Cette notule s'appuie sur un concert singulier, mais explore de plus
vastes rivages susceptibles d'intéresser les lecteurs non concertomanes
: histoire des théâtres d'opéra à Paris, influence de la mort du duc de
Berry sur l'histoire de la musique (styles compositionnels y compris),
les loyautés partagées envers les visiteurs et les spectateurs,
l'impact cataclysmique des changements de programme non annoncés, et
surtout la Malédiction de Pierre Rode – connaissez-vous notre
Seigneur Pierre Rode ? Avez-vous une minute pour en parler ?
La lecture de cette petite page devrait vous emmener en des lieux
bien plus divers que la salle à manger de la Malmaison, un jour
spécifique, ne pourrait le laisser supposer.
Concert sur sol n°5 : Malmaison.
Dimanche 15 septembre 2024.
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Concert sur sol n°16 :
Duos sacrés et profanes (Livre VII) de Monteverdi par Il Festino
Ce soir, ma chanteuse préférée passait dans la salle de concert la plus
proche de chez moi. C'était pourtant l'occasion d'ouïr en salle Le roi David d'Honegger par
le Chœur de Paris (ensemble amateur, jamais entendu encore) – mais la
chair est faible.
Un disque ne reproduit pas du tout l'impact physique du concert, mais
voici toujours une petite sélection, puisqu'elle a gravé pas mal de
choses, souvent dans des collaborations :
C'était mon tout premier concert quand je suis arrivé pour vivre à
Paris, il y a 14 années désormais. Déjà Manuel de Grange & Dagmar Šašková,
dans des chansons à boire de Moulinié en prononciation restituée – et Julien Cigana qui déclamait le Melon de Saint-Amant, autre
expérience qui bouleversa mon rapport à l'art.
La voix est toujours là, avec les mêmes qualités : l'école tchèque
de chant est certes actuellement la meilleure au monde, et son parcours
au Centre de Musique Baroque de Versailles lui assure la meilleure
conscience musicologique qui soit, mais sa technique est tout de même
particulièrement singulière – et pour tout dire assez parfaite. Šašková utilise beaucoup la
technique du chant « dans le sourire » (on parle aussi de la
position « du lapin », avec les commissures qui s'étendent
latéralement), ce qui ramène tout le son à l'avant, étroit mais très
focalisé et brillant. Et je suis toujours frappé, justement, par cette
focalisation extrême; toutes les voyelles passent dans le fameux chas de l'aiguille, même les plus
difficiles. Je n'ai jamais entendu ce
[oin] aussi pleinement timbré et antérieur, vibrant complètement,
tout de lumière, même chez les meilleures chanteuses françaises du
passé ; très révélateur de la substance de son timbre je crois. Ces
qualités s'étendent jusqu'à son grave, puisqu'elle se présente comme
mezzo-soprano, ce qui surprend beaucoup en entendant son timbre
particulièrement clair ; mais il est vrai que ses graves sont sonores
et très sainement émis ! L'entendre, comme lors de ce concert,
faire sonner les secondes parties de duos, est une expérience assez
incroyable. Je suis sorti sonné de son Pur ti miro avec Bárbara Kusa.
Avec cela une phraseuse très sensible, déposant les mots avec une
précision remarquable, en particulier en français. Elle a hélas laissé
davantage de disques en italien, mais on en trouve quelques-uns, avec
Il Festino ou bien sur sa Séléné du Ballet Royal de la Nuit par
l'ensemble Correspondances (« Moi
dont les froideurs sont connues »). Et les ornements sont
remarquablement informés dans leur principe et justes dans leur
résultat esthétique…
Malgré quinze ans écoulés, la voix reste la même, radieuse, directe,
fendant l'espace comme un laser, et non sans profondeur, comme irisée
d'un arc-en-ciel doré. Pour moi, c'est vraiment l'idéal absolu, tout le
monde devrait chanter comme cela. (D'ailleurs son motet d'alto, Ego flos campi pendant ce concert
Monteverdi était merveilleux…)
Je n'ai rien dit du reste du concert, pourtant j'adore Bárbara Kusa, un peu plus opaque et
rugueuse en comparaison (ce sont des compliments, rugosité singulière et pleine de caractère !), mais là aussi, une voix d'une franchise, d'une
souplesse, prête à tous les répertoires, que j'aime tout
particulièrement. Et Manuel de Grange
conduit toujours Il Festino
avec un sens tout particulier de la déclamation, tous ses concerts et
tous ses disques sont pensés pour magnifier à la fois le répertoire et
l'élocution. C'est vraiment l'ensemble baroque dont je suis
inconditionnel.
L'endroit – le Temple de l'Âme,
qui accueille un courant du protestantisme libéral fondé par le pasteur
Wagner – est assez insolite en lui-même, très belle épure, avec sa
galerie-mezzanine, des vertus inscrites en style Art Nouveau où la CHARITÉ
fait pendant au LABEUR, et surtout ses coins garderie,
ses lavabos, son frigo pour casse-croûte en plein dans la salle de
culte – véritable lieu de vie qui n'a pas du tout le caractère sacré
d'une église catholique. J'aime énormément cette ambiance, nimbrée d'un
bel enduit jaune et éclairée par sa verrière plate.
À l'issue du concert – salle pleine, accueil remarquablement chaleureux
et bruyant pour un concert de fin d'après-midi aux têtes chenues – je
sors sur le boulevard, et Paris sent les bonnes odeurs de parfums et de
mets… je crois que j'ai vraiment été envoûté ! Šašková still rules them all.
Deuxième disque de la série Orff-Schulwerk chez Celestial Harmonies.
Comme tout le monde (même au Brésil), j'ai découvert Orff (1895-1982)
par les disques d'extraits des Carmina burana
(1937). Pas très séduit dans l'ensemble, mais quelques titres comme Fortune plango vulnera, Ecce gratum ou la danse qui ouvre
la section « Uf dem Anger »
(et immortalisée dans la mémoire collective française par le générique
de l'émission nocturne de TF1 Histoires
naturelles) m'ont tout de même frappé par leur force motorique.
On est toujours un peu partagé entre l'aspect sommaire un peu vulgaire
de cette musique massive, essentiellement rythmique (et des rythmes
très identifiables, pas du tuilage richardstraussisant), et l'effet
d'entraînement qu'elle peut avoir.
En somme, je n'écoutais pas beaucoup, mais j'aimais bien. Comme
beaucoup de monde, je pense.
Et puis – c'était il y a plus de quinze ans, aux débuts de Carnets sur sol– j'ai découvert un peu le
reste de son catalogue, en commençant par Der Mond(1938). Je m'attendais à découvrir
un Orff plus traditionnel (postromantique sans doute ? décadent peut-être…), et j'ai été
frappé d'entendre sensiblement le même langage. Un peu plus de variété
dans les procédés, mais on retrouve l'organisation en séquence brèves
et parfaitement indépendantes, qui tournent en boucle un motif simple,
jamais développé, simplement remaquillé par des orchestrations de
caractère différent – orchestrations où dominent sans surprise cuivres
et percussions, pas toujours avec finesse, mais non sans efficacité.
J'y avais même senti des points communs assez forts
avec l'esprit minimaliste, ressassant un même matériau qui n'évolue pas
vraiment, refusant le développement.
La principale plus-value résidait dans l'usage de mélodrames (c'est-à-dire de
déclamation parlée accompagnée par l'orchestre). Le résultat restait
personnel et plutôt réussi, mais l'impression de réentendre Carmina burana sur la durée d'un
opéra était un peu lassante, et l'articulation du langage avec l'action
dramatique paraissait assez lâche, comme si Orff ne parvenait pas, pris
dans son système, à épouser réellement les affects des personnages.
J'avais alors conclu, avec un sens de la formule qui
révèle toute la cruauté de la jeunesse : « heureux de l'avoir entendu
et soulagé de ne pas l'avoir acheté ».
Plus tard suivit Die
Kluge (1943), son autre adptation de Grimm (écoutée en russe à
l'époque je faisais le relevé-tour du monde des représentations d'opéra),
un peu plus lyrique mais dans le même goût.
J'ai aussi entendu un entretien donné
par le compositeur, d'une certitude de sa supériorité assez
déconcertante, affirmant que la force des Carmina burana (qu'il considère
comme une œuvre fondamentale du répertoire) tient à ce que « sa portée
spirituelle dépasse sa valeur musicale ». Et de se vanter d'avoir
trouvé là son style, assez génial, et qu'il n'en a plus démordu
ensuite. C'est donc du très sérieux de son point de vue, et non un
pastiche fantasmatique de chants d'étudiants comme je le croyais.
À ce stade, j'ai considéré que mon éducation était à peu près faite –
j'ai eu l'occasion d'écouter les deux autres Trionfi bien sûr, donc je n'ai pas
retiré grand'chose non plus. Orff
était un vantard vaguement nazisant, assez peu lucide sur ses mérites,
et assez limité dans ses moyens de composition.
Et puis les années ont passé.
J'ai quand même découvert des œuvres intéressantes, comme Antigonae(1949), sujet plus
sérieux et ambitieux où l'on retrouve les psalmodies à nu interrompues
ou soutenues par des percussions, pas plus intéressantes musicalement
(vraiment des passages entiers psalmodiés, pas vraiment de mélodiques),
mais l'œuvre a le mérite de tenter une recréation
fantasmatique de l'esprit de la tragédie grecque, avec le texte
premier, semi-chanté, et un instrumentarium sans doute un peu sec, pour
un résultat pas du tout lyrique.
Mais on s'ennuie tout de même sévère à écouter cela sur la durée. (Il
existe au disque plusieurs versions all-stars
avec au choix Borkh, Mödl, Kuen, Haefliger, Greindl, Fricsay, Leitner,
Sawallisch…)
Surtout, j'ai beaucoup ri en découvrant la musique pour les Jeux Olympiques de 1936, Entrée et Ronde des
Enfants : « Non content d'être un compositeur majeur d'opéras inspirés et autres
cantates subtiles,
il était capable d'écrire des pièces entières dans un seul tétracorde
défectif. » Et de souligner avec une perfidie manifestement satisfaite
le petit côté BO du Gendarme de
Saint-Tropez… (Quelle mauvaise personne j'étais alors…)
Pour autant, c'était à date clairement ma pièce préférée de Carl Orff,
grâce à cette Grèce antique stylisée, sa généreuse dose de coloration
pastorale (plus beethovenienne que lullyste). « Un petit esquif de
n'importe quoi jeté sur la grande mer de la rationalité organisatrice
de ces gigantesques manifestations… »
Dernière découverte (merci CPO, toi qui prouves l'existence
d'un Dieu juste et bon), Gisei – le sacrifice,
absolument différent de tout le reste, opéra d'une heure, écrit à 18
ans, dans un style marqué par Debussy, mais assez décadent et âpre,
comme rongé par le Wagner le plus désespéré, qui
manifeste une maîtrise à peine croyable des moyens compositionnels les
plus complexes. Mais c’est un langage qu’il abandonne tout à
fait après sa propre épiphanie du style néo-tribal qui marque ensuite
toutes ses compositions. (J'en ai parlé là.)
Je restais donc sur l'idée d'un talent
gâché, dont l'ego
surdimensionné avait causé cette pénible tendance à la répétition de
formules plutôt pauvres – mais dont il semblait très généreusement
autosatisfait.
Un profil à la Richard Strauss, le résultat en moins. Ah oui, je n'ai
pas encore publié la notule sur Richard Strauss & les nazis (toute
une histoire), mais Orff semble un peu le même type de profil : surtout
obsédé par sa propre musique, indifférent à la politique mais pas
insensible aux honneurs. Au demeurant son procès en dénazification l'a
classé comme suiveur, et il a
pu continuer à exercer.
Et puis ma vie a continué. J'ai vu quelques très beaux concerts, j'ai
eu quelques enfants naturels, j'ai découvert l'existence de Pierre Rode
(connaissez-vous notre Seigneur
Pierre Rode?avez-vous une minute pour en parler ?).
J'ai joué des opéras dodécaphoniques danois. J'ai mangé des œufs
mollets.
***
Jusqu'à ce jour.
Je voulais illustrer une story
présentant des tombeaux mérovingiens décorés de quelques svastikas avec
la bande son des Jeux de 1936 – parce que le bon goût, c'est comme la
calvitie, on l'a dans nos gènes ou on ne l'a pas.
Impossible de rien trouver. Il existe bien des disques, mais tous
épuisés, aucun n'est disponible dans la banque de son d'Instagram (le
pseudo est Carnetsol, si vous
aimez les paysages et objets d'art mis en musique), ni même sur
les sites de flux où je fais mes recherches. Je dois donc me rabattre
sur la fanfare de Richard Strauss, ce qui n'est pas si mal.
Mais, avec les mots-clefs Orff et Kinder, je suis tombé sur un résultat
inattendu. (Non, bande de dégoûtants, pas ce à quoi je vous vois
penser, safe search était
activé.)
Cette série de trois disques, du
label Celestial Harmonies, parus dans les années 90, sans doute
racheté par un plus gros label, et enfin mis en ligne dans le cours de
ces derniers mois. Orff-Schulwerk,
car Orff était passionné de pédagogie, avait fondé une école, créé une
méthode qui est encore utilisée de nos jours – vous en trouverez quantité
d'exemples en vidéo ici, chez ses successeurs.
Je fais du titre provocateur et racoleur, mais en réalité en fait de nazisme, dans les années 1950, l'approche a même servi à des enfants en situation de handicap.
Comme je suis curieux, j'écoute… et que n'entends-je pas ! La
même veine primesautière et naïve que sa musique pour les Jeux de 36 :
ce que j'avais pris pour une imitation un peu ridicule de la musique
grecque dans un ton qui se voulait solennel et paraissait au contraire
très gentiment sautillant… était de la musique pour enfants !
Ces trois disques permettent de saisir l’étendue de
son legs sur le sujet : beaucoup de musiques pour voix, piano, flûte à
bec et/ou percussions, sur des rythmes simples et récurrents, mais avec
un véritable caractère – archaïsant, comme une Grèce rêvée. Tellement
plus convaincant que les grosses choucroutes bruyantes qui mobilisent
beaucoup de monde pour un contenu musical particulièrement simple ; et
surtout, quelle que soit votre dilection éventuelle pour les Carmina burana et autres Catulli Carmina, cela éclaire
grandement le projet de trouver la voie d’une musique riche avec des
moyens très épurés. (écouter des extraits ici)
La pédagogie d'Orff insiste sur la pratique, l'appropriation
instinctive du geste, chacun à
son niveau. Et ces pièces reflètent vraiment cette approche : tout
entre bien dans l'oreille, tout est fondé sur des cellules courtes et
simples, et pourtant ce sont de vrais morceaux, agréables à entendre,
qui donnent envie d'être écoutés et joués. Je les trouve très touchants
et émouvants, et la sorte de raréfaction du matériau qui peut être
frustrante dans les grandes fresque d'Orff trouve ici un terrain assez
idéal. De la musique de proximité, de la musique bienveillante, qui
rejette la virtuosité mais pas la personnalité.
On y entend d'évidentes influences extrême-orientales – témoin les duos
de xylophones n°16 & 17 du Troisième Livre –, mais il est probable
que cette écriture très diatonique, qui répugne aux tensions et aux
bifurcations, soit largement due à l'intérêt d'Orff pour la Renaissance. Il a par exemple
orchestré (dans une version traduite en allemand, un peu réagencée et
assez coupée, certes) L'Orfeo de
Monteverdi (ça peut s'entendre chez CPO) et le Lamento d'Arianna (CPO…), et on comprend
assez bien, en écoutant ses choix d'orchestration, ce qu'il a pu
retirer de la Renaissance finissante et du jeune baroque.
***
Seconde découverte, plus anecdotique : la version originelle de la danse-interlude célébrissime des Carmina burana,
issue d’un Klavier-Übung de 1934 (écouter), de son corpus pédagogique (dans le
troisième disque). Et je trouve tout cela assez touchant, un
compositeur qui met autant d’énergie à écrire des œuvres pour la
jeunesse accessibles, pédagogiques et intéressantes – je vois peu
d’instances où les trois parviennent à se conjuguer. Orff, que je
trouvais assez prévisible, répétitif et pour tout dire plus ennuyeux
(sorti de Gisei) est
instantanément devenu à mes yeux un compositeur attachant et réellement
stimulant.
Tout cela rend très curieux (et dubitatif) sur un éventuel quatuor à
cordes qu'il aurait pu composer – jugez de ma perversité.
Mais, dans tous les cas, Orff m'est devenu, en à peine 24h, d'une
fausse valeur un peu inoffensive que tous les amateurs de classique
subissent un peu complaisamment dans les compilations de classiques favoris, une sorte de
chouchou assez touchant, de personnalité à part dont le projet me
touche assez.
C'est pourquoi je voulais aussi vous donner cette chance de pouvoir
changer. D'être inspirés par des modèles nazis une
pensée différente, dont je n'avais absolument pas compris les
articulations – je pensais vraiment que son projet était uniquement
issu d'un fantasme néo-païen un peu pompeux, à base de Grèce imaginaire
et de chants d'ivrognes médiévaux. Mais, transposée dans un cadre
pédagogique, oui, comme sa musique paraît évidente, facile d'accès,
immédiatement satisfaisante, propre à faire comprendre les mécanismes
fondamentaux de la pratique musicale.
(Et ces petits formats sont tellement plus beaux et touchants !)
--
À bientôt, estimés lecteurs – car je dois prochainement vous entretenir
de Loewe, de Carmen, du Champs-aux-bécasses, du Christ (de Rubinstein)
et de notre Seigneur Pierre Rode (avez-vous
un moment pour en parler ?).
Portez-vous bien. Ne buvez pas trop d'alcool, ne marchez pas tête nue
au soleil cet été, ne faites pas trop de bisous aux veillards cet
hiver, ne lancez pas d'opération
spéciale de maintien de la paix et de formation au point-de-croix
au printemps. S'il vous plaît.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
(Dans chaque catégorie, je commence par ceux qui me paraissent les plus
urgents de jouer, en rouge, puis je passe à ceux qui seraient très
bienvenus, en vert, et je termine par ceux dont l'absence me chagrine
moins. Organisation pour plus de clarté, mais absolument subjective, je
n'ai pas cherché à la tempérer par les nébuleuses questions
d'importance historique.)
Pour chaque compositeur :
→ un mot général ;
♫ un extrait musical qui s'ouvre dans une nouvelle fenêtre (souvent
avec partition) ;
● des conseils discographiques ;
■ les possibilités de programmation au concert.
Né en 1922
(100 ans de la naissance)
Voici :
Stefans Grové(1922-2014).
→ Stefans Grové est souvent présenté comme le plus éminent compositeur
africain (sous-entendu de musique
savante à l'européenne,
bien sûr) du XXe siècle. Le continent, à la fois parce que sa tradition
diffère et parce que la hiérarchie des savoirs telle qu'imposée par la
colonisation ne rendait pas nécessairement les arts accessibles aux
masses, n'a pas connu une grande quantité de compositeurs atteignant la
notoriété – et Grové est lui-même un compositeur connu seulement de
quelques mélomanes très chevronnés.
→→ Après avoir obtenu une bourse pour
des études à Harvard, il étudie quelque temps avec Copland, avant de
retourner au pays et mettre en valeur le patrimoine musical local. Il
le fait non pas en musicologue-collecteur, mais en intégrant des
thématiques dans ses propres œuvres qui s'inscrivent dans la tradition
formelle européenne.
● Au disque, on ne trouvera que de rares pièces éparses – la plus
célèbre étant Afrika Hymnus I, pièce pour orgue monumentale écrite dans
un langage riche et dotée d'une belle palette de textures et couleurs.
(À part caché dans l'album Popular
Organ Music de Lisbeth Kurpershoek, chez Priory, je ne l'ai pas
trouvé en flux.)
■ Valoriser le patrimoine africain, potentiellement à la fois par le
regard fantasmé des Européens (fantaisie Africa de
Saint-Saëns…) et par des compositeurs locaux, serait un sujet original
de concert… et qui pourrait potentiellement faire déplacer toute une
population originaire du continent qu'on ne voit guère, ne nous mentons
pas, dans les concerts de musique classique – même à Paris où l'élite
économique et cultivée et moins uniformément blanche et/ou
métropolitaine qu'en province. Je serais bien sûr très curieux
d'entendre son opéra Die böse Wind
!
Fikret
Amirov(1922-1984)
(Parfois écrit « Fikrat Amirov » pour transcrire Fikrət Əmirov.)
→ Le compositeur azéri de
l'ère soviétique le plus emblématique : directeur de l'Opéra
d'Azerbaïdjan, de l'Union des Compositeurs de sa République, puis de
l'Union Soviétique ! Sa musique, en général facile d'accès,
reflète le ton des musiques des républiques soviétiques périphériques
(même chose en Arménie, par exemple). Il intègre volontiers des
mélodies azéries dans ses œuvres.
● Côté monographies, on trouve surtout les 1001 Nuits et le disque de
poèmes symphoniques (chez Naxos, dirigés par Yablonsky), assez doux et
mélodiques, pas particulièrement singuliers en dehors de la tournure
des mélodies empruntées au folklore, ainsi que le disque d'hommage pour
le centenaire commandé / soutenu par le ministère de la Culture :
diverses portions de son corpus pour piano (Miniatures, Pièces pour
enfants, Sonate romantique,Iimpromptus…) par Yegana Akhundova.
●● Mais pour moi, ce que l'on trouve de plus intéressant, c'est la
Deuxième Sonate qui figure dans l'excellente Anthologie de la musique pour piano
soviétique de Melodiya : on entend là des recherches plus
personnelles et en tout cas des influences plus ouvertement futuristes
(quoique mesurées).
■ La Philharmonie pourrait, là aussi, proposer une thématique
géographique – consacrée aux franges géographiques de l'Empire
russo-soviétique en train de s'effondrer ? –, où l'on pourrait inclure
beaucoup de monde, Paliashvili pour la Géorgie, Gubaidulina pour le
Tatarstan, Khatchatourian pour l'Arménie, et bien sûr tout le
Silvestrov qu'on voudra… Pas forcément facile à vendre, j'en conviens
volontiers, d'autant qu'Amirov n'est pas le compositeur le plus
singulier ni le plus impressionnant de son temps. Il faudrait
véritablement installer le rituel des anniversaires en amont pour que
le public se déplace – a fortiori en
ces temps de crises où mes vœux naguère raisonnables deviennent bien
hardis…
Iannis Xenakis
(1922-2001).
→ Né en Roumanie (dans une communauté grecque du Danube), élevé par des
gouvernantes parlant anglais, français et allemand, il entre en
résistance armée contre l'invasion italienne et allemande de la Grève,
puis après la libération participe au combat dans la guerre
civile, du côté des communistes, contre les royalistes – c'est à ce
moment qu'il reçoit un éclat d'obus qui lui déforme le visage et manque
de le tuer (il est laissé pour mort sur le champ de bataille). Condamné
par contumace comme terroriste, il vise les États-Unis mais s'établit
finalement en France où il entre avec un faux passeport et reçoit
l'asile politique. Sa vie reste toujours aussi incroyable, mais plus
calme : diplômé de la Polytechnique grecque, évidemment très doté en
mathématiques et spécialiste du béton armé, il est à l'origine de la
façade du couvent de La Tourette (Le Corbusier), dont les ouvertures
suivent une logique mathématiquement prédéfinie. Il fait de même avec
la musique, concevant des agencements régis par des choix abstraits et
numériques qui préexistent à l'écriture (Metastasis).
● Quelques disques existent, dont le plus emblématique, dans la série
consacrée par Tamayo chez Timpani, doit être le volume 2 des œuvres
orchestrales, avec Jonchaies,
réputé pour ses masses brutales. J'avoue que rien de ce que j'ai écouté
ne m'a beaucoup touché, on sent vraiment l'organisation théorique
préalable qui ne répond pas, finalement, aux logiques internes propres
à la musique – ce serait comme vouloir générer une langue par
ordinateur… il manquerait quelque chose de la petite inflexion souple
et émouvante, propre au désordre des choses humaines.
■ Je ne sais pas ailleurs, mais en France l'Ensemble Intercontemporain
en joue quelquefois. (Et je ne sais pas si sa musique mérite
nécessairement d'être jouée plus souvent que cela, ni si elle pourrait
trouver un public régulier.) Je suis finalement étonné qu'il soit assez
peu enregistré et joué, parce que c'est un visage familier à la
télévision française, au delà même de la niche du classique.
Kazimierz Serocki
(1922-1981).
→ Polonais, élève de Nadia Boulanger, un des cofondateurs du Festival
d'Automne de Varsovie, dédié à la musique contemporaine, n'écrit pas
une musique particulièrement saillante, mais il a particularité d'avoir
laissé des œuvres concertantes (en petit groupe ou avec orchestre) en
assez grand nombre pour des instruments moins pratiqués : beaucoup de
piano évidemment, mais aussi, trombone, percussions, mandoline,guitare,
flûte à bec…
● Très peu de choses au disque. On trouve son concerto pour trombone
(par Christian Lindberg, who else),
qui n'est pas très marquant.
■ Toujours possible de l'inclure dans des concerts consacrés à des
instruments plus rares, autre angle pour attirer la curiosité du public
: imaginez une publicité qui s'appuie sur « l'instrument de torture de
votre enfance, la Flûte à Bec, transfigurée par les compositeurs du XXe
siècle » !
Et aussi :
Odette Gartenlaub
Lukas Foss,
Francis Thorne,
Gérard Calvi,
Margaret Buechner,
Pierre Petit,
Ian Hamilton,
Leo Craft,
Doreen Carwithen,
German Galynin,
Zhu Jian'er,
Wim Franken,
Leif Thybo,
Camillo Togni,
George Walker,
Felix Werder,
Raymond Wilding-Whute,
Dorothy Geneva Styles
James Wilson,
Attia Sharara,
Michael Howard,
Ilja Hurnik,
Ester Mägi,
David N. Johnson,
Keisey Jones,
Omar Mácha,
Jeanine Rueff,
Tale Ognenovski,
Allen Sapp,
Rosalina Abejo,
Peter Tranchell,
Rafaello De Banfield,
Sadao Bekku,
Antonio Bibalo,
John Boda,
Alessandro Casagrande,
Chen Peixun,
Anna Gordy Gaye,
Do Nihuan,
Tom Eastwood,
Ohan Durian,
Edvard Baghdasaryan,
Ali Salimi,
Rauf Hajliyev,
Sylvia Rexach,
Kaljo Raid…
Mort en 1972
(50 ans du décès)
Il nous reste quelques grandes vedettes à explorer pour cette dernière
grande date anniversaire.
Lubor Bárta(1928-1972).
(Non, par vedette, je ne
pensais pas à lui, mais c'est le plus excitant de la livraison, pour
moi !)
→ Compositeur tchèque actif du début des années 50 au début des années
70 – il a gagné sa vie comme accompagnateur. Écriture tonale mais
aux
coloris très personnels, aimant aussi bien les aplats de cordes
tourmentées (mais peu dissonantes) que le pépiement des bois…
● Peu de choses au disque, et aucune monographie à ma connaissance,
mais je vous recommande vivement la Troisième Symphonie (couplée avec
la Septième de Válek, et la pochette n'indique pas toujours clairement
la présence de Bárta dans le disque…), où ces qualités transparaissent
particulièrement fort.
■ Difficile à vendre, mais ce « Chostakovitch tchèque » ferait une
forte impression en salle. Je n'ai pas d'angle, hélas, pour celui.
(Certes, ce n'est pas comme si quiconque allait m'écouter, me
direz-vous.)
Gavriil
Popov (1904-1972)
→ Né à Novotcherkassk, l'ancienne capitale des Cosaques du Don : ville
russe, à 2h de voiture de Donetsk, mais matrice d'un ensemble politique
qui a créé l'Ukraine moderne. Je le considère donc, par appropriation
culturelle, comme un compositeur ukrainien.
→→ Popov connaît un parcours classique
chez les compositeurs soviétiques de talent : jeunesse aventureuse sans
doute influencée par les Futuristes, critiques portées contre ses
œuvres pour « formalisme », repli vers un langage plus uniment
mélodique. C'est pourquoi ses premières œuvres sont les meilleures. Sa
Première Symphonie (1935 – vidéo),
l'œuvre la plus puissamment originale parmi celles publiées à ce jour –
assimilable à du Chostakovitch beaucoup plus riche en couleurs et en
arrières-plans –, est ainsi immédiatement interdite et jamais rejouée.
● On trouve notamment les symphonies 1,2,3,6 au disque, ainsi que du
piano, des œuvres pour orchestre de chambre, etc. Débutez par les deux
premières symphonies chez Olympia, c'est le plus frappant.
■ La référence à Chostakovitch et à la persécution politique
permettrait un couplage qui ne ferait pas fuir le public (concerto de
Chosta en première partie ?).
Ferde
Grofé (1892-1972).
→ Compositeur aux moyens évidents, spécialisé dans la musique à
programme. Il a exercé comme pianiste dans le dance band
de Paul Whiteman, dont il fut aussi l'arrangeur. Il est en réalité très
souvent joué au concert, puisqu'il est l'orchestrateur des deux
versions de Rhapsody in Blue (pour orchestre de swing, puis pour
orchestre symphonique) – et on ne peut qu'admirer des couleurs que
Gershwin lui-même n'a guère osé dans ses orchestrations.
→→ En tant que compositeur autonome,
outre quelques musiques de film, Grofé s'est spécialisé dans les suites
symphoniques à programme, en particulier topographiques : Mississippi
Suite, Grand Canyon Suite, Madison Square garden Suite, Rudy Vallee
Suite, Death Valley Suite, Hudson River Suite, Valley of the Sun
Suite, Yellowstone Suite, San Francisco Suite, Niagara Falls Suite,
Hawaian Suite… ! Son sens du pittoresque va assez loin : Themes
and Variations on Noises from a Garage, Tabloid Suite (Four Pictures of
a Modern Newspaper), A Day at
the Farm, Jewel Tones Suite (Rubis,
Émeraude, Diamant, Saphir, Opale),
→→ Il a aussi légué des ballets et la musique de chambre, en général
avec des titres originaux.
● Peu de choses se trouvent aisément au disque, mais parmi les suites
gravées (Mississipi, Niagara…), c'est véritablement son archi-tube Grand Canyon Suite
qui retient l'attention. En particulier dans sa version aux couleurs
criardes par le London Pops Symphony, qui procure toute la saveur à
l’étrangeté du Painted Desert,
tout le mickeymousing réjouissant à la piste On the Trail.
Musique par ailleurs surprenante et et hardie par bien des aspects –
beaucoup moins dans les autres œuvres que je connais de lui.
■ Même sans les projections de photos illustratives (ce serait très
chouette !), ces Suites seraient assez faciles à vendre, entre leur
titre évocateur pour le grand public et le couplage évident avec Rhapsody in Blue et
d'autres musiques de Gershwhin, de divertissement ou de film. Gros
succès en vue, c'est certain – et il suffirait d'un extrait sonore sur
le site pour convaincre en quelque seconde le public. (On pourrait
aussi en faire un programme pour les familles, c'est de la musique de
dessin animé !) Je n'ai pas l'impression (mais je suis peu leurs
programmes) que ce soit encore régulièrement joué même aux USA…
René
Leibowitz (1913-1972)
→ Né en Pologne, il devint une figure majeure de la vie publique
musicale, théoricien, chef d'orchestre, promoteur du dodécaphonisme,
professeur de figures importantes comme Boulez, Henze ou Nigg. Ses
premières œuvres sont écrites pendant sa période de clandestinité dans
les années 40 (juif et résistant). Je suis frappé, dans son style, par
le naturel du résultat, y compris dans la musique de chambre et les
mélodies chant-piano, qui ont l'éloquence des premiers Webern atonals,
très loin de la rugosité de Schönberg, des tourments de Berg ou de
l'abstraction systématisée de Boulez. Peut-être ce que j'ai entendu de
plus séduisant en matière de dodécaphonisme.
→→ On lui attribue (il revendiquait,
même ?) des cours avec Schönberg, Webern, Ravel, Monteux, mais rien de
tout cela n'est avéré.
● Au disque, il a laissé de très belles choses comme chef (une très
belle Deuxième de Beethoven, qui préfigure étonnamment le goût
d'aujourd'hui), mais pour ses compositions, je recommande le coffret
Divox qui fait entendre sa musique de chambre, couplée avec un concerto
pour violon qui refuse l'ostentation et atteint une certaine forme de
poésie.
■ Ce devrait être au programme de l'Intercontemporain, n'était sa
querelle avec Boulez qui doit sans doute rendre sa musique taboue –
leurs modèles et leurs idéaux ont très vite divergé.
Hans Erich Apostel(1901-1972).
→ Élève de Schönberg et Berg, un compositeur important de la Seconde
École de Vienne. Il vit du piano : comme professeur (quelquefois de
composition également), comme concertiste, comme accompagnateur – en
particulier sous le néo-Reich, lorsque sa musique est classée comme dégénérée.
→→ Pour de la musique sous influence dodécaphonique, je suis toujours
frappé par le grand lyrisme (son fameux Requiem, célébré en son temps, ne
doit vraiment pas en être !) et les influences davantage
expressionnistes que rationnelles, dans sa musique.
● Si l'on trouve un certain nombre d'œuvres grâce aux archives radio,
ce qui est couramment disponible au disque se limite largement au
piano, en particulier ses Variations inspirées de Kokoschka ou ses
miniatures évoquant Kubin. On y retrouve la double influence sérielle
(lignes défragmentées) et expressionniste (très évocateur et assez
lyrique).
■ On ne pourrait pas remplir un concert monographique, mais en couplage
dans un programme École de Vienne, ça aurait beaucoup de séductions –
bien plus facile d'accès, à mon sens, que les trois autres. (On
pourrait jouer Hauer aussi, l'autre concepteur simultané d'un système
dodécaphonique, mais c'est sans doute beaucoup demander.)
Ulvi
Cernal Erkin (1906-1972)
→ Après Saygun (et Fazıl Say, mais c'est d'abord lié à sa
notoriété de pianiste…), probablement le compositeur turc le
plus connu. Musique totalement tonale, où l'on sent par touches les
influences du Sacre du Printemps
(moins de rapport « fonctionnel » à l'harmonie par moment, mélodies un
peu déformées) et de la musique soviétique (certaines trépidations de
marche), mais qui reste inscrite dans une grande tradition
postromantique.
● Plutôt que son Concerto pour piano assez traditionnel-virtuose (dans
la grande anthologie de 4 CDs consacrée à la musique turque interprétée
par Idil Biret), je recommande d'aller entendre la Première Symphonie
(par Aykal, autre compositeur turc important), qui se défend très bien.
■ Il serait surtout programmable dans le cadre d'une série consacrée à
la musique turque ou du Proche-Orient, ou d'un panorama complet des
nations musicales (qu'est-ce que j'aimerais que la Philharmonie tente
cela, un parcours sur la saison entière, égrenant les contrées et les
œuvres, du Portugal à la Corée, de l'Australie au Liban…).
Stefan
Wolpe (1902-1972)
→ Juif et communiste, ce Berlinois quitte l'Allemagne pour l'Autriche,
puis Israël, et enfin les New York. Après avoir étudié auprès de
Schreker et Busoni, mais aussi au Bauhaus, rencontré les dadaïstes,
etc., il suit l'exemple de Schönberg et adopte le dodécaphonisme pour
ses œuvres de concert. Mais sa sensibilité aux causes sociales le
conduit aussi à écrire de la musique adressée à un plus vaste public,
mêlée de jazz – on l'entend déjà dans ses opéras, mais il a aussi
commis des pièces beaucoup plus simples pour des réunions de syndicats,
pour du théâtre communiste, et lors de son passage en Israël pour des
kibboutz. (C'est d'ailleurs notamment son goût immodéré pour le
sérialisme dodécaphonique qui entraîne l'absence de renouvellement de
son contrat au Conservatoire de Palestine en 1938 et le pousse vers les
USA.)
● Art dégénéré au cube (d'un
juif, communiste, atonal…), ses œuvres ont connu un regain d'intérêt au
fil des dernières décennies où l'on a redécouvert les œuvres bannies
d'Allemagne dans les années trente, avec à la clef quelques concerts et
un assez grand nombre de disques, même s'ils sont très loin de couvrir
tout le spectre de ses œuvres. J'aime particulièrement les extraits de
ses opéras chez Decca, moins radicaux. Mais si vous voulez tenter le
voyage, son Quatuor pour trompette,
saxophone ténor, percussions et piano, enregistré de son vivant
(avec Samuel Baron), donne une bonne immage de son éloquence dans ce
cadre exploratoire assez sophistiqué.
■ Déjà quelquefois programmé en mêlant sa musique de chambre et des
lieder un peu plus cabaret,
notamment par l'Opéra de Paris sous Mortier, il est facile à glisser
dans une thématique Entartete.
Le Forum Voix Étouffées doit en donner quelquefois également.
Havergal Brian
(1876-1972)
→ Tout d'abord, rendre justice à ses parents, qui n'étaient pas des
monstres : son nom de baptême était William – il choisit Havergal
lorsqu'il se lance dans la carrière à vingt ans, d'après le patronyme
d'un collecteur d'hymnes victoriens. Brian a la particularité, rare
dans le métier, d'être issu d'une famille d'ouvrier (de poterie). Autre
trait distinctif que vous devez absolument connaître : il fut réformé
en 1915 pour « pieds plats ».
→→ Sa notoriété provient surtout de sa Première Symphonie, ou Symphonie Gothique,
qui est considérée comme la symphonie la plus longue jamais écrite
(deux heures ; il est probable, comme toujours, qu'il existe plus long
chez des compositeurs mal connus), tandis que la Troisième de Mahler
n'est que la plus longue du répertoire couramment donné en concert.
Consacrée à la grandeur de l'univers et à la place de l'homme, elle
s'inspire des grands modèles (grégorien, Neuvième de Beethoven, Richard
Strauss) et combine trois mouvements instruments (inspirés d'un projet
autour du Faust de Goethe) à
un Te Deum d'1h20 ! Une grosse
grande machine, mais qui frappe au contraire par un langage très
mesuré, d'un postromantisme assez peu enrichi, et qui, en comparaison
des moyens déployés, sonne un peu fruste : plus de 200 musiciens (sans
parler du chœur), incluant habtbois d'amour, hautbois basse, cor de
basset, clarinette contrebasse, cornets, trompette basse… un festival.
R. Strauss, à qui l'œuvre est dédiée, avait (inexplicablement) beaucoup
apprécié l'œuvre et avait félicité Brian. J'ai lu les quolibets les
plus vigoureux sur cette œuvre, qui ne les mérite pas ; c'est surtout
le décalage – entre l'ambition cosmique affichée et le résultat qui
s'écoute très bien comme musique de fond peu instrusive – qui crée une
dissonance.
→→ Les autres symphonies (32 en tout), de format traditionnel, sont
écrites dans le même langage, mais paraissent beaucoup plus
proportionnées au langage lui-même. J'aime assez la 2 et la 11, par
exemple – elles ne bouleversent rien mais ne sont pas sans séductions,
malgré une orchestration très cordée qui ne ménage pas énormément de
couleurs. (C'est du moins ce qui transparaît dans les enregistrements
de cacheton faits pour la collection de Marco Polo, aux débuts de
Naxos.)
→→ Je ne sache pas qu'ait publié des opéras entiers, mais là aussi, les
sujets sont ambitieux, passé son opéra burlesque inspiré de son
expérience militiaire (une farce absurde pendant une cataclismique
guerre planétaire) : Turandot
d'après Gozzi), The Cenci
(d'après Shelley), Faust
(d'après Goethe , le prologue a été capté par la BBC), Agamemnon (d'après Eschyle).
● Au disque, on dispose de l'intégrale des symphonies chez Marco Polo /
Naxos. Elles se ressemblent beaucoup, on peut y aller au pif… mais je
recommandais ci-dessus notamment la 2 et la 11. La Première est à
essayer, mais aucune obligation d'aller jusqu'au bout si vous vous
ennuyez, il n'y a pas beaucoup de coups de théâtre à en espérer. Côté
opéras, on dispose d'extraits symphoniques chez Toccata Classics
(œuvres orchestrales vol.2), et Faust et les Censci sont assez patauds,
sans être spectaculaire pour autant, malgré les quelques moments de
lumière manifestement inspirés de Richard Strauss. Turandot est
beaucoup plus contrastée, mais l'orchestrateur de la suite symphonique
n'est pas Brian !
■ Peut-être ses opéras entiers valent-ils la peine : la simplicité du
langage peut être un atout ! On pourrait toujours proposer la
Symphonie Gothique en faisant la promotion de sa longueur… mais est-ce
vraiment désirable pour le public ? Et surtout, l'effet pétard
mouillé pourrait dégoûter une partie du public ingénu des grandes
symphonies, et du public chevronné des raretés : je ne recommande pas
de le tenter – sauf peut-être au Royaume-Uni, ils sont bizarres là-bas
— et les frontières nous protègent.
Et aussi :
Ezra Pound (le poète, notamment compositeur d'un opéra !)
Oscar Levant (le pianiste concertiste)
Friedrich Schöder
John Barnes Chance
Margaret Bonds
Haig Gudenian
Karl Clausen
Margaret Ruthven Lang
Francis Chagrin
Karel Boleslav Jirák
Emmanuel Leplin
Emilia Gubitosi
Carl-Olof Anderberg
May Auferheide
Pavel Bořkovec
Rito Selvaggi
Povl Hamburger
Juan Carlos Paz
Hanna Vollenhoven…
Né en 1972
(50 ans de la naissance)
… célébrons aussi les vivants !
Steven Bryant
→ Élève de Corigliano, il hérite de lui une science orchestrale très
chatoyante, qui s'épanouit remarquablement dans les pièces pour
orchestres de vents qu'il a laissées au disque : Loose ID, Radiant Joy,
In This Broad Earth, Dusk…
♫ Dusk
(d'un planant américain post-coplandien qui n'est pas le plus
caractristique de sa manière, navré)
● Ses pièces sont hélas en général éparpillées au milieu d'autres
compositeurs, dans des disques collectifs (par exemple chez Naxos,
Albany ou Klavier), il faut bien chercher mais elles sont très belles.
