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Les chanteurs et le rythme – ou pourquoi diriger l'opéra italien est un métier


Non, cette notule ne consistera pas en un infâme persiflage autour des aptitudes des chanteurs (aigus et italiens en particuliers) à respecter les rythmes écrits – elle essaiera, pour cette fois, de s'interroger un peu plus avant sur le rapport au texte musical. Je m'en tiendrai donc aux rapports licites et non aux grosses vautrades (très amusantes par ailleurs) qu'on peut trouver en abondance en ligne, et qui sont plus aisées à s'expliquer.

Je vais même faire mieux, je vais tâcher de vous montrer ce que produit la maîtrise du rubato en dehors des aigus allongés – comme d'habitude, extraits sonores à l'appui.

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« Giunto sul passo estremo » de Mefistofele, chanté par Giuseppe Di Stefano et accompagné par Bruno Bartoletti (tiré d'un récital DGG).



A. Un exemple commun

Tiré de Mefistofele de Boito, le très verdien opéra à succès qui se voulait wagnérien, je vous propose le dernier air de Faust, dans l'Épilogue (« Giunto sul passo estremo »). Son texte correspond de très près à la scène de Minuit du Faust II (on la trouve aussi, mot pour mot cette fois, chez Schumann) : Faust, après toutes ses aventures méphistophéliques, revenu au soir de sa vie, médite enfin pour le bien de l'humanité, et a la vision d'un monde meilleur, où les pouvoirs immenses conférés par l'Enfer lui permettraient d'assainir les marais pour y bâtir ville et champs. (Après quoi, il est saisi par la beauté de la chose, dit à l'instant de s'arrêter, et au moment où Méphisto veut se saisir de lui, les Chérubins célestent l'emportent comme un saint.)

Schumann traite ce moment de façon assez variée et complexe (parce qu'il utilise le texte de Goethe d'origine, très riche), le tourment laissant la place à l'illumination, puis à la fanfare épique des pioches et des pelles. Boito le concentre dans un air, mélancolique (le temps a passé, il n'a rien accompli) et extatique à la fois (la vision d'avenir).

C'est, du point de vu formel, une simple alternance de type ABB'A', avec une mélodie principale très prégnante dont la seconde est issue.

L'accompagnement aussi est particulièrement sobre, des accords de cordes (souvent alternés basse / accord). Mis à part de brefs mouvements conjoints de la basse (moins une mélodie qu'un procédé basique d'harmonie), quasiment aucun contrechant d'accompagnement, aucun effet. Parfait pour notre petite expérience.

Si vous ne lisez pas la musique, il est tout à fait possible de suivre les effets relevés : avec le texte sur la partition.

giunto sul passo mefistofele boito
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B. Gianni Poggi : come scritto

La lecture proposée par Gianni Poggi est largement traditionnelle : elle respecte globalement les indications, avec quelques divergences mineures comme la place des ports de voix (qui peuvent être dues à des différences de tradition, de goût stylistique, mais aussi tout simplement d'édition).

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Gianni Poggi chante l'air accompagné par la Scala dirigée par Franco Capuana. (Tiré de l'intégrale avec Giulio Neri.)

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J'attire votre attention sur quatre éléments surtout :

→ Poggi chante la scène de façon très ronde et liée (legato), avec beaucoup de moelleux (morbidezza), vraiment comme la cantilène d'un air. Il supprime même quelques accentuations, le propos est quasiment belcantiste dans cet opéra qui se revendiquait postwagnérien (mais ne l'était pas au bout du compte, cela dit !).

→ Il accorde un soin tout particulier à la réalisation des voyelles doubles – en italien, elles ont beau ne compter que pour une syllabe (I-ta-lia), on les prononce de façon séparée (I-ta-liya), de même pour l'hiatus, lorsqu'elles se rencontrent entre deux mots distincts, fussent-elles identiques : on les prononce.
C'est une difficulté en musique : on a une seule note (donc une seule émission de voix, une seule durée) et deux voyelles distinctes à placer.  Elle est souvent résolue à la louche par les chanteurs, qui les placent lorsque cela les arrange, ou tendent à les escamoter – il existe d'ailleurs des élisions officielles en italien poétique (core ingrato > cor ingrato, comme dans le seria) ou dialectal (core ingrato > core 'ngrato, comme dans la chanson napolitaine).
Poggi, lui, les place très exactement sur des subdivisions de la durée attachée à la note (double pointée + triple pour le premier « bea », deux doubles pour le second), on entend bien le côté « carré » de la réalisation, comme si c'était écrit et non  improvisé. (Cette rigueur, qui permet une articulation très audible des mots, a beaucoup de charme en ce qui me concerne, aussi bien pour l'attitude que pour le résultat.)

