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jeudi 14 mai 2020

[Défi 2020] – Un jour, un opéra – n°2


Le télétravail gourmand et les indispensables balades (dans Paris déserté ou dans la nature retrouvée) épuisent le plus clair de mon temps et font tourner CSS à plus petite cadence qu'à l'accoutumée.

Pour autant, on prépare quelques nouveautés piquantes, comme un panorama des arrangements des symphonies de Beethoven (certains savoureux !), ainsi que la suite de la série Une décennie, un disque – qui contiendra une étrange aventure, à savoir le bannissement des femmes (pour des raisons à la fois morales, liturgiques, politiques et musicales) des cérémonies funèbres officielles parisiennes pendant la Monarchie de Juillet !

En attendant, je continue de reporter ici le parcours « Un jour, un opéra », qui devrait vous apporter, en ces temps de restrictions spatiales, un peu de dépaysement légal et bienvenu.



Durant la saison 2017-2018, je m'étais lancé le défi d'éplucher la programmation lyrique mondiale et d'en proposer un catalogue (organisé par langues), en présentant les opéras rares qui, au milieu des milliers de soirs de Carmen(s) et Traviate, permettaient en réalité d'élargir réellement notre vision du genre, dans des styles extraordinairement divers. Les sujets des opéras contemporains (il y en a tant d'étonnants… que je ne pus finir) étaient particulièrement éclairants sur l'époque… et tout à fait intrigants, quand ce n'était pas résolument appétissants !  Le résultat est lisible ici.

Exploration passionnante mais extrêmement gourmande en temps (lecture de chaque saison, relevé, écoute, documentation, écriture, recherche d'illustrations, mise en forme, chaque notule représentait quelques dizaines d'heures), à laquelle je ne me suis pas prêté pendant la saison 2018-2019 – 2019 étant l'année du défi de l'écoute des nouveautés discographiques, comme vous avez vu.

Pour débuter 2020, la fantaisie m'a pris de reprendre l'exploration (quel fascinant biais de découverte de lieux, de compositeurs, de langues, d'histoire locale !), mais cette fois sans accumuler ni hiérarchiser : sous forme d'éphéméride, chaque jour un opéra (rare / révélateur / insolite si c'est possible) dans une ville du monde. Avec des liens vers des extraits. L'occasion de découvrir des maisons d'opéra, l'état réel du répertoire dans des pays dont nous connaissons mal la programmation, des figures musicales locales, des langages sonores sinon nouveaux, du moins différents. Un panorama de l'état du répertoire mondial par la bande des particularismes patrimoniaux et de la création contemporaine…

À suivre là.

Comme l'ensemble du parcours peut finir par intéresser les lecteurs de CSS, je reproduis ici le début de l'aventure.




🔵 Ce 26 janvier, à Greifswald en Poméranie Occidentale (tout au Nord-Est de l'Allemagne, sur la côte baltique, quasiment dans l'axe Sud de Malmö), on donne Snödrottningen (« La Reine des Neiges ») de Benjamin Staern, probablement dans sa version allemande Die Schneekönigin.

maisons d'opéra du monde


Le théâtre, inauguré en 1915 pour remplacer le précédent qui avait, comme c'est la tradition, raisonnablement été réduit en cendres quelques années plus tôt, dispose d'une salle – ainsi que vous le voyez – d'architecture assez originale.

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La ville a la particularité d'avoir été sous domination suédoise de 1630 à 1815. Sous l'influence de la Réforme, son abbaye a été attribuée aux ducs locaux et ses briques réutilisées pour d'autres constructions.
(Beaucoup de bâtiments locaux, comme sur toute la côte Sud de la Baltique, sont érigés en Backsteingotik, en « gothique de briques ». Outre l'abbaye, il reste trois églises de ce style dans la ville.)

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L'intrigue peut-être ? D'après le conte d'Andersen. L'ami de Gerda, Kaj, est frappé par un éclat du miroir de la (méchante) Reige des Neiges, ce qui lui fait un cœur de glace. Gerda brave tous les dangers et tous les sortilèges pour atteindre le palais où il est retenu, mais… elle demeure impuissante face au pouvoir de la Reine. Elle fond en pleurs, ce qui fait dégeler le cœur de Kaj.
Quelques citations ici.

L'œuvre ne dure qu'1h15, mais peut se destiner à un plus vaste public que les enfants : écriture tonale, certes, mais enrichie d'un grand nombre d'effets du XXe siècle, avec des sections assez intenses et impressionnantes. Très belle réussite !

En vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=a2J7ggsjdWk .




🔵  Aujourd'hui, 27 janvier, la Komische Oper de Berlin donne Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer d'Elena Kats-Chernin (1957-). Opéra pour enfants d'1h40, créé l'année dernière, d'après le best-seller de 1960 (depuis adapté au cinéma) de Michael Ende – l'auteur de L'Histoire sans fin.

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Jim, Lukas et Emma la locomotive à vapeur quittent leur village de l'île de Lummerland, et mènent un voyage initiatique où ils gagnent finalement, des mains de l'Empereur de Chine, une île pour eux-mêmes.

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Langue musicale simple et jouissive, aux jolies mélodies bien faites et sans facilité. La production est de surcroît un enchantement pour les yeux, le plein d'aventures et de dépaysement.

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Dans ce théâtre inauguré en 1892, ayant servi à l'opérette et aux variétés, la compagnie (incluant un très bon orchestre permanent !) peut aujourd'hui se comparer à notre Opéra-Comique : œuvres légères, créations ambitieuses jeune public, œuvres contemporaines radicales.

Trois différences importantes néanmoins :
¶ la Komische Oper est moins portée sur le service du patrimoine spécialisé ;
¶ elle dispose d'un orchestre résident ;
¶ les mises en scène sont très orientées Regietheater-bidouille, pas du tout le tradi soigné de Favart.

En vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=8R8S5ZrGr0Y .




🔵 Aujourd'hui, 28 janvier, au Théâtre National de Weimar, on joue Die Königin der Farben d'André Kassel – dont le style, même dans ses œuvres pour la jeunesse, appartient plutôt à une atonalité aux matériaux épurés, laissant libre cours à la déclamation.

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Tiré d'un conte pour enfants conçu pour la télévision, cette Reine des Couleurs est aussi un livre de Jutta Bauer, illustré et interactif, bilingue allemand-anglais, dont on peut colorier la dernière page et où l'on peut découvrir le processus des couleurs complémentaires.

Malwida, reine des Couleurs, abuse de son pouvoir, si bien que les couleurs lui désobéissent et que le gris, qui échappe à son contrôle, remplace tout. Les couleurs finissent par revenir de leur plein gré.

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J'ai aussi choisi cette production à cause de son lieu : si la Staatskapelle de Weimar n'est plus l'un des orchestres les plus virtuoses de d'Europe, le lieu demeure un centre culturel important ; centre culturel goethéen, évidemment, mais aussi un creuset musical séculaire.

Patrons : Schein, Bach, Hummel, Liszt (qui y créa *Lohengrin*, et *Der Barbier von Bagdad* de Cornelius), R. Strauss (création de son *Guntram*, et de *Hänsel und Gretel*)… *Samson et Dalila* y connut sa première mondiale, et Abendroth en fut le directeur musical après 1945… !




🔵 Aujourd'hui, 29 janvier, l'Opéra de Vilnius (re)donne Kornetas d'Onutė Narbutaitė (1956-), mélange assez stimulant de nappes atonales assez nues et de lignes mélodiques lyriques & marquées par le folklore – chœurs hors scène très évocateurs !

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Ce Cornette s'inspire de celui de Rilke – où son ancêtre du XVIIe siècle est supposé, après une nuit d'amour avec une comtesse autrichienne, chercher une mort héroïque face aux Turcs.

Le livret exploite, dans les derniers instants du porte-drapeau, l'aller-retour entre son présent et ses souvenirs, ce à quoi font écho le langage musical aux sources multiples et les réminiscences folkloriques, dans une mise en scène assez traditionnelle, mais transposée au XXe s.

En vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=0FlKNgJV49k .

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Depuis quelques années que je surveille la programmation mondiale, je suis frappé par la vivacité de la production lyrique lithuanienne : par saison, plusieurs titres de divers compositeurs inconnus ailleurs, dans la langue nationale.

Une exception tandis que beaucoup de pays, quelle que soit leur langue officielle, commandent leurs créations largement en anglais ou en allemand.

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Et la qualité du fonds (notamment parce qu'il puise à la tradition et respecte les contraintes vocales) se révèle très stimulante !

Pourtant il n'y eut une maison d'opéra nationale qu'à partir de 1920, comme on s'en doute (et le bâtiment actuel date de 1976).

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Un des hits récents semble Lokys de Bronius Kutavičius, d'après la nouvelle fantastique d'ours-garou de Mérimée, située dans la région.




🔵 Aujourd'hui, 30 janvier, on donne à l'Opernloft de Hambourg, ancien entrepôt portuaire, un Krimioper (Opéra policier), Mord auf Backbord (« Meurtre à babord ») de Susan Oberacker (autrice).

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Je n'ai pas pu entendre l'œuvre ; je devine qu'il s'agit d'un pot-pourri de pièces célèbres ou pittoresques : une cantatrice et une touriste (en réalité enquêtrice) s'allient sur la trace d'un criminel pendant la croisière.. Avec de la chanson napolitaine et de la habanera…

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🔵 Ce 30 janvier, l'Opéra de Riga donne I Played, I Danced (en réalité chanté en letton) d'Imants Kalniņš, d'après la pièce de Rainis, conte scénique épique rempli de folklore.

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Kalniņš est une figure particulièrement emblématique (et inhabituelle) en Lettonie : d'abord compositeur de rock, il écrit de la musique symphonique hybride, de la chanson, mais aussi des pièces de concert tout à fait 'conformes'.

Un festival, entièrement consacré à sa musique, avait même été interdit par les Soviétiques – qui redoutaient l'affirmation culturelle des Lettons, transmise par la musique et la poésie, les dainas notamment.

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(Photo de Chris Belsten.)

Dans cet opéra, on retrouve sa manière hybride d'utiliser l'orchestre en grandes masses verticales, comme des riffs, tout en utilisant de nombreuses techniques de composition selon ses besoins.

Le livret déborde d'action, comme dans un vrai conte développé : à la suite d'une vilaine prédiction, le château s'embrase lors du mariage et la mariée meurt. Un joueur de kokle (sorte de cithare-psaltérion lettonne), Tots, descend dans l'autre monde pour accomplir les rituels qui sauveront la jeune épousée (pas la sienne, vous avez trop cru la vie c'est un opéra de Monteverdi).
Cependant à la dernière étape, la Terre absorbe le sang de sa résurrection et (attention PLOT TWIST) Tots donne le sien (fin du SPOILER) pour la faire revivre, ce qu'elle fait en reprenant ses chants.

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Chose amusante, il se trouve que ma pièce favorite de tout Kalniņš (une merveille de simplicité dansante) est une mise en musique du Psaume 80/81 : « Jouez des instruments, frappez le tambourin, jouez de la douce cithare et de la harpe ! », ce qui produit en letton Mostieties, stabules un kokles !

La maison d'Opéra de Riga existe depuis 1782 (théâtre alors de langue allemande), et le bâtiment date de 1863, rouvert en 1995 après rénovations post-soviétiques. Pour un opéra composé en langue lettonne, il faut attendre 1893 (Spoku stunda de Jēkabs Ozolsl).

Et le merveilleux Operavision.eu propose la vidéo sous-titrée intégrale pour six mois !
https://www.youtube.com/watch?v=gVCCGV0OxKY




La série a duré une bonne partie du mois de février, avant que la vie microscopique ne menace celle des gros (et bons) sons. Il reste encore un bon petit nombre de titres à vous faire découvrir !

Portez-vous bien, vous et vos oreilles.

samedi 25 janvier 2020

[Défi 2020] – Un jour, un opéra


Durant la saison 2017-2018, je m'étais lancé le défi d'éplucher la programmation lyrique mondiale et d'en proposer un catalogue (organisé par langues), en présentant les opéras rares qui, au milieu des milliers de soirs de Carmen(s) et Traviate, permettaient en réalité d'élargir réellement notre vision du genre, dans des styles extraordinairement divers. Les sujets des opéras contemporains (il y en a tant d'étonnants… que je ne pus finir) étaient particulièrement éclairants sur l'époque… et tout à fait intrigants, quand ce n'était pas résolument appétissants !  Le résultat est lisible ici.

Exploration passionnante mais extrêmement gourmande en temps (lecture de chaque saison, relevé, écoute, documentation, écriture, recherche d'illustrations, mise en forme, chaque notule représentait quelques dizaines d'heures), à laquelle je ne me suis pas prêté pendant la saison 2018-2019 – 2019 étant l'année du défi de l'écoute des nouveautés discographiques, comme vous avez vu.

Pour débuter 2020, la fantaisie m'a pris de reprendre l'exploration (quel fascinant biais de découverte de lieux, de compositeurs, de langues, d'histoire locale !), mais cette fois sans accumuler ni hiérarchiser : sous forme d'éphéméride, chaque jour un opéra (rare / révélateur / insolite si c'est possible) dans une ville du monde. Avec des liens vers des extraits. L'occasion de découvrir des maisons d'opéra, l'état réel du répertoire dans des pays dont nous connaissons mal la programmation, des figures musicales locales, des langages sonores sinon nouveaux, du moins différents. Un panorama de l'état du répertoire mondial par la bande des particularismes patrimoniaux et de la création contemporaine…

À suivre là.

Comme l'ensemble du parcours peut finir par intéresser les lecteurs de CSS, je reproduis ici le début de l'aventure.






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🔵 Aujourd'hui, 15 janvier, à Kaunas, au centre de la Lithuanie, on donne *Mr X.*, adaptation (en lithuanien ?) de *Die Zirkusprinzessin* de Kálmán, une pièce légère d'un compositeur dans le top 10 des plus joués au monde. (Car Csardás et Mariza sont présentes partout en Allemagne et à l'Est.)
La preuve, on joue l'œuvre aussi en Allemagne ce soir, à Hof.



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🔵 Aujourd'hui, 16 janvier, à Plzeň, à l'Ouest de la République Tchèque, on donne *Broučci* (« Les Coléoptères ») de Jan Jirásek, d'après un standard de la littérature tchèque pour enfants (publié en 1876, de Jan Karafiát), déjà l'objet de nombreuses adaptations !·
Jirásek a écrit beaucoup de jolie musique d'accompagnement pour des documentaires, dessins animés… de même pour sa musique sacrée, puisant à la tradition avec une petite pointe de vivacité supplémentaire. S'il écrit bien pour la voix, ce doit être très efficace et ravissant !



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🔵 Aujourd'hui 17 janvier, la « scène alternative » de l'Opéra d'Athènes propose Λεπορέλλα de Γιώργος Κουρουπός (Leporella ou Derrière le mur de Giorgos Kouroupos), d'après la nouvelle de Zweig. Opéra de chambre accompagné par 11 musiciens, en grec. (20€ maximum !)
L'intrigue : Leporella, rude femme du Tyrol, vient servir un baron viennois (forcément décadent), favoriser ses amourettes… jusqu'à ce que l'amour mutuel devienne incontrôlable. (Fin toute en catastrophes.)
Dans la langue musicale naïve, consonante et planante de Kouroupos.




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🔵 Aujourd'hui 18 janvier, on joue à Erevan, capitale de l'Arménie, *Anoush* d'Armen Tigranian, grand opéra du patrimoine d'après le poète national Tumanian, composé à peine avant le génocide (1912). Dans un genre évidemment tout à fait romantique, façon Danses Slaves de Dvořák.
Intrigue rurale : Anush se marie au berger Saro. Lors de la noce, celui-ci se prête au combat traditionnel avec le beau-frère – qu'il est supposé perdre. Mais il gagne, et le frère outragé le tue. Anouch se jette, selon une tradition éprouvée, du haut de la falaise. #SentaAttitude #HalkaStyle
Comme bien des opéras-emblèmes nationaux, existe en audio et même en vidéo.



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🔵 Aujourd'hui 19 janvier, l'Opéra de Budapest donne *János Vitéz* ('Jean le brave') de Pongrác Kacsóh, une adaptation musicale de 1904 d'un des grands poèmes épiques du XIXe – il y en a beaucoup de très beaux, comme La mort de Buda d'Aranyi (qui raconte l'ascension d'Attila).
János, enfant trouvé dans un champ, devient hussard et parcourt le monde. Il soumet le royaume des Géants, extermine les Sorcières, occit un dragon, parvient en bateau aux confins du monde, où les Fées l'unissent à sa défunte bien-aimée pour une vie éternelle. (si !)
Musique limpide et 'positive', très appréciée en Hongrie, pas du tout jouée ailleurs. [version historique miraculeusement chantée]



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🔵 Aujourd'hui, 20 janvier, on donne au Staatsopera unter den Linden, à Berlin, *Usher* d'Annelies Van Parys, compositrice flamande (1975-), qui écrit (d'après Poe, ici) dans une langue atonale aux impressionnantes bigarrures. [extrait]



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🔵 Aujourd'hui, 21 janvier, à Split (seconde scène de Croatie), on donne le grand standard de l'opéra croate (1935) *Ero s onoga svijeta* (« Ero de l'Autre Monde » traduit en anglais par « Ero le farceur ») de Jakov Gotovac, compositeur romantique très tardif (1895-1982).
L'intrigue rurale est fondée sur un plot twist : on ne découvre qu'à la fin que Mića (qui se fait passer pour 'Ero de l'Autre Monde') est un riche héritier du village voisin, venu trouver une fille qui l'aimera pour lui-même. Il trouve son bonheur avec Djula, et tous deux s'enfuient à la fin de l'acte II, avant la réconciliation générale de l'acte III, occasion de belles danses dalmates.
Un lyrisme simple, sans raffinement particulier, enrichi de quelques modes orientalisants. Vraiment pas du niveau des chefs-d'œuvre de Zajc ou surtout Hatze – les chœurs de paysans finissent, dans leur répétition et leur dépouillement sommaire, par ressembler à du Orff. Pour autant, c'est agréable (il faut penser à Mascagni ou Sorozábal pour situer).
Operavision avait capté la production, moins 'provinciale' mais tout aussi 'couleur locale', de Zagreb.



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🔵 Aujourd'hui 22 janvier, l'Opéra de Kiev donne *Les Zaporogues au delà du Danube* de Semen Gulak-Artemovskiy, opéra en ukrainien sur un sujet spécifiquement ukrainien – la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. (Finalement tous obtiennent leur pardon et peuvent retourner sur leurs terres.)
Gai et folklorisant, on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra !  [extrait]

Depuis la guerre civile en Ukraine, les principaux opéras du pays reflètent la politique : patrimoine en ukrainien (Lysenko !) ou européen à Kiev et Lviv d'une part, *La Fiancée du Tsar* (Rimski-Korsakov) et *Une vie pour le Tsar* (Glinka) à Donetsk, d'autre part ! [lien]



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🔵 Aujourd'hui, 23 janvier, au Long Center d'Austin (Texas), on donne *Everest* de Joby Talbot, un opéra qui tisse le voyage au sommet et son récit, avec des tournures majoritairement minimalistes / très tonales, et des scènes de foule atonales façon The Ghosts of Versailles de Corigliano – où l'intrigue du passé, dans une musique très consonante, alterne avec un langage de nappes atonales pour les fantômes qui la commentent.
Fondé sur le récit d'une expédition de 1996, sur un livret par l'auteur de l'adaptation Moby-Dick (le bijou de Jake Heggie !), l'opéra a déjà été pas mal donné (y compris en Europe, à Hagen), notamment à Kansas City et Dallas. [extraits vidéo]



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🔵  Aujourd'hui, 24 janvier, on donne *Ermak* d'Alexander Tchaïkovski (neveu du grand compositeur soviétique Boris Tchaïkovski), à Krasnoïarsk : une commande au sujet remarquablement local, autour d'une figure historique de l'expansion russe, dans cette région ouest-sibérienne.
Alexander Tchaïkovski écrit ici dans la langue musicale des néos- de Russie, revenant à une écriture ultra-tonale, ramassée, presque sommaire (*Ermak* évoque par endroit le diatonisme simple, les rythmes, doublures et percussions alla Orff). [extrait]

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Ermak Timofeïévitch, brigand de la Volga, est devenu, sous Ivan le Terrible, le grand général qui ouvre la voie de l'Oural et soumet les tribus turcophones (notamment tartares) de l'Ouest de la Sibérie.

Figure coloniale ou Alexandre le Grand septentrional, comme on veut.

Le lieu est aussi particulièrement significatif : Krasnoïarsk, ville fondée quelques décennies seulement après la conquête, est située sur le Iénisseï, aux confins de ces terres de khanat sauvage (gentiment civilisées par les soldats d'un tire-laine caucasien).



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🔵 Aujourd'hui, 25 janvier, on donne *Manru* d'Ignacy Paderewski à Poznań, creuset d'un romantisme intensément lyrique, où un tsigane doit choisir entre l'amour de la liberté et la sédentarité en épousant la femme qu'il aime. Très bel opéra de 1901 (l'année de Rusalka !), très séduisant, où passe tout le XIXe siècle avec beaucoup d'élan, sur un sujet où les époux hors de leurs communautés (discrimination envers les Roms incluse) deviennent des Roméo & Juliette alternatifs. [extrait vidéo]

Ici aussi, représentations très symboliques (et régulières en Pologne) : Paderewski, immense pianiste concertiste des années 1880, fut le chef du gouvernement polonais en exil pendant les deux guerres mondiales (et ministre des affaires étrangères dans la foulée de la première !). Cet opéra était d'ailleurs, jusqu'à une date récente, le seul opéra polonais jamais donné au Met (a-t-on fait le Roi Roger depuis 2012 ?) : clairement un objet de prestige local, mais dont la musique généreuse vaut largement l'écoute.





Le prochain épisode demain sur le fil Twitter correspondant !
(et plus tard, pour un résumé de ce genre, sur CSS)

Beaucoup de ces œuvres, malgré leur confidentialité à l'international, sont disponibles en extraits, voire en intégralité. N'hésitez pas à suivre les liens – ou à demander.

Par ailleurs, les comptes-rendus de concert et nouveautés discographiques continuent d'être alimentés au jour le jour (sous ces formats plus flexibles qui permettent d'écrire pendant mes 4h de train quotidiennes !).

lundi 20 mai 2019

Source de vidéos : opéras nationaux européens (en langues rares) – sous-titrées


Il faut régulièrement, comme souvent répété ici, vérifier les publications en ligne de vidéos d'opéra… beaucoup de pépites à la clef, bien plus facilement que dans les salles, où l'on compte, du fait de la structure économique, une rareté de temps en temps, l'écrasante majorité des titres figurant parmi la même cinquantaine de plus célèbres. Surtout, l'on peut accéder à une quantité considérable de maisons, et donc de répertoire.

Beaucoup de productions très réussies de province se trouvent sur CultureBox, parfois des opéras guère donnés ailleurs. Arte Concert également, mais davantage tourné en général vers les transpositions scéniques d'œuvre du répertoire, des concours, des événements européens un peu branchés ou alternatifs.

Pour les amateurs de langues, les amoureux de nations discrètes et les chasseurs d'opéras introuvables, le Graal est Operavision.eu : en HD, on y rencontre beaucoup de productions de tous pays d'Europe (Lituanie, Pologne, Tchéquie, Hongrie, Croatie…), avec des productions originales de grands titres (les Mozart / Verdi / Wagner) qui ne sont pas diffusées sur France Musique / Arte / Mezzo, et surtout des œuvres qui sont parfois inédites au disque, ou difficiles à trouver… et, très important, avec des sous-titres (anglais, français, allemand et souvent la langue originale) !  De quoi bénéficier de l'expérience complète – pour de l'opéra, les sous-titres changent, tout, vraiment. Et comme il n'y aura jamais de marché pour les DVDs (hors peut-être locaux, mais ils faut être d'autant plus motivé, et savoir ce que l'on cherche !), je vous invite à faire votre marché.

Désormais, Operavision utilise les lecteurs de YouTube (et non plus ceux sur le patron d'Arte Concert), qu'il est de plus en plus difficile de contourner pour récupérer la vidéo en dur, mais cela reste possible – sous Firefox, il existe des utilitaires du type DownloadHelper qui permettent de télécharger n'importe quelle vidéo (et qui sont désactivés sous Chrome pour YouTube). De même pour les sous-titres, il existe des tutoriels et logiciels en ligne capables de les extraire – Downsub.com par exemple.
Pour ma part, considérant le grand nombre de vidéos d'Operavision à récolter (et à ne surtout pas laisser passer !), au terme d'une longue quête, zig-zaguant entre l'inopérant, le payant douteux, l'obsolète et le nid à maliciogiciels, j'ai fini par dégoter 4K Video Downloader, très efficace (on copie simplement le lien, et on a le choix entre les formats et les langues de sous-titres, on peut tout mettre à charger d'un coup, etc.), et apparemment pas trop vérolé – je ne garantis pas, sur ce type de produit, l'absence absolue de faille, mais rien de repéré par mes instruments.

Il existe un débat sur la légalité de la chose : il est interdit dans la loi française de contourner les mesures de protection, mais est-ce que récupérer le propre flux de votre machine à des fins de copie privée est équivalent à un craquage de DRM (sont-ce des DRM d'ailleurs ?), je n'en sais diable rien. Je considère que ces témoignages n'étant pas commercialisés, le fait que je conserve, une fois regardé comme prévu, une trace d'un inédit mondial pour ensuite en dire du bien et faire de la publicité aux maisons et aux artistes ne devrait pas incommoder grand monde, mais je ne puis vous jurer que vous n'enfreignez pas la loi, je ne veux pas vous inciter à faire quelque chose qui s'avèrerait répréhensible.
Cependant si jamais vous avez raté des titres, avec un petit message en privé (colonne de gauche), je tâcherai volontiers de vous venir en aide si je puis trouver des solutions.

L'occasion pour moi de vous proposer un petit tour du propriétaire.

libuše 2018 à prague
Le Regietheater demeure une exception dans le monde, et même en Europe.
(Libuše en 2018 au National de Prague.)


Comme la liste est relativement courte, elle est agencée par date de composition.


Stanisław Moniuszko, Straszny dwór (« Le Manoir hanté », 1862)
→ Quelle étonnante nation, amplement pourvue en figures historiques comme Paderewski, épiques comme Nowowiejski, en compositeurs hardis comme Szymanowski ou Rózycki, en représentants vivants au legs très marquant comme Penderecki… et qui se choisit Moniuszko comme compositeur national. Surtout que celui-ci, son plus joué (avec Halka, plus substantielle dramatiquement et musicalement), est en réalité une comédie assez peu sophistiquée. Figurez-vous que l'Italie ait choisi Paisiello ou Rossini comme premier compositeur national, la France Adam ou Auber, l'Allemagne Flotow, l'Amérique Chadwick
→ Il s'agit donc d'une histoire assez légère de faux manoir hanté, en moins facétieux que La Dame blanche de Boïeldieu, et dans un langage musical très simple, issu du style Auber (mais pas un Auber des bons jours), de simples mélodies accompagnées. Néanmoins, objet de patrimoine qu'il est impossible de voir ailleurs qu'en Pologne (et les disques ne contiennent pas nécessairement de livret).
→ Vidéo de l'Opéra de Varsovie, hors ligne.

Ferenc Erkel, Bánk Bán – hongrois (1860)
Bánk Bán est l'opéra romantique hongrois le plus célèbre, devant Hunyadi László du même compositeur. Le sujet est, de même, inspiré de l'histoire politique des rois hongrois.
→ On décrit en général Erkel comme l'équivalent de Verdi en Hongrie. Et, de fait, le modèle est totalement verdien (avec des touches de valses rythmées de triangle, plus à la façon des opéras légers germaniques). Certes sans la même évidence mélodique, sans la même urgence dramatique – j'aime davantage, dans le genre simili-verdien, Foroni, Faccio ou Catalani –, mais entendre ce type d'écriture allié avec la dépaysante langue hongroise, accentuée en tête de mot, aux apertures très spécifiques (voyelles souvent plus ouvertes qu'ailleurs en Europe), aux harmonies vocaliques particulières (accords à l'intérieur des mots entre voyelles « claires » et « sombres », dont la répartition est parfaitement contre-intuitive pour les no- locuteurs), ce n'a pas de prix.
→ La [vidéo] vient d'être retirée du site, mais avec le lien direct YouTube que j'ai conservé, vous pouvez encore y accéder.