■ De format très court, beaucoup ne font que cinq minutes, et
mettraient remarquablement en valeur l'harmonie d'un orchestre en
ouverture de concert ! Typique de ces pièces contemporaines
brillantes qu'on aime entendre en début de soirée !
Kevin
Puts
→ Autre compositeur américain, réputé pour sa musique chorale, tonale
et douce (un peu dans l'esprit Whitacre). Ses symphonies sont moins
marquantes pour moi.
● Pour avoir une idée de son art, le disque Harmonia Mundi (2013, avec
Alsop dans la symphonie n°4) permet d'entendre à la fois ses chœurs et
son symphonique. Notez aussi la particularité d'être inclus dans le
récent récital de Fleming & Nézet-Séguin The Anthropocène ! Son opéra SilentNight, aux atmosphères caressantes,
a aussi été édité en DVD (et a l'air très beau).
■ Le nom m'était familier avant que de l'écouter au disque, j'ai déjà
dû l'entendre en concert choral !
Natasha Barrett
→ Compositrice de musique électronique et acousmatique. Clairement pas
mon genre – plutôt des sons impatientants que de favorisant l'évocation
ou l'onirisme, pour moi.
Et aussi :
Dan Coleman
André Ristic
Tomomi Adachi
Hibas Kawas
Bappa Mazumder
Klas Torstensson
Amber Ferenz
Yasunori Mitsuda
Mina Kubota
Monty Adkins
Albert Schnelzer
Octaio Vázquez
Analia Llugdar
Lei Liang
Carter Pann
Edward Top
Cette série, qui aurait dû s'achever avant 2022, puis en début d'année,
a été un peu bouleversée par les fantaisies homocides des satrapes
d'Orient, qui ont entraîné la série ukrainienne. Elle se voulait un
réservoir d'idées, ce qu'elle ne sera pas pour ses dernières parties…
mais elle est aussi, à n'en pas douter, un témoin accablant du peu
d'audace des programmateurs et de leur absence attristante de
sensibilité au répertoire.
Pour retrouver les précédents épisodes de cette série :
1. Anniversaires 2022 : suggestions
discographiques et concertantes – I – de 1222 à 1672 : Morungen, Mouton, Goudimel,
Ballard, Benevolo, Gaultier, Chambonnières, Schütz, Schürmann,
Forqueray, Kuhnau, Reincken…
2. Anniversaires 2022 : suggestions discographiques et concertantes – II – de 1722 à 1772 : Benda, Mondonville,
Cartelleri, Daquin, Triebensee…
3. Anniversaires 2022 – III – 1822, Hoffmann, Davaux, Dupuy… : l'auteur de
génie qui compose, l'inventeur véritable du métronome, la perte des
Reines du Nord…
Comme l'année a beaucoup avancé et que la série ukrainienne ainsi que
l'augmentation de ma pratique de déchiffrage commenté ont occupé une
grande part du temps prévu pour l'écriture de cette série sur les
compositeurs de la saison, je reprends le fil en réduisant au maximum
le détail : ce seront désormais moins des présentations que des
évocations, pour que vous ayez une idée de ce qu'on aurait tout à fait
pu programmer ou enregistrer cette année au lieu de Mozart, Schubert et
Beethoven.
Né en 1872
(150 ans de la naissance)
Siegmund von Hausegger(1872-1948).
→ Grand chef d'orchestre (directeur musical du Philharmonique de Munich
pendant dix ans à partir de 1924, prof de Jochum, etc.), auteur
d'opéras qu'on n'a jamais remontés, il connaît un regain d'intérêt avec
les quelques albums marquants que lui a consacrés CPO autour de ses
lieder orchestraux et de ses poèmes symphoniques, d'un postromantisme
particulirement élancé et inspiré.
● La Natursymphonie
et le disque contenant la Dionysische
Fantasie (♫ extrait) sont à connaître en priorité, mais les
quatre monographies qui lui sont consacrées (toutes chez CPO), plus Wieland der Schmidt par l'American
Symphony sont très réussis.
■ Même pas besoin de faire un effort : un contemporain de Mahler qui
écrit une Symphonie Naturelle et des poèmes symphoniques dionysiaques,
dans une langue sonore qui évoque largement notre culture filmique, ça
s'imposerait assez facilement passé le premier concert nécessairement
un peu vide.
Fernand Halphen(1872-1917).
→ Particulièrement mal connu malgré ses œuvres chambristes de grande
qualité, sorte de Fauré – son maître – plus évident (mais pas moins
raffiné), Halphen pourrait de surcroît être un objet de mémoire : d'une
famille illustre, juif et fils de banquier, veuillez adresser
vos plaintes au Bureau des Clichés, Prix de Rome, mort sur le
champ de bataille en 1917, il ferait un sujet d'étude pertinent sous
beaucoup d'angles, et pourrait être programmé au fil de nobreuses
thématiques.
● Le disque de mélodies gravé par François Le Roux et Jeff Cohen,
somptueux, est devenu très difficile à trouver en physique, mais je
vois qu'il est désormais republié en flux. (♫ extrait)
On trouve aussi une symphonie en ut mineur, au disque, par… l'Orchestre
du Campus d'Orsay !
■ Un destin aussi singulier pourrait aisément être mis en valeur, sans
avancer de grands frais, à travers des récitals de mélodies… Que ce
soit en tant que récital monographique, en tant que concert
thématique au format mixte (avec récitant, projections…), ou en
forme d'hommage aux musiciens de la grande
guerre.
Typiquement le genre de choses qu'on pourrait programmer dans les
amphis de la Cité de la Musique, de Bastille, à Cortot, etc.
Paul Juon(1872-1940).
→ Compositeur helvético-russe, élève de Taneïev et Arenski, qui écrit
lui
aussi de la belle musique de chambre, plus sobre et moins typiquement
russe que ses modèles, pas aussi généreuse mélodiquement, mais écrite
au
cordeau.
● On trouve de beaux enregistrements du Trio piano-cordes, du Quatuor
piano-cordes (anthologie de l'Ames Quartet chez Dorian Sono Luminus),
du Sextuor piano-cordes (chez CPO évidemment). (♫ extrait)
■ On pourrait faire de beaux programmes thématiques en mêlant trois
trios russes, par exemple la filiation prof-élève
Tchaïkovski-Taneïev-Juon… Mais vu que les programmes sont faits en
suivant ce que les vedettes apportent, ce n'est pas gagné.
Henri Büsser(1872-1973).
(parfois graphié « Busser »)
→ Autre Prix de Rome, chef réputé (il nous reste un impressionnant Faust avec Vezzani et Journet !),
nous le connaissons surtout pour ses orchestrations du Chant du Départ
de Méhul, de la Petite suite de
Debussy (sa version la plus couramment jouée) et récrit l'orchestration
de Printemps,
perdue, sous la supervision de Debussy. Il écrit par ailleurs de belles
mélodies, mais l'on a aussi des opéras jamais enregistrés, comme une Vénus d'Ille
qui rend très curieux. Comme il n'est toujours pas libre de droits, et
pour longtemps (mort en 1973 !), cela ne facilite pas la diffusion de
ses œuvres, évidemment.
● Quasiment rien pour lui-même au disque. Des bouts de choses dans des
récitals de chanteurs du passé (Martial Singher par exemple) et
quelques pièces brèves manifestement conçues pour les concours, guère
davantage. (♫ extrait)
■ Je voudrais évidemment que le simple fait de son lien avec Debussy et
sa présence importante dans le paysage musical de son temps le fasse
rejouer, mais il serait sans doute plus raisonnable d'espérer que la
célébrité de La Vénus d'Ille,
lecture fréquente au collège, ne finisse par motiver un programmateur
qui l'a relu récemment avec son ado…
Lorenzi Perosi(1872-1956).
→ Auteur d'oratorios à l'esthétique singulière – quelque part entre Parsifal,
la simplicité italienne et l'épure du cécilianisme… – sur de nombreux
sujets, en particulier du Nouveau Testament. Membre de la Giovane Scuola comme
les véristes, il était du côté du mouvement cécilien et n'a pas composé
d'opéra… Perosi tient à la fois la place de représentant principal du
mouvement anti-théâtralité religieuse… et à avoir écrit beaucoup
d'oratorios (dans une esthétique plus contemplative que dramatique en
effet). Quoique d'abord compositeur, notamment auprès de Pie X, il
finit par être ordonné prêtre (tout en continuant de composer). Son
legs ne se limite pour autant pas à la musique sacrée : le catalogue
contient aussi de beaux quatuors à cordes, dans la même esthétique
apaisée mais raffinée.
● Beaucoup de choix chez Bongiovanni – pas toujours bien capté – pour
les oratorios (♫ extrait) et la musique de chambre (♫ extrait).
Côté musique de chambre, le
Trio à cordes n°2 gravé avec le Roma Tre Orchestra Ensemble est
particulièrement persuasif, dans des conditions techniques d'exécution
et de captation très supérieures à celles des méritoires volumes
Bongiovanni.
■ Ce n'est pas le plus évident à programmer, surtout pas en concert…
mais on pourrait imaginer que des églises programment certains
oratorios dans la période liturgique idoine, ou que des ensembles
amateurs (ce n'a pas l'air très difficile, peu de figures rapides, de
fugues, etc.) s'en emparent. (Cependant il faut ensuite remplir la
salle à la seule force d'un nom méconnu…)
Déodat de Séverac(1872-1921).
→ Grand représentant du mouvement régional musical, il est l'auteur
d'une thèse (critique) sur la centralisation musicale, et déplorait une
forme d'uniformisation des références musicales en raison de la
concentration des compositeurs à Paris, soit cherchant les commandes
officielles, soit fréquentant les mêmes salons (d'indystes et
debussystes).
→→ Son écriture se distingue bel et
bien par son caractère savant issu de l'école d'indyste (études à la
Schola Cantorum) mêlée à une recherche de simplicité et une référence
permanente au terroir (très attaché au Lauragais et au Roussillon).
● Au disque, on trouve son piano et quelques mélodies (♫ extrait),
qui constituent de toute façon l'essentiel de son legs, mais aussi une
belle version (chez Timpani) du Cœur
du Moulin, sorte de conte pastoral dont l'intrigue très fluette
est prétexte à faire entendre une évocation de la nature – animaux et
forces naturelle. Une très jolie chose, sans prétention de grandeur. (♫
extrait)
■ Ses œuvres auraient sans doute avant tout leur place dans les lieux
qu'elle célèbre – parfait pour de petites églises avec un format
voix-piano à écouter un soir d'été… Mais on est bien sûr très curieux
de sa tragédie Héliogabale…
créée à Béziers !
Ralph Vaughan Williams (1872-1958).
(son patronyme est bien Vaughan Williams, toute sa famille avait les
deux noms)
→ Statut étrange, à la fois un grand classique incontournable, très
abondamment servi au disque, et un compositeur relativement méconnu,
fragmentairement donné en concert, même au Royaume-Uni. Il a pourtant
servi tous les genres avec abondance. Parfois dénoncé pour son sirop
figuratif, parfois admiré pour ses trouvailles purement musicales,
c'est bel et bien un Anglais…
● Dans l'immensité des disques, difficile de recommander quelque chose
en particulier. Si les opéras s'engluent dans une temporalité lente,
des livrets bavards et un manque de sens du rebond dramatique, beaucoup
de beautés dans les petits formats, mélodies (certaines pour voix &
violon, très réussies !), musique de chambre…
●● Pour les symphonies, j'ai un faible
pour l'épique Première (une gigantesque cantate sur du Whitman) et les
tendres 3 & 5, plutôt que les symphonies « de guerre » 4 & 6,
plus tourmentées mais moins inventives en climats et textures.
Elder-Hallé, très bien pensé dans un son superbe, est sans doute
l'intégrale la plus consensuelle possible, mais Hickox me paraît le
sommet côté phrasés, malgré la prise de son plus floue de Chandos.
Boult-New Philharmonia (sa version EMI) est
remarquable aussi. J'aime moins les autres grands classiques
disponibles dans la vaste discographie (Boult-LPO-Decca, Haitink,
Previn, Thomson, Bakels…). (♫ extrait)
■ Clairement, niveau concerts, en France ce fut le calme plat. Même pas
par le biais de la musique de scène ou de film, même pas un de ses
poèmes symphoniques sirupeux ou sa symphonie à programme « Londres »…
nadanichts.
Alexandre Scriabine (1872-1915)
→ Nul besoin de le présenter, celui-là, le pionnier, l'antifolkloriste,
l'amoureux des quartes… mais son anniversaire aurait pu être l'occasion
de programmer des portions entières et cohérentes de ses Préludes ou
Études, un cycle de ses poèmes-symphonies, ou une intégrale de ses
Sonates…
● Au disque, on a tout. Si vous n'avez pas encore essayé L'Acte Préalable, la très belle
version Ashkenazy, captée avec clarté sur tous les plans et timbres,
permet de profiter de ce projet dément qui ressemble, aussi bien dans
l'ambition initiale que dans le résultat pléthorique et dégramenté, à
un précurseur de Licht de
Stockhausen. (♫ extrait)
■ Le concerto pour piano, d'un Chopin « augmenté », est revenu en grâce
ces dernières années – œuvre magnifique, mais un peu complexe pour les
amateurs de piano purement mélodique, et trop sentimental et accessible
pour les mélomanes en recherche d'œuvres audacieuses (c'est un peu
injuste, dans la mesure où l'œuvre est à la fois très généreusement
lyrique et particulièrement sophistiquée…). (♫ version)
■■ Autrement, l'on n'a pas vu grand'chose pour l'instant. Les salles
auraient vraiment pu oser des cycles de ses œuvres, pas si nombreuses,
et qui mettent vraiment en valeur les pianistes. En regard, pourquoi
pas, avec Roslavets (ou même Rachmaninov et Medtner). Les
poèmes-symphonies sont joués d'ordinaire mais rien n'a été présenté
comme un cycle complet ni cohérent.
Je ne peux pas parler de tous, mais 1872 est aussi l'année de naissance
de :
Julius Fučik (le compositeur de marches !),
Eyvind Alnæs,
Sergey Vasilenko,
Joan Lamote de Grignon,
William Poststock,
Albert Seitz,
Bernhard Sekles,
Salvator Léonardi,
Emil Votoček,
Ezra Jenkinson,
Rubin Goldmark,
Frederic Austin,
Stanislav Binički,
Clara Mathilda Faisst,
Annette Thoma,
Louis Tunison,
Mabel Madison Watson,
Eliza Woods…
Mort en 1922
(100 ans du décès)
J'ai étrangement peu de monde à présenter en 1922.
William Baines (1899-1922).
→ Pianiste professionnel, auteur d'un assez vaste catalogue malgré sa
courte vie (tuberculose), incluant une symphonie en ut mineur, des
poèmes symphoniques de la musique de chambre et beaucoup de piao solo,
il entrelace volontiers sa musique avec des sous-titres évocateurs, un
peu à la façon des Clairs de lune
d'Abel Decaux. Comme lui, il explore des chemins de traverse harmonique
qui peuvent surprendre par leur sinuosité – beaucoup de parenté, pour
un Anglais, avec les futuristes (peut-être l'influence de Scriabine,
lis-je, mais sa musique est vraiment moins forme pure, davantage
évocation).
● Très peu de choix. Mais sa symphonie existe, et quelques-unes de ses
pièces pour piano marquantes (les ♫ 7
Préludes !) ont été couplées avec celles du grand Moeran sur un
album Lyrita joué par Eric Parkin.
■ L'aspect « jeunesse maudite » pourrait créer un intérêt du public, en
couplant par exemple avec Guillaume Lekeu, Lili Boulanger et le fils de
Scriabine… Et puis le piano, ça ne coûte pas cher, n'importe qui peut
en mettre une pièce dans un récital Chopin. (Mais le rêve de la plupart
des pianistes semble être de rejouer les disques qu'ils ont écoutés et
les pièces qu'ils ont travaillées pendant leurs études, alors…)
Je connais bien trop mal les autres pour en parler, mais ils sont
nombreux :
Carl Michael Ziehrer,
František Ondriček,
Nikolai Sokolov,
Edwin Eugene Bagley,
Vittorio Monti,
Theodora Cormontan,
Florence Ashton Marshall,
Ika Peyron,
Alicia Van Buren,
Marian Arkwright,
Felipe Pedrell,
Luigi Denza,
Francis Chassaigne,
Antonio Scontrino,
Hans Sitt,
W. H. Jude,
Giacomo Orefice…
Nous resteront donc ceux nés ou morts en 1922 et 1972 ! Xenakis,
Amirov, Grové, Serocki, Popov, Wolpe, Erkin, H. Brian, Grofé,
Leibowitz, Bárta, Apostel, Levant, Puts… voilà encore quelques gens
importants à présenter rapidement !
À très vite pour de nouvelles aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Plusieurs événements ont infléchi le cours éditorial de Carnets sur sol :
→ ma fantaisie, fin 2021, de présenter
les compositeurs que l'on
aurait pu fêter en 2022 ;
entreprise assez chronophage en cours de traitement (nous en sommes aux naissances de 1872, et le temps d'arriver à
1972, l'année touchera probablement à sa fin…) ;
→ l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de
distributions d'oursons en peluche en Ukraine, qui a conduit à cette série autour de la musique ukrainienne. Quelques
dizaines de compositeurs à présenter, dont une grosse partie est déjà
rédigée et prête, mais je n'en ai publié que trois ; à cela s'ajoutent
des conseils d'écoute en musique folklorique ukrainienne et quelques
autres aspects. Ce sera long, mais c'est plutôt un atout, dans la
mesure où le pays mettra longtemps à panser ses plaies, et où la
rémanence de la culture (musicale parmi d'autres) sera sans doute
difficile : l'idée est justement de ne pas se limiter à l'émotion des
premiers jours mais à nourrir notre conscience de l'existence de cette
culture jusqu'alors un peu sous les radars, peu importe si la
série est filée sur des années ;
→ ma préparation d'un récital, incluant des traductionsfrançaises chantables de lied dont
j'aimerais présenter (comme pour le Rossignol de
Berg, par exemple) les tensions et enjeux. Notamment Schubert
(achèvement de ce Winterreise au
long cours…), Clara Wieck-Schumann, Alma Schindler-Mahler… ;
→ ma participation au prochain festival Un Temps pour Elles,
spécialisé dans la musique (en général inédite !) de compositrices. En
rédigeant les programmes, je rencontre ou formalise des histoires ou
des notions qui peuvent trouver leur place ici. Les programmes sont
imprimés donc courts, je peux donc partager quelques versions un peu
plus longues ici. (Ce seront tout de même des formats courts, soumis à
votre curiosité.)
Tout cela occupe mon temps disponible, évidemment, et limite mes
recherches pour CSS ; mais va aussi tout simplement occuper une partie
de la ligne éditoriale de Carnets
sur sol, retardant sans doute la suite de séries (que je sais
attendues) comme « Une décennie, un disque » ou « la Bible en musique ».
Je sais que le Monde est impatient ; mais le Monde devra ronger son
frein néanmoins…
Aujourd'hui, donc, je partage l'une de mes découvertes à l'occasion de
la préparation du festival : Sophie
Gail, compositrice de romances… et d'opéras comiques ! Je
découvre, un peu ébaubi, qu'il était donc possible de faire réellement
carrière à l'opéra (et pas n'importe où, au Théâtre Feydeau, salle
officielle de l'institution qui est devenue aujourd'hui, dans un
nouveau théâtre, l'Opéra-Comique) en étant une femme, dans les années
1810 – et sans causer de scandale qui occulterait les œuvres
elles-mêmes.
Le programme que j'ai été chargé d'introduire tisse les Romances de la
compositrice avec les œuvres d'une poétesse d'aujourd'hui. (Je ne sais
pas si je suis encore autorisé à dévoiler la programmation, donc je
n'en dis pas plus pour l'heure.) Je n'ai pu trouvé, sur tous
supports, qu'une piste unique (assez ancienne…) de disque qui
documente les œuvres de Sophie Gail, mais ce sera tout de même
l'occasion de parler un peu du genre de la Romance – d'autant que le récital
que je prépare, et dont je serai amené à exploiter certains aspects ici
(traductions notamment), sera également centré autour du sujet.
Vous pouvez cliquer sur les liens pour entendre les sons…
« — Dans une tour obscure
Un roi puissant languit,
Son serviteur gémit
De sa triste aventure.
— Un regard de ma belle
Fait dans mon tendre cœur
À la peine cruelle
Succéder le bonheur. »
(Extrait de la romance « Une fièvre brûlante » de l’opéra
comiqueRichard Cœur de
Lion de Grétry.)
L’Allemagne a son lied,
adopté pour retrouver le frisson de la chanson populaire et glissant
doucement vers un plaisir de connaisseurs des classes sociales
supérieures, voire vers un laboratoire purement musical, osant ce qui
était impossible dans des pièces de concert où il fallait plaire à un
public plus vaste.
La France a la
romance. Poème populaire attesté depuis le Moyen-Âge, il tombe
en désuétude avant d’être remarquablement prisé au XVIIIe siècle : le
principe est initialement le même, une mélodie simple, un texte sans
sophistication qui évoque en général des amours mélancoliques, une
saveur populaire ou champêtre. C’est l’époque où les opéras comiques présentent la vie à la campagne comme un idéal où
l’humain est sans malice ; c’est aussi celle où une reine de France se
fera bâtir hameau et laiterie pour se rêver bergère.
La romance connaît un succès phénoménal et devient un
véritable objet musical, transposable en version instrumentale (témoin
celles de Beethoven pour violon & orchestre ou celles de
Mendelssohn, certes d’un abord simple mais pas dépourvues d’ambition
musicale), mais aussi une forme très appréciée de la haute société :
elle évoque, dans les grands salons urbains, une simplicité lointaine
et d’une certaine façon exotique.
Certaines ont profondément marqué leur temps : Partant pour la Syrie (texte), écrite par Hortense de Beauharnais (alors reine de Hollande
!), servit d’hymne national officieux, un demi-siècle plus tard, au
Second Empire. Vous qui d’amoureuse
aventure de Dalayrac
(tiré de Renaud d’Ast) a lui, été arrangé sous les paroles
« Veillons au salut de l’Empire », autre hymne officieux (du
Premier Empire). Une fièvre brûlante
innerve tout l’opéra Richard Cœur de
Lion de Grétry, repris
du violon ou de la voix, et sert de pivot dramatique à toute l’intrigue
(Beethoven en a fait 8
Variations). Semblablement, Plaisir d’amour de Martini a traversé les siècles,
devenu l’allégorie centrale de l’intrigue dans une pièce de théâtre des
époux Goetz au milieu du XXe siècle (qui a servi de base pour
l’emblématique The Heiress de Wyler), et
demeure encore chanté régulièrement dans les albums des chanteurs, lyriques
ou non.
La romance a cependant toujours refusé, à l’inverse
du lied, d’essayer la sophistication ; le genre voix-piano qui sert de
laboratoire musical, à partir du second XIXe siècle, sera appelé «
mélodie ». Romance est donc synonyme de simplicité : des couplets
récurrents (avec ou sans refrain), une mélodie immédiate, un
accompagnement qui n’attire pas l’attention, un sujet amoureux servi
par un poème simple.
« Air sur lequel on
chante un petit Poeme du même nom, divisé par couplets, duquel le sujet
est pour l’ordinaire quelque histoire amoureuse & souvent tragique.
Comme la Romance doit être écrire d’un style simple, touchant, &
d’un goût un peu antique, l’Air doit répondre au caractere des paroles
; point d’ornemens, rien de maniéré, une mélodie douce, naturelle,
champêtre, & qui produise son effet par elle-même, indépendamment
de la maniere de la Chanter. Il n’est pas nécessaire que le Chant soit
piquant, il suffit qu’il soit naïf, qu’il n’offusque point la parole,
qu’il la fasse bien entendre, & qu’il n’exige pas une grande
étendue de voix. Une Romance bien faite, n’ayant rien de saillant,
n’affecte pas d’abord ; mais chaque couplet ajoute quelque chose à
l’effet des précédens, l’intérêt augmente insensiblement, &
quelquefois on se trouvé attendri jusqu’aux larmes, sans pouvoir dire
où est le charme qui a produit cet effet. »
(dans le Dictionnaire de la
Musique de Rousseau)
Sophie Garre
(1775-1819), connue sous son nom d’épouse Sophie Gail, était au cœur de
cet engouement. Écrivant déjà des airs lorsqu’elle était mariée, elle
se livre pleinement à la carrière après son divorce, en 1801. Elle écrit cinq opéras comiques dans les
années 1810, représentées au Théâtre Feydeau (le lieu principal de la
création d’opéras comiques en ce temps) : Les deux Jaloux, Mademoiselle de Launay
à la Bastille, Angéla ou L’Atelier de Jean Cousin, La Méprise et La Sérénade. L’accueil en est bon,
y compris chez ses collègues compositeurs – Méhul notamment.
Dans le même temps, en 1816 et 1818, elle se produit
en tournée à Londres et en Allemagne, où elle exécute elle-même les
Romances de sa composition, qui remportent un vif succès. Elle propose
de nouvelles tournures dans ses compositions, et certaines, comme Celui qui sut toucher mon coeur,
connaissent une telle vogue qu’on dénombre au moins cinq variations
instrumentales écrites sur sa mélodie – dont une pièce bien plus
tardive de Louise Farrenc pour flûte et piano (l’opus 22, de 1831).
Il faut dire que Sophie Gail avait été formée très
sérieusement, et s’étant mise après son mariage à l’étude théorique,
par des professeurs qui avaient sensiblement son âge : l’Autrichien
Neukomm, le spécialiste des compositions d’inspiration grégorienne
Perne (collègue de Félix Danjou), le grand musicologue (observateur,
compositeur, théoricien pionnier y compris de la polytonalité) Fétis –
qui était son cadet.
« La réunion de
talents qu’on trouvait en Mme Gail la rendait fort remarquable.
Profondément musicienne, elle accompagnait la partition avec aplomb et
intelligence, chantait avec goût et avec beaucoup d’expression, formait
de très-bons élèves, et composait avec facilité de jolies choses qui
ont obtenu une vogue décidée. »
(Biographie universelle des
musiciens de Fétis.)
Sa vie méritera sans doute aussi l’attention des
chercheurs et des romanciers, elle semble trépidante : une femme qui
entre 1790 et 1820 parvient à s’imposer comme compositeur d’opéra (et
dont la compétence est saluée par le public et ses pairs), menant dans
le même temps une vie sentimentale très libre – en plus de celui issu
de son mariage, elle a quatre fils, de quatre pères différents ! –,
voilà qui aurait de quoi nourrir la réflexion et, sans doute,
l’imagination.
[Elle m'évoque ma chère Sophie Arnould (1,2,3) de Luzarches…]
Voici pour cette esquisse, qui appellera d'autres pour certains
programmes. J'ai constellé l'article de liens qui vous donneront des
pistes d'écoute ou de lecture si jamais le temps vous paraissait un peu
long.
À bientôt, estimés lecteurs. Puissiez-vous survivre dans ce monde semé
d'embûches, au moins jusqu'à la prochaine notule !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Je poursuis la série (#1 Questions de langue,#2 La Grande Matrice), car il ne s'agit pas de se lasser. À défaut de
pouvoir agir, nos vœux sont là, ainsi que la mémoire d'une culture qui
va peiner à se rebâtir. (Je suis un peu navré de ne pas avoir de
compositeurs yéménites à honorer pour faire bonne mesure, n'y voyez pas
de mauvaise volonté ethnocentrée de ma part – on est simplement
en-dehors de ma zone de relative compétence.)
Quelques
compositeurs ukrainiens importants, choisis parmi ceux dont il sera
question !
5. Qu'est-ce qu'un
compositeur ukrainien ?
Comme mentionné dans la notule précédente,
la distinction entre langage musical ukrainien et russe paraît, à grand
échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances significatives,
notamment dans le folklore – je reviendrai sur le folklore polyphonique
caractéristique de l'Ukraine dans une notule prochaine, un travail de
collecte impressionnant a été réalisé il y a quelques années, et révèle
une pratique musicale d'une qualité particulièrement remarquable.
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de
concert, il est à peu près impossible
de proposer une distinction musicale entre
la sphère ukrainienne et la sphère russe.
Pour plusieurs raisons :
¶
les frontières de l'Ukraine fluctuent énormément entre son époque
polono-lituanienne, où elle s'étend plus à l'Ouest et au Nord
qu'aujourd'hui, et l'époque soviétique, où elle s'élargit largement
vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui est ukrainien et qui
est russe (ou autre chose) ; ¶
les grands compositeurs ukrainiens, que ce soit à l'époque des tsars ou
des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont même,
pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité celui qui
prévaut dans les capitales russes.
J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukrainité : tout compositeur
qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme ukrainien
(ancêtres, naissance, langue lieu de vie…) sur une portion de
territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque
quelconque, peut être inclus.
Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre
de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples frères devant le nombre de grands compositeurs russes
qui sont d'une façon ou d'une autre ukrainiens,
et vice-versa – même si depuis 2014, la politique et les conflits ont
accentué le sentiment d'appartenance à des entités distinctes que la
guerre dont nous sommes les infortunés témoins et acteurs va sans doute
figer assez solennellement, et pour longtemps.
Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures
importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce
corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher
qui est ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur
ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes
russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.
6. Les grands
compositeurs ukrainiens
6.1. La Triade d'or
Aux origines de la musique russe
autonome – c'est-à-dire non écrite par des compositeurs italiens de
passage ou installés –, trois compositeurs… tous nés, voire formés,
dans l'Ukraine d'alors !
Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore les figures
archétypales des ancêtres glorieux lors de la naissance de la musique
proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les premiers « russes » à
avoir composé de la musique symphonique. Mais ils sont surtout au
répertoire pour leur contribution à l'Obikhod – les compositions qui
forment la liturgie musicale orthodoxe russe.
¶ Maksym Berezovsky
(1745?-1777) est né à Hlukhiv – Oblast de Sumy, au Sud de la frontière
russe, dans la région de Kharkiv. C'était alors la capitale d'un
État-tampon cosaque d'ethnie ukrainienne – les fameux Zaporogues. Donc
bel et bien un État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv).
L'église Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs caractéristique
du baroque ukrainien.
Il est recruté comme chanteur dans des opéras seria
à Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du
Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi, avant d'être
envoyé en Italie où il étudie, auprès de son condisciple Mysliveček,
avec le maître Martini.
Il est resté comme le premier compositeur de symphonies, d'opéras, de
sonates pour violon & piano en Russie, et considéré comme l'un des
grands ancêtres de la musique russe.
Voici donc la première symphonie jamais retrouvée
d'un compositeur russe, qui est… ukrainien. Quand on vous dit que c'est
l'Ukraine qui envahit la Russie, vous ne voulez pas le croire ! Côté musique sacrée, je vous recommande le très beau disque de
Yurchenko (chez Claudio ou CDK), commenté récemment dans les écoutes
de CSS (Cycle Ukraine
#10).
¶ Dmytro Bortniansky (1751-1825), à
peine son cadet, mais qui a vécu beaucoup jusque beaucoup plus tard,
est né à
Hlukhiv lui aussi. Il étudie aussi auprès de Galuppi, qui l'emmène
lui-même en Italie ; il remporte de grands succès à Modène et Venise en
composant des opéras seria,
puis à Saint-Pétersbourg, quatre opéras sur des livrets français en
deux ans (1786-1787) ! Toutes ces œuvres françaises sont dues au
même librettiste, Lafermière, sur des thèmes variés typiques de
l'opéra comique : Le Faucon, La Fête du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.
Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à
nous par ses grands concerts choraux sacrés, dont beaucoup sont restés
dans la tradition de l'Obikhod, et marquants pour la naissance d'une
tradition 'classique' de chant sacré en Russie.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer
ce fonds.
¶ Un peu
moins célèbre que les deux autrs hors d'Ukraine et de Russie, Artemy Vedel (1767-1800) naît à
Kyiv, y étudie, puis poursuit à Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi
avec un maître italien (Sarti).
Il laisse lui aussi beaucoup de musique sacrée considérée comme
importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier (fils de Catherine
II et de son mari Pierre III… ou de son amant Saltykov), décrit comme
notoirement fada, interdise toute musique hors de la seule liturgie.
Ses partitions, par exemple celles
sur les Psaumes
(et qui osent parfois une recherche de contraste dramatiques, d'effets
proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.
Ces trois figures sont un exemple éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures,
une sorte d'intrication slavique
: indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante
des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir
leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est
pas fini.)
Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette
fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres
aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le
truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux
folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la
langue ukrainienne, revendiqué leur spécificité nationale au XIXe
siècle.
Je n'ose plus former des vœux en guise d'envoi,
considérant que d'ici
la prochaine notule la
biologie, la guerre ou la politique nous auront très possiblement
livrés à tous les diables.
(Le précédent volet, autour de la langue ukrainienne
et de son rapport à la musique, a été complété.)
3. La Grande Matrice
Une large part de la musique russe se
fonde sur des thèmes folkloriques
russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres
emblématiques de Tchaïkovski,
Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski… sont en réalité
des thèmes préexistants.
Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le
seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe
siècle : Collection de Chansons
populaires russes avec leurs mélodies,
de Nikolay Lvov &
Jan Prač (souvent sous
la forme Ivan Prach), plus
communément connue sous le nom de «
Lvov-Prač Collection ». Lvov était l’ethnographe qui a collecté
les chants (également architecte, et à ses heures perdues poète,
historien, géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de
façon nette, incluant même leurs accompagnements au piano.
Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la
musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les
principaux compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un
certain nombre sont en réalité des
thèmes ukrainiens !
Par exemple celui-ci suggéré par le Prince Razumovsky pour les
variations de Beethoven
sur des thèmes populaires (Op.107 n°7):
[[]]
(version Anna Besson)
(Quant « l'air russe » du Quatuor Op.59 n°1 – Beethoven –, je n'ai pas
réussi à
trouver s'il était ukrainien ou non.)
[[]]
(version Belcea)
Ayant été pris de court par la discourtoisie homocide de certain
satrape de l'Orient slave, je suis actuellement en train de chercher à
identifier l'origine des mélodies collectées par Lvov, afin d'en
distinguer les ukrainiennes – je discuterai un peu plus loin si cette
démarche a réellement un sens…
Je n'y suis pas encore parvenu pour la plupart de celles qui
m'intéressent, beaucoup de sources à éplucher, car je n'ai sans doute
pas encore trouvé le bon ouvrage de synthèse qui identifie la
provenance de chaque mélodie publiée – je n'ai aucun doute que ça
existe, me reste à trouver qui l'a fait, ou à glaner mes réponses
mélodie par mélodie. L'occupation est fort divertissante, exaltante
quelquefois, mais elle devrait prendre encore quelques semaines et j'ai
un public à nourrir, après avoir annoncé la tenue de cette série
exceptionnelle !
Je me contente donc, pour poser les choses dans cette notule-ci, de
signaler quelques occurrences parlantes.
Par exemple « Gloire au Soleil », la mélodie qui accompagne le
couronnement de Boris Godunov chez Moussorgski :
[[]]
(version Semkow)
À la fin de l'extrait, après la séquence terrifiante des cloches de
liesse, vous entendez le chœur débuter à nu ; il reprend même, sans
énormément d'imagination, son texte conclusif, Slava ! (« Gloire ! »).
(C'est ainsi que Slava
Putin se traduit opportunément en allemand par Heil Hitler.)
Mais on peut aussi le retrouver en d'autres occurrences, comme le
furieux fugato final du Deuxième Quatuor à cordes d'Arenski.
[[]]
(Ying SQ, chez Dorian Sono Luminus.)
Autre exemple, le fameux thème final de L'Oiseau de feu de Stravinski est en réalité
emprunté à une mélodie folklorique, Le
Pin près de la porte (où une jeune fille va voir secrètement son
amoureux), qui avait déjà été repérée par Rimski-Korsakov et utilisée
dans l'une de ses romances.
[[]]
(Final de l'Oiseau,
Jansons / Oslo chez Simax.)
[[]]
(Nuit, romance Op.8
n°2, où le même matériau est utilisé par touches, comme décomposé par
Rimski.
Vous entendez Prudenskaya & Garben, chez CPO.)
Même configuration pour le première thème (au basson) du Sacre du Printemps – Stravinski –, déjà présent
dans La Foire à Sorochintsi
de Moussorgski.
Ce peuvent être aussi des hymnes
orthodoxes, comme au début de l'Ouverture
1812 de Tchaïkovski,
qui peuvent, si elles ont été composées par la Triade d'Or (M. Berezovsky, Bortniansky, Vedel), très bien provenir
de compositeurs ukrainiens –
mais c'est alors, il faut bien l'admettre, de la musique « russe » écrite pour la
chapelle impériale de Saint-Pétersbourg dans un style très calibré, ce
qui rend la question de l'origine géographique du compositeur moins
pertinente.
Je n'ai pas encore eu le temps de remonter les très nombreuses pistes,
mais j'ai de véritables interrogations sur les origines de maint thème
dans Onéguine – Tchaïkovski – comme les
chœurs de paysans ou le rapide récit du mariage de Filippievna :
[[]]
(Arkhipova, Orchestre de Paris, Bychkov)
Dans BorisGodunov – Moussorgski – aussi, les
emprunts semblent très nombreux. Mais il faudrait vérifier ce qui est réellement repris et ce qui est
composé dans le style mélodique et les modes harmoniques de la
chanson populaire pour tenir un propos pertinent – ce que je suis en
train de faire, mais ce devrait me tenir – sauf à trouver ma Pierre de
Rosette – occupé quelques semaines encore.
À l'exception de la toute première présentée (Beethoven pour flûte,
effectivement ukrainienne), je n'ai pas encore vérifié la provenance de
ces mélodies populaires « russes » : je voulais d'abord ancrer le
principe de leur utilisation massive
dans le tissu musical russe. Pour des mélodies certifiées
ukrainiennes, sans que j'aie même besoin d'effectuer mes vérifications
– je les ai opérées en réalité, mais elles étaient fluides comme une
page Wikipédia bien faite… –, on peut évidemment commencer par se
tourner vers la Deuxième
Symphonie de Tchaïkovski
(« Petite russienne », la Petite
Russie désignant traditionnellement l'Ukraine). Le premier
mouvement et bien sûr le dernier mouvement – variations débridées, sur
le même thème utilisé pour la Grande Porte de Kiev des Tableaux d'une Exposition de Moussorgski – sont des
mélodies ukrainiennes.
[[]]
Début du final de Tchaïkovski 2.
Tonhalle de Zürich, Paavo Järvi.
[[]]
La Grande Porte de Kiev, Moussorgski.
Byron Janis.
4. L’impossible
distinction
[[]]
Extrait du Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski
(orchestration Rimski-Korsakov).
Opéra de Sofia, Margaritov (Capriccio).
Évidemment, les compositeurs utilisent aussi les modes (échelles de gammes
spécifiques) du folklore russe,
pour en retrouver la couleur – sans que ce soient nécessairement des
citations. Je n'ai ainsi pas pu trouver de source au Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski, dont la
mélodie – pourtant très typée – est apparemment attribuée, dans les
quelques sources consultées (encore une fois, je suis loin d'avoir
achevé la recherche sérieuse sur ces questions), au compositeur
lui-même. De même, les thèmes du premier mouvement de la Première Symphonie de Kalinnikov, que j'avais déjà cité comme un modèle de typicité folklorique,
paraissent trop lyriques, voire trop difficiles, pour être directement
empruntés – ils peuvent être adaptés, bien sûr.
[[]]
Extrait du premier mouvement de la Symphonie n°1 de Kalinnikov
(exposition).
Orchestre Symphonique National d'Ukraine, Theodore Kuchar
(Naxos).
Et les opéras de Moussorgski
(ceux à thème russe : Sorotchintsi,
Boris, Khovanchtchina… pas Salammbô
évidemment) regorgent de traits et de détails dans ce goût, qui
paraissent davantage des mouvements mélodiques à la manière de… que des
adaptations littérales de chansons préexistantes.
C'est d'une certaine façon le degré
supérieur d'intégration du folklore : plus besoin de le citer,
il constitue lui-même la matière première de la pensée musicale.
J'en reviens à l'Ukraine. Un grand
nombre de ces thèmes « russes » proviennent d'Ukraine (et, selon
la ville et la date, il pouvait en effet s'agir de zones de Russie…),
ce qui fait que la musique russe
intègre dans son identité la plus profonde des éléments ukrainiens.
Et symétriquement les compositeurs
ukrainiens ont fait sensiblement la même chose, écrivant avec du
matériau folklorique d'origines
diverses à travers l'Empire (Glière écrit même deux
opéras en langue ouzbèque !)… ou bien embrassant les codes italiens (Berezovsky), français (Bortniansky),
pétersbourgeois (Anton
Rubinstein), moscovites (Roslavets, Mossolov), avec un résultat
qui n'a plus rien de national ou local – typiquement, Roslavets (d'ascendance
ukrainienne, né en Ukraine, ayant étudié à Konotop et enseigné à
Kharkov) n'est pas moins avant-gardiste abstrait que le Moscovite Scriabine.
[[]]
Le deuxième des 5 Préludes
de Roslavets (1922).
Tatyana Lazareva (Chandos).
Car, il faut bien le dire, après avoir écouté beaucoup du legs des
compositeurs ukrainiens célèbres (Berezovsky, Bortniansky, Vedel, Anton Rubinstein, Hulak-Artemovsky, Lysenko, Youferov, Glière, Bortkiewicz, Roslavets, Feinberg, Liatochynsky, Mossolov, Silvestrov, Skoryk, Stankovych, Poleva… voire en osant un
peu d'appropriation culturelle, Kalinnikov, Popov et Prokofiev), je ne perçois pas bien ce qui les différencierait
fondamentalement des compositeurs russes – déjà, beaucoup d'entre eux sont de fait des
emblèmes de la musique russe elle-même, et ont profondément
marqué la vie culturelle des deux capitales russes. Même des artistes
plus ancrés localement comme Glière,
Roslavets, Liatochynsky ou Silvestrov ne présentent
pas de spécificité qui les distingue immédiatement – ils sont
spécifiques, oui, mais plus au sens de « personnel » que d' « ukrainien
».
