avant – et pourtant, l'original ne se complaisait pas dans la contemplation statique !  Par endroit, on a un peu de peine pour les silences pensés par Quinault et LULLY : dans « Enfin, il est en ma puissance », nulle respiration dans ces hésitations, cette bascule d'une destinée ; on y sent plutôt le bouillonnement invasif d'affects désordonnés. Par forcément au niveau de la pensée de ses auteurs originaux, mais cela fonctionne vraiment bien partout ailleurs que dans cette scène (séduisante tout de même, mais sans doute la plus évidemment en deçà du modèle).

Une Armide-cavalcade, où l'on a l'ivresse de retrouver les mélodies de LULLY, totalement rhabillées sous le manteau de la nouvelle esthétique classique, son drame exacerbé, ses lignes droites qui dédaignent volutes et courbes d'antan.

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Ces aspects étaient sans doute accentués par les idiosyncrasies d'Hervé Niquet : tendu de bout en bout, chevauchant vers l'avant de façon irrésistible. Corollaire inévitable : tout est un peu sur le même plan, peu de contrastes et encore moins de respirations que ce qui est prévu… alliance de deux pensées pressées qui a désarçonné certains spectateurs. Pour ma part, tout en sentant ce qu'on abandonnait peut-être en variété et en couleurs, je me suis volontiers laissé grisé par le Short Ride in a Fast Machine.

1er avril 2019
Théâtre des Champs-Élysées

Véronique Gens : Armide

Reinoud Van Mechelen : Renaud
Tassis Christoyannis : Hidraot / la Haine
Chantal Santon-Jeffery : Phénice / Lucinde
Katherine Watson : Sidonie / une Naïade / un Plaisir (ex-Amant fortuné)
Philippe-Nicolas Martin : Aronte / Artémidore / Ubalde
Zachary Wilder : le Chevalier Danois

Chœur et orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet

Plaisir de constater, après Issé, que Chantal Santon a bossé dur et, après ces dernières années où la voix semblait en voix de varnaÿsation (vibrato incontrolé, attaques laides), a recouvré la pleine maîtrise de sa voix comme il y a dix ans. Considérant la quantité de ses engagements dans ce répertoire (et sa précieuse maîtrise du style), c'est une excellente nouvelle pour tous les amateurs du genre. [C'est impressionnant, car avec la pression de la carrière, très peu de chanteurs arrivent à rééquilibrer leur voix lorsqu'elle commence à dysfonctionner.]

Particulièrement impressionné par Philippe-Nicolas Martin, dont la voix, que je trouvais encore récemment un peu sèche, rayonne de façon impressionnante, fendant l'espace avec facilité et ampleur, sans céder à l'épate vocale ni naviguer vers le hors-style. Quelle belle évolution !

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Ce n'est donc peut-être pas aussi bien que du vrai LULLY, mais plutôt que de réécouter des versions multiples de la même œuvre, voilà qui permettra de varier les plaisirs !  Sans parler de la documentation passionnante du changement des goûts, de l'exercice fascinant de faire autre chose avec la même matière !

dimanche 2 décembre 2018

Tarare de Beaumarchais & Salieri – V – Tarare et les religions


Pour rappel : épisodes I & II (livret, onomastique, création, reprises, place politique), III (pourquoi écouter Tarare ?), IV (impressions après les représentations.

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Esquisse de costume d'Atar pour la création.

Une chose me frappe aussi, dont je n'ai pas fait état jusqu'ici : je ne parviens pas trop à déterminer si Atar est lui aussi hindou, ou musulman. Il est d'abord sultan, donc un titre de souverain musulman, mais les termes orientaux étant utilisés avec beaucoup de libéralité, il pouvait être considéré comme sultan hindouiste par Beaumarchais. Cependant il parle aussi avec beaucoup de distance de la pratique religieuse de ses sujets, et du grand prêtre – « le plus vil animal est nourri de ta main » (je le comprends comme une référence au respect des animaux, dont les porcs).

Cela rajoute une couche de complexité à un tableau très complexe, où il est difficile de déceler une thèse hors de celle explicitée dans le prologue. Certes, Calpigi, chrétien, passe l'opéra à dispenser ses bienfaits et à tâcher de réparer les torts de son maître ; cependant il n'est qu'un personnage secondaire, et c'est un eunuque – donc, on peut le supposer, pas exactement un modèle absolu pour la plupart des spectateurs. Tarare, lui, le modèle de vertu, est hindou, et prie Brahma sur scène (« Ô Brama, tire-moi de cette nuit profonde ») ou l'invoque en sa colère (« Brama ! BramaAAAA ! »). Aux yeux d'un auteur du XVIIIe assez violemment anticlérical (le grand-prêtre est l'emblème du cynisme de tous les gens de pouvoir), une religion aux dieux multiples doit apparaître comme une superstition plus divertissante que respectable, cependant, et on sent bien la sympathie exercée par la figure chrétienne de Calpigi.

Pourtant le royaume est menacé par des hordes d'envahisseurs, qui se révèlent de « sauvages chrétiens » (donc des chrétiens qui pillent et tuent, ou du moins apparaissant en armes plus qu'en charité). Je me demande s'il faut les percevoir comme l'antithèse d'Atar, comme des Européens qui vont apporter les Lumières et mettre à bas la tyrannie… mais le temps qu'ils arrivent, c'est Tarare, qui a fait vœu de les pourfendre, qui est au pouvoir. Alors, vont-ils renverser le souverain éclairer Tarare ? Ou bien va-t-il repousser les chrétiens qui sont alors bel et bien une figure du barbare ?

Ce flou est assez stimulant, et procure des arrières-plans assez riches, très inhabituels à l'opéra. (Quel plaisir aussi qu'un auteur ne nous tienne pas la main pour déterminer le bien du mal, et ce malgré des personnages qui sont clairement des archétypes !)

jeudi 29 novembre 2018

Tarare de Beaumarchais & Salieri – IV – après l'épreuve de la salle


(Voyez aussi les épisodes I & II, plus étayés, ou III.)

L'écoute hier soir de l'œuvre en salle, en conditions réelles, a mis en valeur certaines lignes de force et confirmé ce qui ne restait qu'à l'état d'intuition.

¶ L'œuvre frappe d'abord par sa variété de moyens : un nombre incalculable de figures d'accompagnement, d'astuces harmoniques, de types de climats mélodiques, qui se succèdent à un rythme effréné. Les airs sont très courts et immédiatement enchaînés, voire interrompus, si bien que l'on ne peut presque plus parler de numéros – l'intégration est encore plus forte que chez Meyerbeer, il me semble !  L'étape suivante, c'est Wagner, et encore, il existe quasiment des airs et duos ceints de récitatifs dans Die Walküre
Harmoniquement aussi… les fausses cadences de l'air séditieux de Calpigi, c'est stupéfiant, ou les enchaînements entre sections.

¶ De même pour le livret, il se passe un milliard de choses à la minute, si bien qu'en le réécoutant inlassablement depuis toutes ces années, en le voyant en action deux fois en une semaine, je parviens seulement à me familiariser avec certains détails – en particulier les relations complexes entre l'eunuque Calpigi et le sultan Atar (le second maudit et pourchasse sans cesse le premier, sans jamais le châtier), la disposition du ballet interrompu de l'acte III (avec l'échelle de soie et les lumières du sérail…), les quiproquos accumulés dans le sérail au IV (chacun se faisant passer pour un autre qui peut être, ultimement, lui-même, et croyant avoir été joué en jouant celui qui voulait l'empêcher de le jouer), qui n'arrvient pas simultanément, mais tombent en cascade à chaque réplique.
    Par ailleurs, un des rares livrets réellement drôles – l'exposition, très concise, pose tout de suite la haine paradoxale du sultan (exécrant être trop bien servi) en des termes délicieux, dont la bouffonnerie ne retire rien à l'impressionnante cruauté (ni au désarroi attendrissant du méchant). À ce titre, Beaumarchais ose des choses très rares avant le XXe siècle, comme cet esclave qu'on croit récurrent et qui, après une réplique anodine, est immédiatement occis par son prince – manière qu'on fasse comprendre qu'on badine volontiers avec la mort. Glaçant, surtout juxtaposé à cette esthétique encore gluckiste.

¶ Dans la longueur des phrases (et l'abstraction de leur propos, même hors des Prologue / Épilogue dans les nuées limbiques), on sent l'homme de théâtre pas du tout rompu aux exigences spécifiques de l'opéra. Certaines des punchlines font huit vers avec inversions et enchâssements… avec l'extension de la temporalité par le chant, les éventuels mots qu'on manque et l'attention qu'on porte à la musique, dur de tout suivre à la première écoute !  On y reconnaît d'ailleurs très bien la syntaxe du Beaumarchais du Mariage… Salieri s'en tire admirablement au demeurant, mais c'est un cas assez unique de livret manifestement « amateur » (alors que les amateurs ont toujours été légion dans le métier !) avant que les compositeurs ne commencent à écrire les leurs (Wagner, hélas… puis pas mal de monde au XXe, hélas aussi).

Le nom de Tarare (en principe une interjection dubitative ou agacée) tourne dans toutes les bouches en permanence, on ne peut pas faire une imprécation, un souhait, une action sans le mentionner, sous toutes les formes, sous tous les cris, avec au sommet l'acte II où les soldats le brament (les initiés riront) avec joie, ce serait l'équivalent de faire chanter extatiquement : « Gnagnagnagna ! Gnagnagnagna ! » (à peu près la signification de l'interjection Tarare !). C'était le défi que Beaumarchais s'était lancé en conservant le nom du personnage d'Antoine Hamilton (où Tarare est un conseiller du Prince, d'abord rusé avant que d'être bienveillant) : il souhaitait, par son caractère et à force d'invocations, réussir à faire aimer ce nom ridicule du public. Musique irrésistible de Salieri  aidant – qui ne laisse jamais passer son nom sans le faire trompetter –, c'est très réussi, si j'en juge le nombre de spectateurs qui chantaient ces répliques-là en quittant le théâtre. J'avais rarement vu un public aussi chantant en sortant d'un spectacle – et très certainement jamais pour une œuvre pré-1800 !
    Aussi étrange que ce puisse paraître, cette particularité est peut-être ce qui fait la différence entre une belle œuvre (qui regorge de mélodies irrésistibles, certes) et un chef-d'œuvre aussi prégnant que Tarare, dont le nom tournoie et vous habite longtemps après l'écoute… Un peu comme pour Pelléas : on vous dit un mot et vous avez envie de chanter la réplique qui correspond (ce qui ne se produit pas avec des tubes d'un genre différent, comme Traviata ou Carmen). Hé bien ici, on vous cite le titre et quatre ou cinq répliques viennent chanter à votre bouche…

¶ Quelques autres remarques, davantage dans le détail, mais des aspects qui m'ont réellement frappé en salle :
→ D'ordinaire, les récits de hors-scène servent à compenser l'action qu'on ne peut montrer, ici ils s'y ajoutent (après avoir montré un assassinat anodin au début du I, on a bien compris que la bienséance…), avec une science du dévoilement progressif chez Beaumarchais et une ardeur étourdissante chez Salieri. Récit de l'enlèvement d'Astasie, du combat de Tarare contre le ravisseur, de l'introduction pas si secrète dans le sérail… Nombreux, longs et virtuoses.
Le goût du métatextuel, là aussi rare à l'opéra, même pour les œuvres plus récentes. Ainsi il est fréquent que les numéros obligés reçoivent une forme d'explication dramatique : le ballet monté à la hâte pour couvrir l'enlèvement, commenté par Calpigi « On croirait voir ce spectacle de France / Où tout va bien pourvu qu'on danse », ou bien l'ariette-conseil de Spinette (un format très utilisé chez LULLY, cf. les suivantes d'Armide), qui justifie sa répétition par le risque que son mari ne l'ait pas bien comprise.
→ Enfin, je n'avais pas rêvé, il y a bel et bien des motifs récurrents – une première dans l'histoire de l'opéra, je crois – en tout cas un, celui des astuces bienveillantes de Calpigi pour secourir Tarare, motif léger et dansant qui n'apparaît que lorsque le premier dévoile son véritable visage secourable au second (trois ou quatre occurrences, assez en évidence, mais pas identiques, adaptées à la musique du contexte, vraiment du letimotive !).
 


Je n'ai jusqu'ici rien dit de précis sur la distribution, d'abord parce que je n'avais vu que la générale (et il n'est pas convenable de communiquer des observations sur une séance de travail, en particulier pour les chanteurs, qui chantaient le lendemain, et dans une salle très différente), ensuite parce qu'elle est assez idéale, tout simplement – mes contre-propositions n'auraient été, en toute honnêteté, pas spécialement meilleures dans le cas où elles auraient aussi bien réussi.

Je ne dis donc un mot que sur quelques détails, ceci n'est pas un compte-rendu, une critique ou je ne sais quoi, juste quelques réflexions sur les choix de distributions ou détails qui m'ont marqué.

Le choix de Karine Deshayes (dont la voix est devenue assez large et ronde) a dû coûter cher en cachet pour un rôle aussi court et secondaire, bien qu'il soit le centre de l'intrigue (Astasie, l'épouse de Tarare enlevée par le sultan)… mais c'était un coup de maître, les plaintes et cris un peu stéréotypés (dont le grand « Tarare ! » à la fin, un aigu à cru saisissant comme en écrivent plus tard Verdi et Wagner) de cette victime archétypale deviennent immédiatement farouches et plus grands que nature, c'est absolument parfait.

Lorsque, à l'époque des Horaces, on avait annoncé Tarare en 2018, j'avais rêvé Mathias Vidal et surtout Bernard Richter (qui, vu ses engagements dans des premiers rôles à Vienne, ne doit plus être très intéressé par le pré-1800, ni dans les gammes de prix envisageables…). Cyrille Dubois est un excellent choix, mais dans une cette distribution idéale, je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre, en filigrane, l'héroïsme que j'avais d'abord imaginé pendant plusieurs mois – Cyrille Dubois a toujours ce côté gentil garçon, ce qu'est Tarare assurément (et qui réussissait magnifiquement même dans un rôle aussi complètement romantique que Gérard de Coucy chez Halévy), mais il me manque, je crois, l'aspect impressionnant du guerrier invincible, charismatique du personnage. Il est si aimable, si poli, si modeste, qu'il séduit absolument, mais qu'on ne ressent pas pourquoi tout le monde semble aussi impérieusement pressé de mettre son nom à la bouche.
    Il semblait un peu ému, aussi, et la voix n'a réellement éclaté que dans les grands reproches de l'acte V, où il était saisissant d'assurance et de vérité.
    Par ailleurs, qu'on ne se méprenne pas : c'est un commentaire sur un détail de ce que j'ai senti, plus relié à l'œuvre qu'à l'interprète : Tarare, en plus de la partition, appelle dans l'imaginaire quelqu'un qui soit jeune, beau, vaillant, délicat, tout à la fois philosophe et athlète, doté de ce je-ne-sais-quoi qui fascine tout le monde… je ne prétends pas que ce soit la faute des interprètes s'ils n'ont pas à la fois la voix souple, le timbre clair, la couleur héroïque, la taille haute et le torse bronzé !  À cela s'ajoute que j'ai Howard Crook dans l'oreille, et que c'est possiblement le ténor que j'aime le plus dans toute la musique enregistrée…
    S'il faut parler spécifiquement de Cyrille Dubois, alors je soulignerais avant tout la diction parfaite, le style ciselé  (ces appoggiatures sans vibrato où le timbre se colore légèrement, pour mettre en valeur la tension mélodique et harmonique), du grand art.

Enguerrand de Hys, en eunuque adjuvant, ose ajouter de la nasalité à son timbre, ce qui est osé (risque d'être catalogué comme ténor de caractère, alors qu'il chante superbement les lyriques et la mélodie), mais lui permet simultanément d'être mieux audible et de jouir d'une plus grande palette expressive sur les mots, dont il fait un usage foisonnant et irrésistible. Je lui tire mon chapeau, vraiment. (Et son timbre, quoique pas à la mode, est très beau comme ça.)

Jubilation absolue et univoque, comme à chaque fois, avec Jean-Sébastien Bou en Atar : rien qu'en se mouvant dans l'étroit réduit de son pupitre, il possède la scène… La déclamation emportée, la générosité du son jusque dans le murmure, la finesse des intonations (mordant, drôle, à la fois distant sur lui-même et immédiatement crédible), la rondeur du timbre qui passe cependant très bien grâce à une assise sur un métal solide et absolument pas agressif, il incarne l'absolu de ce que peut être un baryton d'opéra. Chaque spectacle le confirme, et Atar lui fournit un rôle à sa mesure, très long, très exubérant, très drôle et très généreux vocalement.

De même, je suis frappé par les progrès des Talens Lyriques et l'absence totale de lien avec ce qu'ils ont pu être, depuis Bellérophon (1,2,3) à peu près (2010) : ils avaient la réputation (exagérée, mais pas tout à fait sans cause) d'une certaine indolence, malgré le grand sens du style de Rousset (les danses ont toujours été les plus élégantes du marché…). Leur Persée chez Ambroisie en témoigne, même si Didon de Desmarest, Cadmus et Roland montre que, sous des apparences peut-être plus ternes que la concurrence, la finesse était patente.
Dans les années 2010, grand virage donc : à ces qualités s'ajoutent, et de plus en plus, l'ardeur et la couleur. Ce que j'ai entendu hier soir, avec ses cordes d'une chaleur, d'un grain, d'une sûreté hors du commun, était absolument renversant. Les cors aussi, qui étaient réputés peu fiables, n'ont rien mis à côté, et avec quelles iristations, alors qu'ils étaient très généreusement sollicités.

Tandis que les Musiciens du Louvre, à force de XIXe, ont beaucoup perdu en personnalité, que le Concert Spirituel, toujours très intéressant, a pris un profil sonore moins adapté au XVIIe (il continue d'être remarquable dans le XVIIIe), et que d'une manière générale les chefs baroques qui ont eu du succès semblent avoir vécu comme une promotion de pouvoir jouer du Beethoven et du Brahms (Harnoncourt, Gardiner, Minkowski, Niquet, Hengelbrock, Poppen, Manze…) ou se content un peu de rejouer sans cesse le répertoire qu'ils ont exhumé (Christie), je sais infiniment gré à Christophe Rousset d'être resté fidèle, malgré sa célébrité croissante, à la mise en valeur de ce répertoire, à continuer de créer de nouvelles œuvres – alors qu'on le sait, structurellement, si on publie un Don Giovanni, on trouve tout de suite son public, et avec beaucoup moins de préparation nécessaire (ne serait-ce que constituer et payer le matériel d'orchestre !)… jouer de l'inédit réclame beaucoup plus de travail pour moins de succès. Et quelles œuvres !  Outre l'intégrale LULLY manifestement en cours – on n'avait pas de Bellérophon, et on avait si cruellement besoin d'une Alceste, par exemple, sans compter l'intérêt des volumes réenregistrés, comme Armide ! –, qui d'autre a donné inlassablement ces titres inédits, dont la dernière proposition fut cette intégrale des opéras français de Salieri ?



Une œuvre totalement atypique (et une des plus intéressantes de tout le répertoire, je trouve) + une interprétation d'une qualité délirante + un disque assuré, finalement il n'en faut pas beaucoup pour rendre David content, n'est-ce pas ?

J'espère avoir l'occasion de revenir sur quelques détails plus musicaux (notamment ces affaires d'enchaînements, d'harmonies, de leitmotive), ayant déjà quelques idées de titres pas du tout provocateurs – « [guerre des gangs] Salieri a peut-être tué Mozart, mais Wagner lui a tout volé ».
Cependant, en attendant, j'ai un programme de décembre à publier… et au autre chef-d'œuvre, cette fois du XIXe, à présenter – Paul & Virginie de Massé, une découverte assez incroyable. La notule est presque achevée, j'attends l'autorisation de publier des extraits (sinon il faudra un petit délai pour que je les enregistre moi-même).

mercredi 21 novembre 2018

Le seul opéra de Beaumarchais, le meilleur opéra de Salieri : Tarare remis au théâtre


Voici que reparaît le dernier Salieri en français qui restait à jouer dans une version récente (il existe peut-être une ébauche de version française de La Grotta di Trofonio, mais a priori une simple traduction, et probablement pas achevée), après le postgluckiste (en mieux) Les Danaïdes et l'atypique Les Horaces (avec ses Entractes qui font avancer l'action en sortes d'étranges spin-off sacrés).

Mais Tarare en est, à mon sens, le plus remarquable – et aussi l'un des opéras de langue française les plus marquants de tout le répertoire.

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Jeudi à Versailles, samedi à Vienne (Theater an der Wien), mercredi à la Cité de la Musique, et le 9 décembre à Caen. Tout cela avant la publication d'une intégrale chez Aparté.

CSS a déjà consacré un (début de) série à l'œuvre, où vous pourrez trouver des éléments sur sa genèse, les principes de son livret, sa réception triomphale, ses adaptations au fil des régimes politiques…

Je compte écrire quelques notules supplémentaires, notamment autour de son aspect durchkomponiert étonnant, de son harmonie mouvante… mais en attendant, une fois n'est pas coutume, un véritable résumé.

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Gian Paolo Fagotto, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Frédéric Chaslin. Palais de la musique et des congrès de Straasbourg, 1991.



Pourquoi faut-il aller voir Tarare ?

♥ Il s'agit du seul livret d'opéra écrit par Beaumarchais. Il est assez étonnant, avec un Prologue et un Épilogue allégoriques, où la Nature tient des propos absolument séditieux qui ont étrangement été validés par la critique, sapant tout le principe du mérite et de la naissance, donc de l'aristocratie, donc de la monarchie française. Salieri se tire assez remarquablement de phrases longues au contenu franchement abstrait. Le reste est une intrigue de sérail plus traditionnelle, mais garnie de rebondissements assez incroyables, à un rythme que n'osait pas même Le Mariage de Fiago !

Tarare fut l'un des plus grands succès de l'histoire de l'Opéra de Paris. Créé en 1787, il est repris par tous les régimes successifs : monarchie constitutionnelle, Convention, Consulat, Restauration… et jusqu'en 1841 (à Hambourg !). À chaque fois, la fin est amendée : le tyran se tue initialement, ou bien règne en s'amendant et prêtant sermant sur le Livre de la Loi (1790), ou n'a pas de successeur (1795). La Convention extorque des modifications à Beaumarchais, mais sous le Consulat, après sa mort, les ajustements se poursuivent.
Dans la version de 1790, Tarare libère les brahmines et les bonzes, permet le divorce des héros, accorde sa protection aux nègres (l'affranchissement, à la lecture du livret, m'a paru plus ambigu), ce qui nous vaut une magnifique ariette dans le style proto-banania qui ne passerait plus très bien la rampe de l'opinion publique…
(vous pourrez lire tout cela plus en détail, avec les visuels d'époque, dans la notule précédemment mentionnée)

♥ Le rythme dramatique y est effréné, les actions virevoltent, les mouvements y sont presque toujours vifs, les modulations nombreuses, les procédés d'accompagnement très variés (beaucoup de pizz aux violons, par exemple). On ne peut pas s'y ennuyer.

♥ La partition regorge de tubes (« De quel nouveau malheur », « J'irai, oui j'oserai », « Va, l'abus du pouvoir suprême », « Saluons tous la belle Irza ») et de moments irrésistibles (beaucoup d'ensembles et de chœurs aux mélodies très marquantes).

♥ Elle met aussi en valeur les voix, avec des écarts vocaux assez inhabituels pour l'époque, presque de l'écriture pour spinto, en particulier chez Astasie, ou le seul moment réellement sérieux de Calpigi, son air sédicieux et ménaçant « Va, l'abus du pouvoir suprême ».

♥ La structure même de la partition est tout à fait inhabituelle, novatrice, fascinante : les numéros et les récitatifs restent certes audiblement séparés, mais il sont imbriqués, comme dans du Meyerbeer… beaucoup n'ont pas vraiment de début ni de fin, mais s'enchaînent directement – le nombre de demi-cadences qui ne se résolvent qu'une fois la suite lancée !  On peut vraiment rapprocher cette conception de ce que fait Meyerbeer dans les années 1820-1830, et qui inspire évidemment Wagner par la suite. J'ai même repéré des motifs récurrents attachés à des personnages (Calpigi sûr, Astasie à vérifier, peut-être une simple coïncidence sur un motif assez simple). Je ne crois pas que ça existe ailleurs à cette date.

♥ Enfin, et ce n'est pas rien, s'il existait déjà un DVD avec Jean-Claude Malgoire (Howard Crook, Jean-Philippe Lafont), très réussi mais inégal (les voix féminines et les parties allégoriques sont complètement inintelligibles), ce que j'ai entendu à la générale laisse présager un disque qui règlera complètement la question, avec la meilleure équipe imaginable : Wanroij, Deshayes, Hys, Dubois, Bou, Christoyannis, Boutillier, Martin, grands spécialistes de la déclamation française, tous sous leur meilleur jour – Jean-Sébastien Bou était en feu ! 
Quant aux Talens Lyriques, à qui je pourrais tout pardonner tant ils sont à peu près les seuls à être restés fidèles au défrichage de ce répertoire malgré leurs succès (les Arts Florissants rejouent les mêmes titres qu'ils ont découverts il y a trente ans, les English Baroque Soloists et les Musiciens du Louvre font du XIXe, je pardonne au Concert Spirituel parce qu'il joue certes du XIXe, mais tout aussi inédit), ce qui est sans doute moins valorisant en termes de remplissage et de couverture critique que de faire des Don Giovanni ou des Fidelio, mais remplit un rôle inestimable d'épiphanie du répertoire… ils se montrent sous leur meilleur jour, colorés, mordants, ardents, exaltant chaque pièce dans une course effrénée. Non seulement ils sont les meilleurs serviteurs du répertoire, mais ils sont aussi devenus, je crois, le meilleur truchement de l'esprit de ces musiques.
Comme les enregistrements Aparté ont lieu après les représentations avec l'expérience du concert et que les prises de son sont toujours superlatives, je vous laisse pressentir vos bonheurs à venir.



Tout ceci est loin de couvrir l'ensemble des mérites de Tarare, mais que vous y alliez pour la place historique, l'originalité dramatique, la nouveauté de la musique, les jolies mélodies, les notes aiguës, les beaux gosiers ou les crincrins hystériques… chacune de ces catégories, seule, peut mériter le déplacement, ou l'investissement dans le disque (délai d'un an environ).

mardi 2 octobre 2018

Roy-Destouches : Séramiramis enfin reconnue


sémiramis destouches

Un rêve devient réalité : Sémiramis de Destouches est donnée à Ambronay vendredi prochain, dans une distribution éclatante (Judith van Wanroij, Emmanuelle de Negri, Mathias Vidal, João Fernandes, avec Les Ombres de Margaux Blanchard & Sylvain Sartre).

Le poème est une merveille de concision théâtrale (dans une langue classique splendide), la partition révèle une musique de première qualité dont l'élan dramatique se conjugue avec une beauté particulière des contrechants et des parties intermédiaires, typiques de détouches.

J'en avais enregistré l'air d'entrée de Sémiramis à titre d'illustration (version dessus et version haute-contre), un de ces airs-scènes-monde à la fois très brefs et typiques du genre de la tragédie en musique, où l'on s'attarde peu (avant les ariettes vaines de Rameau) sur les airs, au profit des récits dramatiques (et des danses galantes, certes). Cette puissance du résumé de toute une géopolitique en quelques couplets me fascine au plus haut point dans l'association Roy-Destouches. L'air en question figure même dans la liste des Boucles !, que je suis capable d'écouter de façon répétée – jusqu'ici interprété par moi-même, donc.

La notule présentait aussi l'œuvre et son contexte, la reliant au goût du temps (et à sa promotion simultanée de la tragédie radicale et du ballet dramatique galant).

Seule autre tragédie en musique de Destouches officiellement publiée au disque, et du même poète, le meilleur de son temps : Callirhoé, dont la version originale, assortie à nouveau de quelques goodies et easter eggs sonores à destination des fans, avait aussi été présentée en première mondiale dans ces pages.

Un site a été ouvert sur la production, et permet d'en entendre de très brefs extraits (appétissants !). Ce sera diffusé sur France Musique, donc si comme moi vous n'y pouvez courir, ressourcez-vous sur CSS et filez écouter la bande lorsqu'elle sera disponible !

mardi 16 janvier 2018

Les deux Psyché de LULLY


Psyché de LULLY constitue un cas intéressant à la fois historiquement et dramaturgiquement – un peu moins musicalement, j'y viens.

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Scène de l'enclume. Travaux des Cyclopes édifiant le palais de l'Amour pour Psyché
Version de Paul O'Dette & Stephen Stubbs chez CPO.




1. Isis ou l'Apocalypse

Lorsque LULLY et Quinault présentent leur dernière création en 1677, Isis, c'est la catastrophe : l'intrigue de la persécution de l'amante (Io, devenant par la suite Isis) de Jupiter – lequel finit, en guise de dénouement heureux, par promettre de renoncer à l'amour ! – est lue à la Cour comme la transposition mythologique de l'emprise prédatrice de la Montespan sur ses rivales.

L'interprétation est si répandue que l'œuvre est interdite et le librettiste Philippe Quinault forcé à l'exil – brièvement : en 1680, il donne Proserpine, seuls deux opéras de LULLY lui auront échappé !



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2. Genèse précipitée de Psyché II

Pour le nouvel opéra, composé à la hâte pour le remplacer (en trois semaines, semble-t-il !), on fait appel à Thomas Corneille (cadet de Pierre), qui réutilise le livret de Molière pour la tragédie-ballet Psyché de 1671 (écrite avec Quinault et Pierre Corneille pour LULLY). Cette première Psyché est antérieure à la première tragédie en musique, Cadmus (1673) ; ce n'est pas encore un opéra, plutôt une musique de scène, où des tableaux musicaux alternent avec les tirades parlées.

Le but est d'écrire un livret qui lie tous les divertissements déjà écrits par LULLY (plus de la moitié de la musique finale de cette seconde Psyché), ce qui explique le caractère moins affermi du style (qui évolue beaucoup entre Cadmus et Isis, entre Isis et Amadis), l'inclusion d'un divertissement italien, l'aspect plus décoratif des différents divertissements, nourrissant moins l'intrigue qu'ils ne s'y apposent.

Ainsi, de cette genèse compliquée provient sans doute le caractère moins serré de l'intrigue, entrecoupée de nombreux divertissements plus pittoresques que dramatiques, dont ce grand lamento italien du I, un hapax dans les tragédies en musique de LULLY.

Peut-être à cause de cela, du manque de variété des situations (Psyché est passive et victime de bout en bout), on ne peut pas y écrire les mêmes élans ni les mêmes dilemmes que chez un héros actif comme Cadmus, Admète, Thésée, Atys, Bellérophon, Cérès, Persée, Phaëton, Amadis, Angélique ou Armide… Seul Isis est ainsi fondé sur la victime principale, à ceci près que ses pérégrinations apportent beaucoup plus d'animation et de pittoresque.



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Psyché ou la conspiration du fard.
Quoique les articulations de l'intrigue soient sensiblement identiques, le ton de l'opéra est complètement différent du roman de La Fontaine (et autrement sérieux), passant à côté de beaucoup des charmes du sujet.
Gravure de Raphaël Sanzio-Marc-Antoine (1939) pour le roman.



3. Synopsis

Prologue :
Cas très rare (unique dans LULLY) où le Prologue constitue non seulement une annonce directe (comme dans Atys, dont l'histoire est introduite par Melpomène en personne), mais tout de bon une partie de l'action. Flore, Vertumne et Palémon nous apprennent la jalousie de Vénus ; plus spectaculaire encore, celle-ci vient en personne annoncer son désir de se venger – seul cas que j'aie lu où un personnage du Prologue est aussi un personnage principal de l'intrigue.

Acte I :

Les sœurs de Psyché parlent du serpent qui ravage le royaume et des offrandes qu'est allé porter Psyché elle-même. On leur annonce l'oracle qui réclame le sacrifice de leur sœur. [Plainte d'un groupe en italien.] Elles se retirent sans oser l'en avertir. Malgré les plaintes de son père, Psyché se rend au sacrifice.

Acte II :

Le palais est en construction pour l'Amour qui a sauvé Psyché. Vulcain et les Cyclopes travaillent. Dispute conjugale sur la fidélité entre Vénus suspicieuse et Vulcain cornu. Psyché rencontre l'Amour, qui prend forme humaine (un chanteur ténor remplace alors la chanteuse qui chante, selon la tradition, l'Amour) tout en défendant à Psyché de chercher à le voir sous sa forme véritable.

Acte III :
Vénus tend son piège et propose la lampe fatale sous un déguisement, lampe avec laquelle Psyché, conformément au cœur du mythe, découvre l'apparence de l'Amour et le réveille par mégarde. Vénus revient se révéler et s'enorgueillir de sa victoire. Cependant, si Psyché ramène la boîte des secrets de beauté de Proserpine depuis les Enfers, elle sera pardonnée. Psyché veut se suicider dans le Fleuve, mais le dieu qui l'habite lui offre son aide pour pénétrer aux Enfers.

Acte IV :
Quoique tourmentée par démons et Furies, Psyché découvre que l'Amour a intercédé pour elle, et on lui remet le présent.

Acte V :
Psyché, soucieuse de raviver sa beauté, ouvre la boîte et s'évanouit. Vénus se moque à nouveau d'elle, mais Jupiter intervient, élevant Psyché au rang d'immortelle, ce qui satisfait soudain la déesse. Réjouissance générale.



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Persécution des Furies.



4. Implications sur le livret

Les personnages de la version de 1671 sont conservés et l'action sensiblement identique, en revanche les caractères se révèlent considérablement simplifiés ; les sœurs ne sont plus vaniteuses (ni drôles) ; le roi ne se répand plus en de nobles discours théoriques sur la douleur… tout est réduit à sa plus simple expression. On est passé du théâtre parlé au format beaucoup plus concis du livret d'opéra.

Ce caractère stéréotypé de l'expression théâtrale lyrique avait été théorisé par Quinault : il est indispensable de comprendre le texte, aussi, si un mot échappe, il faut que les expressions puisent dans des formules figées, faciles à retrouver même si la diction fait défaut.

Il est à noter que Fontenelle a ensuite, comme pour Bellérophon l'année suivante (où s'était en plus incrusté Boileau), revendiqué la paternité du livret délégué par son oncle Thomas Corneille après en avoir élaboré le plan. Il est un fait que l'œuvre n'a pas paru dans l'édition d'époque du théâtre complet de Th. Corneille, tandis que celle, plus tardive, forcément, de Fontenelle, les inclut.
[Au demeurant, ils peuvent bien se les disputer par postérité interposée : ce ne sont des livrets à la gloire ni de l'un ni de l'autre, surtout Psyché, considérant les chefs-d'œuvre qu'ils ont par ailleurs produits : Médée pour le premier, Énée & Lavinie pour le second…]



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5. Moments musicaux

Malgré l'atmosphère de plainte un peu uniforme, l'assemblage disparate des numéros musicaux (même s'il est abusif, pour le LULLY d'après Cadmus, de parler de numéros, les alternances entre récitatif et airs étant de plus en plus lissées), la qualité moindre de l'inspiration, Psyché a ses beaux moments :

► Acte I :
    ● Trio de plaintes « Pleurons » (les sœurs Aglaure & Cidippe, et Lycas, qui apporte la nouvelle), le plus bel ensemble de l'œuvre – pas le plus original de LULLY, mais très poétiquement réalisé sur une durée respectable.
    ● La longue plainte italienne (une femme affligée, et deux hommes affligés qui la rejoignent par moment). Je n'aime pas beaucoup ce passage très décoratif, mais ce fut un hit à l'époque (justement l'un des arguments de vente de Psyché tragédie en musique que cette reprise de l'un des succès de Psyché tragédie-ballet) ; par ailleurs son décalage avec la langue générale, sa durée le rendent très remarquable. Le seul import italien dans un opéra de LULLY (on en trouve plus tard – 1693 – dans Médée de Charpentier, en revanche).
    ● L'échange entre Psyché et le roi, qui lui annonce la nouvelle. À mon sens (mais les réguliers savent combien mon goût est déviant) le grand moment fort de l'œuvre, très bien écrit – la situation bien sûr, mais aussi les mots pudiques et intenses du père, le courage stoïque de Psyché –, et, également, le récitatif le plus animé, le plus mélodique de toute l'œuvre.