→ Poggi est néanmoins un spécialiste de musique italienne, et un chanteur de son temps : les rythmes ne sont pas toujours exactement réalisés, indépendamment des effets délibérés de ralentissiment. J'en ai souligné quelques exemples dans la reprise du thème A : des pointés qui sont un peu dépointés (rapport 2/3 plutôt 3/4 sur la durée de la note principale), des croches qui n'ont pas la même durée… Ce peut être le fait d'une volonté expressive, de suivre la prosodie ou de seconder le sens du mot, mais c'est aussi assez souvent le fruit d'une certaine indifférence à la lettre, le chanteur exécutant globalement la phrase, sans chercher, comme un instrumentiste, à la placer exactement. On peut discuter de la justification (naturel) et des limites (cela peut rendre des mesures ou des accords faux), même de la posture morale, mais c'est la norme à cette époque, et encore assez largement dans le répertoire romantique italien, de nos jours.

→ Autre particularité effleurée ci-dessus, qu'il partage avec la quasi-totalité des interprètes de Verdi, la tendance au fort ralentissement en fin de phrase, et encore davantage s'il s'agit d'émettre des aigus. Mise en valeur d'un galbe de phrase, et plus encore ronds-de-jambe-de-voix. Ils ne sont pas tous marqués, et certains élargissements prévus du tempo deviennent de véritables points d'orgue… c'est le style qui veut ça – je m'en passe sans frustration, mais ce n'est pas gênant pour autant.
Songez tout de même que cela suppose, même à ce petit degré, une réelle flexibilité de la part des musiciens, tous les chanteurs ne réalisant pas ces ralentis de la même façon, ni même tous les soirs de façon identique !  (en particulier les tenues, qui ne sont que rarement des multiples de la valeur écrite, souvent uniquement définies par la quantité d'air disponible pour émettre une note timbrée… il faut être réactif et disposer de belles qualités d'anticipation !)



C. Mario Del Monaco : l'ivresse du rythme

Ce que je trouve le plus remarquable, chez Mario Del Monaco, ce n'est pas l'airain de la voix, la hardiesse de l'aigu, le volume sonore, l'éclat du timbre… c'est bel et bien le musicien. Cet air en donne un bon exemple : hors un début d'épanchement très logique à la fin, il n'impose pas de contorsions à l'accompagnateur, la pulsation est très régulière, les rythmes très exactement réalisés.

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Toutefois, Del Monaco est tout le contraire d'un chanteur scolaire, car la netteté de ces attaques rythmiques, la propreté de ses détachés lui permettent de créer une sorte d'effet d'agitation, qui procure l'impression que le tempo, pour ne pas dire le rythme cardiaque, s'accélère. Une illusion saisissante que vous entendrez mieux dans cet extrait du Trouvère :
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Cette sûreté du parcours et son caractère habité sur un plan non seulement vocal mais musical, même au niveau le plus fondamental de l'exactitude solfégique, est assez rare chez les chanteurs, particulièrement dans le répertoire romantique italien, et le place un peu à part. Mais elle convoque une forme très particulière d'éloquence et d'émotion, qui a en outre l'avantage de libérer totalement les musiciens accompagnateurs de la charge de suivre les fantaisies de la scène au risque de sacrifier la musique. Dans un air simple comme celui-ci, ce n'est pas un problème, mais dans les grands ensembles à tuilages, lorsque le ténor ou la soprane commencent à prendre leurs aises, l'orchestre finit par ne plus chercher qu'à tomber à peu près sur les mêmes temps déformés qu'eux, et à ne plus trop se préoccuper de l'inspiration musicale…

On peut par ailleurs trouver la voix un peu dure, les nuances un peu fortes, le timbre un rien monochrome, mais cette sécurité rhétorique fait de Del Monaco un chanteur infiniment plus intéressant, à mon gré, que la plupart de ses contemporains dotés de timbres plus flatteurs.



D. Luciano Pavarotti : le grand équilibriste

À l'opposé de la rigueur delmonacienne, il y a la science vaporeuse du rubato – c'est-à-dire de l'écart (savant) que l'on prend délibérément avec le rythme écrit, et qui excède la quantité mathématique de la mesure. Il serait facile de collectionner les exemples où le chanteur met l'orchestre dans le décor, oublie un temps, manque son entrée, tient un aigu sans décompte juste, change sans cesse le tempo selon son humeur expressive ou son confort vocal… mais je me suis limité, dans cette notule, à l'aspect positif de cette question, à sa maîtrise.

Et dans cet air, je crois que Pavarotti nous montre le point jusqu'auquel on peut aller dans l'extrême du tempo flexible, toujours légèrement en-dehors.

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Il convient de préciser à ce moment que Pavarotti n'est pas, contrairement à la légende, un illettré solfégique : il n'était sans doute pas un prince de la dictée musicale à sept voix, mais il lisait bel et bien la musique (de multiples vidéos, pendant des masterclasses ou des concerts, le montrent en train de lire très soigneusement la partition). Je ne serais pas étonné qu'il ait laissé prospérer cette rumeur qui le décrit, finalement, comme une sorte de naturel absolu ; ou bien est-ce l'Envie qui a parlé, cherchant à le dépeindre comme un rustre à joli timbre.