Peut-être y a-t-il quelque chose à glaner dans la relavité naïveté du
langage de Lysenko
(et Hulak-Artemovsky
?), mais c'est possiblement une illusion d'optique : on joue peu la
génération d'opéras entre Glinka
et Tchaïkovski, et il
y a fort à parier que le langage musical ne serait pas si différent. Au
moins a-t-on la langue ukrainienne
dans le cas de ces compositeurs, qui change de toute façon la couleur
générale – les finales des mots sont très différentes, quelque chose de
plus clair, pépiant et étroit, très doux par rapport aux ronronnements
du russe.
C'est là la terrible conclusion de cet épisode : je ne suis pas sûr
qu'il existe une musique de concert ukrainienne qui se singularise
spectaculairement de la musique russe. Kiev avait un très bon centre de
formation musicale, mais le cœur de la vie concertante et scénique se
trouvait clairement à Saint-Pétersbourg et Moscou, et les compositeurs
se sont conformés aux goûts du souverain ou de ces villes.
La musique nous redit à sa façon l'intrication de ces deux destinées,
tout simplement parce qu'à l'échelle de temps qui est celle de la
musique de concert (à partir de la fin du XVIIIe siècle en Russie), on
parle bel et bien de deux entités largement communes, voyages aidant.
En revanche, il existe bel et bien des compositeurs
ukrainiens, qu'ils le soient par la démarche d'exaltation
nationale ou simplement par leurs origines, leur lieu de naissance ou
leur éducation : je vous proposerai d'en faire le tour. La liste est impressionnante, de
compositeurs dont on n'aurait jamais pensé qu'ils venaient ailleurs que
de Russie, tant ils sont emblématiques
(le premier compositeur d'une symphonie russe ; le fondateur du
Conservatoire de Saint-Péterbourg ; etc.).
Quoi qu'il en soit, la musique n'est pas là pour célébrer des identités
exclusives : les deux civilisations étaient étroitement mêlées, n'en
faisaient peut-être qu'une (du point de vue musical du moins), mais la
situation épouvantable nous donne l'occasion de parler de musiques
qu'on n'a pas l'habitude d'écouter – et, qui sait, de programmer à
l'Ouest ? C'est ce à quoi je m'emploierai ; je souligne
simplement par honnêteté le fait que, dans sa grande remise en
perspective, c'est un choix qui manifeste davantage une solidarité politique présente
qu'une réalité esthétique passée.
Peut-être faudrait-il nuancer cela plus tard dans le vingtième siècle
avec des compositeurs qui intègrent un patrimoine spécifique –
j'entends beaucoup la parenté avec Chostakovitch et Weinberg chez Skoryk, mais il y a
possiblement des traits plus proprement ukrainiens dans les thèmes
populaires utilisés, dans cette Ukraine semi-indépendante ? Je
n'ai pas encore assez exploré les compositeurs ukrainiens qui ont
exercé à la fin de l'ère soviétique et après la chute du Mur pour en
juger, pour l'instant.
Compléments
Dans les prochains épisodes, je m'attarderai un peu plus sur les
spécificités de la musique populaire (polyphonique !) d'Ukraine, et je
vous proposerai (au détriment des portraits de l'anniversaire 2022, qui
vont prendre un certain retard en conséquence…) un petit aperçu des
principaux compositeurs ukrainiens.
Par ailleurs, écoutant par envie et pour les besoins de la cause
beaucoup de musique ukrainienne en ce moment, vous pouvez également
jeter un œil régulier à mon fichier d'écoutes, mis à jour plusieurs
fois par jour, et qui contient une mention « cycle Ukraine
» au-dessus des disques concernés.
Je vous souhaite, dans l'intervalle, une belle survie dans ce monde
encore un peu plus moche que celui que je vous ai laissé la dernière
fois. C'est un péché que l'amour et
le monde est mal fait, grand-mère.
L'état du monde a pour conséquence, heureuse ou tragique, que Carnets sur sol bouleverse sa
programmation. Le simple citoyen ne pourrait faire mie pour prévenir
les désastres que la folie des hommes provoque. Aussi, je vais tâcher
d'être utile là où je puis l'être : dans les actualités toujours si
répétitives, on nous parle aujourd'hui de plus près d'une région du
monde assez peu en cour d'ordinaire.
Comme tout le monde est avide de savoir et de comprendre, je paie mon
écot en vous proposant un petit point sur la musique ukrainienne – qui
soulève en outre des enjeux assez passionnants, aussi bien
géopolitiques (vous les déduirez vous-mêmes) que purement musicaux :
sur la forme musicale, sur la nature du travail de compositeur, et
évidemment sur ce que veut dire composer de la musique nationale.
1. La langue (et
l'opéra)
Avant que d'en venir à la musique, un mot sur la langue.
Je vous encourage vivement, pour votre bonne humeur, à vous plonger
dans l'étymologie du mot même
de « russe », qui est particulièrement réjouissante : les
Russes tirent leur nom de Slaves qui obéissaient à des Vikings suédois
dénommés en finnois (Ruotsi) – nous dit l'étymologie actuellement la
mieux en cour. Il existe évidemment d'autres hypothèses, pour certaines
démenties depuis, qui minimisent ces origines métèques en prenant
plutôt la rivière Ros, affluent du Dniepr, comme source du mot.
Autre chose intéressante dans le cadre de la musique vocale :
l'ukrainien appartient certes au groupe des langues slaves orientales (avec le
russe, le biélorusse et le ruthène), mais il a la particularité d'avoir
développé un grand nombre de doublets,
dans son vocabulaire, avec le polonais.
Les élites du pays étaient russes ou polonaises & lituaniennes, et
ne parlaient pas le vieux slave oriental. Aussi, l'ukrainien a
développé des synonymes très nombreux qui proviennent soit du russe,
soit du polonais. Si bien qu'une professeure de polonais, avec qui je
conversais autrefois, m'avait affirmé que c'était « à peu de
choses près la même langue ». Le très peu que je maîtrise de ces
deux idiomes me laisse penser que ce n'est pas vraiment le cas – elles
appartiennent à des groupes différents, et même à l'oreille, la rondeur
du son et le choix des finales n'est pas du tout équivalent. En
revanche, en termes de vocabulaire, oui, les locuteurs des deux pays
peuvent très bien se comprendre ; c'est sans doute ce que voulait
signifier mon interlocutrice.
Cela a deux implications, à mon sens, quand on écoute de l'opéra :
a) Il n'existe pas d'opéra en langue ukrainienne qui se soit imposé au
répertoire hors d'Ukraine, à ma connaissance. L'opéra se développe
tardivement en Russie (XIXe siècle essentiellement) et il répond à une
exaltation du sentiment national en Ukraine, qui advient au moment du
Printemps des Peuples, pendant la seconde moitié du XIXe siècle.
De même que l'ukrainien n'est pas simplement un sous-dialecte du russe,
il ne faut pas percevoir
l'opéra ukrainien comme unevariante de l'opéra russe : les buts
attendus sont justement d'exalter un patrimoine local.
b) De là découle un second enjeu, sur lequel je n'ai pas de réponse.
(Je vais me renseigner.) Les opéras écrits en ukrainien privilégient-ils le lexique d'origine russe
ou le lexique d'origine polonaise ? Ou bien n'y a-t-il pas
de règle d'un opéra à l'autre, voire au sein d'un même opéra ? Ce
serait intéressant sur la question de la représentation de soi, en tout
cas.
2. Trouver un disque
Vous aurez noté la présence finale du
« y » dans les translittérations françaises (alors que
le « i ») est de rigueur pour le russe, lié à des
spécificités étymologiques entre les différents types de [i].
Il faut donc toujours le « y » final aux patronymes, mais
pour les [i] intermédiaires, vous l'avez vu, en français comme en
anglais, ce n'est pas toujours opéré de même par les translittérateurs.
Ainsi l'on peut écrire Lyatoshinsky
ou Lyatoshynsky en translittération anglaise, et Liatochinsky ou Liatochynsky en
version française… Pourquoi ? Le [i] central est utilisé par ceux qui le transcrivent depuis son patronyme en russe, le [y] depuis son patronyme en ukrainien…
Lorsque vous cherchez un disques avec un compositeur ukrainien, essayez bien toutes les configurations possibles non seulement habituelles en sh / ch / tch / tsch (etc.), mais aussi avec « i » vs. « y ». En effet la plupart des patronymes ukrainiens célèbres, a fortiori avec les musiciens avec une carrière en Russie, peuvent s'écrire aussi bien en ukrainien qu'en russe.
Or, l'ukrainien a deux [i] : « і » comme le nôtre, et le « и » comme les russes (qui se transcrit « y » lorsque provenant de l'ukrainien, pour le distinguer). C'est pourquoi, en anglais comme en français, vous pourrez trouver plusieurs orthographes concurrentes (et correctes). Ces jours-ci, chacun peut donc choisir de privilégier les formes en « y », qui valent même pour des prénoms qu'on transcrira en « i » en russe : Valentyn, Borys…
À cela s'ajoute la préférence (plus souvent respectée en français qu'en anglais) pour la translittération de « я » en « ia » plutôt qu'en « ya », autre source de divergence autour des [i]…
De quoi rajouter encore un degré de complexité (et de relégation) à la
quête des disques, en plus de celles habituelles aux amateurs de
musique russe.
Pour terminer, j'ajoute un petit fait amusant : Naxos a réédité toute son intégrale
des symphonies de Liatochinsky en 2014
(l'année Maïdan & Donbass). Je ne sais si c'était un geste
militant, une opportunité éditoriale considérant le regain d'intérêt
pour la culture ukrainienne (mais qui va se précipiter sur du
Liatochinsky en réaction à une guerre ?), ou une coïncidence – un
processus éditorial prend du temps, et coûte de l'argent.
On entend très bien, dans cette captation des années 50 d'un opéra de
Lyssenko, avec des voix très articulées et captées de très près, les
différentes avec le russe, ici tout paraît rond mais plus en avant,
moins en bouche, comme un compromis entre le russe et le polonais en
effet, on dirait presque du russe prononcé avec un placement à la
française, quelque chose d'un peu aplati dans l'accentation.
En somme, vraiment pas la même langue.
J'ai prévu de passer en revue quelques spécificités de la musique
ukrainienne, ses principaux compositeurs, et de fournir quelques
conseils discographiques. La suite au cours de cette série.
Mais en attendant les publications, vous pouvez aussi suivre en temps
réel les écoutes (et les commentaires) du petit cycle d'écoute que je
me réalise pour moi-même autour de la musique ukrainienne, dans la
nouvelle liste des écoutes.
À gauche : Moniuszko, Carafa.
À droite : Graener, Alfvén.
[[]]
Variations sur « Prinz Eugen » de Paul Graener.
Radiophilharmonie de la NDR de Hanovre (pas le Symphonique, sis
à Hambourg, qui fut dirigé par Wand ou Hengelbrock),
une des plus belles discographies d'Allemagne.
W.A. Albert (CPO).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de laquelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1872
(150 ans du décès)
Stanisław Moniuszko.
→ Artiste majeur en Pologne,
considéré comme le compositeur
emblématique d'opéra. Pour le piano, il y a bien sûr Chopinski
et Paderewski (en outre politiquement capital) ; pour la musique
d'aujourd'hui Penderecki, mais pour les amateurs d'opéra, la figure
majeure, c'est Moniuszko.
→ Pourtant, à l'écoute, je ne trouve pas ses œuvres les plus célèbres
très passionnantes.
→
→ Straszny
dwór(« Le Manoir hanté ») est un opéra comique
manifestement écrit sur le modèle d'Auber – et ce ne serait pas un très
grand Auber, des ariettes à ploum-ploum, peu marquant mélodiquement
dans l'ensemble. Le sujet, lui, est apparenté aux instrigues
fantastiques un peu bouffonnes façon Boïeldieu (La Dame blanche) ou Adam (Le Farfadet).
→ → Halkaest tout l'inverse : une
hypertragédie. Une fille séduite descend, au fil de ses espoirs déçus,
de la certitude de sa perte et de la méditation de sa vengeance, dans
l'abîme suscité par la trahison la plus noire Tout est moche et tout
finit très mal. C'est un peu Jenůfa,
avec un côté emphatique comme les drames de Dumas ou Pixerécourt… et
une musique qui s'apparente plutôt à du Weber sage (plutôt celui d'Abu Hassan ou du ventre mou d'Euryanthe). L'œuvre est plutôt
convaincante, mais je vois mal, là aussi, comment faire triompher une
musique qui n'est pas complètement exceptionnelle sur une scène dont ce
n'est pas du tout la langue. (Ou alors il faudrait mobiliser des moyens
exceptionnels côté chant et mise en scène – il ne se passe vraiment
rien à l'acte II, elle se plaint sans écouter son autre soupirant qui
se plaint aussi – mais à ce compte-là, pourquoi ne pas placer l'effort
sur une œuvre qui pourrait réellement s'imposer au répertoire ?)
→ → Ses autres opéras, tel Paria, son opéra de jeunesse à
sujet bouddhique, sis à Bénarès, écrit dans un goût italien pour
s'introduire auprès du public européen, ne m'ont pas paru plus
marquants…
● Je recommande donc plutôt des genres qui ne sont pas les plus
célébrés chez lui :
●● Les seules œuvres que j'ai réellement trouvées hors du commun sont
ses cantates, Milda et Nijoła (Philharmonique de Poznań
dirigé par Borowicz chez DUX) : on y rencontre une superbe déclamation
polonaise (et très bien mise en valeur, chantée et accompagnée), et
doté d'une qualité mélodique toute particulière. Je recommande ceci
très vivement !
●● la Messe en laet des motets (album « Sacred Music » chez
DUX, par Łukaszewski), très recueillis et consonants, pas vraiment
personnels mais réellement agréables
au meilleur sens du terme (attention, il existe un autre disque,
consacré aux Messes polonaises
et chanté par le même chœur, qui m'y avait semblé de sensiblement moins
bon niveau) ;
●● le Premier Quatuor, également d'un beau
romantisme simple. Les Plawner chez CPO ne m'ont pas complètement
emporté ; c'est mieux par le Quatuor Camerata chez DUX, donné avec son
Deuxième et le Premier de Dobrzyński ; mais surtout, si vous pouvez le
trouver, le disque issu de la compétition Moniuszko (il y a toute une
série, passionnante), avec l'ãtma SQ (sur instruments anciens) et le
Quartetto Nero, à nouveau chez DUX : ces jeunes musiciens surpassent
toute la concurrence en tension, timbres, urgence, lisibilité, et
haussent considérablement la réception de ces œuvres. (Toute cette
série de la Compétition Moniuszko chez DUX mérite largement le détour,
au passage : ainsi dans ce disque, on peut découvrir la prégnance
mélodique hors du commun des œuvres de Henryk Melcer-Szczawiński, et il
en va de même pour beaucoup d'autres découvertes sur les autres
volumes.)
● Du côté de ses opéras célèbres : on trouve des vidéos, les deux ont
été diffusés sur Operavision.eu (même deux versions différentes du Manoir !). Ce peut aider (si vous
êtes patient).
■ Au disque, DUX est là pour nous, avec son travail exceptionnel en
qualité, en quantité, en audace… Au concert, je ne suis pas persuadé
qu'on puisse réellement produire des étincelles devant un public non
polonais. Mais j'accueillerais avec grand plaisir une cantate !
On pourrait coupler ça avec une symphonie de Szymanowski ou Penderecki
qui ferait déplacer un peu de monde sans être totalement téléphoné, et
puis un petit concerto de Chopin avec Martha Argerich pour assurer le
remplissage. (On pourrait aussi imaginer des programmes « Partage de la
Pologne » ou « Pologne martyre », associée à un discours historique /
pédagogique, qui entrerait assez bien dans les missions de la
Philharmonie (et dans notre futur européen proche ? vu les
opinions géopolitiques des candidats à la Présidence…).
■ C'est là où le principe de l'anniversaire trouve ses limites, parce
que si l'on veut de la musique polonaise lyrique, il existe tout de
même un certain nombre de chefs-d'œuvre considérables avec Żeleński,
Nowowiejski, Różycki ou Penderecki ! Ceux-là pourrait remporter
un véritables succès – en plus du Roi
Roger de Szymanowski qu'on pourrait redonner un jour dans une
production qui le laisse un minimum intelligible (coucou Warlikowski).
Michele Carafa.
→ Napolitain venu étudier à Paris avec Cherubini, auteur de 29
opéras, dont Jeanne d'Arc à Orléans
et La Belle au bois dormant
!
● Au disque, on ne dispose semble-t-il d'aucun opéra intégral. Une cantate avec piano, Calisto (dans « Il Salotto »vol.2 chez Opera Rara), un air deLe Nozze di Lamermoordans le récital « Stelle di Napoli
» de Joyce DiDonato,
et deux scènes de Gabriella
di Vergy, l'une dans un récital Matteuzzi avec Bruce Ford
(atrocement captés), l'autre dans un récital d'Yvonne Kenny (accompagné et mené
avec beaucoup de présence par le même David Perry mou avec Matteuzzi !)
qui est le meilleur témoignage qu'on puisse trouver de la musique de
Carafa. Tout cela s'apparente à du belcanto bon teint, avec les mêmes
formules que partout ailleurs. Plutôt joliment fait au demeurant (en
particulier les introductions développées, ou certains récitatifs un
peu rapides), mais absolument rien de singulier, pour le peu qu'on en
puisse juger.
■ Je serais évidemment ravi qu'on reprenne l'une de ses œuvres, en
particulier française, pour pouvoir se faire une idée sur pièce. À
l'occasion d'un petit cycle Jeanne d'Arc où
l'on pourrait jouer l'opéra de Mermet (qui se tient !), la
cantate d'Ollone
(plutôt bien faite également, même si peu spectaculaire) et bien sûr
l'oratorio d'Honegger,
voire l'opéra de Verdi
? Un petit partenariat entre salles parisiennes ? Versailles et
TCE reprennent Mermet avec Bru Zane, la Philharmonie fait d'Ollone et
reprend son Honegger réussi, et l'Opéra de Paris se garde le Verdi parce
qu'il ne sait rien faire d'autre, ça vous dit ? Ce serait
parfait pour brosser dans le sens du poil l'électorat du futur
président de droite que nous aurons (lequel, je n'en sais rien,
mais je ne cours pas grand risque à pronostiquer qu'il ne sera
certainement pas de gauche), considérant l'Opéra de Paris pour
lequel toute la France paie, que le Peuple de France en ait pour sa
fierté, on célèbre Jeanne ! (et on joue plein d'opéras russes,
cf. supra – de toute
façon Gergiev est le seul chef étranger à pouvoir venir quand le monde
s'effondre)
Nikolaos Mantzaros.
Carlo Curti.
[[]]
Premier mouvement de la Troisième Symphonie d'Alfvén,
Philharmonique Royal de Stockholm,
dirigé par le compositeur (Phono Suecia).
Né en 1872
(150 ans de la naissance)
Alors là, 1872, c'est l'année de folie ! J'essaie de classer en
commençant par ceux que j'ai le plus envie de voir reparaître !
Paul Graener.
→ Je commence par un cas difficile. Graener, né à Berlin, tôt orphelin,
occupe de hautes responsabilités,
professeur de composition au Conservatoire de Leipzig, de Vienne,
directeur du Mozarteum de Salzbourg, du Conservatoire Stern de Berlin…
et aussi membre de la Ligue de
combat national-socialiste pour la culture allemande, du parti
nazi, vice-président de la Reichsmusikkamer…
il devient particulièrement joué à
partir de 1933, quand le nouveau régime fait la place nette de
tous les dégénérés dans le
style, les idées ou la généalogie… La presse officielle lui est
favorable, ses thématiques s'alignent aussi avec l'idéologie du parti,
il a alors du succès. Il faut dire qu'il est plutôt bon élève : il
participe activement à la cabale contre Michael Jary en désignant sa
musique comme « babillage musical culturellement bolchévique de juif
polonais ».
→ Comme il meurt en 1944, il n'a pas pu essayer de s'expliquer / se
renouveler / se racheter / se karajaniser, et sa musique s'est tout
naturellement tarie au concert – on avait assez d'efforts à dépender
pour réintégrer les nazis qui
ne l'avaient pas fait exprès ou d'oublier qui étaient vraiment
Böhm ou Schwarzkopf, sans s'occuper en plus des morts qui ne
demandaient rien. Pas évident à brander
pour un concert d'aujourd'hui, clairement. (Et cela nous renvoie vers
l'épineuse question crime & musique, ou sous sa forme plus
ludique, génie & vilenie.)
→ Néanmoins, si l'on peut passer sur ces questions (une large partie de
sa musique est désormais dans le domaine public, et on n'est pas près
de lui élever des statues), et découvrir (comme je le fis) sa musique
sans avoir conscience de sa personnalité (il a adopté des enfants quand
sa fille est morte, si ça peut aider et il souhaitait peut-être
devenir éleveur de chats), il y a quelques pépites à découvrir.
● Bien qu'auteur de nombreux opéras
et lieder, on ne trouve à peu près, hors le cycle des Neue Galgenlieder sur des poèmes de
Morgenstern (Wallén & Randalu, chez Antes). On trouve également un
lied par Schlusnus (poème d'un cycle de Munchhausen, chez Documents
notamment, label japonais trouvable sur les sites de flux européens) et
un autre par Prey (Der Rock,
aussi sur un poème de Morgenstern, dans son anthologie « moderne »
reconstituée par DGG). Vu l'expressivité de sa musique d'orchestre, je
serais très curieux d'entendre ses opéras Don Juans letztes Abenteuer (1914)
ou Der Prinz von Homburg
(1935). Il a aussi commis un Friedemann
Bach (1931), on voit l'écart d'inspiration avec une figure
d'artiste comme celle de Johnny
spielt auf (l'opéra de Křenek manifeste du zeitoper) !
● En musique de chambre, on ne
trouve guère que les Trios (Hyperion Trio, chez CPO), qui m'ont semblé
assez plats – une ligne mélodique vaguement brahmsienne, et assez peu
de contenu stimulant dans les accompagnements, l'harmonie ou la forme.
● C'est donc surtout du côté symphonique
que le legs est fourni, quoique peu vaste : Comedietta par Abendroth (chez
Jube Classics par exemple), Die
Flöte von Sansouci (suite de danses pseudo-baroque, d'une
ambition limitée, avec le compositeur à la flûte accompagné par le
Philharmonique de Berlin – publication CD par Archiphon sous le titre
peu spécifique « 78 rpm rarities: Raw Transfers »)… et sinon les quatre
volumes de CPO consacrés à sa musique orchestrale :
●● vol.1 : Comedietta, Variations sur un chant
traditionnel russe (thème assez sommaire, mais variations faites avec
beaucoup d'adresse orchestratoire), Musik am Abend, Sinfonietta. De
belles œuvres, d'un postromantisme assumé (plus conservateur que celui
de Schmidt, mais on entend clairement le contemporain de R. Strauss, ce
n'est pas du Brahms !) ;
●● vol.2 : Symphonie en ré mineur
« Le Forgeron Misère » (qu'il faut plutôt entendre comme un grand poème
symphonique, assez séduisant, qu'y chercher une grande arche formelle
étourdissante), Échos
du Royaume de Pan(son
œuvre la plus aventureuse parmi celles publiées, qui ,intègre des
formules impressionnistes à son langage postromantique germanique, avec
des harmonies riches et surprenantes, des couleurs inhabituelles), et
ce qui est pour moi son chef-d'œuvre absolu : les Variations sur « Prinz
Eugen ».
Variations
sur « Prinz Eugen »
« Prinz Eugen, der edle Ritter »
(« Le Prince Eugène, ce noble
chevalier ») est une chanson traditionnelle écrite juste après le siège
de Belgrade, victoire sur les Turcs du prince Eugène de Savoie en 1717
(première trace de la chanson, manuscrite, en 1719), restée dans
l'imaginaire sonore collectif allemand.
Sur cette base, assez sommaire
musicalement, Graener déploie toutes les possibilités d'un orchestre :
discrète marche-choral aux vents, explosion de lyrisme aux cordes
(augmentées d'énormément de contrechants de bois, de fusées aux cors
!), fugato pépiant inspiré
des Maîtres Chanteurs
(l'une de ses influences majeures, j'ai l'impression)… Les pupitres, de
la caisse claire aux trompettes, sont tous utilisés pour leur
caractère, leur coloration, avec une rare science, et surtout une
variété rare pour une variation : le thème, quoique toujours aisément
identifiable, se transmute au fil des épisodes, et chaque itération, au
lieu de paraître juxtaposée, semble découler tout naturellement d'une
transition ou d'une rupture digne des progressions d'une grande
symphonie à développement. Un bijou, absolument lumineux et
jubilatoire, que je ne puis recommander trop vivement (l'œuvre que j'ai
de loin le plus écouté ces trois dernières années, elle a donc mon
assentiment…) ;
●● vol.3 : Concerto pour piano,
Danses suédoises, Divertimento,
une autre Sinfonietta. Des
œuvres abouties mais dont la singularité me paraît moins évidente ;
●● vol.4 : Concertos pour flûte, pour
violon, pour violoncelle. Très marquants, ici le concerto est
vraiment conçu comme un tout organique et la virtuosité n'y paraît pas
le but… le soliste joue beaucoup, certes, mais peu de traits sont mis
en valeur, tout est intégré à l'orchestre, sans chercher à tout prix la
mélodie non plus : je trouve le principe très rafraîchissant, il
échappe à l'enflure habituelle de la forme concerto qui n'a pas
toujours ma faveur. Une proposition très différente, que je serais ravi
d'entendre en concert.
● Donc, à écouter, sans hésiter les volumes 2 & 4 de l'anthologie
CPO.
■ Comment rejouer cela au concert ? Clairement, pour du
symphonique ou de l'opéra, il faut de gros moyens, et avec les
sensibilités vives sur ce point (et la culture accrue de la
protestation dans les milieux artistiques), il y a de grandes
probabiités que le projet meure avant que d'aboutir. Un artiste qui
avait projeté de remonter une de ses œuvres de chambre a expliqué que
les musiciens avaient collectivement renoncé, trop mal à l'aise avec la
personne du compositeur pour en faire la promotion, fût-ce
indirectement.
Néanmoins, les Variations sur «
Prinz Eugen », en début d'un concert dont ce ne serait pas le
contenu principal, ou en conclusion de programme, je garantis que cela
galvaniserait l'auditoire ! (Après tout ça ne semble poser de
problème à personne de tresser des couronnes à Karajan, Schwarzkopf ou
Böhm, de jouer à tout bout de champ Carmina
Burana, alors pourquoi pas une ouverture de Graener – elle
appartient désormais au domaine public, ses ayants droit, si par
extraordinaire ils étaient solidaires des pensées de leur aïeul, ne
toucheront pas un sou…)
Hugo Alfvén.
→ Vous allez être déçu, je n'ai pas pu glaner d'anecdotes bien
croustillantes sur Alfvén. Il a fait son tour d'Europe pendant dix ans,
comme chef notamment, puis
s'est installé à Stockholm et à l'Université d'Uppsala, a composé, a
été le compositeur suédois du début du XXe a remporter le plus de succès – avec Stenhammar.
→ Sa musique est donc assez généreusement documentée, bien qu'on ne la
joue jamais en France – l'anniversaire serait-il donc l'occasion ?
● La priorité, ce sont les symphonies.
La 1 par Westerberg, la 3 par Svetlanov, la 4 par Willén… vous pouvez
ainsi tirer le meilleur de ces pièces. Westerberg est plus âpre, Willén
plus enveloppant et organique. N. Järvi, assez lumineux, n'est pas
celui qui révèle le mieux les audaces de cette musique, mais sa
fréquentation reste agréable. Quant aux versions par Alfvén lui-même,
splendidement restaurées et publiées par Phono Suecia (on entend très
bien le détail !), je crois qu'elles surpassent tout par leur caractère
direct, net et emporté à la fois.
● Ses musiques de scène valent
aussi le détour, comme Gustaf II
Adolf ou Bergakungen.
● Même s'il n'a pas écrit d'opéra, sa
musique chorale est très simple et très belle, et fait partie
des corpus de référence du legs suédois. On le trouve dans des
anthologies (le merveilleux Sköna Maj
des Lunds Studentsångare) ou dans la monographie « OD sings Alfvén »
(OD pour Orphei Drängar, les « serfs orphelins », l'ensemble vocal qu'a
dirigé Alfvén).
● Sa longue vie nous permet de l'entendre diriger ses propres œuvres, et de
profiter de l'humour avec lequel il dirige les danses du Fils prodigue, ou de la flamme qui
habite son interprétation de sa cantate pour les 500 ans du Parlement
Suédois, ce que vous trouverez chez lui de plus proche d'un opéra
! Il a aussi été capté dans ses symphonies (3 & 4) avec le
Philharmonique Royal de Stockholm. Et je suis frappé de la vivacité de
jeu, de la clarté du spectre, de l'exaltation du rebond et des
références folkloriques dans la Troisième,
avec une sorte d'emphase souriante et volontairement exagérée, comme un
personnage d'opéra un peu grotesque qui chante sa chanson avec une
pointe d'excès. Absolument délicieux, très différent, et réellement
convaincant – probablement le compositeur à m'avoir le plus convaincu
dans ses propres œuvres !
Quant à la Quatrième, très
cursive (on croirait qu'il dirige Don
Juan de R. Strauss, tant l'orchestre fulgure !), elle inclut la
participation de la jeune… Birgit Nilsson !
■ Franchement, au concert, cela passerait tout seul ! Le
folklorisme bigarré et très charpenté de la Troisième Symphonie, jubilatoire si
on la joue en respectant cette composante, comme le font Svetlanov ou
Alfvén lui-même, ou le grand monument plus farouche de la Quatrième, en un seul mouvement,
avec ses voix solistes sans paroles, dont le programme se réfère à un
rivage tourmenté – une œuvre très frappante, qui aurait tout pour
plaire au public mahléro-sibélien ! Et si c'est trop, un poème symphonique, il y a beaucoup
de très beaux, même si moins ambitieux : ce serait déjà ça de gagné
! Un petit effort Messieurs les programmateurs, une fois que le
monde aura terminé de s'effondrer ? L'accroche est facile en
plus, avec les « Symphonies des rivages du Nord battus par les vents »,
faites-le avec des projections
de vidéos de mer démontée si cela vous aide à remplir – ce serait-ce
pas le type de format qui a en principe la faveur de la Philharmonie de
Paris ?
1872 est particulièrement riche : je vous laisse avec ces quatre
compositeurs, dont deux figures majeures, avant d'en venir à quelques
autres géants également nés en 1872, dans les prochains épisodes : von
Hausegger, Halphen, Juon, Büsser, Perosi, Séverac, Scriabine, Vaughan
Williams… !
Prenez soin de vous. Carnets sur sol
prend soin de vos oreilles.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Nos héros morts ou nés en cette année 2022 :
Dupuy au centre, puis de haut en bas Raff, Davaux, Hoffmann, Franck.
[[]]
Premier mouvement du Concerto pour basson en ut mineur d'Édouard
Dupuy.
Sambeek, Chambre de Suède, Ogrintchouk (BIS 2019).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de la quelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1822
(200 ans du décès)
1822 Édouard Dupuy
(1770–1822) (ou du Puy, ou Du Puy…)
→ Quel gaillard que ce Dupuy ! Il naît en Romandie, canton de Neuchâtel, élevé par un
oncle musicien. De là, accrochez-vous : il part à Paris
étudier le piano avec Dussek et le violon avec Chabran. Il est aussi un
excellent chanteur, se produisant sur scène en Don Giovanni, un baryton
assez léger pouvant tout de même tenir au besoin les rôles de ténor et
de basse, voire chanter des parties en falsetto !
→
→ Il rencontre le frère de Frédéric de Prusse
et c'est le début d'un tour d'Europe : le voilà musicien, puis chanteur
au service de la chapelle du Prince. Mais il séduit, après les
actrices, trop de dames de l'aristocratie – et il se présente à
l'office du dimanche sans descendre de monture (non, je ne
parle pas des duchesses, tenez-vous enfin !) –, si bien qu'il
est expulsé du pays.
→ → Qu'à cela ne tienne, tournées
en Pologne, en Allemagne, et notre bougre
devient violoniste à l'orchestre de la Cour royale de Suède
; il y rencontre aussi un vif succès en chantant dans les opéras
comiques traduits de Grétry et Gaveaux, alors très en vogue dans le
pays – son accent français étant considéré comme un atout
supplémentaire. Mais il fréquente de trop près (i.e. soulève)
Sophie Hagman, la maîtresse royale officielle du prince Frederick
Adolf, et chante des airs à la gloire du Premier Consul, assez peu
goûtés en monarchie. Bannissement.
→ → Il faut bien se contenter du Danemark (où il se marie,
mais qui s'en soucie ?), où il atteint la gloire à de multiples titres
: succès retentissant pour son Ungdom
og Galskab (« Jeunesse et folie »), opéra comique appuyé sur un
livret de Bouilly pour Méhul ; triomphe dans le rôle-titre de Don Giovanni
; coqueluche des cercles mondains (ayant ses propres réceptions) ;
carrière d'officier militaire dans les Chasseurs Danois, où il mène une
résistance admirée face aux Anglais en 1807 ; enfin le dernier titre de
notoriété, celui que vous attendiez, il est pris en flagrant délit de
gros bisous avec la princesse héritière Charlotte Frederikke qui avait
sollicité ses leçons de chant !
→ → Mais entre temps… le prince
suédois est renversé et remplacé par Bernadotte, Dupuy peut retourner
en Suède comme rien
de moins que chef (sévère) de l'orchestre de la
Cour. On pense même qu'il enseigna au jeune Berwald.
● Peu de choses au disque, mais beaucoup de marquantes. Voici par quoi
commencer :
●● Le Concerto pour basson en ut
mineur, retrouvé par Bram van Sambeek – l'histoire de sa
résurrection est saisissante : le bassonniste avait demandé une copie
du Quintette (basson & quatuor à cordes) en la mineur, qui existe
aussi sous forme de concerto – ce quintette est sa seule œuvre un peu
jouée et enregistrée avec le Concerto pour flûte n°1 et l'Ouverture d'Ungdom og Galskab. Il avait reçu
par erreur ce concerto dont il ignorait l'existence ! L'univers
sonore en est très dramatique (certaines mélodies sont peut-être
empruntées à des opéras), on sent l'influence du drame d'école
cherubinienne dans ses tournures à l'éclat farouche et sombre. Le thème
B du premier mouvement est absolument ineffable, et son introduction
très originale : le thème A est joué seulement à l'orchestre, pendant
près de deux minutes, et le basson fait son entrée sur ce véritable
thème B… mais caché sous la clarinette qui chante la ligne supérieure
du thème ! Possiblement un clin d'œil du compositeur, puisque le
beau-frère du commanditaire était Crusell, le grand clarinettiste de
ces années, qui officiait dans lui aussi dans l'Orchestre de la Cour de
Suède… leur entrée était ainsi commune. Cette liberté formelle et ce
sent du contraste m'évoque beaucoup le premier mouvement du Concerto
l'Empereur de Beethoven, pour rester dans les menus compliments…
Splendide disque disponible chez BIS, parution de 2019 ou 2020, et l'un
de ceux que j'ai le plus écoutés cette année toutes catégories
confondues…
●● Son opéra comique à succès Ungdom og Galskab(d'après un livret pour Méhul par
Bouilly, l'auteur de Léonore
qui a servi à Gaveaux puis Beethoven) a été remarquablement enregistré
chez Dacapo (la branche danoise de Naxos, très richement pourvue en
raretés de qualité exceptionnelles, de Kunzen à Ruders en passant par
Hamerik), avec notamment les superstars vocales et artistes de premier
plan Elming, Cold et Schønwandt ! En bonus, le Concerto pour
flûte n°1, lui aussi assez dramatique, qui reprend des tèmes de
l'opéra.
■ Je peux comprendre que l'on ne représente pas d'opéras en danois (et
je ne vais pas revenir dans cette notule sur l'intérêt majeur dans ce
cas d'une version traduite…), mais les concertos remporteraient un vif
succès auprès du public.
On pourrait imaginer, au choix :
■■ Une soirée « Dupuy le séducteur » avec un récitant qui raconte de
façon plaisante ses aventures : Pauline Long des Clavières, Roger
Cotte, Gorm Busk, Vincent Alettaz ont mené des recherches assez
précises pour pouvoir soutenir une heure et demie de spectacle
entrecoupée de musiques, pour peu qu'une plume un peu adroite le
présente un peu savoureusement. Ce n'est pas mon idéal de spectacles,
mais on a pu vendre du Saint-George avec ce concept, je ne vois pas
pourquoi on ne pourrait pas vendre de la bonne musique avec la même
idée !
■■ Une soirée « Concertos classiques / premiers romantiques pour vents
», avec la flûte de Dupuy, le hautbois de Mozart (pour rassurer les
gens), la clarinette de Cartellieri (ou Crusell, ou Krommer…), le
basson de Hummel… On pourrait vraiment proposer un concept original,
intriguant, délicieux et convaincant. (Pendant ce temps la Philharmonie
invite La Scala pour jouer Pétrouchka et Oslo pour jouer Mahler…)
Jean-Baptiste Davaux (ou
d'Avaux)
→ Figure tout à fait considérable et pourtant quasiment pas représentée
au disque ni dans l'imaginaire collectif. Il se considérait lui-même
comme amateur, mais a laissé des opéras comiques à succès, des
symphonies très bien accueillies, et beaucoup de concertos et
symphonies concertantes, souvent programmées au Concert Spirituel et largement
fêtées par le public et la presse dans les années 1770-1790.
→
→ Venu étudier le violon à Paris, Davaux fréquente les cercles
littéraires, musicaux (notamment Martini et Saint-George), est membre
de la loge maçonnique des Neuf Sœurs (celle de Voltaire et Franklin )…
un garçon très inséré, et qui est aussi l'inventeur d'un « chronomètre » réalisé par Bréguet
lui-même, en réalité un métronome visuel. On sélectionnait le nombre de
temps par mesure, la vitesse de chaque temps avec la petite aiguille,
et la grande indiquait alors la pulsation. On est trente ans environs
avant Maelzel – qui, certes, est réputé avoir volé son propre système.
Un honnête homme complet, donc.
● Pour autant, à ma connaissance, une seule œuvre est actuellement
disponible au disque, la Symphonie concertante
mêlée d’airs patriotiques pour deux violons principaux (1794).
Dans deux excellentes versions couplées avec d'autres œuvres de la
période, celle du Concerto Köln de 1989 (qui n'a pas du tout vieilli)
et celle toute récente du Concert de la Loge Olympique, deux ensembles
qui se sont illustrés parmi les meilleurs interprètes des compositeurs
français de cette génération. On y entend, dans une veine
primesautière, des citations d'airs patriotiques, à peine ornées de
variations, qui ont l'avantage d'être aussi ceux que nous connaissons :
La Marseillaise dans le
premier mouvement, « Vous, qui d’amoureuse aventure » de Dalayrac (très
populaire sous la Révolution et recyclé ensuite en « Veillons au salut
de l'Empire ») dans l'adagio, la Carmagnole
et Ça ira dans le final… Très
réjouissant, aurait un énorme succès en concert, exactement comme à
l'époque où ces thèmes connus garantissaient par avance la sympathie du
public.
■ Sans même explorer plus avant le fonds du catalogue Davaux, imaginez
un concert « patriotique » au
moment judicieux, où l'on jouerait la Marseillaise
de Berlioz, Hermann & Dorothée
de Schumann (il existe aussi une version orchestrale des Deux Grenadiers), 1812 de Tchaïkovski, Feux d'artifice de Debussy, La nouvelle Babylone de
Chostakovitch (une BO)… et bien sûr, si l'on veut, le 25e Concerto pour
piano de Mozart… Cette symphonie concertante s'y glisserait avec
beaucoup de succès, et nul doute qu'un 14 juillet ou un week-end
d'élections, cela pourrait motiver un public beaucoup plus vaste que
l'ordinaire.
E.T.A. Hoffmann (en
réalité E.T.W. Hoffmann)
→ On présente souvent Hoffmann comme un écrivain, à l'instar de
Nietzsche ou Adorno, qui écrivait aussi un peu de musique. En réalité,
une grande partie de sa vie, y compris professionnelle, y a été
consacrée ! Il écrit au moins 13 œuvres pour la scène (et qui
sont jouées), des
cantates, de la musique sacrée, de la musique symphonique et
chambriste,
et il est même, à la fin des années 1800, chef d'orchestre au théâtre
de Bamberg !
→
→ Tout les commentateurs sont frappés par la sagesse de sa musique, en
opposition avec son imagination fantastique
dans ses écrits. Il admire Mozart, mais compose vraiment comme la
génération d'après, d'un romantisme évident, et qui conserve cependant
une partie de sa grammaire classique. Je concorde : même ses opéras
sont assez paisibles.
● Il m'a fallu beaucoup de patience, et notamment à l'occasion de cette
notule, pour rencontrer des œuvres qui méritent vraiment d'être
entendues pour des raisons purement musicales, et non par seule et
légitime curiosité d'entendre la musique pensée par le grand écrivain :
la plupart de son catalogue ménage très peu de surprises, de la jolie
musique du rang, bien faite, mais sans saillance qui traduise la
singularité d'un esprit. Presque des devoirs d'étudiant, qui cherche à
réutiliser habilement les tournures autorisées, et qui se fait
progressivement un métier en imitant ses pairs et en respectant les
règles.
●● Jolie Symphonie en mi bémol,
plusieurs fois enregistrée,
très bien réalisée par M.A. Willens chez CPO (très vivant)… mais la
comparaison avec
celle de Witt proposée en couplage (qui n'est pourtant pas la meilleure
de sa génération) est cruelle : dans l'une, tout est à sa place, d'un
bel équilibre, écrit en toute correction, tandis que l'autre propose
des gestes plus singuliers, la marque d'un compositeur qui réfléchit
sur la substance musicale et ne se contente pas de reproduire des
formules préexistantes. Pour autant, la symphonie d'Hoffmann, ainsi
jouée, mérite l'écoute.
●● Les opéras (ou le mélodrame Dirna) et la musique de chambre, qui figurent
désormais assez largement au disque, m'ont paru moins marquants,
vraiment la musique du rang de son temps : pas déshonorant, et même
impressionnant pour quelqu'un d'aussi talentueux par ailleurs, mais
assez peu de saillances pour justifier d'y passer beaucoup de temps
alors que le disque offre tant de choix plus exaltants.
