Carnets sur sol

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mardi 6 février 2024

Une décennie, un disque – 1850 (a) : Carl CZERNY, les Quatuors ossia Beethoven avec des mélodies


1850 (b)


czerny quatuor
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Le premier mouvement du Quatuor en mi mineur par le St. Lawrence String Quartet.


Le Prince des professeurs

    Quoique grand pianiste, Carl Czerny a commencé une carrière de professeur à l'âge de quinze ans, et a tôt renoncé aux concerts qui lui rapportaient beaucoup moins – il expliquait ses refus d'engagements en concert par la nécessité de soutenir et nourrir sa famille. Élève de Salieri, Beethoven et Hummel, professeur de piano de la reine Victoria, Liszt (les Études d'exécution transcendante ont d'ailleurs été dédiées à Czerny !), Kullak (le prof de Moszkowski), Leschetizky (le prof de Schnabel et de la profe de Prokofiev), il se retrouve ainsi l'ancêtre en technique pianistique de gens comme Rachmaninov, Arrau ou Barenboim !  

    Czerny est surtout resté célèbre pour ses œuvres pédagogiques, pour certaines toujours en usage ; elles ne représentent cependant qu'un fragment de son legs et ont beaucoup contribué à occulter sa qualité propre comme compositeur. En effet, parmi le millier d'œuvres qu'il a composées, autant on peut trouver des tombereaux d'enregistrements de L'École de la Vélocité ou de L'Art de la Dextérité, autant son œuvre sérieuse n'est que très fragmentairement représentée au disque, avec de nombreuses pièces qui n'ont même jamais été imprimées !  Pourtant la qualité de son inspiration en fait, à mon sens, un compositeur important de son temps.

    L'essentiel de son corpus ambitieux (qui ne soit ni œuvres pédagogiques, ni pièces accessibles pour élèves, ni pièces brillantes de concert) date des années 1840-1850, lorsqu'il se consacre exclusivement à la composition.



Compositeur : Carl CZERNY (1791-1857)
Œuvre : Quatuor à cordes en mi mineur (185?)
Commentaire 1 :
    Ce quatuor, comme les autres (un Quatuor à cordes en ré mineur est également présent dans ce coffret de trois disques), est écrit dans une langue totalement beethovenienne malgré sa date bien plus tardive – il faut bien voir que non seulement Beethoven était très en avance, non seulement son empreinte a très durablement marqué ses successeurs, mais surtout que Czerny se met massivement à la composition d'œuvres de musique pure dans les deux dernières décennies de sa vie, issues d'un apprentissage qui remonte aux toutes premières années du XIXe siècle.
    Je suis toujours frappé, par Czerny, par le mélange de l'ardeur beethovenienne, des structures de développement ambitieuses (même si les développements y sont plus mesurés et moins fous que chez le maître) et une chaleur, une évidence dans la mélodie qui évoque plutôt Mendelssohn. Vous imaginez si Beethoven avait eu le sens des longues mélodies ?  Eh bien vous vous figurez le talent de Czerny. Ce quatuor n'est pas sans parentés de ton avec le Sixième de Mendelssohn, par exemple ; mais on y retrouve aussi des formules plus ramassées, des pizz structurants, des réemplois de motifs, des ponts travaillés comme des thèmes, qui montrent bien de qui il procède.
    ♣ Par ailleurs, je trouve ici chaque mouvement extraordinaire et doté d'un caractère propre : la grande forme élancée du I, le recueillement bouillonnant du II, les tourbillons farouches du III, la fureur du IV…
    J'aurais aussi bien pu choisir la Première Symphonie, absolument exaltante, de la même époque – mais j'en ai déjà parlé dans ces pages (en 2012 !) en tant que « Disque du jour », et je ne voulais pas trop déséquilibrer les genres représentés : j'avais besoin de musique de chambre.
    Le coffret contient ici un large éventail du legs de Czerny : le Deuxième Trio piano-cordes, le Premier Quatuor piano-cordes, un autre superbe quatuor (en ré mineur), deux pièces fuguées pour quintette à cordes, des lieder, deux ouvertures orchestrales, un motet d'Offertoire, une pièce pédagogique, des Variations brillantes à six mains sur un thème de Bellini (« Deh, con te li prendi », le second duo Norma-Adalgisa), et la Grande Sérénade concertante pour clarinette, cor, violoncelle et piano (avec ses réjouissantes variations d'un quart d'heure sur La Molinara de Paisiello)… Un très bon moyen de disposer d'une vue générale et de haute qualité de son legs – même s'il me manque, parmi ses pièces les plus inspirées, le Nonette et la Première Symphonie.



Interprètes : St. Lawrence String Quartet
Label : Doremi (2011)
Commentaire 2 :
    Il existe deux versions de ce quatuor. Ici, le St. Lawrence String Quartet joue avec beaucoup de vibrato et dans un son qui ne déborde pas de couleurs, mais avec un enthousiasme communicatif, qui rend justice à l'élan mélodique et structurel des deux quatuors joués pour la première fois sur ce disque. On peut sans doute faire plus « informé » ou (encore) plus beau, mais on ne passe pas à côté de la spécificité et des qualités de ces pages. (Je trouve ces quatuors tellement extraordinaires que je considère qu'ils méritent autant de versions que les Beethoven, Schubert et Mendelssohn, et qu'il y a donc de la place pour encore mieux.)
    L'autre version disponible, par le Sheridan Ensemble chez Capriccio, a le mérite d'ajouter deux quatuors inédits (la mineur et ré majeur) à ces deux-là, mais leur son n'est pas très cohérent (sans doute lié au fait que ce soit un ensemble à géométrie variable plutôt qu'un quatuor constitué) et leur approche manque d'abandon, quelque chose ne se produit pas aussi bien du côté de l'urgence qui sourd chez les St. Lawrence, sans que je puisse déterminer quoi – sans doute une articulation moins pensée, ou en tout cas moins efficace. C'est donc un (double) disque à recommander pour explorer le reste du corpus, mais qui n'est pas en recommander en première approche pour ressentir tout le potentiel de ces quatuors.
    Le reste du coffret Doremi est assez généreusement servi par des artistes de premier plan ; on retrouve par exemple chez les pianistes les vedettes (et défricheurs) Anton Kuerti, le duo Tal & Groethuysen, Stéphane Lemelin



Les précédents numéros de la série, que je n'étais pas parvenu à alimenter depuis 2021, se trouvent dans le chapitre dédié (lien également en haut de la colonne de droite).

lundi 18 octobre 2021

Une décennie, un disque – 1840 (b) : Jacopo FORONI, l'opéra italien d'influence allemande en Suède


1840 (b)


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Fin de l'acte I, avec ses mélodies proches de La Traviata, ses trémolos dramatiques qui évoquent Il Trovatore
(Christine maudit les amants cachés et leur promet de les tenir séparés à jamais.)


Les chefs-d'œuvre des années 1840

    Mon premier choix pour illustrer la période des anées 1840 se serait évidemment tourné Les Diamants de la Couronne d'Auber, le meilleur opéra de son auteur (qui n'en a pas commis beaucoup d'indispensables) et (de loin) le meilleur opéra comique du XIXe siècle, feu d'artifice de récitatifs intelligents, d'ensembles aux dispositifs originaux, d'une intrigue atypique et jubilatoire, qui existe de surcroît au disque dans une distribution étourdissante (Raphanel, Einhorn, Arapian !) et en vidéo (régulièrement vidéodiffusée la nuit par TF1, mais non commercialisée) dans une mise en scène de Pierre Jourdan, tradi mais pleine d'esprit. Brigands, grottes secrètes, faux moines, fonderies d'or, joyaux impériaux volés, ministre de Police roulé, impostures multiples et bons sentiments se mêlent dans une cavalcade musicale inspirée de bout en bout, en particulier pour son premier acte, une des plus belles choses jamais produites par un esprit français.
    Mais… le disque Mandala de la fin des anées 90 est indisponible depuis le début des années 2000, et le label, sans doute disparu, ne publie rien en ligne et en dématérialisé ou flux… je crains que ce ne soit vraiment difficile à trouver pour ceux qui n'habitent pas à proximité d'une médiathèque bien achalandée. Aussi, le propos de la série étant de proposer une découverte du répertoire par le disque, je ne souhaite pas transformer l'exercice en chasse au trésor. Si toutefois vous voyez le disque passer (ou mieux encore, la vidéo rediffusée), jetez-vous dessus !  Que vous aimiez ou pas le genre de l'opéra comique alla Scribe (car c'est bien sûr lui, le maître-d'œuvre de ces folies), vous ne trouverez pas mieux.