► Acte II :
    ● L'atelier des Cyclopes, avec ses figuralismes d'enclumes, un moment aussi unique dans le corpus que le fameux Chœur du Froid d'Isis.
    ● La scène de ménage la plus violente de LULLY : Vénus vient quereller Vulcain qui se met au service d'une autre femme, sa rivale, en lui bâtissant un palais alors qu'elle aurait dû mourir ; mais celui-ci lui jette à la figure qu'elle a beau jeu de se sentir lésée après l'avoir si souvent complaisamment cornufié. Ce dure un petit moment.
    ●● Il faut attendre les retrouvailles de Cham et de sa femme partie avec un ange déchu dans une nouvelle Sodome (!) dans Noé de Halévy & Bizet, ou le vingtième siècle, avec des situations réalistes de jalousie domestique, comme Intermezzo de R. Strauss ou Von Heute auf Morgen de Schönberg, pour rencontrer un tel emportement conjugal. [Il y a bien quelques maris vengeurs chez Martin y Soler ou Rossini, mais c'est dans un cadre plus formel de retour à l'ordre, et non pour goûter le simple plaisir de la vaisselle brisée – ici, rien n'est résolu, pur échange de noms d'oiseaux.]
    ●● Elle semble faire écho à celle d'Isis, où Mercure badine avec Iris pour la détourner de sa mission, causant tous deux à demi-mot d'amour avant de s'aviser du stratagème et d'en retourner à leurs devoirs concurrents, boudant. Néanmoins, contrairement à Isis, cette scène ne me paraît pas musicalement particulièrement marquante, ni même aussi savoureuse dans les mots.

► Acte III :
    ● De même que le monstre et le sauvetage de Psyché ont été étrangement abandonnés dans l'interstice entre les actes I et II (alors que la tragédie en musique est précisément conçue pour accueillir le merveilleux invraisemblable et le théâtre à machines !), la scène-clef de la lampe (et les doutes qui la précèdent) apparaît comme particulièrement peu spectaculaire, y compris dans son traitement musical.
    ● On retrouve cette confrontation mi-tragique mi-comique (elle existe aussi dans le dépit jaloux de Sangaride & Atys à l'acte IV d'Atys) dans la nique que fait Vénus à sa rivale, à la fin de l'acte III, avec des réponses non dénuées d'insolence chez Psyché, ce qui allège quelque peu la solennité du moment (elle tente de se suicider juste après, tout de même). Au demeurant, il ne se passe pas grand'chose musicalement ici.

► Acte IV :
    ● Le trio des Furies est très réussi, court, uniquement un numéro musical, mais écrit dans la meilleure veine des ensembles LULLYstes. LULLY a écrit une scène de ce genre infernal pour tous ses opéras, sous des formes diverses (remplacés par la malédiction de Mars à la fin du III de Cadmus). Celle-ci, à défaut d'être probante dramatiquement (collage assez maladroit d'une mission sans lien avec l'intrigue, rien que pour ménager un acte – très court d'ailleurs – dans les Enfers), se distingue musicalement.

► Acte V :
    ● Belle chaconne finale – uniquement instrumentale, mais déjà témoin du style de la maturité, non sans parenté avec celle à venir de Phaëton (1683).



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Itinéraire bis suggéré par La Fontaine : au lieu du Fleuve, la barque de Charon.



6. Raisons d'une absence

On peut comprendre que, considérant qu'on ne disposait pas avant l'intégrale en cours de Rousset, culminant en 2010 par l'indispensable résurrection par Les Talens Lyriques de Bellérophon (qui n'avait pas été joué depuis 1911 à Rouen, semble-t-il !), ni avant les deux disques d'O'Dette & Stubbs (Thésée et Psyché II, donnés quelquefois, jamais gravés), de la totalité des opéras de LULLY, cette Psyché, probablement le moins bon opéra de LULLY, ait été négligée par les ensembles spécialistes. Thésée avait au moins pour lui d'être l'opéra le plus joué en France jusqu'au premier tiers du XVIIIe siècle – et de débuter de façon complètement extraordinaire (avant de devenir irrémédiablement ennuyeux pendant quatre actes, trouvé-je).

Les arguments pour monter Psyché, dans un secteur de niche où il y avait de toute façon beaucoup de chefs-d'œuvre à jouer, étaient raisonnablement moindres.

À ce jour, on n'a eu que Malgoire en 1987 à Aix (à une époque où Malgoire jouait le baroque français de façon que nous trouvons peu musicologique aujourd'hui), O'Dette & Stubbs à Boston en 2007 (d'où émane le disque CPO, avec tout de même Carolyn Sampson, Karina Gauvin, Mireille Lebel et Olivier Laquerre) et des extraits à l'église luthérienne Saint-Pierre à Paris en 2010 par l'ensemble semi-pro Les Muses s'aMusent (j'y étais !). Christie n'a joué, en 1999, que Psyché I. Il manquait donc vraiment une version complète contrairement aux Muses et un peu plus ardente qu'O'Dette & Stubbs.

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Adieux de Psyché.



7. Un projet et une représentation au CRR de Paris

Cette notule vient après avoir entendu, non pas le disque O'Dette / Stubbs (tout à fait valable et valeureux, mais assez peu incarné : déclamation peu mise en avant, voix banales, maintien raide des récitatifs, couleurs un peu grises), mais après une représentation donnée au CRR de Paris par des étudiants du CRR en chant et danse, avec un orchestre issu des CRR de Paris et Versailles, mais aussi du Pôle Supérieur de Boulogne-Billancourt et du Conservatoire Départemental d'Orsay – c'est-à-dire quelques-uns des meilleurs lieux de formation à cette musique (le CRR de Cergy et à plus petite échelle le Conservatoire d'arrondissement de Paris VIIe font aussi ce travail de spécialisation et de formation de la future élite baroque française).

Préparés par Patrick Cohën-Akenine, dirigés par Stéphane Fuget, avec mise en scène (Manuel Weber), chorégraphie (Sabine Ricou), gestuelle et prononciation restituées (Lisandro Nesis), c'était un travail très complet qui était offert. Mieux qu'un travail, une véritable représentation de niveau professionnel.

Double défi que celui de produire un travail de cette qualité, et de le mettre au service d'une œuvre par essence plus difficile. Avec les niveaux en présence, on pouvait s'assurer un succès facile avec un Giulio Cesare ou un Don Giovanni. Merci d'avoir été au bout de la démarche.



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Début du fugato de l'Ouverture – à cinq parties, caractéristique de l'écriture à la française, prévue pour les 5 familles de violon.



8. Moyens instrumentaux

Car c'est une immersion totale : les jeunes musiciens jouent sur les 24 Violons du Roy (d'où la présence capitale de Patrick Cohën-Akenine) prêtés par le CMBV, c'est-à-dire avec les 6 dessus, 4 hautes-contre, 4 tailles, 4 quintes et 6 basses de violon, tous différents des violons, altos et violoncelles actuels, avec une tenue par ailleurs plus basse de l'instrument comme des archets ; même les basses de violon voient leur prise d'archet avancée un peu plus vers le centre de la baguette. Avec cela, un continuo de 2 violes de gambe et 1 basse de violon, avec jusqu'à 4 théorbes dans les tutti (1 en temps de récitatif) et bien sûr clavecin et orgue positif.

Je n'aime pas trop ce dispositif, qui privilégie le fondu par rapport à l'instrumentarium traditionnel plus aéré, où les lignes paraissent plus indépendantes, mais ce trait n'était finalement que peu audible, eu égard à la qualité de l'exécution.



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Déploration de Lycas et des sœurs.



9. Moyens scéniques

Sur scène aussi, restitution : rhétorique gestuelle d'époque et, c'est plus frustrant, la prononciation restituée du français – autant j'aime beaucoup la discipline qu'elle implique dans la pensée de la langue parlée (je ne rechigne pas moi-même, on vous le dira, à réciter Saint-Amant en public en prononciation Louis XIII), autant dans la musique chantée, où le compositeur a déjà contraint le galbe de la parole, elle ajoute surtout à l'inintelligibilité, et conduit les voix à décentrer leur placement. Alors qu'on dispose de jeunes artistes francophones qui pourraient nous proposer un français limpide, le résultat est généralement un peu grimaçant, sauf chez quelques rares spécialistes.

Mais cette représentation est aussi l'aboutissement d'un parcours de formation : les instrumentistes pourront être amenés à jouer sur des copies d'instruments assez différents de leur cui-cui traditionnel et les chanteurs n'échapperont pas, un jour ou l'autre, à une production en restitué.

Plus gratifiant pour le public, véritable travail sur les agréments et ornements chez les chanteurs, très abouti, avec de véritables diminutions très belles et cohérentes, des accents expressifs maîtrisés comme chez les meilleurs spécialistes, bravo.
[Ayako Yukawa (Vénus) osait ainsi un chant presque parlé, représentatif de ce qu'on peut lire des écrits du temps sur la façon des Français de ne pas vraiment chanter.]



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Vulcain exhorte les Cyclopes au Palais d'Amour.



10. Quelques chanteurs

Autre point très positif : aucun chanteur médiocre (on avait un peu souffert précédemment avec des voix diversement abouties, dont un ténor pas du tout en maîtrise qui tenait les rôles exposés de haute-contre dans du Campra…), tous (issus pour la plupart des classes d'Isabelle Poulenard et Howard Crook, je suppose) maîtrisent les principes du chant, et un certain nombre que je vais saluer en particulier peuvent même espérer une très belle carrière, au moins dans ce répertoire !

        ∆ Claire-Élie Tenet (Psyché) était annoncée souffrante, et en effet, elle devait s'accommoder d'une émission voilée qui n'irradiait pas comme dans la récente Messe en si mineur de Lioncourt ; je crois néanmoins que la voix a des qualités a faire valoir dans un répertoire plus lyrique – ductile avant d'être déclamatoire. J'ai hâte de la réentendre dans son état

    ∆ Apolline Ray-Westphal (Vertumne et l'Amour), très finement focalisée, claire, sonore, bien incarnée dans le détail des mots, un régal et une voix déjà prête pour la carrière dans ce répertoire.

    ∆ Aussi remarqué Anaelle Le Goff (Cidippe, la seconde sœur), superbe halo vocal dans une tessiture pourtant très basse pour un soprano. Reste à affermir la déclamation (mais la diction est saine, en réalité, et parvenir à maintenant la liberté des voies aussi bas, chapeau).

    ∆ Je n'aime pas beaucoup l'interminable plainte italienne ; d'autant plus impressionné par la densité (du timbre, de l'expression) de Marie Théoleyre qui magnétise cette scène.

    ∆ Chez les Messieurs, trois basses assez exceptionnelles : le noble Fleuve de Guillaume Vicaire, l'Affligé et la Furie d'Antoine Amariutel (voix de basse complètement timbrée, il est prêt techniquement, on va se l'arracher, ces voix sont rares), le Roi d'Eudes Peyre, très sûr, mais avec un aigu allégé et éclairci, qui lui permet de phraser avec plus d'expression, idéal ici, dans ce récitatif – plus beau moment de tout l'opéra.
        On était loin des natures généreuses et mal domestiquées des habituels étudiants basses. Et vu la disette de ce type de voix dans ce répertoire… je me souhaite de les revoir.

    Enfin, Maxim Jermann, ténor prometteur pour ce répertoire : l'aigu, quoique facile, se pare de belles résonances pharyngées façon Auvity… Les notes (dans une tessiture haute très difficile) sont sans tension ; un véritable caractère vocal se dégage, c'est précieux (et rarissime chez les ténors).

J'espère les réentendre souvent – c'est qui est arrivé à Eugénie Lefebvre et Hasnaa Bennani peu de temps après une superbe production du Pouvoir de l'Amour (opéra-ballet de Royer) du CRR – où je les avais aussi distinguées.

Ce spectacle sera redonné à la salle des fêtes de Saint-Prix (Val d'Oise) dimanche 21 janvier. LULLYstes, allez-y.

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Adieux de Psyché.



11. Le son

Conclusion : il nous manquait une version pleinement représentative de cette œuvre non sans pièges –  que nous pouvons considérer avoir désormais (en dépit du raccourcissement de l'acte V, d'où disparaissent Mars, Mome, Silène et les Satyres !).

[C'est mal, j'en conviens mais je me suis fait une copie à fins personnelles, hors de question de ne pas pouvoir réécouter ça !]


Comme je n'ai pas eu de réponse des concernés pour diffusion d'extraits (dommage, tout à leur gloire) et que je n'aurai pas le temps avant quelques jours de les retirer et remplacer si jamais c'est le drame, ce seront des extraits du disque CPO. Il faudra donc vous déplacer pour entendre leurs voix.

Et merci à P. L. et Érik sans qui, malgré ma veille minutieuse, ce moment immanquable aurait échappé !



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Chez La Fontaine, Psyché – plus futée – apaise Cerbère pour entrer aux Enfers, dont la mythologie fait finalement un véritable moulin (Orphée y part en balade, Pollux va y faire son marché, sans parler d'Alcide qui y passe son temps libre pour une raison ou une autre).



12. Sur Carnets sur sol

Je vous invite bien sûr à vous replonger dans les notules LULLY, en particulier celle qui récapitule les caractéristiques dramaturgiques, les moments forts musicaux et les versions discographiques de tous ses opéras.

Il existe aussi deux entrées consacrées à d'autres Psyché : inédit d'Ambroise Thomas et ballet de César Franck.

jeudi 28 décembre 2017

1752 : les chiffres cachés de l'immigration


1752 est resté célèbre, dans la France musicale, comme le moment de la Querelle des Italiens (ou Bouffons, la troupe reçue étant spécialiste du genre buffo), sur les cendres toutes chaudes de celle opposant LULLYstes et ramistes.
1752 est sans doute l'épisode le plus commenté dans les livres, toujours mentionné dans les ouvrages généralistes, et exploré en détail dans nombre de publications spécialisées. Il faut dire que le moment, outre son caractère spectaculaire qui attire, permet de poser de façon très vivace les questions esthétiques, la pensée de la musique et les choix de style d'alors… à quoi servait l'opéra dans l'esprit des contemporains, quels étaient ses nécessités, ses buts ?

Je ne vais donc pas me lancer dans une redite inutile de cette histoire où tous les philosophes (artistiquement manifestement plutôt bas de plafond) se sont vautrés comme un seul homme dans la grosse farce italienne, à la mesure de leur entendement mesuré. Par ailleurs, sur le sens de l'accusation d'italianisme dans la période précédente (sens à peu près complètement opposé, se référant plutôt à la musique d'église italienne de la fin du XVIIe !), il existe déjà une notule.

Non, je n'en dirai rien. Simplement, en fouinant dans les dates de création pour d'autres de mes loisirs, je m'aperçois de ce que le changement de goût de l'ère gluckiste avait massivement été préparé, et que cette affaire de comédiens italiens n'était pas une simple apparition perlée, un petit saupoudrage mis en vedette par la rumeur.

C'est même tout le contraire. En 1752, 1753 et 1754, voici l'intégralité des œuvres vocales scéniques jouées pour la première fois par l'Académie Royale de musique :
♦ 1752
→ 1 opéra français de Dauvergne (Les Amours de Tempé de Dauvergne),
→ 5 italiens (certes des intermèdes comiques, courts) de Pergolesi (La Serva Padrona, Il Giocatore, Il Maestro di musica), Latilla (La finta Cameriera), Di Capua (La Donna superba) ;
♦ 1753
→ 1 français de Mondonville (Titon et l'Aurore, dans une veine qui nous paraît à nous lyrique et musicale, peut-être marquée par Vivaldi, mais qui était la veine du goût français d'alors, des Ramistes),
→ 2 français se revendiquant du goût italien et créés à l'Académie le même soir, par Rousseau (Le Devin du village) et Blavet (le célèbre flûtiste, dont Le Jaloux corrigé est en réalité une parodie, comme on disait, d'airs tirés des trois opéras de Pergolèse donnés l'année précédente),
→ 7 italiens de Cocchi (La scaltra Governatrice), Pergolesi (Tracollo medico ignorante), Sellitto (Il Cinese rimpatriato), Di Capua (La Zingara), Latilla (Gli Artigiani arricchiti), Jommelli (Il Parataio), Ciampi (Bertoldo in Corte, sur un livret de Goldoni)
♦ 1754
→ 1 seule création cette année-là, italienne : I Viaggiatori de Leo.

Donc, sans exagération, une véritable submersion sous les nouveautés italiennes, témoin de l'engouement, mais sans doute aussi révélateur de l'agacement qui a pu naître, en miroir.

Pour autant, à partir de 1755, ces nouveautés disparaissent totalement, et il faut attendre 1778 pour qu'elles retournent (et en force : Paisiello,
Anfossi par deux fois, Piccinni par trois). S'ensuit, dans la veine gluckiste qui vient de s'imposer, une vague de compositions dans le style français, où la fascination pour le savoir-faire italien contribue à passer des commandes de tragédies tout à fait françaises à des Italiens : Piccinnni, Sacchini, Salieri, Cherubini, Paisiello…

Mais on mesure bien mieux l'engouement du public (et l'effroi des contempteurs, ou simplement de ceux qui aimaient l'opéra tel qu'il existait) devant ces simples ratios de créations en 1752-4, objectivement… spectaculaires. Ce que je me permets de partager avec vous.

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Au demeurant, ce n'est pas, loin s'en faut, la première incursion italienne dans le goût français, et chacune a provoqué simultanément vaste engouement et violents débats.

►Les castrats importés par Mazarin.
►Les opéras de Cavalli joués à la Cour (Ercole amante, avec ballets de LULLY), inspirateurs du genre français par la suite.
L'influence des sophistications harmoniques et contrapuntiques du second XVIIe italien sur la musique (religieuse comme scénique) française, délectable pour nous (d'autant que le résultat sonne toujours indubitablement français chez du Mont, Couperin ou Clérambault…), mais sévèrement reçue par les contemporains.
► LULLY lui-même, évidemment, qui s'en est garanti en promouvant un style spécifiquement français (mais assez distinct de la sévérité de la musique des pastorales de Cambert). La série d'Italiens qui volent le pain des Français dans les années 1780 : toutes ces tragédies en musique écrites par Piccinni, Sacchini, Salieri, Cherubini.
► La domination de Cherubini, Paisiello et Spontini sous l'Empire.
► Le Grand Opéra largement impulsé et alimenté par les Italiens : Rossini, Donizetti, Meyerbeer (qui revenait de succès éclatants dans le belcanto, en Italie, lorsqu'il s'installe à Paris), Verdi…

Et à chaque fois, ce sont des italianités différentes, qu'il faudrait redéfinir… Entre le raffinement de la musique d'église (moins monodique et hiératique) au début du XVIIIe siècle et au contraire les impulsions du belcanto par rapport au drame continu au début du XIXe, ce sont des inflexions contradictoires, au fil des théories et des modes – pas toujours correctement perçues par les contemporains eux-mêmes, et pas toujours clairement perçues par nous.

À partir du milieu du XIXe siècle, la musique italienne n'est plus du tout à l'avant-garde (il lui faut assez longtemps pour s'échapper des redites belcantistes, peu de neuf avant la fin du siècle), et la musique allemande devient le nouvel étalon en France (la France étant devenu un étalon européen pour l'opéra…), l'objet de toutes les fascinations (Weber, Wagner, et bien sûr toute la musique instrumentale), étudiée par tous les compositeurs tout en étant volontiers dénigrée, avant même les grandes poussées patriotiques qui suivent 1870.


mardi 12 décembre 2017

Alceste de LULLY – nouveau disque Aparté & concert versaillais (Rousset)


En attendant qu'une des notules prévues soit finie (opéras contemporains dans le monde ?  opéras français ?  la morbidezza ?  les ténors verdiens à découvrir ?  les orchestres néerlandais ?), un petit mot sur la remise au théâtre d'Alceste de LULLY, ce dimanche, simultanément avec la sortie du disque chez Aparté – si vous ne l'avez déjà lu ailleurs (d'où le style sensiblement différent de l'usage dans ces murs).

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Dimanche donc, le tout-LULLY était à Versailles pour Alceſte.

Quand il s'agit de profiter des merveilles du lieu, j'aurai beau me presser, je partirai trop tard.


Ce début d'Alceste, ce récitatif d'Alcide, est une des choses que j'aime le plus dans toute la musique. 

Suite de la notule.

lundi 22 mai 2017

Alcione de Marin Marais – II – La musique de l'Avenir : italianité, boucles populaires et préfigurations ramistes


France Musique vient d'en diffuser le son, tandis que la vidéo est déjà disponible depuis un moment sur CultureBox : l'occasion de publier un nouveau point d'étape de ces remarques autour d'Alcione.

Pour les sources et le livret, voyez la première notule de la série.



3. Marais l'Italien

Comme mentionné dans le précédent épisode :

    Après la mort de LULLY, les compositeurs essuient échec sur demi-succès auprès du public (et ne peuvent plus se fonder sur le goût du roi, qui s'est détourné des spectacles sous l'influence de Madame de Maintenon), tandis qu'ils explorent des thèmes et des intrigues de plus en plus sombres, adoptent une musique de plus en plus raffinée et complexe. Il existe bien sûr des exceptions (Tancrède est un immense succès, Callirhoé réussit bien), mais le petit nombre de triomphes francs de 1690 à 1720 est assez frappant.
    Parallèlement, les grands succès du théâtre lyrique sont remportés par les opéras-ballets ou les tragédies plus galantes. La Motte est habile à transformer des sujets élevés en prétextes à danse – Omphale, écrit pour Destouches, en est un sommet ; pas d'action, seulement des situations qui permettent de danser dans des contextes divers.

    La mort de LULLY ouvre la voie à davantage d'influences italiennes, après  lui qui avait œuvré pour un style plus purement gallican. C'est du moins ce qu'en disaient les contemporains, parce que LULLY est incontestablement plus italianisant que Cambert qui le précède (Pomone, la première expérimentation de type opéra développé, sur un livret du directeur de l'Académie Royale de Musique, Perrin), et pas forcément moins que du Mont, également d'une génération antérieure (et considéré comme marqué par les influences italiennes.

    En revanche, à la lumière de ceux qui le suivent, il conserve une rectitude, un hiératisme plus spécifiquement français.
    Il existe une notule sur la question de ce que recouvre la notion d'italianisme à la fin du XVIIe siècle, très différente de ce que l'intuition du mélomane d'aujourd'hui pourrait croire. Pour le dire vite, l'écriture italienne, c'est non pas la virtuosité superficielle des opere serie du XVIIIe siècle, mais :
¶ la surprise harmonique ;
¶ la richesse du contrepoint ;
¶ l'utilisation de figures orchestrales virtuoses (batteries de cordes répétées, par exemple) ;
¶ airs avec accompagnement d'un instrument soliste.

marais la motte alcione alcyone
Ariette d'Alcione à l'acte V, avec solo obligé de « flûte allemande » (traverso) et vocalisation ornée, dans le style italianisant.

    Parmi les compositeurs les plus atteints par cette renommée (presque infamante, quasiment de la trahison à l'aune de l'esthétique) après la disparition de LULLY :
♠ Charpentier (chez qui la recherche du contrepoint et de l'harmonie sont particulièrement flagrantes),
♠ F. Couperin (malgré la prétention des « Goûts réunis »),
♠ Campra (pourtant mélodiquement très français, mais les nombreux airs avec instruments solo et l'harmonie sophistiquée lui ont valu cette réputation),
♠ Lorenzani (son opéra est perdu, mais sa musique sacrée en témoigne vivement),
♠ … et Marais.
À ceux-là, il faut ajouter tous les auteurs de cantates, genre emprunté à l'Italie et où l'air à double solo (vocal et instrumental) est la règle : Morin, Clérambault, Bernier, Montéclair…

En somme, ce sont plutôt les compositeurs qui échappent à la suspicion qui se font rares. Desmarest ou J.-F. Rebel restent suffisamment dans l'imitation LULLYste pour ne pas être inquiétés, et la musique de La Coste sans doute pas assez fulgurante pour être considérée italienne. Destouches, malgré son soin du contrepoint et des traits réellement italiens (les battues de cordes dans la colère de Corésus, au II de Callirhoé), semble avoir été moins désigné à la vindicte comme agent subversif ultramontain.

Quoi qu'il en soit, la couleur harmonique très spécifique de Marais – l'un de ceux qu'on peut identifier le plus facilement, je trouve, au sein d'un répertoire où les styles sont assez homogènes – le place du côté des Italiens, plus quelques autres petits raffinements.

Il y a chez Marais toujours ce voile un peu mélancolique, très étrange, comme s'il écrivait toujours en mineur –  pour ma part, je n'adore pas sa veine harmonique ni mélodique, mais ses propositions sont incontestablement personnelles et recherchées.

En somme, Alcione est une œuvre neuve dans une ère qui est elle-même sujette aux innovations – aussi bien pour contenter le public, toujours déçu depuis la mort de LULLY, que par l'air du temps musical chez les compositeurs.



4. La Marche pour les Matelots auprès de leur Blonde

N'ayant pas (encore) lu toutes les tragédies en musique qui nous sont parvenues, je ne puis pas affirmer qui a commencé, mais Alcione (1706) est la première de celles que j'ai parcourues à adopter un procédé – qui devient ensuite tout à fait standard au début du XVIIIe siècle : la récurrence d'une même danse pour rythmer l'acte.

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marais la motte alcione alcyone

Les retours de danse sont fréquents chez LULLY, pour terminer un acte par exemple, mais je n'ai jamais vu, même après Marais, la récurrence poussée à un tel degré : la Marche pour les Matelots intervient rapidement au début de l'acte III, puis au milieu et en clôture, mais sa présence est comme démultipliée par les autres danses qui en semblent autant de décalques (second air pour les Matelots, puis des danses plus vives qui en sont très proches harmoniquement et thématiquement). Elle semble partout dans cet acte III.

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Autre fait, plus anecdotique sans être dénué d'intérêt : ladite marche ressemble fort à une version en mineur d'Auprès de ma blonde. La partie principale du thème consiste en la même descente sur le même rythme de sicilienne à deux temps (en 6/8). Pourquoi intéressant ?  Ce n'est bien sûr qu'une coïncidence, mais la chanson du Prisonnier de Hollande apparaît en 1704… que la même carrure rythmique et mélodique puisse se retrouver dans un opéra est éclairant sur les proximités entre musique populaire et musique savante – ou sur la volonté de Marais de faire sonner réellement canaille ou terroir ses festivités portuaires.



5. Fromage et dessert

Alcione est décidément l'opéra de l'abondance, puisqu'elle est l'un des rares ouvrages à compter à la fois une passacaille et une chaconne – le plus célèbre autre étant Acis et Galatée, un des derniers ouvrages de LULLY.

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À l'acte IV, avant l'arrivée de Morphée et de son songe orageux, Marais dispose en interlude (« ſimphonie ») pour le sommeil d'Alcyone une sarabande aux allures de passacaille : bien que la basse n'en soit pas réellement obstinée, on y retrouve le début des phrases sur le deuxième temps, le principe de variation, l'hésitation des appuis de la basse entre le deuxième et le troisième temps, les séquences habituelles en trio de flûtes ou en pointé… et bien sûr la tonalité mineure.


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Tous les extraits sont tirés de la vidéodiffusion de la production Savall d'avril 2017 (à l'Opéra-Comique et l'Opéra Royal).

L'acte V s'achève
par une chaconne de réjouissances. Cet emplacement conclusif d'une chaconne purement instrumentale est habituel chez Rameau, beaucoup moins ordinaire dans les périodes précédentes, où elle est en générale intégrée à l'action – le contre-exemple le plus flagrant étant le final d'Amadis, mais il sert de lieto fine en convoquant le chœur et tous les personnages pour venir donner leur mot de fin, et conserve donc une fonction dramatique.

Le style en est étonnant, très moderne, quelle qu'en soit la date de composition : l'œuvre date de 1706 et Savall, j'y reviens ensuite, utilise le livret de 1730, mais il y eut une reprise en 1719 – sans changements majeurs dans le livret, mais potentiellement dans la musique (les livrets sont publiés par la BNF, pas l'ensemble des partitions). Même en comptant une récriture par Marais dans sa dernière année (premier semestre 1728), on y entend tout de même extraordinairement un grand nombre de traits du style d'après.

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↑  Le début est déjà assez richement orné et riche harmoniquement, mais conserve tout à fait les caractéristiques habituelles de la chaconne LULLYste (et l'on est en période d'innovation). On remarque tout de même des rythmes un peu plus variés à la basse, sans doute.

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↑ De même pour les variations en courtes gammes, passage obligé.
Mais très rapidement, plusieurs éléments semblent plutôt appartenir à l'époque d'après – et quand je dis d'après, c'est tout de bon les années 1750, pour une œuvre originellement de 1706 et dont les mises au goût du jour les plus tardives n'ont pas plus se faire après 1728, du moins pour les partitions publiées sous le nom de Marais. ↓

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↑ Les répétitions de notes sont typiquement une tournure ramiste, particulièrement lorsqu'elles sont rapides, mais ici, ces respirations suivies de répétitions évoquent plutôt le style du successeur.

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↑ La parenté ramiste est encore plus frappante ici, avec cette autre variations à notes répétées.

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↑ Plus loin dans la chaconne, les variations « à gamme » se font sur les étendues inhabituelles, un brin trop longues, là aussi plutôt évocatrices de périodes ultérieures.

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↑ De même pour la vivacité de ces variations (et l'écriture rythmique de la basse, moins simple), ces notes répétées. On n'est vraiment plus du tout dans le styles des années 1700-1710. Et même assez au delà des années 1720-1730.

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↑ La complexité rythmique peut encore croître avec ce mélange de fusées et de décalages assez impressionnants. La scène infernale (qui a été, elle, récrite pour sûr pour des reprises) est pleine de ce type de fulgurances, même si ce moment de la chaconne en constitue un réel sommet.

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↑ L'harmonie est globalement de son temps, même si raffinée (ces marches harmoniques sur des accords de septième, on les trouve aussi chez Destouches, par exemple dans l'air d'entrée de Sémiramis ; toutefois les fusées à la basse créent des frottement supplémentaires.

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↑ Par ailleurs l'instrumentation de Savall et les couleurs de l'orchestre, comme cette doublure de hautbois dans le grave, à la reprise du thème initial à l'issue de la chaconne, procuraient une sensation ramiste supplémentaire sur des moments qui pourtant, à la lecture, restent d'un style tout à fait 1700.



À venir :
6. L'autonomie de la Symphonie (starring la Tempête)
7. Quelques échos et préfigurations

Et, dans un épisode à part, quelques remarques sur l'intervention inhabituelle de Savall dans l'opéra français, avec quelques détails qui, par contraste, éclairent ce que font les autres.

Bientôt sur vos écrans.

mercredi 3 mai 2017

Alcione de Marais Marais – I – Aux origines d'un livret sombre, galant et spectaculaire


1. Qui est Alcyone ?

Un de ces cas où le français classique, pourtant friand des courbes du y, même sans justification étymologique, ne l'utilise pas là où le grec le suggère pourtant, et où le français moderne l'adopte. C'est ainsi. Voir aussi Pirame et Thisbé de La Serre, dont il a déjà été question dans ces pages : 1,2,3,4).

En grec Alküonê et Kéüks, en français classique Alcione et Ceix (prononcé « Séïks »), en français moderne Alcyone et Céyx. Vous trouverez en général la tragédie de Marais référencée sous sa graphie d'origine, mais le « y » étant bien joli, j'en utiliserai surtout la forme moderne, en toute rigueur.

Il existe plusieurs versions du mythe assez différentes, pour lesquelles j'indique le lien direct vers les textes, si cela vous agrée.

¶ Pour Hygin, Alcyone, de désespoir, se jette en mer (extrait correspondant). Les dieux compatissants les changent tous deux en oiseaux (les alcyons), qui font des nids sur la mer pendant sept jours en hiver – ce que les marins appellent jours alcyoniens (jours de calme maritime au milieu de la mauvaise saison).
■ Ce sont en réalité des oiseaux imaginaires, censés expliquer l'existence de longues périodes de calme en saison tempêtueuse, et qu'on a cherché à associer à la plupart des oiseaux aquatiques, du goéland au cygne (qui le représente en héraldique) – mais aucun ne fait son nid sur l'eau, à ma connaissance.

Lucien de Samosate fait interroger Socrate par Chéréphon (extrait correspondant) et raconte l'épisode sous la forme d'un don des dieux, des ailes pour chercher l'époux disparu en mer. C'est l'explication des jours alcyoniens, et surtout le support d'une leçon de Socrate sur l'ignorance humaine : notre raison nous permet-elle réellement de discriminer ce qui est possible de ce qui ne l'est pas

¶ Dans la grande compilation du pseudo-Apollodore, les deux époux se comparent au couple suprême des dieux et se trouvent changés en alcyon et en foulque comme châtiment (extrait correspondant). L'action s'y déroule en Thessalie –  côte Est de la Grèce, entre l'Attique au Sud et la Macédoine au Nord (le royaume d'Admète ou d'Acaste, l'ennemi de Médée) – donc une région considérée comme civilisée.

Antoine Houdar de La Motte, le librettiste de Marais, prend évidemment pour support Ovide, beaucoup plus détaillé dans les Métamorphoses que tous les autres, et la source la plus ancienne avec Hygin (extraits correspondants). On y apprend que la métamorphose aviaire y est une coutume familiale (le frère de Céyx a été changé en épervier par Apollon pour le consoler de ce que sa sœur Diane a tué sa fille – pourquoi pas), et on y retrouve surtout les principaux éléments du livret.
→ Alcyone et Céyx sont déjà époux chez Ovide, mais le reste est semblable : à la suite de mauvais présages, Céyx part consulter Apollon à Claros. Alcyone souhaite le retenir, puis l'accompagner,mais Céyx refuse de la soumettre au danger.
→ Alcyone supplie Junon, mais celle-ci ne peut que lui envoyer, par un songe (épisode truculent où Iris secoue le Sommeil pour lui demander de mander Morphée), l'annonce du naufrage de Céyx, dont le corps est bientôt retrouvé sur la grève.
→ Alcyone, puis Céyx, sont changés en oiseaux maritimes, et le calme leur est accordé pour couver leur progéniture (jours alcyoniens).



2. L'adaptation scénique lyrique

Le livret de La Motte y change peu de chose :

→ Il choisit l'instant critique d'un mariage spectaculairement repoussé par les présages, pour d'évidentes raisosn dramatiques : Alcyone et Céyx sont seulement fiancés ici.

Pélée, le soupirant malheureux d'Alcyone, n'y est pas une invention du librettiste, mais bel et bien le père d'Achille, et déjà un pivot dans ce qui arrive à Céyx chez Ovide : poursuivi par ses ennemis après la mort de Phocus, il a dû quitter ses États, et est poursuivi jusqu'en Trachinie par leur vindicte. Un loup merveilleux se met à dévorer les troupeaux et Céyx, inquiet des présages, prend le bateau pour l'oracle de Claros.
→→ Au début de l'acte I, La Motte y fait référence de façon très elliptique devant un public qu'il suppose instruit : Pélée évoque ses remords, malgré sa victoire sur le monstre, d'avoir apporté le malheur chez son hôte généreux.
→→ La nouveauté, même si Pélée est dans les deux cas la cause involontaire du voyage de Céyx, est qu'il soupire ici pour la fiancée de son ami… sans rien demander, mais s'en confiant au magicien Phorbas, il est servi sans le vouloir par les faux présages et les mauvais conseils dont Phorbas accable Céyx. Le rival est évidemment un motif puissant pour une version scénique du mythe. Rival déchiré et innocent, à peu près le seul élément intéressant dans le poème très plat de La Motte.
→→ C'est aussi l'occasion d'une scène infernale, puisque Phorbas (accompagné d'Ismène qui n'apparaît nulle part ailleurs, littéralement là pour faire joli dans des duos infernaux façon Amadis ou Armide…) occupe l'essentiel de l'acte II, dans l'incontournable acte d'invocation maléfique pour une tragédie en musique (avant Rameau du moins).