Bedřich Smetana, Libuše – tchèque (1881)
→ Le plus célèbre opéra sérieux de Smetana après Dalibor, Libuše est l'histoire d'un double mariage aux lourdes implications : la stabilité politique du royaume pour l'héroïne éponyme, la malédiction de son père pour le personnage-miroir Krasava (la coquette qui joue de la rivalité des deux frères pour son confort sentimental). La reine doit se marier car, en tant que femme, son pouvoir est contesté, mais elle prophétise tout de même la fondation de Prague et, choisissant avec sagesse son époux (un homme simple qui passe sa vie aux champs), assure un roi équitable, aimé, etc.
Très peu d'action (j'ai à peu près tout dit), des scènes extrêmement statiques (personne ne se bat, n'entre, ne sort, ne se déplace, ne change d'avis à peu de chose près…), une écriture musicale très hiératique : tout est fondé sur la majesté de la légende, ce qui s'explique par la nature de cet opéra, une pièce festive de commande, écrite pour le couronnement de Franz Joseph comme roi de Bohême. On y voit la lutte entre deux frères, revendiquant un héritage selon la coutume tchèque (partage) ou germanique (primogéniture), le devoir rappelé par un père, le sacrifice du pouvoir d'une souveraine le bien public, des rois sages, justes, aimés de leur peuple. Évidemment, pas les recettes d'un vaudeville fendard, ni même d'une tragédie un peu hémoglobinée. En revanche, les ensembles en fin de scène et de tableau sont de toute beauté, parcourus de ce souffle lyrique que Smetana avait déjà porté à son comble dans Dalibor.
→ Cette épopée transposée à la scène peut encore se voir dans sa récente production du Théâtre National de Prague, dans une mise en scène extrêmement traditionnelle. [vidéo]

Władysław Żeleński, Goplana – polonais (1895)
→ Opéra de la fin du XIXe dans une esthétique encore très premier romantisme, autour de légendes assez terribles, et dans une mise en scène traditionnelle qui rend très bien compte de l'atmosphère de conte. Une notule monographique y a même été alors consacrée.
Żeleński, de la génération suivante (né en 1837 contre 1819 pour Moniuszko), propose une musique globalement plus intéressante : le discours musical est continu, et à défaut de beaucoup moduler, l'accompagnement adopte un peu plus de variété.
Goplana raconte les manipulations des fées pour trouver un mari à leur gré, menaçant le pauvre navigateur ou manipulant le prince, à coups de sorts, de mensonges, de doubles amours, d'épreuves, de jalousies, de menaces. Cette tragédie terrible appuyée sur du vaudeville féerique (les contes slaves peuvent priser très fort le nawak) propose un véritable dépaysement, et la  musique continue, sans être très marquante, échappe à la fragmentation en numéros et coule très agréablement, le petit frisson folklorique (du sujet, mais aussi des danses) en sus.
→ N'est plus en ligne, mais la vidéo doit pouvoir se trouver quelque part (auprès de l'Opéra ?), rien ne se perd.

Ignacy Paderewski, Manru (1901)
→ Paderewski est une figure incontournable de l'histoire polonaise du XXe siècle. Par deux fois chef du gouvernement en exil, en 1917 et 1939 ; nommé premier ministre en 1919, c'est lui qui préside à la signature des traités de Versailles et Saint-Germain-en-Laye par la délégation polonaise.
→ Pour autant, c'est un musicien de profession, pianiste émérite qui gagne sa vie en donnant des concerts dans les meilleures salles ; compositeur dont le langage musical (dans une filiation chopinienne) révèle sa formation en plein cœur du XIXe siècle (il est né en 1860).
→ Son opéra Manru est une grande réussite : on pense à Mendelssohn qui aurait écrit un opéra (ce qui fut le cas), mais dans le langue de ses symphonies – beaucoup de parentés d'orchestration. Un lyrisme sobre et coloré, donc, non dénué du sens du pittoresque, mais restant du côté de la musique pure. Une très belle œuvre.
Vidéo de l'Opéra de Varsovie, remarquablement chantée, dans une mise en scène traditionnelle (mais aux costumes plutôt intemporels).

Ludomir Różycki, Eros i Psyche (1916)
(prononcez roujètski)
Quel bijou d'aspect étonnant : on peut y entendre, sans aucun effet hétéroclite, l'influence de nombreux courants. On entend passer des tournures qui renvoient à Lalo (Le roi d'Ys), Massenet (Panurge), Debussy, Puccini (les moments comiques de Tosca), R. Strauss (grandes poussées lyriques), jusque dans la fin quelque part entre Daphne, avec l'harmonie plus slave des chœurs patriotiques de Guerre et Paix de Prokofiev…). Tout cela dans une belle unité, un sens de la poussée, vraiment de la très belle musique, une synthèse de l'art européen.
→ Różycki a aussi écrit de la musique symphonique, des concertos, et notamment  des poèmes symphoniques sur Le roi Cophetua, ou Mona Lisa (contemplation très richardstraussienne) !
→ La production donnée au Théâtre Wielki (la salle de l'Opéra National de Varsovie) était de surcroît très accomplie musicalement (c'était en octobre), elle n'est plus en ligne mais je peux éventuellement aider les mélomanes dans le besoin.

Benjamin Britten, Albert Herring (1947)
→ L'un des rares legs uniment comiques de Britten, dont ce n'est pas la couleur habituelle. Oserai-je confesser que j'y vois son meilleur opéra ?  (Avec The Turn of the Screw, mais à part sur scène, j'ai peu envie de revenir fréquemment à ce dernier, une histoire cohérence.)
→ Le livret, qui croque avec verdeur et acuité l'atmosphère médisante et festive d'un petite ville britannique, demeure très proche de nous (1947 !), et permet l'usage de couleurs vives dans l'ensemble de chambre, ainsi que toutes formes de virtuosité d'écriture un peu rétro-, ni tout à fait sérieux ni tout à fait pastiches.
→ Surtout, les nombreux ensembles (et souvent pour un grand nombre de personnages simultanés, pas juste des trios !) sont des orgies musicales (et théâtrales) invraisemblables, chaque personnage étant très individualisé, et la richesse de l'harmonie n'écartant jamais une forme assez directe de consonance, de jubilation. C'est le mot qui sied le mieux à cet ouvrage, on gigote sur le bord de son siège aussi bien devant la saveur de ces situations quotidiennes un peu grimaçantes qu'en écoutant les virevoltantes superpositions de lignes mélodiques, le rebond du récitatif… Une merveille, vraiment.
Vidéo du Royal College of Music, très bien chantée chez les hommes, moins séduisante chez les femmes – sauf l'incroyable Polly Leech (et quelle actrice !), dans le rôle de l'assistante de Lady Billows. J'aime beaucoup également la mise en scène : vivante, lisible, et le dispositif du mur imaginaire de la boutique, qui permet de voir les gens passer dans la rue, est vraiment très adroit !


… il me reste trop de titres à achever pour publier tout ce soir… cela devrait vous laisser le temps de découvrir certaines vidéos cette semaine, avant que je mentionne les extraordinaires Legenda Bałtyku de Nowowiejski (polonais), Ero s onoga svijeta de Gotovac (croate), Juliette ou la Clef des songes de Martinů (en version tchèque), ou bien des productions sous-titrées de Juditha Triumphans (Amsterdam),  Billy Budd (Oslo !), La Rondine (Riga)…

Je promets donc, pour la prochaine livraison, de nouvelles explorations exaltantes. Bonne semaine !

mercredi 14 mars 2018

Les opéras rares cette saison dans le monde – #6 : slaves occidentaux et méridionaux


Précédents épisodes :
principe général du parcours ;
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne ;
#2 programmation en langues italienne et latine ;
#3 programmation en allemand ;
#4 programmation en français ;
#5 programmation en anglais.

À venir : celtiques & nordiques (irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien), espagnols, et surtout une grosse notule sur les opéras contemporains intriguants, amusants (ou même réussis).



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Plaisante perspective de l'Opéra de Poznań, qui vient de programmer Nowowiejski.



1. Opéras slaves occidentaux : en polonais


Moniuszko, Straszny dwór (« Le Manoir hanté ») (Varsovie, Cracovie)
Moniuszko, Halka (Varsovie, Bydgoszcz)
→ Comme La Dame blanche, Le Manoir hanté (prononcez « strachné dvour ») a été un succès considérable dans la veine du fantastique comique (une mystification peu prise au sérieux), et demeure un grand classique des scènes polonaises.
→ Les deux opéras sont écrit dans un langage qui s'apparente beaucoup à ceux d'Europe occidentale, les opéras allemands légers (façon Martha de Flotow) et les opéras comiques français (beaucoup, beaucoup de convergences avec D.F.E. Auber !). Le livret du Manoir semble par ailleurs devoir beaucoup à l'influence d'Eugène Scribe, alors un modèle jusqu'en Russie.
→ Autant le Manoir me paraît assez pauvre, presque donizettien, autant Halka (sans dialogues parlés, entièrement composée), une histoire d'amour romantique et tragique assez ordinaire, dispose de beaux climats, d'une déclamation soignée, qui mérite réellement le détour – par la Pologne en l'occurrence, car si vous attendez de le voir passer au bas de votre porte…
→ Les disques existent, mais les livrets sont rarement fournis ; The Opera Platform avait diffusé une version vidéo (sous-titrée) du Manoir, si vous pouvez mettre la main dessus… Pour Halka, on trouve en ligne plusieurs versions, dont la belle Satanowski (avec Wiesław Ochman !).

Żeleński, Goplana (Varsovie)
→ Cet opéra dispose d'une entrée autonome sur CSS. Là aussi, diffusion sur The Opera Platform avec sous-titres français, qui a bien sûr se trouver quelque part.
Żeleński, de la génération suivante (né en 1837 contre 1819 pour Moniuszko), propose une musique globalement plus intéressante : le discours musical est continu, et à défaut de beaucoup moduler, l'accompagnement adopte un peu plus de variété.
Goplana (1895) raconte les manipulations des fées pour trouver un mari à leur gré, menaçant le pauvre navigateur ou manipulant le prince, à coups de sorts, de mensonges, de doubles amours, d'épreuves, de jalousies, de menaces. Cette tragédie terrible appuyée sur du vaudeville féerique (les contes slaves peuvent priser très fort le nawak) propose un véritable dépaysement, et la  musique continue, sans être très marquante, échappe à la fragmentation en numéros et coule très agréablement, le petit frisson folklorique (du sujet, mais aussi des danses) en sus.

Różycki, Eros i Psyche (Varsovie)
Cet opéra de de 1916 constitue un bijou d'aspect étonnant : on peut y entendre, sans aucun effet hétéroclite, l'influence de nombreux courants. On entend passer des tournures qui renvoient à Lalo (Le roi d'Ys), Massenet (Panurge), Debussy, Puccini (les moments comiques de Tosca), R. Strauss (grandes poussées lyriques, ou la fin quelque part entre Daphne, avec l'harmonie plus slave des chœurs patriotiques de Guerre et Paix de Prokofiev…). Tout cela dans une belle unité, un sens de la poussée, vraiment de la très belle musique, une synthèse de l'art européen.
→ Różycki a aussi écrit de la musique symphonique, des concertos, et notamment  des poèmes symphoniques sur Le roi Cophetua, ou Mona Lisa (complation très richardstraussienne) !
→ La production donnée au Théâtre Wielki (la salle de l'Opéra National de Varsovie) était de surcroît très accomplie musicalement (c'était en octobre), on peut en attraper des bouts en ligne – cet opéra est une rareté jusqu'en Pologne !

Szymanowski, Król Roger (Wrocław)
→ Malgré son statut de classique moderne, le Roi Roger n'est pas si souvent donné. Pas une rareté (une belle discographie, même), mais une œuvre à laquelle on pense moins, et que je mentionne.
→ Outre la langue, outre le livret mystico-uraniste très étrange (même sans les têtes de Mickey), il faut dire que ce n'est pas exactement une œuvre accessible : les modulations sont incessantes, la tonalité change de base à chaque mesure, sans exagérer, les appartenances sont brouillées, les lignes simultanées du contrepoint très nombreuses et complexes… et pourtant, quelque chose d'à la fois pesant et extrêmement chatoyant s'en échappe, vraiment un univers singulier, à découvrir absolument.
→ Au disque, c'est la version Kaspszyk qui met tout le monde d'accord (quoique un peu plus difficile à se procurer), sur tous les aspects (à défaut, Stryja chez Naxos a beaucoup de qualités ; ou le beau DVD Pappano). Il faut en revanche se défier de la version Rattle, sabotée par la prise de EMI complètement opaque, hélas – et puis la plupart des autres versions intègrent des chanteurs masculins polonais (et remarquablement chantants), bel atout.

Nowowiejski, Legenda Bałtyku (Poznań)
→ Autant son opéra Quo vadis ? manifeste un romantisme (même pas très post-) très traditionnel et tout à fait fluide, autant la Légende de la Baltique (où un pêcheur part à la recherche d'un royaume merveilleux au fond de la mer) s'exprime en flonflons un peu dégoulinants. Je n'ai hélas pas pu entendre l'œuvre dans son intégralité, donc ne puis procéder que par extrapolation, on y trouve sûrement de réelles beautés. Et avant qu'on voie cela hors des frontaliers de la Baltique, précisément…
→ Entre le moment de l'écriture de cette portion de la notule et sa publication, une vidéo a été captée et publiée par Operavision.eu (ex-The Opera Platform), où elle peut être visionnée gratuitement pendant six mois en haute définition et avec des sous-titres français. Occasion assez unique d'approcher cette œuvre (il doit bien exister un disque, mais pour trouver le livret, même en VO ou en anglais, sans doute pas évident du tout). En commençant à regarder, je révise mon avis : tout n'est pas conforme à l'extrait entendu, une histoire traditionnelle de prétendant pauvre qui est traitée avec un langage romantique peu original, mais bien calibré. À découvrir dans tous les cas : comme pour Goplana, l'occasion ne se représentera pas de sitôt !





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Rideau de scène, balcons et coupole de l'Opéra de Plzeň, où l'on joue Libuše.
(Le site des théâtres lyriques de
Plzeň permet des visites virtuelles assez impressionnantes.)



2. Opéras slaves occidentaux : en tchèque


La plupart évidemment en République Tchèque, d'où les indications sous forme de points cardinaux.

Smetana, Libuše à Plzeň (Ouest) et Prague.
Smetana, Les deux veuves à Liberec (Nord)
Smetana, Le Baiser à Brno (Moravie)
→ Trois titres qu'on ne voit jamais en Europe occidentale. Libuše est le plus célèbre des trois, le seul sérieux, dans une veine épique proche de Dalibor, d'un lyrisme très intense et dramatique, vraiment à découvrir.

Dvořák, Le Diable et Katia (Prague, Brno)
→ Très sympathique Dvořák comique, qui réexploite la veine des contes à base de diables amoureux ou dupés. Belle musique (mais ce n'est pas Rusalka ni Armida pour autant).

Janáček, Osud / Destin (Leeds)
Osud est un objet assez particulier : un opéra qui raconte la composition impossible d'un opéra par un compositeur tourmenté (oui, débuté en 1903, la même année que Der ferne Klang de Schreker sur cette même matrice, vraiment l'air du temps), agrémenté en son acte médian d'un horrible accident domestique bien concret, façon Jenůfa – [début spoiler] la mère qui a séparé les futurs époux pendant des années se jette par le balcon et sa fille chute avec elle en voulant la retenir [fin spoiler].
→ Mais c'est plus encore par ses circonstances de composition qu'il étonne : la suggestion d'une dame, rencontrée au spa, qui s'estimait dénigrée dans un opéra de Čelanský et demande à Janáček de composer ce contre-portrait ! Qui fait des choses pareilles ?

Janáček, Les Voyages de M. Brouček (Prague)
→ Fondé sur une nouvelle de l'écrivain emblématique Čech, Janáček voulait pousser le public à l'antipathie envers cet inculte mal dégrossi qui, par la magie de la boisson, se retrouve propulsé dans la Lune, puis, à l'acte II, au XVe siècle. Le résultat est cependant plus attendrissant qu'attendu sur le pauvre bougre totalement désorienté.
→ Dans la veine du Janáček coloré (beaucoup d'effets orchestraux, plus que de lyrisme vocal, assez récitatif), plus du côté de la Renarde que de Jenůfa ou Kat'a, une de ses œuvres les plus chatoyantes.

Martinů, Juliette ou la Clef des Songes à Wuppertal (Rhénanie) et Prague ; livret en français (il existe aussi une version traduite en tchèque, utilisée en l'occurrence à Prague).
→ De la conversation en musique dans un univers surréaliste (le personnage découvre qu'il est en réalité piégé dans ses rêves, et risque la folie s'il n'en sort pas à l'heure du réveil), avec des dimensions par moment quasiment épiques (l'orchestre lors du meurtre !). Un des plus beaux opéras jamais écrits, à mon sens : la pièce de Georges Neveux, avec ses courtes répliques, ses discontinuités, donne un terrain de jeu incroyable pour l'orchestre le plus versatile et luxuriant qui soit, avec un sens de la prosodie française toujours très précis chez Martinů.
→ Les représentations ont été données à présent… et figurent sur Operavision.eu, où l'opéra peut être vu gratuitement avec sous-titres français !

Martinů, La Passion grecque à Karlstad (Suède centre-Sud), Olomouc (Moravie) ; livret en anglais (peut-être en tchèque à Olomouc ?).
→ Son opéra le plus célèbre (écrit en anglais), mais beaucoup plus sérieux, aux couleurs très grises (une aspiration épique qui ne prend pas vraiment, comme pour son Gilgamesh), pas du tout le même charme – jamais été séduit pour ma part.
→ Il est question d'une reconstitution de la Passion, dans un village grec, où les villageois prennent peu à peu la place, pour de bon, des originaux. La résurrection en moins.

Martinů
, Ariane à Düsseldorf et Moscou (au Stanislavski).
→ Là aussi, quelles langues seront utilisées ?  (en français initialement, une autre adaptation directe, seulement avec des coupures, d'une pièce de Georges Neveux, Le Voyage de Thésée)
→ Son troisième opéra le plus célèbre, écrit dans une étonnante veine archaïsante, néo-baroque plutôt que néo-classique, mais pas naïf comme l'Orfeo de Casella, ni grinçant comme beaucoup de pièces néoclassiques… une sorte de musique ancienne fantasmée, un peu (dans un style pas du tout comparable) comme la Renaissance dans Henry VIII de Saint-Saëns. Probablement pas majeur, mais toujours plaisant.

Toutes ces œuvres sont documentées par le disque et trouvables.



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La grande salle et les spectaculaires atlantes de l'Opéra de Bratislava.




3. Opéras slaves occidentaux : en slovaque

Suchoň, Krútňavaen slovaque (Bratislava)
→ Eugen Suchoň (à prononcer Sourogne) est le seul compositeur slovaque à disposer d'une réelle notoriété, même si elle se limite largement à ceux qui s'intéressent au pays…
→ Il naît au XXe siècle (1908), meurt en 1993, mais écrit dans un langage totalement romantique traditionnel – pas particulièrement spécifique d'ailleurs.
Krútňava (1949), son œuvre la plus célèbre, est une histoire de fait divers (un meurtre dans les bois), mais qui donne lieu à des scènes de danses traditionnelles (mariage). Une sorte de Jenůfa dans un langage beaucoup plus sage et dans une atmosphère plus « nationale ». Très grand succès local, mais aussi remarqué hors des frontières.
→ Il en existe une version communisée qui était donnée pour correspondre à l'idéologie du Parti (l'enfant n'est pas du meurtrier, les méchants ne pouvant être rétribués).
→ L'autre opéra de Suchoň, Svätopluk (1959), raconte au contraire l'histoire de complots, alliances et batailles dans la Grande Moravie du IXe siècle (personnages fictifs, mais non sans lien avec l'Histoire, ai-je lu – sans l'avoir encore vérifié).
→ Voici un extrait de Krútňava (un monologue du meurtrier).




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L'élégance (fastueuse) de l'Opéra de Ljubljana, ville qui a davantage tiré sa célébrité musicale des enregistrements de l'Orchestre de la Radio (notamment les volumes de très belle qualité musicale avec Anton Nanut, multiréédités en collection économique chez Bella Musica / Amadis / Arpège / Classica Licorne…). Nouveau titre de gloire plus récent, le Philharmonique de Slovénie dans une magnifique Iolanta chez DGG conçue en écrin pour Netrebko – et cependant le plus bel orchestre que j'aie entendu à ce jour dans une salle de concert. Il existe pourtant des disques de l'Orchestre de l'Opéra, notamment Gorenjski slavček, mais évidemment peu diffusés à l'international.



4. Opéras slaves méridionaux : en slovène

Foerster, Gorenjski slavček – en slovène (Ljubljana)
→ Un des opéras majeurs du répertoire slovène. Musicalement, quelque chose de Martha de Flotow (écriture romantique germanique plutôt sur le versant léger, on a même des duos au comique de répétition assez dans le genre Barbier de Séville) mais avec des aspects plus sérieux, presque épiques, de grands finals choraux, dans un mélange qui évoque davantage Dalibor de Smetana (plus pour la langue et la déclamation que pour la couleur musicale, qui reste très allemande).
→ Moment amusant : un des interprètes se met soudain à chanter slovène avec un accent français, et c'est criant de vérité !
→ Il existe au moins un disque de 1953 (reporté en CD) avec les forces de l'Opéra de Ljubljana, qui se trouve en ligne (1h30).

Parma, Ksenija – en slovène (Ljubljana)
→ Autre opéra populaire en slovénie, court (40 minutes), une intrigue mi-vaudevillesque (des dames se sauvent dans un couvent où elles croisent un ancien amant chevalier fait moine) mi-tragique (tout finit par tourner très mal, duel et dommages collatéraux), et une musique plus dramatique et lyrique que chez Foerster ci-dessus, quelque part entre Weber et Żeleński.
→ On peut l'écouter en ligne ici. Il faut notamment entendre les beaux duos homophoniques qui apportent le duel final.
→ Tout Viktor Parma ne ressemble pas à ceci : son opérette Zaročnik v škripcih (de 1917, mais créée seulement en 2011), « Le fiancé en difficulté », est écrite dans une veine considérablement beaucoup plus légère, peut-être plus encore que le grand-œuvre de Foerster : du Suppé ou du Lehár un peu plus ambitieux. À découvrir ici par exemple.




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L'Opéra de Zagreb, atlantes et intimité. Outre Split (autant le niveau est remarquable à Zagreb, et pas seulement pour l'opéra, autant Split peut être considérée comme une destination musicale plus « provinciale »), les villes de Rijeka et Osijek, peu connues en France, disposent néanmoins de leur maison d'Opéra avec orchestre et troupes de chanteurs et de ballet !



5. Opéras slaves méridionaux : en croate

Ces opéras sont donc spécifiquement écrits dans le dialecte chtokavien de ce qu'on appelle le serbo-croate (et qui comprend quatre principales variantes elles-mêmes démultipliées en sous-variantes selon chaque région, et franchissant allègrement les frontières… balkanisation linguistique, au sens propre). Ce que nous appelons, de notre point de vue, le croate (même si cette variante chtokavienne s'étend très au delà du pays et que l'on parle majoritairement d'autres dialectes dans certaines parties de la Croatie…) ; mais cette spécificité nationale est très importante dans ce contexte d'opéras de la première moitié du XXe siècle, où servir des sujets nationaux avec une langue nationale n'a rien d'anodin, et dépasse d'assez loin le seul goût de la musique.

Zajc, Nikola Šubić Zrinjski – en croate (Zagreb)
→ Le grand opéra national, d'envergure épique, dans un langage résolument romantique malgré son époque, comme pour toutes ces nationalités, à la fois isolées et garanties contre la lassitude ou la décadence des grandes nations. (Les langages du doute pénètrent plus difficilement chez les nations qui en sont encore à l'espoir d'exister et d'être respectées !)
→ Ce n'est pas de la très grande musique, mais cela s'écoute très bien. Se trouve en ligne ici.

Hatze, Adel i Mara – en croate (Zagreb)
→ Des harmonies orientalisantes, tziganes peut-être, sur une prosodie russisante. On entend passer beaucoup de belles parentés dans cette musique, le romantisme généreux des scènes polovstiennes du Prince Igor de Borodine, le lyrisme nordique post-Vaisseau fantôme (façon Thora på Rimol de Borgstrøm), et même les grosses doublures de cordes pucciniennes (en l'occurrence très réussies). Un mélange très avenant et accessible, mais nullement vulgaire, vraiment réussi et très agréable à découvrir.
→ Superbe version de concert récente ici.

Gotovac, Ero s onoga svijeta – en croate (Zagreb)
→ Celui-ci est plus rustique – le sujet n'est d'ailleurs pas si loin d'une Cavalleria rusticana croate. Là aussi, on trouve des modes orientalisants, mais sans la même subtilité ; un lyrisme simple, sans raffinement particulier (Mascagni reste une comparaison valide). J'avoue même avoir senti la longueur (alors qu'Adel i Mara passe comme un songe, et se réécoute même très bien), lorsque la répétition des chants paysans finissent, dans leur dépouillement sommaire, à ressembler de plus en plus à du Orff.
→ On peut en trouver une production scénique (très conservatrice) donnée par l'Opéra de Split, dont les standards ne sont pas les mêmes qu'à Zagreb, clairement, mais qui se laisse écouter.



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L'Opéra Nouveau de Bydgoszcz, au centre-Nord de la Pologne (où l'on joue Halka de Moniuszko cette saison). La ville est aussi connue sous le nom allemand de Bromberg, adopté pendant l'une de ses multiples annexions prussiennes.



    Certes, ce corpus ne constitue pas l'avant-garde de la musique, et revisite, à l'exception des Tchèques, de Różycki et Szymanowski, des langages déjà connus, tandis qu'aux mêmes périodes l'Europe romane et germanique explorait les délices de l'hyperchromatisme, de l'atonalité, des séries, de la musique concrète, du spectralisme…
    Pourtant, que de merveilles à découvrir, dans cet approfondissement des langages familiers… soit pour le plaisir de la curiosité et du dépaysement (Żeleński, Nowowiejski, Parma, Zajc…) soit, pour certains d'entre eux (notamment Różycki et Hatze, comme vous avez pu voir), de véritables accomplissements en matière d'objet opéra.

Belles découvertes à vous, par le voyage ou par la magie des sons dématérialisés !

mardi 3 octobre 2017

Écouter Falstaff sans la glotte – quand Verdi écrit des leitmotive pour rire


Après une nouvelle écoute en salle – et l'impression d'y entendre les Meistersinger de Verdi –, l'envie de mettre en valeur quelques jolis détails, à coups d'extraits amoureusement découpés.



Économie globale

D'abord, sur le plan général, quelque chose de particulièrement jubilatoire : tout fuse de partout en permanence, le débit du texte, les mouvements scéniques, les idées mélodiques (très brèves), les effets d'orchestration exotiques (comique immédiat façon mickeymousing ou alliages inouïs), les transitions harmoniques très brusques (chaque court segment se clôt en général sur une relance ou une modulation plutôt que sur une résolution franche), et il y a simultanément tellement à écouter dans la musique même : la circulation des motifs, les citations, ou simplement les beaux détails orchestraux.

Tout le monde babille précipitamment, court sur scène, tandis que l'orchestre lui-même crépite de trouvailles assez indépendantes musicalement, et tout en nourrissant le sens des actions et des mots. C'est ce que Wagner aurait pu faire s'il avait eu le génie du comique.



Rythmes

La virtuosité des ensembles y est bien connue : tous les finals (la folie du II, la fugue du III), mais pas seulement. Le double ensemble du second tableau du premier acte – où les femmes sont présentées pour la première fois au spectateur et s'aperçoivent de la supercherie de la double lettre – présente la particularité de superposer (chose fréquente à l'orchestre, beaucoup moins dans des parties chantées, surtout dans le cadre d'une action scénique) des carrures binaires et ternaires.

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Version Giulini / Los Ángeles (DGG 1984). L'une des grandes références disponibles dans une discographie qui n'en manque pas – Giulini 55, Bernstein, Abbado, Haitink-Vick

Les hommes patauds chantent dans la rigidité d'un 2/2 (2 temps de 4 croches) tandis que les femmes madrées s'éploient en 6/8 (2 temps de 3 croches) : entre les appuis des temps, les attaques sont décalées entre les groupes, figurant l'imperméabilité des deux mondes (que suggère le livret : Alice ne communique guère avec Ford que dans l'affront jaloux du II et la révélation de son identité au III), en même temps que leurs identités propres (hommes ouvertement limités, femmes souplement rusées).

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Et, d'une manière générale, une écriture fragmentée beaucoup plus riche, avec des valeurs beaucoup plus disparates (là aussi, plus wagnériennes…) que dans l'opéra italien habituel, même celui de Verdi – déjà considérablement plus avancé que ses contemporains.



Écriture harmonique

Les transitions harmoniques sont aussi beaucoup plus surprenantes que pour le Verdi habituel : beaucoup des sections courtes, à l'intérieur de chaque scène, débouchent sur une modulation brutale vers la suivante, loin des formes closes habituelles avec résolution bien affirmées.

Les couleurs orchestrales et harmoniques m'ont même évoqué, par endroit dans le premier tableau… les symphonies de Nielsen.



Écriture orchestrale

En matière d'orchestration, il y aurait aussi beaucoup à dire. Le programme de salle citait judicieusement ce moment où Falstaff, mentionnant son – hypothétique – amaigrissement, est accompagné par un unisson à quatre octaves de distance entre piccolo et violoncelles.

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Mais on peut aussi mentionner la doublure cordes-flûtes (préludant à la Reine de Fées en III,2) qui crée un effet assez archaïsant (timbre de flûte à bec, sur une musique évoquant déjà le passé) – je ne trouve pas qu'on le perçoive bien au disque.

Ou encore l'accompagnement du récit de la légende du Chasseur Noir par Alice, accompagnée de quatre cors uniquement :

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Les timbres américains très colorés des cors de Los Ángeles donnent l'illusion de la présence de flûtes ou de bassons, mais non, quatre cors seulement.

Toute l'œuvre déborde de ce type d'explorations, un véritable laboratoire qui marque une rupture avec à peu près tout ce qui a pu être composé avant – voire après… beaucoup de ces essais n'ont jamais été reproduits, du moins dans les œuvres du répertoire. On perçoit très bien l'influence de Falstaff dans les œuvres comiques italiennes ultérieures (Gianni Schicchi…), mais rien qui corresponde à l'orchestration précise inventée ici. Hapax en réalité.



Motifs récurrents

Sans être aussi structurante que chez les Germains, c'est aussi la valse des motifs. Quand Alice flatte Falstaff, on entend le même caractère orchestral que lorsque Ford déguisé fait de même (« Voi siete un uom di guerra / Voi siete un uom di mondo »).

Le sommet se trouve dans l'air de Ford qui tisse des références au delà même de Falstaff.

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Leo Nucci dans la version Giulini / Los Ángeles 1984.