    Le second choix logique se serait tourné vers les lieder de Clara Wieck-Schumann, qui recèlent quelques bijoux absolus du genre. Mais j'en ai déjà parlé ici à plusieurs reprises (il y a même une catégorie dédiée dans la colonne de droite, et j'apprête à redonner quelques éléments biographiques sur sa vie !), et elle commence à être bien documentée par le disque et les concerts (son Concerto pour piano, pourtant plutôt une jolie chose qu'un chef-d'œuvre sans égal, est donné deux fois cette saison à Paris !), à devenir emblématique du retour en grâce des compositrices, comme Louise Farrenc – étrangement (faute de fonds unifié et lisible ?), Alma Schindler-Mahler ne semble pas bénéficier de cet engouement, contrairement à Luise-Adolpha Le Beau, Henriëtte Bosmans, Charlotte Sohy ou Ethel Smyth, à juste titre en cours d'exploration et réhabilitation.
    Par ailleurs, à part la poignée gravée sur le fameux disque de Cristina Högman & Roland Pöntinen (avec d'autres lieder de Mesdames Mendelssohn-Hensel et Schindler-Mahler), je n'ai pas nécessairement de disque incontestable à proposer, même s'il existe plusieurs très belles propositions : Loges formidable (Gritton-Loges-Asti chez Hyperion), et sinon de très valeureuses propositions (Craxton-Djeddikar chez Naxos, Fontana-Eickhorst chez CPO).

    Foroni s'est donc imposé, parce que moins connu des lecteurs de CSS, et parce qu'il apporte aussi une lumière intéressante sur l'histoire de la musique telle que nous la percevons. J'y reviens dans la présentation.


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Le splendide air de baryton (Frederik Zetterström, ici) du début de l'acte II.
(Carl Gustav arrive dans l'île de la Baie de Saltsjön par une nuit illuminée par la lune.
Il sera bientôt informé – et horrifié – du complot contre Christine.)


Un peu de contexte – a – Foroni avant Cristina

    Jacopo Foroni avait tout pour réussir une grande carrière musicale : fils d'un compositeur et chef d'orchestre, né pré de Vérone et étudiant à Milan, il s'y produit comme chef et pianiste dès 1846 et reçoit commande d'un opéra créé en 1848 à la Scala, créé alors qu'il n'a que 23 ans Margherita. Il ne s'agit pas encore d'un grand opéra sérieux mais d'un melodramma semiserio – dans le goût du Déserteur de Monsigny et de L'Elisir d'amore de Donizetti (les lazzi en moins) : Margherita aime un soldat, accusé à tort d'avoir attaqué le Comte (Rodolfo, comme tous les comtes…) et jeté en prison par son colonel. Celui-ci extorque le consentement au mariage de Margherita en échange de la libération de l'amant, mais le Comte reconnaît dans la personne du colonel son agresseur, et tout est bien qui finit bien.

    Les dons du jeune homme sont admirés, mais dix jours plus tard, ce sont les Cinq Journées de Milan (aboutissement d'une effervescence anti-autrichienne des élites nord-italiennes), insurrection (inspirée par celle de février 1848 en France) à laquelle participe activement le jeune homme. Pour échapper à la répression, il part en tournée en tant que chef d'orchestre.

    Pendant ce temps, à Stockholm, la troupe de l'impresario Vincenzo Galli rencontre des difficultés : son partenariat avec l'Opéra Royal a été rompu – les accès de colère du baryton Gian Carlo Casanova (le futur librettiste de Cristina !) et le mépris ostensible pour le répertoire italien (et les Italiens eux-mêmes) de la part du chef local, Johan Fredrik Berwald (cousin du Franz resté célèbre), a conduit le groupe à retourner dans un théâtre secondaire de la capitale. Comble de malheur, le chef d'orchestre de la compagnie part.

    C'est ainsi que Jacopo Foroni, en quête d'engagements, se retrouve en décembre 1848 chef permanent de ce petit équipage de chanteurs italiens en terre suédoise. Il dirige avec grand succès Rossini (Il Barbiere di Siviglia), Donizetti (Lucia di Lammermoor, Lucrezia Borgia, Lida di Chamonix, Parisina d'Este…), Bellini (Beatrice di Tenda), Verdi (I Lombardi alla prima crociata).

 Et dès mai 1849, il se présente au public local comme compositeur, en donnant cette Cristina qui nous occupe aujourd'hui. Il est piquant d'observer que pour cette carte de visite, il adopte un livret en miroir de sa propre situation : Christine de Suède abdique et quitte son pays devenu hostile pour l'Italie, tandis que Foroni abandonne l'Italie où il risque la condamnation pour des délits politiques – et se réfugie en Suède.


Un peu de contexte – b – Foroni en Suède

    Jusqu'à sa mort prématurée du choléra, la vie artistique de Foroni est essentiellement constituée de succès : il écrit des musiques de scène, une « tragedia lirica » I Gladiatori (à l'origine un Spartaco, sujet un peu audacieux écrit pour Milan et censuré comme tel par les autorités autrichiennes), et une opérette comique suédoise Advokaten Pathelin (d'après La Farce de Maître Pathelin) ; il reçoit d'une manière générale un accueil très favorable du public, comme chef et comme compositeur.

    Il faut dire qu'il a très vite maîtrisé le suédois, ayant une aisance pour les langues, ce qui a sans doute grandement favorisé son intégration à la communauté musicale locale – en plus de son image d'enfant prodige de la grande nation musicale d'alors. Son caractère était réputé avenant, sa personne plutôt charismatique, son travail orchestral exigeant (notamment vis-à-vis du travail personnel des musiciens en amont des représentations).


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Imprécations de Christine contre son favori lorsque le complot visant à la renverser est dévoilé.
(L'acidité assez nilssonienne de Liine Carlsson est particulièrement audible dans ce passage !)



Compositeur : Jacopo FORONI (1825-1858)
Œuvres : Cristina, regina di Svezia (« Christine, reine de Suède ») (1849)
Commentaire 1 :
    Cet opéra a le mérite de documenter l'écriture d'opéra italienne hors du belcanto à airs fermés (qui restait toujours implanté dans ces années) : en effet la plupart de ce que montre la discographie hors Rossini-Donizetti-Bellini-Verdi est écrit dans une perspective plutôt belcantiste et purement vocale que dramatique, façon Verdi. Si l'on se fie à ce qui est publié, Verdi est le seul à utiliser certains procédés, et surtout une gestion du temps dramatique aussi urgente et resserrée, où de longues scènes récitatives ont une réelle substance musicale et servent de pivot à l'action, voire de sommet à l'œuvre, plutôt que les seuls moments d'épanouissement vocal.
    ♣ Le livret, très dense en action, est centré, comme vous l'auriez deviné sans me lire, à la fois sur l'abdication (forcément) de Christine de Suède, et sur (évidemment) ses amours – ici son favori Magnus Gabriel de la Gardie, qui aime en secret la cousine de Christine. Le poème compacte, pour des raisons dramaturgiques évidentes, des événements qui se déroulent sur une dizaine d'années, et pas nécessairement dans cet ordre – la Reine accepte le mariage de son favori des années avant que l'abdication ne se profile.
    ♣ Foroni, d'une douzaine d'années le cadet de Verdi, donne à entendre un langage qui se rapproche bien plus de cette esthétique nouvelle que du belcanto traditionnel : on y retrouve les trémolos et trépidations, les ensembles bousculés, les duos d'affrontement asymétriques (où les personnages ne font pas seulement leur stance à tour de rôle puis leur joli duo homorythmique), et surtout les grandes « scènes » récitatives où la musique et le drame sont bien plus libres… Dès son premier opéra, au demeurant, on discute de ses influences, celle de la tradition italienne transmise par son père Domenico, et celle issue de l'étude des maîtres allemands (son maître, Alberto Mazzucato, lui a enseigné Bach et Beethoven). Clairement, il ne se situe plus dans la seule tradition italienne belcantiste, conçue pour la glorification des voix, qui s'étend du seria-à-castrats du début du XVIIIe jusqu'à ce milieu du XIXe. Peu de choses spectaculaires du point de vue du chant dans Cristina, on sent que l'énergie de la composition est tout entière tournée vers la crédibilité des psychologies et le rythme du drame.
    Foroni peut donc simultanément être considéré comme le symptôme du prestige de l'Italie à travers l'Europe, dont la norme, au moins en matière d'opéra, irradiait ensuite toutes les autres écoles nationales… et réciproquement comme le signe d'une perméabilité de l'enseignement italien aux nouveautés introduites par les écoles allemandes.
    Surtout, j'y perçois une belle veine mélodique (d'un style évoquant le Verdi de Nabucco, du Trouvère…), un livret trépidant, un véritable sens du rythme dramatique, des ensembles réellement mobiles et inspirés : cet objet opéra mérite pleinement l'écoute, indépendamment de sa place à la croisée des histoires du genre.


