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Sylvio LAZZARI : La Lépreuse - un autre vérisme


(Nombreux extraits musicaux inédits.)


L'ample prière d'Aliette (Jeanne Ségala) tirée de l'enregistrement de Gustave Cloëz. Le motif principal que vous entendez ici est manifestement lié à "la détresse de la lèpre". Contrairement aux trois autres extraits de cette captation, ci-dessous, l'extrait n'a pas été mis en ligne par les lutins mais par l'utilisateur "PopoliDiTessalia" [sic] sur YouTube. L'occasion de fournir un bel extrait supplémentaire aux trois que nous avons choisis...


1. Opéra vériste, naturaliste ou wagnérien ?

La Lépreuse de Sylvio Lazzari, écrite de 1899 à 1901 et créée en 1912 à Paris, est communément rattachée au courant du naturalisme musical français. On a déjà exposé ici les ambiguïtés de la notion, discutable sur le plan littéraire (en ce qui concerne les opéras), mais recouvrant une réalité sur le plan musical. On peut aussi se reporter à ces deux notules sur des cas précis.

En deux mots, La Lépreuse appartient à la frange discutable de ce qu'on appelle le naturalisme musical (équivalent du vérisme italien, d'ailleurs littérairement issu du naturalisme...) : comme Andrea Chénier ou Adriana Lecouvreur, c'est un drame plus ancré dans l'Histoire que dans le propos scientifique ou misérabiliste. Nous sommes chez des paysans bretons du XVe siècle, et pas vraiment chez les masses laborieuses du XIXe. Néanmoins, l'engrenage redoutable, la gratuité du mal, le sordide des souffrances, tout cela ressortit au naturalisme.

Du point de vue musical en revanche, pas de doute : leitmotive bien identifiables (très efficaces, d'ailleurs), wagnérisme patent, mais aussi lyrisme intense et noirceur des coloris... on est en plein "naturalisme lyrique".

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2. Aspect général

On en a déjà donné une idée avec ces quelques raccourcis, et les extraits ci-après permettront de s'en faire une idée plus précise.

On se trouve donc une esthétique qui doit beaucoup à l'héritage français de Wagner : nombreux motifs récurrents (très expressifs, en l'occurrence), orchestre capital dans la construction dramatique, orchestration très travaillée (les tourbillons de clarinettes, les contrechants populaires de hautbois, les contreforts ou hoquets de cors, ses cordes graves ponctuées de timbales, les fusées diverses...). Une des oeuvres les plus impressionnantes de l'époque (en France), on s'en aperçoit y compris avec un enregistrement de la RTF (où orchestre et prise de son ne sont pas très généreux, en principe).

Mais c'est avec quelque chose de plus direct que Wagner, une veine mélodique ni lyrique ni déclamatoire, comme une ligne droite, progressant comme la parole quotidienne, sans panache mais très prenante.

Bref, la musique qu'on trouve pour les drames naturalistes, mais particulièrement réussie - même la plus réussie que j'aie entendue, d'assez loin.

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3. Héritage populaire

Le sujet y est totalement ancré, puisque les amours d'Aliette et Ervoanik se trouvent dans le contexte du village breton médiéval, avec ses parents tout-puissants, ses pèlerinages vers les Pardons locaux, ses parias, mais aussi l'exploitation de chants traditionnels - réels ou reconstitués, les bois les entonnent régulièrement, en particulier du côté du hautbois. Mais toujours à l'état d'esquisse, de motifs, voire de cellules, jamais pour étaler une couleur locale factice : ces citations bretonnes sont totalement intégrées au discours.

Par ailleurs, en me documentant autour de l'oeuvre, j'ai mis la main sur un volume de Gwerziou Breiz-Izel ("Chants populaires de la Basse-Bretagne") recueillis sur plusieurs années par François-Marie Luzel et publiés en 1868. Quelle ne fut pas ma surprise, d'y trouver, textuellement, des extraits du livret, mis dans la bouche d'Ervoanik ou de ses parents, mais absolument pas sous forme de chansons. Une façon, ici aussi, d'intégrer totalement le matériau.