→ Autre trouvaille personnelle, astucieuse dramatiquement quoique discutablement réalisée, l'ombre du père de Céyx annonce la réunion des amants – évidemment un de ces oracles déceptifs, ils seront réunis dans la mort. On a ainsi un changement incessant de fin : Céyx est annoncé mort par Morphée, puis vivant (croit-on) par Phosphore, son corps est ensuite découvert sur la plage, et les amants sont finalement ressuscités par Neptune sous forme semi-divine (les fameux volatiles).

Pour le reste, le texte suit de très près Ovide, jusqu'à l'envoi de Morphée, à la présentation de la mort de Céyx en songe à l'acte IV, à la conversation d'Alcyone désespérée avec ses suivantes, à la découverte du corps sur la plage…

La résurrection en bonne et due forme constitue un cas assez rare à cette date (1706) où les tragédies en musique finissaient le plus souvent très mal (chez Danchet et Roy…). Les cas de sauvetage ex machina existent (plutôt dans les années 1710-1720), mais plutôt avant la catastrophe, ou après, en consolation, pas à ce point un retournement de situation – le livret ne le présente même pas comme une métamorphose, du moins avant d'avoir mentionné la forme de leur nouvelle vie, mais seulement un retour sur terre. On est presque au niveau d'Hippolyte et Aricie de l'abbé Pellegrin (où Hippolyte meurt, et puis finalement non, c'est trop triste, Pellegrin le fait revenir – oklm), ce qui est inhabituel dans cette période LULLYste et post-LULLYste (de la tragédie noire).

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Autre détail étonnant, Alcyone, qui veut se donner la mort à l'issue de son songe funeste, en est empêchée par ses suivantes. Le motif est courant auprès de guerriers désespérés (Créon dans Médée de Th. Corneille & Charpentier, Tancrède chez Danchet & Campra, Idoménée chez les mêmes…), mais j'ai été frappé, en scène (a fortiori parce que Louise Moaty en écarte Pélée), par le décalage avec l'image habituelle : d'ordinaire, ce sont les soldats, les amis qui arrêtent le geste par la force… ici ce sont des suivantes d'apparat ou des confidentes qui luttent contre une femme, et l'impression produite n'est pas du tout comparable – il est presque invraisemblable, dans ce théâtre, que les femmes puissent user de force physique. En tout cas, je ne crois pas l'avoir vu dans un autre livret, remis au théâtre ou non, de tragédie en musique (mais je ne les ai pas encore tous épuisés).

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    Le poème de La Motte est, comme d'habitude, surtout habile à créer des tableaux comme supports aux divertissements, chaque acte disposant, malgré l'absence de grand voyage (qui est pourtant tout à fait licite, voire souhaité, dans la tragédie en musique qui est un théâtre du merveilleux, à rebours de la tragédie parlée – le décor doit impérativement changer à chaque acte), d'une identité très forte. Même si tout pourrait se passer sur une étendue très resserrée (pas comme un héros qui conduit une quête ou s'enfuit dans un lieu écarté pour y vivre son amour), on a droit à tout ce que le genre autorise de pittoresque : palais paré pour les fêtes d'hyménée, grotte dans « une ſolitude affreuſe », port du royaume (Trachines), Temple de Junon, jardins de Céyx au bord de la mer.
    La Motte a fait sa réputation en servant la mode nouvelle de l'opéra-ballet (qu'il cofonde avec Campra pour L'Europe galante, en 1697), c'est-à-dire du ballet à entrées, avec personnages et intrigues distincts pour chaque acte – le ballet étant déjà habituellement chanté en partie (voyez par exemple celui-ci, au début du XVIIe siècle). Après la mort de LULLY, les compositeurs essuient échec sur demi-succès auprès du public (et ne peuvent plus se fonder sur le goût du roi, qui s'est détourné des spectacles sous l'influence de Madame de Maintenon), tandis qu'ils explorent des thèmes et des intrigues de plus en plus sombres, adoptent une musique de plus en plus raffinée et complexe. Il existe bien sûr des exceptions (Tancrède est un immense succès, Callirhoé réussit bien), mais le petit nombre de triomphes francs de 1690 à 1720 est assez frappant. Parallèlement, les grands succès du théâtre lyrique sont remportés par les opéras-ballets ou les tragédies plus galantes. La Motte est habile à transformer des sujets élevés en prétextes à danse – Omphale, écrit pour Destouches, en est un sommet ; pas d'action, seulement des situations qui permettent de danser dans des contextes divers.

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Dessin de costume (entrée turque) de Louis-René Boquet
pour la reprise de 1766 de L'Europe galante.


    Alcione, quoique écrite dans cette perspective, fonctionne finalement assez bien sur scène : malgré sa veine galante, il y a aussi beaucoup d'action, et d'action paroxystique. Reste ensuite la langue de La Motte, méchamment plate, sans parler des imitations quinaldiennes d'un esprit gourd – on retrouve ainsi du Sommeil qui « verse ses pavots », à ceci près que la formulation n'est d'aucun relief.

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    Pas un très grand livret, donc (et sa part galante doit plus à la légère superficialité de l'expression de La Motte qu'à son intention ou à son format générique), mais hautement commode pour satisfaire aux contraintes du genre et aux goûts du public (d'alors). Marais ne s'en est pas privé.

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Sur les audaces musicales nouvelles et les représentations scéniques à l'Opéra-Comique (une première en France depuis la fin de l'époque des tragédies lyriques), ce sera pour un peu plus tard. Car j'ai du travail en ce moment et vous avez déjà occupé mes lectures, comme vous le voyez.
(Il y aura des extraits musicaux.)

mercredi 22 février 2017

Petits motets en duos : le manuel panoramique de Bernier – Le Vaisseau d'or


Le Vaisseau d'or
propose, sauf erreur, son troisième programme, encore tourné vers des pans rares en concert du patrimoine français du XVIIe siècle (et début XVIIIe). Motets à deux dessus de Campra (Cum invocarem, inédit au disque me semble-t-il – toujours à la fois italien techniquement et un brin hiératique), Bernier (Laudate Dominum), et la célèbre Troisième Leçon de Ténèbres du Mercredi de Couperin.

Pour accompagner votre lecture :
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Nicolas Bernier, Laudate Dominum pour deux voix de dessus.
Chanté en chapelle (les deux parties mélodiques peuvent être chantées par l'ensemble des choristes plutôt que par des solistes, ou alternativement comme c'est ici le cas) par le Chœur d'enfants Jean-Philippe Rameau de Versailles (existe en vidéo sur leur chaîne).
Quitte à recourir à des ensembles vastes (qui font perdre en intensité prosodique) et à des enfants, je dois dire que j'aime beaucoup les voix capiteuses de cet ensemble – les membres en sont relativement âgés (plutôt 12 à 13 que 9 à 11), les filles nombreuses, et la maturité musicale rare pour un chœur de ce type.

La cantate de Bernier a déjà été diffusée officiellement (quoiqu'il n'y ait pas eu, je crois, de disque) par le CMBV sur sa chaîne – en chapelle, c'est-à-dire en faisant assurer les lignes lignes mélodiques à un chœur à l'unisson – et par des petits braillards (assez bons au demeurant, Pages & Symphonistes du CMBV), mais elle prend un tout autre aspect traité comme un petit motet, sans alternance solos-chœurs, avec simplement deux chanteuses.

Et c'est un véritable tour du monde des basses continues : animées, agitées, des arrêts majestueux, des marches harmoniques, des notes répétées (ce qui est rare, mais très impressionnant), et même quelquefois des thèmes mélodiques qui prennent le pas sur le chant (« Edificans Jerusalem »).

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La basse mélodique du verset « Edificans Jerusalem ».

Vocalement non, la fête n'est pas en reste : de beaux frottements de seconde parfaitement italianisants, des effets de canon et d'imitation à foison… Et, bien sûr, les grands moments de déclamation brute, même s'ils durent peu dans ce motet de louange pure.

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Imitations en canon des deux voix, sur une basse au patron rythmique régulier (le schéma des mesures 3-5 est longuement reproduit).

Et la réalisation musicale en est exceptionnelle. La Leçon de Couperin qui clôt le concert permet d'en juger très concrètement, par comparaison – je crois en avoir écouté les queques dizaines publiées au disque [j'ai une discographie exhaustive à publier sur CSS qui attend relecture et que j'augmente au fil des ans…] et je les ai à la fois chantées et accompagnées. Ça ne me donne pas de légitimité particulière, tout le monde peut allumer Deezer et beaucoup poser des accords sur un méchant clavier, mais ça permet en tout cas de mesurer les écueils potentiels. En particulier les moments les plus nus, où la basse consiste en une seule note longuement tenue de mesure en mesure, où le chant s'alanguit aussi, où le sujet ne permet pas de presser.

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« Qui sanat » du Laudate Dominum de Nicolas Bernier.
Extrait chanté par Julia Beaumier. On entend très distinctement ce galbe incliné vers l'avant, alors que l'accompagnement est écrit de façon statique.

Remplacé par un soliste du Chœur d'enfants Jean-Philippe Rameau de Versailles. On admirera la science des agréments chez la jeunesse. On retrouve l'aspect statique de l'écriture (surtout avec un accompagnement sans viole de gambe ni théorbe), mais le caractère méditatif est très réussi, aux antipodes donc des choix du Vaisseau d'or.

Au contraire de ce que laissent supposer ces moments de la partition, pour Le Vaisseau d'or la poussée est constante, le sentiment de danse toujours sous-jacent, et surtout, surtout tout semble toujours calibré en harmonie avec la déclamation du texte. Agathe Boudet et Julia Beaumier, idéalement appareillées (la première finement focalisée, la seconde plus douce et sonore) exaltent la prosodie et sont en quelque sorte la mesure du tempo, animé, qui les seconde toujours.

Surtout, le continuo est toujours très intense : il faut entendre la noirceur de certaines entrées plus méditatives, facilement moins vertébrées, et où claquent soudain les cordes libres (les plus graves) du théorbe de Stéphanie Petibon, où grondent les attaques intenses d'Ondine Lacorne-Hébrard à la viole… le climat est constamment nourri. Et tandis que le texte demeure souverain, tout l'art des musiciens passegèrement en dehors du texte littéral, de façon à créer de légers contours qui amplifient le phrasé, ou lui donne un discret rebond motorique.
Voir Martin Robidoux diriger confirme ce sentiment : tout est pensé pour toujours renvoyer au texte, et sans cesse emmener le discours vers l'avant. Le sentiment de l'évidence absolue. Dans la discographie et les bandes superlatives qui existent, j'ai déjà entendu aussi beau, jamais aussi constamment soutenu.

Pour couronner le tout, les agréments sont réalisés avec un art consommé, le français gallican est d'un naturel parfait et les timbres tout à fait splendides. Bien sûr.

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L'atypique basse répétitive et régulière de « Magnus Dominus », avec ses frottements de seconde à l'italienne et sa majesté particulièrement adéquate.
Évidemment, la dimension déclamatoire-incantatoire et les frottements harmoniques sont ici un peu limés par l'exécution d'un chœur entier, mais le caractère est bien là. Il faut un peu tendre l'oreille pour percevoir la basse (jouée au seul positif), mais on y trouve bien la palpitation singulière de l'écriture en notes répétées.

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C'est une expérience très particulière, celle de la pensée rhétorique incarnée dans la musique : souvent invoquée dans les textes, elle est rarement aussi concrètement audible qu'avec Le Vaisseau d'or – il en allait de même pour leur restitution d'une des deux messes d'Innocent Boutry, dont j'espère avoir l'occasion de parler prochainement, de pair avec un petit parcours autour de l'esthétique de messes en province au Grand Siècle.

[[Extrait sonore supprimé.]]
François COUPERIN, Troisième Leçon de Ténèbres du Mercredi, pour deux dessus,
par Le Vaisseau d'or.
Les artistes du Vaisseau d'or n'ont pas souhaité diffuser de sons sous la forme proposée par CSS. Cela rend le propos plus abstrait, mais la notule a été remaniée en conséquence, de façon à ce que la présentation des œuvres demeure intelligible, s'il est possible.

Plusieurs autres dates et programmes sont déjà prévus à Paris – car il ne s'agit pas d'un ensemble qui se repose sur ou deux programmes rabâchés… trois en trois concerts, dont deux très neufs, en un année d'existence !
► Le 1er avril, « Un office à Paris vers 1675 », avec du Charpentier (on m'annonce en coulisse que, bien que figurant sur l'agenda officiel, il n'est pas encore confirmé).
► Le 1er juin, « Le Triomphe sur la mort », encore Charpentier (Martin Robidoux y dirige, seul, le chœur amateur La Fontenelle).

Je ne dispose pas encore du détail des effectifs et des programmes, mais on peut compter sur CSS pour vous en avertir lors des propositions mensuelles !

Des extraits de leur premier concert figurent sur leur chaîne (très beau concert, mais les deux suivants étaient exceptionnels, encore supérieurs).

jeudi 16 février 2017

Antonio SACCHINI – Chimène ou le Cid – la musique de l'avenir et les débris de Corneille


    À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène, un mot pour replacer ce jalon important dans l'ensemble du répertoire, et en faire entendre quelques extraits.

    D'abord, il faut lire la notule d'introduction consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour introduire cette notule et contient même une liste et une discographie commentée de tous les opéras français de Sacchini.



1.
Piccinni-Sacchini : un duel jusqu'au sang

    Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de Musique en œuvres dans le nouveau style – les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
    Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en tant que représentant du style italien. Renaud (la suite du sujet de l'Armide de Quinault, une véritable sequel pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes, qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni. On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.

    À l'automne 1783, on décide de faire représenter deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le chant et même la déclamation ; tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille contemporaine, à ceci près que Chimène me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a encore jamais été décemment servie.

    Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des commandes jusqu'à sa mort – Dardanus, Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un livret de Guillard.



2. Guillard : un livret volé mais raisonnable


    Nicolas-François Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique « réformée » : librettiste de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard des Horaces de Salieri, arrangeant même Proserpine de Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam pour Le Sueur en 1809 !  Dans une ère où les livrets sont en général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur laquelle poser la musique, il fait partie des rares poètes un peu soignés et ambitieux. Les Horaces, dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement : entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.

    Dans Chimène ou le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.

    D'abord, il est rare que la matière soit empruntée aux périodes récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à la mythologie grecque, plus rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste ; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en scène des figures historiques de l'Antiquité.

    Ce choix s'explique par la présence au répertoire (parlé) du Cid de Corneille – mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adapté Andromaque de Racine pour Grétry, évidemment.
    Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la citation directe de 80 vers ; ici, une intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts, sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains » pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à Corneille de toute façon.

Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est pas ma faute !)



3. Corneille aplati, Guillard triomphant



L'intrigue.

Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses conséquences portent tout le drame.


Début de l'acte III du Cid dans l'édition de 1639.


Acte I
    Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
    Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas chez feu Gormas mais chez le roi.
    Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un danger dont le roi n'est pas encore informé.

Acte II
    Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche pour champion.

Acte III
    Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
    Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.


Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.

    Ce dernier acte suit vraiment d'assez près la matière de Corneille. Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de la musique.

    L'acte I est particulièrement dense en informations, avec beaucoup d'action pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur », on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la forfanterie pour un héros classique.]


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Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

    De même, les incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre – où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.

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Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Le résultat est évidemment sur le strict plan littéraire assez plat, mais sa structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire, préparant pour chaque air (certes pas très subtilement exprimés) un contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du duel.



4. Sacchini, le Mozart français

    Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau représentant du style germanique, Sacchini écrit une musique particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux et plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les numéros isolés (airs et ensembles), dans la mélodie, dans l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.


Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.


Fusées et croches obstinées des violoncelles.

    Réellement de son temps, sa musique, malgré les nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous apparaît tout de même légère, sa gamme de sentiments « positive » – le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
    En revanche, le concertato final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.

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Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs qui est en cause, je crois…), mais l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis sur de belles mélodies. Le plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés (à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est assez frappante dans les conclusions des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs, certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère se sentir fâché.
    D'où vient ce rapprochement ?  Sans doute surtout de l'autonomie des airs, qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non être le centre de toute l'attention comme dans Chimène.

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L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento » de Lucio Silla de Mozart (1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

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La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend les tournures de « Come scoglio » (Così fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio » dans le Falstaff de Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus grande que chez ses collègues, avec le style européen – et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Bien évidemment, ce ne peut être comparé structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique, et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu de racolage, dites-moi ?  [J'ai ajusté le nom du site en conséquence.]

Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.

    Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts de Don Giovanni (1787) et de Chimène (1783), lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en concert. Le seul compositeur d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux (mais pas du tout celui de Richard Cœur-de-Lion, d'Andromaque et de la plupart des opéras comiques).

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Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



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Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent déjà au début de Chimène ou le Cid en 1783.



5. Coups de maître

Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou leur réussite :

L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».

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Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


L'exploit de Rodrigue contre les Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort l'ubiquité du héros.
    Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais elle étonne, favorablement.

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Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Lors des représentations, j'ai eu l'impression que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement, il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).


► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la suggestion de sa suivante : « Si don Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah ! ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame « puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et surtout un rare effet de musique psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule : l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).

chimène hautbois
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Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la profondeur de son désarroi en reprenant le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse. L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un aboutissement assez spectaculaire.
    Similairement, l'accompagnement de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ». Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton… pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux exemples précis.]

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Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique, malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra (francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en réalité, demeure sensiblement la même.



6. Le quasi baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique

    Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la première fois !  Issu d'une scission au sein du Cercle de l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo), qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialogues des Carmélites avec le Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque (alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur vrai nom.

    C'est, je crois, leur seconde production scénique, après Armida de Haydn l'an passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique (plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que Rigel soit déjà de l'autre côté).

    Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur, pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.

    J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais tout de même).

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Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle et Amadis de Gaule



7. Une production réelle

    Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).

    Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée à l'ARCAL, avec le concours des Chantres du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie Beaudette, Paul Antoine Benos (1,2,3,4putto d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…

    Étrange constitution de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles, une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?

    Côté solistes, Mathieu Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.

    Agnieszka Sławińska est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !  Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique !  Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je la trouve magnifique…

    La mise en scène de Sandrine Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan) ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la disgrâce et de la mort de son père.
    Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est la semaine free hugs chez la noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?  Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à l'essentiel.

Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la moitié, je n'exagère pas, la moitié des spectateurs avait de dix à treize ans !  Évidemment, sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ?  J'ai adoré la soirée, mais je suis dubitatif.  Certains avaient étudié la pièce, mais autant le Cid peut fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.   

La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas encore si elle sera captée.



8. Pour prolonger

♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des représentations. Un bon point de départ pour explorer.

♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques extraits sonores dont on disposait alors.

♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide innocent pour tous les autres, les chut ! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant, c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I et le final de l'acte III de Chimène ou le Cid.

♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble Le Concert de la Loge Olympique, à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.


Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles aventures !

mercredi 18 janvier 2017

L'imposture Gluck : intrigues et mutations de la tragédie lyrique dans le style classique


► Comprend une intégrale discographique de la tragédie en musique de 1773 à 1802.

    Là où, il y a dix ans, on ne disposait au disque et sur les scènes que des opéras français de Gluck (plus des versions assez épaisses de Roland et Didon de Piccinni, des Danaïdes de Salieri et d'Œdipe à Colone de Sacchini), la recherche musicologique et l'édition phonographique offrent désormais un beau panorama, de plus en plus complet.

    Je voulais parler de la dernière exhumation en date, Chimène ou le Cid de Sacchini, vu vendredi soir en salle… mais les prolégomènes sur les intrigues qui conduisent à la commande et à l'élaboration de l'œuvre ont pris tant de place qu'ils feront à eux seuls une notule rigolote.


1. Les bluettes pleurnichardes des Lumières

    Certes, la musique est l'art qui souffre de plus d'inertie dans l'évolution de son langage – pour des raisons structurelles, car il s'agit d'un système plus formel, fondé sur la transmission instinctive de codes chez les auditeurs (il n'y a pas de « sens » qu'on puisse changer comme avec les mots ou la vue). Il faut bien être conscient que Les souffrances du jeune Werther de Goethe est publié en 1774, l'année où Gluck, futur maître de la musique classique, arrive à Paris – c'est-à-dire que lorsque Werther paraît, on joue en France exclusivement de la musique baroque ! (Et cela se voit particulièrement dans sa première adaptation musicale, dans un langage très classique qui nous paraît à coup sûr éloigné de la fièvre et de la confusion du roman.)

    Pourtant, je trouve réellement frappant d'entendre la musique des Lumières… elle nous recentre concrètement ce qu'était la sensibilité véritable des artistes des penseurs du temps. Car on observe une forme de simplicité, de naturel dans cette nouvelle école gluckiste, moins formelle, moins courtisane, misant davantage sur les affects et les sens : au lieu de danses de cour et de déclamation sophistiquées, on déploie au contraire une pulsation très régulière (quasiment 100% des pièces sont soutenues par un martèlement de la basse sur chaque temps !) et une écriture de récitatifs ample mais très nue. Dans le même temps, le goût de la décoration n'a pas cessé, et les vocalisations virtuoses (là encore, plus accessibles, plutôt sous forme de gammes écrites que de diminutions / variations) font toujours fureur. La musique littéraire, la musique du bon goût a cédé la place à une forme d'ivresse simple de la puissance de l'harmonie et des rythmes simples sur le cerveau humain – car on serait bien en peine de trouver une réelle ambition littéraire à ces nouveaux objets, où le spectateur se laisse plutôt griser par l'émotion qui le submerge. (Même si cela nous paraît exotique en écoutant la musique simplette de Gluck, on le mesure mieux en contemplant la formalité de LULLY et les fanfreluches de Rameau.)

    Cette expérience souligne assez bien les paradoxes de la pensée du temps – ou, du moins, ce qui nous apparaît comme tel avec la distance –, où ces théoriciens épris de rationnalité sont aussi ceux qui exaltent la sensibilité individuelle. Ce monde où Voltaire présente des tragédies officielles, où Rousseau écrit des romans sentimentaux. Les deux s'entrelacent, et cette musique post-gluckiste qui paraît tellement superficielle et fade à nos oreilles qui se sont familiarisées au Sacre du Printemps ou au minimum à l'expression des tourments des opéras du XIXe siècle (et là encore, un certain nombre de spectateurs trouve que Verdi n'y est absolument pas crédible)… dévoile avec plus d'exactitude que n'importe quelle explication circonstanciée la psychologie dans laquelle s'inscrit l'esprit des Lumières – ou, à tout le moins, le colore de façon un peu plus paradoxale et subtile que ne le font notre intuition et l'historiographie grand public.


2. L'apparition brutale du style nouveau

    Gluck écrivait à l'origine, comme ses camarades, dans un style d'opera seria tardif : instrumentation enrichie, mais sensiblement les mêmes codes que chez Haendel et Vivaldi, l'allongement de la durée des airs et le lissage standardisé des couleurs en sus. [Cette période est très bien documentée dans la monographie Bartoli-Forck qui y est consacrée – ce ressemble essentiellement à du mauvais Jommelli, donc.]
    À partir des années 1760, il expérimente en italien – toujours pour Vienne, où il créait tout aussi bien des opéras comiques en français… – dans un style parfaitement à rebours du goût virtuose et décoratif du seria, en particulier avec Orfeo ed Euridice (1762) et Alceste (1767), où l'épure est totale et la déclamation première. Rupture spectaculaire dans ce répertoire, où l'on n'avait plus rien déclamé depuis la fin du XVIIe siècle (avec Falvetti ou Legrenzi) ; Gluck abandonne le récitatif sec (avec basse continue seule) et occasionnellement accompagné par l'orchestre (mais très ascétique) pour une forme de déclamation continue où l'orchestre joue un réel rôle entre les airs. Plus encore, il bannit la virtuosité vocale, l'essence même du répertoire vocal italien du XVIIIe siècle, au profit d'une déclamation très dépouillée.

gluck piccinni dernoiresterres extrait
Extrait de Gluck et Piccinni de Gustave Desnoiresterres (1871).


    Il arrive à Paris après avoir postulé auprès de l'Académie Royale de Musique alors dirigée par Antoine Dauvergne ; elle semble indécise, demande des garanties. Il sollicite alors la Dauphine Marie-Antoinette, son ancienne élève à Vienne, qui intercède volontiers et efficacement. En 1774, on joue donc Iphigénie en Aulide, la salle est bouleversée, on verse des torrents de larmes qu'on se figure mal (avec cette musique sommaire, pour ne pas dire gentillette…), et la face du monde en est changée.
    Contrairement à ce qu'on peut se figurer (et quelquefois raconter), la réticence première de l'Académie n'était pas tant due à la détestation d'un parti de l'étranger (de l'étrangère, pour les plus berniens d'entre nous) qu'à un vertige devant le gouffre qui s'ouvrait. Gustave Desnoiresterres cite ainsi (en 1871) un propos de Dauvergne rapporté par Anton Schmid dans sa biographie de Gluck (de 1854) : « Si le chevalier Gluck veut s'engager à livrer six partitions de ce genre à l'Académie de musique, rien de mieux ; autrement, on ne la jouera point : un tel ouvrage est fait pour tuer tous les anciens opéras français. » [Je n'ai donc pas de preuve que ce ne soit pas légendaire, mais Benoît Dratwicki la cite aussi dans un papier, dans une autre traduction, c'est son crédit qui est en jeu plus que le mien, nananère, tarare.]
   
    En effet, en 1774, le répertoire de l'Académie Royale de Musique était en transition : malgré les remises au goût du jour des tragédies ayant eu du succès, beaucoup d'échecs, un peu à la manière de la longue période de bouderie du public qui suivit la mort de LULLY (alors que Desmarest, Campra et Destouches produisaient pourtant ce qui semble rétrospectivement les plus remarquables exemples de tragédie en musique – mais dans les années 1660-70, le creux qualitatif paraît plus mesurable). En 1773, Callirhoé de Destouches (1712 ! – même s'il y eut de nombreuses reprises et refontes) est remontée par Dauvergne ; comme pour le Persée de 1770, il réorchestre la partition en ajoutant des vents ; en revanche, il semble qu'il se soit contenté de récrire l'Ouverture et d'ajouter des ritournelles avant les récitatifs. L'œuvre, qui avait remporté tant de succès, est alors copieusement sifflée ; Le Mercure de France l'expliquait ainsi rétrospectivement : « il avait fallu retirer l’oeuvre sur-le-champ en 1773, la musique n’en étant plus supportable. »

    Ce n'est donc pas sans intérêt que les directeurs de l'Académie considéraient la possibilité de renouveler le goût et de relancer l'intérêt pour leur activité (sur privilège royal mais engageant leur responsabilité économique personnelle…). Ils étaient simplement très conscients qu'une fois le public séduit, il serait impossible de reprogrammer les anciennes œuvres de leur fonds, même les Rameau. Ce qui advint exactement : les reprises des opéras du répertoire précédent cessent complètement après cette Callirhoé tombée (le Bellérophon joué le même mois est une nouvelle composition sur le livret de Boileau-Th.Corneille-Fénelon) et l'arrivée de Gluck sur la scène parisienne en 1774.


3. Gluckistes & Piccinnistes


    Dès lors, tout le monde dut écrire dans l'épure du goût nouveau. Le prestige de Gluck était tel que pour modérer ton influence, on fit venir Niccolò Piccinni (de son côté concurrencé par Pasquale Anfossi à Rome), représentant du style italien face au germanique Gluck soutenu par la reine (qui appela elle-même Piccinni pourtant…) – moins puissant récitativiste, mais mélodiste plus généreux ; c'est du moins la théorie, car en pratique, ce sont surtout deux personnalités différentes qui exercent dans le même style nouveau. Piccinni écrit aussi de grands récitatifs et des airs assez épurés ; son Iphigénie en Tauride ressemble beaucoup à du Gluck, peut-être un peu plus lyrique et un peu moins hiératique, mais on ne dispose pas du même type de version « informée » pour en juger pleinement ; son Atys adapté de Quinault par Marmontel a quelque chose de moins sévère, de plus avenant, avec ses ariettes émotionnelles où le héros s'exprime comme dans une opera seria, et cependant la logique générale reste bien gluckiste, plus aucun rapport avec du Francœur-Rebel, du Rameau, du Dauvergne, ni avec les volutes virtuoses du seria

    C'est l'époque de la fameuse querelle entre gluckistes et piccinnistes, autour de Roland du second (1778), et des deux Iphigénie en Tauride (1779 et 1781), les deux camps s'écharpant sensiblement autour des mêmes thèmes que lors de la Querelle des Bouffons, vint ans plus tôt : la vérité de la déclamation et la considération de l'opéra comme un genre littéraire contre le naturel italien et la séduction mélodique. Le parti de Rameau était désormais celui de Gluck – tout en admettant que plus personne n'aurait supporté d'entendre les grâces sophistiquées de l'harmonie ambitieuse et des ornements abondants de la musique ramiste…


4. Le parti nouveau des Sacchinistes

    Gluck, malade, s'étant retiré au faîte de sa gloire après Iphigénie en Tauride et Écho et Narcisse (un opéra sérieux, quoique pas une tragédie en musique), en 1779,  il fallut trouver d'autres compositeurs pour occuper la Cour et contenter le public de la salle de la Porte-Saint-Martin. On fit appel à quantité de compositeurs, dont Grétry (Andromaque : 1, 2, 3, 4) et Gossec (Thésée) qui peuvent à nouveau être entendus, mais pour la plupart des étrangers (j'y reviens) : Johann-Christian Bach (Amadis de Gaule), d'autres ouvrages de Piccinni, et enfin la venue à Paris de Sacchini, Salieri et Vogel. Deux en particulier retiennent l'attention en rapport avec la querelle.

    Pour satisfaire les gens de son parti, Gluck avait consenti à annoncer une nouvelle commande en 1784, Les Danaïdes sur un livret du bailli Du Roullet (auteur d'Iphigénie en Aulide et de la version française d'Alceste) et du baron de Tschudy (auteur d'Écho et Narcisse), qui était annoncée comme « complétée » par un élève, sans en préciser la part. J'ai déjà écrit dans ces pages, pour l'avoir souvent lu dans des ouvrages réputés sérieux, que Gluck l'avait fait par générosité, avant de dévoiler, devant le succès, l'identité réelle du compositeur exclusif de l'œuvre – son élève Antonio Salieri. Cependant, en préparant cette notule, je vois que Benoît Dratwicki, en principe supérieurement informé (et dont j'ai en vain essayé de mettre en défaut l'article en question sur plusieurs autres détails…), rapporte au contraire que devant un accueil mitigé, Gluck avait révélé la supercherie, et que Salieri n'en avait été que plus accablé pour avoir à la fois trop copié et pas assez réussi. Il y aurait là sujet à fouiller plus avant, ce que je n'ai pas fait – mon sujet étant en réalité d'introduire la Chimène de Sacchini…

    En 1782, c'est Antonio Sacchini, déjà célèbre pour ses opere serie, qui prend à son tour une place éminente à Paris – où l'on avait déjà joué en 1779 son intermède L'Amore soldato. Il y est d'ailleurs très bien accueilli par Piccinni, qui s'adresse, sur scène, au public pour faire acclamer le nouveau venu. [Gracieux homme que ce Piccinni, qui fit aussi une vaste souscription à la mort de Gluck pour lui assurer un concert anniversaire à perpétuité.]
    Les gluckistes sont initialement hostiles à faire jouer Sacchini, mais devant l'impossibilité de l'interdire, et constatant le succès de Renaud, s'en servent pour abattre Piccinni qu'ils n'ont pas cessé de détester – encore une fois, les styles sont réellement proches entre tous ces gens, mais la querelle n'en était pas moins vive.

    Sacchini laisse ainsi dans ses trois dernières années quatre tragédies en musique complètes :
    ♦ 1783 – Renaud (livret de Le Bœuf d’après l’abbé Pellegrin, Renaud ou la suite d'Armide mis en musique par Desmarest), qui raconte les retrouvailles d'Armide et Renaud. On y entend effectivement l'influence de la manière italienne, avec ces fusées à l'orchestre en particulier, mais je peinerais à commenter l'engouement du temps, considérant que je n'y trouve que peu de vertus. (Il existe désormais un disque Rousset chez les Ediciones Singulares.)
    ♦ 1783 – Chimène ou le Cid (Nicolas-François Guillard, librettiste de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard des Horaces de Salieri, arrangeant même Proserpine de Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam pour Le Sueur en 1809 !), redéploiement de la tragédie de Corneille (sans citations, contrairement à Andromaque) dans un format de tragédie en musique. C'est en réalité son troisième opéra sur le sujet, et de très loin son meilleur ouvrage à mon sens. (Vient d'être recréé en version scénique par Le Concert de la Loge Olympique avec Julien Chauvin.)
    ♦ 1784 – Dardanus (sur un nouveau livret de Guillard et La Bruère).
    ♦ 1786 – Œdipe à Colone (Guillard). Grand succès, considéré alors comme son chef-d'œuvre. Pour ma part peu convaincu par sa déclamation terne et ses airs sans relief. Il en existe deux versions peu avenantes, Penin (chez Dynamic, tradi et épais), R. Brown (chez Naxos, indolent).
    ♦ 1788 – Arvire et Évélina (Guillard). Inachevée à sa mort (d'Anfossi à Sacchini, Piccinni les aura décidément tous crevés !) et terminée par Jean-Baptiste Rey, premier véritable chef d'orchestre de l'Académie de Musique, maître de musique de la chambre de Louis XVI, chef du Concert Spirituel (de 81 à 85).

    L'acmé de la confrontation a lieu lorsque Didon de Piccinni et Chimène de Sacchini sont créées à un mois d'intervalle à Fontainebleau : chez Piccinni, on loue bien sûr le chant et même la déclamation ; tandis que chez Sacchini, on remarque la qualité particulière des airs et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille contemporaine.

    Sacchini sert donc de véhicule aux gluckistes, mais bien que présenté comme nouveau représentant (paradoxal, ayant lui aussi fait sa carrière en Italie…) du goût germanique, ne prolonge pas du tout la manière de Gluck – il est (à nos oreilles contemporaines) même encore plus italien que Piccinni, d'une certaine façon, puisqu'il va donner son meilleur dans les « numéros » et dans la virtuosité orchestrale, là où Piccinni, conservant sa qualité mélodique, s'était en revanche bien plus minutieusement coulé dans le moule français.

    La période qui suit continue de voir se succéder les compositeurs étrangers (Cherubini en particulier), puis l'on arrive sur la très particulière époque révolutionnaire, où les mêmes compositeurs doivent s'adapter à d'autres contraintes formelles, et qui mériterait une ample présentation – manifestement beaucoup moins documentée, par le disque comme par la recherche, que les périodes immédiatement adjacentes.
    (La notule indiquée ci-dessus ne considère que la question du langage musical ; il y aurait en revanche énormément à chercher et dire sur l'évolution des formes !)


5. La conspiration

    On peut se figurer (et lire souvent) que les directeurs de l'Académie ont eu peur de Gluck et d'une manière générale des étrangers, et n'ont cédé qu'avec réticence aux injonctions de la Dauphine. En réalité, leur hésitation première était surtout commerciale : l'arrivée de cette nouveauté allait susciter un engouement, mais aussi détruire tout leur répertoire.
   
    Et de façon à nourrir la curiosité du public, on fit venir beaucoup d'étrangers : Gluck, Piccinni, Bach, Salieri, Vogel, Paisiello, Zingarelli, Tomeoni… Certes, les français à composer des tragédies lyriques ou des opéras sérieux sont plus nombreux :  Gossec, Grétry, Floquet, Mayer, Philidor, les deux Rey, Dezède, Le Froid de Méreaux, Candeille, Le Moyne, Méhul… mais en fin de compte, ce sont surtout Gluck, Piccinni et Sacchini, qui ont été célébrés, même si Grétry était révéré (pas forcément pour sa production sérieuse…) et si Salieri (Tarare), Lemoyne (Phèdre) et Cherubini (Démophon) ont remporté des succès considérables.
    Ces imports et ces controverses nourrissaient le sentiment de nouveauté et d'événement qui permettait de remplir la salle, à laquelle le pouvoir garantissait l'exclusivité, mais nullement le revenu.