Interprètes : Liine Carlsson, Daniel Johansson, Frederik Zetterström, Kosma Ranuer, Ann-Kristin Jones, Anton Ljungqvist – Opéra de Göteborg, Tobias RINGBORG
Label : Sterling (2010)
Commentaire 2 :
    De belles voix dans l'ensemble : en particulier le baryton clair et noble Frederik Zetterström en Carl Gustav, successeur de Christine, et le ténor Daniel Johansson en Gabriel, amant de la reine. Liine Carlsson, dans le rôle-titre, a la particularité de conserver une petite acidité des attaques et du timbre qui évoquent assez Nilsson ou Caballé – bien sûr le reste de l'émission, plus ronde et pas du tout aussi large, n'est pas du tout pensé sur le même patron.
    Mais le véritable prix de cet enregistrement – outre que c'est le seul, et qu'il est bon de surcroît – réside dans la présence de l'Orchestre de l'Opéra de Göteborg, qui apporte une finesse de trait et une précision d'exécution (avec des timbres très nets), telles qu'on n'en entend pas très souvent dans les exécutions d'opéra italien en Italie, en France et quelquefois en Allemagne. Très belle réussite de ce point de vue, à laquelle s'ajoute une prise de son agréable, avec de l'espace et un peu de réverbération, mais qui laisse entendre très nettement les détails – les voix sot un peu en avant de l'orchestre, mais sans le couvrir et pas trop proches de nos oreilles.



… Nous arriverons donc, pour la prochaine livraison, en 1850. J'ai bon espoir de parvenir à traiter la décennie 2020 (tout les disques sont déjà sélectionnés !) avant que la dernière dose de rappel de vaccin ne parcoure la dernière veine d'Afrique centrale.

mercredi 22 septembre 2021

Une décennie, un disque – 1840, Schumann : Esquisses, Études, Fugues pour piano-pédalier


1840


schumann rothkopf
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Étude n°5.


Un choix

    Les années 1840 sont particulièrement riches (et plutôt bien représentées au disque) : c'est à la fois une période où le romantisme de la deuxième génération (la fameuse fournée des 1810, autour de gens comme Mendelssohn, Chopin, Schumann, Liszt) explore des voies nouvelles (sans parler de leur aîné Berlioz…) et où l'ancienne garde s'épanouit réellement et commence enfin, d'une certaine façon, à tirer les leçons du choc des symphonies de Beethoven. On y rencontre aussi bien des œuvres dans un style pas si éloigné de l'avant-garde des années 1810, mais avec une forme de décantation et de densité musicales qui rendent enfin caduque la comparaison avec Beethoven… que de réelles œuvres d'avant-garde, qui changent la donne (l'harmonie de Chopin, l'orchestration de Berlioz n'ont pas leurs pareils en Europe).

    J'avais ainsi le choix entre un grand nombre de bijoux. J'aurais pu proposer les lieder de Clara Wieck-Schumann, des miniatures d'une inspiration mélodique – et presque paysagère – qui n'ont que peu d'exemple, vraiment des sommets du genre. Mais j'en ai souvent parlé ici, je voulais profiter de cette série pour mettre d'autres choses en lumière. De même, les Ballades de Chopin, le Liederkreis Op.24 de Schumann, quels ambassadeurs de la vitalité des années 1840 ! – mais vous n'avez pas besoin de moi pour les écouter, ni en trouver (d'abondantes) grandes versions.
    Je brûlais évidemment de proposer Les Diamants de la Couronne d'Auber, peut-être le meilleur opéra comique du XIXe siècle, sur un livret où l'art de l'intrigue et du sarcasme propre à Scribe s'épanouissent de façon tout à fait spectaculaire, sur une musique où, là encore, Auber donne de la science et de la fantaisie comme on n'en croyait que Meyerbeer capable !  (L'écriture chorale de la ballade des Enfants de la Nuit, le final autour du chœur monacal au I, les parodies de virtuosité au II, les ensembles de stupeur au III, que de merveilles.)  Hélas, le label Mandala a disparu depuis fort longtemps, et il est devenu difficile, hors médiathèque bien fournie, de trouver ce disque, aussi je craignais de vous conseiller en vain. (Je le fais donc – et comme vous le voyez, très vivement – ici.)

    Je me suis ainsi tourné vers un autre opéra rare, lui aussi emblématique à plus d'un titre (mais en italien), et vers ces pièces de Schumann.

    Pourquoi Schumann ?  Parce que ces trois cycles sont des bijoux, pour commencer ; par ailleurs ils incarnent, de façon très contrastée, plusieurs aspects de la musique pour clavier de cette génération. Le piano et l'orgue ; les nouveautés de facture ; les pièces « strophiques » pour piano (presque de salon) comme les écrivait souvent Schumann (pour les Esquisses) ; les expérimentations formelles des Romantiques (ces « canons » très libres dans les Études) ; la fascination retrouvée pour Bach (les fugues sur son nom lui doivent en outre beaucoup dans l'harmonie). En un seul disque, ce sont plusieurs pans de l'âme romantique que vous pourrez embrasser.
    Et je dispose d'un très bon disque-ambassadeur à proposer !


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Esquisse n°1.
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Piano-pédalier droit, directement intégré dans les cordes du piano.


Un peu de contexte – a – Un compositeur

Robert Schumann est un critique allemand de la première moitié du XIXe siècle, mieux connu pour avoir été l'époux de la compositrice et virtuose Clara Wieck. L'œuvre de Robert n'est cependant pas épigonale, et mérite grandement d'être écoutée.


Un peu de contexte – b – Aux origines du piano-pédalier

Le piano-pédalier paraît une évidence (on dispose de clavicordes à pédalier dès 1460…), mais l'histoire de son idée demeure amusante. Il était couru qu'en cohabitant avec d'autres instruments à clavier, à commencer par l'orgue, qui dispose depuis longtemps de façon standard d'un pédalier, l'idée viendrait tôt ou tard d'essayer l'adaptation au piano – en particulier lorsqu'il devint l'instrument par excellence du compositeur (et de la bonne société).

On ne dispose pas de certitude sur ce qui poussa les facteurs à lancer la production, mais les Norvégiens aiment à raconter l'anecdote que je vous livre. En 1842, le fils de l'organiste de la cathédrale de Trondheim, arrive (claveciniste et organiste lui-même) à Paris pour y recevoir les cours de Frédéric Chopin. Notre Thomas Tellefsen est effaré de constater qu'en guise de musique sacrée, les organistes parisiens se régalent de marches et autres danses ou pièces brillantes, avec des traits plutôt pianistiques, sans tirer parti du pédalier. Par ailleurs, il demande à son père de lui emprunter son pédalier, car il n'en trouve pas de facture convenable pour lui, notamment pour pratiquer le clavecin.
    (Je n'ai pas poussé plus avant l'investigation, mais je me demande s'il faut en déduire qu'on utilisait encore des pédaliers à la française en 1840, c'est-à-dire des pédaliers qui ne permettent que d'utiliser les pointes et pas du tout les talons, réduisant grandement les possibiités de phrasé et de legato par rapport aux pédaliers à l'allemande qu'on connaît désormais – ou si c'est seulement que la facture en était trop imprécise, ou simplement trop différente, pour l'usage de Tellefsen Jr.)
    Dans ses lettres à son père, Thomas Tellefsen évoque en 1844 son désir de pouvoir jouer Bach avec un pédalier, lorsqu'il pratique le piano. De là, les exégètes norvégiens extrapolent qu'il aurait pu être celui qui a soufflé l'idée à Érard et Pleyel. (Sans preuves concrètes, mais son effroi devant la pratique parisienne est assez amusant et je vous l'offre.)