Pour les amateurs, il s'agit notamment d'Ervoanik le lintier (recueilli à Plouaret en 1845) :

La malédiction des étoiles et de la lune,
Celle du soleil, quand il brille sur la terre,
La malédiction de la rosée qui tombe en bas,
Je les donne aux marâtres !

et de Renée le Glaz (recueilli à Keramborgne la même année) :

— Je donne ma malédiction, de bon cœur,
Aussi bien à ma mère qu’à mon père,
Et à tous ceux qui élèvent des enfants
Et les marient malgré eux ;

L'ensemble du texte est d'ailleurs rédigé, dans la même perspective de simplicité et de continuité, en vers libres par Henri Bataille d'après sa "tragédie légendaire".

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4. Le sujet

L'histoire assume une noirceur et une amoralité réellement naturalistes, loin des jolis contes du Rêve de Bruneau et Gallet d'après Zola, de son final de légende dorée avec sa Rédemption et sa Gloire... ou même du gentil pittoresque populeux de Louise !

Ici, le propos est plus rugueux, et suffisamment inhabituel pour qu'il mérite un bref synopsis.

Acte I.
Ervoanik, jeune fermier, annonce à ses parents, de façon détournée, qu'il souhaite épouser Aliette, fille de lépreux (et dont on se demande si elle est contaminée à son tour). Ceux-ci, le pressentant, le poussent à l'aveu. Devant la malédiction de son père sur les lépreux, Ervoanik maudit ses propres parents avant de demander pardon.

Acte II.
Chez la mère d'Aliette, qui distribue des tartines contaminées (puisque la propagation se fait par les muqueuses et les plaies) aux enfants qui lui jettent des pierres. Le Sénéchal vient la menacer à ce propos. Sa haine contre les humains, à l'exception de sa fille, éclate devant elle, si bien qu'elle lui raconte, pour la tromper, qu'Ervoanik est déjà marié et père.
Celui-ci, sur le chemin du Pardon de Folgoat contre l'avis de ses parents, paraît. Quasiment sur le point de la violer devant sa mère dans son impatience amoureuse, il s'installe finalement. Devant la mine renfrognée d'Aliette, la vielle lépreuse lui conseille de la "piquer au vif". Chaleureux, expansif, plaisantant avec Aliette, il badine, tandis que celle-ci le sonde, sur sa famille putative. Convaincue qu'elle est trahie, Aliette boit en faisant tourner le verre sur ses lèvres et l'offre à Ervoanik. Conclusion ironique de la vieille Tilli : "Prenez maintenant, ceci est mon sang."

Acte III.
Ervoanik, affaibli, retrouve sa mère lors de célébrations au village, où il est regardé curieusement. Il la supplie de ne pas l'embrasser, et finit par révéler, par allusions progressives, son malheur : il a été contaminé volontairement par Aliette, alors qu'il l'aimait sincèrement. I l annonce sa prochaine retraite pour aller mourir en "maison blanche". Plongé peu à peu dans le délire,. Il entend la voix d'Aliette surmonter la procession (réelles ou supposées, compliqué à définir, ne disposant pas du livret ni de la partition, à l'heure actuelle).

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5. Extraits commentés


Premier extrait : le verre.
On entend le motif tournoyant de la menace lépreuse (proche, dans certains contextes harmoniques, du premier motif des Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler), dans un orchestre assez luxuriant et hostile. Lorsqu'Aliette interroge Ervoanik, son chant médium et mesuré, sur cordes aiguës obstinées, puis déchaînement de l'orchestre, contrastent avec les cuivres joyeux et les élans aigus de son fiancé qui plaisante.
Tout se fait plus solennel au moment où le verre est présenté. Les motifs attachés à la lèpre se déchaînent.
Enfin intervient la vieille Tilli : "Prenez maintenant, ceci est mon sang.", qui parodie la parole du culte sacré en annonçant tout à la fois la mort et la transmission de la maladie cutanée.