    L'Académie disposait en réalité de tous les compositeurs nécessaires pour faire jouer ce même style par des français.


6. L'imposture Gluck

    Et même davantage que disposer : ils avaient fait leurs preuves.

    Car tout cela, c'est l'histoire telle que la racontent les acteurs du temps et les chroniqueurs, jusqu'aux chercheurs d'aujourd'hui. Et elle est légitime, dans la mesure où ce n'est pas une affabulation, mais bel et bien la perception des acteurs et spectateurs du temps. Lorsqu'on observe la musique en tant que telle, le constat est un peu différent.

    Je me méfie toujours de l'histoire-bataille racontée par les musicologues, qui doivent faire œuvre d'historiens sans en avoir nécessairement la formation. Et Gluck inventant tout seul le style musical de la tragédie en musique, c'est assez louche.

    Je ne suis pas assez bien informé sur le répertoire serio italien – assez terrifiant d'homogénéité, et comme les livrets sont épouvantables et les musiques pas toujours très denses, j'avoue ne pas être très profondément conscient de tout ce qui pouvait se jouer dans les divers courants. Et ce d'autant plus que le « répertoire italien » désigne la quasi-totalité de l'opéra joué en Europe au XVIIIe siècle : on ne rencontre guère que quelques exceptions, comme Hambourg (opéras allemands ou multilingues), la Cour de Suède, l'Angleterre (ou cohabitent quelques œuvres anglaises), et surtout la France, dont tout le répertoire sérieux est en langue nationale. Partout ailleurs, on importe des compositeurs italiens ou on fait imiter l'opera seria par les locaux.
    Mais en l'état de ce qu'on peut entendre au disque, Gluck marque clairement une évolution singulière avec Orfeo ed Euridice, puis Alceste en 1767. On pourrait croire que, comme on le dit, il a réformé à partir de ses trouvailles la tragédie en musique à lui tout seul.

    Pourtant… en 1773, avant même que la commande d'Iphigénie en Aulide ne soit confirmée, deux partitions sont déjà écrites et jouées sur la scène de l'Académie… dans un style qui n'a décidément plus rien à voir avec Rameau, Mondonville ou Dauvergne : la tragédie Sabinus de Gossec et le ballet héroïque Céphale et Procris de Grétry. Accompagnements réguliers en batteries, hiératisme d'une déclamation simple accompagnée par tout l'orchestre, lignes mélodies sobres et élancées… tout y est différent des opéras du milieu du siècle, on y entend des contemporains de Mozart, peut-être encore plus résolument que chez Gluck.

    Je me demande à présent comment leur est venu ce style – est-ce l'étude des partitions italiennes, de Gluck notamment ?  Comment cela est-il advenu simultanément chez des compositeurs de formations si distinctes ?  Ou bien est-ce Gluck qui les a copiés, bien qu'il en ait déjà tracé lui-même quelques principes dans ses œuvres réformistes italiennes ?

    Pas aussi spectaculaire que mon titre ouvertement racoleur, mais tout de même très intriguant.


7. État discographique actuel

    Manière que vous puissiez aller entendre ce dont il est question dans cette notule, l'intégralité des tragédies et opéras sérieux publiés officiellement. Je ne recense en revanche pas forcément toutes les versions disponibles (et suis très loin de mentionner toutes les bandes semi-officielles existantes).

    Étrangement, ce répertoire, moins spécialisé et « différent » de la musique classique usuelle que la tragédie en musique LULLYste ou ramiste, a manifestement moins d'adeptes, et se trouve beaucoup moins précisément documenté. Quantité de papiers universitaires s'intéressent uniquement à la période Louis XIV ; et de même pour les passionnés amateurs qui dressent des tableaux sur les tragédies baroques, mais abandonnent tout à l'époque classique. (Je veux bien croire que ce soit une question d'intérêt, mais alors pourquoi tout cet engouement pour Rameau plutôt que pour Salieri ?)

    C'est pourquoi je me suis attelé à la tâche pour que vous puissiez disposer d'un petit schéma clair avant de poursuivre avec les notules présentant spécifiquement Chimène de Sacchini et Les Horaces de Salieri.


1773

Gossec – Sabinus
♪ Extraits : les danses, par Les Agrémens et Guy van Waas (Ricercar).
Grétry – Céphale & Procris
(Ballet héroïque à cause de danses vastes et d'un ton parfois galant, mais en réalité très proche, en tout cas musicalement. Notule.)
♫ Intégrale Les Agrémens / van Waas (Ricercar, 2010).
♪ Existe aussi sous forme de vidéo du concert (non commercialisée, mais de grande qualité, réalisée pour la télévision).
♪ Extraits : Sophie Karthäuser dans son récital avec van Waas (Ricercar).

1774

Gluck – Iphigénie en Aulide
♫ Intégrale : Opéra de Lyon, Gardiner (Erato)
♫ Intégrale : Audi, Les Musiciens du Louvre, Minkowski (DVD)
Gluck – Orphée et Eurydice
♫ Innombrables versions. La version originale de Paris (avant remaniement par Berlioz), avec haute-contre dans le rôle-titre, est notamment documentée par le studio Minkowski (Archiv).

1776

Gluck – Alceste
♫ Là aussi, nombreuses versions en plusieurs langues. Gardiner (Archiv) est une valeur assez sûre pour le français.

1777

Gluck – Armide

♫ Mario Rossi en 1958 avec Anna De Cavalieri, Mirto Picchi, Pierre Mollet (Melodram) – en quelle langue ?
♫ Wilfried Boettcher en 1974 avec Viorica Cortez, Jean Dupouy et Siegmund Nimsgern (Voce 61).
♫ Richard Hickox avec Felicity Palmer, Anthony Rolfe-Johnson et Raimund Herincx (EMI).
♫ Marc Minkowski en 1996 avec Mireille Delunsch, Charles Workman et Laurent Naouri (Archiv).
◊ Étrangement, la seule version sur instruments anciens n'est pas forcément la plus avenante… Boettcher et Hickox m'apportent plus de satisfaction, y compris en matière d'accompagnement, malgré la plus grande épaisseur orchestrale.

1778
Piccinni – Roland
♫ Intégrale : Orchestra Internazionale d'Italia, David Golub (Dynamic).
◊ Ensemble de cacheton pour le festival de Martina-Franca, déjà pas fameux dans Verdi. Pas du tout « musicologique », assez épais.

1779
Gluck – Iphigénie en Tauride
♫ Multiples intégrales, de toutes époques, sur tous types d'orchestre.
◊ J'aime tout particulièrement Minkowski (Arkiv) et Bolton (Orfeo), ou les bandes vidéo (éditées en DVD depuis ?) de Billy avec Gens, mais même Muti (Sony) reste assez grisant, si l'on accepte Vaness très mal à l'aise.
Gluck – Écho et Narcisse
♫ Intégrale Jacobs (Harmonia Mundi, 1987), pas rééditée donc probablement difficile à trouver. (Ce n'est de toute façon pas une tragédie en musique, mais simplement un opéra sérieux en français.)
Bach – Amadis de Gaule
(Notule.)
♫ Version Rilling, en allemand (Hänssler).
◊ Autant Rilling réussit très bien le baroque sacré, autant ici, le style est épais, plutôt indolent, et on sent bien l'absence de représentations. Ne rend pas du tout justice à l'œuvre.
♫ Version Talpain (Singulares), excellente.
♪ Existent aussi plusieurs bandes lors de représentations ou concerts, totales ou partielles.

1780
Piccinni – Atys
(Notules : adaptation du texte et nouvel univers musical.)
♪ Extraits donnés par le Cercle de l'Harmonie, dont il existe des bandes.
Grétry – Andromaque
(Notules : ouverture, la polémique Racine, livret néoclassique baroque, la musique inouïe.)
♫ Version Niquet (Glossa, 2009).
♪ La bande de la radio belge fait entendre van Wanroij au lieu de Deshayes comme à Paris et au disque– son français est plus impérieux, paradoxalement.

1781
Piccinni – Iphigénie en Tauride
♫ Version Renzetti (Fonit Cetra, 1986), Teatro Petruzzelli de Bari. Lecture tradi, pas écoutée.
♪ Bande parisienne légèrement ultérieure (Renzetti avec Bari, 1988), avec Ricciarelli (peu intelligible, comme en italien). Joué avec conviction, ce fonctionne assez bien, à défaut de rendre vraiment ses couleurs à la partition.
♪ Bande de Mazzola avec l'ONF (2007). Joué avec ardeur, dans un style étonnamment adéquat et une belle distribution (Twyla Robinson, Kunde, Pisaroni).

1782
Lemoyne – Électre
Toujours aucun enregistrement, mais il s'agit de la première tragédie en musique de Lemoyne / Le Moyne, que je mentionne pour clarifier le panorama.
Gossec – Thésée
(Notule.)
♫ Version van Waas (Ricercar).

1783
Sacchini – Renaud
(Notule.)
♫ Version Rousset (Singulares).
Piccinni – Didon
♫ Version Arnold Bosman  avec le Théâtre Petruzzelli de Bari (Dynamic).
♪ Comme les autres Dynamic, une version tradi très épaisse et molle, jouée comme du mauvais belcanto.
Sacchini – Chimène ou le Cid
(Notule : parallèle avec Don Giovanni.)
♪ Le début de l'acte I existe en vidéo par Les Nouveaux Caractères.
♪ Édition à venir de la production scénique en cours par Le Concert de la Loge Olympique ?

1784
Salieri – Les Danaïdes
♫ Version Gelmetti 1983 (Dynamic) avec la RAI Roma, Caballé et Lafont. Épais, flasque, et bien sûr bizarrement chanté.
♫ Version Gelmetti 1990 (EMI) avec SWR de Stuttgart et Marshall, Gímenez, Kavrakos. Même problème orchestral.
♫ Version Hofstetter 2006 (Oehms) avec Marin-Degor, Ch. Genz, Begemann. Peu de français, style orchestral plutôt européen que tragédie en musique, mais animé et déclamé de toute part, convaincant.
♫ Version Rousset 2013 (Singulares) avec van Wanroij, Talbot et Christoyannis, d'un feu et d'un verbe extraordinaires.
♪ Et rejoué de loin en loin (par Malgoire par exemple), il est possibe de trouver des bandes.

1786
Sacchini – Œdipe à Colone
♫ Version Penin (Dynamic), avec Galvez-Vallejo, jouée de façon tradi. Ne fonctionne pas vraiment.
♫ Version R. Brown (Naxos), avec Getchell. Sur instruments anciens, mais pour autant plutôt molle.
Vogel – La Toison d'or
♫ Version Niquet (Glossa).
Lemoyne – Phèdre
♪ Sera rejouée au printemps 2017 (Caen, Bouffes du Nord…), sur le principe d'Atys de Piccinni déjà dirigé par Chauvin (fulgurante réussite), par le Concert de la Loge Olympique dans une transcription de chambre pour 4 chanteurs et 10 instruments. Je doute un peu, en conséquence, d'une captation officielle. La radio, au mieux.
Salieri – Les Horaces
♫ Version Rousset 2016 (Singulares) à paraître. Concert remarquable, je présenterai l'œuvre dès que possible.

1787
Salieri – Tarare
(Pas une tragédie au demeurant, même si l'ambition textuelle et musicale y est – au moins ! – équivalente. Notule.)
♫ Version Malgoire en DVD.
◊ Hors Crook, miraculeux, et Lafont (style discutable, mais véritable déclamateur), que des étrangers, à l'accent impossible chez la plupart, mais l'ensemble vit très bien et rend justice à la plupart de l'ouvrage (quand les femmes ne chantent pas, en fait).
Visuellement conservateur avec des touches d'originalité ; pas très joli, pas toujours très bien explicité, mais ne fonctionne pas trop mal.
♫ Version Rousset qui sera enregistrée à l'issue des représentations annoncées à Versailles à l'automne 2017.
♪ Il existe une bande Chalvin captée à Strasbourg, chantée par de très bons français (René Massis, René Schirrer…), accompagnée dans un style très traditionnel et plutôt large, mais qui ne fonctionne pas si mal.

1788
Cherubini – Démophon
Je ne le mentionne qu'en raison du grand succès rencontré, ça titre de repère. Rien de paru à ce jour, peut-être des bribes dans des récitals, ou l'ouverture quelque part.

1789
Vogel – Démophon
♪ On m'a rapporté, il y a longtemps, l'existence d'un vinyle (ou d'une bande radio ?). Cela a donc été fait quelque part, probablement pas dans une version très musicologique.

1791
Méhul – Adrien
(On n'est plus dans la même époque, néanmoins je le cite pour ses liens avec la forme de la tragédie en musique. On reprocha d'ailleurs à Méhul de ne pas être assez clair dans ses caractères et conclusions morales, et il dut retravailler son œuvre, qui ne fut créée qu'en 1799, à l'Opéra-Comique.)
♫ Version Vashegyi (Bru Zane).
◊ Éditée uniquement en dématérialisé (mp3) pour limiter les coûts, néanmoins une version remarquable d'un opéra majeur, d'un souffle extraordinaire. De très loin le meilleur opéra de Méhul, et l'un des plus beaux représentants de la tragédie en musique dernière manière.

1802
Catel – Sémiramis
(Peut-être le sommet de la tragédie du temps, d'une urgence à peine soutenable, et pourvue d'une veine mélodique puissante qu'on n'avait guère entendue dans la période, Grétry excepté.)
♫ Version Niquet (Glossa).

1806
Méhul – Uthal
(Bien que créé à l'Opéra-Comique et en un seul acte – mais trois tableaux… –, l'ambition est belle est bien celle d'une tragédie en musique, avec un autre type de sources « antiques ». Notule vaste sur les sources littéraires et l'opéra lui-même.)
♫ Version Rousset (Singulares).

1810
Kreutzer (Rodolphe) – Abel
♫ Version van Waas (Singulares), qui documente la refonte de 1823, La mort d'Abel.
◊ Le style en est à présent romantique, mais les traits d'écriture musicaux demeurent fortement liés à la période précédente.


8. Quelques absents et choix

        J'ai laissé de côté des ouvrages documentés par le disque qui ne sont pas de la tragédie en musique : Stratonice de Méhul (1787, Christie chez Erato), sujet très sérieux mais traitement musical très fragmenté en opéra comique ; Le Déserteur de Monsigny (1788, vidéo de Compiègne, CD de R. Brown), ici aussi un sujet sérieux mais sur des personnages simples, une sorte de « scène de genre » tragique ; Horatius Coclès de Méhul (1794, bande de la RTF), un seul lever de rideau d'héroïsme antique (l'exploit de Scævola), là aussi très fragmenté.
    Et, plus éloignés encore, La Caverne (1793, extrait par Pruvot) et Paul et Virginie de Le Sueur.
    La plupart des Cherubini disponibles au disque sont aussi des formats d'opéras-comiques (Les deux journées, Médée), des sujets pas assez élevés (Ali-Baba, pourtant créé à l'Académie sans dialogues), ou traités sans la même hauteur de ton (Lodoïska, « comédie héroïque »).

    Les Bayadères de Catel (1810, Talpain chez Singulares) appartiennent déjà au romantisme, et ne tiennent plus vraiment de la tragédie en musique. On pourrait davantage discuter du statut des opéras de Spontini, qui utilisait certes un langage romantique (et des traits belcantistes), mais dans un format général qui restait celui de la grande tragédie en musique de l'ère classique.

    En tout état de cause, la distinction perd son sens à la fin de l'Ancien Régime, lorsque le privilège des sujets sérieux et surtout le sens s'émousse face aux nouvelles références disparates. Un vrai beau sujet que l'opéra révolutionnaire, encore fort mal documenté par le disque.

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Je cherche nullement à dissimuler qu'au plus fort de la querelle, je suis grétryste et surtout saliériste. Si je devais recommander quelques sommets dans ce massif : Céphale et Procris (Grétry) Iphigénie en Tauride (Gluck), Les Danaïdes (Salieri), Tarare (Salieri), Adrien (Méhul), Sémiramis (Catel). À une exception près, des œuvres peu célébrées par l'Histoire rétrospective (même si Tarare a, en réalité, remporté un énorme succès sous tous les régimes).

Le propos sur Chimène de Sacchini (puis Les Horaces de Salieri) viendra donc s'enchaîner à cette notule…

vendredi 19 août 2016

Quand les sibéliens jouent LULLY


        Comme suggéré mainte fois dans ces pages, ce n'est pas tant l'authenticité (illusoire) qui importe ; c'est que la réflexion qu'elle suscite, la façon qu'elle a de remettre en cause la façon de jouer, pour, paradoxalement, remettre les pratiques au goût du jour et aller au plus près de ce qui fait fonctionner une musique. Dans les répertoires très écrits du XXe siècle (et même du XIXe, pour large partie), ce n'est pas capital. Certes, un piano d'époque procure une gamme de couleurs très différente, des équilibres chambristes ou concertants complètement « nouveaux », mais enfin, même en jouant Brahms sur Steinway neuf et en ralentissant au maximum, on perçoit toujours le sens de cette musique.
        En revanche, pour les musiques où l'exécution n'est pas aussi clairement indiquée (baroque), ou bien où la matière musicale est relativement reduite (classique), cette interrogation sur la façon de faire vivre efficacement la musique se révèle capitale. Elle est en général nourrie par les lectures d'époque, par les théories qu'on peut élaborer sur le projet des compositeurs, sans chercher à se conformer tout à fait aux conditions d'origine – déjà, le caractère réécoutable d'un disque ou d'une retransmission impose un degré d'exigence supplémentaire assez considérable. C'est un aiguillon qui permet de trouver le ton juste pour notre époque, en quelque sorte ; et c'est ce que font les ensembles baroques qu'on voit sur nos scènes.

        Longtemps, on a réduit la pratique à son paramètre le plus extérieur, l'usage d'instruments d'époque (ou d'imitations) avec cordes en boyau et diapason abaissé. C'en est le paramètre le plus visible et le plus spectaculaire, assurément – celui que l'on remarque tout de suite dès le premier Orfeo restitué par Hindemith et Harnoncourt (où, précisément, l'un avait besoin de l'autre pour l'instrumentarium).
        Pourtant, les recherches musicologiques dans les traités d'époque et la pratique affinée depuis les années cinquante (et de façon massive depuis les années soixante-dix et quatre-vingts) a permis de traiter bien d'autres paramètres essentiels : développement de la basse improvisée, appuis des phrasés (et, dans le cas français, leur irrégularité), usage de diminutions (variations) lors des reprises ou des moments importants (en particulier dans le seria). Ce qui était d'abord tourné en ridicule (les boyaux tiennent en effet moins bien l'accord, et les « nouveaux » instruments étaient diversement maîtrisés dans des musiciens qui n'y avaient pas été formés, sans parler de la facture qui a fait des progrès considérables) est devenu une norme reconnue par tous, les musiciens « classiques » ne dédaignent plus de jouer du baroque. Plus encore, ils sont pour certains capables de bien le faire.


Scène finale d'Armide de LULLY, avec Katherine Watson et l'Orchestre de la Radio Finlandaise dirigés par Paul Agnew, telle que diffusée sur la télévision finlandaise.

        Pour rappel, cet orchestre est célèbre pour ses enregistrements de Sibelius, Nielsen ou Merikanto, et joue toute l'année le grand répertoire, par exemple en septembre prochain Le Sacre du Printemps et La Walkyrie… Excellent d'ailleurs, toujours frémissant et coloré, un grand orchestre, jadis dirigé par Berglund, et naguère par Segerstam, Saraste (treize saisons, période où il est le plus enregistré), Oramo.

        Et je suis frappé, justement, par le fait qu'on ne l'entend pas du tout. Les articulations sont parfaitement adéquates, les agréments (tremblements en l'occurrence) sont parfaitement exécutés (sans l'aspect régulier et mécanique qu'il peut y avoir dans les trilles romantiques), et surtout le son respire – à l'inverse du fondu attendu dans un orchestre symphonique, ici l'accompagnement laisse la place (détachés entre les parties des phrasés) à l'articulation de chaque accord, et à la voix (toute petite) de Katherine Watson.
    Seule différence, les cordes modernes n'ont pas la même chaleur ni la même acidité que les boyaux (monté en boyau), les archets à large mèche on plus de rondeur et moins d'attaque… mais l'attention portée au style fait que la différence n'est pas spectaculairement sensible. D'autant plus admirable de la part de non spécialistes qui n'aiment pas nécessairement cette musique (du Vivaldi ou du Rameau, encore, il y a des traits violonistiques…), une discipline à laquelle se refusent ostensiblement un certain nombre de chefs ou de musiciens dans les grands orchestres. [À Bordeaux, Louis Langrée avait renoncé à assurer la direction musicale pour cette raison : seule la moitié des musiciens était volontaire pour se former sur instruments anciens. Et lorsque d'autres grands chefs ou orchestres jouent du baroque, il y a souvent de quoi frémir devant l'absence manifeste d'intérêt pour faire sonner l'ensemble, comme s'il s'agissait d'un état archaïque de la musique, que l'on considère comme tel.]

        Le flûtiste ne joue pas sur un traverso comme le montre le clétage, mais sur une flûte en ébène ou en palissandre, ce qui procure cette douceur dans la doublure des dessus (premiers violons).
        [Le claveciniste est de toute évidence un spécialiste vu la qualité stylistique de ses réalisations, et on se doute bien que l'Orchestre de la Radio Finlandaise n'entretient pas à demeure un musicien qui ne joue jamais – un pianiste, sauf hobby adapté, ne pourrait se convertir aussi facilement en continuiste.]

        Je trouve cette plasticité assez spectaculaire, je dois dire, et même assez émouvante. Preuve éclatante que la question n'est vraiment pas celle de revenir aux crincrins en boyaux, et que la recherche des baroqueux se porte au cœur même de la musique, de sa logique, de la façon de la rendre vivante aux oreilles d'aujourd'hui. Je doute vraiment que les orchestres vénitiens aient jamais joué comme les ensembles quasi-percussifs (Il Giardino Armonico, Europa Galante, I Barrochisti, Modo Antiquo, Matheus…) qui ont occupé l'essentiel de l'attention dans les années 2000, mais ceux-là parlent incontestablement à notre sensibilité. Et cela peut se faire sans instruments d'époque, simplement en travaillant sur les modes de jeu, l'aération du spectre orchestral, l'ornementation, les phrasés.

[Encore une fois, allez entendre ce que l'orchestre de Frankfurt (Oder) fait dans la Première Symphonie de Czerny, on croirait entendre Les Musiciens du Louvre ! – en plus voluptueux.]

mardi 12 juillet 2016

Beaumarchais et Salieri – TARARE, une vision de l'avenir : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes


ÉPISODE 2




Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !

Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements politiques du temps.

Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux versions, celle de Malgoire publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont, mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin (par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.





4. Avant Tarare

iphigenie_aulide_costume_boquet_1774.pngIl m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée, cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de l'opéra de Beaumarchais.

Tout débute avec Iphigénie en Aulide dont la création à Paris en 1774 donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck, sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite sa version préparatoire en prose de Tarare, mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro, en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude, personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.

Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé, Salieri. Beaumarchais le reçoit avec une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité avec chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).

(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la création d'Iphigénie.)



5. L'origine de la fable

Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité emprunté le nom de Tarare au conte (assez long) Fleur d'Épine d'Antoine Hamilton. Le héros y est aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de princesse et de sorcière…

Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois exotique, simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait entrer le sultan Atar, homme féroce et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et souvent, comme chez Hamilton, le nom de Tarare se répète comme en écho.

Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :

L'une des premières apparitions de Tarare chez Hamilton : Autre exemple d'écho :
tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton

… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique – elle est même à deux reprises l'origine de coups de théâtre

D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)

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Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
tarare hamilton

Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur un mode plaisant, afin de réjouir la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie, bien-aimée de Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur toutes les lèvres.

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Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe Lafont, Anna Caleb, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
 tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton

Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.

Au demeurant, « tarare » est un véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :  il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de Lyon d'un côté, de Montbrison de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la question) avec la machine agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des planches dans l'Encyclopédie). En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles, surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralalaaussi bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr, cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.

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(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)

Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il pouvait mener le public à estimer ce nom qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayer le ton souvent un peu sombre que l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses, héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à reprendre les sujets mythologiques.



6. Quel accueil pour Tarare en 1787 ?

Je reviendrai plus tard sur la musique, mais elle a généralement été considérée à l'époque (à grand tort) comme assez plate, trop peu mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet – l'une des pages les plus simples de l'opéra).

L'accueil réservé au livret est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit parlé, et encore plus chanté : Mais pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux / De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant déjà lu le texte, c'est un véritable défi !

Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame (intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries, de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de philosophie). Ainsi la Nature devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même les passages censément mélodiques se répandent en références aux théories scientifiques existantes : Froids humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur le spectateur, et vise plutôt une sorte de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.

On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le sens dramaturgique de Beaumarchais, avec ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge du caractère contre le rang.

Tarare produit en tout cas une très substantielle recette, et Grimm note même l'intérêt extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé, qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la création.

Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers, notamment Ainsi qu'une abeille et bien sûr Je suis né natif de Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques (violon-piano, violon-alto, etc.), des parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu lieu qu'en août !), et même un ouvrage de critique artistique du Salon de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et le Ahi povero ! tiré du refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.

Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des représentations.

Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est assez fascinante, et très contre-intuitive :



7. Quatre reprises pour Tarare, sous quatre nouveaux régimes politiques :


En 1790, ère de monarchie constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotismele titre complet étant à l'origine Tarare ou le roi d'Ormus) en faisant régner le nouveau souverain par le Livre de la loi qu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité. On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes de leurs vœux, car les vrais citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des prêtres.)
— Il permet le divorce à Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres (il reste une ambiguïté sur leur affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se lit dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air traditionnel) :
tarare
(exemple précoce du style proto-banania)

Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.

Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en lançant quantité de maximes dans son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois », « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly, maire de Paris, mais Nous avons le meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la reprise.

La pièce est jouée régulièrement jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse (indépendamment du très grand succès public, que les démonstrations politiques ne doivent pas occulter), chaque parti s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver le texte écrit.


En 1795, la Convention souhaite reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes, et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant, il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ; peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.

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(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en pleine page.)

C'est son ami Nicolas-Étienne Framery, auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques (notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras italiens (dont les airs du Barbier de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.

Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut accepter l'hommage de son peuple : « Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la demande d'Urson « Et quel autre sur nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».

C'est là que se produit l'inversion étonnante : Tarare, mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés par un Citoyen : 
Sur le tyran portons notre vengeance,
Du long abus de la puissance
Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention !  C'est-à-dire que tout l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un comble.

Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas allumé où l'on aurait cru.

C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare : les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.


En 1802, sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé de ses composantes philosophiques, Tarare reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826, également à Londres (1825) et Hambourg (1841), longévité tout à fait exceptionnelle pour un ouvrage des années 1780, et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !

Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ; en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne dans un mémoire que Tarare avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs, inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories, et labouraient péniblement le champ de la révolution !  Après quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.

L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois : créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin de l'année : Bernique ou le Tyran comique, Lanlaire ou le Chaos, Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel – on peut voir les références diversement précises au projet de Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare pour la reprise de 1790.



7. Le projet de Beaumarchais

Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.

lundi 20 juin 2016

Deux nouveaux inédits de tragédie en musique : les Ariane de Marais (1696) et Mouret (1717)


Lors de l'anniversaire Marais, on nous avait promis Bacchus & Ariane (je ne suis plus sûr de l'ensemble concerné), tandis que le Concert Spirituel ressuscitait Sémélé, Les Paladins Alcide et que qu'ailleurs en Europe, me semble-t-il, on reprenait Alcyone. Pour des raisons dont je n'ai jamais eu vent, le projet a été annulé, et cette Ariane demeure donc le seul opéra de Marin Marais jamais remonté.

Un discret concert du jeune Ensemble Zaïs (donné en l'église de Joinville-le-Pont, à l'extrémité Est du bois de Vincennes), largement issu de musiciens du CNSM de Paris, permettait de découvrir deux grands airs présentatoires typiques de la tragédie lyrique intermédiaire (ce que j'ai souvent appelé, dans ces pages, la deuxième école – celle qui joint LULLY à Rameau). Les facétieux lutins de céans avaient enregistré celui qui ouvre Sémiramis de Destouches ; au disque, on peut par exemple écouter l'entrée d'Ilione (« Venez, Gloire, Fierté ») au début d'Idoménée de Campra.

Au sein d'un programme remarquablement constitué consacré à Ariane, mêlant extraits déclamés des Héroïdes, premier baroque (lamento de Monteverdi), air de cour compatible (« Rochers, vous êtes sourds » de Lambert/Lully), opéra seria (Arianna in Creta de Haendel), cantate de type seria (Benedetto Marcello), mélodrame germanique (Ariadne auf Naxos de Benda, déclamation sur accompagnement musical)… et deux extraits inédits des deux tragédies en musique ayant traité le sujet !

Ce sont de grands récits introductifs, caractéristiques de ce qui se fait de 1690 à 1720 : de longueur inhabituelle dans ce répertoire où les airs sont brefs, ils s'organisent en de multiples strophes de caractère et de thèmes très différents, ce qui permet de présenter une situation complète et une psychologie précise en mobilisant un seul personnage et très peu de temps. Là aussi, je renvoie au détail que j'avais proposé pour Sémiramis de Roy & Destouches.


marais ariane acte I berain
Dessin de l'atelier de Jean Berain, figurant le désert de l'acte I d'Ariane et Bacchus, de Saint-Jean et Marais.
Plume, encre noire, lavis gris, traces de pierre noire. Entre 1696 et 1710.


A. Marin MARAIS, Ariane et Bacchus (1696)

Sur un livret de Saint-Jean, inspiré de Thomas Corneille et de Donneau de Visée. Une ''comédie héroïque'', en réalité, mais le format musical demeure similaire aux tragédies (comme dans Sémélé, et contrairement aux opéras-ballets) ; l'action s'ouvre, après le Prologue, sur cet air.

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La structure en est relativement simple :
  • plainte explicative, Ariane est abandonnée et amoureuse, seule sur son île ;
  • ritournelle avec basse chromatique descendante ;
  • seconde partie, qui fonctionne sur le traditionnel enchaînement appel-imprécation-repentir (comme Théone dans Phaëton ou bien sûr Armide), chaque partie assez caractrisée, mais dans le même flux.

C'est un grand récit, dont les carrures changent en permanence pour suivre la prosodique et relancer le discours, là aussi sur le modèle des grandes scènes de Lully. Le langage en est néanmoins plus lyrique et moins déclamatoire, comme souvent avec Marais, et l'harmonie (relativement) plus sophistiquée.

marais ariane acte I partition
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B. Jean-Joseph MOURET,  Ariane (1717)

Mouret est mal documenté par le disque, et même Les Amours de Ragonde, œuvre comique publiée luxueusement par Erato, doit être difficile à trouver désormais. Plutôt spécialisé dans les opéras-ballets allégoriques, il a néanmoins écrit deux tragédies en musique, dont Ariane est la première (et l'autre Pirithoüs, en 1723).

Le livret en est dû à Roy – un des chouchous de CSS, dont il a été mainte été question (une liste des entrées se trouve justement dans la notule sur Sémiramis) – et La Grange-Chancel.

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Au début de l'acte III, Ariane est seule, dans le temple de Jupiter.

Considérant la date, il n'est pas étonnant que la structure en soit un peu plus complexe.
  • A. Prière à trois temps, sous forme d'imploration.
  • B. Expression des émotions, de façon plus dramatique, avec des mesures alternées (mais principalement à deux temps).
  • A. Reprise de la prière.
  • C. Accès de fureur à l'italienne : contrechant instrumental en guirlandes (relativement) virtuoses, basse en forme de batteries sur des notes répétées. (Là aussi, un trait du temps dans l'influence ultramontaine qui s'exerçait alors fortement : on trouve la même chose pour la fureur de Corésus dans Callirhoé.)
  • D. Repentir de l'imprécation.
  • E. Petite phrase de pont avec la scène suivante (non incluse dans le concert) : « Le Roy vient. Ah ! Cruels ! vous m'avez trop ſervie. »
Si la couleur est peut-être moins personnelle que celle de Marais (du moins dans les parties lentes, la partie italienne ne ressemblant exactement à aucun contemporain que j'aie pu lire), je suis très séduit par ces élans mélodiques vers l'aigu, qui procurent un beau galbe dramatique à l'ensemble.

Lorsqu'on est sensible à ce répertoire, deux portions aussi importantes (dramatiquement : à peu près ce qu'on peut trouver de plus long comme air avant Rameau, des récits d'héroïnes) d'inédits sont un événément rare, et une exultation toute particulière, que nous nous empressons de vous faire partager.

mouret ariane acte III partition
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C. L'Ensemble Zaïs

Jeunes, issus des cursus supérieurs de musique ancienne (CNSM, Versailles… ainsi la harpiste Caroline Lieby, souvent aperçue, que ce soit pour Rubino aux Invalides ou Rossi & Carissimi à Galliffet), les musiciens de l'Ensemble Zaïs assument la rareté et la polyvalence du programme avec chaleur. J'ai en particulier remarqué l'élan passionné de Cyril Poulet au violoncelle, poussant toujours les situations vers le drame et la danse – une basse tenue avec intensité vous transfigure une pièce, dans ce répertoire !

La soprane à l'origine du programme (si j'ai bien suivi, c'est aussi un projet validé dans le cadre des études du CNSM), Cécile Lohmuller, manifeste une connaissance du style remarquable : appuis prosodiques, notes de goût, on sent la science qui sous-tend une interprétation par ailleurs très prenante. Comme vous l'entendez, la voix est de plus très jolie (j'aimerais bien sûr, tropisme habituel, encore un peu plus d'antériorité du placement, mais c'est déjà très bien comme ça).

Seule interrogation (mais valable pour la plupart des concerts mêlant répertoire italien et français) : quand on dispose d'un théorbiste de qualité (et d'une harpiste, même s'il n'y aurait en l'occurence, aucune justification historique à son inclusion), pourquoi les laisser à l'écart pendant les œuvres françaises, où ils enrichiraient très agréablement le spectre ?  Et ce d'autant plus que l'on sent chez Benoît Babel (claveciniste et directeur musical de l'ensemble) le désir de varier les accompagnements selon le style musical et le thème littéraire des extraits joués.
Je suppose qu'il s'agit d'un choix musicologique très bien motivé, mais je trouve frustrant de ce priver de cet enrichissement (de même qu'il n'y a pas de raison de se refuser de doubler les cordes par des flûtes ou des hautbois dans le seria).

Nous leur transmettons en tout cas toute notre gratitude pour cette exploration plus que bienvenue – les nouveautés en tragédie en musique se concentrant désormais, sous l'effet conjugué des défections de ses chefs historiques (Christie, Minkowski, Niquet…) et des impulsions de Bru Zane, dans le dernier quart du XVIIIe siècle (jusqu'ici le plus mal documenté, donc un travail salutaire). Et les quelques nouveautés du côté du début du XVIIIe (Le Carnaval de Venise par Le Concert Spirituel, Les Fêtes vénitiennes par Les Arts Florissants, Les Éléments par Les Surprises) documentent plutôt l'opéra-ballet. Bref, on a très peu l'occasion d'entendre du nouveau dans la tragédie en musique de cette période, et ce genre d'initiative, même parcellaire, est une petite bénédiction inattendue.

samedi 16 avril 2016

Le Persée de 1770 : après les représentations


… et avant le disque (publication d'ici un an). Comme promis, voici un petit bilan de la partition après écoute, de la soirée aussi, avec quelques questions sur l'état du chant baroque français aujourd'hui – et même des propositions de solutions. The notula to read, en somme.