    Dans tous les cas, le pédalier au clavecin et au clavicorde était depuis longtemps utilisé comme moyen de travail pour les organistes, qui n'avaient pas toujours leur église à disposition. (J'imagine, là non plus sans avoir effectué les recherches nécessaires, qu'entre les distances plus longues du fait de l'absence de transports efficaces comme aujourd'hui, et les offices sans doute plus nombreux, les moments de répétition étaient plus réduits / contraignants à l'intérieur d'une église ?)
    Dès que le piano devint l'instrument dominant, il était logique que les organistes souhaitent y travailler leur orgue, ou essayer d'y étendre leurs habitudes. (Car le clavecin lui est décidément beaucoup plus proche, dans les modes de jeu et de phrasé, que le piano – outre l'absence de nuances dynamiques individualisées, la réponse même du toucher est plus comparable, ne requérant pas la force importante mais canalisée du piano.)

    Ces premiers types de piano-pédalier chez Érard et Pleyel reliaient le pédalier aux cordes de l'intérieur du piano, que l'on pouvait déjà actionner par les touches. D'autres modèles plus tardifs ont repris le principe, déjà connu au clavecin, du pédalier autonome qui actionne ses propres cordes – autorisant le choix d'un timbre un peu différent, comme sur les orgues.

    Le Conservatoire de Leipzig fait l'acquisition dès les débuts de la facture, vers 1844, d'un modèle Pleyel. Il enthousiasme Schumann, qui aime passionnément l'orgue et souhaite ainsi s'entraîner, mais y voit aussi la possibilité d'étendre les frontières techniques et expressives du piano, si bien qu'il loue, dès avril 1845, un pédalier (et non un piano-pédalier, si j'ai bien compris), qui l'enthousiasme au point qu'il écrit dans la foulée deux cycles qui lui sont consacrés – et qu'il envoie immédiatement à son éditeur : les Esquisses et les Études en forme de canon. Les Fugues sur le nom de BACH, de 1846, sont prévues pour l'orgue ou piano-pédalier, et semblent déjà acter le peu d'équipement de la population musicienne en pédaliers pour piano.


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Un peu de contexte – c – Les impasses de la facture

    L'instrument, hors de Schumann, et côté français Alkan et Koechlin, a connu une fortune limitée chez les compositeurs. Aussi, d'emblée, Schumann a prévu et autorisé les accommodements : ses pièces pouvaient être jouées avec le concours d'une troisième main (ou à quatre mains, à la convenance des interprètes). Clara en a réalisé des arrangements pour deux mains (au prix d'extensions parfois acrobatiques), Bizet pour quatre mains, et Debussy pour deux pianos. De son vivant existaient déjà des arrangements pour trio piano-cordes.

    Ce paraît dommage, mais il existe un certain nombre d'explications très pratiques au faible succès du piano-pédalier – pas l'encombrement en tout cas : il se déclinait aussi en version piano droit !

→ Par essence, le pédalier occupe… les pieds !  Or, le piano dispose aussi de ses propres pédales, pour divers types d'effets (les cymbales de la « pédale du janissaire », sur certains modèles des années 1800 et suivantes !). Et en particulier la pédale forte, qui soulève tous les étouffoirs du piano pour permettre une résonance longue. Cette dernière est devenue, à l'époque où le pédalier pour piano est produit pour la première fois, un auxiliaire puissant pour le type de jeu qu'affectionnent les Romantiques : elle offre davantage de fondu, facilite le legato, et permet d'oser des traits de type arpège dans les aigus, sans sacrifier l'homogénéité du spectre, la continuité du flux musical. Cette pédale n'était pas du tout aussi puissante que sur les pianos d'aujourd'hui, certes, mais observez et vous verrez que très peu de pianistes, même les plus virtuoses, savent s'en passer lorsqu'il s'agit de jouer Chopin ou Schumann – quelques-uns, justement, attirent l'admiration de leurs pairs lorsqu'ils parviennent à créer l'illusion de son usage sans y recourir, preuve suprême d'une maîtrise technique surnaturelle. (Coucou Giovanni Bellucci.)  Mais on n'en demande pas tant, et les éditions des œuvres de Chopin, par exemple, indiquent les appuis et lâchers de pédale – imaginez le Prélude n°17 sans pédale : les notes répétées seraient forcément disjointes, et l'effet d'enveloppement poétique pensé par le compositeur serait impossible.
→→ Une des solutions envisagées était de jouer d'un seul pied le pédalier (la partie n'est pas très exigeante chez Schumann, qui avait qu'une petite expérience organistique) et de manipuler les pédales de l'autre pied, ce qui restait assez technique et inconfortable.

→ Le pédalier pour piano d'époque n'était pas du tout réglé avec la même finesse que le clavier (apparemment il nécessite de grosses, grosses clefs d'accord, et on ne pouvait pas fournir la même qualité de finition), ce qui rendait le jeu à la dynamique juste assez difficile – doser une nuance avec ses pieds, difficulté additionnelle !  Et même avec un jeu irréprochable, il semble (je me fonde sur les propos de Martin Schmedig, qui a joué les Schumann sur piano-pédalier d'époque) que le rendu final soit resté aléatoire. Cette impossibilité d'un résultat prévisible et propre a aussi dû décourager les interprètes et les compositeurs. (D'ailleurs le disque de Martin Schmeding montre effectivement des phrasés et nuances assez rigides et cassants.)


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Fugue n°4.
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Le piano-pédalier de 1853 chez Érard, tel que présenté à l'Exposition Universelle.
(Photo Gérard Janot, au Musée de la Musique à Paris.)




Compositeur : Robert SCHUMANN (1810-1856)
Œuvres :
4 Esquisses pour piano-pédalier Op.58 (Vier Skizzen für den Pedal-Flügel, 1845),
6 Études
en forme de canon pour piano-pédalier Op.56 (Studien für den Pedal-Flügel – Sechs Stücke in kanonischer Form, 1845),
6 Fugues sur le nom de BACH pour orgue ou piano-pédalier Op.60
(Sechs Fugen über den Namen BACH für Orgel oder Pianoforte mit Pedal, 1846)
Commentaire 1 :
    Trois cycles écrits dans la foulée de cet enthousiasme de Schumann pour cette extension nouvelle de l'instrument, pleine de promesses, et qui abordent des aspects très différents du répertoire pour clavier.
    ♣ Les Esquisses sont chacune écrites selon la forme d'un scherzo : forme ABA', avec un grand contraste entre les sections – et certaines portions de texte littéralement répétés, comme dans beaucoup de cycles pianistiques de Schumann (Kreisleriana, Scènes d'enfants, Carnaval de Vienne, etc.). Elles ont la double particularité d'utiliser une écriture assez homorythmique (en accords principalement) et une matrice commune (le petit mouvement pointé audible dès le début de la première pièce se retrouve dans le thème principal de chacune). Je leur trouve personnellement beaucoup de caractère, et leur passage à l'orgue permet de flatter au mieux les timbres et résonances des instruments, plutôt que la polyphonie toujours délicate dans ces acoustiques.
    ♣Les Études en forme de canon ne conservent que peu audiblement le projet de la forme canon (en entrées décalées, comme la première le montre très bien) ou de l'étude abstraite ou virtuose. Elles sont finalement plutôt des pièces essentiellement mélodiques, développant de jolis thèmes légers et lyriques sur des accompagnements assez simples.
    Tout à l'inverse, les Fugues sur le nom de BACH, dont Schumann était persuadé qu'elles seraient l'œuvre qui lui survivrait le mieux, développent un grand sens de l'abstraction : très redevables à Bach, mais osant également des chromatismes hardis qui annoncent, par certains aspects, le langage de Franck. Elles sont parfois vraiment longues (la deuxième, à tempo vif, atteint cependant six minutes), et explorent des chemins tortueux, variant le nombre de voix (!) ou le mode de traitement – abandonnant par endroit la polyphonie pour des effets à la romantique, et revenant ensuite creuser les possibilités purement contrapuntiques. Édifice considérable et plus difficile d'accès, que Schumann (déjà conscient du manque d'équipement en pédaliers pour piano ?) a conçu directement pour l'orgue ou piano avec pédalier (avec quelques passages au legato assez délicat à réaliser sur un orgue), contrairement aux deux autres cycles dont les traits pianistiques réclament nécessairement arrangements et virtuosité aux organistes.
 