Ford tempête son désespoir, persuadé que sa femme Alice le trompe avec l'épicurien damné qu'est Falstaff.

Verdi y écrit un air très disparate (et fulgurant), mélange de récitatifs et d'envolées, sans thème récurrent, sans forme générale, suivant les idées de Ford comme une scène wagnérienne – le modèle formel serait plus les Adieux de Wotan que l'air de Philippe II : il y a bien des motifs qui y reviennent, mais de façon asymétrique, et souvent des références hors de l'air lui-même, voire hors de l'opéra.

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D'abord, le ton général parodie ses propres tournures dramatiques. Ici, ce pourrait être un emportement de Gabriele Adorno (le ténor jaloux de Simone Boccanegra) ou d'Otello :

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Ou bien ces timbales soudaines à nu, qu'il utilise en particulier lorsque Posa s'oppose à Philippe II (« la pace è dei sepolcri ! ») ou lorsque Renato prête serment à Riccardo dans le Bal masqué (« Lo giuro ; e sarà. »)

[[]]

Mais il fait plus fort en se citant lui-même, ou du moins en évoquant avec malice ses propres chefs-d'œuvre :

[[]]

Ford dit en substance « le piège est tendu… tu es joué ! ».

Cet accompagnement de cor n'est certes pas particulièrement spécifique, mais assez identique à celui qui accompagne Philippe II… au moment où il explique ses nuits sans sommeil à cause de la peur d'être cocufié, et la crainte de trames contre lui. Pas une coïncidence à mon avis.

[[]]
Ruggero Raimondi, Opéra de Vienne, Karajan (publié chez Orfeo).

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Il tisse aussi un grand nombre de liens avec le reste de l'opéra :

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La dernière phrase de l'air reprend ainsi la ligne mélodique exacte d'Alice à la fin de l'acte I, lorsque celle-ci relit sarcastiquement la dernière ligne de la double lettre de Falstaff : « Il viso mio su lui risplenderà » / « Mon [ton] visage sur lui [moi] resplendira ».

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Évidemment, Alice le fait en se moquant du lyrisme du chevalier capable dans le même temps des pires indélicatesses, et en préparant sa vengeance. Mais la reprise du même thème montre que Ford prend tous les préparatifs de sa femme au premier degré, comme autant de preuves de son infortune.

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Cet air advient juste après l'entretien entre Falstaff et Ford (déguisé), venu lui demander de séduire Alice pour estimer ses intentions réelles. Falstaff se vante alors de sa réussite certaine : « te le cornifico, netto, netto » / « je te le cornifie tout net ».

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Tout le texte de l'air se consacre à l'obsession des cornes « Le corna !  Le corna ! » et tout l'imaginaire qui l'accompagne… et la musique fait de même.

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Vous l'entendez, aux cordes ?  Ford dit justement, sans le nommer : « Ce vilain mot se retourne dans mon cœur ! » (« Quelle bruta parole in cor mi torna ! »).

Et le motif circule, sans arrêt. Ici en sous-main aux bassons, puis aux clarinettes, puis aux violons :

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Verdi a même la malice d'en faire des marches harmoniques – c'est-à-dire qu'il reprend le motif et lui fait monter la gamme, comme en escalier, le modifie, le change de mode ou de tonalité… bref, de la matière première musicale, comme un véritable leitmotiv wagnérien !

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Mais le plus délicieux, je crois, c'est qu'au moment même où Ford décrit la certitude de son infortune – « l'heure est fixée… la trahison tramée » (Alice a déjà donné un rendez-vous au séducteur) –, et alors que sont cités les cors de Philippe II… Verdi juxtapose le motif dérisoire « dalle due alle tre » /  « de deux à trois » (l'heure d'absence quotidienne de Ford) !

Voici la scène où Mrs. Quickly donne cette information à Falstaff (un piège, en réalité), ensuite répétée en plusieurs endroits sur la même musique, en bon comique de répétition :

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Réécoutez à présent le passage des cors mélancoliques qui sont supposés évoquer le grand genre :

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Pas mal, n'est-ce pas ?  Verdi fait baigner Philippe II dans une sauce à la farce.

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Et pour parachever son air, le seul véritable retour thématique interne se trouve dans le postlude, qui cite la première envolée du : « E poi diranno che un marito geloso è un insensato » / « Et après ça on dira qu'un mari jaloux est un fada ».

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Après la citation de la citation parodique d'Alice (vous suivez ?  vous venez de le lire, c'est juste au-dessus), l'air se finit sur une fanfare exaltée qui assène cette évidence de la légitimité jalouse :

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Vous notez au passage que l'air est enchaîné à la suite, vraiment du flux continu à la wagnérienne (ou alla pucciniana, certes).



Parodies

Ce ne sont au demeurant pas les seuls clins d'œil, vous en trouverez partout. Certains peuvent être discutés, intuition personnelle ou volonté délibérée : la description de Meg comme une créature céleste (avec des battements de cordes qui évoquent le final de Faust de Gounod « Anges purs, anges radieux »), l'annonce de l'arrivée de Meg lors du duo d'amour raté en forêt avec les mêmes mots (« Nella selva densa ») que le célèbre duo d'amour d'Otello (« Nella notte densa »). Je ne peux rien affirmer, mais une fois que l'esprit a été affûté par quantité de détail, on les remarques.

Celle qui est évidemment volontaire, c'est la parodie de Don Giovanni – il n'est pas le premier, voyez Marschner à la fin de l'acte I de son Vampire.
♦ Cerné par des puissances de l'autre monde, Falstaff ne se fait, lui, pas prier, et accorde immédiatement son repentir (mais la forme de l'injonction rappelle tellement la strette récitative avant la disparition finale du Commandeur !).
♦ Puis, là aussi à rebours de l'original, Falstaff part manger avec les autres. Dans le livret de Da Ponte, ce sont Zerlina et Masetto qui s'en vont dîner ensemble, et Leporello qui part chercher un nouveau maître à l'auberge – sans le libertin châtié bien évidemment.

Mais le plus drôle de tout, c'est le mini-chœur de ses compères Bardolfo et Pistola, pendant que Falstaff vante sa bedaine (« Ceci est mon royaume – je l'étendrai ! ») : « Immenso Falstaff ! ».

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Or, cet extrait ressemble beaucoup à un endroit très marquant du catalogue verdien, le grand chœur a cappella (14 lignes vocales distinctes !) qui précède la fin de Nabucco : « Immenso Jeovha ! ».

Oui, il a osé.

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Evgeny Nesterenko, avec Lucia Popp, Lucia Valentini-Terrani, Plácido Domingo, Piero Cappuccilli… dirigés par Giuseppe Sinopoli (studio DGG).



Surtout, en plus du drame sans cesse virevoltant, l'oreille est sans cesse sollicitée, à la fois par les belles mélodies vocales et par tous ces événements, ces accompagnements pittoresques, ces citations et clins d'œil à l'orchestre. Roboratif à écouter et aussi assez jubilatoire pour la cervelle, voilà un opéra qui s'écoute de toutes les façons qu'on veut, et qui perd beaucoup au disque – beaucoup de détails sont difficiles à saisir, on est obligé de faire des choix de prise de son, et les alliages fonctionnent moins bien que dans une salle.

Osez l'expérience, ce n'est pas comme si ce n'était jamais donné !  (pour une fois)

J'espère vous avoir fait repérer quelques pépites, et surtout incité à aller fureter par vous-même dans ce fort joli massif…

mardi 28 février 2017

[Mise à jour] – Les plus beaux scherzos #2


Quelques ajouts à la précédente liste.

J'avais omis celui, très marquant et célèbre, de la Sonate pour piano n°30 de Beethoven.

Puis une poignée d'exemples, surtout symphoniques, de premier choix, qui manquaient dans la précédente sélection.



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Hofkapelle Stuttgart, Frieder Bernius (Carus).
¶ L'atmosphère combattive de la Première Symphonie de (Norbert) Burgmüller, une tempête à couper le souffle, dans le goût du scherzo de la Quatrième Symphonie de Schumann.



stenhammar_scherzo.png
Un extrait du trio (à tempo rapide) du scherzo du Troisième Quatuor – vous notez aussi les décalages d'entrées, assez typiques de l'écriture pour quatuor deStenhammar.

¶ Ceux des Quatuors 3 & 4 de Stenhammar, d'une agitation incessante (le Troisième est insoutenable physiquement pour des interprètes, toujours vif, toujours dans l'aigu, le trio cavalcadant encore plus que le scherzo lui-même…). Très intenses, au sein d'œuvres qui sont des jalons majeurs du romantisme finissant, à mon sens – la forme stable s'y gorge de fugatos, d'une belle liberté de contrepoint, d'harmonies étranges qui, sans du tout subvertir le format traditionnel, lui procurent une saveur assez neuve – mais toujours « positive », avant que des langages plus tourmentés n'apparaissent.



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Philharmonique de la NDR (Hanovre), David Porcelin (CPO).
¶ Les violons prestes (dans le grave) de la Troisième Symphonie de Sinding (bijou par ailleurs), progressivement chargés de contrechants de flûtes, cors ou bassons, toujours avec le même élan motorique (comme imitant un ressac) que pour le premier mouvement. Pas de trio au demeurant, la même thématique se charge progressivement de plus en plus d'éléments, sans être réellement un mouvement à variations (pas de mutations en valeurs rapides) ou à « étages » (comme les effets de marches lointaines, du type « Marche au supplice » ou premier acte de Dalibor), le matériau mute plutôt en même temps qu'il s'enrichit, d'une façon qui annonce plutôt Sibelius.



¶ Le spectaculaire Presto feroce de la Troisième Symphonie de Röntgen (notule), dont la fureur se mue en poudroiement doré dans le trio.



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Chœur Nicolas de Grigny, Orchestre National de Lorraine, Jacques Mercier (Timpani).
¶ Le mouvement central de L'an mil de Pierné : « Fête des fous et de l'âne ». Tout crépite comme dans le scherzo de Maab chez pierne_mil_glissando_harmoniques.pngBerlioz, mais avec une science d'orchestration qui n'a pas d'exemple – trompette en ut rythmée par des pistons en sourdine, et ponctuations de violons (octaves suraigus en glisando avec une quinte en harmoniques au milieu !) doublées par des fusées de triples croches sforzando à toute la section de bois !  Et puis les éclats de flûtes doublées par la harpe, les accompagnements très aérés (les pupitres se partagent une ligne d'accompagnement), le chœur qui chromatise et crie, la jolie mélodie entraînante… une fête, assurément.



Plus traditionnel, moins essentiel sans doute, le beau scherzo sombre de la Première Symphonie de Jan van Gilse (notule de présentation), avec ses renforts de timbales légèrement décalés et son trio où la palpitation des cors rappelle très vivement l'écriture brahmsienne.


Vous pouvez désormais les retrouver, inclus dans la notule qui présente le genre scherzo, établit ses limites et propose une liste assez fournie d'exemples de réussites.


jeudi 16 février 2017

Antonio SACCHINI – Chimène ou le Cid – la musique de l'avenir et les débris de Corneille


    À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène, un mot pour replacer ce jalon important dans l'ensemble du répertoire, et en faire entendre quelques extraits.

    D'abord, il faut lire la notule d'introduction consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour introduire cette notule et contient même une liste et une discographie commentée de tous les opéras français de Sacchini.



1.
Piccinni-Sacchini : un duel jusqu'au sang

    Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de Musique en œuvres dans le nouveau style – les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
    Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en tant que représentant du style italien. Renaud (la suite du sujet de l'Armide de Quinault, une véritable sequel pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes, qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni. On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.

    À l'automne 1783, on décide de faire représenter deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le chant et même la déclamation ; tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille contemporaine, à ceci près que Chimène me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a encore jamais été décemment servie.

    Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des commandes jusqu'à sa mort – Dardanus, Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un livret de Guillard.



2. Guillard : un livret volé mais raisonnable


    Nicolas-François Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique « réformée » : librettiste de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard des Horaces de Salieri, arrangeant même Proserpine de Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam pour Le Sueur en 1809 !  Dans une ère où les livrets sont en général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur laquelle poser la musique, il fait partie des rares poètes un peu soignés et ambitieux. Les Horaces, dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement : entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.

    Dans Chimène ou le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.

    D'abord, il est rare que la matière soit empruntée aux périodes récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à la mythologie grecque, plus rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste ; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en scène des figures historiques de l'Antiquité.

    Ce choix s'explique par la présence au répertoire (parlé) du Cid de Corneille – mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adapté Andromaque de Racine pour Grétry, évidemment.
    Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la citation directe de 80 vers ; ici, une intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts, sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains » pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à Corneille de toute façon.

Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est pas ma faute !)



3. Corneille aplati, Guillard triomphant



L'intrigue.

Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses conséquences portent tout le drame.


Début de l'acte III du Cid dans l'édition de 1639.


Acte I
    Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
    Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas chez feu Gormas mais chez le roi.
    Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un danger dont le roi n'est pas encore informé.

Acte II
    Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche pour champion.

Acte III
    Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
    Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.


Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.

    Ce dernier acte suit vraiment d'assez près la matière de Corneille. Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de la musique.

    L'acte I est particulièrement dense en informations, avec beaucoup d'action pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur », on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la forfanterie pour un héros classique.]


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Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

    De même, les incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre – où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.

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Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Le résultat est évidemment sur le strict plan littéraire assez plat, mais sa structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire, préparant pour chaque air (certes pas très subtilement exprimés) un contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du duel.



4. Sacchini, le Mozart français

    Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau représentant du style germanique, Sacchini écrit une musique particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux et plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les numéros isolés (airs et ensembles), dans la mélodie, dans l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.


Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.


Fusées et croches obstinées des violoncelles.

    Réellement de son temps, sa musique, malgré les nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous apparaît tout de même légère, sa gamme de sentiments « positive » – le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
    En revanche, le concertato final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.

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Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs qui est en cause, je crois…), mais l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis sur de belles mélodies. Le plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés (à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est assez frappante dans les conclusions des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs, certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère se sentir fâché.
    D'où vient ce rapprochement ?  Sans doute surtout de l'autonomie des airs, qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non être le centre de toute l'attention comme dans Chimène.

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L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento » de Lucio Silla de Mozart (1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

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La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend les tournures de « Come scoglio » (Così fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio » dans le Falstaff de Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus grande que chez ses collègues, avec le style européen – et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Bien évidemment, ce ne peut être comparé structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique, et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu de racolage, dites-moi ?  [J'ai ajusté le nom du site en conséquence.]

Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.

    Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts de Don Giovanni (1787) et de Chimène (1783), lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en concert. Le seul compositeur d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux (mais pas du tout celui de Richard Cœur-de-Lion, d'Andromaque et de la plupart des opéras comiques).

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Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



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Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent déjà au début de Chimène ou le Cid en 1783.



5. Coups de maître

Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou leur réussite :

L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».

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Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


L'exploit de Rodrigue contre les Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort l'ubiquité du héros.
    Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais elle étonne, favorablement.

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Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Lors des représentations, j'ai eu l'impression que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement, il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).


► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la suggestion de sa suivante : « Si don Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah ! ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame « puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et surtout un rare effet de musique psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule : l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).

chimène hautbois
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Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la profondeur de son désarroi en reprenant le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse. L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un aboutissement assez spectaculaire.
    Similairement, l'accompagnement de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ». Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton… pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux exemples précis.]

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Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique, malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra (francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en réalité, demeure sensiblement la même.



6. Le quasi baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique

    Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la première fois !  Issu d'une scission au sein du Cercle de l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo), qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialogues des Carmélites avec le Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque (alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur vrai nom.

    C'est, je crois, leur seconde production scénique, après Armida de Haydn l'an passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique (plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que Rigel soit déjà de l'autre côté).

    Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur, pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.

    J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais tout de même).

rigel_haydn_chauvin_loge_olympique

Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle et Amadis de Gaule



7. Une production réelle

    Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).

    Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée à l'ARCAL, avec le concours des Chantres du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie Beaudette, Paul Antoine Benos (1,2,3,4putto d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…

    Étrange constitution de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles, une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?

    Côté solistes, Mathieu Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.

    Agnieszka Sławińska est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !  Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique !  Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je la trouve magnifique…

    La mise en scène de Sandrine Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan) ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la disgrâce et de la mort de son père.
    Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est la semaine free hugs chez la noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?  Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à l'essentiel.

Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la moitié, je n'exagère pas, la moitié des spectateurs avait de dix à treize ans !  Évidemment, sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ?  J'ai adoré la soirée, mais je suis dubitatif.  Certains avaient étudié la pièce, mais autant le Cid peut fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.   

La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas encore si elle sera captée.



8. Pour prolonger

♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des représentations. Un bon point de départ pour explorer.

♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques extraits sonores dont on disposait alors.

♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide innocent pour tous les autres, les chut ! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant, c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I et le final de l'acte III de Chimène ou le Cid.

♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble Le Concert de la Loge Olympique, à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.


Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles aventures !

mardi 12 juillet 2016

Beaumarchais et Salieri – TARARE, une vision de l'avenir : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes


ÉPISODE 2




Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !

Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements politiques du temps.

Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux versions, celle de Malgoire publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont, mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin (par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.





4. Avant Tarare

iphigenie_aulide_costume_boquet_1774.pngIl m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée, cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de l'opéra de Beaumarchais.

Tout débute avec Iphigénie en Aulide dont la création à Paris en 1774 donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck, sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite sa version préparatoire en prose de Tarare, mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro, en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude, personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.

Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé, Salieri. Beaumarchais le reçoit avec une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité avec chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).

(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la création d'Iphigénie.)



5. L'origine de la fable

Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité emprunté le nom de Tarare au conte (assez long) Fleur d'Épine d'Antoine Hamilton. Le héros y est aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de princesse et de sorcière…

Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois exotique, simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait entrer le sultan Atar, homme féroce et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et souvent, comme chez Hamilton, le nom de Tarare se répète comme en écho.

Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :

L'une des premières apparitions de Tarare chez Hamilton : Autre exemple d'écho :
tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton

… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique – elle est même à deux reprises l'origine de coups de théâtre

D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)

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Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
tarare hamilton

Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur un mode plaisant, afin de réjouir la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie, bien-aimée de Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur toutes les lèvres.

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Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe Lafont, Anna Caleb, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
 tarare hamilton
tarare hamilton
tarare hamilton

Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.

Au demeurant, « tarare » est un véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :  il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de Lyon d'un côté, de Montbrison de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la question) avec la machine agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des planches dans l'Encyclopédie). En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles, surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralalaaussi bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr, cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.

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(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)

Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il pouvait mener le public à estimer ce nom qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayer le ton souvent un peu sombre que l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses, héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à reprendre les sujets mythologiques.



6. Quel accueil pour Tarare en 1787 ?

Je reviendrai plus tard sur la musique, mais elle a généralement été considérée à l'époque (à grand tort) comme assez plate, trop peu mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet – l'une des pages les plus simples de l'opéra).

L'accueil réservé au livret est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit parlé, et encore plus chanté : Mais pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux / De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant déjà lu le texte, c'est un véritable défi !

Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame (intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries, de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de philosophie). Ainsi la Nature devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même les passages censément mélodiques se répandent en références aux théories scientifiques existantes : Froids humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur le spectateur, et vise plutôt une sorte de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.

On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le sens dramaturgique de Beaumarchais, avec ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge du caractère contre le rang.

Tarare produit en tout cas une très substantielle recette, et Grimm note même l'intérêt extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé, qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la création.

Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers, notamment Ainsi qu'une abeille et bien sûr Je suis né natif de Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques (violon-piano, violon-alto, etc.), des parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu lieu qu'en août !), et même un ouvrage de critique artistique du Salon de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et le Ahi povero ! tiré du refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.

Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des représentations.

Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est assez fascinante, et très contre-intuitive :



7. Quatre reprises pour Tarare, sous quatre nouveaux régimes politiques :


En 1790, ère de monarchie constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotismele titre complet étant à l'origine Tarare ou le roi d'Ormus) en faisant régner le nouveau souverain par le Livre de la loi qu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité. On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes de leurs vœux, car les vrais citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des prêtres.)
— Il permet le divorce à Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres (il reste une ambiguïté sur leur affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se lit dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air traditionnel) :
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(exemple précoce du style proto-banania)

Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.

Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en lançant quantité de maximes dans son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois », « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly, maire de Paris, mais Nous avons le meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la reprise.

La pièce est jouée régulièrement jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse (indépendamment du très grand succès public, que les démonstrations politiques ne doivent pas occulter), chaque parti s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver le texte écrit.


En 1795, la Convention souhaite reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes, et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant, il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ; peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.

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(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en pleine page.)

C'est son ami Nicolas-Étienne Framery, auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques (notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras italiens (dont les airs du Barbier de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.

Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut accepter l'hommage de son peuple : « Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la demande d'Urson « Et quel autre sur nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».

C'est là que se produit l'inversion étonnante : Tarare, mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés par un Citoyen : 
Sur le tyran portons notre vengeance,
Du long abus de la puissance
Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention !  C'est-à-dire que tout l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un comble.

Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas allumé où l'on aurait cru.

C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare : les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.


En 1802, sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé de ses composantes philosophiques, Tarare reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826, également à Londres (1825) et Hambourg (1841), longévité tout à fait exceptionnelle pour un ouvrage des années 1780, et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !

Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ; en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne dans un mémoire que Tarare avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs, inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories, et labouraient péniblement le champ de la révolution !  Après quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.

L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois : créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin de l'année : Bernique ou le Tyran comique, Lanlaire ou le Chaos, Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel – on peut voir les références diversement précises au projet de Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare pour la reprise de 1790.



7. Le projet de Beaumarchais

Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.

dimanche 12 avril 2015

Antonín DVOŘÁK – le millefeuille de Rusalka – II – Rusalka, fille du Rhin


3. Reflet public de Dvořák

Dvořák, comme bien d'autres compositeurs célèbres, est imparfaitement connu – car imparfaitement documenté par le disque (pas dans l'absolu, mais dans ce qui est couramment disponible, ou même nommé comme important dans les ouvrages généralistes).

Pour tout le monde, Dvořák, c'est avant tout de la musique instrumentale (symphonique ou chambriste), une sorte de Brahms traversé de thèmes folkloriques : à la forme traditionnelle de la symphonie et du quatuor à cordes, à l'orchestration germanisante un peu épaisse et à la forme sonate généreuse s'ajoutent des mélodies entraînantes ou mélancoliques dont les couleurs modales évoquent, selon les cas, la Bohême ou la Nouvelle Angleterre.
Sur le même modèle que son aîné, il a aussi réuni des thèmes dans de courtes compositions de forme binaire ABA, orchestrées ou non, pour un pianiste ou deux : les Danses slaves, sur l'exact patron des inusables Danses hongroises.

Cela peut produire une musique à la fois particulièrement accessible (comme Schubert, sa séduction procède largement de ses mélodies très prégnantes) et moins nourrissante que d'autres qui dans les mêmes temps s'interrogent davantage sur l'orchestration, la structure, l'harmonie – même si Dvořák est tout sauf innocent dans ces matières. Moi-même, quoique admiratif des dernières symphonies (7 et 8 surtout), amateurs des derniers quatuors (10 en particulier), et tout à fait fanatique du Concerto pour violoncelle et du Requiem ne suis pas sans nourrir une involontaire pointe de condescendance sur cette musique « périssable » : comme chez Schubert, une fois la mélodie usée, il ne reste plus forcément beaucoup de découvertes à faire.
Ce n'est pas, le plus souvent, une musique structurelle, où les jeux et les nouveautés se découvrent au fil d'une fréquentation patiente – et cela explique aussi, pour partie, sa popularité : sa musique se livre tout entière, et vite. Qui, esthète sophistiqué ou amateur exclusif de musiques pour sunlights, résiste au final de la dernière symphonie ? Dans le même temps, la qualité de l'écriture est réelle, et lui laisse l'estime des gens informés.

Voilà à peu près l'image de Dvořák qui vient à l'esprit lorsqu'on mentionne son nom.

4. Une plongée dans les opéras de Dvořák

Comme seule Rusalka s'exporte hors de la République Tchèque (aire culturelle directe exceptée bien sûr, comme la Slovaquie ou l'Allemagne – dans ce dernier cas souvent en traduction pour les ouvrages plus rares), son style lyrique influe très peu sur ce qu'on peut spontanément se représenter de Dvořák. Et pourtant : son legs scénique est écrit dans un tout autre goût que le reste de sa production (même sacrée). Les mélodies y sont beaucoup plus fuyantes, et la matière musicale infiniment plus sophistiquée. Je vais seulement insister sur Rusalka, puisque c'était mon objet de départ – et, par la force des choses, son opéra que j'ai le plus écouté –, mais la différence est prégnante sur toute sa production dramatique, avec des variations de ton selon les formats bien sûr (entre Trvdé palice – « les têtes de mule » – et Jakobín, on voit bien l'écart des nécessités musicales…), mais toujours dans un univers très différent de sa production de « musique pure », moins immédiatement séduisant et accessible.

Avant cette Rusalka (écrite en 1900 et créée en 1901, une contemporaine de Tosca et Pelléas), d'assez nombreuses autres versions, quasiment toutes abandonnées de nos jours, ont existé ; parmi les compositeurs un minimum célèbres, on trouve des Ondine comme chez E.T.A. Hoffmann (1816, sur un livret de La Motte-Fouqué lui-même), J.P.E. Hartmann (1842, dans une atmosphère qu'on ne devine pas très inquiétante), ou plus tard un ballet de Henze (1957) ; et des Rusalki comme chez Dargomyjski (Dargomyzhsky : œuvre de 1856 abondamment et luxueusement servie au disque) ou comme dans le projet inabouti de Duparc.

Chez Dvořák, Rusalka intervient à la fin de sa vie : sur 12 compositions dramatiques (dont une musique de scène), il ne lui reste plus qu'à écrire Svatá Ludmila (Sainte Ludmila, « opéra sacré » composé et représenté en 1901) et bien sûr Armida, achevée en 1903 et représentée l'année de sa mort. Ce dernier opéra, d'une qualité musicale comparable, s'exprime d'ailleurs dans un langage très comparable à celui de Rusalka – avec une petite couleur militaire archaïsante en sus, évidemment. Pourquoi ne s'est-il pas imposé sur les scènes, mystère – probablement pour de mauvaises raisons, considérant qu'il n'y avait pas forcément de place pour deux opéras tchèques romantiques régulièrement représentés, et qu'Armida n'apportait pas les mêmes satisfactions en termes de dépaysement et de couleur locale. [Mais ne vous privez pas de l'écouter, il en existe en particulier un très bel enregistrement de Jiráček, libre de droits, avec Šubrtová.]

5. Sources musicales de Rusalka

Rusalka demeure une œuvre romantique, écrite et orchestrée dans des couleurs qui restent celui du romantisme d'Europe Centrale, même si, par rapport aux autres œuvres de cette mouvance, les harmonies et la transparence d'orchestration se révèlent, dans le détail, d'une qualité plutôt hors du commun. Mais en 1900, Dvořák n'était pas, et de loin, le seul à faire du romantisme amélioré – ni même parmi les meilleurs représentants de cette attitude.

En revanche, Rusalka se singularise fortement de la plupart des œuvres similaires par deux traits considérables.

¶ Les références au folklore. Le thème littéraire s'y prête à merveille, et l'œuvre laisse à plusieurs reprises la possibilité aux personnages de donner une chanson soudainement plus simplement mélodique, que ce soit le jeu des willis dans les eaux (« Hou, hou, hou », l'équivalent du « heija » des Rheintöchter), les incantations de Ježibaba (« Čury mury fuk ») ou la chanson mélancolique de l'Ondin à l'acte II.
Les couleurs modales et l'orchestration aussi y concourent : témoin cet étrange unisson entre flûtes et clarinettes, souvent utilisés au cours de l'opéra et qui, pour des raisons organologiques qui m'échappent, créent une sorte de battement (cela sonne toujours un peu faux, comme si les deux timbres, en fusionnant, repoussaient des harmoniques hors de la note jouée), à la manière d'orchestres de plein air traditionnels – évoquant immanquablement, par leur instabilité translucide, des sons archaïques de temps reculés.


Le début de Rusalka par la Philharmonie Tchèque dirigée par Vaclav Neumann. C'était encore plus spectaculaire lors de la première du spectacle dirigé par Hrůša à l'Opéra de Paris, et systématiquement à chaque alliage des flûtes et des clarinettes – or les grands orchestres d'aujourd'hui de ce niveau sont capables de jouer parfaitement justes au chouillaïème près. La cause, je ne puis le dire (peut-être la chauffe inégale des deux instruments).


¶ Plus étonnant vu l'image qu'on se fait de Dvořák (en tant que décalque de Brahms, on se le représente comme un amateur de musique pure et de traditions), l'usage assez étendu de leitmotive dont les plus prégnants, empreints de modes typés (comme dans l'extrait ci-dessus) sont attachés à l'humanité de Rusalka et à son malheur… Sans se dissimuler vraiment, ils subissent de jolies modifications d'orchestration et servent plutôt de ponctuation, comme une respiration qui exprime un état d'âme muet du personnage.
Plus déstabilisant encore, des atmosphères et des harmonies qui semblent par moment empruntées à Wagner : comme sortis d'un intermède perdu de l'acte I de Tristan


ou d'une réplique de Gurnemanz.


L'Ondin, peu avant la Romance à la Lune.


Ce mélange entre grand (quasi-post-)romantisme, typicité tchèque et influences wagnériennes participe de l'intérêt renouvelé de la partition – que je trouve personnellement moins immédiatement impressionnante que Dalibor de Smetana (ne serait-ce que la force dramatique et la générosité mélodique), mais qui révèle en réalité bien plus de richesses à la lecture et à la réécoute.