Pour ceux qui auraient manqué la première partie, elle se trouve ; j'y ai adjont, pour plus de commodité, cette seconde partie.



4. Après la représentation : état de la partition

Quelques compléments à l'issue du concert du Théâtre des Champs-Élysées.

Les coupures opérées par Joliveau accentuent le schématisme de l'action et des psychologies, dans un livret qui était déjà extrêmement cursif chez Quinault – ce sont encore Phinée (le rival) et Méduse qui ont le plus d'épaisseur, et le raccourcissement (mêlé d'interventions de circonstance et de galanteries pastorales ou virtuoses tout à fait stéréotypées pour 1770) ne font qu'accentuer ces manques. Ce n'est pas de côté-là qu'il faut chercher le grand frisson.

¶ Les LULLYstes ont pu constater avec effroi, pour ne pas dire avec colère, que le « Persée de Lully version 1770 » ne contenait finalement pas grand'chose de LULLY : les récitatifs (certes, c'est le plus important), quelques airs (arioso de Céphée, scène de Méduse) réorchestrés (plus de cordes, et beaucoup de doublures de vents pour épaissir la pâte, cors notamment), et telle ou telle portion (chœurs de l'acte IV-V, là encore renforcés orchestralement par l'ajout de fusées de violon). Mais, globalement, les parties instrumentales (même dans les accompagnements des parties originales, hors récitatifs) sont toutes neuves, et l'essentiel des airs et ensembles sont aussi remis au goût du jour. Il y surnage certes un peu de LULLY (l'acte III, qui contient les hits de Méduse et Mercure, a été assez peu touché contrairement aux autres), mais l'opéra sonne comme un opéra des années 1770 à 1800 (assez neuf pour 1770, même).
Le parallèle le plus honnête serait sans doute avec le Thésée de Gossec, qui en partage bien des recettes musicales (dont le spectaculaire traitement des chœurs de combat hors scène).
On voit bien le problème de vendre un spectacle « Persée de Dauvergne-F.Rebel-Bury avec des bouts de Lully réorchestrés », surtout avec notre réflexe de valoriser la singularité de l'auteur, mais mettre en avant le nom de LULLY était très trompeur, et avait d'autant plus de quoi désarçonner les auditeurs qui n'y auraient pas prêté garde… qu'il s'agit d'une esthétique d'un siècle postérieure !

L'effectif est déjà celui du Rameau tardif (Boréades) ou de la tragédie lyrique « réformée » d'après Gluck : adjonction de 2 clarinettes et de 2 cors à la nomenclature (2 traversos, 2 hautbois, 2 bassons). Le nombre de cordes sur scène est plutôt important (14 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 2 contrebasses), mais c'était aussi, en réalité, le type de nombres présents du temps de LULLY (voire supérieurs) – même si on le joue désormais avec des proportions plus réduites (à ma grande satisfaction). Le contraste de ce point de vue relève donc de l'illusion d'optique.

¶ Le continuo est en train de disparaître : le clavecin accompagne bien sûr les récitatifs de la main de LULLY (avec un violoncelle), mais ne double pas tout le temps l'orchestre. Bien sûr, sa présence n'est jamais indiquée explicitement sur les portées, mais c'est bel et bien l'époque où il disparaît progressivement : il peut rester en fond (beaucoup d'ensembles spécialistes adoptent désormais, à l'exemple de Jacobs, le pianoforte à la place, pour raffermir le son d'orchestre), mais n'a plus du tout la même fonction d'assise, considérant les carrures beaucoup plus régulières (batteries de cordes fréquentes, c'est-à-dire le même rythme égal répété en accords). De fait, il devient facultatif, et chez Haydn ou Gossec, il n'est plus véritablement nécessaire – même s'il peut encore figurer, plus ou moins à la fantaisie du compositeur ou des interprètes, pour ce que j'en vois dans les disques (je n'ai pas creusé les contours exacts de l'historicité de cette pratique).

¶ Musicalement, le contraste est plus frappant à l'intérieur des actes (et pas seulement entre les parties originales et les parties récrites) qu'entre eux : le style disparate qu'exposent Dauvergne, F. Rebel et Bury est assez comparable d'un acte à l'autre.
Les danses, dont plus aucune n'est de LULLY, ont un aspect martial et tempêtueux assez étonnant, qui ne laissent quasiment pas de part à la galanterie ; un air de Persée et la grande tirade de Vénus tirent un peu plus sur la pastorale pour l'un, l'air galant pour l'autre (malgré son propos solennel, celui de célébrer les commanditaires !), mais globalement, on se situe plutôt du côté des plus mâles portions du Grétry de Céphale et Procris ou du Gossec du Triomphe de la République. Elles font au demeurant partie des plus réussies que j'aie entendues dans ce style – je crois bien que j'aime davantage ça que les belles danses un peu plus décoratives de LULLY (magnifiques, ne me faites pas dire autre chose).

¶ Au chapitre des étrangetés réussies, les parties autonomes et thématiques des violoncelles en certaines occasions (jusqu'ici, le baroque les réservait à l'assise de la ligne de basse, fût-elle vive et marquante) ; ou bien cet air vocalisant final chanté par Persée comme un héros ramiste… mais accompagné d'un tapis choral qui évoque plutôt les airs de basse des deux Passions de Bach…

¶ En fin de compte, l'aspect général ressemble à du Gossec (oui, vraiment proche de Thésée, mais avec des mélodies plus inspirées et un sens du drame plus exacerbé), où persistent les beaux frottements harmoniques de Rameau (le milieu du XVIIIe siècle étant plus audacieux harmoniquement, en France, que la période qui a suivi). Un très beau mélange, que j'ai trouvé pour ma part tout à fait enthousiasmant : plutôt qu'à un LULLY du rang, on a droit à une partition de premier plan de la « quatrième école » de tragédie en musique, qui combine, de mon point de vue, tous les avantages de la période : drame exacerbé (façon Danaïdes de Salieri), danses très franches et roboratives (façon Triomphe de la République de Gossec), éclats tempêtueux saisissants (façon Sémiramis de Catel), harmonie ramiste (façon Boréades, un langage qui n'est plus de mise dès Gluck), des ariettes virtuoses étourdissantes (là aussi, encore un peu ramistes, façon final de Pygmalion), mais sans les longueurs galantes (ni les fadeurs compassées dans les moments dramatiques) qui font souvent pâlir les opéras de cette période face à LULLY. Évidemment, la prosodie n'est pas du même niveau, mais ce demeure un opéra remarquablement réussi.

J'ai sans doute eu l'air un peu sérieux en décrivant ses écarts par rapport à l'original, mais le résultat, même en révérant LULLY, était particulièrement réjouissant, peut-être davantage même que l'original – car plus concis, moins prévisible aussi, considérant sa nature hétéroclite.



5. Après la représentation : quels moyens aujourd'hui pour jouer la tragédie en musique ?


Bien sûr, avant toute chose, il faut souligner combien l'offre, qui était à peu près nulle (en quantité comme en qualité) il y a 30 ans, est aujourd'hui généreuse, les nouveautés continuant à pleuvoir (même si ses anciens défricheurs émérites comme Herreweghe, Christie, Gardiner, Minkowski… sont partis enregistrer Brahms ou rejouer à l'infini leurs propres standards  – Niquet le fait aussi, mais en supplément et non exclusivement).
Chose particulièrement significative, les exhumations sont généralement adossées à des financements discographiques qui permettent de documenter le répertoire pour ceux qui n'habitent pas à côté de la salle de concert.

En matière d'interprétation aussi, on a beaucoup exploré, et les continuistes capables de réaliser des contrechants riches et adaptés à chaque caractère sont désormais légion. Néanmoins, je remarque quelques réserves récurrentes, qui étaient rares il y a 15 ans.

Bref, il y a tout lieu de se féliciter de la situation ; j'ai souvent écrit ici que nous vivons un âge d'or pour le lied, jamais aussi bien chanté (et notamment sous l'influence des recherches baroqueuses), de façon aussi précise et expressive (la comparaison avec les grands diseurs d'autrefois est même assez cruelle, tant leur rigidité éclate, quelle que soit la beauté de la voix ou la science rhétorique). On pourrait presque être tenté de dire la même chose pour le baroque… et pourtant, par rapport aux deux premières vagues de découvertes dans le répertoire français (de la fin des années 80 au début des années 2000), quelque chose manque.

Mercredi soir, donc, nous disposions d'un des meilleurs ensembles spécialistes et du meilleur du chant francophone pour servir l'œuvre.

¶ Le Concert Spirituel était particulièrement en forme : son empreinte sonore caractéristique, plus ronde que d'ordinaire chez les instruments d'époque, était aussi caractérisée ce soir-là par une homogénéité que je n'avais pas toujours noté en concert (de petits trous ou des inégalités ponctuelles dans le spectre sonore) ; le niveau semble avoir (encore) monté, et en plus de conserver ses qualités, il sonne avec autant d'assurance que dans ses meilleurs studios. La direction d'Hervé Niquet en tire chaleur et engagement constants, c'est formidable, et de ce point de vue, nul doute, instrumentalement ce répertoire n'a jamais été aussi bien servi qu'aujourd'hui.

Mathias Vidal est le plus grand chanteur francophone actuel chez les Messieurs (je suppose que chez les dames, l'honneur reviendrait à Anne-Catherine Gillet), et le confirme encore : le grain de la voix n'a pas la pureté des chanteurs les plus célébrés, mais c'est pour permettre une franchise des mots et une vérité prosodique extraordinaires (à l'inverse des voix parfaites qui s'obtiennent par un reculement des sons et un nivellement des voyelles), une éloquence, une urgence de tous les instants. Non seulement le texte est toujours très exactement articulé, mais il est aussi en permanence appuyé avec justesse, et pour couronner le tout ardemment incarné – trois qualités très rarement réunies, et à peu près jamais à ce degré, chez un même interprète. (Car il est possible d'avoir les bons appuis avec un texte peu clair ou des apertures fausses, ou en de disposer de tout cela sans en faire un usage expressif particulier, comme les grands anciens des années 50…)
Son principal défaut était finalement que la voix sonnait un brin étroite, limitée en volume. Ce n'est plus du tout le cas, et comme si la bride avait lâché, Vidal tourne le potentiomètre à volonté lorsque l'expression le requiert, dominant ses partenaires et l'orchestre. J'attends avec impatience son Parsifal dans la traduction française de Gunsbourg.


Le contraste avec le reste de la distribution est d'autant plus spectaculaire. Elle est loin d'être mauvaise, mais comment se peut-il que le français soit aussi peu intelligible chez des spécialistes francophones de format léger ?  Ce seraient des wagnériens hongrois, je ne dis pas, mais en l'occurrence…

Deux grandes catégories dans cette distribution :

¶ Ceux qui ont les atouts idéaux de leurs rôles mais ne sont manifestement pas sollicités par le chef sur la question de la déclamation.
Hélène Guilmette, favorise davantage la netteté légère de son timbre que l'ampleur, la rondeur et le moelleux (propre aux francophones américains) qu'elle peut manifester autre part, et se coule parfaitement dans le rôle. Mais les phrasés ne sont pas réellement déclamés, simplement joliment chantés, alors qu'elle est une grande mélodiste par ailleurs ; il n'aurait pas fallu lui en demander beaucoup pour qu'elle fasse quelque chose de plus éloquent d'Andromède !
Jean Teitgen (Céphée, le père d'Andromède) a déjà fait frémir de terreur les amateurs du genre, en Zoroastre de Pyrame et surtout en Amisodar de Bellérophon ; pourquoi, dans ce cas, se contente-t-il ici de chanter (de sa voix de basse d'une densité et d'une portée extraordinaires) tout legato, en belles lignes égales, quand il sait si bien mettre les mots en valeur dans d'autres circonstances ?  De vraies basses nobles françaises, il n'y a que Testé (dont l'émission est parente) et, dans un autre genre, Varnier et Courjal, qui soient de cette trempe, aussi bien vocale qu'interprétative… 
Tassis Christoyannis (Phinée, le rival), dont on dit toujours le plus grand bien ici pour son mordant, son intensité, sa voix impeccable et sa diction parfaite, que ce soit dans Salieri, Grétry, David, Verdi ou Gounod, est certes moins habitué au répertoire du XVIIe siècle (or il dispose essentiellement ici de récitatifs de LULLY), mais semble déchiffrer (quelques détails pas très propres) et chante lui aussi de façon très homogène et égale, sans exprimer grand'chose… Vraiment étonnant de sa part, comme s'il avait été laissé à l'abandon dans un style (à peine) différent.
Cyrille Dubois (Mercure) est le seul à être égal à lui-même, avec son étrange voix, étroite et grêle, mais d'un grain très particulier. Sa diction est fort bonne, mais là aussi, assez inférieure à ses propres standards – son Laboureur du Roi Arthus crissait des mots crus, tout à fait saisissant.

Eux semblent victimes d'un absence de soin porté à la diction (Christie le faisait, Rousset le fait, les autres attendent un peu qu'on fasse le travail pour eux), peut-être d'un nombre de répétitions réduit, d'une étude pas assez précise de leur partie…

¶ Les autres sont limités par des caractéristiques plus inhérentes à leur technique.
Chantal Santon-Jeffery, en Vénus, rôle élargi par Joliveau, confirme une évolution préoccupante ; je me rappelle avoir été très séduit lorsque je l'ai découverte (en salle, me semble-t-il), dans du baroque français sacré, où la voix était franche et la diction parfaitement acceptable (ce doit pourtant faire à peine plus de 5 ans). Désormais, est-ce l'interprétation occasionnelle de rôles plus larges (des parties écrasantes dans les Cantates du Prix de Rome, ou même Armida de Hadyn, partie plus vocal), ou, comme je le crains, plutôt le moment de sa vie où la voix change, mais les stridences ont augmenté, et surtout le centre de gravité de la voix a complètement reculé, avec une émission (légèrement dure mais très équilibrée) devenue flottante, quasiment hululante pour ce répertoire. En plus, l'effort articulatoire paraît très (inutilement) important (peut-être parce que la nature de la voix est un peu trop dramatique pour ce répertoire) pour des rôles à l'ambitus aussi réduit et à la tessiture aussi confortable.
Restent deux options : reprendre la technique en main, chercher la netteté et l'antériorité plutôt que de sauver à tout prix le timbre au détriment de tous les autres paramètres ; ou bien se tourner vers un autre répertoire, sa voix évoluant clairement vers davantage de largeur (mais j'ai bien conscience que lorsqu'on est chanteur, on ne choisit pas, et vu qu'elle a ses réseaux déjà constitués, pas sûr que ce puisse changer si facilement). En l'état en tout cas, impossible de sasisir un mot de ce qu'elle dit, ce qui est un peu incompatible avec ce répertoire.
Marie Lenormand (Cassiope), égale à elle-même : comme Michèle Losier (qui est plus phonogénique), son émission typiquement américaine (plus en arrière, beaucoup de fondu) nuit à son impact physique et à sa déclamation (mais dans le peu qui reste du rôle, elle demeure au-dessus de tout reproche, ce n'est pas inintelligible non plus).
Katherine Watson (Mérope), étrange choix pour une jalouse, même si la refonte de Joliveau gomme sa participation néfaste, file un mauvais coton : la voix devient de plus en plus minuscule et de moins en moins timbrée… il ne s'agit presque plus de chant d'opéra, dans la mesure où le timbre est « soufflé » et où la projection est quasiment celle de la voix parlée… J'en ai souvent dit du bien ici, parce que j'ai toujours cru que c'était – la faute des programmes qui ne les mettaient jamais dans l'ordre, j'ai vérifié – Rachel Redmond, que j'aime beaucoup en revanche (minuscule, mais le timbre est net et focalisé) ; ce doit être la première fois que j'entends l'une sans l'autre !  Même si je n'ai donc jamais été très enthousiaste, je trouve que dans un rôle aussi modeste, ne pas faire sortir la voix n'est pas un très bon signe – très facile à dire de mon siège, mais ajouté à l'absence à peu près généralisée de souci déclamatoire (chez elle aussi), cela finit par nuire collectivement à l'œuvre et au genre.
– Enfin Thomas Dolié (Sténone), grand sujet de perplexité : je l'avais beaucoup aimé lors de ses premiers grands engagements, au début des années 2000 (avant sa consécration aux Victoires de la Musique, bizarrement sans grand effet sur sa carrière, qui reste essentiellement confinée à des seconds rôles réguliers), et en particulier dans le lied, où l'assise grave du timbre et la sensibilité au texte produisait de très belles choses pour un aussi jeune chanteur, et pas d'origine germanophone. Son Jupiter dans Sémélé était très respectable également – même s'il s'agissait, comme d'habitude dans ce répertoire, d'un baryton et non d'une réelle basse comme on pourrait l'attendre ici.
Mais depuis un moment, la construction de la voix à partir du grave lui joue des tours : depuis le second balcon, il était littéralement inaudible dès que l'orchestre jouait, toute la voix restait collée dans une émission extrêmement basse (dans le sens du placement, pas de la justesse qui est irréprochable) ; depuis le parterre, et surtout lorsque sa partie s'élargit dans la seconde partie, on entendait beaucoup plus d'harmoniques (les harmoniques, justement, sont toutes redirigées vers le bas de la salle, c'est très étrange, sans doute à cause d'une impédance exagérée), et la conviction était perceptible – l'engagement de l'artiste finissait par donner vie au personnage et lever une partie des préventions. Néanmoins, qu'une articulation aussi lourde et opaque produise aussi peu de son explique sans doute, d'un point de vue pratique, la limitation de ses emplois : il n'est pas suffisament adapté stylistiquement à ce répertoire pour tenir des premiers rôles, et il n'aurait pas le volume suffisant pour tenir des rôles de baryton dans des opéras du XIXe siècle. Encore une fois, la construction de voix trop tôt couvertes, très en arrière, bâties à partir des graves et non des aigus, provoque des résultats bouchés et difficiles à manœuvrer. Ce peut donner l'illusion de l'ampleur dramatique au disque, mais c'est toujours frustrant, en salle, par rapport à une voix nasillarde qui sonnera infiniment plus ample (syndrome Mime, quasiment tous sont plus sonores que les Siegfried de nos jours…).
À titre personnel, quitte à avoir de petits volumes, je choisis des émissions libres et intelligibles, comme Igor Bouin (vraiment minuscule) ou Ronan Debois (pas si mal projeté au demeurant !) ; qu'on ait ce type de caractéristiques pour chanter les Russes ou Wagner, soit, mais dans de la tragédie en musique, il ne paraît pas logique que la voix paraisse aussi (inutilement) étrangère à l'émission parlée.

Il n'y avait donc pas de mauvais chanteurs, mais ils semblent avoir été peu (pas) préparés sur la question de la diction (voire, pour certains, avoir peu lu leur partie), et un certain nombre dispose de caractéristiques qui peuvent trouver leur juste expression ailleurs, pas vraiment adaptées à ce répertoire.

J'ai de l'admiration pour Marie Kalinine : elle incarne exactement le type d'émission que je n'aime pas (fondée d'abord sur un son très couvert et sombré, et pas sur la différenciation des voyelles ou sur la juste résonance efficace), et pourtant elle s'efforce, saison après saison, de se fondre dans les styles avec le plus de probité possible – peu de Santuzza peuvent se vanter de faire des LULLYstes potables, et inversement. Par ailleurs, son carnet en dessins, drôle et attachant, laisse percevoir une conscience très franche de son art et une absence radicale de prétention, ce qui ne fait que la rendre plus sympathique.
Je ne peux pas dire que sa Méduse m'ait séduit (déjà, quel dommage que Bury l'ait confié à une femme, alors que la voix de taille ou basse-taille campait immédiatement le caractère !), mais elle est avant tout desservie par le diapason, ce qui me permet (merci Marie Kalinine !) d'aborder une question que je me pose depuis longtemps et que j'ai pas vraiment eu l'occasion de développer jusqu'ici.

On entendait essentiellement Zachary Wilder (Euryale) dans les ensembles, difficile de mesurer l'étendue de ses talents : issu du Jardin des Voix, j'ai été jusqu'ici très impressionné par ses retransmissions, un beau ténor libre et lumineux (et au français parfait) comme l'école américaine en produit régulièrement depuis Aler et Kunde. En salle, la rondeur du timbre n'était pas équivalente et la projection limitée, mais on sentait bien que, dès que la partie s'élevait un peu dans l'aigu, toutes ses aptitudes revenaient (d'où sa meilleure adéquation dans les retransmissions de Rameau). Dans un Hérold, ça aurait sans doute fait beaucoup plus d'étincelles, la tessiture basse éteignant mécaniquement le timbre. Ce qui rejoint la même remarque que pour Marie Kalinine, donc.

J'ai le sentiment désagréable d'avoir paru assez négatif alors que j'ai finalement tout aimé (peut-être moins la grande tirade de Vénus, déjà pas la plus grande trouvaille de Dauverge, par Chantal Santon, vu que le texte était impossible à suivre et la voix pas adéquate non plus), de l'œuvre aussi bien que du résultat interprétatif – avec la petite frustration d'un manque de déclamation, mais avec des artistes de ce niveau (et quelques-uns qui jouaient vraiment le jeu), ce n'est pas une grande mortification non plus.
Je suppose que c'est le principe même d'entrer dans le détail qui met en valeur les petites réserves : souligner tout ce qu'on a (de belles voix qui chantent juste et avec implication) est tellement évident qu'on entre dans d'autres. Et puis il y a mes marottes (probablement plus fondées que pour Wagner) sur la mise en valeur du texte, que tous les contemporains décrivaient comme primant sur la musique dans les techniques de chant (les français ayant la réputation de hurleurs) ; dans l'absolu, c'est bien chanté tout de même. [Disons qu'à volume sonore tout aussi modeste, on pouvait avoir des couleurs vocales plus libres et séduisantes, un texte énoncé avec plus de naturel.]

Illustration : Mathias Vidal, grand-prêtre de la diction dans un petit couvent, tiré d'un cliché de Jef Rabillon.



6. État des lieux du chant baroque français


Pour le chant baroque dans l'opéra seria, un point a déjà été partiellement réalisé .

Cette soirée donne l'occasion de mentionner quelques évolutions.

Le niveau des orchestres (et en particulier des orchestres baroques, de pair aussi avec la spécialisation des facteurs, je suppose) a considérablement augmenté au fil du XXe siècle, et il est assez difficilement contestable que dans tous les répertoires, on entend aujourd'hui couramment des interprétations immaculées de ce qui était autrefois joué un peu plus à peu près, que ce soit en cohésion des pupitres, en précision des attaques, en célérité, en justesse.

La voix n'a pas les mêmes caractéristiques mécaniques et c'est sans doute pourquoi elle est beaucoup plus tributaire de l'air du temps, des professeurs disponibles, de la langue d'origine des chanteurs.

        Au début de l'ère du renouveau baroque français, de la moitié des années 80 à celle des années 90, le vivier était constitué essentiellement de spécialistes, formés pour cette spécialité par Rachel Yakar (pour la partie technique) et William Christie (de façon plus pratique), de pair avec une galaxie de professeurs qui officiaient pour ceux qui n'étaient pas au CNSMDP (ou à l'Opéra-Studio de Versailles), voire de « rabatteurs » (Jacqueline Bonnardot, quoique pas du tout spécialiste, envoyait certains talents à Christie, m'a-t-il semblé lire).
        Autrement dit, les gosiers qui chantaient cette musique étaient spécifiquement formés à cet effet (d'où la mauvaise réputation de « petites voix » qui a persisté assez couramment au moins jusqu'au début des années 2000), en privilégiant la clarté du timbre, le naturel de l'articulation verbale, l'aisance dans la partie basse de la tessiture, la souplesse des ornements, au détriment d'autres paramètres prioritaires dans l'opéra du « grand répertoire », à commencer par la puissance et les aigus. (Un certain nombre de ces voix très légères et claires peuvent rencontrer des difficultés dans les aigus, qu'elles ont pourtant, mais que leur technique d'émission, centrée sur une zone plus proche de la voix parlée, ne favorise pas.)

        La reconversion n'était pas chose facile : Jean-Paul Fouchécourt s'est limité à quelques rôles de caractère, Paul Agnew n'a guère excédé Mozart et Britten (il aurait pu, d'ailleurs), Agnès Mellon a fait une belle carrière de mélodiste après sa grande période lyrique, et l'on voit mal Monique Zanetti ou Sophie Daneman chanter un répertoire plus large. Ceux qui se sont adaptés l'ont fait soit assez tôt, au fil du développement de leur voix (Gens, Petibon, et aujourd'hui Yoncheva, dont la formation initiale n'était de toute façon pas baroque), soit au prix de changements assez radicaux, comme Gilles Ragon, qui a assez radicalement changé sa technique pour pouvoir chanter les grands ténors romantiques (avec un bonheur débattable).

        On disposait alors de réels spécialistes, pas forcément exportables vers d'autres répertoires (ne disposant pas nécessairement de la même qualité d'agilité que pour l'opéra seria italien), en dehors de Mozart éventuellement ; mais ils étaient rompus à toutes les caractéristiques de goût (agréments essentiellement, c'est-à-dire notes de goût ; les ornements plus amples, de type variations, n'étaient alors guère pratiqués par les pionniers) et de phonation spécifiques à ce répertoire.
        Christie était assisté, jusqu'à une date récente, d'une spécialiste de la déclamation française du Grand Siècle, qui participait à la formation permanente des chanteurs récurremment invités par les Arts Florissants. L'insistance sur l'articulation du vers, sur la mise en valeur de ses appuis et de ses consonances (ce qu'on pourrait appeler la « profondeur » de son pour les syllabes importantes) était une partie incontournable de son travail de chef, l'une des nouveautés et des forces de sa pratique, dont tout les autres ensembles ont tiré profit – une fois émancipés (ou lassés / fâchés), les anciens disciples allaient travailler chez les ensembles concurrents tandis que Christie formait de nouvelles générations, équilibre qui a pendant deux décennies élargi le spectre des productions où la qualité du français, que le chef y prête attention ou pas, était particulièrement exceptionnelle.

        Mais Christie était seul à produire cet effort de formation – depuis, le CMBV fait de belles choses avec ses chantres, mais plutôt orienté vers la formation de solistes ou de comprimari que de grands solistes, considérant les voix assez blanches qui en sortent souvent (mais ce n'est pas une généralité, témoin l'immense Dagmar Šašková, sans doute actuellement la meilleure chanteuse pour le baroque français). Et cet effort, pour des raisons que j'ignore, s'est interrompu : il a cessé, apparemment, de faire travailler spécifiquement la déclamation, et, lui qui était célèbre pour son tropisme vers les voix étroites et aigrelettes, s'est mis à recruter des voix moelleuses articulées plus en arrière, selon la mode d'aujourd'hui – qu'il chouchoute Reinoud van Mechelen était une perspective inconcevable il y a quinze ans !  [Mode qui a son sens au disque mais est, à mon avis, assez absurde du point de vue des résultats en salle – les voix sont moins intelligibles et ont très peu d'impact sonore, qu'elles soient grandes ou petites.]
        Emmanuelle de Negri, elle-même une voix beaucoup plus ronde que les anciennes amours de Christie, est à peu près la seule de sa génération à avoir repris le flambeau du verbe haut. Elle chante d'ailleurs fort peu d'autres répertoires, et sa Mélisande (tout petit rôle de l'Ariane de Dukas) paraissait un peu désemparée par rapport à un univers technique tout à fait différent du sien – précisément parce que toutes ses forces sont tournées vers l'excellence spécifique du répertoire baroque français.

        Aujourd'hui, par conséquent, plus personne n'informe et ne gourmande, au besoin, les chanteurs sur ce point. On trouve donc (comme dans ce Persée) les voix les plus adaptées à ce répertoire laissées sans direction, ce qui donne à voir de rageant gâchis : non pas que ce soit mauvais, mais ces chanteurs ont tous les moyens et savent faire, à condition d'être entraînés et incités à appliquer ces préceptes.
       À cela s'ajoute le fait que, victime de son succès, l'opéra baroque français accueille volontiers des chanteurs de formation traditionnelle. Certains en font leur seconde maison au hasard des réseaux de leurs années d'insertion professionnelle (Thomas Dolié par exemple, qui a étudié au CNIPAL, plutôt un réservoir de voix pour les grands rôles lyriques… et avec Yvonne Minton) et ont donc l'opportunité d'en acquérir les codes, d'autres le font occasionnellement pour ajouter d'autres répertoires conformes à leur voix (porte d'entrée en Europe pour Michèle Losier), d'autres enfin viennent comme invités-vedettes pour fournir un type de voix rare ou un prestige particulier à une production (Nicolas Testé en Roland, dont on sent les origines extra-baroques, mais qui se plie remarquablement à l'exercice).
        Le problème est que, dans bien des cas, la technique de départ n'est pas vraiment compatible avec le baroque : les voix très couvertes, où les voyelles sont très altérées, n'ont pas grand rapport avec le chant réclamé par ces partitions. Stéphane Degout et Florian Sempey s'en tirent très bien (alors que je ne les aime guère ailleurs), mais on peut s'interroger sur la logique d'employer des voix aussi extérieures au cahier des charges de la tragédie en musique.

J'ai déjà longuement ratiociné sur ces questions dans de précédentes notules, ce qui me mène à quelques interrogations nouvelles supplémentaires.



7. Quelques questions à se poser


D'abord, il ne faut pas désespérer : certains chanteurs qui n'ont pas suivi cette voie manifestent les qualités requises, à commencer par Mathias Vidal (CNSM de Paris) !  Par ailleurs, Christophe Rousset, en plus d'être un peu seul à se consacrer aussi méthodiquement à explorer le répertoire enseveli de la tragédie en musique, demande cet effort de mise en valeur des mots à ses chanteurs – il est un peu celui qui a imposé, par exemple, l'accent expressif ascendant sur les « ah ! », d'abord largement moqué et qui est devenu une norme par la suite chez les autres ensembles (en cours de disparition, puisque plus personne ne semble s'intéresser au texte des œuvres jouées). Son insistance, dans les séances de travail, sur l'expressivité, jusqu'à la demande de l'outrance, est centrale, et se ressent à l'écoute – alors même que sa direction musicale pouvait être, il y a dix ans, assez molle. Il suffit d'observer les mêmes chanteurs chez lui et chez les autres : avec lui, ils phrasent ; ailleurs, certains semblent moins s'occuper des mots.

En revanche, voilà un moment que je n'ai pas entendu Niquet, malgré toutes ses qualités de clairvoyance dans le choix des œuvres et de générosité dans leur mise en œuvre, donner des productions où le phrasé est mis en valeur…

D'où me viennent deux questions, contradictoires d'ailleurs :

        ¶ Alors qu'on s'échine à utiliser des instruments originaux, à les préserver ou à les reconstruire, qu'on va jusqu'à reprendre les diapasons exacts des différents lieux où l'on créa les œuvres, n'est-il pas étrange d'embaucher des chanteurs dont la technique est fondée sur les nécessités vocales de l'opéra italien du XIXe siècle ?  Comment est-il possible, pour ces gens qui s'interrogent sur le style exact d'un continuo de 1710 vs. 1720, sur le nombre de battements d'un tremblement pratiqué dans telle chapelle, de ne pas voir la terrible transgression d'engager des mezzos-sopranos verdiens et des barytons wagnériens pour chanter des œuvres où les interprètes utilisaient une technique tellement naturelle qu'on les décrivait comme criant ? 
        J'ai bien conscience qu'on ne peut pas gagner sa vie en chantant simplement dans les quelques productions de baroque français (essentiellement concentrées à Paris, Bruxelles et Versailles d'ailleurs, plus un peu à Toronto et Boston…), et que construire une voix exclusivement calibrée pour le lied (sans en avoir forcément la diction allemande) serait un suicide professionnel… Mais tout de même, n'y a-t-il pas une réflexion à avoir là-dessus ?

        ¶ Car les tessitures du baroque, et spécifiquement celles du baroque français, sont très basses. Les rôles de dessus chez LULLY culminent au sol, ce qui, joué au diapason d'origine (392 Hz), équivaut à peu près à un fa, soit trois tons plus bas que les mezzos-sopranos verdiens, voire plus bas que les grands rôles de contralto !  Or, on ne peut pas faire jouer la jeune première Andromède pépiant sur son rocher par l'équivalent de Maureen Forrester, n'est-ce pas. Et inversement, faire chanter une soprane aussi bas va l'empêcher de projeter ses sons, voire « éteindre » sa voix.
        C'est pourquoi la catégorisation en soprano / mezzo n'a pas grande pertinence dans ce répertoire, et qu'il s'agit avant tout d'une question de couleur – à l'opéra, dessus et bas-dessus ont d'ailleurs strictement la même tessiture avant Rameau !  Couleur qui ne peut jamais, considérant l'effectif raisonnable, l'accompagnement discret, l'aération des timbres des instruments naturels (pas de mur de fondu comme avec les instruments modernes) et la nécessité d'intelligibilité, être trop sombre, ni le grain trop épais.
       La couverture vocale (c'est-à-dire la modification des voyelles pour pouvoir émettre des aigus qui ne soient pas serrés et poussés) n'a de ce fait pas grand sens dans ce répertoire, en tout cas chez les femmes (chez les hommes, on peut couvrir en mixant chez les ténors, et certains aigus des basses demandent sans doute un peu de rondeur et de protection, procurées par la couverture vocale), pas à l'échelle massive où le chant lyrique l'utilise d'ordinaire (souvent trop ou mal, même pour du Verdi).
       Alors, si l'on ne peut pas changer du tout au tout l'enseignement du chant (la tradition adéquate existe-t-elle seulement encore ?  peut-on la retrouver aussi aisément que pour un instrument ?), ne serait-il pas judicieux, quitte à ne pas être authentique, de remonter le diapason d'un ou deux tons, pour permettre aux techniques d'opéra telles qu'elles sont de retrouver leur centre de gravité et leur brillant – étant calibrées pour s'élever avec confort loin de la zone de la parole…

Illustration : costume de Louis-René Boquet pour les représentations de 1770, une Éthiopienne (parfaitement).

Je livre cet état des lieux à votre sagacité, n'ayant pas de réponse sur la marche à suivre – et tout de même assez émerveillé d'entendre ces œuvres et ces ensembles spécialistes qu'on n'aurait jamais rêvé d'entendre, et certainement pas aussi bien, il y a seulement trente ans ! 

mercredi 6 avril 2016

Persée de LULLY en 1770 : Dauvergne, qu'as-tu fait ?


Un immense concours, par LULLY attiré,
Découvrit l'imposture tout écumant de rages :
Qu'aurait Dauvergne osé ? – Grands gestes et visages
De toutes parts tournaient vers l'oracle admiré.

Bref, on me demande, je réponds.

Le Concert Spirituel joue, dans une distribution éclatante constituée des meilleurs spécialistes (M. Vidal, Guilmette, Christoyannis, K. Watson, Teitgen, Kalinine, Santon, Lenormand, Dubois, Dolié, Z. Wilder !), Persée de LULLY, mais dans sa dernière révision de 1770, celle qui fut chantée par Sophie Arnould (1,2,3,4) et Henri Larrivée !
Le concert vient d'être donné à Metz et passe ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, la semaine prochaine à l'Opéra Royal de Versailles.

En 1770, il s'agit d'agrémenter le mariage de Marie-Antoinette d'Autriche avec le Dauphin, et d'inaugurer l'Opéra Royal du château de Versailles, rien de moins.

Comme c'était l'usage tout au long du XVIIIe, les tragédies en musique dotées du plus grand succès sont reprises, mais adaptées au goût du temps. Les poèmes de Quinault étaient réputés indémodables, et malheur à ceux qui y touchaient, tel Pitra pour Racine, pour les besoins de la cause – Marmontel fit les frais de ces quolibets pour Atys recomposé par Piccinni et, justement, pour une récriture de Persée, en 1780 (toute la musique y est, semble-t-il, de Philidor).