    ♣ Je demeure très touché par ces pièces, assez nues et directes, sans les habituels effets pianistiques (octaves, traits, arpèges…). Elles flattent en réalité particulièrement bien les propriétés des orgues, et leur poésie, les couleurs harmoniques suscitent une émotion assez franche, que ce soit dans les pièces les plus simples, qui ne réclament pas beaucoup d'exégèse, ou dans ses fugues retorses, qui ne paraissent jamais immobiles ou inaccessibles, toujours pudiquement frémissantes et chantantes.



Interprètes : Andreas ROTHKOPF, l'orgue Walcker de Hoffenheim (1846),
Label : Audite (1988, réédition 2010)
Commentaire 2 :
    Œuvre très souvent enregistrée par les organistes, plus rarement par les pianistes. Je n'ai pas trouvé de version réellement convaincante pour piano, et n'ai pas voulu aller du côté des arrangements de Bizet ou Debussy, pour conserver l'esprit de la série. L'enregistrement le plus authentique, celui de Martin Schmeding chez Ars Produktion, ne me convainc pas du point de vue interprétatif, très raide, ni du côté de l'instrument, très sec, sans plus-value forte de coloris. Il faudrait donc se tourner vers les versions sur piano-pédalier modernes, mais elles sont le fait d'organistes pas toujours très délicats au piano (Guillou) ou simplement par extraits (Latry).
Aussi, Schumann ayant lui-même initialement pensé le piano-pédalier comme un entraînement pour l'orgue, ayant conçu son troisième cycle comme d'emblée organistique, et ayant même approuvé les arrangements de son vivant permettant la diffusion de ces pièces… je vous propose tout simplement le meilleur disque que je connaisse de ce corpus… et il est à l'orgue.

    Beaucoup davantages dans ce disque :
    il contient toutes les pièces de Schumann comportant une ligne de pédalier,
    la captation Audite est comme toujours réaliste dans sa réverbération mais particulièrement nette pour l'auditeur,
    l'orgue Walcker de l'église évangélique de Hoffenheim (entre Francfort-sur-le-Main et Stuttgart, près de Mannheim) est contemporain de la composition des fugues (1846)…
    … et Rothkopf réalise des merveilles.

    J'admire en particulier la limpidité de la registration (jamais lourde, beaucoup de fonds, pas trop de mutations à la fois, et cependant une couleur qui varie de pièce en pièce) et la qualité particulièrement exemplaire des détachés : la plupart des versions manquent un peu de rebond, s'empâtent, n'avancent pas en permanence. Lui paraît au contraire d'un naturel, d'un élan et d'une nécessité absolument évidents. Une version que je fréquente beaucoup depuis très longtemps – même si mon goût, aujourd'hui, privilégierait sans doute des interprétations uniquement sur les jeux de fonds, avec un contrechant d'anche çà ou là…
Lisible, simple, persuasif : tout simplement le meilleur interprète que je connaisse pour ces pièces. Ce qui a facilité le choix.



Alternatives ?

    Je vous laisse chercher parmi les versions pour piano celles qui vous conviendraient. Je trouve de toute façon le résultat moins exaltant au piano – on gagne plus avec les couleurs de l'orgue qu'avec les dynamiques du piano, pour une fois ! –, et côté orgue, pour en avoir écouté beaucoup, je n'ai pas énormément d'alternatives à suggérer.

    Olivier Vernet (au Stiehr-Jacquot de Saint-Michel de Wisches, chez Ligia) est assez irréprochable. Un peu moins coloré et élancé, mais son intégrale est convaincante de bout en bout.
    Daniel Beckmann (Dreymann de 1837 à Sankt-Ignaz de Mainz, chez Aeolus) tire sans doute moins vers le style schumannien et davantage vers l'aspect organistique de l'exercice, mais mérite largement l'écoute.

    Pour les Esquisses : Keith John (Kleuker du Chant d'Oiseau de Bruxelles, chez Priory), et bien sûr Guillou à Rotterdam (avec une registration totalement différente pour chaque pièce, chacune très typée).

    Pour les Études : Michelle Leclerc, sur le formidable Bätz baroque (1761) de l'église évangélique luthérienne de La Haye.

    Pour les Fugues : Bowyer (au Marcussen d'Odense).



… La prochaine fois, si je ne me ravise pas d'ici là, ce sera de l'opéra italien très mal connu… et assez réjouissant.

Mais plusieurs aventures nous attendent d'abord autour de quelques autres sujets !

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(Pour retrouver toute la série depuis 1580, c'est par ici.)

vendredi 30 avril 2021

Une décennie, un disque – 1830 (b) : Bernhard Romberg, une autre symphonie de Beethoven (et beaucoup de violoncelle)


1830 (b)


bernhard romberg symphonies willens
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IV. Finale, Allegro assai.


Un peu de contexte – a – Les symphonies d'un violoncelliste européen

    Petit-fils d'un musicien militaire, fils d'un bassoniste & violoncelliste, Bernhard Romberg fut très tôt prodige, et considéré comme le violoncelliste majeur de son temps – parfois présenté comme le « Paganini du violoncelle », et pas loin d'être considéré comme tel.

    Formé à Münster dans les années 1770, il opère immédiatement des tournées dans les régions voisines de l'Europe, passant par Amsterdam, Leipzig, Frankfurt-am-Main, Paris (où il donne plusieurs concert au Concert Spirituel). Il joue dans l'orchestre de la Cour à Cologne en 1778, obtient un emploi permanent à Bonn en 1790, puis à nouveau à Cologne en 1791 (où il est à la fois musicien et compositeur). L'attaque des Français sur le Rhin le conduit à s'installer du côté de Hambourg en 1793. Il voyage ensuite énormément, notamment en Italie (passage par Rome évidemment), Vienne (où il joue, en 1796-7, la partie de violoncelle des Sonates Op.5 de Beethoven), fait des tournées en Espagne, reste un an à Paris comme professeur au Conservatoire récemment établi, puis s'engage dans l'orchestre de la Cour prussienne à Berlin (1804), avant de repartir pour de longs périples, Vienne en 1808 (dans l'orchestre du prince Kinski), son grand voyage russe sur plusieurs années (Moscou dès 1809, beaucoup de concerts à Saint-Pétersbourg, des incursions en Suède et dans les pays de la Baltique). En 1814, on retrouve sa trace à Berlin, où il se lie avec Weber, avant d'en partir lorsque arrive Spontini, direction Vienne encore cette fois. Dans les années 1830, il s'établit à nouveau à Hambourg, d'où il part pour d'autres tournées jusqu'en 1840 – où, âgé de soixante-douze ans, il semble aux dires (féroces) de Fétis avoir perdu ses doigts (puissance, couleur, intonation sont prises en défaut).


Un peu de contexte – b – Les frères Romberg étaient cousins

    Il passe une grande partie de sa jeunesse et de sa carrière dans des doubles tournées avec son cousin violoniste Andreas, de six mois son aîné (mais dont le langage est beaucoup plus ancré dans le classicisme, comme s'il était de la génération précédente – moins intéressant à mon gré, bien qu'il soit mieux servi au disque), avec lequel il co-compose en outre des œuvres pour violon et violoncelle : 3 quintettes pour flûte et quatuor à cordes, un double concerto, des duos.
    Ils parcourent ainsi ensemble une bonne partie de l'Europe musicale, se séparant occasionnellement pour se retrouver ensuite, si bien qu'on les présentait quelquefois de façon erronée comme les « frères Romberg ».