Deuxième extrait : la confession.
De beaux aplats harmoniques calmes mais mélancoliques. La foule accueille Ervoanik, et les couleurs encore lumineuses de l'orchestre (fortement éclairées par les bois) se parent progressivement de teintes plus sombres au fil des révélations sur une mélodie dans le bas de la tessiture et d'un ton assez grave, sur une mélodie revenant lancinante comme une litanie funèbre.
Le choeur de louange à Dieu s'élève à l'arrière, et le carillon apparaît, Ervoanik tâche de se redonner du courage pour ne pas avouer directement à sa mère son mal, et reprend sa ligne mélodique affligée : les bois, dans le grave, l'accompagnent, mornes.
Ervoanik reste humble, affligé mais sans révolte, résigné à son sort - le personnage est assez touchant dans son absence de ressentiment, sans doute à cause de son amour.

Troisième extrait : la fin.
Ervoanik entend le chant d'Aliette en coulisse. Le thème sauvage de la détresse lépreuse reparaît, puis l'orchestre babille aux bois de façon mystérieuse et menaçante avant de se redéchaîner en déformant le thème. Ervaonik est entré en délire. Ponctuations cinglantes et funèbres qui évoquent la marche mortuaire de Siegfried, et un lyrisme mélancolique un peu sinistre dans le même goût. Avec toujours un contrechant presque folklorique de hautbois et de cors, tandis que le thème lépreux survient à nouveau, en couleur majeure, non pas plus optimiste, mais plus brillant, plus grinçant, plus violent.
Ervoanik prend peur devant la procession. Fracas de cuivres à l'unisson. Adieux d'Ervoanik, et parole régressive de sa mère, le revoyant nourrisson. Le carillon retentit, éclatant, et Ervoanik donne l'adieu à sa mère.

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Disponibilité

L'oeuvre n'est pas disponible au disque et n'existe que dans cette bande radio de la RTF, qui circule chez quelques passionnés collectionneurs :

Vendredi 29 novembre 1957
Paris, Maison de la Radio

Jeanne Ségala – Aliette Tilli
Jean Giraudeau – Ervoanik
Solange Michel – Maria
Louis Noguera – Matelinn
Suzanne Darbans – La vieille Tilli
Lucien Lovano – Le Sénéchal
Georgette Spanellys – Première lavandière
Andrée Gabriel – Deuxième lavandière
Jacqueline Cauchard – Troisième lavandière
Raymonde Notti-Pagès – Quatrième lavandière

Orchestre Radio-Lyrique
Chœurs de la RTF

Gustave CLOËZ

C'est en réalité une oeuvre atypique, très bien écrite, et extraordinairement orchestrée (je ne crois pas avoir déjà entendu une oeuvre orchestrale où les bois sont autant mis en valeur !), qui plairait au public. Son livret dense et extrêmement percutant contribuerait aussi à un réel succès.

Bref, plus qu'un Bruneau ou même que La Tour de Feu (1925, création 1928), on attend son retour sur les scènes ; on parle d'une autre trempe, aussi bien librettistique que musicale, que Louise !


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Commentaires

1. Le lundi 9 mai 2011 à , par T-A-M de Glédel

Un petit rajout à l'index peut-être ?

J'ai mis mon cerveau en fusion pour retrouver le nom du compositeur... J'étais en manque, et tu sais que ce n'est pas bien sevrer des assuets.

2. Le lundi 9 mai 2011 à , par DavidLeMarrec

Oui, l'index n'est pas du tout à jour, je prends plus de temps pour écrire les notules, voire pour les présenter agréablement, que pour les référencer. Cela dit, si tu cliques sur "wagnérismes français" dans la colonne de droite, ça facilite le travail.

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