En principe, comme la sobre galanterie des vers de Quinault et l'expressivité de la prosodie de LULLY sont considérées comme inégalables, les adaptateurs récrivent surtout l'Ouverture, les danses, vers une forme plus vive (plus ramiste, pourrait-on dire), et certains airs. L'essentiel des récitatifs est en principe conservé.

Ces adaptations vont aussi dans le sens d'une plus grande concision du texte : il n'est pas rare, comme ici, que les cinq actes en deviennent quatre. Malgré les remarques désagréables sur le livret (j'y reviens),la musique a rencontré un assez beau succès.



1. Pourquoi jouer cette version adaptée ?

Je vois plusieurs motivations assez puissantes, et ce n'est pas la suppression du Prologue pour faire plaisir à Hervé Niquet, puisque Bernard de Bury en a composé un autre un nouveau texte (sera-t-il joué ?).
Comme précisé en commentaires : ce Prologue a été composé en 1747 par Bernard de Bury, et n'a pas été repris dans la version de 1770. (Vu l'aspect très post-ramiste de l'Ouverture, voire gosseco-grétrysant, je gage qu'elle a aussi été récrite en 1770, peut-être plutôt par Dauvergne, en charge des actes I et IV – hypothèse confirmée par le document reproduit ci-après.)

¶ L'intérêt pour les chercheurs, auxquels sont adossés les concerts du CMBV : on parle souvent de ces adaptations, et on les entend peu. Ou alors des refontes du compositeur (versions de Castor et Pollux ou de Dardanus de Rameau), ou des recompositions comme l'Armide de Gluck ou l'Atys de Marmontel ; mais les remises à neuf d'opéras de LULLY avec conservation de portions anciennes, c'est très rare. Il faut donc au moins essayer pour voir – même si les LULLYstes qui rôdent dans ces pages seront forcément déçus de la ramisation rampante de la bonne musique.

Persée a déjà été donné récemment à l'Opéra Royal de Versailles, et n'a pas la réputation d'Atys ou d'Armide pour maintenir un public aussi fréquemment : c'est une façon de renouveler l'intérêt du public d'aujourd'hui aussi, de suggérer qu'on redonne du neuf. (Même si je crois que, justement, le public est rassuré par la présence de noms et de références familiers.)

¶ Enfin, même s'il n'a guère été mis en avant, l'argument de l'inauguration de l'Opéra Royal et du mariage du futur Louis XVI a sans doute un aspect assez flatteur pour ceux qui aiment à s'imaginer dans les chaussons des Grands d'autrefois, vivre le frisson de l'histoire en se figurant qu'on pourrait, soudain, s'incarner dans un quelque-part (confortable) du passé.

Je crois cependant que l'argument « recherche du CMBV » est le plus pertinent, dans la mesure où un titre célèbre de LULLY est meilleur moyen de remplir que tous les autres argumentaires évoqués ; et dans la mesure, aussi, ou le CMBV décide bel et bien de la programmation en fonction des actualités de sa propre recherche.En témoigne le colloque dont vous pouvez trouver, ici, le détail.



hôtel de luzy putto dauvergne
Lullyste après un soir de Dauvergne, stuc vers 1770.
Hôtel de Luzy, 6 rue Férou à Paris.




2. À quoi ressemble le livret ?

C'est donc la question qui m'a été posée sans relâche. Voici un début de réponse.

Le livret a été remanié pour l'occasion par Nicolas-René Joliveau, secrétaire perpétuel de l'Académie (Royale / Française) ; le poème dramatique est d'1/3 plus court que celui de Quinault, dont il n'a donc conservé que la moitié – le texte final ne contient donc qu'environ1/5 de vers nouveaux.

En réalité, Joliveau coupe ce qui est (paradoxe, considérant le goût dramatique et musical du temps !) le plus décoratif, et conserve l'action principale de Quinault. Il fusionne l'action des actes IV et V – il est vrai que cette double fin était bien étrange, de nouvelles péripéties surgissant à coup de magie une fois la victoire remportée contre la Gorgone, les réunir dans un acte unique n'a rien d'absurde. Nombre de rôles campant simplement un caractère précis (le Grand Prêtre…) disparaissent, et les parents d'Andromède (Mérope et Céphée) sont réduits à laportion congrue.

Le chœur est au contraire élargi, et ses dernières interventions, de même que la tirade de Vénus écrite par Joliveau (« Hymen, d'un jour si beau consacre la mémoire ») ou la passacaille du divertissement final, célèbrent à mots à peine voilés l'union du Dauphin et de la Dauphine.

Les critiques les plus violentes subies par Joliveau (car il était indispensable d'adapter Quinault & LULLY, mais adaptateurs se faisaient toujours démolir pour leur incompétence ou leur impudence, surtout les poètes !) portent sur la « correction » de 11 vers de Quinault, conservés mais altérés, ce qui a suscité une ire dont mesure mal la force si l'on ne lit pas les imprécations des contemporains.



3. Que contient la musique ?

Les visuels de promotion du spectacle ne sont pas très clairs, puisqu'il reste du LULLY, largement remplacé / augmenté par Antoine Dauvergne, qui n'est pas le seul à officier, puisque François Rebel (acte II) et Bernard de Bury (acte III) contribuent aussi.

Les notices bibliographiques du Fonds Philidor (il faut aller chercher dans l'aborescence, donc je reproduis l'information ci-après) détaillent la contribution de Dauvergne :

 ACTE I [Vol. 1]
 - p. 1-13 : Ouverture. Fièrement, sans lenteur, puis Allegro, Ut Majeur, C/, 3
 [SCÈNE 5]
 - p. 23 : Ritournelle, sol mineur, 2
 - p. 29 : Annonce, sol mineur, 2
 - p. [30-[32] : Marche, sol mineur, 2
 - p. 33-41] : Trio et Choeur. O déesse veillez sur nos jours (Trois Éthiopiens, Choeur), sol mineur, 3
 - p. 43 : Air grave pour la lutte, Ut Majeur, C/
 - p. 44-54 : Air vif. Presto, Ut Majeur, 3
 - p. 55-61 : Air pour l'exercice de l'arc. Presto, Ut Majeur, 6/8
 - p. 62-63 : [Air et Choeur]. [Des beaux noeuds de l'hymen] protectrice adorable (Une Éthiopienne, Choeur), la mineur, 3 [début raturé]
 - p. 64-65 : Air pour la danse gracieuse. Voluptueusement, La Majeur, 3 [2e partie raturée]
 - p. 65-[67] : Air pour la danse vive. Gaiment, La Majeur, 2
 - [68]-[73] : 3e Air pour la danse gracieuse et vive en même tems. Allegro, La Majeur, 2/4
 - p. 74-84 : Choeur. Fière trompette éclatez dans les airs, Vivement, Ré Majeur, 2
 - p. 87-88 : Entracte, Sol Majeur, C/
 
 ACTE IV [Vol. 2]
 [SCÈNE 2]
 - p. [59]-[67] : [Duo] Les vents impétueux (Mérope, Phinée), Si b Majeur, 3 [quelques bribes vocales de Lully]
 SCÈNE 3
 - p. [67]-[71] : Choeur [et récit] O ciel inexorable (Mérope, Phinée, Un Éthiopien, Choeur), sol mineur, 2 [quelques fragments de la musique de Lully]
 SCÈNE 6
 - p. [90bis] : Duo. Les plus belles chaînes [Andromède, Persée], si mineur, 3
 - p. [91]-[93] Bruit. D'où naît ce bruit ? (Cephée), Ré Majeur, 2
 SCÈNE 10
 - p. [100]-[102] [Air] Cessons de redouter la fortune cruelle (Persée), Ré Majeur, 3
 - p. [103] : [Récit] Mortels, vivez en paix (Vénus), si mineur, 3
 - p. [103]-[104] : [Air] Grâces, jeux et plaisirs (Vénus), Si Majeur, 3/8
 - p. [105]-[113] : Choeur. Gaiment. Chantons, célébrons le beau jour (Vénus, Choeur), Si Majeur, [3/8]
 - p. [114]-[116] : [Air instrumental]. Legerement, Si Majeur, 2
 - p. [116] : [Récit] Hymen, de ce beau jour (Vénus), Si Majeur, 2
 - p. [117]-[123] : [Air] L'aimable Hébé, le dieu des coeurs (Vénus), Si Majeur, 2
 - p. [125]-[130] : Passacaille. Du plus doux présage (Choeur), MI Majeur, 3
 - p. [131]-[132] : 1er Air léger, Mi Majeur, 2
 - p. [133] : Ariette pour Persée [début uniquement]
 - p. [134] : 2e Air léger, mi mineur, 2
 - p. [135]-[154] : Ariette et Choeur. Vivement et fort. Sur l'univers règne à jamais (Persée, Choeur), Mi Majeur, 2/4
 - p. [155]-[160] : Chaconne, mi mineur, [3]
 - p. [161]-[182] : Chaconne a 2 tems, Gaiment, Mi Majeur, 2

Donc pas mal de choses, et je suppose que François Rebel s'est chargé de faire subir le même sort aux actes II et III.  (Couper du Quinault-LULLY supposément dispensable pour y fourguer des airs galants, sérieusement les gars ?)

Comme précisé en commentaires : en réalité, l'acte III a échu à Bernard de Bury.

On peut quand même y vérifier que si les danses sont très largement remplacées, un certain nombre de parties vocales d'origine sont préservées.

… Pour le reste, j'attends d'entendre la chose sur place. Pour les absents, un disque est prévu.



4. Après la représentation : état de la partition

Quelques compléments à l'issue du concert du Théâtre des Champs-Élysées.

Les coupures opérées par Joliveau accentuent le schématisme de l'action et des psychologies, dans un livret qui était déjà extrêmement cursif chez Quinault – ce sont encore Phinée (le rival) et Méduse qui ont le plus d'épaisseur, et le raccourcissement (mêlé d'interventions de circonstance et de galanteries pastorales ou virtuoses tout à fait stéréotypées pour 1770) ne font qu'accentuer ces manques. Ce n'est pas de côté-là qu'il faut chercher le grand frisson.

¶ Les LULLYstes ont pu constater avec effroi, pour ne pas dire avec colère, que le « Persée de Lully version 1770 » ne contenait finalement pas grand'chose de LULLY : les récitatifs (certes, c'est le plus important), quelques airs (arioso de Céphée, scène de Méduse) réorchestrés (plus de cordes, et beaucoup de doublures de vents pour épaissir la pâte, cors notamment), et telle ou telle portion (chœurs de l'acte IV-V, là encore renforcés orchestralement par l'ajout de fusées de violon). Mais, globalement, les parties instrumentales (même dans les accompagnements des parties originales, hors récitatifs) sont toutes neuves, et l'essentiel des airs et ensembles sont aussi remis au goût du jour. Il y surnage certes un peu de LULLY (l'acte III, qui contient les hits de Méduse et Mercure, a été assez peu touché contrairement aux autres), mais l'opéra sonne comme un opéra des années 1770 à 1800 (assez neuf pour 1770, même).
Le parallèle le plus honnête serait sans doute avec le Thésée de Gossec, qui en partage bien des recettes musicales (dont le spectaculaire traitement des chœurs de combat hors scène).
On voit bien le problème de vendre un spectacle « Persée de Dauvergne-F.Rebel-Bury avec des bouts de Lully réorchestrés », surtout avec notre réflexe de valoriser la singularité de l'auteur, mais mettre en avant le nom de LULLY était très trompeur, et avait d'autant plus de quoi désarçonner les auditeurs qui n'y auraient pas prêté garde… qu'il s'agit d'une esthétique d'un siècle postérieure !

L'effectif est déjà celui du Rameau tardif (Boréades) ou de la tragédie lyrique « réformée » d'après Gluck : adjonction de 2 clarinettes et de 2 cors à la nomenclature (2 traversos, 2 hautbois, 2 bassons). Le nombre de cordes sur scène est plutôt important (14 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 2 contrebasses), mais c'était aussi, en réalité, le type de nombres présents du temps de LULLY (voire supérieurs) – même si on le joue désormais avec des proportions plus réduites (à ma grande satisfaction). Le contraste de ce point de vue relève donc de l'illusion d'optique.

¶ Le continuo est en train de disparaître : le clavecin accompagne bien sûr les récitatifs de la main de LULLY (avec un violoncelle), mais ne double pas tout le temps l'orchestre. Bien sûr, sa présence n'est jamais indiquée explicitement sur les portées, mais c'est bel et bien l'époque où il disparaît progressivement : il peut rester en fond (beaucoup d'ensembles spécialistes adoptent désormais, à l'exemple de Jacobs, le pianoforte à la place, pour raffermir le son d'orchestre), mais n'a plus du tout la même fonction d'assise, considérant les carrures beaucoup plus régulières (batteries de cordes fréquentes, c'est-à-dire le même rythme égal répété en accords). De fait, il devient facultatif, et chez Haydn ou Gossec, il n'est plus véritablement nécessaire – même s'il peut encore figurer, plus ou moins à la fantaisie du compositeur ou des interprètes, pour ce que j'en vois dans les disques (je n'ai pas creusé les contours exacts de l'historicité de cette pratique).

¶ Musicalement, le contraste est plus frappant à l'intérieur des actes (et pas seulement entre les parties originales et les parties récrites) qu'entre eux : le style disparate qu'exposent Dauvergne, F. Rebel et Bury est assez comparable d'un acte à l'autre.
Les danses, dont plus aucune n'est de LULLY, ont un aspect martial et tempêtueux assez étonnant, qui ne laissent quasiment pas de part à la galanterie ; un air de Persée et la grande tirade de Vénus tirent un peu plus sur la pastorale pour l'un, l'air galant pour l'autre (malgré son propos solennel, celui de célébrer les commanditaires !), mais globalement, on se situe plutôt du côté des plus mâles portions du Grétry de Céphale et Procris ou du Gossec du Triomphe de la République. Elles font au demeurant partie des plus réussies que j'aie entendues dans ce style – je crois bien que j'aime davantage ça que les belles danses un peu plus décoratives de LULLY (magnifiques, ne me faites pas dire autre chose).

¶ Au chapitre des étrangetés réussies, les parties autonomes et thématiques des violoncelles en certaines occasions (jusqu'ici, le baroque les réservait à l'assise de la ligne de basse, fût-elle vive et marquante) ; ou bien cet air vocalisant final chanté par Persée comme un héros ramiste… mais accompagné d'un tapis choral qui évoque plutôt les airs de basse des deux Passions de Bach…

¶ En fin de compte, l'aspect général ressemble à du Gossec (oui, vraiment proche de Thésée, mais avec des mélodies plus inspirées et un sens du drame plus exacerbé), où persistent les beaux frottements harmoniques de Rameau (le milieu du XVIIIe siècle étant plus audacieux harmoniquement, en France, que la période qui a suivi). Un très beau mélange, que j'ai trouvé pour ma part tout à fait enthousiasmant : plutôt qu'à un LULLY du rang, on a droit à une partition de premier plan de la « quatrième école » de tragédie en musique, qui combine, de mon point de vue, tous les avantages de la période : drame exacerbé (façon Danaïdes de Salieri), danses très franches et roboratives (façon Triomphe de la République de Gossec), éclats tempêtueux saisissants (façon Sémiramis de Catel), harmonie ramiste (façon Boréades, un langage qui n'est plus de mise dès Gluck), des ariettes virtuoses étourdissantes (là aussi, encore un peu ramistes, façon final de Pygmalion), mais sans les longueurs galantes (ni les fadeurs compassées dans les moments dramatiques) qui font souvent pâlir les opéras de cette période face à LULLY. Évidemment, la prosodie n'est pas du même niveau, mais ce demeure un opéra remarquablement réussi.

J'ai sans doute eu l'air un peu sérieux en décrivant ses écarts par rapport à l'original, mais le résultat, même en révérant LULLY, était particulièrement réjouissant, peut-être davantage même que l'original – car plus concis, moins prévisible aussi, considérant sa nature hétéroclite.



5. Après la représentation : quels moyens aujourd'hui pour jouer la tragédie en musique ?

Bien sûr, avant toute chose, il faut souligner combien l'offre, qui était à peu près nulle (en quantité comme en qualité) il y a 30 ans, est aujourd'hui généreuse, les nouveautés continuant à pleuvoir (même si ses anciens défricheurs émérites comme Herreweghe, Christie, Gardiner, Minkowski… sont partis enregistrer Brahms ou rejouer à l'infini leurs propres standards  – Niquet le fait aussi, mais en supplément et non exclusivement).
Chose particulièrement significative, les exhumations sont généralement adossées à des financements discographiques qui permettent de documenter le répertoire pour ceux qui n'habitent pas à côté de la salle de concert.

En matière d'interprétation aussi, on a beaucoup exploré, et les continuistes capables de réaliser des contrechants riches et adaptés à chaque caractère sont désormais légion. Néanmoins, je remarque quelques réserves récurrentes, qui étaient rares il y a 15 ans.

Bref, il y a tout lieu de se féliciter de la situation ; j'ai souvent écrit ici que nous vivons un âge d'or pour le lied, jamais aussi bien chanté (et notamment sous l'influence des recherches baroqueuses), de façon aussi précise et expressive (la comparaison avec les grands diseurs d'autrefois est même assez cruelle, tant leur rigidité éclate, quelle que soit la beauté de la voix ou la science rhétorique). On pourrait presque être tenté de dire la même chose pour le baroque… et pourtant, par rapport aux deux premières vagues de découvertes dans le répertoire français (de la fin des années 80 au début des années 2000), quelque chose manque.

Mercredi soir, donc, nous disposions d'un des meilleurs ensembles spécialistes et du meilleur du chant francophone pour servir l'œuvre.

¶ Le Concert Spirituel était particulièrement en forme : son empreinte sonore caractéristique, plus ronde que d'ordinaire chez les instruments d'époque, était aussi caractérisée ce soir-là par une homogénéité que je n'avais pas toujours noté en concert (de petits trous ou des inégalités ponctuelles dans le spectre sonore) ; le niveau semble avoir (encore) monté, et en plus de conserver ses qualités, il sonne avec autant d'assurance que dans ses meilleurs studios. La direction d'Hervé Niquet en tire chaleur et engagement constants, c'est formidable, et de ce point de vue, nul doute, instrumentalement ce répertoire n'a jamais été aussi bien servi qu'aujourd'hui.

Mathias Vidal est le plus grand chanteur francophone actuel chez les Messieurs (je suppose que chez les dames, l'honneur reviendrait à Anne-Catherine Gillet), et le confirme encore : le grain de la voix n'a pas la pureté des chanteurs les plus célébrés, mais c'est pour permettre une franchise des mots et une vérité prosodique extraordinaires (à l'inverse des voix parfaites qui s'obtiennent par un reculement des sons et un nivellement des voyelles), une éloquence, une urgence de tous les instants. Non seulement le texte est toujours très exactement articulé, mais il est aussi en permanence appuyé avec justesse, et pour couronner le tout ardemment incarné – trois qualités très rarement réunies, et à peu près jamais à ce degré, chez un même interprète. (Car il est possible d'avoir les bons appuis avec un texte peu clair ou des apertures fausses, ou en de disposer de tout cela sans en faire un usage expressif particulier, comme les grands anciens des années 50…)
Son principal défaut était finalement que la voix sonnait un brin étroite, limitée en volume. Ce n'est plus du tout le cas, et comme si la bride avait lâché, Vidal tourne le potentiomètre à volonté lorsque l'expression le requiert, dominant ses partenaires et l'orchestre. J'attends avec impatience son Parsifal dans la traduction française de Gunsbourg.


Le contraste avec le reste de la distribution est d'autant plus spectaculaire. Elle est loin d'être mauvaise, mais comment se peut-il que le français soit aussi peu intelligible chez des spécialistes francophones de format léger ?  Ce seraient des wagnériens hongrois, je ne dis pas, mais en l'occurrence…

Deux grandes catégories dans cette distribution :

¶ Ceux qui ont les atouts idéaux de leurs rôles mais ne sont manifestement pas sollicités par le chef sur la question de la déclamation.
Hélène Guilmette, favorise davantage la netteté légère de son timbre que l'ampleur, la rondeur et le moelleux (propre aux francophones américains) qu'elle peut manifester autre part, et se coule parfaitement dans le rôle. Mais les phrasés ne sont pas réellement déclamés, simplement joliment chantés, alors qu'elle est une grande mélodiste par ailleurs ; il n'aurait pas fallu lui en demander beaucoup pour qu'elle fasse quelque chose de plus éloquent d'Andromède !
Jean Teitgen (Céphée, le père d'Andromède) a déjà fait frémir de terreur les amateurs du genre, en Zoroastre de Pyrame et surtout en Amisodar de Bellérophon ; pourquoi, dans ce cas, se contente-t-il ici de chanter (de sa voix de basse d'une densité et d'une portée extraordinaires) tout legato, en belles lignes égales, quand il sait si bien mettre les mots en valeur dans d'autres circonstances ?  De vraies basses nobles françaises, il n'y a que Testé (dont l'émission est parente) et, dans un autre genre, Varnier et Courjal, qui soient de cette trempe, aussi bien vocale qu'interprétative… 
Tassis Christoyannis (Phinée, le rival), dont on dit toujours le plus grand bien ici pour son mordant, son intensité, sa voix impeccable et sa diction parfaite, que ce soit dans Salieri, Grétry, David, Verdi ou Gounod, est certes moins habitué au répertoire du XVIIe siècle (or il dispose essentiellement ici de récitatifs de LULLY), mais semble déchiffrer (quelques détails pas très propres) et chante lui aussi de façon très homogène et égale, sans exprimer grand'chose… Vraiment étonnant de sa part, comme s'il avait été laissé à l'abandon dans un style (à peine) différent.
Cyrille Dubois (Mercure) est le seul à être égal à lui-même, avec son étrange voix, étroite et grêle, mais d'un grain très particulier. Sa diction est fort bonne, mais là aussi, assez inférieure à ses propres standards – son Laboureur du Roi Arthus crissait des mots crus, tout à fait saisissant.

Eux semblent victimes d'un absence de soin porté à la diction (Christie le faisait, Rousset le fait, les autres attendent un peu qu'on fasse le travail pour eux), peut-être d'un nombre de répétitions réduit, d'une étude pas assez précise de leur partie…

¶ Les autres sont limités par des caractéristiques plus inhérentes à leur technique.
Chantal Santon-Jeffery, en Vénus, rôle élargi par Joliveau, confirme une évolution préoccupante ; je me rappelle avoir été très séduit lorsque je l'ai découverte (en salle, me semble-t-il), dans du baroque français sacré, où la voix était franche et la diction parfaitement acceptable (ce doit pourtant faire à peine plus de 5 ans). Désormais, est-ce l'interprétation occasionnelle de rôles plus larges (des parties écrasantes dans les Cantates du Prix de Rome, ou même Armida de Hadyn, partie plus vocal), ou, comme je le crains, plutôt le moment de sa vie où la voix change, mais les stridences ont augmenté, et surtout le centre de gravité de la voix a complètement reculé, avec une émission (légèrement dure mais très équilibrée) devenue flottante, quasiment hululante pour ce répertoire. En plus, l'effort articulatoire paraît très (inutilement) important (peut-être parce que la nature de la voix est un peu trop dramatique pour ce répertoire) pour des rôles à l'ambitus aussi réduit et à la tessiture aussi confortable.
Restent deux options : reprendre la technique en main, chercher la netteté et l'antériorité plutôt que de sauver à tout prix le timbre au détriment de tous les autres paramètres ; ou bien se tourner vers un autre répertoire, sa voix évoluant clairement vers davantage de largeur (mais j'ai bien conscience que lorsqu'on est chanteur, on ne choisit pas, et vu qu'elle a ses réseaux déjà constitués, pas sûr que ce puisse changer si facilement). En l'état en tout cas, impossible de sasisir un mot de ce qu'elle dit, ce qui est un peu incompatible avec ce répertoire.
Marie Lenormand (Cassiope), égale à elle-même : comme Michèle Losier (qui est plus phonogénique), son émission typiquement américaine (plus en arrière, beaucoup de fondu) nuit à son impact physique et à sa déclamation (mais dans le peu qui reste du rôle, elle demeure au-dessus de tout reproche, ce n'est pas inintelligible non plus).
Katherine Watson (Mérope), étrange choix pour une jalouse, même si la refonte de Joliveau gomme sa participation néfaste, file un mauvais coton : la voix devient de plus en plus minuscule et de moins en moins timbrée… il ne s'agit presque plus de chant d'opéra, dans la mesure où le timbre est « soufflé » et où la projection est quasiment celle de la voix parlée… J'en ai souvent dit du bien ici, parce que j'ai toujours cru que c'était – la faute des programmes qui ne les mettaient jamais dans l'ordre, j'ai vérifié – Rachel Redmond, que j'aime beaucoup en revanche (minuscule, mais le timbre est net et focalisé) ; ce doit être la première fois que j'entends l'une sans l'autre !  Même si je n'ai donc jamais été très enthousiaste, je trouve que dans un rôle aussi modeste, ne pas faire sortir la voix n'est pas un très bon signe – très facile à dire de mon siège, mais ajouté à l'absence à peu près généralisée de souci déclamatoire (chez elle aussi), cela finit par nuire collectivement à l'œuvre et au genre.
– Enfin Thomas Dolié (Sténone), grand sujet de perplexité : je l'avais beaucoup aimé lors de ses premiers grands engagements, au début des années 2000 (avant sa consécration aux Victoires de la Musique, bizarrement sans grand effet sur sa carrière, qui reste essentiellement confinée à des seconds rôles réguliers), et en particulier dans le lied, où l'assise grave du timbre et la sensibilité au texte produisait de très belles choses pour un aussi jeune chanteur, et pas d'origine germanophone. Son Jupiter dans Sémélé était très respectable également – même s'il s'agissait, comme d'habitude dans ce répertoire, d'un baryton et non d'une réelle basse comme on pourrait l'attendre ici.
Mais depuis un moment, la construction de la voix à partir du grave lui joue des tours : depuis le second balcon, il était littéralement inaudible dès que l'orchestre jouait, toute la voix restait collée dans une émission extrêmement basse (dans le sens du placement, pas de la justesse qui est irréprochable) ; depuis le parterre, et surtout lorsque sa partie s'élargit dans la seconde partie, on entendait beaucoup plus d'harmoniques (les harmoniques, justement, sont toutes redirigées vers le bas de la salle, c'est très étrange, sans doute à cause d'une impédance exagérée), et la conviction était perceptible – l'engagement de l'artiste finissait par donner vie au personnage et lever une partie des préventions. Néanmoins, qu'une articulation aussi lourde et opaque produise aussi peu de son explique sans doute, d'un point de vue pratique, la limitation de ses emplois : il n'est pas suffisament adapté stylistiquement à ce répertoire pour tenir des premiers rôles, et il n'aurait pas le volume suffisant pour tenir des rôles de baryton dans des opéras du XIXe siècle. Encore une fois, la construction de voix trop tôt couvertes, très en arrière, bâties à partir des graves et non des aigus, provoque des résultats bouchés et difficiles à manœuvrer. Ce peut donner l'illusion de l'ampleur dramatique au disque, mais c'est toujours frustrant, en salle, par rapport à une voix nasillarde qui sonnera infiniment plus ample (syndrome Mime, quasiment tous sont plus sonores que les Siegfried de nos jours…).
À titre personnel, quitte à avoir de petits volumes, je choisis des émissions libres et intelligibles, comme Igor Bouin (vraiment minuscule) ou Ronan Debois (pas si mal projeté au demeurant !) ; qu'on ait ce type de caractéristiques pour chanter les Russes ou Wagner, soit, mais dans de la tragédie en musique, il ne paraît pas logique que la voix paraisse aussi (inutilement) étrangère à l'émission parlée.

Il n'y avait donc pas de mauvais chanteurs, mais ils semblent avoir été peu (pas) préparés sur la question de la diction (voire, pour certains, avoir peu lu leur partie), et un certain nombre dispose de caractéristiques qui peuvent trouver leur juste expression ailleurs, pas vraiment adaptées à ce répertoire.

J'ai de l'admiration pour Marie Kalinine : elle incarne exactement le type d'émission que je n'aime pas (fondée d'abord sur un son très couvert et sombré, et pas sur la différenciation des voyelles ou sur la juste résonance efficace), et pourtant elle s'efforce, saison après saison, de se fondre dans les styles avec le plus de probité possible – peu de Santuzza peuvent se vanter de faire des LULLYstes potables, et inversement. Par ailleurs, son carnet en dessins, drôle et attachant, laisse percevoir une conscience très franche de son art et une absence radicale de prétention, ce qui ne fait que la rendre plus sympathique.
Je ne peux pas dire que sa Méduse m'ait séduit (déjà, quel dommage que Bury l'ait confié à une femme, alors que la voix de taille ou basse-taille campait immédiatement le caractère !), mais elle est avant tout desservie par le diapason, ce qui me permet (merci Marie Kalinine !) d'aborder une question que je me pose depuis longtemps et que j'ai pas vraiment eu l'occasion de développer jusqu'ici.

On entendait essentiellement Zachary Wilder (Euryale) dans les ensembles, difficile de mesurer l'étendue de ses talents : issu du Jardin des Voix, j'ai été jusqu'ici très impressionné par ses retransmissions, un beau ténor libre et lumineux (et au français parfait) comme l'école américaine en produit régulièrement depuis Aler et Kunde. En salle, la rondeur du timbre n'était pas équivalente et la projection limitée, mais on sentait bien que, dès que la partie s'élevait un peu dans l'aigu, toutes ses aptitudes revenaient (d'où sa meilleure adéquation dans les retransmissions de Rameau). Dans un Hérold, ça aurait sans doute fait beaucoup plus d'étincelles, la tessiture basse éteignant mécaniquement le timbre. Ce qui rejoint la même remarque que pour Marie Kalinine, donc.

J'ai le sentiment désagréable d'avoir paru assez négatif alors que j'ai finalement tout aimé (peut-être moins la grande tirade de Vénus, déjà pas la plus grande trouvaille de Dauverge, par Chantal Santon, vu que le texte était impossible à suivre et la voix pas adéquate non plus), de l'œuvre aussi bien que du résultat interprétatif – avec la petite frustration d'un manque de déclamation, mais avec des artistes de ce niveau (et quelques-uns qui jouaient vraiment le jeu), ce n'est pas une grande mortification non plus.
Je suppose que c'est le principe même d'entrer dans le détail qui met en valeur les petites réserves : souligner tout ce qu'on a (de belles voix qui chantent juste et avec implication) est tellement évident qu'on entre dans d'autres. Et puis il y a mes marottes (probablement plus fondées que pour Wagner) sur la mise en valeur du texte, que tous les contemporains décrivaient comme primant sur la musique dans les techniques de chant (les français ayant la réputation de hurleurs) ; dans l'absolu, c'est bien chanté tout de même. [Disons qu'à volume sonore tout aussi modeste, on pouvait avoir des couleurs vocales plus libres et séduisantes, un texte énoncé avec plus de naturel.]

Illustration : Mathias Vidal, grand-prêtre de la diction dans un petit couvent, tiré d'un cliché de Jef Rabillon.



6. État des lieux du chant baroque français

Pour le chant baroque dans l'opéra seria, un point a déjà été partiellement réalisé .

Cette soirée donne l'occasion de mentionner quelques évolutions.

Le niveau des orchestres (et en particulier des orchestres baroques, de pair aussi avec la spécialisation des facteurs, je suppose) a considérablement augmenté au fil du XXe siècle, et il est assez difficilement contestable que dans tous les répertoires, on entend aujourd'hui couramment des interprétations immaculées de ce qui était autrefois joué un peu plus à peu près, que ce soit en cohésion des pupitres, en précision des attaques, en célérité, en justesse.

La voix n'a pas les mêmes caractéristiques mécaniques et c'est sans doute pourquoi elle est beaucoup plus tributaire de l'air du temps, des professeurs disponibles, de la langue d'origine des chanteurs.

        Au début de l'ère du renouveau baroque français, de la moitié des années 80 à celle des années 90, le vivier était constitué essentiellement de spécialistes, formés pour cette spécialité par Rachel Yakar (pour la partie technique) et William Christie (de façon plus pratique), de pair avec une galaxie de professeurs qui officiaient pour ceux qui n'étaient pas au CNSMDP (ou à l'Opéra-Studio de Versailles), voire de « rabatteurs » (Jacqueline Bonnardot, quoique pas du tout spécialiste, envoyait certains talents à Christie, m'a-t-il semblé lire).
        Autrement dit, les gosiers qui chantaient cette musique étaient spécifiquement formés à cet effet (d'où la mauvaise réputation de « petites voix » qui a persisté assez couramment au moins jusqu'au début des années 2000), en privilégiant la clarté du timbre, le naturel de l'articulation verbale, l'aisance dans la partie basse de la tessiture, la souplesse des ornements, au détriment d'autres paramètres prioritaires dans l'opéra du « grand répertoire », à commencer par la puissance et les aigus. (Un certain nombre de ces voix très légères et claires peuvent rencontrer des difficultés dans les aigus, qu'elles ont pourtant, mais que leur technique d'émission, centrée sur une zone plus proche de la voix parlée, ne favorise pas.)

        La reconversion n'était pas chose facile : Jean-Paul Fouchécourt s'est limité à quelques rôles de caractère, Paul Agnew n'a guère excédé Mozart et Britten (il aurait pu, d'ailleurs), Agnès Mellon a fait une belle carrière de mélodiste après sa grande période lyrique, et l'on voit mal Monique Zanetti ou Sophie Daneman chanter un répertoire plus large. Ceux qui se sont adaptés l'ont fait soit assez tôt, au fil du développement de leur voix (Gens, Petibon, et aujourd'hui Yoncheva, dont la formation initiale n'était de toute façon pas baroque), soit au prix de changements assez radicaux, comme Gilles Ragon, qui a assez radicalement changé sa technique pour pouvoir chanter les grands ténors romantiques (avec un bonheur débattable).

        On disposait alors de réels spécialistes, pas forcément exportables vers d'autres répertoires (ne disposant pas nécessairement de la même qualité d'agilité que pour l'opéra seria italien), en dehors de Mozart éventuellement ; mais ils étaient rompus à toutes les caractéristiques de goût (agréments essentiellement, c'est-à-dire notes de goût ; les ornements plus amples, de type variations, n'étaient alors guère pratiqués par les pionniers) et de phonation spécifiques à ce répertoire.
        Christie était assisté, jusqu'à une date récente, d'une spécialiste de la déclamation française du Grand Siècle, qui participait à la formation permanente des chanteurs récurremment invités par les Arts Florissants. L'insistance sur l'articulation du vers, sur la mise en valeur de ses appuis et de ses consonances (ce qu'on pourrait appeler la « profondeur » de son pour les syllabes importantes) était une partie incontournable de son travail de chef, l'une des nouveautés et des forces de sa pratique, dont tout les autres ensembles ont tiré profit – une fois émancipés (ou lassés / fâchés), les anciens disciples allaient travailler chez les ensembles concurrents tandis que Christie formait de nouvelles générations, équilibre qui a pendant deux décennies élargi le spectre des productions où la qualité du français, que le chef y prête attention ou pas, était particulièrement exceptionnelle.

        Mais Christie était seul à produire cet effort de formation – depuis, le CMBV fait de belles choses avec ses chantres, mais plutôt orienté vers la formation de solistes ou de comprimari que de grands solistes, considérant les voix assez blanches qui en sortent souvent (mais ce n'est pas une généralité, témoin l'immense Dagmar Šašková, sans doute actuellement la meilleure chanteuse pour le baroque français). Et cet effort, pour des raisons que j'ignore, s'est interrompu : il a cessé, apparemment, de faire travailler spécifiquement la déclamation, et, lui qui était célèbre pour son tropisme vers les voix étroites et aigrelettes, s'est mis à recruter des voix moelleuses articulées plus en arrière, selon la mode d'aujourd'hui – qu'il chouchoute Reinoud van Mechelen était une perspective inconcevable il y a quinze ans !  [Mode qui a son sens au disque mais est, à mon avis, assez absurde du point de vue des résultats en salle – les voix sont moins intelligibles et ont très peu d'impact sonore, qu'elles soient grandes ou petites.]
        Emmanuelle de Negri, elle-même une voix beaucoup plus ronde que les anciennes amours de Christie, est à peu près la seule de sa génération à avoir repris le flambeau du verbe haut. Elle chante d'ailleurs fort peu d'autres répertoires, et sa Mélisande (tout petit rôle de l'Ariane de Dukas) paraissait un peu désemparée par rapport à un univers technique tout à fait différent du sien – précisément parce que toutes ses forces sont tournées vers l'excellence spécifique du répertoire baroque français.