Après ce bref éloge, je vous laisse avec un détail que je trouve difficile à entendre au disque (pour ceux qui veulent remettre en cause mon système de reproduction, la porte est par là _[]), mais qui explique la différence de caractère (pas seulement du fait du chant et de l'harmonie) entre les deux thèmes de la Romance à la Lune : la voix est en réalité intégralement doublée à la trompette à ce moment (jusqu'aux petites notes de goût).



Parmi les prochains projets de notule, une présentation des caractéristiques de l'école tchèque de chant – l'une des très rares à demeurer non seulement singulière, mais en plus très fidèle à son passé – est à l'étude.

mercredi 8 avril 2015

Antonín DVOŘÁK – le millefeuille de Rusalka – I – La Motte-Fouqué, Pouchkine, Kvapil et Jésus


Au sein d'un catalogue assez riche, et qui comporte pourtant d'autres réussites équivalentes (rien que chez Dvořák, sans même pousser jusqu'à Smetana, Fibich ou d'autres moins renommés), Rusalka demeure (avec plus occasionnellement Prodaná nevěsta, la « fiancée vendu » de Smetana) le seul ouvrage tchèque pré-Janáček à s'être couramment imposé sur les grandes scènes des autres parties de l'Europe et du monde – l'Allemagne étant bien sûr un peu plus prodigue. Même Armida (son dernier), Čert a Káča, Dimitrij, Jakobín, ouvrages importants et enregistrés dans des versions luxueuses, ou chez ses collègues Dalibor, Libuše, Nevĕsta messinská (la Fiancée de Messine) ou la fulgurante Šárka ne sont à peu près jamais donnés.

C'est dommage, tant le folklorisme, le lyrisme et l'esprit épique mêlés de la plupart de ces ouvrages les rendent accessibles au public. Mais la difficulté première étant de le faire déplacer, ces noms lointains et cette langue peu familière incitent les programmateurs à se fonder plutôt sur un titre en particulier, dont la notoriété rassure, et où l'on peut gloser sur les qualités comparées des interprètes – grand loisir des lyricophiles, même occasionnels.
Par ailleurs, l'œuvre comporte un joli air (très beau, pas forcément plus saillant que d'autres de Dvořák ou des collègues, mais c'est ainsi) devenu un tube absolu, une sorte d'alternative planante à « Casta diva » pour faire la promotion des marques de lessive en sachet. Là aussi, ça rassure et motive les gens à venir. De pair avec l'intrigue féerique, je suppose.


Une très bonne version (en allemand, mais il n'y a pas vraiment mieux sur Deezer) – je n'arrive pas à trouver le contenu exact du coffret, mais ce doit être Prohaska 1949.


Néanmoins, si l'on peut s'interroger si cette œuvre est réellement la meilleure pour s'être imposée ainsi, il n'y a pas à se demander pourquoi, tant ses qualités sont réelles et nombreuses. Plutôt que de parler de ce que tout le monde peut observer tout seul sur le beau lyrisme et les belles couleurs, on essaiera de mettre en valeur quelques détails – rien de bien révolutionnaire, mais des choses qui peuvent passer inaperçues au disque (moins en salle).

1. Aux sources d'Ondine

Le nom de Rusalka provient du folklore slave et n'a pas de lien direct avec la pièce inachevée de Pouchkine : dans le texte russe, l'accent est mis sur l'environnement terrestre de la nixe dans son milieu d'origine (le Meunier, qui remplace le pêcheur Ulrich du conte de La Motte-Fouqué), tandis que le livret de Jaroslav Kvapil, fondé sur les versions de Karel Jaromír Erben et Božena Němcová, insiste avant tout sur l'expérience à la fois sociale et métaphysique de la petite sirène.
Chose rare, le livret de Kvapil a été écrit avant même sa rencontre avec Dvořák, en 1899 : c'est en cherchant un compositeur pour mettre en musique son texte qu'il s'est mis en relation avec lui, ses amis musiciens étant occupés.

N'ayant pas lu les versions dont est directement tiré le livret (c'est prévu, pour une prochaine notule peut-être), je ne peux pas me prononcer sur l'apport singulier de Kvapil au sujet ; en revanche, on peut mesurer sur quels aspects est mis l'accent.

Chez Friedrich de La Motte-Fouqué (1811, source majeure pour les avatars romantiques de Mélusine), l'intrigue se déroule comme suit :

¶ Un chevalier égaré (Huldebrand) est accueilli par un vieux pêcheur qui lui raconte comment, ayant perdu sa fille dans la rivière, il adopta une étrange créature ruisselante qui se présenta à sa porte, appelée Ondine. Vive et étourdie, elle séduit le chevalier et se marie avec lui. Elle lui révèle alors son identité de nymphe aquatique et lui apprend qu'elle possède désormais une âme : comme les hommes, les êtres aquatiques (« de l'ancien monde ») sont mortels, mais n'ayant pas d'âme, n'ont pas vraiment de sens moral et ne peuvent monter au Ciel. Toute sa famille a intrigué pour la faire adopter et mener un chevalier ici pour l'épouser et lui permettre cette promotion sociale dans l'échelle des êtres vivants.
Dans cette histoire remplie de démons, en particulier ceux sollicités par l'oncle Fraisondin qui veille sur elle, Ondine sait son bréviaire par cœur et, une fois son âme acquise par ruse, se laisse gentiment dépouiller par son mari sa nouvelle amante (Bertha, la véritable fille du pêcheur, devenue duchesse, une grande partie de l'intrigue tourne autour de cela). Finalement maudite par son mari à cause des tours joués par Fraisondin, elle retourne à l'élément liquide tout en pleurant (à cause de son âme qui lui fait sentir son sort), et est forcée, selon la loi de sa race, de le noyer de ses larmes le jour de ses nouvelles noces. Elle devient pour finir le ruisseau qui borde tendrement la tombe de son époux infidèle.


L'apparition d'Ondine dans le récit d'Ulrich, chez La Motte-Fouqué (traduction de la baronne de Montolieu).


La trame de Kvapil, qui supprime (de façon avisée) la filiation avec le pêcheur et les enjeux d'adoption, reste très proche :

Acte I : Rusalka, amoureuse d'un chevalier venu chasser près du fleuve, souhaite acquérir une âme pour pouvoir connaître la tendresse humaine. Malgré les avertissements de son père, elle recourt aux sortilèges de l'enchanteresse silvestre Ježibaba. Le Prince la rencontre, sublime et muette, alors qu'il chasse près du fleuve.
Acte II : Une semaine a passé, le Prince est toujours éperdu d'amour, jusqu'à ce que la volubile et manipulatrice Princesse Étrangère ne lui tourne la tête. L'Ondin son père se lamente, et Rusalka, désespérée et sans défense, est rejetée par son amant.
Acte III : Rejetée hors des humains et loin de son peuple au fond de l'eau pour l'éternité, Rusalka entend ses anciennes compagnes poursuivre leurs jeux. Ježibaba lui explique qu'elle peut seulement rentrer en grâce chez les siens (comme chez Andersen) en tuant le Prince. Celui-ci, qui a finalement changé d'avis, vient la chercher ; elle le prévient que son étreinte sera mortelle, mais il accepte de mourir dans ses bras. La plainte de l'Ondin hors scène laisse entendre que ce sacrifice sera sans effet sur la damnation éternelle de Rusalka.
Un certain nombre de détails significatifs ont donc changé :

  • Rusalka n'est pas envoyée par sa famille mais s'échappe du monde des eaux.
  • Elle ne le fait pas pour obtenir une âme par des ruses dispensées sous forme humaine, mais est au contraire obligée d'acquérir une âme pour pouvoir se transformer et ensuite rejoindre les humains. Le but n'est donc pas la piété mais l'amour.
  • Les naïades sont des divinités immortelles ; entrer chez les humains est donc déchoir, Rusalka n'y cherche pas la salvation. Le mouvement est inverse de l'original, et le pari beaucoup plus risqué – car elle sera damnée si elle échoue.
  • Rusalka est absolument muette sur terre, et n'a pas du tout le caractère de bonne mère de famille de la pieuse Ondine : elle demeure une créature étrange et énigmatique, une fantaisie fascinante dont on finit par se passer.


Par ailleurs, l'intervention un peu étrange de l'Ondin au milieu des festivités de la Princesse Étrangère s'explique par une réminiscence des apparitions de Fraisondin (en particulier par la fontaine du château).

2. Une ondine, plusieurs courants

Ce qui apparaissait surtout comme une plaisante contradiction (la fille des Lutins qui devient un modèle de piété – sorte de parabole de la conversion) est plus fondamental et problématique dans le livret de Kvapil. D'abord parce que le point de vue est, du début à la fin (chez La Motte-Fouqué, cela ne le devient que progressivement, et c'est plus compliqué encore chez Pouchkine), celui de la petite vouivre.
Par ailleurs, le texte ouvre simultanément plusieurs niveaux de lecture :

¶ Les nymphes appartiennent à l'univers des démons, et Rusalka choisit de se sauver en allant vivre la vie que le spectateur trouve la plus légitime, la riche expérience de l'humanité. Par ailleurs, il est ouvertement question d'âme, si bien que la dimension religieuse n'est pas négligeable – sorte de parabole de la conversion.

¶ Néanmoins, le monde est présenté à front renversé, du point de vue des tritons immortels, chez qui l'inconstance et les tourments humains ont peu de sens, comme les égarements d'une espèce inférieure. Même si ces créatures sont présentées comme prédatrices, quitter ses ancêtres, quitter son espèce met mal à l'aise : Rusalka étant l'héroïne, il est facile de ce représenter ce que serait une semblable trahison venant d'un humain qui déciderait d'aller vivre avec les démons ou les singes.

¶ La fable est aussi celle des vanités du monde (du Monde), où l'homme est inconstant, où les apparences nuisent aux vertueux aux profit des roués, etc.

Le livret de Kvapil aborde toutes ces dimensions, mais n'en tire pas réellement de conclusion : Rusalka choisit certes de s'élever à l'humanité (et de quitter l'univers des démons familiers pour l'âme), mais c'est surtout pour découvrir la persistance des tourments humains et la piètre qualité de cette engeance. Par ailleurs, bien qu'ayant une âme, sa damnation n'est pas liée à sa piété ou à sa vertu, mais à la transgression des codes de sa race – qui lui a imposé des conditions impossibles à remplir (séduire durablement un prince seule dans les bois, sans le pouvoir de parler). Dieu n'est pas réellement présent, et malgré la notion d'âme, il est étrangement dépossédé des règles de sa Création.
La fin elle-même combine ces contradictions : Rusalka s'unit (mortellement) à son amant pour remplir les conditions de son retour parmi ses sœurs, mais la voix hors scène de l'Ondin laisse entendre qu'il n'en sera rien… les normes de cet autre monde et les rôles de chacun en sont d'autant plus brouillés (intentions de Ježibaba, qui n'appartient pas au monde des Eaux, qui a fixé les conditions de la métamorphose et proposé les moyens de rédemption ?).

En ouvrant tour à tour toutes ces portes, sans choisir réellement entre le récit merveilleux de mondes magiques, la tragédie de l'inconstance humaine et le conte métaphysique, le texte donne beaucoup d'épaisseur à l'ensemble de la pièce – on voit ce qu'il pouvait avoir d'attirant pour un compositeur.

Cela compense assez bien, en réalité, la tendance à l'écriture wagnérisante par grandes tirades, où peut apparaître une petite inclination pour la redondance ou le ressassement, même si l'on demeure très loin des horribles standards wagnériens.

Suite de la notule.

vendredi 27 février 2015

Donizetti, orchestrateur de génie — genèse de l'Élixir d'amour


Contrairement aux apparences peut-être, non, ce n'est pas un titre ironique.

Un brin hyperbolique peut-être, mais pas ironique.


Dans cette courageuse investigation, extraits à l'appui, nous combattrons les préjugés et feront triompher les lumières de la Raison des ténèbres de la généralité fallacieuse.

1. L'image de Donizetti

Il est d'usage, chez les mélomanes ou musiciens « purs » — ceux qui ne sont pas particulièrement amateurs de voix, disons, et qui ne se laissent pas abuser sur les qualités d'une partition par un joli timbre ou quelques contre-notes —, de mépriser ouvertement le belcanto romantique. Bien que n'étant pas suspect de glotto-indifférence, je dois admettre sacrifier souvent à ce petit plaisir – sans m'abstenir d'écouter avec grand plaisir certains de ces ouvrages par des glottes illustres ou obscures.

Donizetti est souvent l'étendard de ce type de musique. Pour une raison très simple : la plupart des compositeurs concernés (pré-verdiens, disons – même si Verdi est lui-même l'objet de sarcasmes à mon sens très injustifiés) restent très obscurs (et la plupart pas très bons). Or, Rossini — dont le legs sérieux est peut-être le plus caricatural de tous en matière de virtuosité vocale, d'harmonie sommaire et d'orchestration négligée — reste davantage célèbre pour ses œuvres bouffes, et Bellini a tout de même tendance à rechercher de petites couleurs (par exemple des notes étrangères sur le temps fort avant d'aller vers sont accord parfait), certes très modestes, mais qui le mettent à part du tout-venant des compositeurs belcantistes.

Reste donc Donizetti, qui a beaucoup écrit, et pas toujours des choses de premier plan. Même dans ses œuvres célèbres, on rencontre souvent des simplicités qui évoquent réellement le prétexte à exposer un timbre (harmonie minimale, rythmes identiques, même pas de mélodie saillante…).

2. La bonne blague de Bolena

Prenons Anna Bolena, mieux diffusée que d'autres (il existe une version Callas, coupée et pas bonne, mais ça aide toujours beaucoup…), et qui connaît un réel retour en grâce ces dernières années dans les théâtres du monde. Rien que depuis 2013, on a pu assister à des productions scéniques à Vienne (avec reprise en 2015), Zürich, Cologne, Catane, Cardiff, Buenos Aires, Chicago, Bordeaux, Toulon, Łódź, Ostrava et même une version de concert à Tenerife.

Pourtant, si l'on ouvre la partition (ou simplement ses oreilles), on ne peut qu'être frappé par le caractère sommaire de la composition :




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« Non v'ha sguardo » (Anna). Leyla Gencer accompagnée par Gavazzeni.


La suite se complifie un peu, mais cela reste très représentatif de la manière de Donizetti (et belcantiste en général) :

rythmes parfaitement réguliers et uniformes (une basse sur les temps forts et du remplissage de cordes sur l'accord, tout en croches) ;

¶ les rares effets d'orchestration (ici clarinette et cor, ça alterne tout de même) sont redondants avec la voix ;

mélodie constituée presque exclusivement des trois ou quatre notes de l'accord – même les notes de passage qui les relient (pourtant tout à fait courantes dans les langages baroques ou classique) sont réduites au strict minimum –, ce qui cause de grands sauts d'intervalle non seulement plats, mais assez peu mélodiques (qu'on verra alors comme un test pour le chanteur) ;

¶ l'harmonie est embryonnaire, essentiellement deux accords (dominante pour la tension, tonique pour la résolution), parfois un troisième et de très rares emprunts extérieurs. Même les appoggiatures, procédé tout à fait banal de faire précéder une (ou plusieurs) note de l'accord parfait d'une note étrangère, pour donner un peu de relief, sont assez exceptionnelles (Bellini en fait déjà un peu plus usage).

Bref, essentiellement un écrin à voix, avec les grandes lignes et toutes les agilités qu'il faut pour mettre en valeur un timbre — la plupart des chanteuses disent d'ailleurs que c'est agréable à chanter, et les profs donnent ça presque systématiquement à leurs étudiants, parce que c'est « bon pour la voix ». [Ce avec quoi je ne suis que partiellement en accord, d'ailleurs : ça expose aussi les défauts chez les jeunes chanteurs ou les amateurs, et, surtout ça induit des biais stylistiques, en favorisant le nivellement des sons, voire un type d'émission flottant qui n'est pas forcément le plus opérant ni le plus intéressant (et peu exportable). Mais effectivement, chanter Donizetti, c'est comme faire une vocalise, ça chauffe bien. Il est seulement dommage qu'on ne propose pas un Wagner ou un Ravel une fois que l'opéra est fini, manière que l'échauffement serve à quelque chose.]

Il arrive même, lorsqu'il s'agit de présenter une chanson dans l'opéra (le personnage est supposer chanter dans la vraie vie), que Donizetti se parodie lui-même. Cette romance entière (« Deh, non voler costringere », chantée par Smeton dans le même opéra) ne contient que trois accords (essentiellement deux : tonique, dominante, et exceptionnellement la dominante de la dominante).
À l'échelle de l'harmonie occidentale, cette atrophie est quasiment de l'ordre du gag.




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« Deh, non voler stringere » (Smeton). Bernadette Manca di Nissa accompagnée par Bonynge.


(J'ai mis la réduction piano pour gagner de la place, en version orchestrale la plaisanterie s'étend sur des pages entières.)

Voilà pourquoi l'on peut (et l'on doit !) se moquer de Donizetti.

Toutefois, outre le fait qu'on peut aussi aimer cette forme de minimalisme, ou tout simplement aimer l'écouter comme Donizetti l'a conçu, comme un prétexte à belles voix… notre homme est aussi l'auteur de bijoux beaucoup plus délicats. En particulier Il Diluvio Universale (harmoniquement sa partition la plus raffinée) ou Les Martyrs (assez différents de son style ordinaire), mais aussi…

3. Les merveilles de L'Élixir – ou du Philtre ?

Alors même qu'il fut composé en six semaines (on lit même souvent, même chez des auteurs sérieux, quatorze, dont sept pour le livret — comment est-ce donc seulement possible, rien qu'en recopiant mécaniquement toutes les parties des ensembles et de l'orchestration ?), L'Elisir d'amore est d'assez loin l'opéra de Donizetti qui cumule le plus de qualités.

¶ Est-ce l'abandon à son propre génie que suppose une telle hâte — ne cherchant plus les schémas simples pour plaire ou public ou mettre en valeur les chanteurs, mais laissant parler son métier de musicien ?

¶ Est-ce la nécessité d'un coup de pouce à de mauvais créateurs ? L'épouse du librettiste a rapporté cet avertissement célèbre que Donizetti aurait glissé à Romani :

Bada bene, amico mio, che abbiamo una prima donna tedesca, un tenore che balbetta, un buffo che ha la voce da capretto, un basso che val poco. Eppure dobbiamo farci onore.

Prenez garde, mon ami, que nous avons une prima donna tudesque, un ténor bègue, une basse bouffe à la voix de chèvre, et une basse qui ne vaut pas grand'chose. Et pourtant, nous devons tenir notre rang.

Il aurait alors dû écrire une musique qui suscite elle-même l'intérêt, au lieu de s'en reposer sur les chanteurs. Et limiter la virtuosité au profit de belles mélodies — quand on voit l'agilité extrême de la grande cabalette finale d'Adina, on reste dubitatif sur ce dernier point.

Il s'agissait peut-être de goût personnel, mais plus sûrement d'une façon de conjurer le sort, car le public apprécia fort la distribution, qui fut pareillement couverte d'éloges par la presse. Dès la création, la « gazzetta teatrale » de lEco'' de Milan décerne des prix d'incarnation vocale et théâtrale à l'ensemble de la distribution. Et l'œuvre connaît 32 représentations dans l'année de la création (à partir de mi-mai 1832).

¶ Est-ce le sujet ? Faute de temps, Felice Romani s'est tourné vers une valeur sûre : Eugène Scribe, qui venait d'écrire un Philtre pour l'Académie Royale de Musique.

Le synopsis de L'Elisir opère d'ailleurs un joli va-et-vient ultramontain : Il Filtro de Silvio Malaperta, adapté en français en 1830 par Stendhal pour la Revue de Paris, est transformé en opéra comique par Scribe pour Auber, qui le donne à Paris en 1831.
Pris dans l'urgence, Romani se contente quasiment de transcrire la pièce en italien. Même les noms sont des décalques : à part Térézine [sic] et Guillaume, Jeannette devient Giannetta, Fontanarose Dulcamara, et le sergent Jolicœur il sargente Belcore… Les traits d'humour sont exactement les mêmes : le philtre d'Iseult (« pourquoi faut-il que la recette en soit perdue » devient « que n'en sais-je la recette »), le prix exorbitant (trois pièces d'or ou un sequin, toute la fortune de Guillaume-Nemorino), la fuite du charlatan (« un jour entier – le temps de partir d'ici »), le vin du faux élixir (là aussi, plaisant échange : le Lacryma Christi de la version française devient du Bordeaux chez Romani), la chanson de Zanetto le gondolier, « Grand dieux ! / À mon rival je rends les honneurs militaires ! »…

En réalité, la traduction de Romani fait quasiment du réplique à réplique dans les récitatifs, et n'aménage les numéros qu'à la marge, selon les besoins musicaux italiens. Il existe néanmoins quelques différences (pas forcément mineures) :

  • Les références au Pays Basque sont gommées (« Habitants du bord de l'Adour, / Vous savez que sur ce rivage / On parle toujours sans détour ; / Du Pays Basque c'est l'usage ! »).
  • La scène de cour inversée faite par les demoiselles du village, à la fin de l'opéra, est plus licencieuse chez Scribe, où elles se l'arrachent littéralement. Jeannette a davantage d'épaisseur ici, puisqu'elle sort du rang pour consoler Guillaume au début de l'opéra – et finalement se moquer de lui.
    • Au passage, Frank Dunlop (le metteur en scène, à Lyon, dans la production avec Pidò, Gheorghiu, Alagna…) a manifestement lu l'original, puisqu'il traite non seulement le chœur de femmes avec le même abandon que chez Scribe, mais de surcroît, l'affrontement « Esulti pur la barbara » (où Nemorino défie la coquette, Adina piquée au vif) s'y passe à table, élément de décor explicitement indiqué dans les didascalies de Scribe (« Il va se rasseoir, et continue son repas »).
  • Toute la dimension mélancolique de Nemorino est due à Romani, ce sont même quasiment les seuls ajouts au livret d'origine (dont presque rien n'est retranché) :
    • la réplique à l'air d'inconstance d'Adina (plus développé chez Scribe, mais sans réponse) « Chiedi al rio perché gemente » ;
    • la cantilène désespérée qui romp soudain le grand ensemble où Adina se donne à Belcore pour faire enrager Nemorino « Adina, credimi, te ne scongiuro… » – Guillaume est seulement affolé, mais ne tente pas d'arrêter pas Adina par une telle supplique ;
    • et bien sûr « Una furtiva lagrima », l'air ineffable où se mélangent l'adieu à celle qu'il aime, partant pour la guerre, et la satisfaction de se sentir enfin aimé.


La situation est déjà présente dans le duo du recrutement, Romani n'ayant fait que traduire :

Oui, je sais que la vie
Demain peut m'être ravie,
Mais je dirai : pendant un jour,
Pendant un jour, j'eus son amour !

par :

 Ai perigli della guerra
Io so ben che esposto sono [...]
Ma so pur che, fuor di questa,
altra strada a me non resta
per poter del cor d'Adina
un sol giorno trionfar.

(c'est-à-dire :)

Aux périls de la guerre
Je me sais exposé ;
Mais je sais aussi
Qu'il ne me reste pas d'autre voie
Pour pouvoir, du cœur d'Adina,
Triompher en un seul jour.

Mais le duo n'expose que fugacement cette couleur au sein d'un numéro globalement gai, porté par les forfanteries de Joli-Cœur (« Et les amours qui d'ordinaire / Suivent toujours le militaire »), tandis que l'air la développe à l'inverse sur un mode mélancolique qui n'est éclairé qu'un instant sur ces mots paradoxalement lumineux : « Cielo ! Si può morir… di più non chiedo » (« Mon Dieu, je puis mourir… je suis satisfait »).



La spectaculaire modulation majeure d' « Una furtiva lagrima » (Domingo, Covent Garden, Pritchard).


Cette dimension semisérieuse se retrouve dans le sous-titre donné par Felice Romani à son livret : melodramma giocoso. En Italie, les genres bouffes constituent une masse disparate face aux véritables œuvres élevées et sérieuses (où brillent d'ailleurs les meilleurs interprètes) ; on y trouve aussi bien de véritables farces (les opéras bouffes – opere buffe) que des œuvres aux caractères plus mêlés (Don Giovanni en est l'archétype : dramma giocoso, c'est-à-dire drame joyeux, alors qu'il comporte tout de même des facettes sombres et qui nous paraissent, dans notre regard actuel, même très majoritaires). Giocoso précise que ce n'est pas un sujet pleinement sérieux, mais dramma laisse entendre une forme d'épaisseur psychologique, voire des moments de tristesse ou de mélancolie (melodramma plaçant plutôt l'œuvre dans un cadre quotidien).
Il ne faut pas donner à ces catégories (très perméables) plus de sens qu'elles n'en ont, mais en l'occurrence, la petite nuance apportée par Romani en (disons le mot) recopiant Scribe est vraiment contenue dans ce sous-titre.

Ces circonstances, cette provenance des meilleurs maîtres et ces qualités littéraires ont concouru à produire cette œuvre fortement roborative et pas aussi superficielle qu'elle l'aurait dû… néanmoins, notre sujet était d'explorer la musique de Donizetti sur le plan pratique. Nous y voici.

4. Donizetti, génie de l'orchestration

Pourquoi l'Élixir est-il si différent du reste de la production de Donizetti ? Parce que l'opéra non-serio est plus libre, sans doute, mais il est aussi très supérieur aux autres opéras bouffes du temps, à commencer par ceux (très plats musicalement) qu'il a lui-même écrits.

J'ai déjà évoqué la mobilité harmonique, beaucoup plus grande que dans ses autres ouvrages (Diluvio universale excepté), et donc les changements de couleurs qui adviennent… mais ce ne serait pas très spectaculaire à montrer, dans la mesure où ce n'est impressionnant qu'en comparaison de la norme du lieu et du temps. À côté du Freischütz ou de Robert le Diable, ça reste très… gentil.

Allons donc voir d'un côté qu'on se figure (non sans fondement) comme tout à fait négligé par les compositeurs italiens, l'orchestration.

J'ai pris pour exemple le grand final du I, qui comporte quelques petites mystifications très adroites.






À la fin du grand ensemble de jalousie de Nemorino et Belcore, la troupe des militaires est évoquée, très logiquement, par des rythmes pointés, dans un orchestre prodigue en doublures, mais contenant cors et trompettes. Très traditionnel.

Et puis voilà, ils sont interrompus, le chœur des militaires arrive et annonce la nouvelle de l'ordre du départ, qui va précipiter le mariage et rendre le philtre inopérant.





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Dans ces 15 secondes, on remarque donc quatre strates principales (et simultanées).

Deux motifs « techniques » :

¶ Les triolets chromatiques qui trompent un peu la gamme et descendent en pirouettes (aux violons I et parfois II, puis aux flûtes et piccolo), donnant le sentiment de précipitation tournoyante de la scène — sans doute de la musique subjective, la fanfare telle qu'ouïe par Nemorino. Tout se brouille.

Les contrebasses seules (chose rare, surtout pour un motif entier et non des ploum-ploums) qui jouent un motif à contretemps (appuyé sur les temps faibles de la mesure), et qui donnent à la fois un rythme resserré (les deux triples croches) et une façon de rebond dégingandé. Figurant la précipitation générale ou le ressenti de Nemorino, je suppose.
Un cinquième motif utilise aussi ces accentuations inversées (en indigo sur la partition).

Et deux motifs « thématiques », en lien avec l'action :

¶ Les altos et les violoncelles jouent un tétracorde montant (une demi-gamme, quoi) qui évoque beaucoup ce que dira le chœur une fois sur scène, comme un écho des paroles des militaires encore en coulisses. Lorsque le chœur s'y met, le basson entre aussi dans la danse les mêmes rythmes.

¶ Enfin, et c'est peut-être l'astuce la plus adroite, au lieu de figurer directement la fanfare par un instrument cuivré, l'arrivée imminente de la troupe est évoquée simplement par le rythme pointé (vu précédemment), aux bassons — et il est vrai que le basson peut sonner comme une trompe étouffée, pour donner une impression de lointain je suppose, et en tout cas pour faire bruisser discrètement l'identité de ceux qui vont arriver (car, dans le livret, c'est la babillarde Giannetta qui entre d'abord pour annoncer que quelque chose se passe).
Le premier hautbois, dont le timbre peut aussi évoquer, dans cette tessiture, une trompette douce ou lointaine, prend ensuite le relais, et ce n'est qu'une fois que le chœur des militaires a commencé à parler que Donizetti s'autorise à employer franchement les cors.

Tout cela se passe en 15 secondes, et à un moment où l'on est en principe à la fois tétanisé par la beauté du grand trio qui a précédé (voire couvert par les applaudissements du public!), et captivé par le coup de théâtre dramatique qui se déroule… Donizetti aurait aussi bien pu écrire de grands aplats… Mais précisément, c'est cette superposition de procédés (pas exceptionnels pris individuellement, mais plutôt subtils) qui créent à la fois cette urgence, ce climat, cette impression d'avoir déjà entendu les militaires… on n'a pas le temps de le penser, mais on le sent.
Et c'est bien cela qui peut créer une forme de vertige musical : nous sommes assaillis d'informations que nous ne pouvons traiter rationnellement, mais dont nous percevons confusément la signification.

5. Ce dont on peut déduire que…

Ce n'est pas grand'chose en termes de technique de composition, mais être capable de les convoquer de cette façon, avec cette circulation rapide (et expressive) des instruments, rien que pour évoquer un hors-scène qui était de toute façon visuellement évident (on aurait aussi pu mettre une petite trompette en coulisse), c'est sans doute ce qui fait la différence d'avec les opéras plus lisses et attendus du même auteur…

D'ailleurs Donizetti poursuit l'instillation du procédé lorsque le mariage vient d'être décidé : les triolets et la basse décalée reprennent, Adina reprend le tétracorde militaire en chantant, et la clarinette joue les pointés (là aussi, comme un écho dégradé de la fanfare). Subtilement persuasif.