●● C'est sans doute la musique
sacrée qui est la plus intéressante, la Messe et surtout le Miserere (plutôt la version
Bamberg-Beck chez Koch/DGG que R.Cologne-R.Huber chez CPO). Le disque
Beck permet de surcroît de disposer d'une bonne version de la
symphonie, c'est-à-dire de faire le tour de l'essentiel en un disque.
Mais je ne doute pas que vous ne soyez suffisamment curieux pour
essayer les opéras tout de même…
■ Le nom d'Hoffmann étant lui-même vendeur, on peut imaginer tous les
formats !
■■ Le concert-lecture bien sûr, par exemple avec sa musique de chambre
entre ses écrits. Mais attention au contraste entre la précision
évocatrice, les situations saisissantes de ses fictions, et la
conformité un peu lisse de ses compositions.
■■ L'écho, par exemple sa Messe
ou son Miserere en regards de bouts des Contes d'Hoffmann ou bien sûr de Don Giovanni.
■■ Un concert consacré aux
écrivains célèbres qui étaient également compositeurs, il y en a
quelques-uns (Nietzsche est tout à fait intéressant, Adorno pas
vraiment).
■■ D'une manière générale, il ne
serait pas très compliqué de glisser une piécette pour pimenter un
programme de l'époque, suscité la curiosité du public « oh, un truc
d'Hoffmann ».
Et aussi :
William Herschel (1738–1822).
Gaetano Valeri (1760–1822).
Maria Brizzi Giorgi.
Maria Frances Parke, dont c'est deux fois l'anniversaire cette année
(1772-1822).
Maria Hester Park (1775–1822).
Né en 1822
(200 ans de la naissance)
César Franck
→ J'irai vite sur Franck également : figure majeure de la musique (de
langue) française, le pont entre son auditoire parisien et le
chromatisme wagnérien qu'il fait infuser sur toute une génération de
compositeurs français dont les audaces nous fascinent ensuite. Je
trouve frappant qu'on entende chez Franck à quel point c'est aussi un
homme du monde qui a précédé : on entend ses années de formation dans
certaines de ses œuvres, je veux dire par là qu'on entend qu'il n'a pas
été, lui, éduqué par Franck, et que le socle de son art repose sur des
formules plus simples que celles qu'il a adoptées et diffusées par la
suite. Jusque dans les œuvres de maturité, il reste quelque chose d'un
peu stable et nu quelquefois.
● Son catalogue est amplement servi, quelques pistes si vous êtes
perdus.
●● Le plus décanté, dense et abouti,
représentatif de sa pensée chromatique aux extérieurs simples, réside
sans doute dans ses 3 Chorals
pour orgue. Énormément de versions, parmi lesquelles j'aime beaucoup
Guillou chez Dorian (la registration variée favorise la progression),
M.-C. Alain 1976 chez Erato / Apex (registration peu éclatant, mais
poussée constante), Latry (son brillant, respiration ample mais
toujours tendu).
●● Dans le même goût, mais plus ouvertement retors et sinueux,
bifurquant sans cesse entre les tonalités, que réellement décanté, le Quatuor en ré. Par exemple par les
Petersen chez Phoenix (si l'on aime le son un peu pincé et le vibrato
généreux) ou par les Danel chez CPO (si l'on veut avant tout de la
lisibilité et du mouvement plutôt que de la couleur).
●● La Symphonieen ré mineur est incontournable,
mais attention aux versions lourdes et germanisées que l'on rencontre
le plus souvent, y compris avec des orchestres français (Mikko Franck)
ou même des chefs français (Monteux). On perd alors beaucoup de
lisibilité et surtout d'intelligibilité… L'urgence de Cantelli, la
transparence d'Otterloo, la franchise très française de Gendille (quel
style !), la filiation française de Lombard et Langrée, ou plus
germanique mais très réussi, la rondeur tendue d'Arming ou l'élan
cursif de Neuhold… ce sont de bonnes adresses.
●● Pour disposer d'une idée de ce que produit l'éducation musicale de
Franck, il faut plutôt se tourner vers l'opéra… Je n'ai pas vérifié si Stradella avait
été publié en DVD, mais c'est un opéra qui donne à entendre tout un
versant italien, beaucoup plus nu et méconnu, de Franck, et assez
réussi. (Tandis que Hulda,
enregistrée récemment et bientôt donnée par Bru Zane, me paraît receler
assez peu de merveilles à la lecture comme à l'écoute…)
●● Peut-être plus abouti dans le genre du Franck-tradi, on peut aller
écouter ses mélodies et ses chœurs,
sacrés ou profanes. Par exemple avec le bel album paru l'année passée De l'autel au salon (Chœur de
chambre de Namur, Lenaerts, Musiques en Wallonie), qui fait entendre
des œuvres à la fois simples et manifestant une maîtrise précise des
moyens musicaux.
■ La musique vocale, mélodies et musique chorale, est sans doute ce que
l'on connaît le moins de lui. Ce serait l'occasion d'en mettre un peu
au programme. Cette saison, Bru Zane va déjà nous offrir Hulda dans les meilleures
conditions sonores imaginables (distribution et orchestre). Un petit
concert plus chambriste serait très bienvenu aussi.
Josef Joachim Raff.
→ Je connais mal Raff, et ce que j'en connais ne m'a que modérément
donné envie d'approfondir. Romantisme allemand assez épais, qui essaie
d'échapper au formalisme par des programmes, mais auquel il manque à
mon gré le sens de la surprise, du contraste, de l'orchestration, de la
mélodie aussi. Tout ronronne bien joliment et je n'ai à ce jour pas été
ébloui, en particulier par les symphonies, qui jouissent de la
meilleure réputation. Le catalogue étant vaste et bien documenté, il
m'aurait fallu plus de temps que je n'en ai pour chercher les pépites,
dans un goût qui me passionne moins que les autres individus dont j'ai
parlé ici.
→ Ce serait justement la tâche de l'anniversaire que de compter sur des
musiciens qui auraient déniché la pépite, comme le font Héloïse Luzzati
ou Francis Paraïso, et de leur laisser la place le temps d'une soirée
thématique où ils sauraient sléectionner le meilleur !
Luigi Arditi.
Faustina Hasse Hodges.
Betty Boije.
Vous le verrez, 1872 est encore plus concentré en grands noms – ou noms
de moindre renommée mais au catalogue ébouriffant ! C'est 1922
qui est un peu décevant, alors que 1972 tient très bien son rang
!
Mais si vous ne connaissez pas Dupuy et Davaux, ou si vous êtes un peu
curieux des aspects méconnus d'Hoffmann et Franck, vous devriez déjà disposer de quoi vous émerveiller un peu, en attendant.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Effigies de Messieurs Benda, Mondonville, Daquin,
Cartellieri, Triebensee, Louis Ferdinand de Prusse.
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à la première partie (au bas de la quelle j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Né en 1722
(300 ans de la naissance)
Jiří Antonín Benda.
→
Au service de Frédéric le Grand (de Prusse) puis du duc de Saxe-Gotha,
Benda (souvent indiqué Georg) a écrit, comme ses contemporains, des
sonates pour violon, pour flûte, pour clavecin, des symphonies (une
trentaine) et des concertos classiques (11 pour violon, et même 1 pour
alto dont l'attribution semble moins certaine).
→ Cependant sa notoriété provient de ses mélodrames (Ariadne auf Naxos, Medea, Pygmalion)
– au sens musical : du texte déclamé (parlé) accompagné de musique.
Pouvant durer jusqu'à 50 minutes (pour Médée),
ce sont de véritables scènes théâtrales très riches, avec un
accompagnement qui épouse au plus près l'action sans se découper en
numéros obligés comme à l'opéra.
● Selon les goûts, on peut choisir la déclamation très actuelle, un peu
criée, dans le récent disque Bosch, ou privilégier (c'est mon cas) la
déclamation plus élevée et consonante, plus équiibrée aussi, dans les
deux volumes de Christian Benda
(avec l'Orchestre de Chambre de Prague) chez Naxos.
■ Ce serait évidemment à représenter en traduction… ce qui ne pose pas
du tout les mêmes problèmes de rythme que pour l'opéra, celui-ci étant
laissé à l'appréciation de l'interprète ! Il suffit de traduire
par des phrases environ de la même amplitude, et le tour est joué
! Je rêve d'un couplage entre Ariane
ou Médée d'une part,
la Cassandre de Jarrell
d'autre part.
Johann Ernst Bach II.
(1722–1777)
→ Élève de Johann Sebastian Bach à Leipzig (il était le fils d'un
cousin au second degré de Bach, compositeur égcalement), il ne doit pas
être confondu avec Johann Ernst Bach I (1683-1739), qui était le fils
du frère jumeau (compositeur toujours) du père (qui, comme vous le
savez, composait) de Jean-Sébastien.
→ Dans son catalogue, de la musique sacrée (cantates, oratorios, pour
partie perdus) et des sonates pour clavier, d'un style encore baroque,
et même assez proche, je trouve, de la génération précédente, pas du
tout de l'oratorio marqué par le seria
en tout cas. J'en trouve la prosodie vraiment belle.
● Il existe très peu de disques où il est présent sur plus d'une piste.
●● Quoiqu'il n'y ait que deux pièces
disponibles sur le disque (consacré à la famille Bach pour orgue, par
Stefano Molardi chez Brilliant Classics, sur un orgue doux, très bien
capté et très bien registré), ce que j'ai trouvé de plus intéressant
chez lui sont ses Fantaisie
& Fugue, très marquées par le modèle de J.-S. : on entend
dans celle en fa majeur l'empreinte directe des traits et harmonies de
la Toccata & Fugue en
ré mineur, avec une couleur globalement plus lumineuse (pas seulement
liée à la tonalité majeure, c'est encore plus flagrant pour la Fantaisie & Fugue
en ré mineur), et un goût pour les épisodes opposés et discontinus
(comme dans les Fantaisies de Mozart, si l'on veut, quoique le style
n'ait évidemment rien en commun) – j'ai pensé à Bruckner quelquefois,
cette opposition soudaine entre le monumental écrasant et l'apaisé
presque galant. Vraiment des pièces intéressantes, très riches, surtout
les Fantaisies – les fugues ressemblent à son professeur en plus
appliqué et moins surprenant.
●● L'Oratorio de la Passion
(1764) gravé par Hermann Max (chez
Capriccio) permet de profiter sur la longueur de ses talents de
compositeur, dans un très bel environnement vocal de surcroît (Schlick,
Prégardien, Varcoe…).
■ Programmable dans un de ces concerts « famille Bach » évidemment.
Quant à le marketer sur son anniversaire propre, je ne suis pas sûr que
je m'y risquerais (remplissage) ! Mais pourquoi pas, dans un
concert 50/50 avec son prof Jean-Séb' !
Lucile Grétry.
→ Seconde fille du compositeur et de sa femme peintre, Lucile exerce à
la cour de Marie-Antoinette et écrit même de petites actions « mêlées
d'ariettes » (Le mariage d'Antonio
; Toinette et Louis – lequel
est perdu, texte et musique).
● Je n'ai pu mettre la main sur aucun disque comportant au moins une
piste de sa main.
Sebastián Ramón de Albero y Añaños.
Pierto Nardini.
John Garth.
Mort en 1772
(250 ans du décès)
Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville.
→ Représentant majeur du grand motet
à la mode Louis XV
(17 écrits, 9 conservés, désormais tous enregistrés), particulièrement
admiré pour son écriture très élancée et son sens du figuralisme. Les
cataractes vocales et orchestrales d' « Elevaverunt flumina » dans Dominus regnavit,
la marche liminaire d'In exitu Israel,
la plénitude de l'immobilité gorgée de soleil d' « In sole posuit
tabernaculum suum » dans Cœli enarrant gloriam
Dei… Probablement les motets les plus marquants de toute la
période post-Louis XIV.
→ Aussi l'auteur d'opéras de types pastoraux (2 pastorales héroïques, 2
ballets héroïques, 1 pastorale languedocienne…) que je ne trouve, pour
les trois déjà enregistrés (Isbé,
Titon & L'Aurore, Les Feſtes de Paphos),
pas très exaltantes (sur des livrets d'une vacuité spectaculaire, de
surcroît), et d'une tragédie en musique qui n'a jamais été remontée (Thésée,
1765). Et de musique instrumentale (pour clavier, de chambre…), que je
ne trouve pas très saillante non plus, mais qui est bien documentée.
● En priorité, donc, les trois motets mentionnés, dans deux disques
extraordinairement interprétés : la netteté du trait chez Christie pour
Dominus regnavit et In exitu Israel, la poésie des
couleurs chez Coin pour Cœli
enarrant gloriam Dei, les deux pourvus des meilleurs solistes
possibles (Correas dans « In sole posuit » !).
■ Se couple facilement avec d'autres motets, ou au sein d'une
thématique (Babylone avec Dominus
regnavit ? fuite d'Égype avec In exitu Israel
?). Facile à présenter au public en plus, en mettant en avant l'aspect
immédiatement figuratif de l'écriture : parcours du peuple d'Israël,
description des flots déchaînés, ce devrait parler. Et l'on peut
s'appuyer sur des disques de haute réputation (le Christie est
extrêmement apprécié des amateurs de baroque français, et au delà).
Louis-Claude Daquin.
→ Élève de Louis Marchand, filleul d'Élisabeth-Claude Jacquet de La
Guerre, titulaire de Saint-Paul-Saint-Louis à Paris (alors qu'il était
en concurrence avec Rameau), successeur de Dandrieu à la Chapelle
Royale… Daquin est une figure majeure
des claviers français du XVIIIe siècle.
→→ Il a ainsi livré un Premier Livre de Pièces de clavecin
(qui contient le fameux Coucou,
quelquefois exécuté en bis par les pianistes d'antan…) et son Nouveau Livre de noëls,
qui présente 12 thèmes et variations sur les noëls traditionnels (« À
la venue de Noël », « Qu'Adam fut un pauvre homme », etc.).
→→ Il existe aussi deux messes, un Te Deum, des Leçons de Ténèbres, un
Miserere et une cantate, parmi les œuvres qui nous sont parvenues (un
certain nombre, pour la voix ou les instruments, étaient attestées mais
perdues). Je n'ai jamais vu de disques ni entendu parler d'exécution,
c'est étonnant.
● Je connais mal son clavecin, dans un genre décoratif (Louis XV) qui
n'a pas trop ma faveur. En revanche, pour la part la plus célèbre de
son legs, à savoir les noëls,
je vous recommande très vivement Adriano
Falcioni (Brilliant Classics 2017) qui a l'avantage de jouer
sur les flûtes et anches très françaises,
particulièrement nasillardes et typées, d'un orgue de la bonne époque
(Saint-Guilhem-le-Désert), remarquablement registré, et de façon assez
variée selon les pièces. Un délice à recommander à tous ceux qui
n'aiment pas l'orgue monumental qui joue des choses abstraites et fait
du bruit, façon Bach, Franck ou Widor.
■ Je suis sûr que les organistes en glissent déjà à Noël. Mais avec sa
notoriété, n'y aurait-il pas l'occasion, pour le CMBV ou les ensembles
baroques, d'exhumer ses œuvres vocales sacrées ? Il y aurait un
petit bonus de remplissage grâce au public qui a connu l'époque où le Coucou et ces noëls figuraient
parmi les classiques favoris.
Pierre-Claude Foucquet.
→ Une des pièces d'Armand-Louis Couperin porte son nom. Je n'ai pu
trouver aucune piste musicale incluant sa musique.
Francesco Barsanti.
Johann Peter Kellner.
Georg Reutter le Jeune.
Né en 1772
(250 ans de la naissance)
Antonio Casimir Cartellieri.
→ Né à Gdańsk de parents chanteurs (une mère lettonne de langue
allemande, un père italien comme vous le voyez), Cartellieri étudie à
Vienne (avec Albrechtsberger et peut-être Salieri), exerce en Pologne
et en Bohême (auprès du prince Lobkowicz) – il connaissait bien
Beethoven, personnellement et artistiquement : il fut le chef à la première du Triple Concerto et de la Troisième Symphonie !
→→ Cartellieri est à mon sens un
musicien majeur de son temps. Ses 3
concertos pour clarinette (plus un double !) sont possiblement
les meilleurs de la période classique et romantique,
très virtuoses mais surtout d'une générosité mélodique – et même d'un
sens dramatique – qui n'ont que peu d'exemple. Et plus encore,
l'intensité des affects de sa tempêtueuse Première Symphonie doit absolument
être vécue !
● Au disque, on a désormais un peu de choix :
●● de superbes divertimenti pour vents, quatuors
clarinette-cordes et sextuors à vent (par le merveilleux Consortium
Classicum, chez CPO et chez MDG). Les Quatuors
avec clarinette sont d'une délicatesse poétique absolument
merveilleuse ;
●● deux oratorios : l'un sur la Nativité (La celebre Natività del Redentore)
où l'on sent aussi bien passer Mozart que Méhul et Rossini (Spering
chez Capriccio), l'autre plus opératique (Gioas, re di Giuda,
Gernot Schmalfuss chez MDG… avec Thomas Quasthoff !) dans un style
classique augmenté de tournures plus dramatiques issues plus gluckistes
/ beethoviennes, sur un livret de Metastasio (qui contient notamment la
version en contexte de « Io tremo » / « Ah, l'aria d'intorno », l'air dramatique italien plus tard mis en
musique par Schubert,
auquel une notule avait été consacrée – la version de Cartellieri
évoque beaucoup le duo Anna-Ottavio sur le corps du Commandeur) ;
●● et surtout les œuvres dont je parlais précédemment : les concertos pour clarinette
répartis sur deux volumes chez MDG (captés avec beaucoup de naturel
comme toujours), magnifiés par la merveilleuse rondeur du démiurge
Dieter Klöcker, à mon sens l'un des meilleurs clarinettistes de tous
les temps
●● et surtout et les 4 symphonies par l'Evergreen
Orchestra et Gernot Schmalfuss (CPO), écoutez absolument la Première.
■ Les Quatuors avec clarinette
composeraient un couplage très naturel et convaincant avec le Quintette
clarinette-cordes de Mozart (mais si vous voulez plutôt le coupler avec
ceux de Neukomm, Hoffmeister, Baermann ou Reger, je vous autorise à ne
pas jouer les Cartellieri tout de suite),
■ Les concertos pour clarinette
et plus encore la Première Symphonie
feraient un triomphe en salle : ils sont immédiatement accessibles et
jubilatoires, en plus d'être en réalité remarquablement écrits. Un
concert qui vendrait « le chef qui a créé l'Héroïque était aussi un
compositeur de génie » pourrait probablement fonctionner, quitte à
jouer l'Héroïque en seconde partie pour assurer « le dialogue entre les
œuvres » (en réalité le remplissage, mais c'est tout à fait légitime).
■■ Il existe aussi d'autres concertos
qui
n'ont pas été rejoués à ma connaissance et dont les nomenclatures font
saliver : flûte, cor, basson, 2 flûtes, hautbois-basson (!),
hautbois-basson-cor ! Quelle fête ce pourrait être !
Josef Triebensee.
→ Passé à la postérité pour ses arrangements des opéras de Mozart en
octuor à vent – particulièrement Don
Giovanni et quelquefois la Clémence
de Titus, les arrangements des Noces
et le plus souvent de la Clemenza
étant le plus souvent dûs à son contemporain Johann Went ; pour Così,
c'est en général le toujours très en vie Andreas Tarkmann, génie de
l'arrangement, qui est choisi. Il a également composé ses propres
œuvres pour ce même ensemble de huit souffleurs : 2 hautbois, 2
clarinette, 2 bassons, 2 cors. (Et également arrangé Médée de Cherubini ou la Symphonie
n°92 « Oxford » de Haydn.)
→ Conception assez traditionnelle de l'arrangement, où des instruments
tiennent le rôle des solistes (hautbois, dont il jouait, pour « Deh se
piacer mi vuoi »,
clarinette pour « Vengo, aspettate », basson pour « Là ci darem la mano
», « Deh vieni alla finestra », « Del più sublime soglio » ou « Parto,
ma tu ben mio », cor pour « Ah, se fosse intorno al trono »),
respectant de près les accompagnements écrits par Mozart, dans un
résultat de sérénade lyrique très harmonieuse. Pas aussi inventif et
ravivé que Tarkmann, mais toujours très réussi.
● Beaucoup de choix parmi les disques. J'en cite quelques-uns.
●● Pour le maximum de typicité, il faut
écouter l'Oslo Kammerakademi
dans La Clemenza di Tito
(chez LAWO), saveur incroyable des timbres (ce cor phénoménal) et
vivacité éloquente du théâtre. Le disque de l'Ensemble à vent du
Philharmonique de Berlin reste assez indolent (et plutôt terne de
timbres, étrangement), je ne vous le recommande pas.…
●● Le disque du Linos Ensemble pour
Don Giovanni
(Capriccio) permet d'entendre une très large sélection, couplée de
surcroît avec le final du II virtuosement rendu par l'arrangeur du XXe
siècle Andreas Tarkmann. L'Octuor à vent de Zürich, autre sélection
très large pour un joli disque un peu plus sèchement capté chez Tudor,
utilise la fin écrite par Triebensee, beaucoup plus concise : elle
relie « Già la mensa è preparata » à « Quest'è il fin di chi fa mal »,
et boucle le tout en trois minutes !
●● L'Octuor à vent Amphion a
aussi bien enregistré des extraits de
Médée que les compositions de Triebensee, évidemment un peu moins
jubilatoires que les arrangements de Mozart.
■ Les orchestres qui ont la tradition d'extraire des solistes pour des
soirées de chambre (soit à peu près tous les orchestres parisiens de
premier plan : Opéra, Philharmonique, National, Chambre, Orchestre de
Paris…) pourraient tout à fait programmer sans grand risque les
arrangements de l'ami Triebensee, avec l'argument Mozart. C'est un
voyage absolument délectable, une façon différente de réinvestir ces
musiques très bien connues, et une démarche respectueuse, en fin de
compte, des traditions d'époque.
François-Louis Perne
(1772–1832).
→
D'abord choriste (1792) et contrebassiste (1799) à l'Opéra de Paris,
Perne est de 1816 à 1822 directeur du Conservatoire de Paris («
inspecteur général des Études de l'École royale de musique et de
déclamation »), prédécesseur immédiat de Cherubini.
→→ Il a avant tout été un chercheur et
essayiste, fasciné par la musique antique et le grégorien, réalisant un
certain nombre d'éditions de textes théoriques anciens (sur le rythme
antique, sur le rebec…), récrivant Iphigénie
en Tauride de
Gluck en notation grecque, s'intéressant aux liens entre la musique,
les autres arts, la société… Outre son travail d'éditeur, la majorité
de ses articles ont été publiées dans le périodique de Fétis, la Revue et gazette musicale de Paris.
→ Il n'est pas certain qu'il ait beaucoup produit, et la musique qu'il
laisse est surtout formelle, très marquée par les formats anciens
(fugue, canon…). Ses trois messes sont écrites dans un contrepoint
archaïsant, témoin de la vogue pour le retour au plain-chant grégorien
et à Palestrina dans les premières décennies du XIXe siècle. Avec toutes les controverses afférentes.
● Je n'ai pu mettre la main que sur trois
pistes réparties sur deux disques, le Kyrie de la Messe des solennels mineurs
chez Aparté (programme passionnant de l'ensemble Gilles Binchois
consacré à ce renouveau XIXe du plain-chant, à faux-bourdon), et
Sanctus & Agnus Dei non crédités en complément du disque Boëly de
Ménissier dans la collection « Tempéraments » de Radio-France. On y
entend pour l'un la simplicité archaïsante, pour l'autre la maîtrise
contrapuntique de cette écriture. Rien de particulièrement saillant en
soi, mais la démarche me paraît tout à fait fascinante, un écho à l'épopée de Félix Danjou – le disque de
Ménissier est d'ailleurs le seul à ma connaissance où l'on puisse aussi
entendre sa musique !
■ Je doute que l'on puisse faire entendre ce type de programme et
fédérer un public nombreux (Niquet a bien joué ce type de pièces rétro,
mais c'était avec des noms comme Gounod et Saint-Saëns !)… à moins d'en
faire un concert narratif « Les Aventuriens du grégorien perdu », « La
bataille de Paris » ou « Quand les femmes furent bannies des églises ».
Ce serait assez réjouissant à entendre narrer. (S'il faut quelqu'un
pour écrire le texte à titre gracieux, je suis là.)
Prince Louis Ferdinand de Prusse.
→ Neveu de Frédéric le Grand, il est avant tout soldat (et meurt au
front), mais aussi un pianiste
considéré de grande valeur. C'est pour lui que Rejcha écrit son
monumental L'Art de varier,
très vaste cycle (il se trouve au disque, mais je ne trouve vraiment
pas que ce soit le sommet de l'art du compositeur… je vous
recommanderais plutôt le Quatuor
scientifique, pensé dans une démarche toute différente) ; c'est
aussi le dédicataire du Troisième
Concerto de Beethoven !
● On trouve au disque de la musique de chambre (octuor, trios
piano-cordes, quatuor avec piano…) et des rondos pour piano et
orchestre : autour de Horst Göbel (et son trio) chez Thorofon (trois
volumes), du Trio parnassus pour SWR Music (parution uniquement en
dématérialisé) et le Valentin piano Quartet chez Musicaphon. L'Octuor
se défend joliment, mais quelle que soit l'œuvre, on demeure dans la
convention du temps ; non pas que ce soit plat, mais on y rencontre
assez peu de surprise et d'éclat, pas de thèmes très marquants non
plus.
■ Pourquoi pas oser un concert consacré aux têtes couronnées
compositrices… mais, à la vérité, j'aimerais mieux qu'on programme
d'abord de la grande musique oubliée.
Johann Wilhelm Wilms (1772–1847).
Thomas Byström.
Maria Frances Parke (1772–1822). Comme Campanus, c'est aussi son double
anniversaire cette année !
Voici pour cette livraison… Vous voyez combien non seulement on trouve
énormément de choses au disque, même de ces figures semi-obscures ;
mais de surcroît combien il ne serait pas si malcommode de glisser un
petit Cartellieri, ou de bien remplir avec Mondonville ou les
arrangements de Triebensee (petit format qui coûte moins cher de
surcroît). Messieurs les programmateurs, il ne tient qu'à vous de nous
égayer – et de nous éveiller au vaste monde au delà de l'horizon,
certes pourvu des plus belles montagnes, du démiurge Beethoven.
Je ne m'attarde pas ici. Quelques très grandes figures, célèbres ou
vraiment plus du tout au répertoire, nous attendent pour la prochaine
livraison – la septième va vous
étonner !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
(Pseudo) portrait de Franchinus
Gaffurius (par Léonard), puis portraits de Claude Goudimel, Ercole
Bernabei,
Denis Gaultier, Heinrich Schütz, Georg Caspar Schürmann,
Antoine Forqueray, Johann Kuhnau, Jan Adam Reincken.
Lettre ouverte
Chers programmateurs,
Veuillez trouver ci-après une liste
sélective de quelques compositeurs que vous pourriezmettre en avant pour l'année à venir, en
profitant de leurs anniversaires de vie et de mort.
Ne vous privez surtout pas de piller toutes idées à votre gré dans
cette liste.
Éthique de l'anniversaire
Je commence tout de suite par me disculper : je ne suis pas favorable
au principe de l'anniversaire.
Dans l'idéal, on devrait jouer les œuvres qui valent par leurs qualités intrinsèques
ou qui entrent dans un dialogue cohérent avec d'autres, documentent des
périodes ou des genres… pas les choisir parce que leur compositeur est
né il y a deux cents ans (quel choix particulièrement arbitraire,
extra-musical, et sans aucune plus-value !), était noir, était femme –
dans ces deux cas, le volontarisme permet cependant d'exhumer des fonds
qui restent autrement négligés –, était cycliste du dimanche amoureux
des platanes ou champion régional
du point-de-croix.
L'autre réserve tient à une simple question statistique : le génie
n'est pas obligatoirement réparti de
façon égale
selon les dates. Cela signifie qu'on ne jouera peut-être pas tel
compositeur de grand talent parce qu'il est mort une année trop riche,
et qu'on jouera tel autre un peu moins intéressant parce que néà une
date moins faste…
J'avoue que cette pensée me gêne toujours assez fortement – me dire que
notre connaissance du répertoire est bridée ou déformée par des
contraintes externes que nous
nous imposons, sans grand lien avec la
musique elle-même.
Pour autant je ne suis pas tout à fait naïf : pour remplir des salles
et vendre des disques (ce qui, même hors de l'argument économique,
reste le but de tout concert : être entendu !), avec des compositeurs
moins célèbres, il faut bien raconter
quelque chose.
Idéalement, un véritable récit
(le concert des Lunaisiens hier proposait « comment la chanson a-t-elle
nourri la légende napoléonienne ? »), quelque chose qui ait rapport avec la musique, soit par sonprogramme (les représentations de
la nature et de l'industrie dans la musique, on pourrait jouer du Knecht, du Mariotte et du Meisel ; ou les contes de Perrault & Grimm ?),
soit concernant la musique elle-même –
je rêve d'un cycle de concerts épousant le principe d' « Une décennie, un disque », permettant un parcours
express de l'histoire de la musique dans un genre donné (le quatuor à
cordes viennois, la musique a
cappella russe, la tragédie en musique française ou que
sais-je…). J'avais fait quelques suggestions dans cette notule.
Même si ce n'est pas l'angle le plus intéressant (ni, assurément, le
plus inventif !), l'anniversaire
reste un outil qui fonctionne. Notre espèce semble sensible aux
symboles de la récursivité du temps, et les pratiques de fêtes à date
fixe, de décompte des ans, quel que soit le sujet, paraissent partagées
par la plupart des cultures et sur des sujets aussi différents que les
créations d'entreprise ou les batailles du temps jadis.
Aussi, je m'y glisse pour suggérer par ce truchement ●quelques idées d'écoutes● aux
mélomanes – et qui sait, ■quelques
idées de répertoire■ marketing
inclusaux
artistes. En vert les
compositeurs que je présente (je suis obligé de
faire des choix, il va sans dire !), en rouge ceux qui me paraissent
fortement indiqués pour cette année 2022. Les grandes salles ont
bouclé
leur saison 2022 depuis
fort longtemps, mais les petits ensembles itinérants ont peut-être
encore un peu d'espace pour glisser un peu de Goudimel, de Certon, de
Reincken ou de Perne.
L'an 2022
En relevant 250 noms à partir
des centenaires et cinquantenaires de naissance et de décès, je croise
quelques très grands noms très bien documentés (Schütz, Franck,
Scriabine, Ralph Vaughan Williams…), mais pas de superstar susceptible
de toucher le grand public comme
Bach-Vivaldi-Mozart-Beethoven-Chopin-Liszt-Brahms-Ravel.
Aussi, il est probable que tout le monde laisse un peu tomber l'idée de
l'anniversaire, celui-ci volant en général au secours de la victoire et
servant à programmer et vendre encore plus de symphonies de Beethoven
(et même pas de ses mélodies irlandaises, ni même de ses sonates avec
violoncelle…).
À moins que ces brigands ne tentent l'astuce de compter en quarts de
siècle, pour les 125 ans de la mort de Brahms, les 175 de celle
de Mendelssohn ou les 225 de la naissance de Schubert et Donizetti !
La voie étant donc à peu près libre, voici ma sélection (évidemment
très incomplète) de compositeurs dont on pourra fêter un anniversaire
en 100 ou 50. (Je commence bien sûr, chaque année, par les morts,
puisqu'ils sont plus âgés par définition que ceux qui y naissent.) Je
tâche de préciser un peu qui ils sont, quels disques écouter, quelles
œuvres programmer.
Quoi qu'il en soit, qu'on se rassure : à la Philharmonie de Paris on
fêtera bel et bien les 162 ans de la naissance de Gustav Mahler !
Mort en 1222
(800 ans du décès)
Heinrich von Morungen.
→ Auteur et compositeur de Minnelieder. Il sera un peu difficile de lui
rendre justice : si les textes subsistent partiellement dans le Codex
Manesse, toutes les mélodies ont été perdues. (Un objectif pour
musicologue / arrangeur / compositeur contemporain ?) Certes, sa
faible notoriété dans le grand public rendra le concept invendable,
mais fêter le plus vieil anniversaire de l'année, quel panache !
Mort en 1272
(750 ans du décès)
Jehan Bretel.
Gautier d'Épinal (1272 est en réalité la date à laquelle on sait qu'il
était déjà mort).
Mort en 1372
(650 ans du décès)
Lorenzo da Firenze (peut-être mort en 1373).
Né en 1372
(650 ans de la naissance)
Johannes Cuvelier (aussi connu sous le nom de Jacquemart le Cuvelier,
date de naissance approximative)
Mort en 1422
(600 ans du décès)
Henry V d'Angleterre.
Mort en 1522
(500 ans du décès)
Jean Mouton (ou Jehan
Mouton – Jean de Hollingue de son vrai nom).
→ Ami de Josquin, compositeur également de grandes pièces sacrées. Sa
renommée est telle qu'il est régulièrement cité par les auteurs du
temps – jusque dans le prologue du Quart
Livre de
Rabelais ! Il a pour lui une fluidité très particulière, un sens
de la consonance verticale en même temps que de la polyphonie qui le
rendent particulièrement marquant – à mon sens.
→ À ne pas confondre avec Charles Mouton, luthiste important du XVIIe
siècle.
● Fabuleux disque (motets et Messe Dictes
moy toutes voz pensées),
très organique, des Tallis Scholars (Gimell 2012), très loin de leurs
approches autrefois plus désincarnées – basses rugissantes,
contre-ténors caressants, entrées nettes, texte bien mis en valeur.
■ Comme pour Goudimel ci-après, plutôt destiné aux ensembles
spécialistes, qu'on aimerait beaucoup entendre s'emparer de ce
répertoire ! (Organum, Doulce Mémoire, Les Meslanges…)
Franchinus Gaffurius.
→ Compositeur, mais avant tout théoricien.
Mort en 1572
(450 ans du décès)
Claude Goudimel.
→ Grand compositeur dePsaumes
dans leur traduction française, à l'intention des Réformés. Dans une
langue musicale simple, plutôt homorythmique, très dépouillée et
poétique.
● Au disque, une version un peu fruste chez Naxos. La lecture de Corboz
en revanche, pour chœur de chambre assez fourni, a très bien résisté au
temps et permet de saisir les beautés de verbe et d'harmonie de la
chose. (Couplé avec sa messe,
très intéressante également.)
■ Au concert, un ensemble spécialiste pourrait coupler quelques Psaumes
(ou toute messe) avec du Janequin ou du Josquin plus couramment
programmés. (Mais même un chœur traditionnel pourrait très bien s'en
charger. Sans doute pas trop difficile à mettre en place, et très
immédiatement beau.)
Pierre Certon.
→ Auteur de chansons.
● Le disque de la Boston Camerata a un peu vieilli, mais permet de
bénéficier de l'une des rares monographies.
■ Plus difficile à intégrer dans des programmes hors ensemble
spécialiste qui ferait un programme de chansons Renaissance. Mais
l'occasion pour eux de le faire !
Robert Parsons.
Christopher Tye.
Francisco Leontaritis (grec).
Né en 1572
(450 ans de la naissance)
Robert Ballard II
(possiblement né en 1575).
→ De la dynastie qui des fameux éditeurs, Robert Ballard laisse une
œuvre considérable pour le luth – à la vérité, mon corpus préféré ! –,
remarquable par sa prégnance mélodique. Il faut dire que ses Suites contiennent surtout des airs
de ballets transcrits (chants des ballets des contre-faits d'amour, ou des Insencez, ou encore de M. le Daufin),
des courantes, des gaillardes, bransles de la cornemuse et bransles de
village, pièces moins formelles que ce qui prévaut à l'ère Louis XIV…
● Formidable disque de Richard Kolb chez Centaur, très éloquent, capté
de près sans réverbération parasite. Sélection de pièces de premier
choix.
■ On peut espérer que les luthistes s'empareront de cette occasion pour
diversifier leur répertoire !
Thomas Tomkins.
Melchior Borchgrevinck.
Johannes Vodnianus Campanus (dont c'est le double anniversaire, étant
mort en 1622 !).
Moritz von Hessen-Kassel.
Edward Johnson.
Erasmus Widmann.
Daniel Bacheler.
Martin Peerson (peut-être le même que Martin Pearson).
Girolamo Conversi (date approximative de naissance).
Mort en 1622
(400 ans du décès)
Alfonso Fontanelli.
Giovanni Paolo Cima.
William Leighton.
Scipione Stella.
Giovanni Battista Grillo.
Johannes Vodnianus Campanus.
Salvatore Sacco.
Né en 1622
(400 ans de la naissance)
Ercole Bernabei.
Gaspar de Verlit.
Alba Trissina.
Jacques Lacquemant (DuBuisson, date approximative).
Mort en 1672
(350 ans du décès)
Orazio Benevolo (ou Benevoli).
→ Fils de Robert Bénevot, pâtissier français installé à Rome, il
fréquente Saint-Louis-des-Français et finit par composer pour la
Cappella Giulia (pour les offices publics de Saint-Pierre, par
opposition à Cappella Sistina pour les offices privés du pape). Il
pratique couramment les motets et messes à multiples chœurs et
nombreuses voix réelles – l'un de ses Magnificat atteint ainsi 16 voix réparties dans quatre chœurs (qui étaient
spatialisés, manière de pimenter le chose). De même pour la Messe « Si
Deus pro nobis ».
→ Ce n'est pas nécessairement le compositeur polychoral que j'aime le
plus – Legrenzi, Beretta, Merula et plus tard D. Scarlatti ont produit
des œuvres plus immédiatements éloquentes et mélodiques –, mais ce
serait l'occasion de l'exhumer un peu. Ou de le panacher, comme avait
fait Daucé pour ses concerts et son disque autour des motets &
messes à quatrechœurs.
● Essentiellement trois disques monographiques à ma connaissance : les deux Niquet (Missa Azzolina, Dixit
Dominus et Magnificat chez Naxos
; puis Magnificat et la grande Missa « Si Deus pro nobis » chez Alpha),
le second étant mieux capté et plus organiquement exécuté, avec de très
belles voix de véritables solistes (Boudet, Wattiez, Marcq, Favier…).
Et un disque de Cappella Musicale di Santa Maria in Campitelli di Roma
dirigée par Vincenzo di Betta
(chez Tactus),
consacré à la Messe « In angustia pestilentiæ » (messe des tourments de
la peste !), intéressant dans son propos, mais un peu laborieusement
exécutée (voix pas toujours belles, captation pas très claire, rythmes
très rectilignes comme si l'on jouait de la musique du XVe…).
■ Pas évident à remonter vu les forces en présence, mais un peu de neuf
ne serait pas de refus. Pourquoi pas un petit programme sur les Messes
polychorales, à spatialiser à la Philharmonie ou dans une prestigieuse
église de l'hypercentre parisien ? À tisser avec d'autres
compositeurs plus fascinants (Legrenzi !), voire avec du contemporain
(ou du Nono…), il faudrait juste le vendre comme l'événement vocal
spatialisé du moment, chanté dans la pénombre, quelque chose qui fasse
ressortir l'expérience sensorielle (de fait saisissante).
Denis Gaultier.
→ Cousin parisien d'Ennemond Gaultier de Lyon (qui était souvent appelé
Vieux-Gaultier), il est lui aussi luthiste, et leurs partitions étaient
parfois publiées avec le seul nom de famille, ce qui a mené à bien des
confusions dans les attributions, même de leur vivant. Autant j'aime
beaucoup Ennemond (et ses contemporains Gallot, Dufaut, Ch. Mouton…),
autant je n'ai pas été très ému de ce que j'ai entendu de Denis.
● Très belle monographie de Hopkinson Smith, toujours engagé et
poétique, même si le matériau ne me convainc pas ici.
■
Aisé à inclure dans un récital de luth solo, à supposer qu'on en
fasse beaucoup, ou dans un intermède instrumental de concert baroque –
si toutefois les interprètes veulent bien condescendre à laisser de
côté Kapsberger, Piccinini et Bach… Pas du tout urgent à réentendre, à
mon sens, comme Robert Ballard II (ou les autres noms cités).
Jacques Champion de Chambonnières.
→ Grand représentant du style Louis XIII de la suite pour clavecin, en
quelque sorte le grand ancêtre de toutes les superstars
louisquartoziennes. Le style en reste un peu rigide et sévère.
→ Outre les danses auxquelles on est acoutumé (allemandes, courantes,
sarabandes, gigues), on y rencontre une gaillarde et deux pavanes
! Intéressant pour sa généalogie plus que pour sa musique – on
est souvent frappé de la pauvreté du langage de la musique
instrumentale du règne de Louis XIII.
● Kenneth Gilbert chez Orion a vieilli (et n'existe qu'en volumes
séparés, difficiles à trouver), je recommande donc le double disque de
Franz Silvestri, de très bonne facture et bien capté, chez Brilliant
Classics.
■ Pour débuter en douceur un récital de clavecin français, en le
replaçant dans sa généalogie ?
Heinrich Schütz.
→ L'un des quelques grands noms de cette année, mais comme les autres,
sans doute insuffisamment starisé pour remplir sans un peu d'effort les
salles de spectacle. Il est l'auteur du premier opéra en allemand, Dafne
(1627), perdu, comme à peu près tout son legs profane, hormis ses
madrigaux (très italianisants, mais plutôt dans le sens de la joliesse
un peu plate que de la richesse chromatique) et quelques airs.
→ De nombreux motets subsistent, ainsi que plusieurs Passion. Son style s'étend de la
monodie néo-grégorienne (Passion selon
Matthieu !) et la modalité post-Renaissance (où l'harmonie n'est que le
produit quasiment accidentel de la polyphonie) jusqu'à la rhétorique
baroque, certes encore polyphonique, mais davantage fondée sur la
progression verbale et harmonique.
● Dans l'immensité de son œuvre, entièrement (et plusieurs fois)
enregistrée, deux propositions.