    L'écart de langage entre les deux cousins se vérifie sur l'ensemble de leur carrière, mais est sans doute aussi biaisé, à l'écoute, par le fait que Bernhard Romberg se met tard à la symphonie – Andreas écrit sa dernière en 1806, Bernhard écrit sa première en 1811 –, si bien que les formules musicales à la mode ont sensiblement évolué.
    Mais en réalité, on sait bien que le plus important, pour comprendre l'écriture d'une pièce, est moins son année de composition que les années de formation – la date de naissance, en somme – du compositeur. Leur âge est le même, mais d'emblée, la sensibilité diffère, notre vedette du jour se montrant plus sensible à une certaine sophistication de l'écriture proprement musicale, en plus de la virtuosité et des formes de son temps. En tout cas, je trouve audible cette différence jusque dans les pièces de chambre : les duos violons-violoncelle d'Andreas sont moins inventifs que ceux qu'ils ont écrits à deux, eux-même moins que les duos de violoncelles de Bernhard.

(Ne confondez pas non plus avec Sigmund Romberg (1887-1951), compositeur américain, d'origine hongroise, d'opérettes à succès dans le Broadway des années 1920 – on trouve aisément The Student Prince au disque, le plus grand succès local des années 20 : le titre tourna pour plus de représentations que Show Boat !)


Un peu de contexte – c – Le pote de Ludwig van

    Sa relation avec Beethoven serait un sujet en soi : à Bonn (où il rencontre également Rejcha), il forme en 1792 un quatuor à cordes avec son cousin Andreas, Franz Anton Ries (le père du compositeur Ferdinand Ries)… et le jeune Beethoven à l'alto. Lorsqu'ils se retrouvent à Vienne, notre Bernhard Romberg joue les sonates (Op.5) de Beethoven, et celui-ci lui propose même de lui écrire un concerto – ce que Romberg refuse !  Il semble que notre héros ait trouvé l'écriture pour violoncelle du grand bougon un peu trop étrange dans ses quatuors à cordes, et n'ait pas été enthousiaste à l'idée d'assumer le concerto biscornu que n'aurait pas manqué de lui proposer son compère.


Un peu de contexte – d – Au delà du crin-crin

    Le legs de Romberg se concentre sans surprise sur le violoncelle, l'instrument dont il était le virtuose et qui l'a habité et nourri pendant toute sa vie, étant en tournée jusqu'à l'année qui précède sa mort, alors qu'il avait déjà atteint soixante-douze ans : je n'ai pas trouvé d'œuvre qui ne contienne pas l'instrument, au moins via l'orchestre. Nombreuses œuvres concertantes pour violoncelle et orchestre (10 concertos et 10 à 20 pièces concertantes en sus), ou brillantes pour violoncelle et piano, des duos de violoncelles (à la visée potentiellement pédagogique, mais aussi largement assez aboutis et virtuoses pour être joués en concert), des formats intermédiaires (Grande Fantaisie pour violoncelle accompagné de quatuor ou de piano, Potpourris pour violoncelle et quatuor à cordes), mais aussi des pièces pour violoncelle et harpe, pour violoncelle et guitare, pour violoncelle, violon, alto et contrebasse, et même une Fantaisie sous forme de nonette (quatuor à cordes, contrebasse, les quatre bois)…

    Pour autant, son répertoire est vaste et ne se limite pas aux œuvres de solo ou de démonstration violoncellistiques : il écrit aussi 11 quatuors à cordes (hélas aucun ne semble avoir été publié au disque à ce jour ?), des trios à cordes (dont certains pour un alto et deux violoncelles), un Quatuor piano-cordes, un Quatuor harpe-cordes, au moins un Divertissement pour trio avec piano, et même un Concerto pour flûte et un Concertino pour deux cors.

    Côté symphonique, quelques ouvertures de concert.

    Plus inattendu pour un virtuose de son instrument, il compose (un peu comme Rodolphe Kreutzer !) trois singspiele (équivalent allemand de l'opéra comique, alternant numéros musicaux composés et dialogues parlés) pour Bonn. À Berlin, ce sont même deux opéras sérieux qui lui sont commandés : Ulysses und Circe (1807) et Rittertreue (1817).


Un peu de contexte – e – les 4 symphonies

    Quoique compositeur de grand intérêt pour son instrument – je vous recommande particulièrement la qualité mélodique et les gradations réussies de ses duos de violoncelles, hélas peu représentés en disque et pas toujours dans des interprétations très palpitantes –, Romberg a laissé son meilleur, je crois (je n'ai pas encore lu les partitions des opéras pour vous en dire plus de ce côté-là…), dans ses symphonies, doit les trois premières figurent (uniquement !) sur le disque ici présenté.

    ¶ Trauer-Symphonie en ut mineur Op.23, composée à l'occasion de la mort de la reine Louise de Prusse (épouse de Frédéric-Guillaume III) en 1810 (première exécution en 1811), encore marquée par le classicisme, ainsi que par son programme. Trois mouvements seulement.

    ¶ La Deuxième Symphonie en mi bémol majeur Op.28 (composée vers 1813  Stockholm, jouée pour la première fois à Berlin en 1815) partage son numéro d'opus avec un Capriccio sur des airs nationaux suédois (ses titres sont souvent en français…) pour violoncelle et piano. Je ne suis pas sûr qu'il y ait en réalité un lien entre les deux œuvres, probablement plutôt une erreur de catalogue : la symphonie est en elle-même très bien bâtie et se partage entre les héritages formels du classicisme et les goûts du contraste soudain apportés par Beethoven. (Un petit bijou que cette symphonie.)

    ¶ La Troisième Symphonie en ut majeur Op.53 est publiée et jouée en 1830. J'en reparle tout de suite.

    ¶ Une Symphonie burlesque Op.62, en réalité une symphonie des jouets. Publiée pour la première fois en 1852, bien après la mort de Romberg, je l'imagine assez antérieure dans sa carrière, considérant l'existence de la mode plutôt au XVIIIe siècle qu'au milieu du XIXe… La nomenclature contient notamment un coucou, un rossignol, un triangle, des cloches, un hochet, un tambour en bandoulière !  Le tout n'est accompagné que de 2 trompettes, des violons 1 & 2, et de la basse. Aucun enregistrement à ma connaissance.


Compositeur : Bernhard Heinrich ROMBERG (1767-1841)
Œuvres : Symphonie n°3 en ut majeur, Op.53 (1830 ?)
Commentaire 1 :
    Il existe une réelle incertitude quant à la date de composition de cette œuvre – ce dont je ne me suis aperçu, pardon, qu'après avoir largement écrit cette notule (heureusement qu'on propose désormais deux notules par décennie, sans quoi j'étais irréparablement gameoverisé !). Elle est publiée en jouée en 1830, mais il était fréquent en ce temps, et notamment chez les Romberg, de le faire à retardement. Parmi les arguments en faveur d'une composition sensiblement plus ancienne, les spécialistes proposent :
– l'introduction lente (alors qu'il n'y en a pas dans la n°2), argument faible à mon avis puisque la Trauer- écrite deux ans avant la n°2 débute, elle, par une introduction lente… et ce n'est absolument pas un incontournable du style classique, on trouve un introduction lente dans Beethoven 7 ou Schumann 2 & 4, tout de même… ;
– plus intéressant, l'absence de clarinettes dans la nomenclature, alors que Romberg les utilise d'ordinaire.
    À l'inverse, je remarque tout de même la présence d'un Scherzo (et en deuxième position, alla Beethoven 9 ou Schumann 2 !), au lieu du Menuetto de la n°2, et de surcroît un scherzo qui doit un peu à celui de la Septième de Beethoven… en 1830 ou vers la fin des années 1820, ce ne serait pas du tout rétro que de faire cela.
    Il est amusant de remarquer que les commentateurs d'époque étaient eux-mêmes partagés : à Prague on loua la modernité, la solidité, le brillant de la composition ; à Vienne on fit remarquer que ça sentait son Haydn-Mozart plutôt que son Spohr-Onslow (ces derniers considérés comme plus exigeants à jouer).
    Pardon, donc, d'avoir introduit un possible intrus dans cette série… Pour autant, l'œuvre a réellement été créée en 1830, a été accueillie comme contemporaine et a nourri le débat d'alors : même si elle n'a pas été composée exactement à ce moment, elle fait indéniablement partie de la vie musicale de 1830, et c'est en ce sens qu'elle s'inclut très bien dans cette série qui n'entend pas tant reproduire l'histoire-bataille des innovations (celles qu'on trouve dans les Histoires de la Musique généralistes) mais plutôt témoigner de belles choses qu'on peut trouver au fil des décennies, qui témoignent de leur temps.