Toute l'œuvre regorge de petites délicatesses dans le genre – sans même mentionner la simple beauté mélodique des contrepoints dans les ensembles vocaux.

Pour un étronneur de cabalettes, on peut y trouver des finesses inattendues, et ainsi nuancer son jugement : Donizetti, c'est souvent mauvais, mais quand même, ça dépend.

Puisse cette sentence profonde vous accompagner longtemps.

vendredi 6 février 2015

Boismortier – Don Quichotte chez la Duchesse – littérature miniature !


Bientôt représenté, ce qui est excessivement rare… et je m'aperçois que si j'en parle souvent, je n'ai jamais proposé de présentation un minimum évocatrice.




Début de l'œuvre, très représentatif de ses qualités.
Édition autorisée de l'Auteur, vendue chez Mme Boivin (rue St Honnoré [sic]) et M. Le Clerc (rue du Roule).


En en attendant la version versaillaise (Niquet à nouveau, avec les époux Benizio) prochainement vidéodiffusée par CultureBox, voici le studio issu de la production en 1988, seule version disponible à ce jour :


1. Destination

Il s'agit d'un très court « ballet comique » (l'ensemble dure une heure environ) de 1743, plutôt conçu pour servir de préambule ou d'intermède à des œuvres de plus vaste ambition, qu'elles soient sérieuses (par exemple Le Pouvoir de l'Amour de Royer, ballet à entrées, léger mais pas comique) ou bouffonnes (l'œuvre préludait, pour sa création à une reprise des Amours de Ragonde, divertissement pastoral de Mouret, assez farcesque).

En ce sens, sauf informations qui me seraient inconnues, il ne manque évidemment pas de texte et l'œuvre fonctionne de façon très cohérente – ce qui rend douteuses toutes les tentatives fauxjetonnement authenticisantes de s'octroyer les droits de bidouillage sur le livret. Il n'était pas d'usage d'introduire des dialogues parlés dans les (opéras-)ballets chantés – et bien que Boismortier ait composé pour la Foire où ces alternances avaient cours, son Don Quichotte fut conçu pour l'Académie Royale de Musique, en temps de Carnaval… et fut même parodié à la Foire Saint-Germain l'année même de la création.

2. Adaptation

Le livret de Charles-Simon Favart cumule les vertus : à un sens véritable de la farce (les bastonnades et les faux enchantements s'enchaînent à un rythme infernal), il adjoint une remarquable conscience de la structure et du drame — ce Don Quichotte constitue un véritable opéra miniature, où les situations très brèves évoquent, en courant plus qu'en passant, tous les standards de la tragédie en musique.

À cela, il faut ajouter que contrairement à toutes les déformations romantiques postérieures, faisant comme pour Faust ou Don Juan un idéal de ce qui était quand même un contre-modèle, le livret reste non seulement très fidèle à l'esprit des personnages, mais va jusqu'à utiliser très fidèlement la matière du roman. Le détail n'est pas le même, et adapté aux contraintes du théâtre (la scène du cheval de bois, c'était beaucoup demander !) et au goût du public (mignardises obligées), mais le principe est très exactement celui de la mystification de Don Quichotte à la cour du Duc, dans lequel on a simplement inclus la Grotte de Montesinos (pour une interprétation sarcastique de cet épisode énigmatique). Favart conserve, adapte et exploite jusqu'à la manie des proverbes de Sancho !

Degré de virtuosité supplémentaire, le Duc lui-même intervient dans l'opéra, tantôt comme personnage (Merlin), tantôt comme Duc, sans briser l'équilibre merveilleux de toutes ces danses paysannes et airs d'enchanteresses furibardes.

3. L'objet

La musique de Boismortier n'a pas une grande réputation de profondeur et, de fait, sa musique instrumentale et même sa musique sacrée sont largement d'essence décorative, flattant joliment l'oreille par des mélodies qui ne débordent pas d'ambition. Néanmoins, pour ses grandes œuvres lyriques (on n'a pas encore remonté Les Voyages de l'Amour, où intervient Ovide !), Daphnis & Chloé et Don Quichotte, force est de constater la très large étendue des moyens expressifs et des techniques musicales à sa disposition.

Don Quichotte montre cela à un degré extrême, et peut-être plus que n'importe quel autre opéra, il convient parfaitement au goût de notre temps : les récitatifs d'action, les airs (une minute en moyenne) et les danses (deux minutes) s'enchaînent sans coupure, et avec une prestesse et une urgence permanentes, faisant se succéder les styles, les effets et les situations comme dans une synthèse miniaturisée de tout l'art du temps. À rebours de l'habitude coupable de l'opéra d'adjoindre, à la lenteur incontournable du débit chanté, l'épanchement superfétatoire du verbe et le mauvais goût de la couleur locale, Don Quichotte explore tout, effleure tout, juxtapose les combats, les enchantements, les romances, les bastonnades, les réjouissances pastorales, sans jamais s'attarder. C'est une épopée entière… en cinquante minutes.

Chose tout aussi rare, le livret et la musique concourent vraiment à l'amusement, et pas un amusement forcé d'opéra où l'on fait semblant d'être jovial malgré la pesanteur des contraintes musicales : tout virevolte ici dans un même flux primesautier, au gré de surprises permanentes.

4. Le conseil

Don Quichotte chez la Duchesse n'est pas seulement un opéra qui, subjectivement, se place parmi les tout meilleurs ; c'est aussi, à mon sens, l'une des meilleures portes d'entrée pour initier à l'opéra. Bien sûr, tout dépend d'où l'on vient (l'amateur de Black Dark Death Lethal Metal entrera souvent plus facilement dans Wozzeck que dans Così fan tutte, bien logiquement), mais pour un public standard plus ou moins ingénu en musique, la densité de cette miniature échevelée et sa bonne humeur permanente ont vraiment tout pour rendre l'opéra accessible.

Par ailleurs, je n'ai sans doute pas assez insisté sur ce point, mais chaque numéro incarne, en soi, le meilleur de ce qui peut se faire en matière de récitatif dramatique, d'ariettes ornées et de danses pseudo-populaires : la musique est en permanente de très haute tenue, sans la moindre possibilité de baisse de tension vu la brièveté non seulement de la forme d'ensemble, mais de chaque section à l'intérieur.

5. L'actualité

Suite de la notule.

mercredi 10 décembre 2014

Le disque du jour — XCIX — Symphonie n°2 de Franz Schmidt (Malmö, Sinaisky)


En réécoutant ce soir cette symphonie, comme régulièrement — elle figure en bonne place dans notre proposition de hit-parade —, l'envie d'en toucher une poignée de mots.


Plus encore que pour Bax ou Alfvén, il est difficile d'imaginer un meilleur résumé d'un postromantisme souriant, reprenant à la fois les élans du dernier XIXe siècle (avec ces cordes qui s'épanchent comme dans du Richard Strauss), le formalisme du premier vingtième (formes d'école, dont les variations, les scherzos répétitifs…), les contrepoints et zébrures plus troubles des décadents (on est entre 1911 et 1913, en plein dans la période). Le tout se présente sous un jour avenant et très lumineux, qui cache ce que ses masses doivent à Bruckner, ce que ses contrechants vénéneux doivent aux pionniers de l'âme qui exploitent dans le même temps à l'opéra les thématiques du désir et de l'inconscient. Malgré sa construction savante, l'œuvre paraît simple, joliment mélodique, presque pastorale – mais jamais contemplative, au contraire toujours babillarde malgré les tempi modérés.

Une synthèse de la fin du romantisme qui commence déjà à muter… mais une synthèse qui a laissé de côté les tourments de l'âme romantique, sans en perdre la tension.

Vraiment une œuvre que j'aime beaucoup. Les autres symphonies sont aussi à écouter ; la Première un peu moins que les autres (d'un postromantisme plus traditionnel), mais la Troisième et la Quatrième sont aussi des bijoux, dans une veine beaucoup plus sombre — la Quatrième a même la beauté désespérée d'un monde qu'on regarderait tranquillement, mais sans joie, une fois l'Apocalypse passé.


Schmidt est régulièrement décrit comme un romantique réactionnaire, façon Pfitzner (qui l'était indubitablement, témoin son essai Le danger futuriste, mais il faudrait là aussi nuancer légèrement, au moins musicalement)… en réalité son œuvre, qui comprend certes cette composante, est beaucoup plus diverse que cela. Et cette Deuxième Symphonie, avec ses aspects à la fois primesautiers et sophistiqués (quelque part entre Hamerik et Schreker), tranche assez avec l'image de compositeur sévère qui se complaît dans de vieilles formes un peu poussiéreuses et austères.

L'intégrale de Vassily Sinaisky avec l'Orchestre Symphonique de Malmö (Naxos) offre à la fois la clarté (prise de son incluse, superbe), la directionnalité, l'intensité et la pure beauté qu'on peut attendre ici. Difficile non seulement de faire, mais de rêver mieux. En symphonies isolées, Mehta fait tout de même une très belle Quatrième avec le Philharmonique de Vienne — les soli sont, forcément, très en valeur et d'une pureté saisissante.

lundi 24 novembre 2014

[la création] Jean-Claude PETIT — Colomba, d'après Mérimée


L'opéra est disponible en vidéo et en intégralité (sans sous-titres, mais la diction est correcte) sur CultureBox, qui documente décidément les spectacles lyriques les plus essentiels de l'actualité française. L'occasion de prendre un peu de recul.

1. Les deux voies de l'opéra d'aujourd'hui

Depuis assez longtemps, Carnets sur sol explore pas à pas l'évolution du genre opéra en dehors des milieux de la création officielle. Du fait de la muséification du répertoire, essentiellement tourné vers le passé (célèbre ou obscur), les créations sont peu nombreuses, ce qui réduit structurellement le nombre de réussites.

Dans ce cadre restreint, à côté des œuvres de compositeurs contemporains reconnus, certaines maisons font le choix de compositeurs moins réputés et complexes, parfois du milieu de la musique de film. Progressivement, deux genres se mettent à cohabiter, l'un qui représente une extension (en général difficilement adaptable à l'action théâtrale) de la musique symphonique la plus savante ; l'autre, sans la même ambition musicale, qui cherche plutôt à présenter une action de façon naturelle et agréable, avec une musique accessible pour le plus grand nombre.

Le premier groupe est bien documenté, c'est ce que l'on appelle généralement l'opéra contemporain ; le second est sans doute décrit de façon moins systématique, moins pris au sérieux — on dit que c'est joli, et puis on passe à autre chose. On ne grave pas de disques, on n'en parle plus dans les magazines. C'est pourquoi, par touches, CSS essaie de se pencher sur cet autre avenir possible du genre opéra — du moins si l'on considère que le musical du West End et de Broadway n'a pas déjà réglé la question.

2. L'état de la création

Avant de dire un mot de Colomba, il faut peut-être conseiller aux lecteurs de se reporter à quelques notules qui explorent la question ici résumée en quelques mots, de façon un peu plus précise. D'abord cette antique entrée consacrée aux difficultés structurelles de l'opéra contemporain (en particulier liées à ses langages musicaux) : on se rend compte que l'opéra fondé sur les langages dominants du second vingtième ne peuvent pas conquérir un large public, vu leurs contraintes (amélodisme, intelligibilité, tensions vocales, langages musicaux difficiles…).

Sur les courants de création et le genre « nouveau » de l'opéra de goût filmique, une notule a tenté de dresser un état des lieux davantage complet, d'Ibert & Honegger à Cosma, en passant par Herrmann, Shore et Maazel. Avec leurs vues justes sur la façon d'atteindre directement le public, mais aussi leurs maladresses, comme dans Marius et Fanny.
Un peu plus ancienne, la notule autour du Postino de Catán abordait ces enjeux, avec ses limites et ses charmes.

Il est vrai qu'étant moi-même dubitatif sur l'orientation de nombreux langages actuels largement inintelligibles (même par les plus passionnés, même par les pros), et particulièrement concernant leur compatibilité avec les contraintes du théâtre musical traditionnel ; et qu'étant largement sensible aux potentialités de la comédie musicale anglophone… je ne me sens pas le plus légitime pour trancher cette question, mon goût pour la mignardise pouvant être suspecté (à bon droit) de troubler mon jugement sur les intérêts respectifs des deux démarches.

Néanmoins, pour ce qui est de toucher le public au delà des amateurs du contemporain, il est certain que l'opéra d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans de solides qualités théâtrales (Boesmans, plus que par la musique, a sans doute réussi par là) ou une musique plus familière et pittoresque (comme dans ces opéras à musique « filmique »)… en cela, ces opéras moins « sérieux », plus grand public (et pas forcément plus ratés) peuvent représenter un avenir réel pour la création musicale.

Au demeurant, mon propos n'est absolument pas de discréditer l'opéra contemporain « ambitieux », comme en atteste cette liste de recommandations qui traverse largement les styles. Mais les opéras contemporains bien faits mais un peu tièdes dans le genre de Written on Skin de Benjamin, qui croule sous les récompenses parce qu'on n'a pas tous les jours un opéra récent vaguement écoutable, regardable et reprogrammable, n'a quand même pas de quoi susciter l'hystérie ou l'envie irrépressible de réécouter absolument celui-là, comme cela arrive avec Don Giovanni, Le Trouvère, Tristan, Lady Macbeth de Mtsensk et quantité d'autres moins absolus. J'ai le sentiment (peut-être biaisé, comme dit ci-dessus) qu'à médiocrité égale, voire supérieure, les jolis opéras un peu naïfs, qui peuvent représenter une régression objective en matière de technicité, de subtilité et d'orchestration, toucheront plus directement le public.
En tout cas, en ce qui me concerne, j'aime réécouter Marius et Fanny de Cosma, alors même que l'œuvre me paraît un peu bancale, attestant d'un manque flagrant de familiarité avec les conventions opératiques. (Mais j'ai encore davantage réécouté Ocean of Time d'Ekström, et pas mal aussi L'Autre Côté de Mantovani et Hanjo de Hosokawa, tous résolument sur l'autre versant… Néanmoins ce sont là des inclinations que je crois beaucoup moins aisément universalisables, en tout cas pour les deux derniers.)

Une fois tout cela mis en perspective, on peut se pencher sur Colomba de Jean-Claude Petit.


3. Colomba : promesses et dangers

Lorsque j'ai vu qu'on programmait une Colomba, j'ai été très tenté de voyager jusqu'à Marseille : je tiens le court roman (la grosse nouvelle) de Mérimée pour un (pour ne pas dire le) sommet de l'art français d'écrire. Et même en acceptant qu'une adaptation théâtrale, même excellente, dénaturerait forcément les fines qualités de l'original, la matière narrative est suffisamment sympathique pour servir efficacement un opéra dont le compositeur saurait saisir quelques-unes seulement des couleurs du roman.
Et dans le même temps, vu ce qui se produit musicalement sur les scènes actuellement, la probabilité éminente d'être fort déçu.

Je n'ai pas voyagé.

J'avais manqué la retransmission radio (s'il y en eut), et je me aperçu il y a à peine quelques jours que l'œuvre a été diffusée en direct et reste disponible sur CultureBox. Dont voici un extrait :

Suite de la notule.

mercredi 25 juin 2014

Rendre le concert accessible aujourd'hui — création de l'ensemble Mångata


1 – Le concert : enjeux systémiques, conditionnalités programmatiques et chasse aux vieilles biques

Je n'entrerai pas dans le débat, que je soupçonne illusoire, sur le vieillissement du public des concerts de musique classique : structurellement, c'est une musique de la maturité, et les images des parterres dans les années 30 montraient déjà mainte tête neigeuse — qui depuis a nécessairement laissé son siège à d'autres figures, elles aussi plus chenues que candides.

Néanmoins, si l'on veut rendre ces musiques difficiles (mélodiques moins faciles, présence de nombreuses strates contrapuntiques, durées longues des pièces, logique abstraite du développement, pulsation masquée...) accessibles au plus grand nombre, pour donner à chacun la chance d'éprouver cet héritage hautement raffiné, on se trouve face à plusieurs possibilités.

¶ Agir sur le programme.

¶ Agir sur le dispositif du concert.

¶ Programmer des artistes célèbres.

Les plus grandes salles, malheureusement, semblent largement se concentrer sur la troisième variable, la plus sûre et la plus simple à mettre en place. On appelle Natalie Dessay pour une soirée (elle peut bien chanter « Préparez votre pâte dans une jatte plate » de Legrand ou le final de Lucrezia Borgia, qu'est-ce que ça peut faire ?), ou Bartoli qui circule avec son dernier programme (toujours fascinant, certes) prêt-à-l'emploi, ou bien on reloue Goerne pour un 10997e Winterreise, et le tour est joué.

La Cité de la Musique, la Salle Pleyel et la Philharmonie de Paris, par exemple, ont bien essayé de trouver d'autres modes d'organisation (voir ici et autour des paris lancés par leurs programmes), mais ces deux maisons ont finalement agi avant tout sur le jeune public, et à côté des concerts qui ont conservé leur forme traditionnelle ouverture-concerto-symphonie — sans autre justification forte que la tradition, alors que les amateurs de musique solo ne sont pas forcément les mêmes que les fidèles de la musique symphonique.

2 – Mångata : le dispositif

L'ensemble Mångata n'a (pas encore) la maturité et (probablement jamais) la notoriété équivalente à ces gens qui remplissent sur leur seul patronyme (c'est un ensemble vocal, pour commencer – à part les King's Singers, qui en serait capable ?), mais résout cette question en agissant sur les deux autres composantes du programme.

(suivent extraits vidéo)

Suite de la notule.

dimanche 8 juin 2014

Daphnis & Chloé chorégraphié – Millepied, Bastille, Ph. Jordan


Si Daphnis & Chloé est devenue l'une des œuvres les plus jouées et enregistrées du patrimoine (au moins sous forme de suites ou fragments), ce n'est que fort rarement qu'il a l'occasion d'être donné conformément à sa conception, comme musique de ballet. L'occasion de se déplacer, et d'observer l'œuvre à l'épreuve de la scène.

1. Un ballet qui ne raconte rien

Auparavant, la soirée de l'Opéra Bastille proposait un couplage avec la Symphonie en ut de Bizet, délicat bijou qui parcourt énormément de styles, du développement à l'allemande (on entend Beethoven, Schubert et Schumann à de nombreuses reprises dans les structures générales, alliages instrumentaux et harmonies) aux modes françaises les plus récentes (en particulier l'orientalisme du grand solo de hautbois dans l'adagio).

Philippe Jordan en propose une lecture plutôt large (six contrebasses, déjà...), mais sans épaisseur poisseuse ; pas la référence ultime de l'histoire pléthorique de l'exécution de l'œuvre, mais une belle lecture, honnête et investie, qui donnait bien du plaisir.

Sur cela, George Balanchine a bâti un ballet purement décoratif, Palais de Cristal, qui m'a paru à peu près sans intérêt, ne racontant rien et passant à côté des spécificités de la musique – rien de palpable en écho aux développements classiques du I, ni à la succession d'atmosphères très différentes du II (de l'orientalisme du hautbois au lyrisme discret ou intense des cordes, très occidental)... Certes, le scherzo est traité avec vivacité (encore heureux), et le rondeau final est davantage réussi, avec une nouvelle couleur à chaque reprise, qui finit dans une jolie alliance des entrée en guise de final. Mais qu'est-ce que cela raconte, qu'est-ce que cela apporte à la musique, ou bien qu'est-ce que la musique met en valeur ? Un exercice très formel avec de grands pas, j'avoue passer tout à fait à côté de cela, et ne pas y voir beaucoup plus d'exaltation que dans une Étude de Czerny ou une vocalise de Vaccai (deux grands compositeurs chouchous de CSS, par ailleurs).

Si j'en crois ce que j'ai vu et ce que j'ai lu, l'intérêt tient avant tout dans la succession de costumes (rubis, diamant noir, émeraude et perles) évoquant les pierres précieuses ; il semblerait que les tutus de Christian Lacroix aient réussi à marier rouges, verts et bleus sans trop heurter l'œil (en effet, en dehors des perles rose-bonbon-déjà-sucé, l'ensemble, quoique clinquant, était plutôt agréable), contrairement à d'autres productions antérieures. Dont acte.

Le plaisir musical étant très réel (première fois que j'entendais cette symphonie en concert, alors que je l'écoute très souvent au disque), et constituant ma motivation pour cette partie (salut tout particulièrement au hautbois solo, dont l'aigu étroit, plein et flexible distillait un charme tout français), je n'ai pas lieu de me plaindre – à part de mon insensibilité éventuelle.

Disponible gratuitement en vidéo chez Culturebox jusqu'en décembre.

Au passage, si cela intéresse quelqu'un, je recommande sans réserve cette version, qui fait affleurer toutes les influences avec goût et simplicité : James Judd et l'Orchestre Symphonique de Nouvelle-Zélande (Naxos, existe dans deux couplages différents).


2. Un ballet qui raconte bien...

Daphnis était clairement beaucoup plus intéressant visuellement.

La musique, à la fois séquentielle et étale au disque, prend du sens et de la force en nourrissant une action scénique, même sommaire. La puissance poétique se révèle d'autant mieux, notamment dans les épisodes naturels de coucher et lever du soleil. De même pour le désordre de la liesse générale, assez jubilatoire dans la chorégraphie de Benjamin Millepied. Les costumes de Holly Hynes sont remarquablement réussis, d'une grande simplicité, avec ces jupes-toges qui semblent toujours agitées par le vent (sans paraître jamais froissées, je n'ose imaginer l'ingénierie nécessaire pour la création du tissu et la réalisation de la coupe), dans un univers tout blanc (noirs pirates exceptés) qui ne se colore que lors de la réjouissance finale très bigarrée, offrant une rupture de ton qui fait opportunément écho à la soudaine quasi-sauvagerie de la musique.

La chorégraphie elle-même est marquée par l'épure de mouvements simples, sans virtuosité ostentatoire (un petit manège tout de même, sinon on serait tous déçus, moi le premier), avant tout fondée sur une fluidité douce qui campe l'harmonie de la vie pastorale rêvée, et gomme les frontières entre les sections musicales. La chose est d'autant plus étonnante que les plus érudits pourront y repérer maint emprunt du chorégraphe à lui-même et à d'autres – le résultat, néanmoins, frappe plutôt par sa cohérence et son homogénéité.
J'ai particulièrement apprécié le Daphnis de Marc Moreau (le danseur parisien qui m'ait le plus touché jusqu'à présent, alors qu'il n'est que « sujet » dans la nomenclature aristocratique de l'Opéra), d'une aisance tranquille très congruente avec le propos scénique. Dans des rôles plus payants, Allister Madin (Dorcon, le rival) et surtout Fabien Revillion (Bryaxis, le chef des pirates) convainquent par leur énergie contenue, sans recherche d'extraversion superflue, en harmonie avec la nature musicale de l'œuvre. Belle trouvaille aussi de la Lyceion telle que confiée à Léonore Baulac, plus agile et anguleuse, d'une espièglerie directive qui se lit en toutes lettres dans le programme originel du ballet. Les ensembles étaient fort réussis aussi, en particulier les impalpables nymphes des airs qui consolent Daphnis.

Pour ne rien gâcher, le Chœur de l'Opéra était élégant comme jamais, beaucoup plus doux, souple et nuancé qu'à l'accoutumée ; certes, aidé par la coulisse qui atténue toujours les défauts et les grains épais, mais il n'y avait pas que cela. Une évolution paraît tout de même en cours depuis la nomination de Patrick Marie Aubert (arrivé dans les bagages de Nicolas Joel) qui, sans changer la nature des voix déjà embauchées, bien sûr, les conduit très progressivement, à ce qu'il semble, vers davantage de nuance et de ductilité.

Une belle réussite, lisible, élégante, sur une musique considérable... qui méritera beaucoup de reprises. En attendant, vidéo gratuitement disponible sur Culturebox jusqu'en décembre.

Bonne surprise, même si le public applaudit les danseurs entre les mouvements de la symphonie (et çà et là sur la musique de Ravel), une qualité d'écoute remarquable, que je n'attendais pas du public de ballet dans une œuvre aussi « difficile ». Et comme souvent, réception très chaleureuse aux saluts, qui fait aussi le charme de ce type d'auditoire.

Et cependant, je suis (légèrement) partagé.


3. ... mais qui ne raconte pas tout

Ce serait parfait, si l'on ne se plongeait pas dans l'argument du ballet.

Or, celui rédigé par Fokine et Ravel montre beaucoup plus de détails et même d'événements que ce que nous avons pu voir à Bastille. Bien sûr, le chorégraphe ayant lui-même préparé un argument sur mesure, il n'est pas absurde que son successeur en retouche le contenu... mais nous n'avons pas seulement été dans le sens de la suppression des détails pittoresques (qui sont effectivement un choix esthétique, et qu'on pourrait trouver littéral, inutile ou pesant), nous avons aussi vu disparaître des éléments importants de la narration.

Ainsi, la présence de Pan est absolument implicite : pas de supplication de Daphnis à la fin de la première partie, pas de Deus ex machina à la fin de la deuxième – la libération des pirates s'explique très mal dans la vision de Millepied, il est recommandé d'avoir Longus pour suivre...

En ce sens, la scénographie très épurée (et pas très signifiante) de Daniel Buren, pour agréable qu'elle soit, nous prive d'une partie de l'œuvre.

4. Ce qui manque dans le Daphnis de Millepied

On peut très bien accepter une simplification d'éléments pour éviter le kitsch, comme dans la description du début de la deuxième partie :

Derrière la scène, on entend des voix, très lointaines d'abord. des appels de trompes au loin. Les voix se rapprochent. Une lueur sourde. On est au camp des pirates. Côté très accidentée. Au fond, la mer. À droite et à gauche, perspective de rochers. Une trirème se découvre, près de la côté. Par endroits, des cyprès. On perçoit les pirates, courant çà et là, chargés de butin. Des torches sont apportées, qui finissent par éclairer violemment la scène.

En effet, on peut trouver les accessoires contre-productifs. En revanche n'identifiait les pirates comme pirates (satyres, buveurs, étrangers, démons ?), et le jeu avec les torches, les évolutions d'éclairages offraient une animation intéressante.

On a perdu également des détails, lissés par la fluidité de la danse chez Millepied. Témoin le début de la troisième partie :

Aucun bruit. Que le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches. Daphnis est toujours étendu devant la grotte des Nymphes.
Peu à peu le jour se lève. On perçoit des chants d'oiseaux. >Au loin, un berger passe avec son troupeau.
Un autre berger traverse le fond de la scène.
Entre un groupe de pâtres à la recherche de Daphnis et Chloé. Ils découvrent Daphnis et réveillent. Angoissé, il cherche Chloé du regard.
Elle apparaît enfin, entourée de bergères. Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Daphnis aperçoit la couronne de Chloé. Son rêve était une vision prophétique. L'intervention de Pan est manifeste.

Le vieux berger Lammon explique que, si Pan a sauvé Chloé, c'est en souvenir de la nymphe Syrinx, dont le dieu fut épris autrefois.
Daphnis et Chloé miment l'aventure de Pan et de Syrinx.

Il manque tout de même beaucoup de détails, et même des personnages : pas de bergers à troupeaux, pas de Lammon, pas de mime de Pan & Syrinx... Les grands traits sont là, ils se cherchent, se trouvent, croisent les autres bergers, mais tout le détail qui fait l'épaisseur et la singularité du mythe a disparu. L'histoire est agréable à voir, mais elle pourrait être celle de n'importe qui.

Mais le plus grand problème est celui de la causalité, voire de la lisibilité de l'action. Témoin la grande résolution de la fin de la deuxième partie :

Soudain l'atmosphère semble chargée d'éléments insolistes.
Par endroits, allumés par des mains invisibles, de petits feux s'allument.
Çà et là, des êtres fantastiques rampent ou sautillent. La terreur gagne peu à peu le camp entier.
Les chèvre-pieds surgissent de toutes parts et entourent les brigands.
La terre s'entr'ouvre. Formidable, l'ombre de Pan se profil sur les montagnes du fond, dans un geste menaçant. Tous fuient éperdus. Sur la scène désertée, Chloé se tient immobile. Une couronne lumineuse est posée sur sa tête.
Le décor semble se fondre. Il est remplacé par le paysage de la première partie à la fin de la nuit.

Moi, tout ce que j'ai vu à ce moment-là, c'est le coucher ardent du soleil et tout le monde qui s'étend soudainement au sol. Très joli moment, mais c'est un peu moins dense, tout de même.

J'ai tendance à partir du principe que l'important est le résultat, et il était très convaincant, donc je suis content, excellent moment.
Néanmoins, s'il est question de donner à découvrir Daphnis au public, il faut être conscient que tout n'a pas été transmis. Je n'ai pas vraiment d'avis si c'est grave ou pas, dans la mesure où le résultat et beau et sans réelle longueur... mais le fait méritait mention.

À bientôt pour des nouvelles aventures bizarres. [Il y a justement un Maeterlinck en préparation.]

samedi 7 juin 2014

Jean-Philippe RAMEAU – Les Indes Galantes (1735) – Hugo Reyne


Le disque tiré des représentations viennoises (janvier 2013) vient de paraître : la Simphonie du Marais avec Valérie Gabail, Stéphanie Révidat (1,2), Reinoud van Mechelen, Nicolas Geslot (1,2), Aimery Lefèvre (1,2) et Sydney Fierro.