        Aujourd'hui, par conséquent, plus personne n'informe et ne gourmande, au besoin, les chanteurs sur ce point. On trouve donc (comme dans ce Persée) les voix les plus adaptées à ce répertoire laissées sans direction, ce qui donne à voir de rageant gâchis : non pas que ce soit mauvais, mais ces chanteurs ont tous les moyens et savent faire, à condition d'être entraînés et incités à appliquer ces préceptes.
       À cela s'ajoute le fait que, victime de son succès, l'opéra baroque français accueille volontiers des chanteurs de formation traditionnelle. Certains en font leur seconde maison au hasard des réseaux de leurs années d'insertion professionnelle (Thomas Dolié par exemple, qui a étudié au CNIPAL, plutôt un réservoir de voix pour les grands rôles lyriques… et avec Yvonne Minton) et ont donc l'opportunité d'en acquérir les codes, d'autres le font occasionnellement pour ajouter d'autres répertoires conformes à leur voix (porte d'entrée en Europe pour Michèle Losier), d'autres enfin viennent comme invités-vedettes pour fournir un type de voix rare ou un prestige particulier à une production (Nicolas Testé en Roland, dont on sent les origines extra-baroques, mais qui se plie remarquablement à l'exercice).
        Le problème est que, dans bien des cas, la technique de départ n'est pas vraiment compatible avec le baroque : les voix très couvertes, où les voyelles sont très altérées, n'ont pas grand rapport avec le chant réclamé par ces partitions. Stéphane Degout et Florian Sempey s'en tirent très bien (alors que je ne les aime guère ailleurs), mais on peut s'interroger sur la logique d'employer des voix aussi extérieures au cahier des charges de la tragédie en musique.

J'ai déjà longuement ratiociné sur ces questions dans de précédentes notules, ce qui me mène à quelques interrogations nouvelles supplémentaires.



7. Quelques questions à se poser

D'abord, il ne faut pas désespérer : certains chanteurs qui n'ont pas suivi cette voie manifestent les qualités requises, à commencer par Mathias Vidal (CNSM de Paris) !  Par ailleurs, Christophe Rousset, en plus d'être un peu seul à se consacrer aussi méthodiquement à explorer le répertoire enseveli de la tragédie en musique, demande cet effort de mise en valeur des mots à ses chanteurs – il est un peu celui qui a imposé, par exemple, l'accent expressif ascendant sur les « ah ! », d'abord largement moqué et qui est devenu une norme par la suite chez les autres ensembles (en cours de disparition, puisque plus personne ne semble s'intéresser au texte des œuvres jouées). Son insistance, dans les séances de travail, sur l'expressivité, jusqu'à la demande de l'outrance, est centrale, et se ressent à l'écoute – alors même que sa direction musicale pouvait être, il y a dix ans, assez molle. Il suffit d'observer les mêmes chanteurs chez lui et chez les autres : avec lui, ils phrasent ; ailleurs, certains semblent moins s'occuper des mots.

En revanche, voilà un moment que je n'ai pas entendu Niquet, malgré toutes ses qualités de clairvoyance dans le choix des œuvres et de générosité dans leur mise en œuvre, donner des productions où le phrasé est mis en valeur…

D'où me viennent deux questions, contradictoires d'ailleurs :

        ¶ Alors qu'on s'échine à utiliser des instruments originaux, à les préserver ou à les reconstruire, qu'on va jusqu'à reprendre les diapasons exacts des différents lieux où l'on créa les œuvres, n'est-il pas étrange d'embaucher des chanteurs dont la technique est fondée sur les nécessités vocales de l'opéra italien du XIXe siècle ?  Comment est-il possible, pour ces gens qui s'interrogent sur le style exact d'un continuo de 1710 vs. 1720, sur le nombre de battements d'un tremblement pratiqué dans telle chapelle, de ne pas voir la terrible transgression d'engager des mezzos-sopranos verdiens et des barytons wagnériens pour chanter des œuvres où les interprètes utilisaient une technique tellement naturelle qu'on les décrivait comme criant ? 
        J'ai bien conscience qu'on ne peut pas gagner sa vie en chantant simplement dans les quelques productions de baroque français (essentiellement concentrées à Paris, Bruxelles et Versailles d'ailleurs, plus un peu à Toronto et Boston…), et que construire une voix exclusivement calibrée pour le lied (sans en avoir forcément la diction allemande) serait un suicide professionnel… Mais tout de même, n'y a-t-il pas une réflexion à avoir là-dessus ?

        ¶ Car les tessitures du baroque, et spécifiquement celles du baroque français, sont très basses. Les rôles de dessus chez LULLY culminent au sol, ce qui, joué au diapason d'origine (392 Hz), équivaut à peu près à un fa, soit trois tons plus bas que les mezzos-sopranos verdiens, voire plus bas que les grands rôles de contralto !  Or, on ne peut pas faire jouer la jeune première Andromède pépiant sur son rocher par l'équivalent de Maureen Forrester, n'est-ce pas. Et inversement, faire chanter une soprane aussi bas va l'empêcher de projeter ses sons, voire « éteindre » sa voix.
        C'est pourquoi la catégorisation en soprano / mezzo n'a pas grande pertinence dans ce répertoire, et qu'il s'agit avant tout d'une question de couleur – à l'opéra, dessus et bas-dessus ont d'ailleurs strictement la même tessiture avant Rameau !  Couleur qui ne peut jamais, considérant l'effectif raisonnable, l'accompagnement discret, l'aération des timbres des instruments naturels (pas de mur de fondu comme avec les instruments modernes) et la nécessité d'intelligibilité, être trop sombre, ni le grain trop épais.
       La couverture vocale (c'est-à-dire la modification des voyelles pour pouvoir émettre des aigus qui ne soient pas serrés et poussés) n'a de ce fait pas grand sens dans ce répertoire, en tout cas chez les femmes (chez les hommes, on peut couvrir en mixant chez les ténors, et certains aigus des basses demandent sans doute un peu de rondeur et de protection, procurées par la couverture vocale), pas à l'échelle massive où le chant lyrique l'utilise d'ordinaire (souvent trop ou mal, même pour du Verdi).
       Alors, si l'on ne peut pas changer du tout au tout l'enseignement du chant (la tradition adéquate existe-t-elle seulement encore ?  peut-on la retrouver aussi aisément que pour un instrument ?), ne serait-il pas judicieux, quitte à ne pas être authentique, de remonter le diapason d'un ou deux tons, pour permettre aux techniques d'opéra telles qu'elles sont de retrouver leur centre de gravité et leur brillant – étant calibrées pour s'élever avec confort loin de la zone de la parole…

Illustration : costume de Louis-René Boquet pour les représentations de 1770, une Éthiopienne (parfaitement).

Je livre cet état des lieux à votre sagacité, n'ayant pas de réponse sur la marche à suivre – et tout de même assez émerveillé d'entendre ces œuvres et ces ensembles spécialistes qu'on n'aurait jamais rêvé d'entendre, et certainement pas aussi bien, il y a seulement trente ans ! 

samedi 5 mars 2016

Naissance du Vaisseau d'or – Martin Robidoux


Un nouvel ensemble de musique baroque donnait officiellement son premier concert samedi dernier. Sainte-Élisabeth-de-Hongrie (/ du Temple) était pleine, pour un répertoire exclusivement baroque français, sous un angle original : uniquement des pièces pour voix de femmes (ou jouées comme telles), la plupart du temps traditionnellement à trois parties (3 haut-dessus, 3 dessus, 3 bas-dessus).

Le concert était astucieusement organisé, réparti à la façon d'un office (sans chercher à l'imiter exactement) : la Messe pour le Port-Royal de Charpentier ponctuait ainsi les différents moments-clefs de la « célébration », chaque section introduite par les thèmes grégoriens, ponctué de pièces instrumentales (du Mont, Marais, Clérambault), de motets (du Mont, Lully, Lorenzani), et s'achevant spectaculairement par le plain-chant de sortie des « religieuses » (Conduit), s'éloignant au delà du fond de l'abside.

Outre la Messe de Charpentier, dont le dramatisme réel mais très doux n'est plus une nouveauté pour les amateurs de ce répertoire, le concert culminait avec le roboratif Domine salvum fac regem de Lully, bien sûr (arrangé pour l'effectif présent, sans instruments mélodiques et sans voix d'hommes, de façon très convaincante), et avec O quam suavis est de Lorenzani, dont la qualité généreuse du contrepoint trahit les origines italiennes – je ne crois pas qu'il ait jamais été gravé au disque, au demeurant.

    Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif :
    Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
    La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
    S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

    Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
    Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
    Et le naufrage horrible inclina sa carène
    Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

    Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
    Révélaient des trésors que les marins profanes,
    Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

    Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
    Qu'est devenu mon cœur, navire déserté ?
    Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !
Le sonnet abondamment commenté d'Émile Nelligan, qui donne son nom à la formation.

Alors que l'ensemble lui-même n'est pas lié à un chœur féminin, constitué ad hoc (on y retrouvait d'ailleurs Cécile Achille, soliste indépendante), j'ai été frappé par la cohésion vocale et stylistique de l'ensemble. La souplesse d'articulation et la justesse des agréments était assez au-dessus de ce que l'on pouvait attendre d'un début, et d'une association temporaire, même de la part de spécialistes.
Outre Cécile Achille, mainte fois louée en ces pages, beaucoup aimé Agathe Boudet (seconde chantre, participant elle aussi au chœur) : l'émission est un peu basse, ce qui rend le volume très confidentielle, mais cela lui permet aussi d'accéder à la partie basse de sa voix de façon très naturelle et expressive, sur un mode comparable à la voix parlée, ornée de belles résonances de soprano… assez idéal pour ce répertoire, j'aimerais beaucoup l'entendre dans une œuvre dramatique.

L'accompagnement était particulièrement discret, limité à quatre instruments : deux théorbes (Simon Waddel, Stéphanie Petibon), une gambiste d'une belle souplesse (Ondine Lacorne-Hébrard), et Martin Robidoux, le fondateur de l'ensemble, au positif, toujours sobre et juste – continuiste chez les meilleurs et progressant rapidement dans sa carrière de chef (voir ce bel entretien sur Anaclase).

[Le principal problème ne relevait pas des musiciens : à quelques mètres des deux théorbes, quasiment impossible de les entendre, noyés dans la rondeur de l'orgue positif (organo di legno !), bien que montés en nylon (donc plus sonores). Problème récurrent avec l'instrument, pour lequel je n'ai pas vraiment de solution à proposer – l'adorant de surcroît. Étrangement, quelques théorbistes échappent à cette difficulté (Nicolas Achten, Thibaut Roussel, montés sur nylon), mais il restent l'exception. Le jeu rasgueado (façon guitare baroque) de Simon Waddel permettait ponctuellement de l'entendre, mais cela ne mettait pas en valeur son instrument.
Pourtant, impossible de les supprimer : même inaudibles, ils donnent du grain et font toute la saveur de ces ensembles. Il faut simplement accepter que leur contribution soit un peu souterraine. Il n'empêche que ce soit frustrant, comme rapporté mainte fois à propos d'artistes formidables pourtant : Mauricio Buraglia, Thomas Dunford… L'usage des ongles n'est même pas une solution, abîmant facilement le timbre de l'instrument.]

Un ensemble à suivre, donc, surtout baptisé sous les auspices particulièrement favorables de la musique baroque française…



Au chapitre des anecdotes, un prêtre déstabilisant. Je n'avais jamais vu un ecclésiastique aussi agressif (en public) : au lieu de s'approcher pour demander qu'on retire les instruments de l'autel, il se tient à distance et l'ordonne de façon de plus en vindicative au pauvre musicien qui ne comprend pas ce qu'on cherche à lui dire. Quand on entend la teneur des prêches catholiques où l'on gourmande les fidèles pour leur manque de pardon et d'amour, il y a de quoi être perplexe sur son application – même si personne n'en doutait. Être simplement courtois et patient ne coûte pas cher, on est même assez deçà de la bonté et du grand pardon.
La gêne se poursuit pendant sa petite allocution liminaire, où il dresse un parallèle entre les rites des religieuses présentes au XVIIe siècle à Sainte-Élisabeth, en soulignant la similitude avec ceux de Port-Royal (intéressant), et en se félicitant que, contrairement à leurs sœurs, elles ne se soient pas compromises dans les controverses. (Sérieusement, à plus de trois siècles de distance, venir lancer la pierre à des religieuses de son culte, parce qu'elles avaient participé au débat du temps, manifestement du mauvais côté ?)

Cela dit, après pas mal d'années de fréquentation du milieu, je peux témoigner de quelques autres sensiblement plus singulières.

mercredi 16 décembre 2015

[Première mondiale] – La fin de Roy : Sémiramis de Destouches


sémiramis


Avec extrait sonore.



1. Pierre-Charles Roy et la tragédie en musique

Pierre-Charles Roy est l'auteur de quelques-unes des plus intenses tragédies en musique du répertoire baroque :
¶ 1705 – Philomèle sur une musique de La Coste, à l'orée d'une série de tragédies sombres (où se sont surtout distingués Roy et Danchet) et sans grand succès public, tandis que les ballets galants triomphaient. Accueil plutôt favorable, sans excès.
¶ 1707 – Bradamante sur une musique La Coste, sans succès.
¶ 1708 – Hippodamie, d'après Lucien de Samosate, sur une musique de Campra (d'ordinaire attaché à Danchet). L'œuvre surprend, outre par la noirceur de son intrigue, comme les précédents, par ses héros masculins (tous des clefs de fa) et par l'inclusion des airs à l'italienne (avec instruments solos) par Campra. Sans choir, l'œuvre n'a pas remporté un grand succès.
¶ 1712 – Créüse l'Athénienne sur une musique de La Coste, sans reprise. Le premier acte, comme plus tard Ismène et Isménias de La Borde et Laujon, est très ouvertement inspiré de celui d'Atys.
¶ 1712 – Callirhoé sur une musique de Destouches, un succès, suivi de plusieurs reprises et adaptations au fil des décennies à venir. Dramatiquement et musicalement, l'une des réalisations les plus vertigineuses de tout le répertoire baroque — s'il y a bien un opéra français à écouter avant 1800…
¶ 1717 – Ariane sur une musique de Mouret, dont aucune tragédie n'a été rejouée à ce jour.
¶ 1718 – Sémiramis sur une musique de Destouches, sans succès, aucune reprise. Dès alors, Roy se limite à l'opéra-ballet qui triomphe — tels ses Éléments (1721) avec Destouches à nouveau.

Soit, sur 7 tragédies : 3 La Coste (dont rien ne nous est parvenu à ce jour ; le Lutin Chamber Orchestra projette d'en restituer quelques fragments), 2 Destouches, 1 Campra et 1 Mouret.
Caractérisées par des sujets sombres, aux intrigues très serrées et tendues, économes en mots, avec des dénouements sans concession, et des compositeurs marqués par l'italianité au sens le plus hardi du terme (contrepoint, effets orchestraux, audaces harmoniques).

À part Callirhoé, qui eut un beau succès et des reprises, rien que des échecs, ou des succès très modestes, sans reprise. Roy a dû se tourner vers l'opéra-ballet, renouant avec le succès pour Les Éléments de Lalande et Destouches.

Mais ses poèmes denses et violents  sont sans doute ceux qui, de tout le legs de la tragédie en musique (voire de l'opéra officiel français…) ont le mieux vieilli, et suscitent le plus spontanément, aujourd'hui encore, l'admiration.
Il est intéressant de lire les réactions d'époque, notamment sur la versification, jugée raide — les moments les plus vigoureux et étonnants aujourd'hui (par exemple l'exposition en huit vers de la situation d'Agénor, tour de force saisissant) ont été critiqués, notamment par La Harpe, pour leurs bizarreries syntaxiques (Par le temps et les soins je respirais à peine => « respirer par le temps »), ou bien la mort de Corésus, trop inattendue, et qui a apparemment gêné parce qu'elle changeait instantanément un personnage négatif en héros, ce qui bouleverse la catégorisation nette des personnages.

Au demeurant, ses contemporains, sans faire fête à ses tragédies (qui, tout simplement, ne convergeaient pas avec les goûts plus légers et galants du temps), lui ont reconnu ses qualités dramatiques singulières, et il faut plusieurs fois désigné comme le « successeur de Quinault ». C'est là un compliment considérable, puisque les opéras de Lully sont restés – au prix de substantielles retouches – à la mode jusqu'au début des années 1770 (avant le basculement dans le style Gluck / Marie-Antoinette, en fait), et les livrets de Quinault ont même connu une certaine fortune au delà, avec quelques réadaptations pour des musiques entièrement nouvelles, comme Amadis (révision de Saint-Alphonse pour Bach, 1779) ou Atys (révision de Marmontel pour Piccinni, 1780).



2. Portrait en anecdotes

Il est amusant, au demeurant – et on peut supposer que cela n'a pas échappé aux commentateurs qui opéraient ce rapprochement, Roy (né en 1683) fut baptisé à Paris, à Saint-Louis-en-L'Île (St. Louis dans l'Iſle), le jour même où Quinault y fut enterré – le 22 mars 1687.

Roy est aussi resté fameux pour son mauvais caractère, et ses querelles (avec Voltaire et Rameau, ce qui ne le place évidemment pas du bon côté de la postérité) sont peut-être ce qui lui a valu le plus de célébrité après sa mort, puisque, en étudiant les deux autres…

Il faut dire qu'il se répandait en épigrammes assez déplaisants pour ses collègues – par jalousie envers les succès de son librettiste Cahusac, disait-on (fort médiocre diable au demeurant), Rameau y fut dépeint sous les traits de Marsyas. On dit c'est aussi la raison pour laquelle il ne fut pas élu à l'Académie Française, qu'il avait trop critiquée et où il s'était cultivé trop d'inimitiés.

Il semblait toutefois ne pas être dénué d'humour, puisqu'on rapporte qu'alors qu'il recevait (comme assez fréquemment, semble-t-il), en pleine place du Palais-Royal, des coups de canne de Moncrif pour n'avoir pas bien goûté la dimension parodique de l'Histoire des chats, il criait sarcastiquement « patte de velours, Minet, patte de velours ».

Interlude plaisant largement puisé chez Antoine Taillefer : Tableau historique de l'esprit et du caractère des littérateurs français, qui, dans un genre de recueil propre au temps, parcourt ainsi les bons mots d'une vaste série de figure du siècle passé. Roy est traité dans le troisième volume, paru en 1785 chez l'opportunément nommé Poinçot.

Au demeurant, si l'inspiration (manifeste à la lecture) de Roy prise à La Fosse semble ne pas avoir causé de grande polémique pour Callirhoé, du moins chez les commentateurs que j'ai parcourus (Roy prend la peine de la nier dans la Préface, pourtant), la parenté avec la Sémiramis de Voltaire a été relevée — ce qui tisse des liens toujours plus étroits entre rivaux.



3. L'exposition de Sémiramis : matière


Pour cette notule, on se limitera (pardon, pas de Prologue) à l'entrée de Sémiramis, dès le début du premier acte, où se relèvent, de façon manifeste, les qualités dramaturgiques de Roy.

En trois minutes, c'est un petit drame complet et toute une exposition, assez détaillée, qui se bâtissent – quand on observe le rythme habituel des opéras, de quelque époque que ce soit, il n'est pas exagéré de parler de petit miracle.


Cela reste évidemment très imparfait et amateur, avec son lot d'imprécision et son évident manque de finition, mais c'est toujours plus commode pour suivre que la partition brute. Si quelque spécialiste, célèbre ou obscur, voulait s'en emparer, je lui cèderais volontiers le pas.
Grand merci au concours de Diamantine Zirah qui a bien voulu étudier cet inédit et reconfigurer ses dispositions vocales pour que nous puissions l'enregistrer pour CSS.
(Sur le second extrait, je m'accompagne directement au clavecin – avec un potentiel de séduction que j'admets moindre, mais disposer de deux versions sur un tel inédit n'a pas de prix.)


SÉMIRAMIS

Pompeux apprêts, fête éclatante,
Flambeaux sacrés, autels ornés de fleurs,
Hymen si cher à mon attente,
Que vous m'allez coûter de pleurs !

Rivale des Héros, que devient ma puissance ?
Avec un inconnu, j'en partage l'éclat !
Je la mets à ses pieds, ma gloire s'en offense,
Et mon amour encor craint de faire un ingrat.

Pompeux apprêts, fête éclatante,
Flambeaux sacrés, autels ornés de fleurs,
Hymen si cher à mon attente,
Que vous m'allez coûter de pleurs !

Quels reproches, Ninus, n'as-tu point à me faire :
À périr en naissant, j'ai condamné mon fils ;
Pour éteindre la race et les droits de ton frère,
Aux autels j'enchaîne Amestris.
Et c'est une main étrangère,
Qui de mes attentats, va recueillir le prix.

Triste Sémiramis,
Faut-il que ton cœur te trahisse !
Plus cruel que les Dieux qui désolent ces bords,
L'Amour te guide au précipice :
Arrête ! il n'est plus temps, quels combats ! quels remords !
Justifiez grands Dieux, ou calmez mes transports.

On vient… c'est Amestris, quelle est mon injustice !
Captive dès longtemps, quels maux elle a soufferts !
Je ne fais que changer ses fers.
J'ai conservé la ponctuation de la partition d'origine publiée par Ballard : il faut bien voir (outre la relative désinvolture dans la copie du texte sous les portées, quelle que soit l'époque) que les virgules ont dans le théâtre classique une valeur de respiration plutôt qu'une valeur syntaxique, d'où des emplacements qui seraient considérés comme fautifs aujourd'hui, ou même à époque égale dans d'autres genres littéraires.
L'irrégularité des mètres, ordinaire et requise dans les tragédies en musique, se voit aisément et épouse d'assez près les urgences exprimées. Roy est toujours du côté de la meilleure efficacité dramatique.
Le découpage en strophes est un choix personnel, lié non pas aux mètres ou aux rimes, mais aux séquences isolées par le compositeur.


Étrange structure, très libre, de type ABACDE – on aurait pu croire qu'en dehors des grands récitatifs comme à l'acte I d'Amadis, à l'acte IV de Roland ou à l'acte II Armide, il faudrait attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour en observer au sein de grands airs (on peut songer aux petits retours thématiques dans Don Carlos de Verdi : « Elle ne m'aime pas » ou « Toi qui sus le néant », au sein de pièces qui juxtaposent de façon très libre les climats, tout en demeurant de véritables airs clos, très mélodiques et puissamment accompagnés).
Ici aussi, le retour thématique n'a lieu qu'une fois, et assez tôt. (La norme, à l'époque, est plutôt du côté de structures de type AABB, ou au mieux ABA ou ABAC. C'est ce que vous trouverez pour Callirhoé, six ans plus tôt.)



4. L'exposition de Sémiramis : détails

Après une ritournelle initiale (appelée « Prélude »), fondée sur le thème de la première strophe, premières paroles d'un personnage du drame, et c'est Sémiramis elle-même :


4.1. « Refrain » (A)

Pompeux apprêts, fête éclatante,
Flambeaux sacrés, autels ornés de fleurs,
Hymen si cher à mon attente,
Que vous m'allez coûter de pleurs !

Très typique des talents évocatoires de Roy : le lieu révèle en lui-même le pathétique des sentiments des personnages (de même pour Agénor, revenant d'entre les morts où on l'avait laissé pour découvrir le mariage de Callirhoé : « Ce trône, ces autels, ces guirlandes de fleurs / Ces chiffres amoureux »). Le contraste entre la richesse de l'apparat, l'ampleur des réjouissances et la misère individuelle renforcent l'effet – là aussi, procédé devenu courant chez les romantiques (Verdi adore ça, on l'a aussi dans le mariage à l'acte I de Don Carlos, où les amants maudits se lamentent au milieu des cris de joie de la foule).

Musicalement, c'est le thème le plus mélodique et élancé de l'air, avec deux montées suspendues, exprimant les poussées douloureuses d'une âme tourmentée (brèves culminant sur une longue avec descentes agrémentées).

sémiramis

Fait intéressant, avant que la musique ne retrouve sa souplesse accoutumée, l'évocation de la fête nuptiale est accompagnée de valeurs très régulières, laissant la voix débuter dans le silence, puis rejointe par ces figures presque mécaniques, comme les échos d'une fête martiale ou sans conviction :

sémiramis

La musique donne à sentir toute la solitude d'abord, toute la contrainte ensuite, imposées par ce mariage contraire au devoir comme à la raison.


4.2. Le mariage (B)

Rivale des Héros, que devient ma puissance ?
Avec un inconnu, j'en partage l'éclat !
Je la mets à ses pieds, ma gloire s'en offense,
Et mon amour encor craint de faire un ingrat.

La toute-puissante reine meurtrière livre son pouvoir dans un mariage d'amour avec un jeune homme. La musique exprime de façon très directe cette humiliation (« Je la mets à ses pieds ») :

sémiramis

L'harmonie devient très tourmentée : chromatisme descendant (paliers de demi-tons), ce qui est un procédé commun, mais avec des hésitations (notes de passage qui s'écartent de la ligne) et des rythmes irréguliers (brèves et longues se succèdent), définissant un parcours particulièrement tourmenté.
De même pour « ma gloire s'en offense », avec des brèves qui plongent vers les graves, mimant une forme d'abattement plus que de révolte.


4.3. Reprise du « refrain » (A)

Immédiatement, sans respiration.


4.4. Le poids du passé (C)
  
Quels reproches, Ninus, n'as-tu point à me faire :
À périr en naissant, j'ai condamné mon fils ;
Pour éteindre la race et les droits de ton frère,
Aux autels j'enchaîne Amestris.
Et c'est une main étrangère,
Qui de mes attentats, va recueillir le prix.

Outre le fait que le meurtre de Ninus et de leur fils Ninias est notoire chez les auteurs, voici que Sémiramis écarte les les autres successeurs. Là aussi, en deux vers, l'essentiel est dit (les meurtres), puis deux vers pour leur résolution (le nouveau promis).

sémiramis

Ici, le caractère général est plus déclamatoire que mélodique (le saut ascendant de quinte initial le place tout de suite hors de la sphère de l'ariette), étant narratif et non plus poétique comme le refrain, et pourtant, malgré son verbe haut, la ligne vocale est très pleine, très régulière (volontiers accompagnée de chromatismes), essentiellement des formules [noire + deux croches], et bien qu'il s'agisse de déclamation, la partition indique des parties intermédiaires présentes à l'orchestre.


4.5. Les dangers de l'amour (D)

Triste Sémiramis,
Faut-il que ton cœur te trahisse !
Plus cruel que les Dieux qui désolent ces bords,
L'Amour te guide au précipice :
Arrête ! il n'est plus temps, quels combats ! quels remords !
Justifiez grands Dieux, ou calmez mes transports.

Directement enchaîné au précédent (la première rime clôt l'extrait immédiatement antérieur), mais le caractère en est distinct. Exclamations, modulation, chaleur d'une harmonie pleine, moins tourmentée – l'heure de l'affliction et non plus du récit. La lente descente pathétique « Plus cruel que les Dieux [...] au précipice » est pourtant d'une couleur lyrique très particulière, d'une rondeur très peu lullyste (on pourrait plutôt y voir le chemin qui mène vers Boismortier ou Mondonville) : 

sémiramis

Et cela se clôt par une série de cris (« Arrête ! »), qui culmine avec « Justifiez grands Dieux », une supplique à la limite de l'imprécation, grand élan vers l'aigu jeté a cappella :

sémiramis

Saisissant.


4.6. Transition et remords (E)

La fin de l'air constitue en réalité un pont, une petite introduction pour l'arrivée d'Amestris et le premier dialogue de l'opéra (hors Prologue).

On vient… c'est Amestris, quelle est mon injustice !
Captive dès longtemps, quels maux elle a soufferts !
Je ne fais que changer ses fers.

Ici aussi, liée au précédent système rimique, les trois dernières parties musicales étant unifiées dans le poème.

La ligne vocale, de l'ordre du récitatif, reste très mobile et tourmentée, mais l'accompagnement s'apaise totalement, avec ses grandes basses ascendantes, ses parties intermédiaires longues et son harmonie à base de septièmes (dense, mais pas dissonante, une progression régulière), comme si Sémiramis redevenait maîtresse d'elle-même sans quitter sa sévère mélancolie.

sémiramis

J'aime beaucoup les dernières volutes, voilées dans le grave, du dernier vers, aboutissant à cette cadence suspendue (une demi-cadence, sur la dominante, c'est-à-dire sur l'accord qui devrait appeler l'accord de résolution, d'équilibre) : la lumière du majeur (la tonalité générale est mineure) se mêle de ce sentiment d'inachèvement. C'est à la fois ouvrir sur la nouvelle scène (où va apparaître l'accord de résolution) et suggérer les sentiments mêlés d'insatisfaction de la protagoniste.

sémiramis

Par ailleurs, le texte distille une ambiguïté intrigante : « Je ne fais que changer ses fers » semble postuler, vu ce qui précède, le remords d'infliger cette nouvelle contrainte, mais témoigne aussi l'habileté politique de Sémiramis, ayant auparavant théorisé l'égalité de deux états de captivité (et donc l'absence de tort supplémentaire). Beau moment.



5. Programmation

Mélange de climats émotionnels et de récits d'exposition, cette scène résume tout un drame qui s'est déjà passé et le concentre en un point, déjà au milieu de la tragédie suivante. Elle est à la fois un rouage technique, un air de bravoure et un petit drame autonome, avec ses personnages, ses dénouements, ses leçons. En 3 à 4 minutes, et moins de 30 vers.

Voilà qui plaide, une fois de plus, pour la curiosité, à l'heure où William Christie redonne en boucle les pots-pourris de ses succès (pour beaucoup, certes, des exhumations courageuses… d'il y a longtemps), où John Eliot Gardiner, Marc Minkowski et Hervé Niquet se passionnent pour le XXe siècle, et où seul Christophe Rousset (et une poignée de pionniers nord-américains, dont le vivier de chanteurs n'est pas aussi adéquat – Stubbs, O'Dette, R. Brown…) semble encore s'intéresser à l'opéra du Grand Siècle.

Il ne s'agit pas de redonner n'importe quoi de passé de mode, mais le public de la tragédie en musique est prêt à découvrir de nouveaux titres (d'autant que l'ajustement stylistique demandé aux oreilles est assez minime d'un compositeur, d'une époque à l'autre !)… et les pièces dues à Roy parlent de façon très directe aux sensibilités modernes, par rapport aux galants comme Houdar de La Motte (même s'il est réducteur de le désigner ainsi).

Je peux concevoir que la musique moins riche de La Coste (mais parfaitement jouable !) n'inspire pas les chefs, et que Philomèle ne soit pas remontée de sitôt malgré la qualité exceptionnelle de son livret. Mais lorsqu'il s'agit de Destouches, peut-être la plus belle des déclamations, et le plus fin contrapuntiste de l'opéra français jusqu'alors… ou même de Campra, qui a déjà son public… pourquoi nous refuser une nouveauté et un livret de Roy ?

Je veux bien voir ça comme un défi pour le Lutin Chamber Orchestra, mais rien ne remplace une exécution complète dans des conditions adéquates. Dans l'attente, il faudra continuer de fouiner pour soi-même.



Pour retrouver sur Carnets sur sol Pierre-Charles Roy et les tendances esthétiques du temps, on peut se reporter aux liens en début de notule, qui parcourent une partie de ces questions.

dimanche 6 décembre 2015

Que faut-il écouter des opéras de Lully ?


lully_armide_berain_frontispice.png
Le spectaculaire frontispice d'Armide par Bérain.

A. État des lieux

Étrangement, en dehors de Rameau (qui n'a pas du tout les mêmes mérites dramatiques, et se situe déjà largement dans une veine plus ballettisante et décorative que la vraie tragédie en musique des deux premières générations), c'est surtout Lully, à l'autre bout du spectre donc, qu'on représente et enregistre. Ce n'est pourtant pas la musique la plus mélodique ni la plus élaborée, dans ce genre : la génération suivante, avec Desmarest, Campra et Destouches, semble considérablement plus facile d'accès aux oreilles contemporaines (plus de générosité mélodique, plus de variété harmonique, des drames plus violents…).

En dehors d'Achille & Polyxène (justement parce que les actes II à V sont de son élève Collasse), on dispose désormais, avec la parution discographique de Bellérophon en 2011, de l'intégralité des tragédies en musique de Lully – une entreprise commencée en 1983 avec la première Armide de Herreweghe (retirée de la vente sur le désir du chef et dès longtemps introuvable).
Certes, il a donc fallu près de trente ans, mais peu de compositeurs peuvent se vanter d'un tel traitement de faveur, couvrant l'intégralité de leurs ouvrages lyriques (quitte à laisser de côté certaines œuvres mixtes comme les ballets et divertissements chantés). Pour couronner le tout, la plupart sont encore disponibles dans le commerce, et un certain nombre programmés de temps à autre en Europe et en Amérique du Nord.

En ce qui concerne le baroque français, c'est même un exploit assez unique (si l'on excepte Charpentier, qui n'a composé que deux opéras, plusieurs fois enregistrés, et Rameau, dont l'ensemble des œuvres d'envergure n'a été fini de publier qu'en 2015, avec Les Fêtes de Polymnie par Vashegyi).

L'occasion de jeter un regard général vers les bijoux à ne pas manquer.



B. Liste exhaustive

… des tragédies en musique de Lully, plus deux pastorales qui s'approchent ou s'identifient au genre opéra. Avec des liens vers des notules monothématiques pour approfondir.

Sauf mention contraire, les livrets sont de Quinault. Les « hits » indiquent les passages célèbres, les « réussites » les moments qui font particulièrement honneur à Lully.
Il faut être conscient que les danses, que j'ai peu mentionnées, ont pu être de réels tubes, arrangées par les théorbistes, transcrites pour le piano au début du XXe siècle…


1672 – Les Festes de l'Amour et de Bacchus

Caractéristiques :
¶ Une Pastorale, grande répétition générale avant le premier véritable opéra. Pas de grande action, mais de petites scènes pittoresques où s'aiguise le sens de la déclamation. [La partie ballet du livret est due à Bensérade.]
Hits :
¶ Aucun.
Réussites :
¶ Déguisement de Forestan par les lutins railleurs (acte II) « Ah qu'il est beau / Ho, ho, ho, ho, ho, ho ! / Qu'il est joli / Gentil, poli ».
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2004). Très bon.


1673 – Cadmus et Hermione

Caractéristiques :
¶ Officiellement la première tragédie en musique – Pomone de Perrin & Cambert étant classée comme Pastorale. Écriture encore assez sèche, surtout dans les récitatifs, marqués par une inspiration italienne assez cavallienne. Mais déjà un sens de la danse très particulier, et qui fait la marque distinctive du genre, plus encore que la déclamation.
Hits :
¶ « Belle Hermione » (air de Cadmus à l'acte V), au répertoire avant le renouveau baroque.
¶ Chaconne des Africains, « Suivons, suivons l'amour, laissons-nous enflammer » (acte I).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
Réussites :
¶ Chaconne des Africains, « Suivons, suivons l'amour, laissons-nous enflammer » (acte I).
¶ Duos comiques du triangle Charite-Nourrice-Arbas (acte II).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
¶ Dialogues comiques d'Arbas à la recherche du dragon avec Cadmus et avec les Princes (acte IV).
Discographie :
¶ DVD Lazar / Dumestre (disponible). En prononciation restituée. [Commentaires du DVD, du spectacle.]
Il existe une bande de Rousset à Beaune en 2000.