    Pourquoi avoir retenu cette œuvre ?  Un des rares cas où une symphonie post-beethovienne ressemble un peu à l'original, et se hisse à niveau, sinon de génie, du moins d'excellente. Et entendre une (autre) symphonie dans le style de Beethoven réussie, c'est toujours une bénédiction.
    Vous aurez le loisir de remarquer les beaux dialogues du couple hautbois-basson avec le reste de l'orchestre (à la façon de Beethoven 2 dans les I & II, où c'est parfois clarinette-basson) dans le premier mouvement, les questions-réponses un peu mutiques dans le Scherzo (qui évoquent les transitions du Trio dans Beethoven 7), et surtout la fièvre de ce final qui mêle certains traits et coups soudains des extrêmes de Beethoven 4, un peu des escaliers de cordes du scherzo de Schumann 2, une poussée motorique comme les symphonies postgluckistes (du type de La Casa del Diavolo de Boccherini), quelques fugaces élans weberiens et des cadences qui semblent parfois tout droit sorties de Don Giovanni. Mélange assez grisant, qui évoque plus qu'il n'emprunte, et chevauche à bride abattue vers notre propre plaisir. L'Andante con moto, d'apparence plus anodine, évoque davantage l'ambiance d'un menuet post-haydnien (très beethovenisé) à variations, mais dont les modifications deviennent progressivement plus dramatiques et menaçantes, avec cors et basson qui rugissent souterrainement…
 

Interprètes : Kölner Akademie, Michael Alexander WILLENS
Label : Ars Produktion (2007)
Commentaire 2 :
    Unique disque à ce jour contenant des symphonies de (Bernhard) Romberg. Mais (et c'est la règle de cette série), c'est un excellent disque.
    La « Kölner Akademie, Orchester Damals und Heute » (orchestre d'alors et d'aujourd'hui) n'est pas un orchestre d'étudiants mais un ensemble permanent de Cologne (depuis 1996), qui joue à tant sur instruments anciens que modernes (ici clairement anciens – à part peut-être les cors, qui sonnent vraiment magnifiquement ?), et a énormément pratiqué avec son fondateur et directeur musical M.-A. Willens le répertoire symphonique de la sphère germanique sur la frontière classicisme-romantique : Stamitz, Eberl, Crusell, Wilms, Danzi, Neukomm, (Ferdinand) Ries, Kalliwoda… !  Notamment chez Ars et… CPO.
    Dans ce disque, le spectre d'orchestre joue vraiment sur la typicité et la dissociation des timbres, plein de verdeur, permettant à la fois le dynamisme des cordes (alacrité de jeu et netteté d'attaque) et la mise en valeur des vents. À la clef, des œuvres rehaussées par le mouvement, la couleur, la lisibilité du spectre, et une mise en valeur des ruptures beethoviennes déjà présentes dans la partition. Je serais ravi de les entendre ailleurs, même dans le grand répertoire – ils ont commis quelques concertos de Mozart avec Brautigam chez BIS, je suis curieux d'oberver les choix opérés.


Poursuivre Romberg

    Je ne cache pas que le reste de la discographie n'est nécessairement du même tonnel : même les concertos pour violoncelle ne m'ont pas paru particulièrement saillants – même si le n°5, en fa dièse mineur, a quelque chose des concertos et symphonies en mineur de Mozart… Je recommande donc en priorité :
    ◊ le Concertino pour 2 violoncelles dirigé par Goebel, et édité par Sony (!) en 2020 avec Bruno Delepelaire, Stephan Koncz, la Philharmonie de la Radio de Saarbrücken & Kaiserslautern pour une interprétation très informée, avec finesse de timbre et élan. Concerto réussi en tout point dans ses dialogues entre solistes et orchestre, ainsi qu'entre solistes, mais particulièrement marquant pour son mouvement lent plus sombre, inhabituellement tourmenté (sans agitation pourtant), qui se termine dans un rondeau aux rythmes de cabalette dont la mélodie invite à la danse !
    ◊ les 3 Trios Op.38 par Fukai-Stoppel-Dzwiza (Christophorus 2007), écrits à l'origine pour alto et deux violoncelles, le second changé ici en contrebasse pour nourrir ce récital de bassiste. L'étonnant effet symphonique obtenu par l'alliance de ces trois cordes graves mérite le détour – on ne dispose pas de disque incluant la version originale pour comparer ;
    ◊ le Duo de violoncelles Op.9 n°1 en ré majeur, qui combine toutes les vertus de construction, de lyrisme (aspects opératiques par endroit), de virtuosité électrisante, une œuvre de pédagogie et de démonstration qui produit de la vraie musique ; en concert (Coin & Melkonyan), j'en suis sorti assez bouleversé. Hélas, impossible à trouver au disque à ce jour, restons attentifs ;
    ◊ la Sonate pour 2 violoncelles Op. 43 n°2 en ut majeur, probablement le plus intéressant des duos parus au disque (tous ne sont pas de la même qualité), même si l'interprétation des Ginzel chez Solo Musica (dans un disque mêlant transcriptions de Bach, Chopin, Elgar…) n'est pas exactement la plus frémissante émotionnellement ;
    ◊ les Duos pour violon et violoncelle co-écrits par les cousins, pour la curiosité – ils sont beaux, mais pas aussi prégnants que les duos pour violoncelles, peut-être à cause même de la nature moins ambiguë de l'équilibre de l'effectif. Citations d'opéras de Mozart (Se vuol ballare, Bei Männern…), le final de leur opus 1 commun est même fondé sur des variations autour du premier air d'Osmin de L'Enlèvement au Sérail !  Interprétation très tradi, pas particulièrement exaltante, par Barnabás Kelemen et Kousay Kadduri (Hungaroton 2002).

    Il existe beaucoup d'autres disques ou d'œuvres semées au fil d'anthologies et récitals, j'ai essayé d'en sélectionner les plus intéressants à mon sens : essayez vraiment le Double Concertino et les Duos de violoncelles, univers très différent de la symphonie (plus ancien aussi), et non dépourvu de qualités purement musicales en plus de la virtuosité fascinante.

    Quant à Andreas Romberg, si vous vous intéressez également à lui, je vous recommande chaudement le disque de (Kevin) Griffiths chez CPO en décembre dernier (2020) : symphonies 1 & 2, Ouverture Die Großmut der Scipio, avec l'excellent orchestre néerlandais de Gelderland & Overijssel. Très belles œuvres postclassiques, d'une grande fluidité, pourvues de belles intuitions mélodiques.  Kevin Griffiths y est beaucoup plus convaincant que l'autre Griffiths qui officie chez CPO (avec une tendance à l'interprétation tradi un peu trop prononcée). Bel orchestre aussi, plein de moelleux, et splendidement capté comme toujours chez CPO.