Il existe une multiplicité de choix éditoriaux possible pour les Indes, l'œuvre ayant subi plusieurs remaniements dès les premiers jours : le ballet était à l'origine en un prologue et deux entrées (« Le Turc généreux » et « Les Incas du Pérou »), « La Fête des Fleurs » a été ajoutée dès la troisième représentation, puis l'année suivante les « Sauvages » (de pair avec des modifications dans les « Fleurs » persanes) – du fait leur cloisonnement, toutes les entrées n'étaient pas toujours jouées. Plusieurs détails (notamment le quatuor « Tendre amour », qu'on peut voir comme un moment d'orfèvrerie majeur dans la partition) ont changé au fil des représentations et propositions de Rameau, selon la réception du public :

Le public ayant paru moins satisfait des scènes des Indes Galantes que du reste de l’ouvrage, je n’ai pas cru devoir appeler de son jugement ;

[Préface à l'occasion de la publication d'extraits choisis (« Ballet réduit à quatre grands concerts ») chez Boisvin.]

Et il est vrai que les parties récitatives et dramatiques, déjà étiques dans le livret de Fuzelier, ne sont pas très réussies, comparées aux « numéros » et danses dont beaucoup sont restés à la postérité. C'est une œuvre à la fois frustrante (rien à voir sur le plan du théâtre, et uniquement de la musique décorative) et fascinante par la réussite des divertissements comme autant de tubes.

On retrouve la même ambivalence dans les réactions du public, trouvant d'abord l'œuvre très (voire trop) italienne – ce qui désigne aussi bien l'usage d'une forme de virtuosité pyrotechnique (vocalisation, fusées violonistiques) et concertante (instruments solos pendant les airs) qu'un état de sophistication du contrepoint (pas trop ici) et de l'harmonie (les Indes n'en sont vraiment pas le cas le plus flagrant chez Rameau, mais contiennent des moments sensiblement plus hardis que la norme d'alors). Amusant, considérant que Rameau a incarné, au début des années 1750, le modèle français lors de la Querelle des Bouffons. Et, de fait, l'œuvre se situe au croisement d'une tradition galante très française et d'une virtuosité musicale qui, sans être proprement italienne, doit beaucoup à l'Outremont.
Néanmoins l'œuvre rencontre vite un grand succès grâce à ses parties les plus divertissantes et brillantes (les plus italiennes, par conséquent), qui dure jusqu'à 1770 où la billetterie enregistre sa plus grosse recette de l'histoire de l'ouvrage – jusqu'à sa chute définitive, trois ans plus tard.

Si le public d'aujourd'hui est assez éloigné de la sensibilité balletistique de l'époque (encore que le succès des ballet dans les grandes capitales, ou les nombreux spectacles faisant avant tout commerce de décors somptueux, puissent augurer du contraire), on note en revanche l'intemporalité du caractère glottophile des succès à l'Opéra : en décembre 1736, le Mercure de France explique en partie le vif succès des représentations par une courte absence de la célèbre haute-contre Jélyotte :

Le sieur Jéliot, qui avait été absent pendant quelques temps, joue dans l'acte des Sauvages et chante le même rôle qu'il avait déjà joué au mois de mars dernier avec beaucoup d'applaudissement ; car on avait une très grande adeur de le voir, ce qui contribue encore au concours que ce ballet attire.


Cette nouvelle interprétation me séduit beaucoup. Techniquement, on est loin de la perfection léchée des versions Christie (ou même des récentes représentations avec Rousset), mais il y a là une simplicité et une vérité théâtrale que je trouve extrêmement prenantes. Les continuistes (quoique fort bons) ne sont pas les meilleurs, les chanteurs n'ont pas tous des timbres agréables (Gabail et Geslot, je suis toujours séduit, mais on peut ne pas adhérer), et pourtant, il y a, jusque dans les imperfections, une générosité discrète que j'aime beaucoup.

Même les attaques un peu floues de Lefèvre qui ne m'ont pas toujours agréé (1,2) servent ici des personnages sombres très marquants, en contraste avec les amants galants omniprésents.
Plaisir aussi de retrouver la grand élégance de Stéphanie Révidat, qu'on voit finalement assez dans les grandes productions, alors que son médium est plus sûr que la plupart des autres sopranos de son format, qualité particulièrement enviable dans les rôles plus mûrs ou aristocratiques. Quant à Reinoud van Mechelen, il continue de semer une musicalité d'un goût parfait partout où il passe.

Bref, enfin du théâtre frémissant, et plus seulement de la jolie musique décorative.

Au disque, un premier choix (a fortiori considérant que le studio Christie, comme son Atys, est extrêmement figé).

À noter, le matériel a été réalisé par le dieu lilypondien Nicolas Sceaux, en concertation avec Hugo Reyne, et se trouve donc librement en ligne.

Chtchédrine – la chorégraphie de Carmen


Le ballet adapté pour cordes et percussions par Rodion Chtchédrine, à partir de la matière de l'opéra de Bizet, est l'une des œuvres les plus immédiatement enthousiasmantes, pour tout public, qu'on puisse trouver dans le répertoire : les hits de l'opéra sont concentrés ensemble, répétant les instants ineffables qui le méritent (variations sur l'étonnant fragment du final du II « Tu n'y dépendrais de personne »), et magnifiés par des rythmes incantatoires.

Quelle déception, alors, en découvrant la chorégraphie d'Alberto Alonso pour Maïa Plissetskaïa, à l'origine de la composition ! Une suite d'espagnolades sans épaisseur, quasiment sans propos, et réduisant l'histoire pourtant pas bien compliquée à une suite de clichés à la fois absents de l'original et particulièrement sommaires.

Bref, à écouter absolument au disque et en concert, mais il ne faut pas forcément regretter l'absence du ballet dans les salles. Une nouvelle chorégraphie, avec l'accord du compositeur, ne serait pas malvenue.

Pour les franciliens résidents ou de passage, l'œuvre sera donnée par l'Orchestre de Paris et Josep Pons, les 8 et 9 octobre prochains (à Pleyel).

Pour les mêmes et les autres, la discographie est assez riche : la récente Mikhaïl Pletnev / Orchestre National de Russie (DG) est à la fois la plus virtuose et la plus spirituelle que j'aie entendue, mais la version la plus diffusée à ce jour, Theodore Kuchar / Orchestre Symphonique de l'État Ukrainien (Naxos), tient très bien son rang, avec des cordes clairement moins voluptueuses, mais un engagement qui reste palpable. Dans un genre virtuose un peu moins subtil, Rico Saccani / Orchestre Philharmonique de Budapest (BPO Live) a ses mérites. Je ne crois pas qu'il existe de version réellement ratée, tant l'écriture des cordes et les effets de percussions, très habilement étagés, assurent la réussite, vu le relief musical de la matière première.

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Pour les curieux, le ballet peut se voir en ligne, dans une lecture musicale très lyrique du Bolshoï en tournée à Madrid en 1983 (avec l'épouse-créatrice). Il existe aussi une captation vidéo de 1987, plus nette, mais le son disponible (peut-être qu'un DVD existe, je n'ai pas vérifié) est assez horrible.

dimanche 11 mai 2014

Motets et cantates sacrées de Rossi, Carissimi, Charpentier, Couperin et Campra – CNSM & Conservatoire de Palerme


À l'issue d'une semaine d'échange avec le Conservatorio Vincenzo Bellini di Palermo, le CNSM organisait un concert sacré autour de la thématique pasquale, dans le grand salon de l'Istituto Italiano di Cultura di Parigi. Public choisi et ambiance acoustique très proche des concerts profanes de l'époque, un de ces moments où la dimension physique de la musique apparaît avec le plus d'évidence – et où l'on s'interroge sur l'intérêt de se presser dans ces salles immenses où l'on n'entend le son que de loin.


Le grand salon de l'hôtel de Galliffet.


L'occasion de présenter le programme – que des partitions rares, peu ou pas gravées au disque, surtout du côté français. Je n'ai pas réussi non plus à mettre la main dessus dans les fonds spécialisés disponibles en ligne (pour les Italiens, si).

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Programme italien

Concert en deux parties, qui débutait par une section italienne, mêlant motets en latin et cantates (réflexives plus que liturgiques) en italien.

L'ensemble culmine dans le motet à trois voix de Luigi Rossi (avec violon et harpe en plus du riche continuo à base de violoncelle, viole de gambe, violone, théorbe et claviers), O si quis daret concentrum, qui montre clairement la voix pour les français quelques décennies plus tard – la filiation avec le trio pour l'Élévation O sacrum convivium H.235 de Charpentier est à cet égard frappante.


O si quis daret concentrum de Luigi Rossi (à trois) et Sacerdotes Dei de Carissimi (avec Rosalia Battaglia & Elena Pintus).


Les cantates sacrées italiennes, genre rarement donné en France, sont des sortes de grandes scènes, au récitatif plus austère que leur versant français (essentiellement profane) qui ne naît que 80 ans plus tard. En revanche, dans les ariettes (moins nettement délimitées qu'en France), la virtuosité est maximale (chez Carissimi plutôt que chez Rossi), annonçant les tropismes à venir de l'opéra seria – qui n'existe pas encore dans la première moitié du XVIIe, et se dessine lentement dans sa composante ultra-vocale pendant la seconde moitié du siècle.

Leur écriture, malgré leur teneur dramatique, demeure très ancrée dans le médium, ce qui est un peu difficile pour les sopranes, surtout au début d'un concert, où les voix ne sont pas encore pleinement chauffées. La mobilité de leur virtuosité et le ton général réclamant par ailleurs des voix claire et légères, cela suggère une technique de chant très différente de celle pratiquée aujourd'hui. La plupart des tessitures baroques n'outrepassent que de très peu le passage, en réalité. Je me plais à imaginer une émission plus naturelle, sans couverture, sans doute plus proche des voix folkloriques (pas trop rauques ni soufflées, bien sûr – plutôt celles des griots que celles du tango), des jolis sopranos naturels ou du belting des chanteurs de musical et de pop. Une chose est sûre, ce ne pouvaient pas être ces voix épaisses et rondes qui servent aujourd'hui de norme à tous les répertoires – parce que, sauf à ne chanter que du baroque, ces caractéristiques sont nécessaires à toutes les voix dès le milieu du XVIIIe siècle.
Les expériences de Christie (Sophie Daneman, Francesca Boncompagni), Gardiner (Katherine Fuge) ou Marco Beasley sont assez intéressantes à ce sens, même s'il n'y a nul lieu de se priver désormais de la diversité des typologies techniques possibles (personnellement, j'aime bien avoir un peu plus charnu que ça – Elena Pintus était justement parfaite ce soir-là).

Luigi ROSSI
O si quis daret concentum
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

Luigi ROSSI
In solitario speco
Rosalia BATTAGLIA

Giacomo CARISSIMI
O voi ch'in arid'ossa
Elena PINTUS

Luigi ROSSI
O amantissime Jesu
Marthe DAVOST

Giacomo CARISSIMI
Sacerdotes Dei
Rosalia BATTAGLIA
Elena PINTUS

Giacomo CARISSIMI
Suonerà l'ultima tromba
Rosalia BATTAGLIA

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Programme français

La seconde partie, uniquement en latin comme il se doit, se consacrait à un programme français évoquant également la Passion et la Résurrection (O sacrum convivium, Tristis est anima mea, Victoria Christo resurgenti). L'articulation de cette fin de XVIIe / début de XVIIIe français était parfaite avec le milieu du XVIIe de la première partie du programme : la filiation, chez ces auteurs réputés pour leur italianisme, est frappante. En particulier dans le motet à 2 et les deux motets à 3 de Charpentier, où la simultanéité mélodique du violon, l'autonomie du contrepoint des trois voix, l'appétance pour la virtuosité mettent en évidence l'influence ultramontaine.


O sacrum convivium H.235 de Charpentier (à trois), Victoria Christo resurgenti de Couperin (Marthe Davost & Elena Pintus) et Flores, o Gallia H.342 de Charpentier (à trois).


Pour autant, chez tous ces auteurs, la composante française est évidente. Saillances prosodiques et mélodiques, mais surtout une couleur spécifique, des cadences harmoniques qui « sentent » immédiatement le style français. En cela, la confrontation est à la fois troublante et stimulante.
C'est un peu moins vrai pour Couperin que pour Campra et surtout Charpentier, au demeurant : les motets de Couperin n'ont pas le même relief, et leurs raffinements indéniables se font dans une plus grande discrétion, une fluidité qui évoquent moins nettement la France. Néanmoins, le duo Victoria Christo resurgenti présente une générosité inhabituelle chez lui, plus proche des Leçons de Ténèbres que de ses autres petits motets.

Ces bijoux – alors qu'on joue souvent ses pièces plus austères, les trois Charpentier présentent à la fois une veine mélodique immédiate et un grand degré de subtilité d'écriture, propres à ravir tout le monde – n'ont en outre jamais été enregistrés, semble-t-il. Les partitions, même d'époque, ne sont pas disponibles dans les recueils des bibliothèques en ligne. Une belle exhumation, nécessaire – et assez jubilatoire.

Marc-Antoine CHARPENTIER
O sacrum convivium / Elevatio H.235
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

Élisabeth JACQUET de LA GUERRE
Sonate pour violon
Juliana VELASCO

André CAMPRA
Paratum cor meum, livre Ier
Marthe DAVOST

Élisabeth JACQUET de LA GUERRE
Sonate pour violon
Juliana VELASCO

André CAMPRA
Jubilate, livre 2nd
Elena PINTUS

Marc-Antoine CHARPENTIER
Second répons : Tristis est anima mea H.112
Marthe DAVOST
Rosalia BATTAGLIA

François COUPERIN
Motet pour le jour de Pâques (Victoria Christo resurgenti)
Marthe DAVOST
Elena PINTUS

Marc-Antoine CHARPENTIER
Sainte Thérèse : Flores, o Gallia H.342
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

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Jeunes musiciens

Le cadre feutré du grand salon de l'hôtel de Galliffet – construit par Legrand entre 1776 et 1792, abritant le père de Delacroix, puis Talleyrand, et ancienne ambassade d'Italie – offrait les conditions idéales d'intimité pour un concert de ce genre ; il était d'ailleurs plein comme un œuf, et les derniers arrivés ont dû se tenir debout sur les côtés.

Il n'est plus besoin de préciser à quel point le niveau des musiciens du CNSM est déjà digne des grands professionnels, l'institution les aidant à exalter leurs qualités spécifiques à se préparer à la réussite dans le métier. La soirée mêlait par ailleurs musiciens de Paris, Lyon, Versailles et du Conservatoire Bellini de Palerme, à l'issue d'ateliers communs pendant toute la semaine :

Elena PINTUS, soprano (Palerme)
Marthe DAVOST, soprano (Paris)
Rosalia BATTAGLIA, soprano (Palerme)
Juliana VELASCO-GUERRERO, violon (Paris)
Caroline LIEBY, harpe (Versailles)
Benoît FALLAI, théorbe (Lyon)
Eric TINKERHESS, viole de gambe (Paris)
Rémy PETIT, violoncelle (Paris)
Benoît BERATTO, violone (Paris)
Rossella POLICARDO, clavecin / orgue positif (Palerme)
François BAZOLA, chef

Un luxe de moyens, en plus : toute la famille des basses baroques était là, avec l'étrange violone : il ne manquait que la basse de violon. Le violone n'a pas de sens fixe (il peut désigner n'importe quel instrument frotté de continuo), mais il s'agit bien ici de son sens premier de « grande viole », avec ses épaules piriformes et ses contrecourbes étonnantes.


Violone bâti par Filip Kuijken.


Du côté du chant,

Suite de la notule.

jeudi 8 mai 2014

Tancrède de Campra, sur scène – Schneebeli, Tavernier, Avignon-Versailles 2014


Pour des considérations sur l'œuvre elle-même, on peut se reporter aux notules citées dans celle-ci.


La fin de l'acte III, le début de l'acte IV, la fin de l'acte V à Avignon.


1. L'œuvre à l'épreuve de la scène

Tancrède a été l'une des œuvres les plus reprises, hors Lully, de l'histoire de l'opéra d'Ancien Régime. Il y a peu d'autres exemples de tels succès (et un autre sera redonné l'an prochain). On se rend mal compte, sans doute, des critères qui ont poussé au succès ou à la chute des œuvres, surtout dans cette période étrange de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, où, libérés de la nécessité de plaire directement au Prince, les créateurs pouvaient explorer de nouveaux aspects : les œuvres dotées de bons livrets tombaient parce que trop audacieuses (musicalement surtout), tandis que les pastorales et les opéras ballets à entrées triomphaient. Tancrède est l'une des rares œuvres à sujet sérieux de cette période qui ait remporté un succès réellement éclatant.


L'apparition de l'Ombre de Didon dans Énée & Lavinie de Collasse (bel opéra, sur un remarquable livret de Fontenelle). Dessin de Jean Berain à la plume (encre brune), au lavis gris et brun, avec des traces de pierre noire (1690).
Sélectionné pour illustrer les enchantements de la forêt à l'acte III.


Pour notre époque qui déprécie les formes récurrentes (l'une des vertus capitales des artistes étant l'innovation, concept qui de plus en plus central depuis le XIXe siècle), il est difficile de prendre du plaisir à ces ballets interruptifs trop divertissants (même si les librettistes s'efforcent de les rattacher à l'action, ils ne sont presque jamais des pantomimes, et encore moins des paroxysmes dramatiques), particulièrement les pastorales un peu molles, exaltant un cliché champêtre qui n'a plus de sens pour nous.
De même pour les répliques trop stéréotypées, pourtant absentes du théâtre classique, et délibérément utilisées sur la scène chantée pour permettre l'intelligibilité du spectacle même en manquant des mots.

Aussi, expliquer le succès singulier de Tancrède n'est pas évident. En revanche, sa construction vers de plus en plus d'intensité dramatique et musicale, simultanément, ne fait pas de doute, et a peut-être contribué, par l'émerveillement surpris et la suffocation qu'elle suscite, à l'accueil favorable de l'ouvrage. Je m'interroge davantage sur les reprises répétées, car tout ne me semble pas de la même eau.
Prologue très faible (on a même peine à écouter ce qui se dit), actes I et II laborieusement exposés (il ne se passe carrément rien d'important au I, qui n'aurait pu se mentionner en deux répliques au II), et sans musique marquante. Acte III largement occupé par la pastorale – ce qui est même, d'une certaine manière, un défaut de construction dans l'acte-pivot.

C'est à partir de la fin de l'acte III (affrontement impitoyable entre les deux amantes) que la veine mélodique, tout à fait absente jusqu'ici, commence à s'épanouir, et continue d'éclore dans l'acte IV d'amours et d'enfers, et bien sûr dans l'acte V guerrier où éclate le désespoir final en de multiples thèmes très entraînants.
Aussi, à l'entracte de mi-parcours, on a plus ou moins l'impression d'assister à une œuvre assez banale – ou, si l'on connaît déjà l'ouvrage, d'attendre que les choses sérieuses commencent.

Et pourtant, les moments de bravoure sont nombreux au total : duo d'affrontement au III (incluant notamment un air grave mais dansant avec flûte soliste simultanée, à l'italienne, et une grande déclamation, assez lullyste, de Clorinde seule), le célèbre « Sombres forêts » et le duo d'amour au IV, les récitatifs de Tancrède entrecoupés de trompette au V, et le dénouement terrible.

C'est un peu le syndrome Amadis : on s'interroge un peu au début, mais le tourbillon des deux derniers actes est tels qu'il contient le meilleur de leurs auteurs respectifs.

Pour le détail des contenus (l'usage des tessitures, les autres œuvres du temps, l'écriture musicale), je renvoie à nouveau aux notules précédentes.

2. État de l'œuvre à Avignon et Versailles

Je me contredirai néanmoins sur un point : pour la première fois, je n'ai pas ressenti l'homogénéité du langage musical, mais au contraire la grande disparité de l'ensemble, ou plus exactement la volonté de Campra de montrer la totalité des possibilités d'un opéra. Ariettes italiennes jusqu'au cœur de l'action chez les personnages principaux (rarissimes à cette date, peut-être même une première), pastorale dans quasiment tout l'acte III, scènes infernale et amoureuse juxtaposées à l'acte IV, et toutes les trompettes & timbales de l'acte V, absentes dans les autres actes, même des scènes de lutte.
Voilà qui a dû concourir au succès : l'impression d'exhaustivité des techniques utilisées par le compositeur.


Frontispice du livret de Roland de Lully & Quinault (un modèle évident, après Amadis, pour Tancrède, avec son héros au bras puissant, distribué à une basse-taille), dessin de l'atelier de Jean Berain à la plume (encre noire), au lavis gris et à l'aquarelle, avec quelques rehauts de gouache.


Pour ces représentations de 2014, il faut signaler la proposition d'une version alternative de la fin de l'ouvrage : au lieu de l'apparition d'Argant pour une séance de devinettes cruelles : « Dans la nuit, Clorinde a pris mes armes... et ta main... tu frémis, tu ressens tes malheurs », Clorinde revoit pour la dernière fois Tancrède, et la révélation a lieu pendant un duo d'amour d'une délicatesse suprême.
Il existe même une troisième fin (écrite avant celle-ci), d'une concision impressionnante, où Clorinde révèle très simplement, sans égards, ce qui s'est passé, tout en affirmant son amour (« Sous les armes d'Argant j'ai caché ton amante »), et où Tancrède n'a pas d'air final : « Elle expire, mourons... / Ah ! malgré votre effort, / Inhumains, la douleur saura finir mon sort ».

La première a été gravée par Malgoire (Erato, épuisé), et dans les extraits de Clément Zaffini (Pierre Vérany, sur instruments modernes). Les deux autres jamais. Difficile de choisir entre Argant et le long duo, qui sont par essence mutuellement exclusifs ; entendre en vrai cette fin alternative était, en conséquence, un enchantement. [Audible en début de notule.]

3. Traitement scénique

Suite de la notule.

mardi 22 avril 2014

[Avant-concert] Les grands cycles du piano français : Schmitt, Hahn, Decaux, Dupont, Debussy, Ravel, Inghelbrecht, Le Flem, Koechlin, Samazeuilh, Tournemire et Migot


Les Heures dolentes de Gabriel Dupont sont données ce mercredi à l'Amphi Bastille.

Pour ceux qui seraient intrigués sans avoir écouté les disques, on peut se reporter à cette vieille notule autour des mélodies (avec extrait sonore). Ses opéras, dans des styles très différents – du vérisme de La Cabrera, très apprécié en son temps, à la veine épico-orientale d'Antar (extrait ) – n'ont pas encore eu les honneurs du disque. En revanche, en musique de chambre, on trouve son Poème pour piano et quatuor à cordes, et ses deux grands cycles pour piano.

Ceux-ci s'inscrivent dans la veine française des grands cycles pittoresques pour piano seul, sous forme de vignettes, travaillant la couleur harmonique et le figuralisme évocateur – au contraire de la littérature germanique, concentrée sur la forme abstraite du développement d'idées purement musicales.

C'est tout un pan du patrimoine pianistique, parfois de premier plan, qui est ainsi absent des salles et à peine représenté au disque. Dupont figure parmi les premiers à exploiter ce type bien particulier.

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Ont à ce jour été édités commercialement :

Florent SCHMITT : Les Crépuscules (1898-1911).
Comme les Clairs de lune de Decaux, les Miroirs de Ravel et les Images de Debussy, ce sont encore des recueils courts et un peu dépareillés, où les points communs restent lâches entre les pièces qui ne forment pas de réelle progression. Néanmoins une très belle œuvre thématique, avec des couleurs harmoniques originales et superbes, comme toujours chez Schmitt.
Il en existe plusieurs versions (Wagschal chez Saphir est excellent).

Reynaldo HAHN : Le Rossignol Éperdu (1899-1910).
C'est le premier cycle véritable, une très vaste fresque de plus de deux heures, répartie entre quatre livres (« Première Suite », « Orient », « Carnet de voyage » et « Versailles »), qui exploitent toute l'étendue des possibles pianistiques, avec énormément d'aspects et de techniques différents. Cette volonté totalisante se réalise sous forme de catalogue, mais avec un soin de l'évocation, de la couleur, du climat, très particulier, et typiquement français. Peut-être le plus ambitieux de tous, avec Les Clairs de lune et Les Heures persanes.
Deux versions : Earl Wild (Ivory Classics) et récemment Cristina Ariagno (Concerto).

Abel DECAUX : Clairs de lune (1900-1907).
Quatre pièces qui exploitent l'atonalité franche (les deux premières), en 1900. On ne trouve rien d'autre d'aussi radical, à ma connaissance, avant Erwartung (1909) et le Sacre du Printemps (1913), avec une avance d'une ou deux décennies sur toutes les grandes recherches hors de la tonalité traditionnelle, sans que Decaux semble s'être illustré par ailleurs dans la composition. Surtout un professeur, et d'autres de ses pièces sont beaucoup plus académiques. Pourtant, ces pièces ont un pouvoir atmosphérique rare – en particulier la troisième, « Au cimetière », qui alterne atonalisme et lyrisme de glas.
Ce cycle, ces deux dernières années, est joué de temps à autre à Paris (par Kudritskaya cette saison à Orsay, par Bavouzet la saison prochaine au Louvre... et il me semble l'avoir vu passer ailleurs). C'est le mieux enregistré de sa famille : Chiu chez Harmonia Mundi (1996), Girod chez Opes 3D (2001, épuisé), Hamelin chez Hyperion (2006) ; les deux dernières versions sont tout à fait remarquables.

Gabriel DUPONT : Les Heures dolentes (1905).
Le premier cycle publié, et aussi le premier à ménager une forme de contnuité – sur près d'une heure. Les pièces s'enchaînent selon un ordre logique qui raconte les épisodes de la maladie, avec des moments particulièrement spectaculaires (les délires cauchemardesques), un figuralisme permanent (mais sous forme d'esquisse plutôt que d'imitation, un peu comme chez Schubert). L'ensemble est un sommet de l'esprit « illustratif » français.
Assez nombreuses versions à présent : Blumenthal, Girod, Naoumoff, Lemelin, Paul-Reyner...

Claude DEBUSSY : Premier Livre des Images (1905).

Maurice RAVEL : Miroirs (1904-1907).

Claude DEBUSSY : Second Livre des Images (1907).

Désiré-Émile INGHELBRECHT : La Nursery (1905-1911).
À rebours des cycles « sérieux », une série d'arrangements délicieux. Quelques extraits dans cette notule (Lise Boucher chez Atma).

Maurice RAVEL : Gaspard de la nuit (1908)

Gabriel DUPONT : Les Maison dans les dunes (1908-1909).
Versant lumineux des Heures dolentes ; un peu plus court, un peu moins spectaculaire, mais tout aussi abouti, avec la contemplation émerveillée de paysages plaisants, au gré de recherches de figures pianistiques et de couleurs harmoniques adéquates.
Là aussi, de rien auparavant, les versions se sont accumulées en moins de dix ans : Girod, Naoumoff, Kerdoncuff, Lemelin, Paul-Reyner. Je recommande Kerdoncuff (Timpani), en particulier pour débuter : jeu très harmoniques, qui fait très bien entendre le contenu des accords, et les changements de textures sont spectaculaires (on entend des traits translucides, je ne vois même pas comment c'est techniquement possible). Sinon, Girod, avec plus de rondeur, fait de très belles nuances, et ses Dupont ont été réédités il y a quelques semaines par Mirare. Ou bien Naoumoff (intégrale chez Saphir), dans une perspective plus narrative et cursive, sur un piano plus cassant.

Claude DEBUSSY : Deux livres de Préludes (1909-1913).
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Debussy n'est donc absolument pas pionnier dans ces Préludes, même s'il pousse la recherche de la couleur et de la singularité à son plus haut degré.

Paul LE FLEM : Sept prières enfantines (1911).
Elles s'inscrivent, à l'opposé, dans la recherche de la plus grande sobriété : pas d'ostentation digitale, harmonique ou même mélodique. Un petit cycle charmant, sans rechercher l'envergure.
Gravé par Girod pour Accord. Il existe aussi une orchestration, bien plus tardive (1946).

Florent SCHMITT : Les Ombres (1912-1917).
Langage proche des Crépuscules.

Charles KOECHLIN : Les Heures persanes (1913-1919).
Autre véritable cycle, qui décrit réellement un parcours à travers l'Orient. La musique sent la touffeur des étés généreux et les vapeurs lourdes de styrax, sans non plus verser dans la couleur locale simili-orientale alors à la mode. C'est à travers un langage personnel et tout à fait inédit que Koechlin bâtit ces vignettes évocatrices. Il faut en particulier entendre les mélismes infinis d' « À l'ombre, près de la fontaine de marbre » (XI), dans le goût des Nectaire et les couleurs résonantes des « Collines au coucher du soleil » (XIII), des sommets de la littérature universelle pour piano.
À ce jour, quatre versions, et on entend de plus en plus souvent des extraits en concert : Herbert Henck (Wergo 1986), Kathryn Stott (Chandos 2003), Michael Korstick (Hänssler 2009) et Ralph van Raat (Naxos 2011). À cela, il faut ajouter deux disques consacrés à la version orchestrée par le compositeur (qui perd l'essentiel de son charme, à mon humble avis) : Segerstam (Marco Polo) et Holliger (Hänssler). Je recommande Henck sans hésiter, pour la qualité des plans et de la suspension générale, mais Stott (plus ronde) et van Ratt (rond aussi, et rapide, par peur d'ennuyer le public dit-il, puisqu'il l'ose manifestement en concert !) s'écoutent très bien. Korstick est différent, la prise de son plus sèche laisse moins de place à la poésie, mais ici encore, beau jeu d'une assez bonne clarté.

Charles KOECHLIN : Paysages et Marines (1915-1916).
De même que pour les Heures, un beau travail de peintre d'émotions, sans la progression / procession de l'autre cycle, bien sûr. La version pour petit ensemble (flûte, clarinette, quatuor à cordes, piano), achevée un an plus tard, est plus chatoyante et entraînante.
Deux versions au piano (et davantage pour la version septuor) : Michael Korstick (Hänssler) et Deborah Richards (CPO). La seconde est particulièrement élégante.