[Pour ma part, je me sens assez à rebours de ce qu'on lit habituellement sur Pavarotti : ses jeunes années m'ennuient, avec une voix tellement parfaite qu'elle est monochrome, et un chanteur qui n'exprime rien ; à partir des années 80, les [a] s'ouvrent, la couverture se fait plus raisonnable, l'artiste met bien plus en avant le texte. Et chez lui aussi, ce n'est pas tant le timbre que la clarté absolue du texte et la science de la ligne qui forcent le respect – même si la perfection du timbrage tout en haut de sa voix fascineront violemment l'amateur de chant.]

Il est difficile de relever précisément des effets spectaculaires : en plus de le prendre très lentement (Del Monaco étant lui assez rapide par rapport à l'usage), Pavarotti tend à élargir les fins de mesure, un effet assez courant dans les adagios orchestraux. La combinaison des deux facteurs procure une impression de suspension et d'éternité très congruente avec le sujet de l'air, mélange de sentiment mélancolique du temps qui passe et d'aspiration à l'immortalité.

Si vous essayez de battre la mesure, vous verrez que Pavarotti est toujours très légèrement en-dehors, le tempo ne bouge que très peu, mais il fait toujours traîner l'attaque du temps suivant, accroissant cette impression d'immobilité assez extraordinaire.
Cela s'entend aussi très bien en se concentrant sur l'accompagnement : on perçoit sans équivoque qu'il n'est pas régulier mais reprend son souffle pour attendre le chanteur.



E. Ce qu'on en retire

À quoi bon avoir usé mon temps et votre patience à ce petit jeu ? 

On parle beaucoup de timbre, de justesse, de volume lorsqu'on devise de technique vocale (et j'y ai moi-même contribué ma part) ; plus rarement de solfège et de rythme.
Alors qu'il est un parent pauvre des formations (à telle enseigne qu'il existe une matière nommée « solfège chanteurs », contrairement à ce qu'on pourrait attendre plus sommaire que pour les instrumentistes qui n'ont pourtant pas besoin de chanter juste !), même si le niveau en la matière s'est énormément élevé dans le dernier demi-siècle, je crois qu'on néglige l'importance qu'il peut avoir dans l'expression.

Une voyelle proprement placée sur une subdivision du temps (comme Penno), un détaché propre qui transmet les agitations de l'âme (comme Del Monaco), une allongement des valeurs à des endroits stratégiques qui suspendent le temps perçu (comme Pavarotti), cela peut changer un beau tour de chant en moment ineffable, d'une puissance expressive sans comparaison.

C'était aussi l'occasion de rendre hommage aux chefs et musiciens de fosse, qu'on critique volontiers pour leur impavidité ou leurs décalages… Vous avez vu le nombre de paramètres, pas toujours concertés, qu'il faut anticiper, et je n'ai choisi que de très bons élèves !
Alors avec les chanteurs moins aguerris, ou qui se moquent assez de la musique et des accompagnateurs, je vous laisse vous figurer la panique permanente qu'il faut gérer – car le public ne reprochera jamais à un chanteur d'avoir tenu un aigu sur une durée qui n'est pas une subdivision rigoureuseuse de la mesure, ou de se mettre soudain à faire tel effet non prévu… en revanche une débandade en fosse parce qu'il faut supprimer deux temps coupés sans prévenir par la soprane, ou le caractère très scolaire d'un accompagnement parce que tous les musiciens ont les yeux rivés sur le chef, lui-même tremblant de manquer la prochaine erreur de rythme du ténor… cela ne sera pas de même pardonné.

Il existe aussi, j'en suis conscient, un certain nombre d'orchestres de fosse qui laissent percevoir leur ennui lorsqu'ils dirigent des musiques moins intéressantes pour eux (typiquement Rossini-Donizetti-Verdi)… pourtant quoi qu'il en soit, suivre des chanteurs dans le répertoire romantique italien, il là s'agit d'un véritable métier, et l'on voit bien pourquoi ces chefs qui ne sont peut-être pas de grands bâtisseurs de son mènent une carrière exclusivement en fosse et dans ce répertoire, parce qu'il y faut des qualités musicales très particulières… celles qu'on enseigne au suggeritore !

Rappelez-vous de l'expulsion du Met de Leonard Slatkin, grand chef capable de diriger les œuvres les plus subtiles, parce qu'il avait été incapable de suivre les improvisations fantaisistes d'Angela Gheorghiu. (Je n'ai pas entendu la bande, donc je n'ai pas d'avis sur qui est réellement responsable, mais combiner la rigueur rythmique et l'écoute relatives de Gheorghiu à un chef qui a l'habitude de diriger des symphonies réglées au cordeau était manifestement un pari malavisé.)
Les deux s'étaient renvoyé la faute dans la presse… mais qui de la soprane ou du chef croyez-vous qu'on bannît pour jamais du théâtre ?


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Commentaires

1. Le lundi 16 juillet 2018 à , par malko

Céleste, le chant de Pavarotti

2. Le lundi 16 juillet 2018 à , par DavidLeMarrec

Plus encore, c'est l'équilibriste qui m'impressionne : la longueur infinie du souffle, la constance du timbre, la gestion étrange (mais méditée) du rythme – c'est en l'écoutant que j'ai eu envie de faire cette notule, même si, en matière d'optimisation solfégique, Del Mo est notre maître à tous.

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David Le Marrec

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