●● Le Musikalische
Exequien,
son chef-d'œuvre à mon sens, suite de tuilages d'une densité admirable,
et d'une poésie intense, vraiment à cheval entre le monde de Lassus et
celui de Buxtehude (avec un aspect plus avenant que les deux, façon
Louis Le Prince plutôt que Frémart ou Formé…). Kuijken (chez Accent), en tout petit
comité, est une merveille absolue. Mais les American Bach Soloists, Rademann,
Akadêmia-Lasserre sont
remarquables, Vox Luminis, Laplénie, Corboz, l'Asfelder Vocal Ensemble
(Naxos) s'écoutent très bien. Herreweghe et The Sixteen m'ont déçu à la
réécoute, une certaine mollesse tout de même par rapport à la tenue de
la concurrence !
●● Côté Passion, je suis surtout familier de celle
selon Matthieu, enregistrée
avec des options très diverses (j'ai dû à peu près toutes les écouter).
L'Ars Nova Copenhagen
(København) chez Da Capo est la plus finement pensée et réalisée, au
cordeau, pleine de vérité verbale et d'atmosphères. Celle de l'Opéra de Stuttgart
(Kurz), parue chez divers labels économiques (Classica Licorne, Bella
Musica…) offre un Évangéliste assez extraordinaire de moelleux et de
présence, dans une acoustique sèche très troublante, comme extirpé de
l'atmosphère terrestre.
■ On ne fera pas venir les foules avec un programme tout Schütz,
musique assez exigeante – bien que la Philharmonie ait déjà proposé un
programme scénique autour de
Lassus, assez bien rempli d'ailleurs ! –, mais la demi-heure de l'Exequien ferait du bien auprès de
motets de Bach, par exemple. Même les ensembles amateurs pourraient
oser des choses. (Et les Passion,
très nues, pourraient quasiment être programmées par les paroisses avec
les moyens du bord.)
Nicolaus Hasse (pas le compositeur de seria
!).
Né en 1672
(350 ans de la naissance)
Georg Caspar Schürmann (ou 1673).
→ Compositeur de Basse-Saxe et de Thuringe, auteur de plusieurs opéras
en langue allemande et de quantité de musique sacrée.
● On trouve Die getreue Alceste chez
CPO, du seria écrit
comme de la cantate sacrée à l'allemande, augmentée de quelques chœurs
dans le style français. J'aime bien davantage ses cantates (par les
Bremen Weser-Renaissance, chez CPO à nouveau), dans une esthétique
proche de Bach, et surtout sa Suite
tirée de l'opéra Ludovicus Piùs,
écrite dans un goût haendelien, mais avec une charpente musicale encore
plus ambitieuse, pour un résultat assez jubilatoire et très nourrissant
(Akademie für alte Musik Berlin chez Harmonia Mundi) !
■ Encore beaucoup de choses à découvrir, mais les ensembles baroques
pourraient au moins glisser une petite cantate dans leurs programmes
Bach : ça ne ferait pas un contraste très violent, et permettrait de
voir un peu ailleurs. (J'aime davantage que la plupart des cantates de
Bach, pour ma part, mais je ne dois certainement pas servir de
mètre-étalon en la matière !)
Antoine Forqueray.
→ Grand gambiste de son temps, considéré par Daquin comme l'égal de
Marais. Son œuvre nous est parvenue par une double publication de son
fils : comme pièces de violes et comme transcriptions pour clavecin –
possiblement avec des ajouts voire quelques compositions de sa main.
→ Sa vie (et celle de sa famille) fut assez animée :
sa femme, claveciniste, avait porté plainte à de multiples reprises
pour violences conjugales, et lancé une procédure pour vivre hors du
domicile, tandis que lui finit par l'accuser publiquement d'adultère…
et par faire emprisonner leur fils à la prison de Bicêtre – qui en est
libéré faute de fondement à la requête paternelle. Bref, un autre sale
type qui compose, on a l'habitude – coucou Jean-Baptiste, coucou
Richard.
● Grand classique, on croule sous les propositions des meilleurs
interprètes.
●● À la viole de gambe, Vittorio Ghielmi
chez Passacaille (très français,
très engagé), Pandolfo & Friends chez Glossa (intégrale ; grande
variété de textures et de couleurs), Ben-David & Baucher chez Alpha
(très enrichi, sans aucune lourdeur, un véritable sens stylsitique,
couplé avec du Couperin très réussi), Lucile Boulanger…
[Duftschmidt est un cran en-dessous, et Mattila (chez Alba) assez
sec, je n'ai pas trop aimé.]
●● Au clavecin, Le Gaillard
(superbe équilibre, altier, chantant et
âpre, mais publié chez Mandala et donc introuvable), Rannou (captée de
trop près, très orné et un peu arrangé, toujours d'une invraisemblable
richesse), Borgstede chez Brilliant (riche son comme toujours, un peu
régulier peut-être), Leonhardt, Beauséjour chez Naxos, Taylor chez
Alpha…
■ Une mission pour le Festival Marin Marais et quelques concerts
Philippe Maillard ? Ou d'ensembles chambristes épars, d'ailleurs.
Francesco Mancini.
Mort en 1722
(300 ans du décès)
Johann Kuhnau.
→ Romancier, traducteur, juriste, théoricien de la musique et surtout
compositeur, Kuhnau fut formé à Dresde puis à Leipzig, où il occupe le
poste de Thomaskantor comme prédécesseur de Bach. Musique sacrée
évidemment, mais aussi musique pour les claviers, et même des opéras –
hélas je ne sache pas qu'aucun d'entre eux ait jamais été capté.
→ Ses cantates sont écrites
dans le goût du temps, avec un véritable savoir-faire, et des sonorités
parfois plus archaïsantes, mêlant un peu de Monteverdi (l'harmonie) et
Purcell (le type de virtuosité vocale) à ses autres aspects davantage
Buxtehude et Haendel.On y rencontre aussi de très beaux ensembles dans
le goût de Steffani et Pfleger.
→ Son bijou le plus singulier réside dans ses étonnantes Sonates bibliques,
qui évoquent à l'orgue seul, en
plusieurs mouvements comme une cantate,
des épisodes épiques de l'Ancien Testament : « Combat de David &
Goliath », « Saül mélancolique et apaisé par le truchement de la
Musique », « Ézéchias agonisant et revenu à la santé », « La tombe de
Jacob »… Épisodes très animés, mélodiques et débordant de vie – ces
longues réjouissances à la fin de la sonate de David !
● Il existe une intégrale des œuvres sacrées chantées chez CPO (Opella
Musica & Camerata Lipsiensis, avec des couleurs particulièrement
douces et chaudes) et une intégrale de l'orgue chez Brilliant Classics
(Stefano Molardi, sur un bel orgue bien capté et très bien registré).
Jan Adam Reincken (ou Johann) (ou Reinken).
→ Clavériste et gambiste, cofondateur de l'Opéra de Hambourg (petite
enclave où l'on jouait non seulement de l'opéra allemand, mais même
multilingue !), c'est un grand représentant du stylus phantasticus
en vogue au Nord de l'Allemagne – même si, à l'écoute de l'auditeur
d'aujourd'hui, on est surtout frappé par la concentration formelle et
harmonique de ses œuvres, où l'abstraction et l'exigence l'emportent
plutôt sur les traits virtuoses ou figuratifs (qui ne sont certes pas
absents de son œuvre).
→ En 1705, Bach fait le voyage à Hambourg pour l'entendre, et manifeste
son admiration ; il est considéré comme l'une de ses influences
importantes.
● Si vous le trouvez, le disque de Clément Geoffroy (chez L'Encelade)
est une merveille d'intelligence discursive. À défaut, on trouve
facilement l'intégrale de Simone Stella (clavecin et orgue, en séparé
chez OnClassical puis réédité en coffret chez Brilliant Classics)). Je
n'ai écouté que la partie clavecin, sur un instrument pas très beau et
capté d'un peu trop près. Autre œuvre importante : Hortus musicus, des sonates pour 2
violons, viole de gambe et clavecin qui se trouve en diverses versions.
■ Là aussi, assez aisé pour les solistes (ou les chambristes baroques)
d'en glisser un peu lors d'un concert. La densité et le caractère peu
souriant de l'ensemble ne plaident pas nécessairement pour un concert
tout-Reincken (j'ai déjà testé, le fonds est suffisamment varié pour
s'y prêter très bien), mais en panachant avec du Bach à la sauce phantastica, l'astuce est toute
trouvée.
Francesc Guerau (ou 1717).
Ruggiero Fedeli.
Jean-Conrad Baustetter.
Maria Frances Parke.
… le temps passé à rédiger les notices étant assez considérable… je
vous donne donc rendez-vous pour la suite de la liste, jusqu'en 1972,
pour les prochaines livraisons, que je tâche de réaliser au plus tôt !
Le temps aussi pour vous, studieux lecteurs, de commencer à écluser les
univers qui se déversent incontinent sur vous.
Nous ferons ensuite, si vous le voulez bien, un petit bilan de la
moisson – ce que ça révèle (aléatoirement, comme soulevé précédemment…)
des pans enfouis de l'histoire de la musique, et ce qu'on peut
peut-être en tirer pour une programmation 2022.
À très bientôt, estimés lecteurs. Puissiez-vous, dans l'intervalle,
survivre aux frimas, aux covidages nouveaux et aux remugles vichyssois
fantaisistes. Le slalom, c'est la santé.
Seconde livraison
Effigies de Messieurs Benda, Mondonville, Daquin,
Cartellieri, Triebensee, Louis Ferdinand de Prusse.
Né en 1722
(300 ans de la naissance)
Jiří Antonín Benda.
→
Au service de Frédéric le Grand (de Prusse) puis du duc de Saxe-Gotha,
Benda (souvent indiqué Georg) a écrit, comme ses contemporains, des
sonates pour violon, pour flûte, pour clavecin, des symphonies (une
trentaine) et des concertos classiques (11 pour violon, et même 1 pour
alto dont l'attribution semble moins certaine).
→ Cependant sa notoriété provient de ses mélodrames (Ariadne auf Naxos, Medea, Pygmalion)
– au sens musical : du texte déclamé (parlé) accompagné de musique.
Pouvant durer jusqu'à 50 minutes (pour Médée),
ce sont de véritables scènes théâtrales très riches, avec un
accompagnement qui épouse au plus près l'action sans se découper en
numéros obligés comme à l'opéra.
● Selon les goûts, on peut choisir la déclamation très actuelle, un peu
criée, dans le récent disque Bosch, ou privilégier (c'est mon cas) la
déclamation plus élevée et consonante, plus équiibrée aussi, dans les
deux volumes de Christian Benda
(avec l'Orchestre de Chambre de Prague) chez Naxos.
■ Ce serait évidemment à représenter en traduction… ce qui ne pose pas
du tout les mêmes problèmes de rythme que pour l'opéra, celui-ci étant
laissé à l'appréciation de l'interprète ! Il suffit de traduire
par des phrases environ de la même amplitude, et le tour est joué
! Je rêve d'un couplage entre Ariane
ou Médée d'une part,
la Cassandre de Jarrell
d'autre part.
Johann Ernst Bach II.
(1722–1777)
→ Élève de Johann Sebastian Bach à Leipzig (il était le fils d'un
cousin au second degré de Bach, compositeur égcalement), il ne doit pas
être confondu avec Johann Ernst Bach I (1683-1739), qui était le fils
du frère jumeau (compositeur toujours) du père (qui, comme vous le
savez, composait) de Jean-Sébastien.
→ Dans son catalogue, de la musique sacrée (cantates, oratorios, pour
partie perdus) et des sonates pour clavier, d'un style encore baroque,
et même assez proche, je trouve, de la génération précédente, pas du
tout de l'oratorio marqué par le seria
en tout cas. J'en trouve la prosodie vraiment belle.
● Il existe très peu de disques où il est présent sur plus d'une piste.
●● Quoiqu'il n'y ait que deux pièces
disponibles sur le disque (consacré à la famille Bach pour orgue, par
Stefano Molardi chez Brilliant Classics, sur un orgue doux, très bien
capté et très bien registré), ce que j'ai trouvé de plus intéressant
chez lui sont ses Fantaisie
& Fugue, très marquées par le modèle de J.-S. : on entend
dans celle en fa majeur l'empreinte directe des traits et harmonies de
la Toccata & Fugue en
ré mineur, avec une couleur globalement plus lumineuse (pas seulement
liée à la tonalité majeure, c'est encore plus flagrant pour la Fantaisie & Fugue
en ré mineur), et un goût pour les épisodes opposés et discontinus
(comme dans les Fantaisies de Mozart, si l'on veut, quoique le style
n'ait évidemment rien en commun) – j'ai pensé à Bruckner quelquefois,
cette opposition soudaine entre le monumental écrasant et l'apaisé
presque galant. Vraiment des pièces intéressantes, très riches, surtout
les Fantaisies – les fugues ressemblent à son professeur en plus
appliqué et moins surprenant.
●● L'Oratorio de la Passion
(1764) gravé par Hermann Max (chez
Capriccio) permet de profiter sur la longueur de ses talents de
compositeur, dans un très bel environnement vocal de surcroît (Schlick,
Prégardien, Varcoe…).
■ Programmable dans un de ces concerts « famille Bach » évidemment.
Quant à le marketer sur son anniversaire propre, je ne suis pas sûr que
je m'y risquerais (remplissage) ! Mais pourquoi pas, dans un
concert 50/50 avec son prof Jean-Séb' !
Lucile Grétry.
→ Seconde fille du compositeur et de sa femme peintre, Lucile exerce à
la cour de Marie-Antoinette et écrit même de petites actions « mêlées
d'ariettes » (Le mariage d'Antonio
; Toinette et Louis – lequel
est perdu, texte et musique).
● Je n'ai pu mettre la main sur aucun disque comportant au moins une
piste de sa main.
Sebastián Ramón de Albero y Añaños.
Pierto Nardini.
John Garth.
Mort en 1772
(250 ans du décès)
Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville.
→ Représentant majeur du grand motet
à la mode Louis XV
(17 écrits, 9 conservés, désormais tous enregistrés), particulièrement
admiré pour son écriture très élancée et son sens du figuralisme. Les
cataractes vocales et orchestrales d' « Elevaverunt flumina » dans Dominus regnavit,
la marche liminaire d'In exitu Israel,
la plénitude de l'immobilité gorgée de soleil d' « In sole posuit
tabernaculum suum » dans Cœli enarrant gloriam
Dei… Probablement les motets les plus marquants de toute la
période post-Louis XIV.
→ Aussi l'auteur d'opéras de types pastoraux (2 pastorales héroïques, 2
ballets héroïques, 1 pastorale languedocienne…) que je ne trouve, pour
les trois déjà enregistrés (Isbé,
Titon & L'Aurore, Les Feſtes de Paphos),
pas très exaltantes (sur des livrets d'une vacuité spectaculaire, de
surcroît), et d'une tragédie en musique qui n'a jamais été remontée (Thésée,
1765). Et de musique instrumentale (pour clavier, de chambre…), que je
ne trouve pas très saillante non plus, mais qui est bien documentée.
● En priorité, donc, les trois motets mentionnés, dans deux disques
extraordinairement interprétés : la netteté du trait chez Christie pour
Dominus regnavit et In exitu Israel, la poésie des
couleurs chez Coin pour Cœli
enarrant gloriam Dei, les deux pourvus des meilleurs solistes
possibles (Correas dans « In sole posuit » !).
■ Se couple facilement avec d'autres motets, ou au sein d'une
thématique (Babylone avec Dominus
regnavit ? fuite d'Égype avec In exitu Israel
?). Facile à présenter au public en plus, en mettant en avant l'aspect
immédiatement figuratif de l'écriture : parcours du peuple d'Israël,
description des flots déchaînés, ce devrait parler. Et l'on peut
s'appuyer sur des disques de haute réputation (le Christie est
extrêmement apprécié des amateurs de baroque français, et au delà).
Louis-Claude Daquin.
→ Élève de Louis Marchand, filleul d'Élisabeth-Claude Jacquet de La
Guerre, titulaire de Saint-Paul-Saint-Louis à Paris (alors qu'il était
en concurrence avec Rameau), successeur de Dandrieu à la Chapelle
Royale… Daquin est une figure majeure
des claviers français du XVIIIe siècle.
→→ Il a ainsi livré un Premier Livre de Pièces de clavecin
(qui contient le fameux Coucou,
quelquefois exécuté en bis par les pianistes d'antan…) et son Nouveau Livre de noëls,
qui présente 12 thèmes et variations sur les noëls traditionnels (« À
la venue de Noël », « Qu'Adam fut un pauvre homme », etc.).
→→ Il existe aussi deux messes, un Te Deum, des Leçons de Ténèbres, un
Miserere et une cantate, parmi les œuvres qui nous sont parvenues (un
certain nombre, pour la voix ou les instruments, étaient attestées mais
perdues). Je n'ai jamais vu de disques ni entendu parler d'exécution,
c'est étonnant.
● Je connais mal son clavecin, dans un genre décoratif (Louis XV) qui
n'a pas trop ma faveur. En revanche, pour la part la plus célèbre de
son legs, à savoir les noëls,
je vous recommande très vivement Adriano
Falcioni (Brilliant Classics 2017) qui a l'avantage de jouer
sur les flûtes et anches très françaises,
particulièrement nasillardes et typées, d'un orgue de la bonne époque
(Saint-Guilhem-le-Désert), remarquablement registré, et de façon assez
variée selon les pièces. Un délice à recommander à tous ceux qui
n'aiment pas l'orgue monumental qui joue des choses abstraites et fait
du bruit, façon Bach, Franck ou Widor.
■ Je suis sûr que les organistes en glissent déjà à Noël. Mais avec sa
notoriété, n'y aurait-il pas l'occasion, pour le CMBV ou les ensembles
baroques, d'exhumer ses œuvres vocales sacrées ? Il y aurait un
petit bonus de remplissage grâce au public qui a connu l'époque où le Coucou et ces noëls figuraient
parmi les classiques favoris.
Pierre-Claude Foucquet.
→ Une des pièces d'Armand-Louis Couperin porte son nom. Je n'ai pu
trouver aucune piste musicale incluant sa musique.
Francesco Barsanti.
Johann Peter Kellner.
Georg Reutter le Jeune.
Né en 1772
(250 ans de la naissance)
Antonio Casimir Cartellieri.
→ Né à Gdańsk de parents chanteurs (une mère lettonne de langue
allemande, un père italien comme vous le voyez), Cartellieri étudie à
Vienne (avec Albrechtsberger et peut-être Salieri), exerce en Pologne
et en Bohême (auprès du prince Lobkowicz) – il connaissait bien
Beethoven, personnellement et artistiquement : il fut le chef à la première du Triple Concerto et de la Troisième Symphonie !
→→ Cartellieri est à mon sens un
musicien majeur de son temps. Ses 3
concertos pour clarinette (plus un double !) sont possiblement
les meilleurs de la période classique et romantique,
très virtuoses mais surtout d'une générosité mélodique – et même d'un
sens dramatique – qui n'ont que peu d'exemple. Et plus encore,
l'intensité des affects de sa tempêtueuse Première Symphonie doit absolument
être vécue !
● Au disque, on a désormais un peu de choix :
●● de superbes divertimenti pour vents, quatuors
clarinette-cordes et sextuors à vent (par le merveilleux Consortium
Classicum, chez CPO et chez MDG). Les Quatuors
avec clarinette sont d'une délicatesse poétique absolument
merveilleuse ;
●● deux oratorios : l'un sur la Nativité (La celebre Natività del Redentore)
où l'on sent aussi bien passer Mozart que Méhul et Rossini (Spering
chez Capriccio), l'autre plus opératique (Gioas, re di Giuda,
Gernot Schmalfuss chez MDG… avec Thomas Quasthoff !) dans un style
classique augmenté de tournures plus dramatiques issues plus gluckistes
/ beethoviennes, sur un livret de Metastasio (qui contient notamment la
version en contexte de « Io tremo » / « Ah, l'aria d'intorno », l'air dramatique italien plus tard mis en
musique par Schubert,
auquel une notule avait été consacrée – la version de Cartellieri
évoque beaucoup le duo Anna-Ottavio sur le corps du Commandeur) ;
●● et surtout les œuvres dont je parlais précédemment : les concertos pour clarinette
répartis sur deux volumes chez MDG (captés avec beaucoup de naturel
comme toujours), magnifiés par la merveilleuse rondeur du démiurge
Dieter Klöcker, à mon sens l'un des meilleurs clarinettistes de tous
les temps
●● et surtout et les 4 symphonies par l'Evergreen
Orchestra et Gernot Schmalfuss (CPO), écoutez absolument la Première.
■ Les Quatuors avec clarinette
composeraient un couplage très naturel et convaincant avec le Quintette
clarinette-cordes de Mozart (mais si vous voulez plutôt le coupler avec
ceux de Neukomm, Hoffmeister, Baermann ou Reger, je vous autorise à ne
pas jouer les Cartellieri tout de suite),
■ Les concertos pour clarinette
et plus encore la Première Symphonie
feraient un triomphe en salle : ils sont immédiatement accessibles et
jubilatoires, en plus d'être en réalité remarquablement écrits. Un
concert qui vendrait « le chef qui a créé l'Héroïque était aussi un
compositeur de génie » pourrait probablement fonctionner, quitte à
jouer l'Héroïque en seconde partie pour assurer « le dialogue entre les
œuvres » (en réalité le remplissage, mais c'est tout à fait légitime).
■■ Il existe aussi d'autres concertos
qui
n'ont pas été rejoués à ma connaissance et dont les nomenclatures font
saliver : flûte, cor, basson, 2 flûtes, hautbois-basson (!),
hautbois-basson-cor ! Quelle fête ce pourrait être !
Josef Triebensee.
→ Passé à la postérité pour ses arrangements des opéras de Mozart en
octuor à vent – particulièrement Don
Giovanni et quelquefois la Clémence
de Titus, les arrangements des Noces
et le plus souvent de la Clemenza
étant le plus souvent dûs à son contemporain Johann Went ; pour Così,
c'est en général le toujours très en vie Andreas Tarkmann, génie de
l'arrangement, qui est choisi. Il a également composé ses propres
œuvres pour ce même ensemble de huit souffleurs : 2 hautbois, 2
clarinette, 2 bassons, 2 cors. (Et également arrangé Médée de Cherubini ou la Symphonie
n°92 « Oxford » de Haydn.)
→ Conception assez traditionnelle de l'arrangement, où des instruments
tiennent le rôle des solistes (hautbois, dont il jouait, pour « Deh se
piacer mi vuoi »,
clarinette pour « Vengo, aspettate », basson pour « Là ci darem la mano
», « Deh vieni alla finestra », « Del più sublime soglio » ou « Parto,
ma tu ben mio », cor pour « Ah, se fosse intorno al trono »),
respectant de près les accompagnements écrits par Mozart, dans un
résultat de sérénade lyrique très harmonieuse. Pas aussi inventif et
ravivé que Tarkmann, mais toujours très réussi.
● Beaucoup de choix parmi les disques. J'en cite quelques-uns.
●● Pour le maximum de typicité, il faut
écouter l'Oslo Kammerakademi
dans La Clemenza di Tito
(chez LAWO), saveur incroyable des timbres (ce cor phénoménal) et
vivacité éloquente du théâtre. Le disque de l'Ensemble à vent du
Philharmonique de Berlin reste assez indolent (et plutôt terne de
timbres, étrangement), je ne vous le recommande pas.…
●● Le disque du Linos Ensemble pour
Don Giovanni
(Capriccio) permet d'entendre une très large sélection, couplée de
surcroît avec le final du II virtuosement rendu par l'arrangeur du XXe
siècle Andreas Tarkmann. L'Octuor à vent de Zürich, autre sélection
très large pour un joli disque un peu plus sèchement capté chez Tudor,
utilise la fin écrite par Triebensee, beaucoup plus concise : elle
relie « Già la mensa è preparata » à « Quest'è il fin di chi fa mal »,
et boucle le tout en trois minutes !
●● L'Octuor à vent Amphion a
aussi bien enregistré des extraits de
Médée que les compositions de Triebensee, évidemment un peu moins
jubilatoires que les arrangements de Mozart.
■ Les orchestres qui ont la tradition d'extraire des solistes pour des
soirées de chambre (soit à peu près tous les orchestres parisiens de
premier plan : Opéra, Philharmonique, National, Chambre, Orchestre de
Paris…) pourraient tout à fait programmer sans grand risque les
arrangements de l'ami Triebensee, avec l'argument Mozart. C'est un
voyage absolument délectable, une façon différente de réinvestir ces
musiques très bien connues, et une démarche respectueuse, en fin de
compte, des traditions d'époque.
François-Louis Perne
(1772–1832).
→
D'abord choriste (1792) et contrebassiste (1799) à l'Opéra de Paris,
Perne est de 1816 à 1822 directeur du Conservatoire de Paris («
inspecteur général des Études de l'École royale de musique et de
déclamation »), prédécesseur immédiat de Cherubini.
→→ Il a avant tout été un chercheur et
essayiste, fasciné par la musique antique et le grégorien, réalisant un
certain nombre d'éditions de textes théoriques anciens (sur le rythme
antique, sur le rebec…), récrivant Iphigénie
en Tauride de
Gluck en notation grecque, s'intéressant aux liens entre la musique,
les autres arts, la société… Outre son travail d'éditeur, la majorité
de ses articles ont été publiées dans le périodique de Fétis, la Revue et gazette musicale de Paris.
→ Il n'est pas certain qu'il ait beaucoup produit, et la musique qu'il
laisse est surtout formelle, très marquée par les formats anciens
(fugue, canon…). Ses trois messes sont écrites dans un contrepoint
archaïsant, témoin de la vogue pour le retour au plain-chant grégorien
et à Palestrina dans les premières décennies du XIXe siècle. Avec toutes les controverses afférentes.
● Je n'ai pu mettre la main que sur trois
pistes réparties sur deux disques, le Kyrie de la Messe des solennels mineurs
chez Aparté (programme passionnant de l'ensemble Gilles Binchois
consacré à ce renouveau XIXe du plain-chant, à faux-bourdon), et
Sanctus & Agnus Dei non crédités en complément du disque Boëly de
Ménissier dans la collection « Tempéraments » de Radio-France. On y
entend pour l'un la simplicité archaïsante, pour l'autre la maîtrise
contrapuntique de cette écriture. Rien de particulièrement saillant en
soi, mais la démarche me paraît tout à fait fascinante, un écho à l'épopée de Félix Danjou – le disque de
Ménissier est d'ailleurs le seul à ma connaissance où l'on puisse aussi
entendre sa musique !
■ Je doute que l'on puisse faire entendre ce type de programme et
fédérer un public nombreux (Niquet a bien joué ce type de pièces rétro,
mais c'était avec des noms comme Gounod et Saint-Saëns !)… à moins d'en
faire un concert narratif « Les Aventuriens du grégorien perdu », « La
bataille de Paris » ou « Quand les femmes furent bannies des églises ».
Ce serait assez réjouissant à entendre narrer. (S'il faut quelqu'un
pour écrire le texte à titre gracieux, je suis là.)
Prince Louis Ferdinand de Prusse.
→ Neveu de Frédéric le Grand, il est avant tout soldat (et meurt au
front), mais aussi un pianiste
considéré de grande valeur. C'est pour lui que Rejcha écrit son
monumental L'Art de varier,
très vaste cycle (il se trouve au disque, mais je ne trouve vraiment
pas que ce soit le sommet de l'art du compositeur… je vous
recommanderais plutôt le Quatuor
scientifique, pensé dans une démarche toute différente) ; c'est
aussi le dédicataire du Troisième
Concerto de Beethoven !
● On trouve au disque de la musique de chambre (octuor, trios
piano-cordes, quatuor avec piano…) et des rondos pour piano et
orchestre : autour de Horst Göbel (et son trio) chez Thorofon (trois
volumes), du Trio parnassus pour SWR Music (parution uniquement en
dématérialisé) et le Valentin piano Quartet chez Musicaphon. L'Octuor
se défend joliment, mais quelle que soit l'œuvre, on demeure dans la
convention du temps ; non pas que ce soit plat, mais on y rencontre
assez peu de surprise et d'éclat, pas de thèmes très marquants non
plus.
■ Pourquoi pas oser un concert consacré aux têtes couronnées
compositrices… mais, à la vérité, j'aimerais mieux qu'on programme
d'abord de la grande musique oubliée.
Johann Wilhelm Wilms (1772–1847).
Thomas Byström.
Maria Frances Parke (1772–1822). Comme Campanus, c'est aussi son double
anniversaire cette année !
Voici pour cette livraison… Vous voyez combien non seulement on trouve
énormément de choses au disque, même de ces figures semi-obscures ;
mais de surcroît combien il ne serait pas si malcommode de glisser un
petit Cartellieri, ou de bien remplir avec Mondonville ou les
arrangements de Triebensee (petit format qui coûte moins cher de
surcroît). Messieurs les programmateurs, il ne tient qu'à vous de nous
égayer – et de nous éveiller au vaste monde au delà de l'horizon,
certes pourvu des plus belles montagnes, du démiurge Beethoven.
Je ne m'attarde pas ici. Quelques très grandes figures, célèbres ou
vraiment plus du tout au répertoire, nous attendent pour la prochaine
livraison – la septième va vous
étonner !
1822 – Dupuy, Davaux, Hoffmann… :
la perte des Reines du Nord, l'inventeur véritable du métronome,
l'auteur de génie qui compose…
Troisième livraison
Nos héros morts ou nés en cette année 2022 :
Dupuy au centre, puis de haut en bas Raff, Davaux, Hoffmann, Franck.
[[]]
Premier mouvement du Concerto pour basson en ut mineur d'Édouard
Dupuy.
Sambeek, Chambre de Suède, Ogrintchouk (BIS 2019).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de la quelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1822
(200 ans du décès)
1822 Édouard Dupuy
(1770–1822) (ou du Puy, ou Du Puy…)
→ Quel gaillard que ce Dupuy ! Il naît en Romandie, canton de Neuchâtel, élevé par un
oncle musicien. De là, accrochez-vous : il part à Paris
étudier le piano avec Dussek et le violon avec Chabran. Il est aussi un
excellent chanteur, se produisant sur scène en Don Giovanni, un baryton
assez léger pouvant tout de même tenir au besoin les rôles de ténor et
de basse, voire chanter des parties en falsetto !
→
→ Il rencontre le frère de Frédéric de Prusse
et c'est le début d'un tour d'Europe : le voilà musicien, puis chanteur
au service de la chapelle du Prince. Mais il séduit, après les
actrices, trop de dames de l'aristocratie – et il se présente à
l'office du dimanche sans descendre de monture (non, je ne
parle pas des duchesses, tenez-vous enfin !) –, si bien qu'il
est expulsé du pays.
→ → Qu'à cela ne tienne, tournées
en Pologne, en Allemagne, et notre bougre
devient violoniste à l'orchestre de la Cour royale de Suède
; il y rencontre aussi un vif succès en chantant dans les opéras
comiques traduits de Grétry et Gaveaux, alors très en vogue dans le
pays – son accent français étant considéré comme un atout
supplémentaire. Mais il fréquente de trop près (i.e. soulève)
Sophie Hagman, la maîtresse royale officielle du prince Frederick
Adolf, et chante des airs à la gloire du Premier Consul, assez peu
goûtés en monarchie. Bannissement.
→ → Il faut bien se contenter du Danemark (où il se marie,
mais qui s'en soucie ?), où il atteint la gloire à de multiples titres
: succès retentissant pour son Ungdom
og Galskab (« Jeunesse et folie »), opéra comique appuyé sur un
livret de Bouilly pour Méhul ; triomphe dans le rôle-titre de Don Giovanni
; coqueluche des cercles mondains (ayant ses propres réceptions) ;
carrière d'officier militaire dans les Chasseurs Danois, où il mène une
résistance admirée face aux Anglais en 1807 ; enfin le dernier titre de
notoriété, celui que vous attendiez, il est pris en flagrant délit de
gros bisous avec la princesse héritière Charlotte Frederikke qui avait
sollicité ses leçons de chant !
→ → Mais entre temps… le prince
suédois est renversé et remplacé par Bernadotte, Dupuy peut retourner
en Suède comme rien
de moins que chef (sévère) de l'orchestre de la
Cour. On pense même qu'il enseigna au jeune Berwald.
● Peu de choses au disque, mais beaucoup de marquantes. Voici par quoi
commencer :
●● Le Concerto pour basson en ut
mineur, retrouvé par Bram van Sambeek – l'histoire de sa
résurrection est saisissante : le bassonniste avait demandé une copie
du Quintette (basson & quatuor à cordes) en la mineur, qui existe
aussi sous forme de concerto – ce quintette est sa seule œuvre un peu
jouée et enregistrée avec le Concerto pour flûte n°1 et l'Ouverture d'Ungdom og Galskab. Il avait reçu
par erreur ce concerto dont il ignorait l'existence ! L'univers
sonore en est très dramatique (certaines mélodies sont peut-être
empruntées à des opéras), on sent l'influence du drame d'école
cherubinienne dans ses tournures à l'éclat farouche et sombre. Le thème
B du premier mouvement est absolument ineffable, et son introduction
très originale : le thème A est joué seulement à l'orchestre, pendant
près de deux minutes, et le basson fait son entrée sur ce véritable
thème B… mais caché sous la clarinette qui chante la ligne supérieure
du thème ! Possiblement un clin d'œil du compositeur, puisque le
beau-frère du commanditaire était Crusell, le grand clarinettiste de
ces années, qui officiait dans lui aussi dans l'Orchestre de la Cour de
Suède… leur entrée était ainsi commune. Cette liberté formelle et ce
sent du contraste m'évoque beaucoup le premier mouvement du Concerto
l'Empereur de Beethoven, pour rester dans les menus compliments…
Splendide disque disponible chez BIS, parution de 2019 ou 2020, et l'un
de ceux que j'ai le plus écoutés cette année toutes catégories
confondues…
●● Son opéra comique à succès Ungdom og Galskab(d'après un livret pour Méhul par
Bouilly, l'auteur de Léonore
qui a servi à Gaveaux puis Beethoven) a été remarquablement enregistré
chez Dacapo (la branche danoise de Naxos, très richement pourvue en
raretés de qualité exceptionnelles, de Kunzen à Ruders en passant par
Hamerik), avec notamment les superstars vocales et artistes de premier
plan Elming, Cold et Schønwandt ! En bonus, le Concerto pour
flûte n°1, lui aussi assez dramatique, qui reprend des tèmes de
l'opéra.
■ Je peux comprendre que l'on ne représente pas d'opéras en danois (et
je ne vais pas revenir dans cette notule sur l'intérêt majeur dans ce
cas d'une version traduite…), mais les concertos remporteraient un vif
succès auprès du public.
On pourrait imaginer, au choix :
■■ Une soirée « Dupuy le séducteur » avec un récitant qui raconte de
façon plaisante ses aventures : Pauline Long des Clavières, Roger
Cotte, Gorm Busk, Vincent Alettaz ont mené des recherches assez
précises pour pouvoir soutenir une heure et demie de spectacle
entrecoupée de musiques, pour peu qu'une plume un peu adroite le
présente un peu savoureusement. Ce n'est pas mon idéal de spectacles,
mais on a pu vendre du Saint-George avec ce concept, je ne vois pas
pourquoi on ne pourrait pas vendre de la bonne musique avec la même
idée !
■■ Une soirée « Concertos classiques / premiers romantiques pour vents
», avec la flûte de Dupuy, le hautbois de Mozart (pour rassurer les
gens), la clarinette de Cartellieri (ou Crusell, ou Krommer…), le
basson de Hummel… On pourrait vraiment proposer un concept original,
intriguant, délicieux et convaincant. (Pendant ce temps la Philharmonie
invite La Scala pour jouer Pétrouchka et Oslo pour jouer Mahler…)
Jean-Baptiste Davaux (ou
d'Avaux)
→ Figure tout à fait considérable et pourtant quasiment pas représentée
au disque ni dans l'imaginaire collectif. Il se considérait lui-même
comme amateur, mais a laissé des opéras comiques à succès, des
symphonies très bien accueillies, et beaucoup de concertos et
symphonies concertantes, souvent programmées au Concert Spirituel et largement
fêtées par le public et la presse dans les années 1770-1790.
→
→ Venu étudier le violon à Paris, Davaux fréquente les cercles
littéraires, musicaux (notamment Martini et Saint-George), est membre
de la loge maçonnique des Neuf Sœurs (celle de Voltaire et Franklin )…
un garçon très inséré, et qui est aussi l'inventeur d'un « chronomètre » réalisé par Bréguet
lui-même, en réalité un métronome visuel. On sélectionnait le nombre de
temps par mesure, la vitesse de chaque temps avec la petite aiguille,
et la grande indiquait alors la pulsation. On est trente ans environs
avant Maelzel – qui, certes, est réputé avoir volé son propre système.
Un honnête homme complet, donc.
● Pour autant, à ma connaissance, une seule œuvre est actuellement
disponible au disque, la Symphonie concertante
mêlée d’airs patriotiques pour deux violons principaux (1794).
Dans deux excellentes versions couplées avec d'autres œuvres de la
période, celle du Concerto Köln de 1989 (qui n'a pas du tout vieilli)
et celle toute récente du Concert de la Loge Olympique, deux ensembles
qui se sont illustrés parmi les meilleurs interprètes des compositeurs
français de cette génération. On y entend, dans une veine
primesautière, des citations d'airs patriotiques, à peine ornées de
variations, qui ont l'avantage d'être aussi ceux que nous connaissons :
La Marseillaise dans le
premier mouvement, « Vous, qui d’amoureuse aventure » de Dalayrac (très
populaire sous la Révolution et recyclé ensuite en « Veillons au salut
de l'Empire ») dans l'adagio, la Carmagnole
et Ça ira dans le final… Très
réjouissant, aurait un énorme succès en concert, exactement comme à
l'époque où ces thèmes connus garantissaient par avance la sympathie du
public.
■ Sans même explorer plus avant le fonds du catalogue Davaux, imaginez
un concert « patriotique » au
moment judicieux, où l'on jouerait la Marseillaise
de Berlioz, Hermann & Dorothée
de Schumann (il existe aussi une version orchestrale des Deux Grenadiers), 1812 de Tchaïkovski, Feux d'artifice de Debussy, La nouvelle Babylone de
Chostakovitch (une BO)… et bien sûr, si l'on veut, le 25e Concerto pour
piano de Mozart… Cette symphonie concertante s'y glisserait avec
beaucoup de succès, et nul doute qu'un 14 juillet ou un week-end
d'élections, cela pourrait motiver un public beaucoup plus vaste que
l'ordinaire.
E.T.A. Hoffmann (en
réalité E.T.W. Hoffmann)
→ On présente souvent Hoffmann comme un écrivain, à l'instar de
Nietzsche ou Adorno, qui écrivait aussi un peu de musique. En réalité,
une grande partie de sa vie, y compris professionnelle, y a été
consacrée ! Il écrit au moins 13 œuvres pour la scène (et qui
sont jouées), des
cantates, de la musique sacrée, de la musique symphonique et
chambriste,
et il est même, à la fin des années 1800, chef d'orchestre au théâtre
de Bamberg !
→
→ Tout les commentateurs sont frappés par la sagesse de sa musique, en
opposition avec son imagination fantastique
dans ses écrits. Il admire Mozart, mais compose vraiment comme la
génération d'après, d'un romantisme évident, et qui conserve cependant
une partie de sa grammaire classique. Je concorde : même ses opéras
sont assez paisibles.
● Il m'a fallu beaucoup de patience, et notamment à l'occasion de cette
notule, pour rencontrer des œuvres qui méritent vraiment d'être
entendues pour des raisons purement musicales, et non par seule et
légitime curiosité d'entendre la musique pensée par le grand écrivain :
la plupart de son catalogue ménage très peu de surprises, de la jolie
musique du rang, bien faite, mais sans saillance qui traduise la
singularité d'un esprit. Presque des devoirs d'étudiant, qui cherche à
réutiliser habilement les tournures autorisées, et qui se fait
progressivement un métier en imitant ses pairs et en respectant les
règles.
●● Jolie Symphonie en mi bémol,
plusieurs fois enregistrée,
très bien réalisée par M.A. Willens chez CPO (très vivant)… mais la
comparaison avec
celle de Witt proposée en couplage (qui n'est pourtant pas la meilleure
de sa génération) est cruelle : dans l'une, tout est à sa place, d'un
bel équilibre, écrit en toute correction, tandis que l'autre propose
des gestes plus singuliers, la marque d'un compositeur qui réfléchit
sur la substance musicale et ne se contente pas de reproduire des
formules préexistantes. Pour autant, la symphonie d'Hoffmann, ainsi
jouée, mérite l'écoute.
●● Les opéras (ou le mélodrame Dirna) et la musique de chambre, qui figurent
désormais assez largement au disque, m'ont paru moins marquants,
vraiment la musique du rang de son temps : pas déshonorant, et même
impressionnant pour quelqu'un d'aussi talentueux par ailleurs, mais
assez peu de saillances pour justifier d'y passer beaucoup de temps
alors que le disque offre tant de choix plus exaltants.
●● C'est sans doute la musique
sacrée qui est la plus intéressante, la Messe et surtout le Miserere (plutôt la version
Bamberg-Beck chez Koch/DGG que R.Cologne-R.Huber chez CPO). Le disque
Beck permet de surcroît de disposer d'une bonne version de la
symphonie, c'est-à-dire de faire le tour de l'essentiel en un disque.
Mais je ne doute pas que vous ne soyez suffisamment curieux pour
essayer les opéras tout de même…
■ Le nom d'Hoffmann étant lui-même vendeur, on peut imaginer tous les
formats !
■■ Le concert-lecture bien sûr, par exemple avec sa musique de chambre
entre ses écrits. Mais attention au contraste entre la précision
évocatrice, les situations saisissantes de ses fictions, et la
conformité un peu lisse de ses compositions.
■■ L'écho, par exemple sa Messe
ou son Miserere en regards de bouts des Contes d'Hoffmann ou bien sûr de Don Giovanni.
■■ Un concert consacré aux
écrivains célèbres qui étaient également compositeurs, il y en a
quelques-uns (Nietzsche est tout à fait intéressant, Adorno pas
vraiment).
■■ D'une manière générale, il ne
serait pas très compliqué de glisser une piécette pour pimenter un
programme de l'époque, suscité la curiosité du public « oh, un truc
d'Hoffmann ».
Et aussi :
William Herschel (1738–1822).
Gaetano Valeri (1760–1822).