Gustave SAMAZEUILH : Le Chant de la Mer (1918-1919).
Le moins intéressant de la liste. Même principe, mais la densité musicale y est moindre.
Existe par Girod (3D Classics, épuisé) et par Lemelin (Atma).

Charles TOURNEMIRE : Préludes-Poèmes (1931-1932),
dotés de titres mystiques. L'une des œuvres pour piano les plus virtuoses de tous les temps, dans une langue musicale totalement différente de l'œuvre pour orgue : c'est une réelle écriture pour piano, bardée de traits (souvent récurrents, d'où la dénomination de Préludes), mais avec un pouvoir évocateur et la volonté de créer un ensemble cohérent, une sorte d'univers propre. La diversité des moyens et des atmosphères est phénoménale, à telle enseigne que l'œuvre figurait dans la sélection des dix disques.
Bien qu'organiste, le disque de Georges Delvallée chez Accord est stupéfiant de robustesse et de finesse à la fois.

Charles KOECHLIN : L'Ancienne Maison de campagne (1933).
Plus apaisé et épuré que ses autres cycles, mais une autre très belle collection de moments convergents.
On trouve Christoph Keller chez Accord (réédité), Jean-Pierre Ferey chez Skarbo (épuisé), Michael Korstick (Hänssler), Deborah Richards (CPO).

Georges MIGOT : Le Zodiaque (1931-1939),
évocation thématique dans le style de ses confrères, moins personnelle que les meilleurs cycles, mais qui mérite l'écoute.
Existe par Girod chez 3D Classics (2001, épuisé) et Lemelin chez Atma (2004).

Suite de la notule.

mardi 8 avril 2014

[Favart] Saison 2014-2015 de l'Opéra-Comique : Les Festes Vénitiennes de Campra & Le Pré aux clercs d'Hérold


La brochure de l'Opéra-Comique est disponible en avance (format pdf), dès ce soir, sur le site de l'institution.

Assez peu de concerts dans cette saison du tricentenaire, mais côté drames scéniques, au moins deux monuments immenses, jamais documentés intégralement au disque et excessivement rares sur scène !


Dessin (plume, encre noire, lavis gris, traces de pierre noire) de Jean Berain, représentant une « forge galante », probablement pour le Prologue de L'Europe galante d'André Campra sur un livret d'Antoine Houdar de La Motte, acte de naissance de l'opéra-ballet.


1710 – André Campra – Les Festes Vénitiennes
Attentes

J'avais un peu maugréé lorsque Hervé Niquet avait choisi le Carnaval de Venise, au titre certes plus vendeur, mais sans la même fortune critique chez les contemporains de Campra, et surtout avec un librettiste pas du tout de la même trempe qu'Antoine Danchet. Voilà à présent ce manque documentaire réparé, et avec une équipe de tout premier plan : Les Arts Florissants, William Christie, Robert Carsen, Emmanuelle de Negri, Cyril Auvity, Reinoud van Mechelen, Marc Mauillon...

Les Festes Vénitiennes ont été un succès immense, une grande date dans l'histoire de la scène lyrique française. Il s'agit de l'une des œuvres les plus reprises de toute façon l'histoire de l'opéra français avant la réforme gluckiste : outre les Lully qui se taillent la part du lion, seuls L'Europe Galante de Campra, Issé de Destouches, Tancrède de Campra et Les Nopces de Thétis et de Pélée de Collasse connaissent davantage de reprises au cours du XVIIIe siècle. Ce phénomène a déjà été évoqué, et vous pouvez le comparer à la liste complète des œuvres scéniques de première importance données dans ces années à Paris et dans les résidences royales.

L'œuvre appartient au genre de l'opéra-ballet, dans cette période étrange qui voit s'affirmer simultanément la tragédie la plus radicale et la galanterie de l'opéra à entrées – l'opéra-ballet étant conçu comme une suite de tableaux plus ou moins indépendants. Beaucoup de compositeurs (dont Campra et Destouches) ont contribué à la fois aux deux genres, et en entrelaçant les deux types de production au sein de la même période.
Bien que je trouve personnellement le premier genre infiniment plus intéressant – on y trouve les plus beaux jalons de toute la tragédie en musique, Médée de Charpentier, Énée et Lavinie de Collasse, Didon de Desmarest, Idoménée et Tancrède de Campra, Callirhoé et Sémiramis de Destouches, Philomèle de La Coste, Pyrame et Thisbé de Francœur & Rebel... –, force est d'admettre que les tragédies post-lullystes ont surtout rencontré des semi-succès ou des échecs, à commencer par les plus audacieuses d'entre elles. En revanche, le public raffolait de ces ballets dramatiques que l'on associe d'ordinaire plutôt à la troisième génération de tragédie lyrique (celle de Rameau et Mondonville), écrites au même moment par les mêmes compositeurs.

Fait amusant, la prermière des Festes Vénitiennes était précisément dirigée par... Louis de La Coste, le compositeur d'un des livrets les plus horrifiques de toute la tragédie en musique.

L'œuvre n'a été redonnée qu'une fois sur instruments anciens, par Malgoire en 1991 (avec Brigitte Lafon, Sophie Marin-Degor, Douglas Nasrawi, Glenn Chambers ; mise en scène de François Raffinot). Hugo Reyne a fait le Prologue seul, Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps de Carnaval, en 2010, à La Chabotterie et à Versailles. Des extraits ont été enregistrés par Gustav Leonhardt (1995 ?), en couplage avec son Europe galante.

Bref, ce n'est pas forcément ce que j'ai le plus envie d'entendre, alors que les tragédies lyriques de tout Collasse et La Coste, sans parler des compositeurs moins illustres et des compositions restantes des plus célèbres, restent à réveiller... mais c'est un témoignage capital si l'on s'intéresse à la musique baroque française. Et confié à ceux qui servent le mieux cette musique de ballet : Les Arts Florissants.

Retour d'expérience

… suite à la représentation des Fêtes Vénitiennes à l'Opéra-Comique, le 26 janvier 2015 (première).

Je ne vais pas proposer une notule rien que pour cela, parce que tout était merveilleux, si bien qu'accumuler les superlatifs aurait peu d'intérêt. En outre, la spectacle sera visible dans deux jours sur CultureBox, si bien qu'il deviendra universellement accessible et qu'il sera peu nécessaire d'en faire la présentation pour les absents. Néanmoins, quelques éléments supplémentaires à ajouter à l'énoncé des attentes préalables, une fois la représentation passée.

Robert Carsen et son équipe tirent très habilement parti des clichés d'une Venise de fantaisie : dans les œuvres psychologiques, leurs jeux formels manquent parfois de réel propos, mais dans un opéra-ballet à entrées, avec de micro-intrigues et beaucoup d'effets visuels nécessaire, leur art consommé des jeux scénographiques en fait les meilleurs prétendants possibles. Sans aucune fausse prétention à la finesse, tout y passe : les touristes, les habits de doge, les dominos noirs, les robes-tables de jeu pas nettes, les coulisses et miroirs, les gondoles à gambettes…

L'œuvre s'y prête très bien. Grand moment d'hilarité lorsque paraissent, dans l'opéra pastoral qui clôt l'œuvre, des danseurs figurant des moutons grâce à des perruques XVIIe… très semblables à celles utilisées dans l'Atys de Villégier ! La pièce se jouait dès sa création en quatre entrées (incluant le Prologue, parfois remplacé par une simple entrée), variées au cours de son vaste succès : de nouvelles ont été composées, et leur ordre chamboulé.

Le Prologue « Le Carnaval et la Folie » conte, d'une façon qui deviendra par la suite un lieu commun de la scène lyrique, la victoire de la Folie sur la Raison (en temps de Carnaval). Seul trait rarement vu, la présence de deux philosophes, Démocrite (haute-contre !) et Héraclite (basse-taille), sortes de suivants de la Raison (qui chante elle aussi). Pour la suite, trois entrées dans la version originale de juin 1710:

  • La Feste des Barquerolles, compétition de gondoliers ;
  • Les Sérénades et les Joueurs qui s'achève au Ridotto du Palazzo San Moisè (appelé « la Ridote » dans le livret) ;
  • L'Amour saltimbanque, sur la place Saint-Marc.


Le succès conduisit à ajouter de nouvelles entrées dès 1710 :

  • La Feste marine
  • Le Bal ou le Maître à danser
  • Les Devins de la Place Saint-Marc
  • L'Opéra ou la Feste à chanter
  • Le Triomphe de l'Amour et de la Folie


En 1729, une Cantate préalablement écrite fait office d'entrée ; en 1731, Le Jaloux trompé, remaniement d'une entrée composée pour complément les fameux Fragments de M. de Lully (1703, succès considérable pour le goût nouveau des divertissements à entrées). La dernière reprise complète (avant l'exhumation au XXe) a lieu en 1759, et l'œuvre est donnée par extraits au moins jusqu'en 1762, bien après la mort de Campra (1744) et Danchet (1748).

Outre le Prologue, la sélection faite par William Christie ne contenait trois entrées de 1710, dont une seule tirée de la première version de l'œuvre :

  • Le Bal ou le Maître à danser
  • Les Sérénades et les Joueurs
  • L'Opéra ou la Feste à chanter


Le Bal, sur fond de travestissement alla Marivaux (le puissant se déguise en valet pour éprouver l'amour de sa soupirante, mais ici les rangs sont bouleversés, et il aime bel et bien une petite servante), sert surtout de support à la joute jubilatoire entre le Maître de Musique et le Maître à Danser, dont les arguments sont soutenus par autant de citations du répertoire. On y retrouve notamment deux des moments les plus célèbres et spectaculaires de la tragédie en musique : la tempête d'Alcyone et les songes agréables & songes funestes d'Atys. D'autres citations parcourent l'œuvre, comme un pastiche frappant de l'Ouverture d'Atys en guise d'intermède dans l'entrée de « L'Opéra ou la Fête à chanter », des emprunts à Issé de Destouches (Sommeil et Scène d'après nature), autre immense succès, voire une basse obstinée très parente de celle des chaconnes du début du XVIIe italien (Merula, Rossi…)

Les Sérénades et les Joueurs met en scène un séducteur basse-taille, chose rare (le précédent lullyste, Roland, et son décalque Alcide dans Omphale, était surtout des guerriers : amoureux mais éconduits), mais que Campra aimait manifestement beaucoup (témoins le rôle-titre Tancrède et Pélops dans Hippodamie).
Tableau délectable, où deux femmes séduites, jalouses et suspicieuses, se rendent compte, dans une rue de Venise, qu'elles sont en réalité trompées pour une troisième (qui, elle, chante en italien !). Les scènes d'affrontement entre femmes ou avec l'amant sont assez électrisantes, remarquablement taillées par le grand librettiste qu'est Antoine Danchet, plutôt passé à la postérité pour ses œuvres sombres et sérieuses comme Tancrède et bien sûr Idoménée (le livret de l'Idomeneo de Mozart, une fois dûment ratiboisé par Varesco pour en faire un seria insipide, est directement emprunté à Danchet).
L'amant tancé reçoit donc le conseil d'aller plutôt taquiner la Fortune (dans toute son ambiguïté) au Ridotto (ouvert, ce n'est pas une coïncidence, pendant le… Carnaval de 1638) où s'achève l'entrée, dans un court second tableau.

Enfin L'Opéra ou la Fête à chanter nous gratifie d'un plaisant dispositif de théâtre dans le théâtre, où l'amour hors scène culmine dans un enlèvement pendant la représentation (où Borée s'empare de Flore), avec un panache romanesque digne… de la réalité (certes ultérieure).
La semi-parodie d'opéra pastoral est sans doute un peu plus difficile à digérer aujourd'hui, car elle est plus difficile à goûter autrement qu'au second degré, contrairement aux autres parties de l'œuvre.

Le plus étonnant est en réalité que la musique de Campra est d'une constante richesse et d'une très grande qualité : pour un opéra-ballet, on n'y entendra que très peu de remplissage pittoresque. La plupart des divertissements servent l'action, et les canevas sont très divers et virtuoses par rapport à l'usage du temps — et même des périodes ultérieures.
Je n'en attendais pas beauccoup sur ce plan, n'étant pas particulièrement friand de ce genre assez décoratif, et je dois admettre avoir été très impressionné.

Cette variété doit beaucoup aussi à William Christie et aux meilleurs talents des Arts Florissants (pardon pour les autres, mais Thomas Dunford et Béatrice Martin étaient dans la fosse !). Comme pour son second Atys, le parti pris est clairement celui de la grande diversité de procédés, dans une richesse exubérante qui me paraît plus contemporaine qu'authentique (les alternances de pupitre, les doublures des violons par l'aigu du clavecin, le grand nombre d'effets de textures et d'essais d'alliages… tout cela est très mobile et très « écrit », finalement, pour ce type de musique)… mais autant pour Atys on pouvait sentir que l'intensité du drame supportait facilement plus de sobriété, autant ici, cela sert au contraire l'exubérance des thématiques sollicitées par le librettiste et le compositeur : difficile d'en exalter mieux l'esprit versatile.

Quant au chant, il est inutile de détailler, les noms parlent d'eux-mêmes, c'est le meilleur du chant baroque qui défilait. Même des chanteuses dont j'ai plusieurs fois souligné l'émission ronde, voire la prosodie et l'expression un peu prudentes, comme Émilie Renard, Élodie Fonnard ou Rachel Redmond, donnaient ici au contraire le sentiment d'une appropriation complète du texte et de la musique entrelacés. [J'en profite pour recommander avec la dernière vivacité le disque d'airs de Kapsberger de Redmond, dont je n'ai pas eu encore le temps de parler, et qui est l'un des plus beaux jamais publiés dans ce répertoire.]
Cyril Auvity, Marc Mauillon (toujours la même clarté fulgurante, mais plus guère de métal superflu, et plus le moindre maniérisme), Emmanuelle de Negri (d'un abandon verbal remarquable, et beaucoup plus finement focalisée qu'autrefois, presque tranchante) m'apparaissent même au sommet de leurs moyens, de leur carrière, de leur style et de leur inspiration, de grandes figures dont on évoquera avec mélancolie le souvenir dans quelques années, comme celui d'un Âge d'or…

Pour que des musiciens dont les standards sont si élevés puissent encore surprendre en bien, pour qu'un ballet à entrées soutienne à ce point l'intérêt scénique, et pour qu'une musique de ballet puisse à ce point d'épanouir indépendamment même du visuel… on assiste à un petit miracle.

Pas besoin de publier d'extraits, mais ne le manquez pas sur CultureBox lorsqu'il y paraîtra.


1829 – Ferdinand Hérold – Le Pré aux clercs

Il a déjà été amplement question de Zampa ou la Fiancée de marbre, que je tiens pour le chef-d'œuvre de son auteur :

Structure.
¶ Un peu de musique et distribution de la version donnée dans la même maison.
¶ Une parodie de Don Giovanni.
¶ ... vu sous l'angle de l'humour en musique.
¶ « Comique mais ambitieux » : une plus vaste évocation des finesses musicales de la partition.

Mais le Pré aux clercs n'est pas en reste, et vaut bien davantage que les meilleurs Boïeldieu ou Auber. La seule notule qui lui est consacrée à ce jour l'est vraiment par le petit bout de la lorgnette, il faudra remédier à cela.

Intrigue virevoltante tirée de la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, musique assez rossinienne (mais plus variée et raffinée), très positive, ne dédaignant cependant pas la mélancolie ou la poésie. Si l'on aime la Dame Blanche de Boïeldieu, c'est comparable, mais sans les baisses de qualité – les scènes continues et les ensembles sont le point faible de Boïeldieu, mais le point fort d'Hérold. Deux disques d'extraits ont été disponibles par le passé (l'un avec Pasdeloup, l'autre avec Radio-Lyrique), absolument épuisés aujourd'hui ; il faut peut-être tenter en médiathèque.

Sinon, quelques rares bonnes représentations ont eu lieu (en particulier Serebrier à Londres, au début des années 90), les bandes radio sont parfois trouvables. Malheureusement, la plupart des documents sont bidouillés, puisque le monde musical (metteurs en scène inclus) ne sait manifestement jamais quoi faire des dialogues parlés dans ce type de répertoire, et particulièrement face à un public non locuteur...

L'Opéra-Comique frappe fort sur ce titre : je ne peux pas préjuger de la direction de Paul McCreesh que je ne crois jamais avoir entendu dans ce type de répertoire (à peu près dans tous les autres, en fait, mais pas dans celui-là...), en revanche la distribution impressionne par son calibrage parfait.

=> Marie-Ève Munger, une Lakmé (gros succès à Saint-Étienne tout récemment), pour le rôle de soprano colorature d'Isabelle Montal.
=> Jaël Azzaretti, profil un peu plus léger et étroit, pour le rôle de second (semi-)comique de Nicette.
=> Michael Spyres (Mergy), à la fois souple et héroïque, grand maître de ces rôles paradoxaux du répertoire français.
=> Emiliano Gonzalez-Toro pour le ténor grave Comminges, choix astucieux que ce timbre étrange et ce petit accent pour terrifiant bretteur.
=> Éric Huchet pour le ténor bouffe Cantarelli, du grand luxe – seul risque, qu'il couvre les autres, notamment dans le grand trio de ténors final.
=> Les chœurs, qui ont de belles parties intégrées à l'action, avec Accentus, une bénédiction à chaque fois.

Extrait d'une version inédite de la BBC enregistrée en 1987, le final mis en ligne sur la chaîne de CSS il y a quelques années (attention spoiler !) :


BBC 1987 — Nan Christie (Marguerite de Navarre) — Carole Farley (Isabelle) — Marylin Dale (Nicette) — John Aler (Mergy) — Paul Crook (Comminge) — Stephen Richardson (Girod) — BBC Symphonic Orchestra & Choir — direction José Serebrier



Et puis

Mais ce n'est pas tout. Parmi les choses sympathiques :

Suite de la notule.

samedi 18 janvier 2014

Benjamin BRITTEN – Le Ravissement de Lucrèce : discordances et uniformités


Les productions scéniques d'œuvres peu données, même dans les grandes capitales du monde, ne sont pas si abondantes qu'on puisse les laisser passer. Malgré une expérience mitigée au disque – et un intérêt, je l'avoue, déclinant pour Britten en dehors de quelques chefs-d'œuvre – il fallait donc tenter l'aventure, secondé de quelques fins-palais théâtraux à même de goûter les complexités du sujet et de sa réalisation.

Pour accompagner votre lecture, vous trouverez le livret complet (avec traduction espagnole en regard, pour les moins anglophones d'entre nous) et la version dirigée par le compositeur :


1. Dispositif mouvant

Le contenu de cet opéra est extrêmement bizarre, pas tant à cause de ses originalités que de ses asymétries, disparités de style et ruptures de logique. À commencer par le livret de Ronald Duncan : un « chœur » masculin (nommé ainsi dans le livret, mais en réalité un coryphée qui parle sans aucun entourage) et un « choeur » féminin présentent l'ouvrage, mêlant à l'histoire antique, la philosophie, la religion chrétienne (postérieure de plusieurs siècles aux faits)... Dans le premier acte, ils se substituent même à un certain nombre de faits qui peuvent être montrés sur scène (c'est largement le cas dans la mise en scène de Stephen Taylor), et que les personnages concernés ne chantent pas – il en va ainsi d'une bonne partie du début de tableau du viol.

En revanche, au deuxième acte, les personnages s'incarnent pleinement et les deux chœurs n'ont plus de rôle déterminant... on assiste même à une adhésion, complètement au premier degré, aux sentiments des personnages – et jusqu'à l'adoption de stéréotypes (manifestement pas du tout parodiques) du livret d'opéra, comme la scène du lever du soleil, longuement commentée par les personnages secondaires comme dans les scènes de genre assez incontournables dans les opéras romantiques.

Bon nombre de remarques sont assez obscures au demeurant : ainsi les propos misogynes qui ne sont pas soutenus par le sens de la pièce (qui présente quand même Lucrèce en personnage exemplaire), mais qui ne servent pas non plus une critique, ni un effet de réel particuliers... simplement déposés là, sans qu'ils ne prennent sens d'une façon ou d'une autre. Ou encore les références à la Passion christique, qui présentent implicitement Lucrèce en prototype du Christ porteur des péchés du monde, offrant un sens à la souffrance... mais qui ne correspond pas du tout au personnage ambigu et pleurnichard montré dans la pièce, assez loin de représenter un modèle, et encore moins de revendiquer une voie. La vie de Lucrèce s'achève en constatant la fragilité ou l'impossibilité d'un amour parfait, insoutenable alors même qu'elle est pardonnée ; et le commentaire nous parle de rédemption du monde. On n'aurait pas fait mieux pour opposer deux systèmes, mais la structure des tirades semblent suggérer que le spectateur doit chercher une analogie.

Étrange ou tout simplement mal fait, je ne puis dire, mais dans les deux cas, étrange quand même.

2. Persistance royale & rémanence romantique

Autre instertice troublant, l'absence d'implication politique de l'histoire racontée. La légende de Lucrèce a son importance parce qu'elle met en scène l'illégitimité de la tyrannie, parce qu'elle justifie la naissance de la République sous un jour moral. Le sort de Lucrèce, pour spectaculaire qu'il soit, n'a pas grand sens en lui-même.
Et pourtant, le livret de Duncan n'évoque qu'une fois cet aspect (l'acte II s'ouvre par un « chœur » romain hostile aux Étrusques), à telle enseigne que la chute de la Royauté n'est jamais mentionnée. Le sort de Lucrèce n'excède à aucun moment l'événement domestique.

Il s'agit déjà d'un changement majeur de perspective, puisque dans cette histoire, on nous rapporte un fait divers sans portée ; et la royauté ne tombe pas.

L'intérêt pourrait alors se trouver du côté du choix atypique de raconter l'histoire du côté de Tarquin junior : celui-ci n'est pas présenté comme un monstre, mais comme la victime tout à la fois de son admiration pour Lucrèce et du piège psychologique d'un camarade malveillant. La scène du viol elle-même est assez ambiguë ; Lucrèce y cède d'abord dans son sommeil en croyant s'abandonner à Collatinus, puis n'y oppose (mollement) que des restrictions d'ordre général (elle n'a pas le droit, ou encore elle n'a pas prévu) :

FEMALE CHORUS
Her lips receive Tarquinius
she dreaming of Collatinus.
And desiring him
draws down Tarquinius
and wakes to kiss again and...

(Lucretia wakes)

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want?

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want from me?

TARQUINIUS
Me! What do you fear?

LUCRETIA
You!
In the forest of my dreams
you have always been the Tiger.

Avec un homme dans sa chambre, elle commence par lui demander ce qu'il veut (!), puis lui raconter ses rêves. Point de chantage, point de résistance altière. Et non seulement elle rêve de lui, mais en plus l'image n'est pas si dégradante (le tigre est cruel, mais pas méprisable)... De surcroît, la musique de Britten reste tout aussi lisse et mesurée, si bien qu'on a peine à entendre pudor et verecundia.

En réalité, tout le personnage de Lucrèce se trouve en décalage avec l'image laissée par l'historiographie antique : elle est avant tout présentée comme une amoureuse (qui rêve aux petits oiseaux), puis, après la catastrophe, se plaint en déballant ses affects intimes devant sa maisonnée, changée en figure post-victorienne assez geignarde.

La transformation fait assez conger aux processus d'assimilation des grands mythes par l'opéra seria du XVIIIe siècle : n'importe quel héros devient un amoureux, semblable à tous les autres stéréotypes, sans trop se soucier de ce qui fait la spécificité et la notoriété, originellement, du personnage qu'on a choisi. Dans le cas présent, Lucrèce est une amoureuse victimaire comme une héroïne de Verdi – c'est la petite Luisa Miller, qui forcée au chantage par l'intendant du coin, finit par mourir misérablement avec son amant, après s'être tout deux torturé la conscience. Le deuxième acte tient davantage, littérairement parlant, de Madama Butterfly que des grandes questions morales développées dans les pièces rhétoriques du Grand Siècle.

Et malgré cela, Lucrèce demeure le personnage central, et l'impression de focalisation autour Tarquin disparaît totalement après le viol : il ne reparaît plus, il n'est plus guère question de lui, et toute l'authenticité de la pauvre femme éclate, toute la compassion afflue vers elle.

3. Vers un minimalisme sonore

Le langage musical de Lucretia se range plutôt du côté du Britten ascétique (comme The Curlew River) que de la veine lyrique de ses œuvres les plus jouées (ou du versant plus expérimental du Turn of the Screw également pour petit ensemble instrumental).

La partition s'organise par séquences d'une dizaine à une quinzaine de minutes, chacune assez différente par les moyens (d'écriture comme d'instrumentation) employés.

Pourtant, comme souvent chez Britten, on ne peut qu'être frappé par l'homogénéité du ton de la partition : toutes les parties vocales demeurent dans la même zone prosodique sobre, mais aux contours mélodiques très peu naturels ; l'harmonie est chargée (beaucoup de notes étrangères, peu de repos), mais on tend à retrouver les mêmes couleurs dans les agrégats assez statiques ; les tempi semblent tous s'inscrire entre le lent et le modéré. On retrouve quantité de procédés de type ostinati, où la même cellule ou la même section se trouve reproduite pendant assez longtemps.

En résulte une couleur grise assez uniforme, où dominent les procédés cycliques (la préfiguration des obsessions minimalistes est patente !), et où la prégnance mélodique, la tension harmonique (ou même l'exaltation glottophile) sont tenues à distance.

Cela fonctionne merveilleusement pour le Requiem (où, par ailleurs, les contrastes sont vraiment réussis, et la veine mélodique autrement généreuse), et fort bien pour un certain nombre d'opéras (par exemple dans les univers confinés de Peter Grimes, Billy Budd, Death in Venice, ou dans les délires errants de Curlew River), mais pour ce sujet, surtout traité de cette façon à la fois pittoresque et larmoyante, texte et musique semblent ne pas bien embrayer.

Ce manque d'éclat est d'autant plus étonnant que l'instrumentation, elle, varie énormément selon les sections. Certains alliages servent par ailleurs certains des plus beaux moments de la partition :

¶ Flûte alto, clarinette basse et cor, un vrai moment de grâce – davantage dans les couleurs que dans le langage musical proprement dit.
¶ Cordes (quatuor à cordes + contrebasse) qui semblent jouer un écho du mouvement lent du quatuor de Barber (le fameux Adagio) et hautbois, pour un instant de mélancolie suspendue – ici encore, rien qui ait une portée dramatique, mais c'est bien beau.
¶ Un petit passage pour voix a cappella.
¶ Un mélodrame du Chœur masculin, avec percussions seules. Moment assez fort où la parole à nu se mélange à un mode d'expression « primitif », peut-être le seul où Britten semble laisser la profondeur des émotions s'exprimer au delà d'une musique très écrite, un peu formelle et « intellectuelle ».

4. Représentations 2014 & esthétique de l'Atelier Lyrique

Suite de la notule.

samedi 11 janvier 2014

Agogique – [Mahler n°3]


1. L'agogique

Le mot est un équivalent chic (snob ?) de « rythme », inventé au XIXe – première occurrence dans Musikalische Dynamik und Agogik de Hugo Riemann, en 1884. Il permet néanmoins d'introduire une nuance (qui existait, mais qui se formulait par périphrases), puisque l'agogique désigne plus exactement la réalisation du rythme écrit, avec toutes ses modifications plus ou moins imperceptibles : irrégularités, déformations, césures...

L'agogique n'est pas tout à fait l'équivalent du rubato, qui est davantage lié à des genres spécifiques (en particulier pour le style belcantiste, à commencer par le piano de Chopin qui lui doit beaucoup), et qui cherche généralement à exalter la mélodie dans une logique cadentielle : le rubato laisse le soliste prendre son temps, il ne désigne que la dimension temporelle des phrasés, et non tous les paramètres de lié / détaché, ni l'accompagnement.

L'agogique est le domaine réservé de l'interprète, qui fait (de pair avec l'étagement des nuances) toute la différence entre un fichier MIDI et une exécution humaine. C'est bien cet aspect qui suscite (sinon autorise) la fascination et l'adulation pour les grands interprètes, parce qu'ils actualisent la partition, lui font prendre vie sous une forme qui reste unique.

Les moins vains d'entre nous pourront remplacer le mot par articulation, qui a le double avantage d'être intelligible par tous et de dire plus ou moins la même chose sans recourir à un néologisme issu du postromantisme teuton (comme si ces gens savaient faire de la musique !).

Jusqu'à récemment, donc, je n'étais pas très friand de ce mot, joli mais un peu inutile, coquet ornement des sachants.

Jusqu'à ce que sa nuance la plus exacte m'apparaisse en une glorieuse épiphanie. Que je me fais un devoir de partager avec vous.

2. La preuve par l'exemple

Le rythme du dernier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler peut paraître suspendu, mouvant, instable. C'est lié à des changements de tempi usuels (et tout à fait explicites sur la partition) chez Mahler, et éventuellement, selon les chefs, à des accélérations, ralentissements... mais en y regardant de près, c'est surtout l'articulation des phrases et la déformation de la mesure qui sont en cause.

On est donc dans le domaine du rubato (littéralement « [temps] dérobé ») le plus littéral : les temps faibles vont être en certains endroits allongés, et certaines mesures vont donc devenir plus longues que d'autres, sans que le tempo en soit affecté. Des bouts de temps sont ajoutés, tout simplement. Mais pas du rubato belcantiste pour mettre en valeur une ligne mélodique ; il s'agit plutôt d'accentuer l'effet d'un élément de phrasé.