1674 – Alceste

Caractéristiques :
¶ Début de la véritable déclamation lullyste, à la fois très respectueuse de la prosodie et très mélodique.
Hits :
¶ Air burlesque de Charon « Il faut passer tôt ou tard / Il faut passer dans ma barque » (acte IV), enregistré dès le début du XXe siècle.
¶ Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Déploration sur la mort d'Alceste par un coryphée féminin et un chœur mixte (acte III).
Réussites :
¶ Regrets d'Alcide (récitatifs en I,1).
¶ Duo de Tritons « Malgré tant d'orages » (acte I).
¶ Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Chœur d'annonce de la mort d'Alceste hors scène, tandis qu'Admète se lamente sur scène (acte III).
¶ Marches funèbres d'Alceste (fin de l'acte III).
Discographie :
¶ Malgoire I (CBS 1974). Avec Felicity Palmer, Bruce Brewer et Max van Egmond. Tout à fait introuvable aujourd'hui.
¶ Malgoire II (Montaigne 1992). Avec Colette Alliot-Lugaz, Howard Crook et Jean-Philippe Lafont. Lourd, terne et empesé, assez peu engageant à écouter.
Malgoire a depuis donné, en 2007, une version assez définitive de l'œuvre (avec Véronique Gens), uniquement captée par la radio.
=> Une nouvelle gravure est donc indispensable.


1675 – Thésée
Caractéristiques :
¶ Le plus grand succès de l'histoire de l'opéra baroque français : l'œuvre la plus souvent reprise, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.Le livret en est pourtant fort sommaire (histoire d'amour contrariée par un barbon couronné et une enchanteresse hystérique) , et la musique assez peu saillante en dehors de l'acte I. Difficile, dans notre perspective contemporaine, d'être aussi impressionné que les témoins d'alors.
¶ [Présentation.]
Hits :
¶ Pas vraiment, même si le chœur est combattants est furieusement marquant.
Réussites :
¶ Début de l'acte I : combattants hors scène « Il faut périr, il faut périr / Il faut vaincre ou mourir » et prières des femmes dans le temple de Minerve sur la scène. [Présentation.]
Discographie :
¶ Stubbs / O'Dette (CPO 2007). Studio un peu figé, surtout dans les récitatifs, mais suffisant pour une découverte.
Il existe une bande Haïm beaucoup plus vivante.


1676 – Atys
Caractéristiques :
¶ Réputé l'opéra favori du roi, c'est aussi l'une des rares œuvres de Lully à se terminer de façon tragique (dans les quelques autres cas, Roland est seulement en colère, Armide reste une magicienne mécréante, elle aussi seulement malheureuse en amour, et Phaëton qui meurt bel et bien est un contre-modèle), et vraiment sans concession, malgré des épisodes comiques qui demeurent.
¶ Rare cas de Prologue lullyste clairement articulé à l'histoire des cinq actes (Atys est présenté par les divinités allégoriques).
¶ [Présentation du livret à partir de la révision de Marmontel.]
Hits :
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Chaconne « L'amour fait trop verser de pleurs »… « Quand le péril est agréable » (acte I)
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux »  (acte I)
¶ Descente de Cybèle (fin de l'acte II)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux » (acte III)
¶ Scène du sommeil d'Atys (acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » (acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde » (acte V)
Réussites :
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Entrée de Melpomène « Retirez-vous, cessez de prévenir le Temps » (Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Tous les duos de l'acte I (Atys, Idas, Sangaride, Doris), dont la chaconne.
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux »  (acte I)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux » (acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Dispute des amants (acte IV)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » (acte V)
¶ Malédiction d'Atys (acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde » (acte V)
Discographie :
¶ CD Christie studio (HM 1987). Très figé, un peu glaçant (fait avant les représentations). [Commentaire.]
Bandes vidéos des représentations de 1987 dans la mise en scène de Villégier, saisissantes. [Commentaire.]
¶ CD Reyne (2010). Choix de simplicité, de nudité, très persuasif.
¶ DVD Christie (2011). Reprise et réfection de la mise en scène de Villégier. Luxuriance très italianisante du continuo, somptuosité de toute part.


1677 – Isis
Caractéristiques :
¶ L'intrigue de la persécution de l'amante de Jupiter (Io, devenant par la suite Isis) a été lue à la Cour comme une transposition mythologique de l'emprise prédatrice de la Montespan – interprétation trop répandue qui força Quinault à l'exil. Le livret n'est au demeurant pas le plus captivant de son auteur.
Hits :
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés (acte IV), avec son figuralisme hoquetant.
Réussites :
¶ Duo burlesque Iris-Mercure (acte II), d'une veine séductrice inhabituelle dans ces sphères olympiques.
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés (acte IV), avec son figuralisme hoquetant.
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2005). Très bien chanté, un peu terne orchestralement.


1678 – Psyché (II)
Caractéristiques :
¶ Livret attribué à Thomas Corneille, puis revendiqué par Fontenelle (sans doute collectif). L'œuvre réutilise le livret de Molière (secondé par Pierre Corneille et Quinault) écrit pour la tragédie-ballet du même nom (pour partie parlée) représentée au Carnaval de 1671.
¶ De cette genèse compliquée provient sans doute le caractère moins serré de l'intrigue, entrecoupée de nombreux divertissements plus pittoresques que dramatiques, dont des lamenti italiens, un hapax dans les tragédies en musique de Lully. C'est aussi, musicalement, son opéra le moins marquant.
Hits :
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Réussites :
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Discographie :
¶ CD Stubbs / O'Dette (CPO 2008). Correctement exécuté, mais un studio pas très vivant.


1679 – Bellérophon
Caractéristiques :
¶ Canevas de Thomas Corneille, détail revendiqué par Fontenelle, moments forts revendiqués par Boileau. Contrairement à l'ordinaire, ce sont les actes pairs qui retiennent l'attention.
¶ [I – Avanies d'un livret à six mains.]
¶ [II – Structure et originalités du livret.]
¶ [III – Musique.]
Hits :
¶ Longue invocation infernale pendant l'essentiel de l'acte II.
Réussites :
¶ Tirades de Bellérophon (actes I et II).
¶ Plaintes dans les climats dévastés par la Chimère à l'acte IV (une Napée, une Dryade, Dieux des bois), d'un style original, qui laisse sentir le vide et l'effroi avant la forme ordinaire des déplorations polyphoniques.
Discographie :
¶ CD Rousset (Aparté 2011). D'un style parfait. Sans mollesse. Disposant de quelques chanteurs extraordinaires (Auvity et Teitgen). [Commentaire.]


1680 – Proserpine
Caractéristiques :
¶ Retour de Quinault. L'amour principal est ici celui d'une mère pour sa fille ; les amants sont campés par des personnages secondaires mais omniprésents – les allégories aquatiques Aréthuse et Alphée.
Hits :
¶ Airs de Proserpine : « Goûtons dans ces aimables lieux » (acte I), « Que tout se ressente de la fureur » (acte III).
Réussites :
¶ Les duos entre Aréthuse & Alphée :
« Arrêtez, Nymphe trop sévère » (acte I),
« Ingrate, écoutez-moi » (acte II),
« N'aurais-je point innocemment » (acte III),
« Pluton veut qu'avec vous nous demeurions ici » (acte IV)
« Quel cœur se peut assurer » (acte V)
=> Ils donnent toute sa saveur à l'œuvre, nous servant, malgré l'arrachement arbitraire d'une fille et au milieu des climats hostiles des enfers, de rafraîchissantes scènes d'amants bougons puis contents.
Discographie :
¶ CD Niquet (Glossa 2007). Grande rondeur (présence massive des doublures de flûtes), continuo opulent. Distribution assez formidable (D'Oustrac en Cérès, couple Staskiewicz-Auvity). [Commentaire.]


1682 – Persée
Caractéristiques :
¶ Contenu très épique, où le spectaculaire ne se limite pas aux décors. Les combats contre les monstres abondent (les Gorgones, le monstre marin), et pas à travers des récits de seconde main, ils sont directement représentés sur scène. Quinault suit de très près le résumé d'Apollodore (en particulier la place de Phinée, l'oncle jaloux d'Andromède).
Hits :
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine » (acte III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle » (acte IV).
¶ Ballet du combat aérien de Persée contre Kêtos (acte IV)
Réussites :
¶ Récitatif sarcastique de Phinée : « Seigneur, vous m'avez destiné » (acte II)
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine » (acte III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle » (acte IV).
Discographie :
¶ CD Rousset (Ambroisie 2001). Un rien terne, le drame n'est pas articulé avec beaucoup d'ardeur (alors qu'il s'agit du plus épique des Lully, celui en tout cas doté du plus d'actions directes), mais beau plateau, où culmine le Phinée sarcastique de Jérôme Correas (l'une des plus fines incarnations vocales de tous les temps). L'ensemble fonctionne très bien.
¶ DVD Pinkosky-Niquet (EuroArts 2005). Cyril Auvity plane (beau Mercure de Colin Ainsworth, tout de même) au-dessus d'une distribution à l'articulation très nord-américaine (en arrière), dans une mise en scène chiche en moyens mais astucieuse. Hervé Niquet ne dirige pas le Concert Spirituel, mais l'orchestre Tafelmusik de Toronto, qu'il fait sonner assez sensiblement comme le sien. Beaucoup de vie orchestrale qui permet au drame d'avancer sans faiblir.


1683 – Phaëton
Caractéristiques :
¶ Première fois, dans l'histoire du genre (et un cas qui demeure rare) où le héros est un repoussoir. Pourtant chanté par la haute-contre habituelle (car jeune, héroïque et galant), Phaëton dresse le portrait d'un égoïste, pire, d'un impudent, dont le châtiment final rassure peut-être plus qu'il n'afflige.
¶ Autre fait inhabituel, le couple amoureux authentique, des personnages secondaires comme dans Proserpine, inclut une basse-taille au lieu de la hautre-contre ordinaire (pour des raisons évidentes d'équilibres des voix sur le plateau).
¶ [Présentation.]
Hits :
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse à tort Climène »… « C'est toi que j'en atteste », dans une tessiture très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on chante, que tout réponde » (acte V).
Réussites :
¶ Tout le rôle d'Épaphus (peut-être le plus beau de tout Lully) :
=> premier duo d'amour et d'adieu avec Lybie : « Quel malheur ! »… « Que mon sort serait doux » (acte II) ;
=> duo d'affrontement avec Phaëton : « Songez-vous qu'Isis est ma mère ? » (acte III) ;
=> imprécations devant le Temple d'Isis : « Vous qui servez Isis » (acte III) ;
=> air : « Vous qui vous déclarez mon père » (acte V) ;
=> second duo d'amour et d'adieu avec Lybie : « Ô rigoureux martyre »… « Hélas ! une chaîne si belle » (acte V)
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse à tort Climène »… « C'est toi que j'en atteste », dans une tessiture très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on chante, que tout réponde » (acte V).
Discographie :
¶ CD Minkowski (Erato 1994). Lecture anguleuse, qui privilégie l'éclat sur le fondu. Goût pour théorbe solo dans les récitatifs. Quelques-uns des plus grands chanteurs de tous les temps dans la distribution pour des rôles-clefs : Crook (Phaéton), Gens (Lybie), Théruel (Épaphos).
Grande réussite.
¶ CD Rousset (Aparté 2013). Belle lecture, avec un continuo très subtil au clavecin. Fort bien chanté aussi, avec des voix typées qui plairont diversement. Petite réserve sur le caractère très audible des changements de mesure, que Rousset tire vers un certain alanguissement contemplatif (ce qui peut se défendre, mais reste étrange pour du récitatif) et qui tendent parfois à freiner l'élan dramatique. [Commentaire de Beaune, de Pleyel.]

1684 – Amadis
Caractéristiques :
¶ Amadis apporte une autre nouveauté : le premier sujet d'opéra français qui ne soit pas tiré de la mythologie grecque. [Contrairement à l'Italie qui utilisait volontiers des sujets tirés de l'Histoire, antique en particulier.] Pendant très longtemps (jusqu'à Scanderberg en 1735, en réalité), cette entorse se limitera à quelques grands romans espagnols et épopées italiennes autour de héros médiévaux : Montalvo, Ariosto, Tasso pour Quinault-Lully (puis Danchet-Campra, avec Tancrède), et un peu plus tard Silva-Essarts (La Motte / Destouches).
¶ Avec Atys, l'un des très rares cas de Prologue où le héros du drame est introduit ; alors qu'Atys est présenté comme une histoire pour divertir le commanditaire, dans Amadis, on désigne (à mots maigrement couverts) le roi comme le successeur direct du héros – il faut dire que le parallèle est plus aisé avec le chevalier tendre qu'avec le prêtre châtré…
Beaucoup de convergences avec Armide qu'il semble préparer : matière médiévale, structure (contredanse très proche dans le Prologue – acte I d'Armide – ; récits de victoires et de mal d'amour au I ; enchantement du héros désœuvré au II ; captivité et souffrances au III ; chaconne vocale au V, ce qui ne se faisait plus depuis Cadmus !), longues scènes comme celle d'Amadis au I.
¶ Musicalement, on est parfois étonné de la disparité entre la relative platitude du deuxième acte et la force des deux derniers (peut-être les plus beaux de tout Lully), en particulier le quatrième.
¶ [Présentation – je suis d'ailleurs beaucoup moins mitigé aujourd'hui sur les qualités de l'ouvrage.]
Hits :
¶ Invocation de l'orage : « Espris, empressés à nous plaire »… « Brillants éclairs, bruyant tonnerre » (Prologue)
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II).
¶ Air d'Amadis : « Bois épais, redouble ton ombre » (acte II). Souvent mis au programme de récitals du début du XXe siècle – étrangement, puisque très court, sans effet particulier et mélodiquement particulièrement peu marquant. Sans doute était-il un peu plus aigu que les autres et déstabilisait-il moins les ténors ?  Si l'on voulait mépriser Lully, on ne choisirait pas meilleur exemple. [Parmi les versions disponibles, Rousset fait le choix avisé de le faire ornementer, ce qui lui procure un peu plus de relief.]
¶ Duo et chœur de captivité « Ciel ! finissez nos peines » (acte III).
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ? »… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais le suivre ».
¶ Intercession d'Urgande (fin de l'acte IV).
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur « Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Réussites :
¶ Invocation de l'orage : « Brillants éclairs, bruyant tonnerre » (Prologue)
¶ Scène d'Amadis (trois grandes tirades à l'acte I – entrecoupées de réponses de Florestan –, très inhabituelles dans ce répertoire, et encore plus pour un personnage masculin) :
« Ah ! que l'amour paraît charmant ! »
« Je pourrais l'obtenir par la force des armes »
« Oriane, ingrate et cruelle »
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II)
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ? »… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais le suivre ».
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur « Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2006). Un peu pâle, et souffrant notamment d'une Arcabonne assez stridente. Point fort : le tempérament exceptionnel des deux amantes (Laurens en altière Oriane, Masset en éloquente Corisande, qui n'a alors plus rien d'un emploi de soubrette-sans-aigus). [Commentaire.]
Schneebeli 2010 (il existe une bande de salle partielle captée à Massy). Avec Katia Vellétaz, Dagmar Šašková, Isabelle Druet, Cyril Auvity, Edwin Crossley-Mercer, Alain Buet. Comme toujours impressionnant par le style impeccablement juste de Schneebeli, et un fort beau plateau (à part les deux méchants qui s'amusent à chanter du nez en permanence).
¶ CD Rousset (Aparté 2014). Une petite merveille d'équilibre, avec des danses d'une élégance remarquable, et soutenue par une distribution choisie parmi les meilleurs (Auvity, Arnould, Tauran, Perruche, Bennani…). [Commentaire.]


1685 – Roland
Caractéristiques :
¶ Roland est la seconde tragédie en musique dont le rôle-titre soit tenu par une voix grave (basse-taille), ce qui, contrairement à Cadmus, inaugure une licence pour les opéras dont le héros est particulièrement guerrier et le plus souvent éconduit (Tancrède, Pélops et Idoménée chez Campra, Alcide chez Destouches – mais plus étrange pour Pyrame, sorte d'Épaphus…). S'il n'est pas repoussoir comme Phaéton, le personnage central reste cependant négligé par l'amour et même assez inquiétant (le massacre final).
¶ C'est, je crois, l'un des opéras les plus homogènes et les plus constamment soignés de tout Lully, alors même que les endroits très typés y sont plus rares.
Hits :
¶ Grande chaconne avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte III).
¶ Fureur de Roland « Je suis trahi ! Ciel ! » (fin de l'acte IV).
Réussites :
¶ Mélancolie d'Angélique (récits de l'acte I).
¶ Grand duo en chaconne « Ah ! je souffre un tourment plus cruel que la mort »… « Se peut-il qu'à ses vœux vous ayez répondu ? », puis chaconne avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte III). Une scène enivrante, un des sommets de tout Lully.
¶ Grande scène de Roland dans les bois « Ah ! j'attendrai longtemps » (début de l'acte IV).
Discographie :
¶ Jacobs (aux Champs-Élysées en 1993 avec van Dam, à Montpellier en 1994 avec Naouri) a joué l'œuvre (un répertoire dont il semble pourtant peu friand) avec un continuo très riche et un véritable élan. Evidemment, le maintien est un rien raide, mais le résultat demeure remarquablement vivant et convaincant. La bande de Montpellier circule.
¶ CD Rousset (Ambroisie 2004). Version peut-être un peu mesurée, mais d'une grande grâce, qui livre pudiquement ses charmes aux fil des réécoutes.


1686 – Armide
Caractéristiques :
¶ Armide, par la qualité de finition de chaque fragment, constitue probablement l'opéra le plus abouti de l'univers lullyste. Comme dans Roland, une voix grave (bas-dessus), frappée mais dédaignée par l'Amour, à laquelle on s'attache sans jamais perdre de vue qu'il s'agit plutôt d'un contre-modèle – une sorcière métèque et mécréante, tout de même.
¶ Le drame, très cohérent et spectaculaire, est fortement caractérisé par ses triomphes guerriers (acte I), ses enchantements pastoraux (et aquatiques !) au II, son sommet infernal au III, et surtout son intermède étrange (deux nouveaux personnages à l'acte IV, incluant même un peu d'humour, ce qui n'était plus arrivé depuis Atys et Proserpine).
¶ [Présentations : fulgurances écritesdétails.]
Hits :
¶ Dialogue de la Gloire et de la Sagesse « Tout doit céder dans l'Univers » (Prologue).
¶ Scène du sommeil de Renaud, en particulier « Ah ! quelle erreur !  quelle jolie » (acte II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de l'acte II).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour, brise ta chaîne ».
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Réussites :
¶ Ouverture.
¶ Dialogue de la Gloire et de la Sagesse « Tout doit céder dans l'Univers » (Prologue).
¶ Conseils des suivantes d'Armide « Dans un jour de triomphe, au milieu des plaisirs » (acte I).
¶ Récit du rêve d'Armide « Un songe affreux m'inspire une fureur nouvelle » (acte I).
¶ Entrée d'Hidraot « Armide, que le sang qui m'unit avec vous » (acte I).
Récit d'Aronte « Ô Ciel ! ô disgrâce cruelle ! » (acte I). En neuf vers, l'un des plus forts récitatifs jamais écrits.
¶ Dialogue d'Artémidore et de Renaud « Invincible héros, c'est par votre courage » (acte II).
¶ Duo d'invocation infernale « Arrêtons-nous ici, c'est dans ce lieu fatal » (acte II).
¶ Chœur du sommeil « Ah ! quelle erreur !  quelle jolie » (acte II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de l'acte II).
¶ Air d'Armide « Ah ! si la liberté me doit être ravie » (début de l'acte III).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour, brise ta chaîne » (acte III).
¶ Duo d'amour de Renaud & Armide « Armide, vous m'allez quitter » (acte V).
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Discographie :
¶ CD Herreweghe I (Erato 1983). Totalement retirée du marchée par Herreweghe lui-même. Le seul disque de tragédie en musique sur lequel je n'aie jamais pu mettre la main, je crois bien. Les extraits entendus justifient sans doute le repentir de Herreweghe : c'était la première fois qu'on jouait une tragédie en musique avec un souci musicologique, et quoique bon, le résultat peut sonner un peu trop mou avec le recul des années.
¶ CD Herreweghe II (HM 1992). La version couramment disponible en CD, rééditée il y a peu, et formidable en tout point : beaucoup de rondeur et d'élégance, mais un drame tout à fait vivant, porté par des chanteurs-diseurs exceptionnels (Laurens, Crook, Gens, Rime, Deletré…). Seule étrange réserve, la passacaille, un peu indolente et assez peu dansante.
¶ CD Ryan Brown (Naxos 2007). L'ensemble Opera Lafayette a proposé ce qui était alors la seule alternative disponible à Herreweghe II, mais quoique correctement chanté et exécuté, tout nage dans une telle indolence (et dans des timbres si gris) qu'on parvient quasiment à s'ennuyer. À déconseiller absolument pour débuter, et probablement sans intérêt pour les habitués. Le seul disque médiocre de la discographie, en réalité.
¶ DVD Carsen-Christie (Fra Musica 2008). Une lecture visuellement marquante, et musicalement fulgurante (en particulier pour l'Armide de Stéphanie d'Oustrac, mais aussi un continuo très généreux). La chaconne est ébouriffante. Seule réserve : deux petites coupures (un vers à l'acte I, et la scène du désenvoûtement au V), assez injustifiables, même sur le plan dramaturgique (un vers orphelin et l'explication de revirement de Renaud). Le couplage avec la version Herreweghe II permet ainsi de tout avoir au meilleur niveau (intégralité et chaconne réussie).


1686 – Acis et Galatée
Caractéristiques :
¶ Retour tardif à la Pastorale, en trois actes et un Prologue. Ce n'est pas une œuvre royale, plutôt une commande de circonstance (donnée par le duc de Vendôme en l'honneur du Grand Dauphin, au château d'Anet). Néanmoins, il s'agit d'une intrigue théâtrale complète, c'est pourquoi je l'inclus dans ce petit horizon des premiers opéras. On y traite de résurrection plus légèrement que dans la tragédie (cela n'arrive pas avant Hippolyte & Aricie de Rameau, me semble-t-il).
¶ Le livret (de Campistron) et la musique ne sont pas les meilleurs du répertoire lullyste, mais les danses sont belles, et l'œuvre présente la particularité de proposer fromage et dessert : une courte chaconne vocale et une longue passacaille vocale et chorale !
Hits :
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une injuste fierté ».
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte » (acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse ».
Réussites :
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une injuste fierté ».
¶ Marche « Qu'à l'envi chacun se presse » (acte II).
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte » (acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse ».
Discographie :
¶ CD Minkowski (Arkiv 1996). Le maintien est un rien raide, mais les danses sont très belles. Et puis il y a Gens et Delunsch dans les chaconnes, quand même.


1687 – Achille et Polyxène
Caractéristiques :
¶ Composition interrompue par la mort de Lully, seuls l'Ouverture et le premier acte sont de sa main. Le reste fut complété par son élève et esclave secrétaire Collasse (celui qui écrivait toutes les parties intermédiaires du matériel d'orchestre fourni aux musiciens royaux). Pour cette raison, l'œuvre fut boudée à sa création, reprise une seule fois en 1712, et jamais rejouée depuis semble-t-il, à l'exception d'une version de concert à Hambourg en 2007 (Cythara-Ensemble dirigé par Rudolf Kelber).
¶ Préventions parfaitement infondées, Collasse est un grand compositeur et, pour l'avoir lu et joué, l'acte V d'Achille et Polyxène est, dramatique et musicalement, du niveau des grands Lully – récitatifs enflammés, chœurs d'effroi, grand récit final. Aucune raison de ne pas remonter ces ultimes mesures de Lully, en conséquence.
¶ [Présentation et extrait.]
Hits :
¶ ?
Réussites :
¶ Désespoir de Briséis, chœur de la mort d'Achille et grande tirade finale de la mort de Polyxène (acte V).
Discographie :
¶ Ma petite glotte et mes gros doigts.



C. Livrets

Petit tableau synoptique des évolutions. (On a mis en couleur les caractéristiques inhabituelles. Dans la dernière colonne, le rouge indique un opéra qui « finit mal », le vert un opéra dont l'issue est considérée comme joyeuse – et plus la couleur est sombre, moins la gaîté est de mise.)



Auteurs
Humour
Rôle-titre
Fin
1
Cadmus et Hermione
Quinault.
– Coquette rouée.
– Vieille amoureuse.
– Duel de générations.
(acte II)
Couple d'amants.
Amants heureux.
2
Alceste
Quinault. – Duel de rivaux (acte I).
– Coquette rouée (acte I).
– Chantage au mariage (acte II).
– Plaintes du vieux guerrier (acte II).
Amante.
Amants heureux.
3
Thésée
Quinault. Jalousie infondée (acte I).
Amant.
Amants heureux.
4
Atys
Quinault. Dispute d'amants (acte IV). (unique cas où concerne les personnages principaux)
Amant.
Amants morts, méchants désespérés.
5
Isis
Quinault. Badinage entre dieux (acte II).
Victime (vaguement amante).
Victime sauvée, renoncement à l'amour.
6
Psyché
Th. Corneille, Fontenelle.
Relatif ridicule des sœurs jalouses (acte I).
Amante.
Amants heureux.
7
Bellérophon
Th. Corneille, Fontenelle, Boileau.
Non.
Amant.
Amants heureux.
8
Proserpine
Quinault.
Vantardise d'amant éconduit (acte II).
Victime.
Liberté conditionnelle.
9
Persée
Quinault. Non.
Amant.
Amants heureux.
10
Phaëton
Quinault. Non.
Ambitieux impudent.
Impudent châtié, amants partiellement sauvés. (on le suppose, mais ce n'est pas dit)
11
Amadis
Quinault. Non.
Amant.
Amants heureux.
12
Roland
Quinault. Non.
Amant éconduit et brutal.
Héros malheureux, amants heureux.
13
Armide
Quinault. Brève raillerie en miroir (acte IV).
Amante ennemie,  éconduite et dangereuse.
Magicienne malheureuse, amant libéré.
14
Achille et Polyxène
Campistron.
Non.
Couple d'amants.
Amants morts.




D. Le plus beau ?

La quantité de moments forts ne déterminant pas nécessairement l'intensité du flux général, et les rares versions conditionnant aussi beaucoup notre perception, il est difficile de décerner les palmes.

À partir de Bellérophon, on se situe vraiment dans la maturité lullyste, et à partir de Phaëton, la densité musicale devient particulièrement impressionnante. Néanmoins, les chefs-d'œuvre existent d'emblée : Alceste et Atys en témoignent, et même, malgré ses archaïsmes, Cadmus témoigne en maint endroit d'une inspiration de tout premier ordre.

Les LULLYstes distinguent en principe Atys et Armide, qui sont clairement les deux meilleurs livrets, et qui ménagent une quantité assez immense de moments mélodiques ou pittoresques. Mais cela tient aussi au fait que ce sont les seuls qu'on ait pu écouter et réécouter depuis trente ans, et qui ont été servis par des productions aussi exemplaires. Leur domination est justifiée (la musique d'Armide est de très haute volée, et le livret dAtys d'une force sans égale), mais on pourrait soutenir bien d'autres combinaisons.

À ce jour, je crois que je distinguerais avant tout Armide et Roland, pour le raffinement extrême de leurs équilibres et le naturel de leur déclamation, mais Cadmus, Alceste, Atys, Phäeton, Amadis, et même Bellérophon, Proserpine ou Persée méritent de grands honneurs. Je suis moins enthousiaste sur Thésée (le début de l'acte I est formidable, mais le reste vraiment peu passionnant, à commencer par le livret, et pourtant ce fut l'opéra de Lully le plus apprécié en son temps !), Psyché et Isis, dont je perçois moins la poussée générale (pourtant, le livret de Psyché est ravissant).



Quand j'aurai deux minutes, je tâcherai de confectionner une carte des chaconnes, mais pour l'heure, vous avez déjà de quoi vous amuser à redécouvrir (ou rattraper votre retard).

dimanche 29 novembre 2015

Scylla & Glaucus de LECLAIR – Les Nouveaux Caractères, Sébastien d'Hérin


Glaucus Alpha

Il n'existait à ce jour que la version Gardiner (chez Erato d'avant la fusion EMI Classics-Warner, c'est-à-dire épuisée depuis des lustres), la version d'Hérin apporte donc un renouveau appréciable, aussi bien musicalement (une nouvelle vision assez réussie) que tout simplement en termes de disponibilité.

L'œuvre a déjà été présentée dans ces pages à l'occasion du concert versaillais, il y a un an. Après écoute, à l'exception de Caroline Mutel, plus intelligible captée de près que lors du concert, les caractéristiques de l'interprétations restent identiques (cordes extraordinairement agiles et phrasées, distribution un rien frustrante).

samedi 21 novembre 2015

A. Le Roy, D. Le Blanc, Guédron… airs de cour – Lefilliâtre, Mauillon, Dumestre (Cortot)


Fondé sur le programme de l'album Cœur, déjà loué dans ces pages, un concert à la salle Cortot, dans l'acoustique parfaite pour les programmes intimes (on y voit et entend à la perfection de partout, merci le capitonnage bois !).
Évidemment, le programme était un peu différent, tout n'y figurait pas – et d'autres pièces étaient au contraire incluses, en particulier des Guédron, avec la conclusion adroite « Qu'on ne me parle plus d'amour » et le leste hit « À Paris sur petit pont ».

Au concert, trois détails frappent avec plus d'acuité.

¶ Le travail sur la diversité des accompagnements, témoignant comme toujours d'un soin de premier ordre apporté aux développements / arrangements.
– Quatre violes (du petit soprano à la grande basse), d'une harpe et du petit luth théorbé – je suppose, car Vincent Dumestre était largement tourné vers l'intérieur de la scène, pour diriger l'ensemble, ce qui rendait l'instrument largement invisible et inaudible (au son, on aurait plutôt dit un petit théorbe, mais la forme générale évoque davantage un petit archiluth). À partir de cette base, toutes les configurations sont possibles : a cappella, ou avec telle ou telle partie de l'accompagnement.
– L'air de cour étant par nature l'exploration d'une forme strophique, et le choix fait étant celui de la sobriété des ornements, le renouvellement des accompagnements (outre l'excellence expressive des chanteurs) permettait l'impression d'une progression constante, sans faire sentir le moins du monde la lassitude de la répétition. [Essayez de chanter chez vous les dix strophes musicalement identiques de ces airs, vous verrez si vous n'en percevez pas le ressassement !]

¶ La réalisation du français restitué m'a paru (encore) plus incertaine qu'à l'ordinaire.
– Manifestement sans préparation précise sur la question, les mêmes sons sont aléatoirement réalisés de façon moderne ou classique, et dans une vision très archaïsante (dans le disque Aux Marches du palais, les marins de Surcouf expriment leur « Au trente-et-un du mois d'août » comme des émigrés aristocrates, avec la prononciation pré-révolutionnaire, voire pré-classique !) du français classique, si bien que la cohabitation forme un attelage tout à fait bizarre.
– Il s'agit manifestement avant tout d'apporter une couleur dépaysante, une forme d'étrangeté galante, qui est assez plaisante, certes, mais qui diminue de beaucoup l'intelligibilité du texte. On peut se le permettre vu le niveau exceptionnel de diction des interprètes, mais l'intérêt d'avoir un texte dans sa propre langue chanté par des compatriotes, s'il doit être malaxé selon des règles qui nous sont non seulement assez étrangères, mais mal réalisées, paraît un peu dévalué. Dire que l'un des arguments initiaux du mouvement était d'ajouter à la compréhension du texte grâce à l'articulation des finales muettes ! Autrement dit : je veux bien le concéder au Poème Harmonique vu le profil intransigeant des interprètes-diseurs auxquels il s'associe, mais les autres peuvent vraiment s'en dispenser. [Pour la déclamation parlée, c'est déjà un peu différent, le changement influe aussi sur l'équilibre vocal, plus « chanté », ce qui offre tout simplement d'autres possibilités.]

¶ L'équilibre extraordinaire des chanteurs.
Serge Goubioud et Marc Mauillon, avec leur timbre franc et leur diction immaculée, sont bien sûr tout désignés pour servir ce répertoire. Le renouvellement constant de leur expression permet aux airs strophiques de s'épanouir non seulement dans leur répétition musicale, mais aussi dans leur progression textuelle. Rien ne tombe à plat.
Bruno Le Levreur complète le trio des trois meilleurs spécialistes de ce répertoire aujourd'hui (donc de tous les temps, considérant la sinistrose discographique en la matière), en alto discret mais souple (d'un français excellent rare chez les falsettistes). La plupart du temps, la mélodie principale est tenue par une autre voix que la sienne, même dans les trios masculins, ce qui lui permet de colorer délicatement en laissant la conduite narrative au ténor ou à la basse-taille.
– La voix étrange (très laryngée et pharyngée) de Claire Lefilliâtre a toujours beaucoup d'impact en vrai ; si elle ne s'inscrit absolument pas dans le registre de simplicité et d'émission très antérieure des hommes, elle plane avec une forme de bizarrerie assez charmante (même si le texte, articulé plus en arrière, est moins intelligible). Les petites notes de goût, pas très nombreuses dans ce programme, sont comme toujours suprêmement réalisées.

Et bien sûr, ce qui ne se voit pas au disque mais s'y entend très bien, l'abattage hors du commun de Serge Goubioud et Marc Mauillon. Impressionné également par la capacité de Mélanie Flahaut (aux flûtes également) à exprimer des émotions en contrepoints des chanteurs… avec son basson !  Produire de l'expression fine à la basse est une chose particulièrement délicate, et remarquable ici.

Sinon, j'ai déjà insisté sur la beauté intrinsèque des œuvres retenues et du programme (Ô combien est heureuse d'Adrian Le Roy, Bien qu'un cruel martyre de Guédron…), tout était donc réuni pour un grand concert.

[En revanche, eu le pire voisin de tous les temps : consulte son téléphone pendant la représentation, dirige ostensiblement avec ses mains, croise et décroise ses jambes en faisant crisser au maximum son pantalon de toile, double les lignes de soprano à la basse en grommelant plus ou moins juste dès que tous les chanteurs sont réunis, part dès le début des saluts… et bien sûr se trouvait trop loin et trop absorbé pour percevoir les signes de mécontentement.]

Repassez nous voir, un extrait sonore faisant foi sera adjoint dans le week-end.

jeudi 12 février 2015

Les airs de cour de l'Héritier — Lièvre-Picard et Robidoux aux Billettes (Lambert, Charpentier)


Programme entièrement Lambert et Charpentier (couronné par les Stances du Cid, monument très rarement donné), comme on en entend peu, en alternance des plus célèbres compositions pour clavecin de Froberger, Anglebert et Louis Couperin (incluant les deux tombeaux de Blancrocher).

Une pointe de déception : ces pièces sont un peu graves pour que la voix de Vincent Lièvre-Picard se libère, alors qu'illustre élève de Howard Crook, il a hérité d'un certain nombre des qualités de son aîné, jusque dans le timbre. Par ailleurs, le récital en solo donne le temps d'étudier une voix aux équilibres étranges : les [i] et les [ou], voyelles pourtant fondamentale pour l'une, délicate pour l'autre, sont superbes, très semblables à son prédécesseur, tandis que les [a] sont moins pleins, les [e] inexacts (trop ouverts) et les [è] presque chevrotants. Très étonnant alliage, qui semble entraver un peu son expression.
Je suppose aussi que, habitué avant tout à la pratique chorale (dans les meilleurs ensembles vocaux), il n'était peut-être pas très à son aise de se retrouver ainsi exposé – ou pas assez chauffé ?

On retrouvait le même type de paradoxe chez Martin Robidoux qui l'accompagnait au clavecin : pas très virtuose (arpèges et trilles pas toujours exacts) dans les pièces solo, mais ses réalisations pour accompagner les airs, très simples (essentiellement des accords arpègés), à peine ornées de contrechants occasionnels et d'agréments qui procuraient de superbes reliefs, étaient tout simplement d'un goût parfait. On peut faire plus sophistiqué, mais difficilement plus adéquat.

David Le Marrec

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