Maria Brizzi Giorgi.
Maria Frances Parke, dont c'est deux fois l'anniversaire cette année
(1772-1822).
Maria Hester Park (1775–1822).
Né en 1822
(200 ans de la naissance)
César Franck
→ J'irai vite sur Franck également : figure majeure de la musique (de
langue) française, le pont entre son auditoire parisien et le
chromatisme wagnérien qu'il fait infuser sur toute une génération de
compositeurs français dont les audaces nous fascinent ensuite. Je
trouve frappant qu'on entende chez Franck à quel point c'est aussi un
homme du monde qui a précédé : on entend ses années de formation dans
certaines de ses œuvres, je veux dire par là qu'on entend qu'il n'a pas
été, lui, éduqué par Franck, et que le socle de son art repose sur des
formules plus simples que celles qu'il a adoptées et diffusées par la
suite. Jusque dans les œuvres de maturité, il reste quelque chose d'un
peu stable et nu quelquefois.
● Son catalogue est amplement servi, quelques pistes si vous êtes
perdus.
●● Le plus décanté, dense et abouti,
représentatif de sa pensée chromatique aux extérieurs simples, réside
sans doute dans ses 3 Chorals
pour orgue. Énormément de versions, parmi lesquelles j'aime beaucoup
Guillou chez Dorian (la registration variée favorise la progression),
M.-C. Alain 1976 chez Erato / Apex (registration peu éclatant, mais
poussée constante), Latry (son brillant, respiration ample mais
toujours tendu).
●● Dans le même goût, mais plus ouvertement retors et sinueux,
bifurquant sans cesse entre les tonalités, que réellement décanté, le Quatuor en ré. Par exemple par les
Petersen chez Phoenix (si l'on aime le son un peu pincé et le vibrato
généreux) ou par les Danel chez CPO (si l'on veut avant tout de la
lisibilité et du mouvement plutôt que de la couleur).
●● La Symphonieen ré mineur est incontournable,
mais attention aux versions lourdes et germanisées que l'on rencontre
le plus souvent, y compris avec des orchestres français (Mikko Franck)
ou même des chefs français (Monteux). On perd alors beaucoup de
lisibilité et surtout d'intelligibilité… L'urgence de Cantelli, la
transparence d'Otterloo, la franchise très française de Gendille (quel
style !), la filiation française de Lombard et Langrée, ou plus
germanique mais très réussi, la rondeur tendue d'Arming ou l'élan
cursif de Neuhold… ce sont de bonnes adresses.
●● Pour disposer d'une idée de ce que produit l'éducation musicale de
Franck, il faut plutôt se tourner vers l'opéra… Je n'ai pas vérifié si Stradella avait
été publié en DVD, mais c'est un opéra qui donne à entendre tout un
versant italien, beaucoup plus nu et méconnu, de Franck, et assez
réussi. (Tandis que Hulda,
enregistrée récemment et bientôt donnée par Bru Zane, me paraît receler
assez peu de merveilles à la lecture comme à l'écoute…)
●● Peut-être plus abouti dans le genre du Franck-tradi, on peut aller
écouter ses mélodies et ses chœurs,
sacrés ou profanes. Par exemple avec le bel album paru l'année passée De l'autel au salon (Chœur de
chambre de Namur, Lenaerts, Musiques en Wallonie), qui fait entendre
des œuvres à la fois simples et manifestant une maîtrise précise des
moyens musicaux.
■ La musique vocale, mélodies et musique chorale, est sans doute ce que
l'on connaît le moins de lui. Ce serait l'occasion d'en mettre un peu
au programme. Cette saison, Bru Zane va déjà nous offrir Hulda dans les meilleures
conditions sonores imaginables (distribution et orchestre). Un petit
concert plus chambriste serait très bienvenu aussi.
Josef Joachim Raff.
→ Je connais mal Raff, et ce que j'en connais ne m'a que modérément
donné envie d'approfondir. Romantisme allemand assez épais, qui essaie
d'échapper au formalisme par des programmes, mais auquel il manque à
mon gré le sens de la surprise, du contraste, de l'orchestration, de la
mélodie aussi. Tout ronronne bien joliment et je n'ai à ce jour pas été
ébloui, en particulier par les symphonies, qui jouissent de la
meilleure réputation. Le catalogue étant vaste et bien documenté, il
m'aurait fallu plus de temps que je n'en ai pour chercher les pépites,
dans un goût qui me passionne moins que les autres individus dont j'ai
parlé ici.
→ Ce serait justement la tâche de l'anniversaire que de compter sur des
musiciens qui auraient déniché la pépite, comme le font Héloïse Luzzati
ou Francis Paraïso, et de leur laisser la place le temps d'une soirée
thématique où ils sauraient sléectionner le meilleur !
Luigi Arditi.
Faustina Hasse Hodges.
Betty Boije
Vous le verrez, 1872 est encore plus concentré en grands noms – ou noms
de moindre renommée mais au catalogue ébouriffant ! C'est 1922
qui est un peu décevant, alors que 1972 tient très bien son rang
!
Mais si vous ne connaissez pas Dupuy et Davaux, ou si vous êtes un peu
curieux des aspects méconnus d'Hoffmann et Franck, vous devriez avoir
déjà de quoi vous émerveiller un peu, en attendant.
Quatrième livraison
À gauche : Moniuszko, Carafa.
À droite : Graener, Alfvén.
[[]]
Variations sur « Prinz Eugen » de Paul Graener.
Radiophilharmonie de la NDR de Hanovre (pas le Symphonique, sis
à Hambourg, qui fut dirigé par Wand ou Hengelbrock),
une des plus belles discographies d'Allemagne.
W.A. Albert (CPO).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de laquelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1872
(150 ans du décès)
Stanisław Moniuszko.
→ Artiste majeur en Pologne,
considéré comme le compositeur
emblématique d'opéra. Pour le piano, il y a bien sûr Chopinski
et Paderewski (en outre politiquement capital) ; pour la musique
d'aujourd'hui Penderecki, mais pour les amateurs d'opéra, la figure
majeure, c'est Moniuszko.
→ Pourtant, à l'écoute, je ne trouve pas ses œuvres les plus célèbres
très passionnantes.
→
→ Straszny
dwór(« Le Manoir hanté ») est un opéra comique
manifestement écrit sur le modèle d'Auber – et ce ne serait pas un très
grand Auber, des ariettes à ploum-ploum, peu marquant mélodiquement
dans l'ensemble. Le sujet, lui, est apparenté aux instrigues
fantastiques un peu bouffonnes façon Boïeldieu (La Dame blanche) ou Adam (Le Farfadet).
→ → Halkaest tout l'inverse : une
hypertragédie. Une fille séduite descend, au fil de ses espoirs déçus,
de la certitude de sa perte et de la méditation de sa vengeance, dans
l'abîme suscité par la trahison la plus noire Tout est moche et tout
finit très mal. C'est un peu Jenůfa,
avec un côté emphatique comme les drames de Dumas ou Pixerécourt… et
une musique qui s'apparente plutôt à du Weber sage (plutôt celui d'Abu Hassan ou du ventre mou d'Euryanthe). L'œuvre est plutôt
convaincante, mais je vois mal, là aussi, comment faire triompher une
musique qui n'est pas complètement exceptionnelle sur une scène dont ce
n'est pas du tout la langue. (Ou alors il faudrait mobiliser des moyens
exceptionnels côté chant et mise en scène – il ne se passe vraiment
rien à l'acte II, elle se plaint sans écouter son autre soupirant qui
se plaint aussi – mais à ce compte-là, pourquoi ne pas placer l'effort
sur une œuvre qui pourrait réellement s'imposer au répertoire ?)
→ → Ses autres opéras, tel Paria, son opéra de jeunesse à
sujet bouddhique, sis à Bénarès, écrit dans un goût italien pour
s'introduire auprès du public européen, ne m'ont pas paru plus
marquants…
● Je recommande donc plutôt des genres qui ne sont pas les plus
célébrés chez lui :
●● Les seules œuvres que j'ai réellement trouvées hors du commun sont
ses cantates, Milda et Nijoła (Philharmonique de Poznań
dirigé par Borowicz chez DUX) : on y rencontre une superbe déclamation
polonaise (et très bien mise en valeur, chantée et accompagnée), et
doté d'une qualité mélodique toute particulière. Je recommande ceci
très vivement !
●● la Messe en laet des motets (album « Sacred Music » chez
DUX, par Łukaszewski), très recueillis et consonants, pas vraiment
personnels mais réellement agréables
au meilleur sens du terme (attention, il existe un autre disque,
consacré aux Messes polonaises
et chanté par le même chœur, qui m'y avait semblé de sensiblement moins
bon niveau) ;
●● le Premier Quatuor, également d'un beau
romantisme simple. Les Plawner chez CPO ne m'ont pas complètement
emporté ; c'est mieux par le Quatuor Camerata chez DUX, donné avec son
Deuxième et le Premier de Dobrzyński ; mais surtout, si vous pouvez le
trouver, le disque issu de la compétition Moniuszko (il y a toute une
série, passionnante), avec l'ãtma SQ (sur instruments anciens) et le
Quartetto Nero, à nouveau chez DUX : ces jeunes musiciens surpassent
toute la concurrence en tension, timbres, urgence, lisibilité, et
haussent considérablement la réception de ces œuvres. (Toute cette
série de la Compétition Moniuszko chez DUX mérite largement le détour,
au passage : ainsi dans ce disque, on peut découvrir la prégnance
mélodique hors du commun des œuvres de Henryk Melcer-Szczawiński, et il
en va de même pour beaucoup d'autres découvertes sur les autres
volumes.)
● Du côté de ses opéras célèbres : on trouve des vidéos, les deux ont
été diffusés sur Operavision.eu (même deux versions différentes du Manoir !). Ce peut aider (si vous
êtes patient).
■ Au disque, DUX est là pour nous, avec son travail exceptionnel en
qualité, en quantité, en audace… Au concert, je ne suis pas persuadé
qu'on puisse réellement produire des étincelles devant un public non
polonais. Mais j'accueillerais avec grand plaisir une cantate !
On pourrait coupler ça avec une symphonie de Szymanowski ou Penderecki
qui ferait déplacer un peu de monde sans être totalement téléphoné, et
puis un petit concerto de Chopin avec Martha Argerich pour assurer le
remplissage. (On pourrait aussi imaginer des programmes « Partage de la
Pologne » ou « Pologne martyre », associée à un discours historique /
pédagogique, qui entrerait assez bien dans les missions de la
Philharmonie (et dans notre futur européen proche ? vu les
opinions géopolitiques des candidats à la Présidence…).
■ C'est là où le principe de l'anniversaire trouve ses limites, parce
que si l'on veut de la musique polonaise lyrique, il existe tout de
même un certain nombre de chefs-d'œuvre considérables avec Żeleński,
Nowowiejski, Różycki ou Penderecki ! Ceux-là pourrait remporter
un véritables succès – en plus du Roi
Roger de Szymanowski qu'on pourrait redonner un jour dans une
production qui le laisse un minimum intelligible (coucou Warlikowski).
Michele Carafa.
→ Napolitain venu étudier à Paris avec Cherubini, auteur de 29
opéras, dont Jeanne d'Arc à Orléans
et La Belle au bois dormant
!
● Au disque, on ne dispose semble-t-il d'aucun opéra intégral. Une cantate avec piano, Calisto (dans « Il Salotto »vol.2 chez Opera Rara), un air deLe Nozze di Lamermoordans le récital « Stelle di Napoli
» de Joyce DiDonato,
et deux scènes de Gabriella
di Vergy, l'une dans un récital Matteuzzi avec Bruce Ford
(atrocement captés), l'autre dans un récital d'Yvonne Kenny (accompagné et mené
avec beaucoup de présence par le même David Perry mou avec Matteuzzi !)
qui est le meilleur témoignage qu'on puisse trouver de la musique de
Carafa. Tout cela s'apparente à du belcanto bon teint, avec les mêmes
formules que partout ailleurs. Plutôt joliment fait au demeurant (en
particulier les introductions développées, ou certains récitatifs un
peu rapides), mais absolument rien de singulier, pour le peu qu'on en
puisse juger.
■ Je serais évidemment ravi qu'on reprenne l'une de ses œuvres, en
particulier française, pour pouvoir se faire une idée sur pièce. À
l'occasion d'un petit cycle Jeanne d'Arc où
l'on pourrait jouer l'opéra de Mermet (qui se tient !), la
cantate d'Ollone
(plutôt bien faite également, même si peu spectaculaire) et bien sûr
l'oratorio d'Honegger,
voire l'opéra de Verdi
? Un petit partenariat entre salles parisiennes ? Versailles et
TCE reprennent Mermet avec Bru Zane, la Philharmonie fait d'Ollone et
reprend son Honegger réussi, et l'Opéra de Paris se garde le Verdi parce
qu'il ne sait rien faire d'autre, ça vous dit ? Ce serait
parfait pour brosser dans le sens du poil l'électorat du futur
président de droite que nous aurons (lequel, je n'en sais rien,
mais je ne cours pas grand risque à pronostiquer qu'il ne sera
certainement pas de gauche), considérant l'Opéra de Paris pour
lequel toute la France paie, que le Peuple de France en ait pour sa
fierté, on célèbre Jeanne ! (et on joue plein d'opéras russes,
cf. supra – de toute
façon Gergiev est le seul chef étranger à pouvoir venir quand le monde
s'effondre)
Nikolaos Mantzaros.
Carlo Curti.
[[]]
Premier mouvement de la Troisième Symphonie d'Alfvén,
Philharmonique Royal de Stockholm,
dirigé par le compositeur (Phono Suecia).
Né en 1872
(150 ans de la naissance)
Alors là, 1872, c'est l'année de folie ! J'essaie de classer en
commençant par ceux que j'ai le plus envie de voir reparaître !
Paul Graener.
→ Je commence par un cas difficile. Graener, né à Berlin, tôt orphelin,
occupe de hautes responsabilités,
professeur de composition au Conservatoire de Leipzig, de Vienne,
directeur du Mozarteum de Salzbourg, du Conservatoire Stern de Berlin…
et aussi membre de la Ligue de
combat national-socialiste pour la culture allemande, du parti
nazi, vice-président de la Reichsmusikkamer…
il devient particulièrement joué à
partir de 1933, quand le nouveau régime fait la place nette de
tous les dégénérés dans le
style, les idées ou la généalogie… La presse officielle lui est
favorable, ses thématiques s'alignent aussi avec l'idéologie du parti,
il a alors du succès. Il faut dire qu'il est plutôt bon élève : il
participe activement à la cabale contre Michael Jary en désignant sa
musique comme « babillage musical culturellement bolchévique de juif
polonais ».
→ Comme il meurt en 1944, il n'a pas pu essayer de s'expliquer / se
renouveler / se racheter / se karajaniser, et sa musique s'est tout
naturellement tarie au concert – on avait assez d'efforts à dépender
pour réintégrer les nazis qui
ne l'avaient pas fait exprès ou d'oublier qui étaient vraiment
Böhm ou Schwarzkopf, sans s'occuper en plus des morts qui ne
demandaient rien. Pas évident à brander
pour un concert d'aujourd'hui, clairement. (Et cela nous renvoie vers
l'épineuse question crime & musique, ou sous sa forme plus
ludique, génie & vilenie.)
→ Néanmoins, si l'on peut passer sur ces questions (une large partie de
sa musique est désormais dans le domaine public, et on n'est pas près
de lui élever des statues), et découvrir (comme je le fis) sa musique
sans avoir conscience de sa personnalité (il a adopté des enfants quand
sa fille est morte, si ça peut aider et il souhaitait peut-être
devenir éleveur de chats), il y a quelques pépites à découvrir.
● Bien qu'auteur de nombreux opéras
et lieder, on ne trouve à peu près, hors le cycle des Neue Galgenlieder sur des poèmes de
Morgenstern (Wallén & Randalu, chez Antes). On trouve également un
lied par Schlusnus (poème d'un cycle de Munchhausen, chez Documents
notamment, label japonais trouvable sur les sites de flux européens) et
un autre par Prey (Der Rock,
aussi sur un poème de Morgenstern, dans son anthologie « moderne »
reconstituée par DGG). Vu l'expressivité de sa musique d'orchestre, je
serais très curieux d'entendre ses opéras Don Juans letztes Abenteuer (1914)
ou Der Prinz von Homburg
(1935). Il a aussi commis un Friedemann
Bach (1931), on voit l'écart d'inspiration avec une figure
d'artiste comme celle de Johnny
spielt auf (l'opéra de Křenek manifeste du zeitoper) !
● En musique de chambre, on ne
trouve guère que les Trios (Hyperion Trio, chez CPO), qui m'ont semblé
assez plats – une ligne mélodique vaguement brahmsienne, et assez peu
de contenu stimulant dans les accompagnements, l'harmonie ou la forme.
● C'est donc surtout du côté symphonique
que le legs est fourni, quoique peu vaste : Comedietta par Abendroth (chez
Jube Classics par exemple), Die
Flöte von Sansouci (suite de danses pseudo-baroque, d'une
ambition limitée, avec le compositeur à la flûte accompagné par le
Philharmonique de Berlin – publication CD par Archiphon sous le titre
peu spécifique « 78 rpm rarities: Raw Transfers »)… et sinon les quatre
volumes de CPO consacrés à sa musique orchestrale :
●● vol.1 : Comedietta, Variations sur un chant
traditionnel russe (thème assez sommaire, mais variations faites avec
beaucoup d'adresse orchestratoire), Musik am Abend, Sinfonietta. De
belles œuvres, d'un postromantisme assumé (plus conservateur que celui
de Schmidt, mais on entend clairement le contemporain de R. Strauss, ce
n'est pas du Brahms !) ;
●● vol.2 : Symphonie en ré mineur
« Le Forgeron Misère » (qu'il faut plutôt entendre comme un grand poème
symphonique, assez séduisant, qu'y chercher une grande arche formelle
étourdissante), Échos
du Royaume de Pan(son
œuvre la plus aventureuse parmi celles publiées, qui ,intègre des
formules impressionnistes à son langage postromantique germanique, avec
des harmonies riches et surprenantes, des couleurs inhabituelles), et
ce qui est pour moi son chef-d'œuvre absolu : les Variations sur « Prinz
Eugen ».
Variations
sur « Prinz Eugen »
« Prinz Eugen, der edle Ritter »
(« Le Prince Eugène, ce noble
chevalier ») est une chanson traditionnelle écrite juste après le siège
de Belgrade, victoire sur les Turcs du prince Eugène de Savoie en 1717
(première trace de la chanson, manuscrite, en 1719), restée dans
l'imaginaire sonore collectif allemand.
Sur cette base, assez sommaire
musicalement, Graener déploie toutes les possibilités d'un orchestre :
discrète marche-choral aux vents, explosion de lyrisme aux cordes
(augmentées d'énormément de contrechants de bois, de fusées aux cors
!), fugato pépiant inspiré
des Maîtres Chanteurs
(l'une de ses influences majeures, j'ai l'impression)… Les pupitres, de
la caisse claire aux trompettes, sont tous utilisés pour leur
caractère, leur coloration, avec une rare science, et surtout une
variété rare pour une variation : le thème, quoique toujours aisément
identifiable, se transmute au fil des épisodes, et chaque itération, au
lieu de paraître juxtaposée, semble découler tout naturellement d'une
transition ou d'une rupture digne des progressions d'une grande
symphonie à développement. Un bijou, absolument lumineux et
jubilatoire, que je ne puis recommander trop vivement (l'œuvre que j'ai
de loin le plus écouté ces trois dernières années, elle a donc mon
assentiment…) ;
●● vol.3 : Concerto pour piano,
Danses suédoises, Divertimento,
une autre Sinfonietta. Des
œuvres abouties mais dont la singularité me paraît moins évidente ;
●● vol.4 : Concertos pour flûte, pour
violon, pour violoncelle. Très marquants, ici le concerto est
vraiment conçu comme un tout organique et la virtuosité n'y paraît pas
le but… le soliste joue beaucoup, certes, mais peu de traits sont mis
en valeur, tout est intégré à l'orchestre, sans chercher à tout prix la
mélodie non plus : je trouve le principe très rafraîchissant, il
échappe à l'enflure habituelle de la forme concerto qui n'a pas
toujours ma faveur. Une proposition très différente, que je serais ravi
d'entendre en concert.
● Donc, à écouter, sans hésiter les volumes 2 & 4 de l'anthologie
CPO.
■ Comment rejouer cela au concert ? Clairement, pour du
symphonique ou de l'opéra, il faut de gros moyens, et avec les
sensibilités vives sur ce point (et la culture accrue de la
protestation dans les milieux artistiques), il y a de grandes
probabiités que le projet meure avant que d'aboutir. Un artiste qui
avait projeté de remonter une de ses œuvres de chambre a expliqué que
les musiciens avaient collectivement renoncé, trop mal à l'aise avec la
personne du compositeur pour en faire la promotion, fût-ce
indirectement.
Néanmoins, les Variations sur «
Prinz Eugen », en début d'un concert dont ce ne serait pas le
contenu principal, ou en conclusion de programme, je garantis que cela
galvaniserait l'auditoire ! (Après tout ça ne semble poser de
problème à personne de tresser des couronnes à Karajan, Schwarzkopf ou
Böhm, de jouer à tout bout de champ Carmina
Burana, alors pourquoi pas une ouverture de Graener – elle
appartient désormais au domaine public, ses ayants droit, si par
extraordinaire ils étaient solidaires des pensées de leur aïeul, ne
toucheront pas un sou…)
Hugo Alfvén.
→ Vous allez être déçu, je n'ai pas pu glaner d'anecdotes bien
croustillantes sur Alfvén. Il a fait son tour d'Europe pendant dix ans,
comme chef notamment, puis
s'est installé à Stockholm et à l'Université d'Uppsala, a composé, a
été le compositeur suédois du début du XXe a remporter le plus de succès – avec Stenhammar.
→ Sa musique est donc assez généreusement documentée, bien qu'on ne la
joue jamais en France – l'anniversaire serait-il donc l'occasion ?
● La priorité, ce sont les symphonies.
La 1 par Westerberg, la 3 par Svetlanov, la 4 par Willén… vous pouvez
ainsi tirer le meilleur de ces pièces. Westerberg est plus âpre, Willén
plus enveloppant et organique. N. Järvi, assez lumineux, n'est pas
celui qui révèle le mieux les audaces de cette musique, mais sa
fréquentation reste agréable. Quant aux versions par Alfvén lui-même,
splendidement restaurées et publiées par Phono Suecia (on entend très
bien le détail !), je crois qu'elles surpassent tout par leur caractère
direct, net et emporté à la fois.
● Ses musiques de scène valent
aussi le détour, comme Gustaf II
Adolf ou Bergakungen.
● Même s'il n'a pas écrit d'opéra, sa
musique chorale est très simple et très belle, et fait partie
des corpus de référence du legs suédois. On le trouve dans des
anthologies (le merveilleux Sköna Maj
des Lunds Studentsångare) ou dans la monographie « OD sings Alfvén »
(OD pour Orphei Drängar, les « serfs orphelins », l'ensemble vocal qu'a
dirigé Alfvén).
● Sa longue vie nous permet de l'entendre diriger ses propres œuvres, et de
profiter de l'humour avec lequel il dirige les danses du Fils prodigue, ou de la flamme qui
habite son interprétation de sa cantate pour les 500 ans du Parlement
Suédois, ce que vous trouverez chez lui de plus proche d'un opéra
! Il a aussi été capté dans ses symphonies (3 & 4) avec le
Philharmonique Royal de Stockholm. Et je suis frappé de la vivacité de
jeu, de la clarté du spectre, de l'exaltation du rebond et des
références folkloriques dans la Troisième,
avec une sorte d'emphase souriante et volontairement exagérée, comme un
personnage d'opéra un peu grotesque qui chante sa chanson avec une
pointe d'excès. Absolument délicieux, très différent, et réellement
convaincant – probablement le compositeur à m'avoir le plus convaincu
dans ses propres œuvres !
Quant à la Quatrième, très
cursive (on croirait qu'il dirige Don
Juan de R. Strauss, tant l'orchestre fulgure !), elle inclut la
participation de la jeune… Birgit Nilsson !
■ Franchement, au concert, cela passerait tout seul ! Le
folklorisme bigarré et très charpenté de la Troisième Symphonie, jubilatoire si
on la joue en respectant cette composante, comme le font Svetlanov ou
Alfvén lui-même, ou le grand monument plus farouche de la Quatrième, en un seul mouvement,
avec ses voix solistes sans paroles, dont le programme se réfère à un
rivage tourmenté – une œuvre très frappante, qui aurait tout pour
plaire au public mahléro-sibélien ! Et si c'est trop, un poème symphonique, il y a beaucoup
de très beaux, même si moins ambitieux : ce serait déjà ça de gagné
! Un petit effort Messieurs les programmateurs, une fois que le
monde aura terminé de s'effondrer ? L'accroche est facile en
plus, avec les « Symphonies des rivages du Nord battus par les vents »,
faites-le avec des projections
de vidéos de mer démontée si cela vous aide à remplir – ce serait-ce
pas le type de format qui a en principe la faveur de la Philharmonie de
Paris ?
1872 est particulièrement riche : je vous laisse avec ces quatre
compositeurs, dont deux figures majeures, avant d'en venir à quelques
autres géants également nés en 1872, dans les prochains épisodes : von
Hausegger, Halphen, Juon, Büsser, Perosi, Séverac, Scriabine, Vaughan
Williams… !
Prenez soin de vous. Carnets sur sol
prend soin de vos oreilles.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Rapide notice pour compléter un petit tableau débuté il y a plusieurs
années.
Paul Le Flem appartient à cette trinité
bretonne de compositeurs
contemporains de Debussy, chacun d'importance et doté de son langage
propre – avec Ropartz (piano, violon-piano, mélodies, opéra) et Cras (quintette, chambre, mélodies,
opéra). À la vérité, il en existe d'autres (Paul
Ladmirault !), mais ils sont encore moins bien documentés au disque.
Le Flem a vécu plus de cent ans, et traversé
beaucoup d'esthétiques à
travers sa vie ; on connaît surtout par le disque sa première période,
du début du XXe siècle, très « française », marquée par d'Indy, la
recherche harmonique subtile (dans la lignée de Fauré et d'Indy), mais
pas radicale comme Debussy ou Ravel. Sa marque distinctive serait
l'usage du folklore de façon encore plus franche que ses compères
bretons, n'hésitant à l'inclure de façon beaucoup plus directe (final
de la Première Symphonie, du Quintette piano-cordes…).
Pour autant, il a aussi eu sa période dodécaphonique. (Cependant je
n'ai pas réussi à trouver quoi que ce soit d'enregistré, même sous le
manteau. Ce doit pourtant exister, mais pas à ma portée.)
Au disque :
Par ordre de priorité (à mon très humble goût / avis). On peut tous les
écouter (après inscription gratuite et installation éventuelle d'un
bloqueur de publicité) sur Deezer :
https://www.deezer.com/search/le%20flem/album,
où je crois qu'il ne manque à peu près rien de sa discographie depuis
l'ère du CD. [Rectifications et compléments très bienvenus.]
¶ Quintette piano-cordes.
(Alain Jacquon & Louvigny SQ,
Timpani)
Riche et lumineux, parcouru de folklore, dans l'esprit du Quintette de
Cras, de la Sonate violon-piano n°2 de Ropartz, de celle de Koechlin,
ou du final de son Quintette.
¶ Symphonie n°1.
(Orchestre de Bretagne & Claude
Schnitzler, Timpani)
Projet très d'indyste de l'inclusion du
folklore, mais avec une forme
beaucoup plus rigoureuse et stimulantes que les poèmes symphoniques (ou
symphonies, d'ailleurs) très rhapsodiques de d'Indy. Particulièrement
atmosphérique et entraînant, sans négliger une véritable richesse de
langage (plutôt du côté Copland, dans le mouvement que Debussy – ou
alors celui de Printemps ! –, indépendamment des couleurs typiquement
françaises).
Un peu moins marquante que le Quintette, mais dans un genre similaire,
très belle et engageante. Petit faible pour Koch-Jacquon, plus net de
trait, mais deux excellentes versions.
¶ Symphonie n°4.
(Rhénanie-Palatinat, Marco Polo)
Dans un style très différent de la Première, ici on est du côté des
couleurs bigarrées de Martinů (qu'il connaissait bien !), avec une
harmonie plus néoclassique et audacieuse à la fois.
¶ Aucassin & Nicolette.
(Orchestre des Pays de Savoie &
Chaslin, Timpani)
Inspiré des formats médiévaux, une petite histoire chantée où la parole
prévaut, des vignettes qui n'ont pas énormément, je trouve, de
prégnance musicale, et qui valent avant tout par leur atmosphère
générale.
¶ Sept pièces enfantines.
(Girod, Accord)
(Giorgio Koukl, Marco Polo)
Des pièces charmantes, très dépouillées, très délicates et poétiques –
en cela plus proche des Cras que des considérables Ropartz.
¶ Divers poèmes symphoniques
en couplage avec les précédents albums.
¶ Une poignée de mélodies.
(par Madalen & Yvon Le Marc'hadour,
Gérard Pondaven, BNF dématérialisée)
Très peu de pièces (dont Clair de
lune
de Verlaine), chantées dans un style emphatique vraiment passé de mode
(et des voix assez moyennes), difficile de se faire une opinion. Ça
ressemble à de la mélodie française début XXe.
Petite notule en attendant la parution (en cours) de l'agenda de
décembre et d'une plus vaste notule autour de Paul & Virginie, opéra majeur
du XIXe siècle français, étrangement resté occulté quand son
compositeur ne l'est pas totalement.
Et, bien sûr, la reprise du parcours Une
décennie, un disque, dès la première occasion.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Grâce aux concerts de format pochette-surprise du CNSM (où les lauréats
d'une bourse, ou les étudiants d'une discipline aussi vaste de la
musique de chambre viennent transversalement proposer leurs travaux),
j'ai découvert, tout à fait par hasard, l'existence d'un compositeur
qui aurait pourtant dû figurer depuis longtemps dans mes fréquentations.
Car Eugène Bozza
(né français, à Nice), dont
la destinée couvre
l'ensemble du XXe siècle (1905-1991) est tout sauf un pékin moyen :
violon solo de Pasdeloup à 20 ans, chef d'orchestre des Ballets Russes
de Mont-Carlo à 26, Prix de Rome à 29, directeur du Conservatoire de
Valenciennes de 1950 à 1975, et compositeur (passé par la classe
d'Henri Büsser au conservatoire de Paris)…
B. Un peu de bon son
[[]]
La plus belle de ses pièces pour vents que j'aie écoutées est
probablement son Image pour flûte solo, qui s'avère
finalement pas si
rare qu'on pourrait le croire chez les flûtistes.
C'est une sorte d'étude
post-debussyste,
où les progressions en
escalier ont leurs jolies sorties de route. Très séduisant et évocateur.
Et cela met grandement en valeur le flûtiste, chaque version entendue
est
impressionnante. [Ici, interprétée par Luna Vigni.]
C. Bozza en gloire
Pendant ses 4 ans et demi à Rome, il vit au milieu des figures les plus
éminentes de son temps : Gustave Charpentier, Richard Strauss, Rabaud,
Ibert, Honegger, Milhaud, Valéry, Claudel, Paul Landowski, Lifar, les
rois d'Italie et d'Espagne, Poincaré, Laval…
Il laisse, au sein d'un catalogue très varié, plusieurs œuvres
d'envergure, dont 6 symphonies
(5 numérotées)… et 3 opéras :
¶ Léonidas en 1947 ;
¶ Beppo ou le mort dont personne ne voulait en 1963 (un opéra bouffe) ;
¶ La Duchesse de Langeais d'après le court roman de Balzac (drame
lyrique de 1967).
Certes, ils ne sont pas créés sur une scène parisienne majeure (le
premier à Paris, je ne sais où ; les deux autres à Lille), mais le legs
existe, de la part de quelqu'un qui eu de façon évidente sa place au
sommet de la hiérarchie musicale.
D. Un compositeur pour les
musiciens
Il est vrai que la seconde partie de sa vie est un peu moins glorieuse,
contribuant au rayonnement du Conservatoire
de Valenciennes qu'il dirige, dans une
région un peu délaissée, et n'atteignant pas, comme compositeur
(peut-être à cause de son langage tout à fait traditionnel), les
grandes commandes et les grandes salles…
Il existe cependant beaucoup de
disques qui lui consacrent une
piste de
cinq minutes, et cela explique que je sois passé à côté : en
effet,
s'il reste à la vérité régulièrement enregistré et joué, c'est pour ses
nombreuses compositions courtes (4-8 minutes) pour vent solo (flûte,
hautbois, clarinette, basson, cor, trompette) ou avec piano, aux titres
pittoresques (En forêt, En Irlande, Agrestide…).
Eugène Bozza est donc passé à la postérité comme ce qu'on peut appeler
un «
compositeur pour instrumentiste » : bien
connu de ceux qui pratiquent
tel instrument, mais pas du tout des mélomanes. Car, même en
s'intéressant de près au répertoire, lorsqu'il n'existe pas de
monographie et que des pièces courtes éparses sur des disques déjà
assez spécialisés de basson ou trompette sans accompagnement, au milieu
de pièces qui ne sont pas majoritairement des chefs-d'œuvre… il faut
vraiment écouter le bon disque avec la bonne attention pour ne pas le
laisser passer – a fortiori
considérant que son langage n'est pas du
tout spectaculaire.
Il a par exemple écrit beaucoup de
ces concertinos prisés dans les
concours (alto, basson, saxophone, trombone…), comme les
concertos de
Tomasi ou Damase, incontournables… pour ceux qui en jouent, mais jamais
ouïs dans les concerts. Il faut dire que ces pièces ne constituent que
rarement des bijoux très originaux : ce sont véritablement des pièces
techniques, destinées à mettre en avant la maîtrise des
instrumentistes. Certaines sont tout à fait jolies, voire belles, mais
considérant que la logique de sélection des pièces de concert repose
largement sur l'importance et l'originalité dans l'histoire de la
musique (parti pris tout à fait débattable, au demeurant), elles n'ont
aucune perspective raisonnable de programmation.
E. Pas si mal pour un Prix de Rome
Bozza n'a pourtant pas écrit que cela… mais ces pièces pour des
instruments au répertoire moins étendu ont sans doutefait la différence
entre sa petite postérité et l'oubli total. Car ses contemporains lauréats du Prix de Rome
dans la période tardive du concours, que nous en reste-t-il des
Jeanne Leleu, Francis Bousquet, Robert Dussaut, René Guillou, Edmond
Gaujac, Raymond Loucheur, Esla Barraine, Jacque-Dupont, Yvonne
Desportes, Émile Marcelin, Robert Planet, René Challan, Marcel Stern,
Pierre Lantier, Pierre Maillard-Verger, Pierre Sancan, Raymond
Gallois-Montbrun, Claude Pascal, Marcel Bitsch…. ?
Certains, comme Louis Fourestier, Tony Aubin, Jean Vuillermoz,
Henriette Puig-Roget, Jean Hubeau, Henri Challan, Gaston Litaize sont
parvenus jusqu'à nous par leur legs d'instrumentiste, de pédagogue…
Mais de cette période, il n'y a guère qu'Henri Dutilleux et Jean-Michel
Damase (ou, un peu plus tard, Georges Delerue, Pierre Villette, Roger
Boutry, Pierre-Max Dubois – autre compositeur-pour-instrumentistes) qui
aient un tant soit peu survécu, ne serait-ce qu'en nom, jusqu'à nous.
Il faut dire que la représentation de l'Histoire de la Musique telle
qu'elle est privilégie les ruptures, et ce que récompensait le Prix de
Rome, même dans les années 20 à 40, était au contraire la maîtrise
élevée de la tradition.
Pour mettre un comble aux obstacles, sa
longue vie laisse encore ses partitions sous droits : il
ne peut donc même pas se répandre chez les curieux aussi facilement que
les petits
compositeurs du XIXe ou du début du XXe.
Ainsi va le legs de Bozza,
comme de tant d'autres : malgré les merveilles qu'il peut
potentiellement receler, il est structurellement embarrassé par
l'absence de place qui peut exister pour lui dans les concerts ou même
au disque… Il faudrait réellement le coup de cœur d'un musicien un
minimum visible, une action soutenue des héritiers, la subvention d'une
collectivité locale qui en ferait un étendard, etc.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
The third instalment of cpo’s van Gilse Symphony series includes
the popular fourth symphony.
Van Gilse helped to fund the printing of hundreds of scores so it was
for this reason his powerful and individual fourth symphony was not
forgotten.
« La troisième livraison des symphonies de van Gilse chez CPO inclut la
célèbre Quatrième Symphonie. Van Gilse avait contribué au financement
de l'impression de centaines de partitions, et c'est pourquoi sa
puissante et personnelle Quatrième Symphonie n'est pas tombée dans
l'oubli. »
Van Gilse, la vérité est ailleurs.
Et ce n'est même pas un site hagiographique du type Nos braves Bataves qui dit cela,
mais le gros revendeur britannique Presto
Classical.
Je ne suis pas suspect de vouloir relayer les hiérarchies établies,
mais tout de même, présenter la Quatrième de van Gilse comme un
quasi-standard, ou même une œuvre restée dans les mémoires ou les
répertoires, faut pas pousser.
[[]]
Premier mouvement de la Deuxième Symphonie. Orchestre Symphonique des Pays-Bas
(sis à Enschede, je reviendrai à l'occasion sur ces nuances
entre Symphonique, Philharmonique, Philharmonique de la Radio…) David Porcelijn
Au demeurant, il faut absolument écouter Jan van Gilse (1881-1944), jadis
documenté par quelques vinyles non réédités, et désormais très bien
servi chez CPO : concerto pour
piano, un cycle de variations orchestrales, les quatre symphonies
(Symphonique des Pays-Bas, Porcelijn), et du quasi-oratorio « Une Messe
de la Vie » (Philharmonique de la Radio des Pays-Bas, Markus Stenz).
■ Ein Lebensmesse
(1904, sur un texte de Dehmel traitant de fécondité et fraternité, pas
du tout religieux) s'inscrit musicalement très clairement dans la
filiation des Gurrelieder de
Schönberg (vous pouvez voir le concert Stenz sur la chaîne de la
Radio-Télévision néerlandaise), tandis que les symphonies ont chacune leur ton propre : la Première (1901) encore
postbrahmsienne (quoique largement émancipée) ; la Deuxième (1903) lumineuse, un peu
pastorale, proche de la Deuxième de Schmidt ou de la Première de
Weingartner, d'un postromantisme qui a entendu passer Nielsen et
Debussy, ni sombre, ni dégoulinant, ni conservateur, ménageant beaucoup
de trouvailles délicieuses ; la Troisième
(1907) dans le format mahlérien, inégale, mais qui culminent
dans un final avec chœur et soprano assez impressionnant ; la Quatrième (1910) un peu plus épurée
et tournée vers le passé, non sans charme pour autant.
■ Les Trois
ébauches de danse (1926, nommées abusivement« Concerto pour piano »sur la pochette de CPO) est
particulièrement déroutant : pour ceux qui, comme moi, doutent de l'intérêt de la forme
concerto, ils ne seront pas déçus… métallophone permanent dans le
premier mouvement (et diverses percussions dans les autres),
contrechant de cor dans le deuxième, énorme partie de trompette solo
dans le dernier ! Le nom de concerto est assez mensonger, il
s'agit d'une suite de danses où le piano joue souvent. Et quelles
danses : étrange premier mouvement assez symphonique (tempo di menuetto), valse lente de
plus en plus complexe et étrange pour son « Hommage à Johann Strauss »
(titre en français !), enfin un quasi
jazz qui évoque en effet Gershwin au début, mâtiné d'un peu des
concertos de Prokofiev, puis vraiment autre chose. Assez
indescriptible, à la fois plaisant, typé, pas très dansant et très
dense musicalement.
■ Les Variations
orchestrales sur un chant de saint Nicolas (1908) sont
évidemment beaucoup plus légères, mais non sans matière, réussissant à
capter une lumière franche du tout premier romantisme que les
compositeurs semblaient avoir perdu depuis le milieu du XIXe siècle.
Sur le label NM-Classics
(publication du Nederlands Muziek Instituut), on trouve aussi le nonette (très proche des qualités de
la Deuxième Symphonie), le quatuor
inachevé (une très belle matrice où l'on sent poindre les qualités de
construction et d'équilibre nécessaires), et le trio pour flûte, violon et alto. Ce
dernier est à nouveau une originalité qui puise à la fois dans son
passé proche (l'archaïsme des Suites
chambristes de d'Indy) et totalement de son temps : malgré son
côté pastoral et mélodique apparent, on entend du contrepoint
richardstraussien dans le premier mouvement, des harmonies trompeuses
et superposées qui confinent à la polytonalité dans le deuxième. Pour
une œuvre à trois instruments monodiques, on entend régulièrement des
accords de quatre ou cinq sons ! Quelque chose comme du Reger, un
contrepoint toujours en exploration…
en beaucoup moins contourné, et surtout assez détendu – ce que van
Gilse n'était nullement dans sa vie publique ou personnelle,
semble-t-il.
La radio néerlandaise a aussi documenté Sulamith (par
Jean Fournet !) et le cycle surGitanjalide Tagore (avec
Brigitte Hahn, déjà la meilleure interprète de Vom ewigen Leben de Schreker, et
Hartmut Haenchen). On en trouve trace en ligne si on cherche.
[[]]
Mouvements de valse dans les Trois esquisses de danse,
milieu du mouvement. Carla Leurs, violon
solo. René Geesing,
violoncelle solo. Oliver
Triendl, piano solo. Orchestre Symphonique des Pays-Bas,
David Porcelijn.
Mais les sachants considèrent
que ses chefs-d'œuvre seraient ses
deux opéras, qui n'ont jamais été représentés – le second n'a
été donné au public qu'en 1980, le premier attend encore. Frau
Helga von Stavern, plutôt au début de sa carrière (1913), qui
n'a jamais été joué malgré ses démarches. Même ses défenseurs en
trouvaient le livret (de René Seghers) redoutable, mais il ne paraît
pourtant pas si vain à la lecture du résumé – peut-être était-ce la
langue elle-même.