Pour vous en rendre compte, le plus simple est sans doute d'essayer de battre la mesure. Si vous n'êtes pas familier de l'exercice : comme le tempo est très lent (et que le geste perd alors en précision), vous pouvez faire un battement par croche, donc huit battements par mesure. Les temps forts sont sur la première et la troisième noire. Pour ne pas se perdre, le plus simple est de battre comme suit (à la croche, vous ferez donc deux fois ces gestes dans une mesure) :


Et vous pourrez le constater par vous-même :


Effet particulièrement audible dans la version de Seiji Ozawa avec l'Orchestre Symphonique de Boston (par ailleurs l'une des plus belles à mon sens, et que j'écoute le plus avec Rögner, Salonen et Litton).
Ici, le commencement du premier mouvement, mais le principe se reproduit jusqu'à la fin.



Dans les endroits encadrés, en plus des ralentissements et accélérations (voir en particulier les trois premières mesures, très fluctuantes) le chef suspend légèrement le temps (jusqu'à quasiment la durée d'une croche dans le cas encadré en rouge).

Dans les cas en mauve, ce n'est même pas une respiration, mais réellement un allongement de la durée écrite, qui donne plus de poids au temps fort qui suit et renforce le sentiment d'attente – tout ce mouvement est fondé sur une progression de tensions en tuilages, jamais complètement résolues jusqu'à la fin, vingt minutes après.

Cela ne se produit donc pas systématiquement lorsque le compositeur a indiqué une rupture de phrasé : on trouve aussi bien des indications de legato que de détaché dans ces cas. Il s'agit vraiment d'une technique de direction pour mettre en valeur la progression doucement tendue du tempo lent et l'harmonie jamais résolue.

Suite de la notule.

mercredi 8 janvier 2014

Otto NICOLAI - Il Templario : Ivanhoé au delà du belcanto


1. Un compositeur

Otto Nicolai n'est guère joué (ni écouté) en dehors des pays germanophones. En 2013 et 2014, une dizaine de grandes maisons l'ont données, hors Glasgow, on ne trouve qu'une soirée dans un théâtre secondaire de San Francisco (et dans une traduction anglaise) ; sinon, il faut aller à Radebeul, Gera, Lausanne, Mönchengladbach, Goerlitz, Klosterneuburg ou Kiel.

Par ailleurs, il n'est guère passé à la postérité que pour Die lustigen Weiber von Windsor (« Les joyeuses commères de Windsor »), dernier opéra de la sa courte vie (1810-1849, comme Chopin), et le seul de nature comique.


Entrée du ténor dans Il Templario.


2. Un legs

Néanmoins, il a laissé un corpus assez diversifié, qui contient musique de chambre, symphonies, musique sacrée. Pour s'en tenir seulement à l'opéra :

¶ Trieste, 1839 – Enrico II[ (livret de Felice Romani), « mélodrame » (au sens lyrique et stylistique du terme) en deux actes.
¶ Trieste, 1839 – Il Templario (Girolamo Marini d'après Scott), mélodrame sérieux en trois actes. Traduit en allemand comme « Der Tempelritter », puis repris dans les années 1940 sous le titre « Die Sarazenerin ».
¶ Gênes, 1840 – Gildippe ed Odoardo (Temistocle Solera), mélodrame en trois actes.
¶ Scala, 1841 – Il proscritto (Gaetano Rossi), mélodrame tragique. En Allemagne Die Heimkehr des Verbannten (« Tragische Oper »), puis Marianna.
¶ Hofoper Berlin, 1849 – Die lustigen Weiber von Windsor (Hermann Salomon Mosenthal d'après Shakespeare), fantaisie comique en trois actes.

Pour un musicien formé en Allemagne et qui y reste (un peu exclusivement) célèbre, on remarque la part fondamentale des commandes italiennes dans son legs lyrique. À cette date, on lui commandait donc du belcanto romantique.

3. Il Templario (1839)

Une nouvelle parution chez CPO permet d'entendre l'un d'eux, Il Templario (d'après l'Ivanhoé de Walter Scott) dans d'excellentes conditions (vocales, orchestres, sonores).

Et c'est une surprise.


Air d'entrée du baryton dans Il Templario.


Certes, on entend bien un opéra belcantiste, fait de numéros assez nettement découpés, et liés entre eux par des récitatifs accompagnés par l'orchestre. Les lignes vocales sont aussi faites pour flatter les voix, et mettre en valeur les caractériques de chaque tessiture (longueur de souffle pour les femmes, suraigu pour le ténor, mordant pour le baryton...). En plus de cela, le livret de Girolamo Marini est tellement respectueux du moule qu'on peut deviner toute l'intrigue rien qu'en lisant la liste des tessitures : le ténor impétueux, fils de la basse vénérable, est amoureux mais en butte à la jalousie dévoratrice du baryton.

Néanmoins, on reste musicalement tout le temps en mouvement, on ne retrouve pas les grands aplats des mêmes accords (généralement peu nombreux, et très rarement modulants). Le métier germanique de Nicolai du côté de la musique pure est audible, et ils nous ménage un grand nombre de petits coups de théâtre sonores, une superbe veine mélodique (dans le genre belcantiste, mais plus originale et saillante que la plupart de ses contemporains). Par-dessus tout, il dispense quantité de petits événements orchestraux (un trait de clarinette qui va ponctuer une tirade, un bout de cor qui va venir colorer telle réplique...), et d'une manière générale orchestre bien – on est plus proche du Schumann des bons jours que de la vague esquisse de Donizetti. Sans être d'une richesse incommensurable, car écrit pour un patron à l'italienne, Nicolai semble spontanément écrire une musique plus dense et plus maîtrisée que ses collègues. En somme, du belcanto bien écrit, qui profite de toute la science d'une éducation allemande.

Le résultat vaut bien l'Ernani de Verdi (qui n'est pourtant pas mal non plus) dans son genre belcanto-meilleur-que-du-belcanto, et l'on n'est pas si loin de l'aboutissement de Stiffelio, même si le geste dramatique n'a pas le même naturel ni la même puissance, il faut en convenir.

4. CPO rulz

À cela, il faut ajouter que la version de CPO est invraisemblablement bien jouée et chantée :

Suite de la notule.

mercredi 18 décembre 2013

Dialogues des Carmélites de Francis POULENC – Pelléas repeint en gris


C'était un moment de la saison attendu de tous, une œuvre qui ne déçoit jamais pour son potentiel dramatique, mettant en valeur une distribution de feu, et mise en scène par un spécialiste en vogue des allusions chrétiennes.
Tout le monde voulait le voir (et le théâtre était plein comme un œuf, vraiment, comme si on avait joué un grand titre de Mozart, du belcanto ou de Verdi), tout le monde y était, et à peu près tout le monde en est sorti ravi. Les moins convaincus semblent ceux qui ont vu le plus de Dialogues et sont donc susceptible de comparer de près d'autres très belles productions.

1. Une œuvre

D'abord, les Dialogues, c'est immanquable. Quel que soit le style qu'on aime, on y trouve généralement son compte : les amateurs de théâtre sont suffoqués, les amateurs de musiques simples y trouvent une forme d'accompagnement très nu de la déclamation, les amateurs de musiques complexes peuvent y explorer une rare science harmonique, les amateurs de voix y trouvent des moments de bravoure mettant remarquablement en valeur les instruments féminins.

Et tout cela est très loin de l'essentiel de la production de Poulenc, un hapax.

Plusieurs choses me frappent toujours :


Détail d'un cliché de Julian Weyer


La langue très soignée du livret, aucun personnage, fût-ce dans les affres les plus violentes, ne semble se départir de son quant-à-soir ; c'est aussi ce qui fait la couleur très particulière de cette pièce, qui évoque avec tant de force la réserve propre aux communautés religieuses, où l'introspection et l'effusion sont fortement codifiées. En cela, ce texte peut aussi bien être vu comme l'exaltation de l'héroïsme paisible de femmes de foi, qu'en tant que peinture d'un monde de pénitence très noir, rempli de chausse-trappes où la perdition guette tandis que Dieu se dérobe. Une grande part des échanges consiste en réprimandes contre de fausses évidences (résolues par des paradoxes douteux) sur la façon de chercher Dieu, avec un sentiment affolant que l'inverse pourrait tout aussi bien être soutenu sans contredire davantage les Écritures ; ces questions sont volontairement laissées sans résolution – ainsi la controverse de Mère Marie de l'Incarnation avec Madame Lidoine à propos du caractère délibéré ou fortuit du véritable martyre.

¶ Du côté de la musique, la cohérence force l'admiration : la pulsation lente et régulière (il suffit de regarder les violoncelles et contrebasse jouer sans cesse des rythmes de type noire-noire-noire-noire) épouse le train de la vie religieuse, l'accablement de pénitences dont l'objet n'est pas toujours sûr. Les motifs (dont celui qui ouvre l'opéra, l'une des introductions les plus marquantes de l'histoire du lyrique, saillante et irrésistible) mutent avec clarté et élégance au fil des scènes, de pair avec une musique de plus en plus lyrique après le second parloir (celui avec le Chevalier).

¶ En salle, la ressemblance avec Pelléas est frappante, en particulier à cause cet accompagnement qui laisse souvent la voix complètement à nu, et complète à coups de grands accords complexes, sans grandes mélodies évidentes. Et puis les récitatifs omniprésents, la prosodie étrange, la langue anti-naturelle, les riches interludes...
Évidemment, on trouvera beaucoup moins de couleurs dans la musique de Poulenc, très homogène, très grise, parfaitement adaptée à son sujet. Je trouve d'ailleurs la prosodie assez mauvaise (ce qui n'est pas le cas dans Pelléas, malgré sa bizarrerie), très terne, ménageant peu de variations de hauteur, accentuant à côté ou de façon monotone, comme le feraient de mauvais acteurs.
Et puis, au fil de l'œuvre, c'est la cohérence d'ensemble qui subjugue, créant un univers pénétrant et sans discontinuité, qui ne s'achève qu'avec le dernier baisser de rideau. Chaque fois, on commence un peu dubitatif, et on rend les armes sans même s'en rendre compte, jusqu'au bouleversement.

2. Une soirée

Suite de la notule.

mercredi 13 novembre 2013

Mendelssohn secret – VI – –Wagner doit tout à Marschner, mais le reste vient de Mendelssohn


On a beau fouiller les recoins du corpus de Mendelssohn... malgré sa mesure proverbiale, on trouve toujours de quoi être surpris. Ainsi ses opéras alors qu'on se le représente comme un pudique partisan de la musique pure ou religieuse : sept, presque tous comiques, plus des scènes isolées (« Quel bonheur pour mon cœœur » et « Ich, J. Mendelssohn », extrêmement jeune, en 1820) et ses musiques de scène (davantage célèbres : Le Songe d'une Nuit d'été, Œdipe à Colone, Antigone, Athalie). Que Mendelssohn – oui, Mendelssohn ! – puisse écrire du théâtre dramatique sur la Lorelei (inachevé, mais les extraits sont beaux), cela se conçoit encore, mais un opéra entier sur un épisode du Quichotte (Die Hochzeit des Camacho), ou un opéra comique (en allemand, entièrement chanté) sur un Oncle de Boston, voilà qui passe l'entendement.

Et au fil du catalogue, on rencontre des choses étranges. Comme ces pièces concertantes (accompagnées au piano) où dialoguent clarinette et cor de basset.


Dans l'œœuvre pour piano, cela ne se limite pas à de l'inattendu... dans les Sonates par exemple ; on y croise aussi bien de très gentilles bluettes que de belles pièces complètes et abouties (quelle que soit la date de composition).

... ainsi, dans la Sonate pour piano en mi majeur (Opus 6, en 1826, composée à dix-sept ans), au milieu de sections tout à fait mendelssohniennes, un peu dans le goût des sonates pour violoncelle et piano, on trouve un troisième mouvement (sur quatre) très étrange. III – Recitativo : Adagio e senza tempo.


La remarquable Marie Catherine Girod (et ses murmures hors du ton) dans ce mouvement de Mendelssohn.


On y entend une sorte de ligne nue très dépouillée, plutôt amélodique, qui évoque quasiment le dernier Liszt (en 1826 !), et qui est ponctuée de façon obsessive par un gruppetto inversé (le petit motif tournoyant).

À la lecture, ce moment semblerait une sorte de point de rencontre improbable entre le Bach mélancolique, presque romantique, de certains Préludes du Clavier bien tempéré, et le Liszt de la maturité qui interroge les limites du langage musical.


À l'écoute, l'effet est encore différent. Cette épure austère, troublée par de petits tourbillons, m'a immédiatement évoqué deux moments de la Walkyrie.


Début du monologue de l'acte II de Die Walküre : John Wegner avec la Badische Staatskapelle Karlsruhe sous la direction de Günter Neuhold.


Même type de mélodie seule, étrange, sans réel contour mémorisable, comme hésitante ; mêmes ponctuations sauvages (présentes dans les leitmotive « découragement » et « malédiction » qui accompagnent tantôt l'abattement, tantôt la colère de Wotan).



Plus loin dans l'opéra, on retrouve ces mêmes motifs, mais cette fois, plus que la liberté de la mélodie (bien qu'on entende à nouveau des lignes mélodiques sans accompagnement, à la clarinette basse puis à la voix), c'est la parenté de couleurs harmoniques qui étonne : glissements entre accords à coups de septièmes diminuées chez Mendelssohn, plus subtils à partir d'appoggiatures successives chez Wagner (notes étrangères à l'accord joué, qui anticipent l'accord suivant et créent une impression de tension-résolution).


Début du grand duo de l'acte III de Die Walküre : Clara Pohl avec la Badische Staatskapelle Karlsruhe sous la direction de Günter Neuhold.


Cela se trouve plus particulièrement à ces endroits :




Pour les lecteurs pas trop férus de partitions, cela correspond à ce qui se passe après la section arpégée et plus consonante chez Mendelssohn (à partir de 3'20), et à l'acmé de la réplique de Brünnhilde (à partir de 2').

Autres pistes

Bref, contre toute attente, il se partage entre ces deux univers si différents (et assez distants dans le temps et la philosophie), si pas le détail musical exact, une atmosphère sonore très parente, une forme de liberté et de tension qui convoquent les mêmes couleurs.
J'ai en tout cas trouvé cela assez saisissant pour avoir envie de partager ce petit parcours.

Au passage, les huit Sonates de Mendelssohn (trois seulement avec opus), et qui peuvent toutes se trouver dans le coffret Saphir de l'intégrale de son piano par Marie-Catherine Girod, méritent vraiment d'être écoutées. Leur contenu est très varié, des moments de jeunesse qui sentent quasiment leur Scarlatti et leur Clementi, jusqu'à des choses plus personnelles... qui culminent dans ce mouvement étrange.
Son caractère récitatif, laissant temporairement place à des traits plus pianistiques, annonce aussi le mouvement lent (novateur, et plus conventionnel cependant) du Concerto pour piano Op.21 de Chopin, en 1829.

Suite de la notule.

mercredi 6 novembre 2013

Gaetano PUGNANI –– Werther et son temps


Un des aspects les plus fascinants dans l'histoire des styles réside dans le décalage entre les arts. Ainsi, on attribue rétrospectivement le qualificatif de « baroque » (à l'origine dépréciatif) pour la musique écrite pour servir les parangons de la littérature classique – Lully mettant en musique Molière, les frères Corneille et Boileau, ou Moreau écrivant la musique de scène d'Esther et d'Athalie de Racine... sont ainsi considérés comme des musiciens baroques.
Cela s'explique d'ailleurs assez bien d'un point de vue logique : alors que le style classique littéraire se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la qualité des grandes architectures, la musique baroque est au contraire fondée sur la miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère classique musicale), richement ornée, et sur l'improvisation.

Le même type de paradoxe, mais plus difficile à démêler, se rencontre dans le dernier quart du XVIIIe siècle : on parle de musique classique (et en effet elle a tous les traits du classicisme), mais du côté de la littérature, tout en développant un style encore plus épuré qu'au Grand Siècle, viennent se mêler des sujets et des accents romantiques en plusieurs strates. Le Werther de Goethe, grand sommet de l'écriture des affects, est alors publié en 1774, à une date qui est quasiment celle du point de départ du classicisme musical en France ; et ailleurs en Europe, le style ne remonte guère avant les années 50.
Dans les styles italiens et germaniques, la naissance du romantisme allemand coïncide avec une petite inflexion un peu plus tempêtueuse (Sturm und Drang), mais qui dans les faits se contente d'habiller les structures classiques d'un peu plus de tonalités mineures. Le romantisme musical arrive bien plus tardivement, et de façon très progressive, sans les ruptures de la littérature –– il est vrai qu'à l'exception des tentations théoriques du XXe siècle, la musique se fonde sur des usages (et donc des évolutions) et non sur des idées (et donc des oppositions).


Extrait du double disque paru chez Opus 111.


L'écriture symphonie adopte ainsi progressivement des couleurs plus angoissantes, comme ces mouvements rapides fondés sur des trémolos et des appels de cuivres –– final de la symphonie La Casa del Diavolo de Boccherini (1771), Ouverture d'Iphigénie en Tauride de Gluck (1778), moments dramatiques d'Atys de Piccinni (1780), final de Sémiramis de Catel (1802), etc. Évolution de la virtuosité vocale depuis di grazia vers une agilité di forza. Changement progressif des couleurs harmoniques et perte de la domination absolue du majeur –– de moins en moins utilisé pour exprimer la tristesse. Et d'une manière générale, évolution des modes (gammes) musicaux employés.

Évidemment, Beethoven marque une rupture, radicale dans les Sonates pour piano et Quatuors à cordes, mais elle n'est que partielle dans les autres genres.

Les gluckistes ne répondent pas si mal à cette évolution, avec une vision beaucoup plus tourmentée des mythes classiques – tandis que les premiers romantiques littéraires conservent largement le style classique mais s'intéressent à d'autres sujets.

Ce Werther de concert s'inscrit dans cette logique étrange d'un décalage permanent entre les idées littéraires et la musique –– qui vont se synchroniser au cours du XIXe siècle, peut-être parce que la plupart de nos catégories ont été fixées par les historiographes de cette période. En première partie du siècle, on entend sans doute encore un peu d'écart entre la radicalité des œœœuvres verbales et leur arrangement en livret et en musique, mais la distance tend à se réduire. Quel chemin entre les gentilles tragédies épurées et stéréotypées mises en musique par Donizetti, et la recherche de fidélité (à Schiller, à Shakespeare, au folklore) des derniers Verdi.


Frontispice d'une des premières éditions du roman.


Pugnani était surtout célèbre comme violoniste soliste, même pendant ses années à la tête de la Chapelle Royale de Turin. Il est par ailleurs l'auteur de sonates pour violon et basse continue au moins jusqu'en 1774, ce qui ne le place pas vraiment à l'avant-garde de son temps.

Je n'ai pas trouvé la date exacte, mais l'œœuvre, un melologo (monologue en musique, plus ou moins la définition du mélodrame) est écrit quelque part entre 1775 et 1798, c'est-à-dire au début de l'histoire de ce genre (Pygmalion de Rousseau, écrit en 1762, est représenté pour la première fois en 1770). Ce n'est pas une musique de scène comme beaucoup de mélodrames (souvent des moments isolés au sein d'opéras), puisque, ici, la musique symphonique est destinée à ponctuer ou à accompagner la lecture d'extraits du roman (traduits en italien). Dispositif étrange, mêler l'intimité du roman épistolaire à l'accompagnement symphonique d'un orchestre complet – donc nécessairement joué en public, comme une représentation théâtrale.

Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... beaucoup de tonalités majeures et apaisées. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique) permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les pastorales Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œœuvres de la transition comme les symphonies de Gossec et Méhul, et parfois même un peu de Beethoven (plutôt celui de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité « Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des tempi modérés, voire méditatifs, mais qui reste assez peu tendue, presque insouciante.

Un vrai petit voyage à travers les styles et les paradoxes d'une époque.

Suite de la notule.

mercredi 23 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – II : premières occurrences romantiques


Après s'être promené du côté du contexte général (Spontini de son temps et aujourd'hui) et du livret, il est temps de parler plus précisément de la musique.

Au passage, l'occasion faisant le ladre, vous pourrez voir l'œuvre dans la production actuelle du Théâtre des Champs-Élysées ce soir en direct, à 19h30, sur quatre sites :


L'occasion de vérifier les pistes proposées dans cette notule.


4. Une musique médiocre, mais partiellement nouvelle : entre tragédie lyrique et seria

Dans ce cadre peu allant, Spontini écrit une musique qui descend pour partie de la tragédie gluckiste (avec sa simplicité hiératique), mais à laquelle s'ajoute un tropisme italien évident (avec sa simplicité au service de la voix). Les airs en particulier, comparés à la tradition française, sont longs et très lyriques, confinant au belcantisme malgré des sections très dramatiques et déclamatoires. On dispose ainsi de deux traditions conjointes qui convergent vers une certaine nudité, d'où l'impression sans doute de quasi-dénuement.

Leur influence peut être simultanée, comme dans « Toi que j'implore avec effroi », l'air de Julia à l'acte II : les longues lignes destinées à flatter la voix alternent avec des éclats purement récitatifs, et la forme générale de l'air est assez mouvante, organisée par épisode – on peut le rapprocher de l'air de Philippe II dans Don Carlos de Verdi, par exemple. À l'inverse, l'air de Cinna « Ce n'est plus le temps d'écouter / Les vains conseils de la prudence » est formé sur le patron du seria de l'air classique ; on y entend un peu de vocalisation (rare en France à cette époque, pour un grand air), et des couleurs harmoniques très proches du Mozart de La Clémence de Titus ou du Grétry de Céphale et Procris.

Entre mélange et segmentation, les influences contradictoires parcourent tout l'ouvrage – sans donner une impression globale de disparité néanmoins, car le style de Spontini est formé de ces contraires qui se rejoignent dans le dépouillement.

5. Moments forts

Cela étant, il n'y a pas de véritable enrichissement des styles précédents : l'aspect général est un peu renouvelé, mais rien de profondément neuf n'affleure. J'ai déjà dit mon peu de conviction pour cette musique, aussi, au lieu d'insister sur ses manquements, je voudrais relever quelques beaux moments.

=> D'abord les airs de Julia , surtout les deux premiers (« Ô d'un pouvoir funeste... Licinius je vais donc te revoir » à l'acte I et « Toi que j'implore avec effroi » à l'acte II). Les deux suivants (« Ô des infortunés déesse tutélaire », à la fin de l'acte II, ancien hit célèbre dans sa version italienne « O nume tutelar » ; et « Un peuple entier... Toi que je laisse sur la terre » à l'acte III) sont davantage uniformément belcantistes, et m'intéressent un peu moins. Dans ces deux premiers airs, la beauté des mélodies discrètes et le geste dramatique forcent l'admiration, particuièrement dans celui qui ouvre l'acte II, grande scène qui pourrait quasiment tenir lieu de cantate.

=> À peu près tous les finals de foule (en particulier au I et au II) sont remarquablement réussis, avec plusieurs strates d'expression simultanées, une façon de faire qui est assez neuve, surtout pendant des durées aussi étendues. On en trouve des prémices dans le premier acte du Thésée de Gossec (cf. extrait sonore), mais il s'agit d'une musique ponctuelle, à usage dramatique (superposition de l'en-scène et du hors-scène), et non d'une forme musicale complète comme l'est le final. Côté italien, la chose existe depuis plus longtemps (voir les finals dans les Da Ponte de Mozart), mais ce final de foule tel que réalisé par Spontini, avec geste ample et chœurs obligés, sera l'une des caractéristiques de l'opéra romantique.
Plus étonnant encore, le début du final du I évoque l'écriture virevoltante des ensembles du Cellini de Berlioz, même si son modèle doit plutôt être à chercher du côté du buffo italien.
Les ballets qui terminent chaque acte, sans être de la grande musique, ne sont pas mauvais non plus, et remplissent très agréablement leur fonction divertissante.

=> Enfin, j'aime beaucoup l'introduction orchestrale méditative de l'acte II, qu'on sent très soignée, qui cherche vraiment une couleur spécifique, évoquant la nuit et le mystère mystique – très loin des atmosphères stéréotypées de l'opéra italien, ou même des formules récurrentes de la tragédie en musique.

Les chœurs sont en général assez soignés, avec de jolies appoggiatures (petits frottements qui anticipent les accords suivants), parfois sur plusieurs accords de suite – autre trait dont l'audace se développe à l'ère romantique.

En revanche, les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai, toujours aussi fades, massifs et empesés. Ils ne sont sans doute pas étrangers à l'impression de longueur générale.

6. Premiers effets romantiques...

J'aurais du mal à étiqueter la Vestale stylistiquement : par tradition, on l'assimile au romantisme, et c'est peut-être la couleur qui domine... mais il reste tellement de ce qui précède, et l'ouvrage est finalement si peu différent des tragédies en musique de la fin du XVIIIe... On se trouve réellement sur la charnière, au même titre que pour les opere buffe de Rossini qui nous paraissent romantiques, mais construits et écrits très largement comme du Mozart...

À défaut de trancher un débat qui ne porte que sur des étiquettes – il y a forcément des transitions, et nous sommes totalement dedans, Fernand Cortez est déjà beaucoup plus décidément romantique, jusque dans son sujet –, je propose d'aller regarder un peu ce qui change dans La Vestale et annonce les procédés romantiques à venir.

=> Des bouts de crescendos rossiniens dans les finals. Des formules cycliques ou des marches harmoniques (même musique qui remonte la gamme par crans), peut-être prévues (les chefs le font, mais ce n'est pas noté explicitement) pour être amplifiées progressivement. Certaines sont assez longues. [Pour mémoire, Rossini a quinze ans lors de la création de La Vestale en 1807, et ne commence sa carrière scénique qu'en 1810.]

=> Beaucoup de réponses en imitation dans les ensembles, d'une façon qui n'est plus seulement classique (question-réponse, écho...), mais simultanée, superposée, beaucoup plus proche de ce qu'en font les romantiques. On en trouve un peu dans le final de l'acte I de La Clemenza di Tito (version Mozart), mais tel qu'utilisé par Spontini, il est davantage parent des Huguenots de Meyerbeer.

=> Et puis par moment, comme dans le grand duo d'amour de l'acte II, on entend des phrases parentes de Hérold (scènes amoureuses de Zampa), de Bellini (duos Norma-Adalgisa), ou même de Marschner (cantilène de l'air d'Aubry dans Der Vampyr). Plus fort encore, à la fin du II, on entend soudain du Mendelssohn (final de la Quatrième Symphonie).



Mais il y a plus significatif :

a) Solos de harpe, et non pas comme une évocation de la lyre, mais de façon purement décorative, musicale, atmosphérique – dans les ballets de fin d'acte. Là aussi, le grand opéra romantique en fera grand usage.

b) La multiplication des strates et des rythmes complexes. Le fait est particulièrement spectaculaire dans le final de l'acte II.



En rouge, des figures très asymétriques répétées pour donner l'impression d'élan, voire de frénésie : triple croche - croche pointée. C'est un rapport très inhabituel (de 1 à 6), alors que le rapport standard est de 1 à 2 (croche - noire) ou de 1 à 3 (double croche - croche pointée), très resserré et assez violent, comme une acciaccature ; par ailleurs, le rapport est généralement présenté dans le sens inverse (la longue avant la brève, pour créer une attraction vers le temps fort suivant), même si cela n'est pas absent des classiques. Ce type de figure, rarement sous forme d'un rapport aussi extrême, se trouve davantage chez les romantiques (introduction du chœur gaulois qui demande des explications à Norma, à la fin de l'opéra).
En vert, des figures de ponctuation très dynamiques, mais qui ne se trouvent pas sur le temps le plus fort (premier temps). Là aussi, un décalage peu fréquent chez les classiques.
En violet, insertions de triolets, mais qui débutent de façon syncopée (pas sur le temps), là aussi un raffinement rare.
En indigo, les parties du chœur sont totalement en quinconces, de façon ici encore très excessive par rapport à la norme.

Et la mélodie dansante et très lyrique qui apparaît sonne également très romantique. [Sans parler de l'impression rythmique générale, qui a de toute évidence fortement imprégné Rossini pour le final du premier acte de son Barbiere di Siviglia (1816).]

c) Le crescendo-decrescendo, effet typiquement romantique, dont on croise l'une des premières notations explicites, me semble-t-il – même dans Fidelio, cela se limite au crescendo, et au cours d'une mesure, pas sur un seul accord.



Vous remarquerez au passage l'entrée progressive des pupitres, même ceux considérés comme remplissant simplement l'harmonie : altos et seconds violons ont leur propre entrée solo. Il arrivait fréquemment qu'ils soient différenciés rythmiquement (chez les bons auteurs, et comme dans le final ci-dessus), moins souvent qu'ils aient un rôle autonome comme ici.

d) Des figures d'accompagnement caractéristiques, qui s'inspirent des tournures gluckistes mais les adaptent avec un aspect résolument XIXe, par exemple les fusées descendantes.



Les fusées montantes étaient fréquentes, mais les descendantes (sans être le miroir d'ascendantes) beaucoup plus rares, et l'on retrouve ici les rythmes raffinés avec le contraste vigoureux des valeurs (noire pointée couplée avec des triples croches, soit un rapport de 12 à 1 !), ainsi que l'effet syncopé. Et à l'oreille, pas de doute, on incline dangereusement vers le romantisme.

Bref, encore plus que pour le livret*, la musique, même si elle n'est globalement pas enivrante, franchit un pas très important vers le romantisme, auquel elle appartient déjà pour large part.
En cela, l'écoute de cet opéra, quelle que soit sa qualité, est passionnante.

* dont le sujet était pourtant tiré d'une pièce du milieu du XVIIIe siècle


Suite de la notule.

David Le Marrec

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