♦ Issu d'un conte
frison, il met en scène une veuve possédant l'essentiel d'une
ville portuaire (donnant sur la Mer du Sud), harassant ses concitoyens
de travaux, se riant de leur pauvreté… Helga rebute son soupirant, un
capitaine de vaisseau marchand qui lui offre du blé, le don le plus
précieux puisqu'il lui permet de gagner le cœur de ses concitoyens. Par
défi, elle choisit plutôt de le jeter dans la mer ; finalement, le
merveilleux s'en mêle, une pauvre femme la maudit, et tout bascule.
L'anneau que Helga avait jeté dans la mer pour tourner en dérision la
malédiction lui revient dans un poisson servi à sa table, le port est
bouché (par le blé déversé, dit-on), tout le monde la fuit comme
frappée de malédiction. Devenue mendiante, elle est retrouvée en plein
hiver par le capitaine Haron et meurt paisiblement pendant leur duo
d'amour.
♦ Le seul extrait que j'aie pu entendre (l'air de
sidération de Helga, cherchant à établir la cause des événements) était
en réduction piano, avec toujours ces belles
harmonies, et une déclamation
assez heurtée et dramatique, écrite dans un style wagnéro-straussien
manifestement conçu pour surmonter un vaste orchestre. Difficile de
s'en faire une opinion avec si peu, mais on est très curieux, bien sûr.
♦ Jan van Gilse avait essayé de le faire donner à
Francfort via un ami chef
d'orchestre, mais le directeur l'avait rejeté à la lecture du livret ;
de même, à Munich, pas de refus franc, mais la suggestion amicale de
laisser reposer l'œuvre et de récrire son texte. C'est donc lui-même,
au Concertgebouw, qu'il donne la musique
de transformation (celle vers l'hiver mendiant) et le final de l'œuvre. C'est tout ce qui
en fut jamais proposé au public dans des conditions officielles.
Son autre opéra, Thijl, est
beaucoup plus tardif (1937-1940), et écrit, paraît-il, dans un genre
qui est davantage celui de l'opéra populaire « à numéros ».
♦ La genèse de Thijl est assez révélatrice.
♦♦ Helga
(1913) était composée en allemand, dans un style assez wagnérisant ; et
les critiques dans la presse de son confrère à peine plus jeune, Matthijs Vermeulen
(dont il assure pourtant la création de la Troisième Symphonie, en
1939), l'accusaient
précisément de trahir sa
mission de défendre le patrimoine culturel national en utilisant la langue allemande pour
servir ce sujet typiquement batave. Dans les années 20, c'est Willem Pijper,
autre compositeur majeur du temps (en effet sensiblement plus moderne,
mais aussi, à mon sens, moins inspiré), qui dénigre Jan van Gilse – sur sa façon de diriger,
d'accompagner, de composer les programmes. Au point que celui-ci
demande à la direction de l'Orchestre de la Ville d'Utrecht d'interdire
à Pijper (pourtant critique pour Het
Utrechts Dagblad…) et, faute de l'obtenir, démissionne en 1922, voyage çà et
là, et finit par se fixer à Berlin en 1926.
♦♦ Ouvertement hostile aux nazis,
il quitte l'Allemagne dès 1933, et refuse l'invitation de Richard Strauss
pour venir créer une société de droits
allemande sur le modèle de celle qu'il avait cofondée en 1911 pour les Pays-Bas –
avec notamment Diepenbrock,
Wagenaar
et Zweers,
autres compositeurs angulaires du pays.
♦♦ Tout cela finit par se matérialiser autour de l'élaboration de Thijl. En 1937, alors qu'il est
devenu directeur du Conservatoire
d'Utrecht (ce qui, combiné avec son passé de plusieurs
structures de droits et de promotion de la musique néerlandaise, lui
assurait de solides réseaux), il reçoit la commande d'un opéra pour
orchestre de chambre – par une troupe dont il s'éloigne dès qu'il la
voit jouer. Cette fois, il a pris soin de faire regarder et critiquer
son livret avant d'écrire toute l'œuvre. Seulement, lorsqu'il achève
enfin Thijl, le 29 novembre
1940, le pays est envahi depuis
mai 1940, et la nouvelle passe
inaperçue.
♦♦ Par ailleurs, l'opposition ouverte de van Gilse aux nazis ne lui
permet pas de solliciter les réseaux nécessaires pour proposer sa
création ; pis, il publie une pétition
contre la nazification de la vie artistique néerlandaise et doit
vivre dans la clandestinité. Ses deux
fils, également résistants, sont
tués, et il meurt, malade et mal soigné, en septembre 1944, sous
un faux nom pour ne pas embarrasser ses hôtes. Toutes les occasions de
jouer Thijl ont été manquées.
♦ Seule la musique
funèbre qui sert de musique de transformation avant
le dernier tableau est jouée en 1941 dans l'Église Royale de Rotterdam.
Haitink l'a donnée en concert (où elle fut captée
en vidéo), et il existe une bande de Spanjaard à La Hague. L'opéra
n'est représenté intégralement qu'en 1980, et je n'ai trouvé
trace d'aucune bande.
♦ Fort des reproches qu'on lui avait faits par le
passé, van Gilse avait pour l'occasion étudié les chants folkloriques et grégoriens pour nourrir sa partition
; mieux encore, il avait réutilisé, pour le final du deuxième des trois
actes, un ancien chant de résistance
du XVIe siècle. Ceux qui ont lu la partition semblent la trouver
intéressante. Mais beaucoup des œuvres
de Jan van Gilse n'ont jamais été
publiées (d'où la remarque cryptique de Prestoclassical : la
Quatrième Symphonie fait partie des rares éditées de son vivant), je
n'ai pas pu mettre la main dessus pour l'instant. La marche funèbre,
assez conventionnelle, ne m'a pas vraiment étourdi, mais ce n'est qu'un
extrait de dix minutes, sans voix…
Trio pour flûte, violon et alto, extrait.
Détail amusant, les controverses du temps
l'accusaient d'être trop germanique
(et, de fait, il avait débuté comme répétiteur à Brême, avait passé pas
mal de temps en Allemagne, composait sur des poèmes allemands), de la
part de compositeurs qui se
revendiquaient de l'influence française
– or, à l'écoute, autant je peux entendre un Brahms debussysé chez van
Gilse, autant j'entends plutôt la Deuxième de Prokofiev dans les œuvres
radicales de Vermeulen et Pijper, et vraiment pas (du tout) Koechlin,
Ravel ou Auric…
Vraiment, comparé aux néerlandais avant-gardistes inventifs mais pas
toujours hautement inspirés (Vermeulen
et Pijper, qui dans les
années 20 lorgnent par endroit du côté du futurisme) ou aux
post-romantiques délicieux mais assez simples (le tutélaire Diepenbrock, Badings, le folklorique Dopper, Zweers, et puis Wagenaar qui lui n'est guère passionnant), Jan van
Gilse semble se situer dans une forme de tradition fortement renouvelée par une
personnalité assez féconde, vraiment à découvrir.
Pour débuter, je recommanderais en priorité la Deuxième Symphonie et le bizarre Concerto pour piano, manière de
mesurer les possibles.
Parmi les autres figures néerlandaises de la même époque, on peut
avantageusement faire un détour par Hendrik Andriessen,
servi lui aussi par CPO – les symphonies sont bonnes, mais c'est tout
particulièrement la Symphonie concertante qui me paraît originale et
marquante. Sinon, je crois qu'on ne trouve à peu près rien de lui, mais
la nostalgie du Salve Regina de
Rudolf
Mengelberg reste assez ineffable, petit plaisir simple dans le
genre de l'Ave Maria de
Vavilov – le pseudo-baroque de simili-Caccini en moins.
Et puis, 25 ans plus tôt, il y a Julius Röntgen [notule], bien sûr. Et quantité d'autres après,
dont il faudrait parler à l'occasion.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Grâce à une gracieuse invitation, j'ai pu m'y faufiler, et entendre
pour la première fois en personne deux légendes et un chef très en
vogue.
Je m'explique très bien la fascination pour Martha Argerich
: le naturel incroyable avec lequel elle déroule chaque trait, la
qualité permanente du timbre (toujours plein, même si dans une aussi
grande salle, on perçoit avant tout la froideur du Steinway de
concert). Il y a un parti pris de continuité (comme si chaque phrasé
était lissé en un perpétuel glissando
tendu
vers la fin de l'œuvre !) qui frappe jusque dans le Scarlatti du bis,
et qui ne m'avait jamais frappé à ce point, mais les phrasés révèlent
toujours un soin musical très sûr – j'ai finalement trouvé ça plus typé
qu'il ne m'avait paru jusqu'ici (où je la percevais davantage comme le
meilleur choix de départ pour éviter les trop grands parti pris). Et
m'explique assez bien la vénération qui l'entoure, vu l'énergie
incroyable qui se dégage de son exécution – une énergie qui n'a rien à
voir avec l'effort, bien au contraire.
Frappé par la sobriété de la gestique d'Andris
Nelsons, très
économe en gestes expressifs (essentiellement les entrées principales,
parfois l'évolution des dynamiques) et d'une battue très claire.
Étrangement, je trouve que son profil musical, peut-être au fil de sa
carrière de chef symphonique, change beaucoup par rapport à ses débuts
dans le monde des célébrités – en tant que chef d'opéra (et même au
concert, à cette époque), il me paraissait privilégier l'élan de la
ligne mélodique, ce qui fonctionne en général très bien pour la scène.
Je suppose que les développements symphoniques l'ont incité à élargir
son savoir-faire.
Enfin, l'Orchestre du Festival de
Lucerne
récolte un accueil chaleureux devant un public conquis d'avance.
J'espère ne pas tomber dans la facilité d'une prédiction du passé, mais
je remarque avant tout qu'il s'agit d'un orchestre de solistes – même
si, à l'heure actuelle, les Capuçon, les Hagen (hors Clemens), Natalia
Gutman ne participent plus aux sessions, la formation est toujours
essentiellement constituée:
de membres du Mahler Chamber Orchestra et de l'Orchestre Mozart
(deux créations d'Abbado, même si le premier a depuis passé par
d'autres mains très différentes),
de premières chaises d'orchestres européens (Philharmonique de
Berlin, Concertgebouw, Radio Bavaroise, DSO Berlin, Gewandhaus de
Leipzig, SWR Baden-Baden, Staatskapelle Berlin, NDR de Hambourg, Santa
Cecilia de Rome, Gürzenich, Tonhalle Zürich, Philharmonique des
Pays-Bas, Chambre d'Europe, Radio de Sarrebrück, Konzerthaus, Deutsche
Oper, Philharmonique de Munich, Jeunes Mahler, Royal Philharmonic,
Philharmonique de Strasbourg, Mozart de Bologne, Nuremberg, Théâtre de
Sarrebrück, Comunidad de Madrid, Bochum… et Boston),
de professeurs prestigieux,
et tout de même de quelques chambristes (membres du Leipziger
Streichquartett, du quatuor Engegård) et solistes.
On se retrouve donc avec les chefs de pupitre suivants : Mahler /
Leipzig (c'était Leipzig ce soir-là), Mozart-Bochum (R. Christ fait les
deux), professeur Fribourg / professeur Detmold, professeur Berlin,
Philharmonique Munich pour les cordes ; professeur (ancien
Concertgebouw, Boston et Chambre d'Europe) Concertgebouw, Santa
Cecilia, Tonhalle pour les bois ; Santa Cecilia, professeur Karlsruhe,
Concergebouw, deux principaux opéras berlinois pour les cuivres ; Radio
Bavaroise pour les timbales.
Rien d'étonnant, donc, à cette impression :
¶ niveau individuel exceptionnel, avec un grain très individualisé
(sans sonner disparate) ; on a vraiment l'impression que des solistes
(avec quasiment le son d'un concerto pour violon) s'assemblent, faisant
fusionner des timbres individuels très denses et personnels ;
¶ résultat collectif de très haut niveau, mais qui n'atteint pas la
discipline des plus grands orchestres – même le vibrato n'est pas
toujours homogène au sein du même pupitre (ni le même type, ni la même
quantité) ; ce qui est logique, il n'ont pas l'habitude de jouer
ensemble comme les plus grands orchestres (dont le niveau individuel
est déjà suffisamment superlatif).
C'est donc (inévitablement !) superbe, mais sans l'identité ni la
vision collective des meilleures formations. Il faut dire (en plus de
l'absence d'Abbado, fulgurant dans ses dernières années) que sa
constitution a beaucoup changé au fil du temps : même en
retransmission, l'ardeur des premières saisons n'était pas équivalente
(mais qui peut jouer continûment à ce degré d'exception ?).
La longueur d'archet et l'intensité d'attaque des cordes est toujours
assez révélatrice sur ces matières : Sebastian
Breuninger
(violon solo au Gewandhaus) donnait de tout l'archet avec un
emportement hors du commun, tandis que dans le pupitre, d'autres
jouaient avec une maîtrise plus composée. Cela ne peut sembler qu'une
apparence, mais non, pour les cordes, le geste est très révélateur du
son : un musicien qui joue tranquillement au fond de son siège, ça se
voit et s'entend immédiatement – personne n'était dans ce cas, mais
tous n'étaient pas au même niveau d'implication (on parcourait le
spectre de l'implication réelle jusqu'à la transe, disons).
Je ne veux pas avoir l'air de mégoter, c'était superlatif, bien sûr –
je relève simplement que par rapport à sa première période où il était
peut-être, oui, le meilleur orchestre du monde, je ne le trouve pas
supérieur aujourd'hui au LSO, au Concertgebouw, et même à la Radio de
Munich ou à quelques orchestres français (ONF, OPRF, Capitole),
justement parce que le son n'est pas très typé et que le geste
collectif n'est pas comparable. Quoi qu'il en soit, une expérience
impressionnante (ces hypersolistes dotés de leur son de concert jusque
dans les derniers rangs
!).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Son duo avec Vendula Urbanová dans les mélodies de Martinů et Kapralová a déjà été élu spectacle de l'année la saison passée. Dagmar Šašková revient au Centre Culturel Tchèque pour deux concerts : le prochain (et dernier du grand cycle de cinq concerts donnés au CCT) sera le 4 novembre, consacré à ce jazz des compositeurs décadents d'Europe centrale. Je suis pris par Circé, Scylla et Glaucus ce soir-là, mais nul doute que ce sera, une fois de plus, grand (j'hésite carrément à me débarrasser de ma place versaillaise).
Samedi soir, donc, cycles de chants populaires tchèques mis en musique par des romantiques : Mélodies tziganes de Karel Bendl (1838-1897), Chants populaires slovaques et Ballade des montagnes de Vítězslav Novák (1870-1949), puis les deux plus célèbres cycles d'inspiration populaire d'Antonín Dvořák (1841-1904) : Mélodies tziganes Op.55 et Dans le ton national Op.73. À cela s'ajoute une pièce pour piano de Smetana, très belle et virtuose (comme d'habitude), tirée de ses danses de salon mais étonnamment agile, contrastée et narrative.
« Když mne stará matka », quatrième des Mélodies tziganes de Dvořák, lent tournoiement évocateur de l'apprentissage de la danse. Le texte d'Adolf Heyduk est aussi utilisé dans le cycle du même nom de Bendl.
Les Bendl et plus encore les Novák n'ont, il faut le dire, pas un intérêt majeur : il se passe peu de choses musicalement, et le texte palpite bien peu, même dans la Ballade des montagnes (où l'on assiste à une suite de coups de théâtre, dont un miracle) où se succèdent tout au plus des atmosphères, sans que le détail soit finement expressif.
En revanche, les Dvořák ne sont pas déplaisants, même s'il ne s'agit pas du témoignage le plus riche de son art. Et culminent dans la pièce mise en extrait ci-dessus. La prise de son (qui dissocie bizarrement les parties de la voix) ne rend absolument pas justice à présence fulgurante de Dagmar Šašková en vrai : le timbre, doux, se termine très en avant, à la limite d'une légère stridence ; chaque note est ainsi à la fois suave et très présente physiquement, avec beaucoup d'angles, de détail (même si j'ai trouvé la diction un rien plus paresseuse cette fois), d'expression… et, toujours, comme parcourue d'un petit sourire primesautier.
Il est vrai que je suis très sensible à l'esthétique vocale tchèque, à la fois claire, antérieure et très naturellement projetée — une figue s'achevant sur une pointe de citron ; mais le disque nous a surtout laissé la trace d'instruments dramatiques d'un tranchant parfois aux limites de l'ingratitude (comme Děpoltová, mais aussi d'autres assez fascinantes comme Kniplová et Červinková). L'ascendance de Šašková est davantage à chercher du côté de Šubrtová, mais d'un format moins lyrique (presque baroqueux), et sans ce petit confort un peu moelleux gentil — Šašková irradie plus qu'elle n'est gentille.
Bref, comme à chaque fois : vous avez vraiment eu tort de ne pas venir. Dans soixante ans, on vous demandera si vous avez vu Šašková chanter les airs de cour et mélodies comme on vous demande aujourd'hui si vous avez vu Callas dans la Traviata de Visconti. (Vraisemblablement pas, mais on aura tort en tout cas.)
Parfois, on vous pose des questions simples, qui peuvent paraître des inepties… et qui ouvrent de petits fossés pas si évidents à combler. C'est ce qui arrive lorsqu'on se fait interroger sur le « style révolutionnaire » en musique : bien que la réponse soit relativement ferme, cette corrélation ouvre des perspectives assez stimulantes.
Pour accompagner votre lecture : s'il existe une musique révolutionnaire, c'est bien Le Triomphe de la République ou Le Camp de Grand Pré, grand oratorio profane (appelé divertissement lyrique) de François-Joseph Gossec. Vous y entendrez successivement le culte de la nature, le dévouement patriotique des gens simples, les chansons et danses populaires, l'appel aux armes, la descente de la déesse de la Liberté, sur une musique encore tout à fait classique – quoique le premier ensemble au Soleil annonce un peu la manière romantique.
Tiré de l'enregistrement de Diego Fasolis chez Chandos, le seul jamais réalisé (vous y retrouverez notamment Salomé Haller, Philippe Huttenlocher et l'inimitable Guillemette Laurens).
Je suppose que cela a bien été documenté par la recherche musicologique, et j'avoue que vu le peu de matériel aisément disponible jusqu'à une date très récente (Bru Zane pour les disques, les numérisations progressives des grandes bibliothèques pour les partitions), je n'ai pas encore eu le loisir d'aller fouiner très longuement autour de cette question. Ce seront donc des remarques fragmentaires, à partir de quelques faits qu'on peut observer dans les oeuvres disponibles à l'écoute (disques et bandes radio) ou à la lecture des partitions accessibles sans passer sa vie au Plessis.
1. Problèmes
D'abord, pour être tout à fait clair, il n'existe pas de tel style, ni pour les spécialistes (à ce qu'il m'en a semblé), ni en regardant soi-même dans la production de cette époque. Néanmoins, la question soulève beaucoup d'enjeux très intéressants sur le rapport de la musique avec les circonstances politiques et les autres arts.
À gauche, un perfide ci-devant ; à droite, un sanguinaire sans-culotte (qui vient manifestement d'achever un Te Deum, mais ça, c'était avant Damas).
Je vois deux raisons assez évidentes d'affirmer, d'emblée, la difficulté d'établir un « style révolutionnaire » :
a) Malgré son importance, le phénomène politique ne concerne directement que la France ; les autres nations européennes étaient certes affectées, mais perpétuaient le même système de commandes d'aristocrates sous forme de mécénat, et la même économie des théâtres. Il y aurait sans nul doute des observations très intéressantes à fournir sur la disparition ou la rémanence des loges à l'année avec l'exil des anciens titulaires, mais je n'ai pour l'heure pas d'éléments sur ce sujet et m'en tiendrai donc à la production musicale elle-même.
On imagine de toute façon difficilement (et cela se vérifie en ouvrant les partitions) que les compositeurs d'Europe se mettent à écrire, quel que soit le pays, les opinions de leurs commanditaires et les leurs propres, de la musique révolutionnaire pour faire plaisir aux Français.
b) La France a toujours été à part de l'Europe en matière musicale, même à l'époque de son plus intense rayonnement. Elle a influencé çà et là la culture sonore de villes, de compositeurs, d'œuvres isolés, mais son style est resté assez profondément autonome, tout en suivant l'évolution des styles de la Renaissance au Romantisme. Quelle qu'ait été la place des idées des Lumières ou de la Révolution en Europe, la France garde de toute façon son idiosyncrasie musicale pour très longtemps (ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle qu'elle se dissout largement, et qu'il devient difficile de la distinguer des autres nations musicales).
c) La musique a toujours été en décalage avec son temps, et même avec les autres arts. C'est un fait mesurable et intéressant : le style de la musique révolutionnaire est encore celui de Marie-Antoinette, de même que la musique de Louis XIII est encore largement "renaissante", que la musique des tragédies classiques sous Louis XIV est aujourd'hui classée comme de "baroque" (même si cette étiquette a posteriori est discutable), etc. A l'époque où Goethe écrit Werther, la musique de l'Europe, ce sont des galanteries mannheimoises – il suffit d'écouter la simplicité joviale de la musique (pourtant dense) de Gaetano Pugnani pour accompagner une version scénique du roman.
Je suppose que, la musique étant l'art qui a le moins de lien avec le sens (elle ne représente pas forcément quelque chose, contrairement à la littérature et aux arts visuels – du moins avant le XXe siècle), elle n'évolue pas de façon aussi rapide. Elle se fonde profondément sur l'instinct et la tradition, bien plus que les autres arts (il est plus facile de s'habituer à l'écriture automatique ou à l'abstraction visuelle que l'atonalité, qui paraît immédiatement déprimante ou agressive...), et repose sur des schémas (comme un syntaxe) beaucoup moins souples et interchangeables, plus difficiles à changer que la parole ou la vision. Son plaisir vient de l'acquisition héréditaire de la signification de certains enchaînements, et c'est probablement pourquoi son évolution est nécessairement lente.
Déjà, structurellement, on voit bien que vu la courte durée de la période révolutionnaire, on pourrait difficilement aligner la création musicale européenne sur la politique française d'une décennie.
Mais on peut s'interroger, au delà de la période elle-même, sur l'impact de la Révolution dans l'imaginaire des musiciens, et les potentielles hardiesses et réformes qu'elle aurait autorisées.
Voyons donc.
2. Les Philosophes
La Révolution française intervenant au terme d'un processus de remise en question du pouvoir monarchique (je ne suis pas compétent pour certifier les liens entre les deux faits, vu le nombre de théories historiographiques en circulation), on peut être tenté de chercher des altérations de la théorie musicale chez les grands théoriciens qui ont présidé aux Lumières.
En France, les plus célèbres étaient en fait assez nuls en musique, et leurs goûts assez homogènes : tournés vers la facilité séductrice des mélodies de la musique italienne – qui n'avait pas du tout la même complexité comparative qu'au XVIIe siècle. Je me contente donc de convoquer Rousseau, le principal informé en la matière.
Jean-Jacques Rousseau, lui-même musicien, théoricien et compositeur, était lui aussi partisan de la musique italienne, et vigoureux contempteur de la musique française. Ses arguments étaient les mêmes que ceux de ses contemporains moins informée : la musique italienne était considérée comme plus mélodique, plus simple, plus directe, une sorte de retour à la nature, ou du moins à une forme d'authenticité. Un peu comme ceux qui protestent contre l'atonalité artificielle aujourd'hui.
La musique française, au contraire, était conçue pour servir des poèmes dramatiques, fortement codifiés, chantés avec un mode de déclamation expansif et artificiel, jugé geignard ou criard par nombre de contemporains. Un art formel, dont la complexité s'est renversée par rapport au début du siècle où le style italien était rejeté comme trop modulant – depuis Rameau (et l'évolution toujours plus vocale du seria italien), c'est l'inverse.
On pourrait donc être tenté de croire que Rousseau souhaitait par là une démocratisation de la musique ; rien de plus anachronique. Il s'agissait d'une querelle réservée à l'élite, faisant s'affronter le Coin de la Reine (des partisans de la musique italienne) au Coin du Roi (du côté de la musique française officielle) ; ces débats avaient lieu dans des salons débordant d'aristocrates, à coup de rhétorique – on peut s'amuser à relier les différents genres musicaux à des visions du monde. Pour Rousseau le lien avec son exaltation de la nature (comme modèle social ou éducatif, mais aussi comme objet d'émerveillement) et son goût des systèmes simples (en politique, cela se manifeste par la magie de la volonté générale) est assez évident, puisque la moindre sophistication de la musique italienne, moins contrainte et moins « fardée », est censée manifester plus de « vérité » et toucher plus directement au cœur. D'une certaine façon, la dispute opposait les musiciens (puisque, à l'exception d'intermèdes, la musique des scènes officielles était de style français, plus ou moins influencé par l'Italie) aux philosophes (les plus célèbres d'entre eux étant du côté de la seule musique qu'ils pouvaient comprendre, les pauvres).
Par ailleurs, l'Académie Royale de Musique donnait des représentations des nouveaux opéras à Paris, ouvertes au peuple. L'enjeu n'était donc absolument pas la diffusion. On pourrait davantage s'interroger sur la fin de la polyphonie dans les oeuvres sacrées au cours du XVIIe siècle (outil de la Contre-Réforme), ou sur les cantates sacrées (parfois subversives...) du XIXe siècle, qui avaient effectivement un impact sur la perception d'un vaste public. Mais pas la musique défendue par Rousseau.
Quant au système de notation proposé par Rousseau (à base de lettres et chiffres, un peu comme pour LilyPond), il s'agit d'une rationalisation, complètement dans l'esprit des Lumières, visant à remplacer la répétition de la Tradition par la simplicité de la Raison, mais qui n'est pas du tout assimilable à un projet de battre en brèche l'influence musicale de l'aristocratie. De toute façon, sa simplicité (utilisant les degrés de la gamme plutôt que les notes) la rendait surtout exploitable pour noter des mélodies simples, donc plutôt adaptée à la musique italienne qu'aux fréquents changements de mesure et aux raffinements harmoniques de Rameau, Leclair ou Mondonville – les modulations (changements de tonalité) rendent ambiguës la notation rousseauiste, pour ce que j'ai pu en voir.
3. Le tellurique Beethoven
Beethoven incarne un bouleversement quasiment sans exemple dans l'histoire de la musique – même Wagner, qui conduit le système tonal vers une sophistication qui aboutit en peu d'années à une perte de repères assez totale, ne change pas à ce point la logique profonde de l'acte de composition : Beethoven inaugure, d'une certaine façon, le désir de singularité du langage de chaque compositeur ; et plus une singularité de l'ordre de la variation, mais vraiment du contraste.
En ce sens, Beethoven, bien plus que la musique de la période du Sturm und Drang qui s'intéresse aux tonalités mineures et aux émotions un peu plus sombres, mais qui demeure résolument classique dans sa forme, ouvre le romantisme musical. Après nombre d'œuvres isolées d'autres compositeurs fondamentalement classiques (quelques exemples plus loin).
Néanmoins, on peut difficilement relier ses opinions politiques sur le jeune Bonaparte avec la démarche interne de sa musique : Beethoven était hors de la sphère d'influence française, et ne cherchait pas à écrire de la musique d' « idées », sauf peut-être à la fin de sa vie (Neuvième Symphonie, mouvement lent du Quinzième Quatuor), à une époque assez éloignée des événements, et dans un style déjà tout à fait romantique.
D'une manière générale, de toute façon, les innovations de Beethoven sont liées à une pensée nouvelle de la construction musicale (notamment l'importance de motifs courts comme base du discours, quelle que soit la structure générale), et à ses explorations... Une nécessité profondément musicale, qui n'a pas vraiment de lien avec un quelconque référent de la vie réelle ou même des autres arts.
1 – Le concert : enjeux systémiques, conditionnalités programmatiques et chasse aux vieilles biques
Je n'entrerai pas dans le débat, que je soupçonne illusoire, sur le vieillissement du public des concerts de musique classique : structurellement, c'est une musique de la maturité, et les images des parterres dans les années 30 montraient déjà mainte tête neigeuse — qui depuis a nécessairement laissé son siège à d'autres figures, elles aussi plus chenues que candides.
Néanmoins, si l'on veut rendre ces musiques difficiles (mélodiques moins faciles, présence de nombreuses strates contrapuntiques, durées longues des pièces, logique abstraite du développement, pulsation masquée...) accessibles au plus grand nombre, pour donner à chacun la chance d'éprouver cet héritage hautement raffiné, on se trouve face à plusieurs possibilités.
¶ Agir sur le programme.
¶ Agir sur le dispositif du concert.
¶ Programmer des artistes célèbres.
Les plus grandes salles, malheureusement, semblent largement se concentrer sur la troisième variable, la plus sûre et la plus simple à mettre en place. On appelle Natalie Dessay pour une soirée (elle peut bien chanter « Préparez votre pâte dans une jatte plate » de Legrand ou le final de Lucrezia Borgia, qu'est-ce que ça peut faire ?), ou Bartoli qui circule avec son dernier programme (toujours fascinant, certes) prêt-à-l'emploi, ou bien on reloue Goerne pour un 10997e Winterreise, et le tour est joué.
La Cité de la Musique, la Salle Pleyel et la Philharmonie de Paris, par exemple, ont bien essayé de trouver d'autres modes d'organisation (voir ici et là autour des paris lancés par leurs programmes), mais ces deux maisons ont finalement agi avant tout sur le jeune public, et à côté des concerts qui ont conservé leur forme traditionnelle ouverture-concerto-symphonie — sans autre justification forte que la tradition, alors que les amateurs de musique solo ne sont pas forcément les mêmes que les fidèles de la musique symphonique.
2 – Mångata : le dispositif
L'ensemble Mångata n'a (pas encore) la maturité et (probablement jamais) la notoriété équivalente à ces gens qui remplissent sur leur seul patronyme (c'est un ensemble vocal, pour commencer – à part les King's Singers, qui en serait capable ?), mais résout cette question en agissant sur les deux autres composantes du programme.
La brochure de l'Opéra-Comique est disponible en avance (format pdf), dès ce soir, sur le site de l'institution.
Assez peu de concerts dans cette saison du tricentenaire, mais côté drames scéniques, au moins deux monuments immenses, jamais documentés intégralement au disque et excessivement rares sur scène !
Dessin (plume, encre noire, lavis gris, traces de pierre noire) de Jean Berain, représentant une « forge galante », probablement pour le Prologue de L'Europe galante d'André Campra sur un livret d'Antoine Houdar de La Motte, acte de naissance de l'opéra-ballet.
1710 – André Campra – Les Festes Vénitiennes
Attentes
J'avais un peu maugréé lorsque Hervé Niquet avait choisi le Carnaval de Venise, au titre certes plus vendeur, mais sans la même fortune critique chez les contemporains de Campra, et surtout avec un librettiste pas du tout de la même trempe qu'Antoine Danchet. Voilà à présent ce manque documentaire réparé, et avec une équipe de tout premier plan : Les Arts Florissants, William Christie, Robert Carsen, Emmanuelle de Negri, Cyril Auvity, Reinoud van Mechelen, Marc Mauillon...
Les Festes Vénitiennes ont été un succès immense, une grande date dans l'histoire de la scène lyrique française. Il s'agit de l'une des œuvres les plus reprises de toute façon l'histoire de l'opéra français avant la réforme gluckiste : outre les Lully qui se taillent la part du lion, seuls L'Europe Galante de Campra, Issé de Destouches, Tancrède de Campra et Les Nopces de Thétis et de Pélée de Collasse connaissent davantage de reprises au cours du XVIIIe siècle. Ce phénomène a déjà été évoqué, et vous pouvez le comparer à la liste complète des œuvres scéniques de première importance données dans ces années à Paris et dans les résidences royales.
L'œuvre appartient au genre de l'opéra-ballet, dans cette période étrange qui voit s'affirmer simultanément la tragédie la plus radicale et la galanterie de l'opéra à entrées – l'opéra-ballet étant conçu comme une suite de tableaux plus ou moins indépendants. Beaucoup de compositeurs (dont Campra et Destouches) ont contribué à la fois aux deux genres, et en entrelaçant les deux types de production au sein de la même période.
Bien que je trouve personnellement le premier genre infiniment plus intéressant – on y trouve les plus beaux jalons de toute la tragédie en musique, Médée de Charpentier, Énée et Lavinie de Collasse, Didon de Desmarest, Idoménée et Tancrède de Campra, Callirhoé et Sémiramis de Destouches, Philomèle de La Coste, Pyrame et Thisbé de Francœur & Rebel... –, force est d'admettre que les tragédies post-lullystes ont surtout rencontré des semi-succès ou des échecs, à commencer par les plus audacieuses d'entre elles. En revanche, le public raffolait de ces ballets dramatiques que l'on associe d'ordinaire plutôt à la troisième génération de tragédie lyrique (celle de Rameau et Mondonville), écrites au même moment par les mêmes compositeurs.
Fait amusant, la prermière des Festes Vénitiennes était précisément dirigée par... Louis de La Coste, le compositeur d'un des livrets les plus horrifiques de toute la tragédie en musique.
L'œuvre n'a été redonnée qu'une fois sur instruments anciens, par Malgoire en 1991 (avec Brigitte Lafon, Sophie Marin-Degor, Douglas Nasrawi, Glenn Chambers ; mise en scène de François Raffinot). Hugo Reyne a fait le Prologue seul, Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps de Carnaval, en 2010, à La Chabotterie et à Versailles. Des extraits ont été enregistrés par Gustav Leonhardt (1995 ?), en couplage avec son Europe galante.
Bref, ce n'est pas forcément ce que j'ai le plus envie d'entendre, alors que les tragédies lyriques de tout Collasse et La Coste, sans parler des compositeurs moins illustres et des compositions restantes des plus célèbres, restent à réveiller... mais c'est un témoignage capital si l'on s'intéresse à la musique baroque française. Et confié à ceux qui servent le mieux cette musique de ballet : Les Arts Florissants.
Retour d'expérience
… suite à la représentation des Fêtes Vénitiennes à l'Opéra-Comique, le 26 janvier 2015 (première).
Je ne vais pas proposer une notule rien que pour cela, parce que tout était merveilleux, si bien qu'accumuler les superlatifs aurait peu d'intérêt. En outre, la spectacle sera visible dans deux jours sur CultureBox, si bien qu'il deviendra universellement accessible et qu'il sera peu nécessaire d'en faire la présentation pour les absents. Néanmoins, quelques éléments supplémentaires à ajouter à l'énoncé des attentes préalables, une fois la représentation passée.
Robert Carsen et son équipe tirent très habilement parti des clichés d'une Venise de fantaisie : dans les œuvres psychologiques, leurs jeux formels manquent parfois de réel propos, mais dans un opéra-ballet à entrées, avec de micro-intrigues et beaucoup d'effets visuels nécessaire, leur art consommé des jeux scénographiques en fait les meilleurs prétendants possibles.
Sans aucune fausse prétention à la finesse, tout y passe : les touristes, les habits de doge, les dominos noirs, les robes-tables de jeu pas nettes, les coulisses et miroirs, les gondoles à gambettes…
L'œuvre s'y prête très bien. Grand moment d'hilarité lorsque paraissent, dans l'opéra pastoral qui clôt l'œuvre, des danseurs figurant des moutons grâce à des perruques XVIIe… très semblables à celles utilisées dans l'Atys de Villégier ! La pièce se jouait dès sa création en quatre entrées (incluant le Prologue, parfois remplacé par une simple entrée), variées au cours de son vaste succès : de nouvelles ont été composées, et leur ordre chamboulé.
Le Prologue « Le Carnaval et la Folie » conte, d'une façon qui deviendra par la suite un lieu commun de la scène lyrique, la victoire de la Folie sur la Raison (en temps de Carnaval). Seul trait rarement vu, la présence de deux philosophes, Démocrite (haute-contre !) et Héraclite (basse-taille), sortes de suivants de la Raison (qui chante elle aussi). Pour la suite, trois entrées dans la version originale de juin 1710:
La Feste des Barquerolles, compétition de gondoliers ;
Les Sérénades et les Joueurs qui s'achève au Ridotto du Palazzo San Moisè (appelé « la Ridote » dans le livret) ;
L'Amour saltimbanque, sur la place Saint-Marc.
Le succès conduisit à ajouter de nouvelles entrées dès 1710 :
La Feste marine
Le Bal ou le Maître à danser
Les Devins de la Place Saint-Marc
L'Opéra ou la Feste à chanter
Le Triomphe de l'Amour et de la Folie
En 1729, une Cantate préalablement écrite fait office d'entrée ; en 1731, Le Jaloux trompé, remaniement d'une entrée composée pour complément les fameux Fragments de M. de Lully (1703, succès considérable pour le goût nouveau des divertissements à entrées). La dernière reprise complète (avant l'exhumation au XXe) a lieu en 1759, et l'œuvre est donnée par extraits au moins jusqu'en 1762, bien après la mort de Campra (1744) et Danchet (1748).
Outre le Prologue, la sélection faite par William Christie ne contenait trois entrées de 1710, dont une seule tirée de la première version de l'œuvre :
Le Bal ou le Maître à danser
Les Sérénades et les Joueurs
L'Opéra ou la Feste à chanter
Le Bal, sur fond de travestissement alla Marivaux (le puissant se déguise en valet pour éprouver l'amour de sa soupirante, mais ici les rangs sont bouleversés, et il aime bel et bien une petite servante), sert surtout de support à la joute jubilatoire entre le Maître de Musique et le Maître à Danser, dont les arguments sont soutenus par autant de citations du répertoire. On y retrouve notamment deux des moments les plus célèbres et spectaculaires de la tragédie en musique : la tempête d'Alcyone et les songes agréables & songes funestes d'Atys. D'autres citations parcourent l'œuvre, comme un pastiche frappant de l'Ouverture d'Atys en guise d'intermède dans l'entrée de « L'Opéra ou la Fête à chanter », des emprunts à Issé de Destouches (Sommeil et Scène d'après nature), autre immense succès, voire une basse obstinée très parente de celle des chaconnes du début du XVIIe italien (Merula, Rossi…)
Les Sérénades et les Joueurs met en scène un séducteur basse-taille, chose rare (le précédent lullyste, Roland, et son décalque Alcide dans Omphale, était surtout des guerriers : amoureux mais éconduits), mais que Campra aimait manifestement beaucoup (témoins le rôle-titre Tancrède et Pélops dans Hippodamie).
Tableau délectable, où deux femmes séduites, jalouses et suspicieuses, se rendent compte, dans une rue de Venise, qu'elles sont en réalité trompées pour une troisième (qui, elle, chante en italien !). Les scènes d'affrontement entre femmes ou avec l'amant sont assez électrisantes, remarquablement taillées par le grand librettiste qu'est Antoine Danchet, plutôt passé à la postérité pour ses œuvres sombres et sérieuses comme Tancrède et bien sûr Idoménée (le livret de l'Idomeneo de Mozart, une fois dûment ratiboisé par Varesco pour en faire un seria insipide, est directement emprunté à Danchet).
L'amant tancé reçoit donc le conseil d'aller plutôt taquiner la Fortune (dans toute son ambiguïté) au Ridotto (ouvert, ce n'est pas une coïncidence, pendant le… Carnaval de 1638) où s'achève l'entrée, dans un court second tableau.
Enfin L'Opéra ou la Fête à chanter nous gratifie d'un plaisant dispositif de théâtre dans le théâtre, où l'amour hors scène culmine dans un enlèvement pendant la représentation (où Borée s'empare de Flore), avec un panache romanesque digne… de la réalité (certes ultérieure).
La semi-parodie d'opéra pastoral est sans doute un peu plus difficile à digérer aujourd'hui, car elle est plus difficile à goûter autrement qu'au second degré, contrairement aux autres parties de l'œuvre.
Le plus étonnant est en réalité que la musique de Campra est d'une constante richesse et d'une très grande qualité : pour un opéra-ballet, on n'y entendra que très peu de remplissage pittoresque. La plupart des divertissements servent l'action, et les canevas sont très divers et virtuoses par rapport à l'usage du temps — et même des périodes ultérieures.
Je n'en attendais pas beauccoup sur ce plan, n'étant pas particulièrement friand de ce genre assez décoratif, et je dois admettre avoir été très impressionné.
Cette variété doit beaucoup aussi à William Christie et aux meilleurs talents des Arts Florissants (pardon pour les autres, mais Thomas Dunford et Béatrice Martin étaient dans la fosse !). Comme pour son second Atys, le parti pris est clairement celui de la grande diversité de procédés, dans une richesse exubérante qui me paraît plus contemporaine qu'authentique (les alternances de pupitre, les doublures des violons par l'aigu du clavecin, le grand nombre d'effets de textures et d'essais d'alliages… tout cela est très mobile et très « écrit », finalement, pour ce type de musique)… mais autant pour Atys on pouvait sentir que l'intensité du drame supportait facilement plus de sobriété, autant ici, cela sert au contraire l'exubérance des thématiques sollicitées par le librettiste et le compositeur : difficile d'en exalter mieux l'esprit versatile.
Quant au chant, il est inutile de détailler, les noms parlent d'eux-mêmes, c'est le meilleur du chant baroque qui défilait. Même des chanteuses dont j'ai plusieurs fois souligné l'émission ronde, voire la prosodie et l'expression un peu prudentes, comme Émilie Renard, Élodie Fonnard ou Rachel Redmond, donnaient ici au contraire le sentiment d'une appropriation complète du texte et de la musique entrelacés. [J'en profite pour recommander avec la dernière vivacité le disque d'airs de Kapsberger de Redmond, dont je n'ai pas eu encore le temps de parler, et qui est l'un des plus beaux jamais publiés dans ce répertoire.] Cyril Auvity, Marc Mauillon (toujours la même clarté fulgurante, mais plus guère de métal superflu, et plus le moindre maniérisme), Emmanuelle de Negri (d'un abandon verbal remarquable, et beaucoup plus finement focalisée qu'autrefois, presque tranchante) m'apparaissent même au sommet de leurs moyens, de leur carrière, de leur style et de leur inspiration, de grandes figures dont on évoquera avec mélancolie le souvenir dans quelques années, comme celui d'un Âge d'or…
Pour que des musiciens dont les standards sont si élevés puissent encore surprendre en bien, pour qu'un ballet à entrées soutienne à ce point l'intérêt scénique, et pour qu'une musique de ballet puisse à ce point d'épanouir indépendamment même du visuel… on assiste à un petit miracle.
Pas besoin de publier d'extraits, mais ne le manquez pas sur CultureBox lorsqu'il y paraîtra.
1829 – Ferdinand Hérold – Le Pré aux clercs
Il a déjà été amplement question de Zampa ou la Fiancée de marbre, que je tiens pour le chef-d'œuvre de son auteur :
¶ Structure.
¶ Un peu de musique et distribution de la version donnée dans la même maison.
¶ Une parodie de Don Giovanni.
¶ ... vu sous l'angle de l'humour en musique.
¶ « Comique mais ambitieux » : une plus vaste évocation des finesses musicales de la partition.
Mais le Pré aux clercs n'est pas en reste, et vaut bien davantage que les meilleurs Boïeldieu ou Auber. La seule notule qui lui est consacrée à ce jour l'est vraiment par le petit bout de la lorgnette, il faudra remédier à cela.
Intrigue virevoltante tirée de la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, musique assez rossinienne (mais plus variée et raffinée), très positive, ne dédaignant cependant pas la mélancolie ou la poésie. Si l'on aime la Dame Blanche de Boïeldieu, c'est comparable, mais sans les baisses de qualité – les scènes continues et les ensembles sont le point faible de Boïeldieu, mais le point fort d'Hérold. Deux disques d'extraits ont été disponibles par le passé (l'un avec Pasdeloup, l'autre avec Radio-Lyrique), absolument épuisés aujourd'hui ; il faut peut-être tenter en médiathèque.
Sinon, quelques rares bonnes représentations ont eu lieu (en particulier Serebrier à Londres, au début des années 90), les bandes radio sont parfois trouvables. Malheureusement, la plupart des documents sont bidouillés, puisque le monde musical (metteurs en scène inclus) ne sait manifestement jamais quoi faire des dialogues parlés dans ce type de répertoire, et particulièrement face à un public non locuteur...
L'Opéra-Comique frappe fort sur ce titre : je ne peux pas préjuger de la direction de Paul McCreesh que je ne crois jamais avoir entendu dans ce type de répertoire (à peu près dans tous les autres, en fait, mais pas dans celui-là...), en revanche la distribution impressionne par son calibrage parfait.
=> Marie-Ève Munger, une Lakmé (gros succès à Saint-Étienne tout récemment), pour le rôle de soprano colorature d'Isabelle Montal.
=> Jaël Azzaretti, profil un peu plus léger et étroit, pour le rôle de second (semi-)comique de Nicette.
=> Michael Spyres (Mergy), à la fois souple et héroïque, grand maître de ces rôles paradoxaux du répertoire français.
=> Emiliano Gonzalez-Toro pour le ténor grave Comminges, choix astucieux que ce timbre étrange et ce petit accent pour terrifiant bretteur.
=> Éric Huchet pour le ténor bouffe Cantarelli, du grand luxe – seul risque, qu'il couvre les autres, notamment dans le grand trio de ténors final.
=> Les chœurs, qui ont de belles parties intégrées à l'action, avec Accentus, une bénédiction à chaque fois.
Extrait d'une version inédite de la BBC enregistrée en 1987, le final mis en ligne sur la chaîne de CSS il y a quelques années (attention spoiler !) :
BBC 1987 — Nan Christie (Marguerite de Navarre) — Carole Farley (Isabelle) — Marylin Dale (Nicette) — John Aler (Mergy) — Paul Crook (Comminge) — Stephen Richardson (Girod) — BBC Symphonic Orchestra & Choir — direction José Serebrier
Et puis
Mais ce n'est pas tout. Parmi les choses sympathiques :
Le CNSM offre, au fil de l'année et plus particulièrement à chaque échéance pour les étudiants, des spectacles de haut niveau dont l'entrée est gratuite. Comme chaque année, je fais mon petit marché.
1. Les précédents
L'an passé, comme en 2011 (avec Cécile Achille et Raquel Camarinha) et en 2012 (avec trois accompagnateurs merveilleux, dont Philippe Hattat-Colin), c'était le récital de la classe de lied & mélodie de Jeff Cohen qui tenait la vedette ; sur cinq chanteurs, trois remarquables interprètes (Laura Holm, Caroline Michaud et Samuel Hasselhorn – ce dernier même exceptionnel dans son répertoire de prédilection, le lied schubertien, et nettement plus en voix qu'au Petit Palais), et un petit miracle en la personne d'Elsa Dreisig : voix radieuse de soprano lyrique assez léger, timbre haut et projection fière, maîtrise virtuose des langues, finesse des intentions, et même un abattage scénique remarquable (posé sur un joli minois, l'effet est réellement ravageur). Même chez les plus grandes gloires, on a rarement la combinaison à ce degré de toutes les qualités requises chez le chanteur lyrique, à la fois.
Mais le CNSM ne nourrit pas que des liedersänger en son sein, et cette saison, tenté par la résurrection d'encore un autre Hahn inédit, j'ai fait un peu de place dans un agenda serré.
Début de l'acte III : Igor Bouin (le Comte Clidamant) fait le petit récit de baryton, puis entre Marina Ruiz (Hélys, suivante de Louis de La Vallière), après les rires. Où l'on entend la versatilité de l'écriture de Hahn, virevoltant en permanence entre les caractères opposés.
2. La Carmélite (1902) de Reynaldo Hahn (1874–1947)
Le Hahn que nous connaissons, le compositeur d'opéras légers, voire d'opérettes, est celui de la maturité : à partir des années 20 (Ciboulette) et surtout pendant les années 30 (Ô mon bel inconnu, Le Marchand de Venise, Malvina). Il existe déjà beaucoup de manques dans cette période (Mozart, Une revue, Le Temps d'aimer, Brummell manquent, sans parler de l'excellente musique non scénique et du plus tardif Le Oui des jeunes filles), mais la période précédente est vraiment mal documentée (La Colombe de Bouddha en 1921, qu'on vient de réentendre, Nausicaa en 1919, un véritable opéra pour Monte-Carlo, l'opérette Miousic en 1914 en collaboration avec Saint-Saëns, Messager et Lecocq, et La Carmélite en 1902... tout cela fait défaut au disque et sur scène).
Avant La Carmélite, le jeune Hahn – significativement, l'opéra est dédié « À ma mère » – n'avait écrit qu'un Agénor écrit pendant ses dix-neuf ans (1893), jamais publié (possiblement inachevé), et L'Île du rêve en 1898, une « idylle polynésienne » en trois actes d'après Pierre Loti – on se demande à quoi cela peut bien ressembler, sans être forcément très tenté...
La Carmélite (contrairement à ce que dit le programme du CNSM, qui parle d'opéra comique, un genre jamais traité par Hahn) est qualifiée par le compositeur de « comédie musicale », et ce sous-titre pouvait bien sûr prêter à confusion – à plus forte raison lorsque l'équipe, deux mois plus tôt, en avait proposé une vraie au public (Ligne 5, belle composition ad hoc). Et, étrangement, cela n'en reflète nullement le contenu : il s'agit d'un véritable opéra, long et fort sérieux. À peine trouvera-t-on quelques allègements chez les seconds rôles, mais on ne peut même pas parler d'humour. J'ai au passage passé un assez long moment d'adaptation à cause de cela, m'attendant à retrouver le Hahn espiègle, et étant plutôt confronté à sa musique de chambre et à un ton lyrique tourné vers le grand opéra, que je ne lui connaissais pas.
Musicalement, malgré la réduction piano, c'est un compositeur dans la pleine de maîtrise de ses moyens qu'on entend, d'aspect très varié, généreusement modulant, jamais innovant. La partie orchestrale est vraiment superbe de bout en bout, aussi bien dans l'accompagnement vif des réparties que dans les interludes descriptifs, les emprunts archaïques façon Henry VIII ou les épanchements lyriques où les cordes doubleraient les voix. Bref, c'est bien beau.
En revanche, le livret de Catulle Mendès, pour lequel j'ai au demeurant beaucoup de sympathie (outre son nom rigolo, il a inventé quelques jolies nouvelles, modestes mais vraiment plaisantes), est une catastrophe. Il reprend minutieusement tous les poncifs de la plus célèbre des histoires d'alcôve, réussissant à la fois à concentrer le plus de mensonges historiques, de grandiloquences risibles, et à tuer toute surprise possible, tant les moindres outrances de la légendes sont religieusement reproduites. Le tout dans une langue parfaitement plate et sans une once d'allègement qui pourrait donner un peu de lustre et de malice – je m'attendais à une parodie spirituelle, j'en ai été pour mes frais. Il faut dire qu'attendre de la spiritualité de la part de Catulle Mendès était sans doute un peu ambitieux – ou alors au sens de ce final sulpicien qui ferait hurler au mauvais goût les plus fidèles grenouilles de bénitier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
Résumé de la pièce : Louise (future duchesse de La Vallière, mais tout le monde l'appelle Louise parce qu'elle est bonne et simple, bien sûr) est une innocente créature échappée de la campagne, arrivée un peu par hasard à la Cour, dans le but de servir humblement. Elle aime sans espoir et sans concupiscence le Roi, comme une enfant. Le Roi est bouleversé par cet amour désintéressé, et se répand en maint duo d'amour, mais voilà, l'évêque (Bossuet, bien sûr, sinon ce ne serait pas drôle) lui dit qu'elle sera damnée, tout ça. Alors elle est triste (et un peu abandonnée par le roi, aussi), elle peigne les cheveux de la Montespan pour lui prouver son humilité, et elle finit par casser avec son petit copain, avant de partir au cloître. Au cloître, tout va bien, chœurs célestes, l'évêque la félicite, la reine vient l'embrasser pour lui dire qu'elles sont sœurs (genre) parce qu'elles partagent le même amour inconditionnel de ce volage qui en a bien le droit puisqu'il est choisi par Dieu.
Dit comme ça, ça semble rigolo, mais quand on entend ce Louis XIV ténoret, quand Louise pépie pendant un quart d'heure devant les oiseaux de Trianon du jardin, ou pleurniche pendant trente minutes en robe de chambre sur le palier de la Montespan, je vous assure que le sourire finit par vous quitter.
Malheureusement, l'écriture vocale s'en ressent : la veine mélodique n'est pas très puissante, comme si les moyens musicaux puissants mais consensuels de Hahn cherchaient à se courber à la hauteur du texte.
3. Les étudiants de L2 et L3 au CNSM
Une fois dit que la pièce été profondément ennuyeuse malgré ses qualités musicales, il faut mentionner, en plus de l'intérêt de la découverte (qui reste entier, ce titre et ce sujet susciteraient la curiosité de tout le monde, je crois), la qualité remarquable du spectacle.
D'abord la direction du piano de Yann Molénat : en deux heures trente de spectacle, je n'ai pas entendu une paille dans l'accompagnement, toujours un beau galbe musical, très présent, et complètement attentif aux chanteurs. Scéniquement aussi, il y a certes à faire, mais le livret est exploité au maximum dans une scénographie épurée où chacun a quelque chose à faire : le travail de fond d'Emmanuelle Cordoliani a porté ses fruits. De même, avec peu de dépense manifestement, les costumes inspirés du XVIIe siècle mais faisant largement écho aux usages vestimentaires d'aujourd'hui étaient très réussis (Sonia Bosc).
Les niveaux étaient très différents : à ce stade, certains ont déjà atteint leur maturité vocale et leur équilibre, tandis que d'autres le pressentent et l'améliorent encore. Le phénomène est particulièrement sensible dans les chœurs, où les harmoniques encore désordonnées des voix féminines s'entrechoquent (chacune continuant d'emprunter sa « voix de soliste », on n'entend plus aucune ligne) et où la justesse se dérobe.
Ce n'est pas encore la fin de l'année universitaire, mais comme j'ai fait quelques-unes de mes plus belles découvertes lyriques de la saison, petite remise de prix (avec extraits sonores).
Alors que vient de paraître Dimitri sous l'égide du Palazzetto Bru Zane, un mot sur la symphonie de Victorin de Joncières, jouée dès avril 2011 et qui doit être publiée ultérieurement. Et quelques indications sur les prochains projets lyriques de la Fondation Bru Zane.
1. La « Symphonie Romantique » (1873)
Joncières est avant tout un critique musical (sous le nom de Jennius dans le journal La Liberté, pendant tout le dernier quart du XIXe siècle), wagnérien et franckiste, musicien amateur mais sérieusement formé. Ses œuvres scéniques (de l'opérette au grand opéra), quoique discutées, ont été plutôt bien accueillies en son temps.
Aujourd'hui, comme contemporain (1839-1903) de Bizet, Brahms et Tchaïkovski, il n'appartient pas à la phalange des compositeurs majeurs, mais Bru Zane l'a sélectionné, parmi tant d'autres choix possibles (dont beaucoup m'auraient paru plus judicieux) ; concernant la Symphonie Romantique, toutefois, cela s'explique assez bien : c'est un objet assez étrange, différent de ce qui s'écrivait à l'époque, très loin de tout style national.
Les deux derniers mouvements (scherzo et final) de la Symphonie romantique de Victorin de Joncières. Hervé Niquet et le Brussels Philharmonic en avril 2011 à la Scuola Drande di San Rocco.
Il faudra peut-être le réenregistrer pour le disque, parce que l'orchestre, capable pourtant de très belles choses dans un répertoire ultérieur plus exigeant techniquement, était en petite forme ce jour-là : bois très ternes, cordes pas très juste (manque d'habitude du non-vibrato ?). Le son et l'articulation évoquent davantage les formations de cacheton qu'une grande phalange européenne... avec une seconde session, le résultat pourrait avoir une tout autre allure. (Je retirerai la bande à ce moment-là... mais faute d'alternative, il est déjà merveilleux de pouvoir l'entendre !)
On y remarque le goût de Joncières pour les alliages, avec beaucoup de soli, d'essais de couleur (pas forcément fulgurants, mais la partition regorge de tentatives assez originales), de courts motifs très individualisés. L'œuvre ne constitue pas un monument incommensurable, mais les deux derniers mouvements sont intéressants, avec un scherzo d'atmosphère fantastique qui évoque Weber (danses du Freischütz), Czerny (Première Symphonie) et Mendelssohn (Songe d'une Nuit d'Été), qui culmine dans un climax orageux assez paroxystique, qui a peu d'équivalents. Le final est étonnant également, entièrement fondé sur un choral de vents accompagné par des descendes de cordes en trémolo, clairement inspiré de la procession de Tannhäuser (et, dans une moindre mesure, du final du Vaisseau Fantôme) ; musicalement, la substance du mouvement est simple, mais l'affirmation de sa simplicité diatonique et ses moyens d'orchestration amples le rendent très persuasifs.
À entendre, au moins une fois.
2. Les opéras
Outre quelques opérettes, l'ambition de ses titres sérieux ne laisse pas d'impressionner : musique de scène pour Hamlet, opéras sur Sardanapale, La Reine Berthe, Les Derniers Jours de Pompéi, Dimitri, son plus grand succès qui offre une autre vision de l'histoire de Boris Godounov et Grichka Otrepiev, et même un Lancelot du Lac, personnage finalement rare à l'opéra, toujours dans l'ombre d'Arthur. Un Lancelot composé par un critique wagnérien, créé (1900 !) exactement entre Fervaal de Vincent d'Indy (1897) et l'Arthus de Chausson (1903), même si les librettistes sont plus conventionnels (Louis Gallet et Édouard Blau, auteurs respectivement de Thaïs et Werther de Massenet), voilà qui intrigue.
Le 8 avril, on jouera à la Cité de la Musique des extraits du Dernier Jour de Pompéi. Couplage avec quelques-uns d'Herculanum de Félicien David, qui vient d'être joué à Versailles, où je ne l'ai pas entendu – mais la lecture de la partition ne m'avait vraiment pas ébloui, pas plus que l'écoute de la parution récente de Lalla-Roukh (Ryan Brown / Opera Lafayette) ni que ses œuvres plus célèbres de musique symphonique ou de chambre (même sans considérer qu'il s'agit de musique des années 1860, on ne peut pas dire que le manque d'audace soit compensé par une veine mélodique hors du commun).
Joncières est plus intrigant, mais à la lecture de la partition, les carrures rythmiques répétées à l'infini (et pas exactement sophistiquées, du type croche-croche-croche-croche) m'inquiètent un peu. Harmoniquement, la partition semble plus savoureuse que Dimitri qui ne m'a pas paru très aventureux. Mais je n'ai pas fini de lire l'un et l'autre, donc je réserve mon jugement après une lecture complète... et a fortiori après une écoute en action de ces musiques. Cela ressemble à du grand opéra pas très exaltant, mais parfaitement honnête, tout à fait de quoi se satisfaire lorsqu'on aime déjà le genre.
Dimitri, plus varié, semble aussi moins raffiné dans les couleurs. Mais j'en parlerai lorsque je l'aurai essayé au disque, dans les prochains jours.
3. Prospective et souhaits
Ce qui m'intéresserait le plus sort un peu des attributions romantiques de Bru Zane : pour en rester à ce que j'ai lu ou joué, Frédégonde de Saint-Saëns, La Dame de Monsoreau de Salvayre, les Bruneau inédits, Le Retour de Max d'Ollone, Hernani de Hirchmann, des Février, Ivan Le Terrible de Gunsbourg, L'Aigle de Nouguès...
Cependant il reste tout de même les premiers Reyer, Le Tribut de Zamora de Gounod (partition riche et trépidante, vraiment le bon côté de son auteur, et qui n'existe que sous le manteau avec accompagnement piano), Françoise de Rimini de Thomas (jouée à Metz il y a peu, mais qui mérite un enregistrement), Jeanne d'Arc de Mermet, Patrie ! de Paladilhe, et pas mal d'autres choses auxquelles je rêve... ou encore mieux, celles que je ne soupçonne même pas !
Je suppose que cela dépend aussi de compromis passés avec Hervé Niquet, qui est quasiment le seul collaborateur lyrique de leur entreprise.
À la lecture des partitions, ça ne me paraissait (de loin) pas le plus urgent, donc, mais je ne vais certainement pas cracher sur une véritable découverte en première mondiale.
De même que pour le belcanto, ce n'est pas tous les jours qu'on voit le ballet classique associé avec la musique. Le désintérêt du public traditionnel et des chorégraphes est d'ailleurs particulièrement remarquable : applaudissements pendant la musique lors des grands solos dans les œuvres célèbres, applaudissements pour les décors, musique bidouillée, ignorée ou pis, constituée d'arrangements hétéroclites de qualité exécrable, généralement sans portée dramatique ou psychologique. Il suffit de lire les ouvrages, sites ou revues consacrés à la danse : on nomme le compositeur, éventuellement assorti d'un adjectif, et tout le reste dévolu à la chorégraphie, et particulièrement aux interprètes. Un peu comme pour les voix lorsqu'on monte Anna Bolena de Donizetti.
Pour le diptyque américano-suédois donné en ce moment au Palais Garnier, il en va autrement pour la musique, mais la tradition demeure : jusque dans le magazine de l'Opéra, En scène, quatre pages solidement documentées sur les chorégraphes. À peu près rien sur les compositeurs (à part que Morton Gould est américain...).
Comme souvent, et malgré la distribution luxueuse (Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche dans Fröken Julie), je ne suis pas vraiment touché par ces chorégraphies très formelles, avec leurs numéros attendus comme dans l'opéra seria, leurs mouvements pauvrement en relation avec l'argument ; par-dessus tout, la danse n'atteint pas le degré de précision expressive des mots, même en comparaison d'un livret médiocre. C'est finalement dans le registre comique que je la trouve la plus puissante ; ou alors en lien avec une intrigue dramatique développée, au théâtre par exemple.
Ces œuvres sont pourtant présentées comme des tentatives, au milieu de XXe siècle, de faire évoluer le modèle ; c'est possiblement vrai pour les pays nordiques et l'Amérique, beaucoup moins évident si l'on considère ce qui se créait à Paris depuis quelques décennies... Même si la pantomime prend largement le pas sur le caractère ornemental des ballets romantiques traditionnels, River Fall Legend et Fröken Julie demeurent issus du même patron, et en conservent les invariants essentiels.
C'est donc essentiellement l'attrait de la musique qui m'a conduit à l'Opéra pour ces ballets de Cullberg et de Mille.
2. Ture Rangström et le postromantisme suédois
Ture Rangström (1884-1947) n'est à peu près jamais joué en France, mais était considéré comme un compositeur de premier plan en Suède, et correctement documenté par le disque : intégrale des symphonies (merci CPO), Symphonie n°4 chez Caprice, des mélodies avec Birgitta Svendén et Håkan Hagegård chez Musica Sveciæ, les lieder avec orchestre Häxorna chez Phono Suecia, de la musique de chambre chez CPO... et des extraits de Fröken Julie (plus quelques pièces pour piano) chez Swedish Society Discofil.
On le voit, c'est avant tour une célébrité locale, même si la distribution facilitée des disques, aujourd'hui (et par-dessus tout le travail de CPO), rend son legs assez accessible.
Adoubé par Sibelius tôt dans sa carrière, il appartient clairement à une veine postromantique assez traditionnelle. Ses spécificités s'entendent surtout dans la musique de chambre, où il parvient à transmettre les mêmes atmosphères nordiques évocatrices que d'autres à l'orchestre, alors que ce genre est d'ordinaire plus formel et abstrait.
Ce n'était en revanche pas un très grand orchestrateur, et ses œuvres symphoniques montrent un musicien traditionnel, voire germanisé (on entend facilement, dans son corpus orchestral, qu'il s'est perfectionné auprès de Pfitzner).
Moins novateur qu'Alfvén, moins original qu'Atterberg, moins séduisant que Stenhammar, il mérite tout de même l'écoute (beaucoup plus intéressant que Peterson-Berger, par exemple).
Pour écouter le meilleur de Rangström, outre la musique de chambre, il faut se tourner vers son intense cycle de lieder orchestraux Häxorna (« Les Sorcières »), ou bien vers son ballet Fröken Julie – dont seule une douzaine de minutes a été publiée au disque, très prometteuse, libérée du formalisme et élégamment volubile, riche en atmosphère et en couleurs.
Nicolas Le Riche en Jean.
3. Le mystère Grossman
Premier mystère : le programme de salle (ainsi que d'autres sources) créditent Hans Grossman pour les « arrangements musicaux » et l'« orchestration ». La chose est très fréquente au ballet, lorsqu'on adapte un compositeur célèbre – les œuvres pour piano de Rangström seraient-elles à ce point des hits qu'on les orchestre pour faire venir le public, comme du Chopin ou du Tchaïkovski ?
Cela ne se peut de toute façon, puisque la commande avait été passée à Rangström au faîte de sa gloire par Cullberg, il ne s'agit absolument pas d'un emprunt, mais bien d'une composition originale.
Se pose alors la question : Rangström, même si ce n'était pas son point fort, était totalement compétent pour orchestrer sa partition, vraisemblablement plus que n'importe quel arrangeur postérieur.
Je n'ai pas réussi à trouver le fin mot de l'histoire : l'orchestration est la même entre les extraits gravés au disque par Stig Westerberg et les versions scéniques dont le disque est manifestement tiré ; et Grossman reste crédité dans les deux cas. Existe-t-il une partition originale ? Rangström a-t-il été adapté (trop audacieux ?) ou aidé (pas le temps, pas intéressé, fatigué, etc.) ? Je ne parviens pas à trouver d'éléments précis sur la genèse de la composition ou sur les interventions postérieures... puisque, comme précisé plus haut, toute la littérature spécialisée ne parle que du ballet.
Il y a peut-être une biographie de Rangström en suédois, mais ça fait un gros investissement en temps pour une petite notule.
Quoi qu'il en soit, le résultat ressemble assez à l'orchestre de Rangström, très correctement fait, à défaut d'être particulièrement personnel, audacieux ou chatoyant. Un joli effet de carillon notamment (célesta doublé de pizzicati).
Extrait du grand pas de deux sur la musique de Rangström – pas le meilleur moment musical, au demeurant.
4. Fröken Julie de Ture Rangström (1950)
Cette Mademoiselle Julie de Rangström accole à un postromantisme évident quelques touches de folklorisme nordique. Les effets n'en sont pas particulièrement profonds : un lyrisme agréable parcouru d'esquisses de danse populaire, un beau carillon pour célesta et pizzicati, beaucoup de jolies marches harmoniques – c'est-à-dire un motif répété en remontant la gamme, comme les marches d'un escalier.
En plus d'un point, la partition évoque les harmonies et les élans lyrique de Bernard Herrmann (particulièrement celui de Vertigo et Marnie), et jusqu'à ces sortes de claxons de bois qu'on entend en 1958 dans la filature de San Francisco. Des cordes qui chantent des thèmes très mélodiques mais un peu insaisissables, d'une mélancolie presque dépourvue d'espoir.
L'ensemble n'est pas dépourvu de charme, mais en salle, on est aussi frappé par la répétition des mêmes thèmes et formules, si bien que l'émerveillement laisse un peu trop la place à l'habitude. La douzaine de minutes d'extraits sur le disque Westerberg fait en définitive meilleure impression que l'intégralité, belle, mais qui ne se renouvelle pas beaucoup.
5. Fröken Julie, une chorégraphie de Birgit Cullberg
Pour les besoins de la scène, l'intrigue de Strindberg, une longue suite de va-et-vient ondoyants et d'incertitude psychologique, devait être simplifiée, à bon droit – la pantomime ne pouvant rendre leurs nuances. Aussi, les séquences sont beaucoup plus nettement délimitées, et les hésitations des personnages se lisent surtout dans le grands pas de deux de la cuisine, où Julie émoustille, badine et repousse tour à tour Jean.
La réduction très économe de l'intrigue fonctionne assez bien, même si la scène de champs, absolument absente de la pièce (en huis clos, avec peu de personnages et aucun accès extérieur), sortie tout droit du ballet de la première moitié du XIXe, est assez étrange. De même, la fin est simplifiée et romantisée : Julie conduit le bras de Jean pour lui percer le cœur (par un étrange poignard anachronique), au lieu de la sortie calme et énigmatique qui laisse présager un suicide. La sonnette finale est d'ailleurs tout à fait inintelligible sans avoir lu la pièce.
D'une manière générale, le personnage de Jean est présenté de façon beaucoup plus sympathique et innocent, plutôt le jouet de Julie, sans son pouvoir dominateur et son investissement distant – d'un charisme plutôt terrifiant dans la pièce. De même, la silhouette implacable du père, présent seulement par ses bottes chez Strindberg, s'incarne dans un personnage de caractère plutôt amusant.
Tous ces choix contrastent avec certaines poses particulièrement provocantes chez Julie.
On peut trouver la schématisation de l'intrigue déplaisante, mais elle était nécessaire, et dans la perspective choisie d'une relecture romantique, elle conserve quelques points forts :
des personnages très fortement caractérisés visuellement : prétendant, valet et maîtresse évoluent dans des grammaires chorégraphiques distinctes ;
le ballet des Illustres, sur un principe simple (dans le rêve de Julie, les ancêtres sortent des tableaux et entament une sorte de Sabbat), a beaucoup de charme et d'allure. Totalement étranger à l'atmosphère réaliste et désespérée de l'original, mais réussi en soi, dans un environnement qui n'a de toute façon plus beaucoup de points commun en dehors d'une vague trame.
6. Fall River Legend de Morton Gould (1948)
À l'inverse, la bonne surprise émane du ballet de Morton Gould (également un grand chef) – lui aussi plutôt bien servi au disque, et bénéficiant de plusieurs version intégrales de Fall River Legend. Une musique américaine en diable, mais au sens des meilleurs représentants de la tendance (Ives, Copland, Virgil Thomson, Randall Thompson, Diamond...) : rien de facile ou de kitsch, malgré une grande profusion de couleurs vives.
La partition en elle-même est très variée, alternant les fanfares, les thèmes folkloriques, les petites danses (et même une valse !) avec des moments plus acérés – même si globalement, malgré l'histoire (le fait divers d'une jeune fille qui assassine sa famille à la hache), la musique demeure de la musique de danse, très peu dramatique. Les numéros s'y succèdent avec urgence, mais sans jamais s'articuler explicitement avec ce qui se déroule sur scène.
Le fait le plus étonnant est que le résultat paraît consonant à cause des carrures dansantes et des mélodies très réelles et accessibles... tandis que le spectre harmonique est d'une grande richesse. Des bluettes folkloriques sur un accompagnement saturé, cela existe, mais Gould parvient à combiner les plaisirs des deux sans qu'ils semblent se contredire : le primesautier et le savant s'entrelacent avec une rare finesse.
7. Fall River Legend, une chorégraphie d'Agnes de Mille (1948)
Otto Nicolai n'est guère joué (ni écouté) en dehors des pays germanophones. En 2013 et 2014, une dizaine de grandes maisons l'ont données, hors Glasgow, on ne trouve qu'une soirée dans un théâtre secondaire de San Francisco (et dans une traduction anglaise) ; sinon, il faut aller à Radebeul, Gera, Lausanne, Mönchengladbach, Goerlitz, Klosterneuburg ou Kiel.
Par ailleurs, il n'est guère passé à la postérité que pour Die lustigen Weiber von Windsor (« Les joyeuses commères de Windsor »), dernier opéra de la sa courte vie (1810-1849, comme Chopin), et le seul de nature comique.
Entrée du ténor dans Il Templario.
2. Un legs
Néanmoins, il a laissé un corpus assez diversifié, qui contient musique de chambre, symphonies, musique sacrée. Pour s'en tenir seulement à l'opéra :
¶ Trieste, 1839 – Enrico II[ (livret de Felice Romani), « mélodrame » (au sens lyrique et stylistique du terme) en deux actes.
¶ Trieste, 1839 – Il Templario (Girolamo Marini d'après Scott), mélodrame sérieux en trois actes. Traduit en allemand comme « Der Tempelritter », puis repris dans les années 1940 sous le titre « Die Sarazenerin ».
¶ Gênes, 1840 – Gildippe ed Odoardo (Temistocle Solera), mélodrame en trois actes.
¶ Scala, 1841 – Il proscritto (Gaetano Rossi), mélodrame tragique. En Allemagne Die Heimkehr des Verbannten (« Tragische Oper »), puis Marianna.
¶ Hofoper Berlin, 1849 – Die lustigen Weiber von Windsor (Hermann Salomon Mosenthal d'après Shakespeare), fantaisie comique en trois actes.
Pour un musicien formé en Allemagne et qui y reste (un peu exclusivement) célèbre, on remarque la part fondamentale des commandes italiennes dans son legs lyrique. À cette date, on lui commandait donc du belcanto romantique.
3. Il Templario (1839)
Une nouvelle parution chez CPO permet d'entendre l'un d'eux, Il Templario (d'après l'Ivanhoé de Walter Scott) dans d'excellentes conditions (vocales, orchestres, sonores).
Et c'est une surprise.
Air d'entrée du baryton dans Il Templario.
Certes, on entend bien un opéra belcantiste, fait de numéros assez nettement découpés, et liés entre eux par des récitatifs accompagnés par l'orchestre. Les lignes vocales sont aussi faites pour flatter les voix, et mettre en valeur les caractériques de chaque tessiture (longueur de souffle pour les femmes, suraigu pour le ténor, mordant pour le baryton...). En plus de cela, le livret de Girolamo Marini est tellement respectueux du moule qu'on peut deviner toute l'intrigue rien qu'en lisant la liste des tessitures : le ténor impétueux, fils de la basse vénérable, est amoureux mais en butte à la jalousie dévoratrice du baryton.
Néanmoins, on reste musicalement tout le temps en mouvement, on ne retrouve pas les grands aplats des mêmes accords (généralement peu nombreux, et très rarement modulants). Le métier germanique de Nicolai du côté de la musique pure est audible, et ils nous ménage un grand nombre de petits coups de théâtre sonores, une superbe veine mélodique (dans le genre belcantiste, mais plus originale et saillante que la plupart de ses contemporains). Par-dessus tout, il dispense quantité de petits événements orchestraux (un trait de clarinette qui va ponctuer une tirade, un bout de cor qui va venir colorer telle réplique...), et d'une manière générale orchestre bien – on est plus proche du Schumann des bons jours que de la vague esquisse de Donizetti. Sans être d'une richesse incommensurable, car écrit pour un patron à l'italienne, Nicolai semble spontanément écrire une musique plus dense et plus maîtrisée que ses collègues. En somme, du belcanto bien écrit, qui profite de toute la science d'une éducation allemande.
Le résultat vaut bien l'Ernani de Verdi (qui n'est pourtant pas mal non plus) dans son genre belcanto-meilleur-que-du-belcanto, et l'on n'est pas si loin de l'aboutissement de Stiffelio, même si le geste dramatique n'a pas le même naturel ni la même puissance, il faut en convenir.
4. CPO rulz
À cela, il faut ajouter que la version de CPO est invraisemblablement bien jouée et chantée :
Le monde musical bruisse d'une nouvelle exaltante : on a enfin reconstruit un (autre) instrument inventé par Léonard de Vinci lui-même. Plus encore, ce travail n'avait jamais été mené à bien par son créateur ni par personne d'autre.
Le matériau relayé par les sites d'information (essentiellement la reprise des dépêches d'agence) étant un peu allusif, l'envie prend de regarder l'objet de plus près. (Extraits sonores plus bas.)
1. Le pitch
Dans le Codex Atlanticus de Leonardo da Vinci, le plus vaste recueil de l'auteur, on trouve quantité d'esquisses sur des sujets incroyablement divers, dont les plus célèbres concernent les machines de vol ou de guerre, mais qui contient également des recherches mathématiques ou botaniques, notamment. Et aussi des projets d'instruments de musique.
La légende prête déjà à notre bon génie l'invention du violon en collaboration avec un luthier de son temps. Il faut dire que la concordance des dates est assez bonne : Vinci meurt au moment (1519) où les premiers protoypes de violon européen apparaissent. Le potentiel premier violon d'Amati, qu'on suppose fait en 1555, n'était pas forcément le premier : Montichiaro, dalla Corna, de' Machetti Linarol, de' Micheli, Fussen sont aussi sur les rangs, et certains proposent même de confier le rôle de père du premier violon à Gasparo da Salò, donc à une date plus tardive (né en 1542). Quoi qu'il en soit, ce premier violon avait été précédé, dès les années 1510, de nombreuses autres tentatives mêlant déjà rebec, vièle à archet et lira da braccio (parente des violes, mais dont la caisse approche déjà grandement de la forme du violon), par exemple des violette (pluriel de violetta, « petite viole ») à trois cordes, ou encore les lire (pluriel de ''lira) vénitiennes.
On peut supposer que la grande manœuvrabilité du violon, ses possibilités techniques, son son éclatant lui ont permis de s'imposer sans partage – ainsi que, sans doute, des contingences plus matérielles et des jeux d'influence : une fois tous les grands interprètes convertis au violon, on aurait beau avoir eu de meilleurs instruments, ce n'aurait rien changé.
Toujours est-il que la postérité richissime de l'instrument fait naître un besoin d'origines qu'on puisse nommer et célébrer ; Vinci était le client parfait, dans sa fin de vie, pour en être le parrain, une sorte de legs ultime, agréablement concordant avec son génie visionnaire. Nous n'en avons évidemment aucune preuve.
Mais cet instrument-ci, nommé viola organista, existe bel et bien dans les feuillets du Codex Atlanticus (et quelques-uns du Second Codex de Madrid), avec diverses études mécaniques préparatoires en forme de croquis isolés, qui détaillent des fragments de la mécanique. Pas suffisant pour construire un instrument complet, mais assez pour lancer un projet.
Son facteur, Sławomir Zubrzycki (un pianiste soliste également versé dans d'autres aventures instrumentales, comme l'usage extensif du clavicorde) ne dit pas autre chose :
En plus de ce qu'il évoque, il existe quelques détails épars sur certains mécanismes de l'instrument :
2. La polémique
En réalité, Sławomir Zubrzycki (prononcez : « Souavomir Zoubjétski ») a surtout réalisé un superbe exemplaire, en joue très bien, et l'a admirablement vendu, avec sa réunion semi-publique (petite salle forcément favorable, mais belle prise vidéo), en forme de dévoilement d'une preuve nouvelle du génie de Vinci – jouer du violoncelle avec un clavier !
En revanche, ce n'est absolument pas le premier exemplaire. Au vingtième siècle, plusieurs tentatives de reconstruction ont eu lieu, en particulier celles d'Akio Obuchi (quatre tentatives depuis 1993 !). La version d'Obuchi n'a clairement pas la même séduction sonore, l'instrument est encore très rugueux et geignard, et mérite sans doute beaucoup d'ajustements pour être audible en concert.
On y entend toutefois avec netteté la possibilité de jouer du vibrato sur le clavier, selon la profondeur d'enfoncement de la touche, ce que ne montrent pas les extraits captés de Zubrzynski (mais son instrument le peut).
Plus profondes, plusieurs objections musicologiques ont surgi, car la réalisation de Zubrzycki évoque un instrument tout à fait documenté, et qui a existé en plusieurs exemplaires : le Geigenwerk (peu ou prou l'équivalent de « simili-violon » ou « le machin qui fait crin-crin », la notion péjorative en moins), inventé en 1575 par un organiste de Nuremberg (Hans Heiden/Heyden) et construit au moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Cet instrument était une alternative au clavecin avec un son qui pouvait être soutenu indéfiniment (comme l'orgue) et la possibilité de vibrato.
Le Geigenwerk, tel qu'apparaissant dans le deuxième volume de l'incontournable recueil Syntagma musicum de Michael Praetorius (1619). Référence et source d'inspiration inépuisable pour la facture d'instruments anciens, Zubrzycki inclus.
Ainsi, plusieurs musicologues ont objecté que Zubrzycki aurait en fait construit une version nouvelle du Geigenwerk, entreprise pas beaucoup plus méritoire que copier un clavecin historique comme le font couramment les facteurs, et en tout cas fort distante de la prouesse de co-inventer un instrument ébauché par Vinci.
Le seul Geigenwerk historique qui subsiste est un modèle de 1625 de Raymundo Truchado, conservé au MIM (Musée des Instruments de Musique) de Bruxelles ; il était vraisemblablement prévu pour des enfants à la Cour d'Espagne, et en plus de son assise très basse, il est, contrairement à l'original de Haiden, mû par une manivelle à l'arrière d'un instrument – ainsi que les grandes orgues d'autrefois, il fallait donc être plusieurs pour pouvoir jouer l'instrument.
Cet instrument n'est plus jouable (complètement muet), aussi l'on se représente assez mal à quoi pouvait ressembler le son, en dehors de descriptions forcément très évasives (lorsqu'on voit les écarts entre les critiques faites par des musicologues d'aujourd'hui beaucoup plus aguerris, et la réalité...). Une immense part du vocabulaire de la critique musicale réside dans des métaphores visuelles (aspects, couleurs... « son pointu », « voix blanche », « couleurs chaudes »...), et contient donc une très large part de subjectivité, chez celui qui écrit comme chez celui qui lit.
Bref, spécificités techniques exceptées, il est difficile de dire ce qui ressemble à quoi et qu'il aurait fallu faire.
Par ailleurs, Sławomir Zubrzycki ne nie absolument pas cette filiation, et laisse au contraire dans ses écrits une trace assez précise des éléments manquants chez Vinci (un projet global et des détails de mécanique, pas de manuel complet), des réalisations ultérieures. Il mentionne ainsi les avantages techniques qu'il emprunte au Geigenwerk ; également la présence au XIXe siècle du Claviolin (surnommé « piano bossu » par son facteur, à cause de l'emplacement des cordes autour des roues) du père Jan Jarmusiewicz (musicien, facteur, théoricien et même peintre) à l'origine de ses recherches, dont il ne reste aucun exemplaire ; et même les expériences de l'autre constructeur vivant (Obuchi, audible ci-dessus), dont il salue la recherche autonome mais relève l'absence d'adaptation au concert.
Certes, la presse internationale ne mentionne pas ces étapes (manque de place, et il n'est pas son intérêt de relativiser ses nouvelles), mais les commentaires laissant planer le doute sur l'honnêteté intellectuelle de Zubrzynski n'ont guère de fondement : il fournit lui-même tous les éléments utiles à la remise en perspective de son instrument.
Par ailleurs, son instrument est réellement le seul exemplaire vraiment jouable qui ait jamais été donné d'entendre à n'importe quel homme vivant aujourd'hui. En cela, l'événement n'est pas factice, Léonard ou non !
Outre les variantes Geigeninstrument ou Geigenclavicymbel pour désigner l'instrument de Heiden, j'aime beaucoup la dénomination astucieuse adoptée par C.P.E. Bach, Bogenklavier (« clavier à archet », l'exacte traduction de l'ambition de l'instrument).
3. L'instrument
Toutes ces discussions sont intéressantes si l'instrument construit est d'un intérêt médiocre : on s'interroge alors sur sa qualité historique.
Au Salon d'honneur des Invalides, trois chefs-d'œuvre (rien de moins) du trio avec piano :
=> Deux premiers mouvements de Théodore Gouvy, un jeune romantisme généreux, avec un mouvement lent très beethovenien – assez parent de ceux des trios Op.11 ou Op.97 –, mais déjà inscrit dans la période ultérieure. De belles structures, de belles figures mélodiques, un ensemble à la fois dense (de belles states dans le premier mouvement) et varié.
=> Le capiteux et diaphane Trio de Maurice Ravel, dont les desccriptions, présentations et exécutions ne feront jamais.
=> Et, chose étonnante, le Trio en si mineur de Lucien Durosoir pour clore le programme, au lieu du tube de la soirée... disposition qui tient toutes ses promesses.
Le premier mouvement travaille une thématique fugace de motifs sans cesse présents, comme autant de balbutiements mystérieux qui affleurent et disparaissent.
Le mouvement lent est encore plus beau s'il est possible, dans une veine mélodique paradoxale (sorte d'antimélodie très identifiable, un peu comme pour le mouvement lent de la Sonate pour piano de Barber), qui s'anime par deux fois dans des harmonies très audacieuses et dissonantes, à comparer avec les mouvements centraux du Quintette avec piano de Koechlin.
Le troisième et dernier mouvement s'approche du style de la Seconde Sonate pour violon et piano de Roussel : une sorte de contrepoint libre, où des enchaînements très complexes défilent à toute allure ; un pendant plus tourmenté de la manière de Ravel dans son Trio, précisément.
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