… La prochaine fois, nous partons pour 1840, décennie bénie d'interstice entre les deuxième et troisième pandémies de choléra en Europe. Ne me remerciez surtout pas de vous changer les idées.

dimanche 10 janvier 2021

Une décennie, un disque – 1830 : les motets de Mendelssohn, pépites innombrables


mendelssohn motets féminins orgue bernius

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Herr, sei gnädig (1833)


Choisir 1830
    Nous pénétrons dans une période où beaucoup de nouveaux genres se sont développés et produisent leurs meilleurs fruits (sonates pour clavier, musique de chambre plus ambitieuse formellement, lieder, symphonies…), par rapport aux XVIIe et XVIIIe siècles où la production la plus densément musicale se trouvait à l'opéra et dans la musique sacrée. Difficile d'opérer des choix. J'ai tâché d'équilibrer au maximum les genres et les aires d'influence au fil du XIXe siècle, tout en ne proposant que des disques extraordinaires (œuvres comme interprétations), et en privilégiant les œuvres moins connues – bien sûr que j'aurais pu proposer les Sonates de Beethoven, les Lieder de Schubert et les Symphonies de Mendelssohn pour ces premières décennies du XIXe siècle… mais vous les avez très bien découverts sans moi.
    Même en doublant le nombre de disques par décennie, terrible de donner une image aussi partielle de la richesse musicale de ces années.
    Pour 1830, j'avais notamment songé à l'Ernani inachevé de Bellini, au Diluvio universale de Donizetti (deux très grandes créations belcantistes, plus riches qu'à l'accoutumée), Robert le diable de Meyerbeer, les premiers lieder de Clara Wieck-Schumann, l'esquisse de symphonie « Zwickau » de Schumann (ou bien ses fantasques cycles pour piano Fantasiestücke et Faschingsschwank aus Wien), les Quatuors 3,4,5,6 de Cherubini (ou bien son second Requiem ?) ou celui de Fanny Mendelssohn-Hensel… Pour le second volume de 1830, j'hésite entre la très méconnue Troisième Symphonie de Romberg (témoignage de ce qu'on écrivait encore de beethovenien après Beethoven, très dramatique !) et les Mélodies polonaises de Chopin (permettant de varier les langues…).

Choisir Mendelssohn
    Pour cette première livraison, c'est décidé, c'est Mendelssohn. Un Mendelssohn qu'on connaît mal, aussi pas de symphonique ni de musique de chambre, des chœurs. Ce qui représente une très large part de son catalogue !  La musique sacrée tient en 12 volumes chez Bernius, la plupart de très haute volée.
    Difficile choix à opérer entre les splendides chœurs profanes, moins bien servis au disque (beaucoup de versions aux timbres gris, ou très sèchement chantées, ou au contraire très lyrique et peu précises en diction, ou encore faites de cycles incomplets) et les motets cappella et cantates orchestrales de plus grande ampleur (comme ses fameux Psaumes), sans parler de tout ce qu'il existe d'intermédiaire, chœurs de femmes accompagnés à l'orgue, courtes pièces du Propre (prévues pour des moments spécifiques de l'année liturgique)… La plupart en allemand, mais, choix « commercial » ou usage de la licence luthérienne d'utiliser le chant en latin si les communautés sont conservatrices, s'il y a des étudiants en théologie, etc., on trouve aussi des œuvres en latin qui suivent des textes de l'ordinaire catholique – son fameux Magnificat, typiquement.


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Surrexit Pastor (3 Motets Op.39, n°3).

Compositeur : Felix MENDELSSOHN (1809-1847)
Œuvres : Symphonie à grand orchestre, en ré  (1824)
Commentaire 1 : Herr, sei gnädig (1833), 3 Motets Op.39 (1830), etc. [Vol. 7 de l'intégrale Bernius]
    Du fait de la qualité des versions et du caractère particulièrement varié des œuvres, mon choix s'est donc porté sur la musique sacrée, avec ici quantité de pièces a capella ou simple accompagnement d'orgue, dont un grand nombre pour voix féminines.
    On y rencontre de petits cantiques pour voix solo (les Geistliche Lieder Op.112), des pièces purement a cappella (Herr, sei gnädig, d'une calme plénitude qui n'a rien de la plainte), des chœurs féminins avec orgue qui, débutés en vibrant chant d'assemblée, s'achèvent en brillant fugato (Surrexit Pastor Op.39 n°3, où l'on sent la fascination pour les vibrionnantes codas de motets de Bach)… Une diversité très bienvenue, sur des œuvres qui, quoique toutes parentes dans l'harmonie et l'esthétique générale, sont publiées de 1830 à 1868. (La plupart d'entre elles datent des années 1830, ce qui motive aussi mon choix.)

Interprètes : Ruth Ziesak (soprano solo), Sonntraud Engels-Benz (orgue) ; Kammerchor Stuttgart, Frieder Bernius
Label : Carus (2006)
Commentaire 2 :
   
Un disque aux multiples avantages. D'abord, comme précisé, le choix des œuvres, cohérent dans le ton mais très varié dans ses formats.
    ♣ Ensuite les forces en présence : l'exécution très nette et cristalline du Chœur de Chambre de Stuttgart, sans sopranos opaques ni altos tassés ou tubés, offre une lisibilité formidable de l'écriture sobre et raffinée de Mendelssohn, tout en procurant par la clarté des timbres un véritable sentiment d'élévation. Compromis par le haut entre la conscience musicologique et la volupté vocale. S'y ajoute le bonbon de Ruth Ziesak dans les deux Chants Sacrés Op.112, l'une des interprètes les plus touchantes du lied mondial convoquée pour deux lieder avec orgue de trois minutes chacun.
    Pour finir, même si l'on peut trouver à peu près aussi bien ailleurs (le Mendelssohn sacré, en particulier les Psaumes-cantates et les oratorios, a été exceptionnellement servi au disque !), ce volume a l'avantage d'appartenir à une intégrale de qualité absolument constante, toujours au même degré extrême de finition. Très complète, répartie intelligemment en albums variés mais sans impression de disparité, interprétée avec un soin musicologique constant, une véritable éloquence verbale et une spectaculaire clarté de timbres. Pour les Psaumes avec orchestre et Elias, vous pouvez trouver encore mieux, mais vous pouvez très bien écouter toute la musique sacrée de Mendelssohn par ce prisme. (La très honnête intégrale de Nicol Matt et du Chœur de Chambre d'Europe chez Brilliant est beaucoup plus opaque, les mots disparaissent, et moins complète. Pas sûr qu'il y en ait beaucoup d'autres sur le marché.)
    Pour poursuivre, je recommande vraiment le volume n°3 puis pourquoi pas le n°6.



… Oui, pour une fois une notule courte dans cette série : présenter le texte et l'écriture de chaque motet, ainsi que Mendelssohn lui-même, serait l'objet d'une série complète ou d'un livre… J'ai été contraint, par l'impossibilité même de la tâche, à la raison. Je compte néanmoins produire quelque chose dans cet esprit (et ai déjà largement avancé) pour les Méditations pour le Carême de Charpentier, dont l'absence à peu près totale de documentation, le genre, le texte, la dramaturgie et l'écriture harmonique & contrapuntique le méritent bien !

dimanche 27 septembre 2020

Une décennie, un disque – 1820 (b) : la Symphonie du prodige Arriaga, sur crincrins et pouêt-pouêts


1820 (b)


cherubini requiem en ut mineur

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II. Andante.


Un peu de contexte : le prodige Arriaga
        Cette symphonie est l'œuvre d'un compositeur de 18 ans. Remarqué à Bilbao pour ses dons (de son seul opéra, donné sur place, Los esclavos felices, admiré pour sa grâce et son originalité par Fétis, seule nous est parvenue l'Ouverture, très belle), il est envoyé à Paris où il se lie, au cœur de la querelle qui les oppose sur l'enseignement du contrepoint, à la fois avec Fétis et Reicha.
        Sa maîtrise du contrepoint dans la musique sacrée impressionne tant Cherubini que celui-ci l'appointe professeur assistant au Conservatoire de Paris, à l'âge de dix-sept ans. Ses trois quatuors, encore enregistrés et donnés en concert (en particulier le troisième), sont regardés comme d'excellents témoins de l'influence du style beethovenien (de l'opus 18) à Paris.
        À l'exception des motets qui l'ont fait remarquer de Cherubini et de son recueil d'Ensayos líricos-dramáticos, fragments de livrets d'opéras préexistants (notamment la Médée de Cherubini-F.B.Hoffmann) qu'il met en musique sous forme de scènes autonomes (Ma tante Aurore, Œdipe, Médée, Herminie, Agar dans le désert), très peu de chose nous est parvenu, puisqu'il meurt, vraisemblablement de tuberculose, à 19 ans.
        Sa Symphonie à grand orchestre, son chef-d'œuvre avec Herminie (sa dernière œuvre achevée, Agar laissant percevoir les compléments d'une main étrangère), n'est exécutée pour la première fois qu'en 1888, sous l'impulsion de ses héritiers, très actifs jusqu'au XXe siècle – où le nationalisme basque va aussi nourrir l'intérêt pour les artistes locaux.


Compositeur : Juan Crisóstomo de ARRIAGA (1806-1826)
Œuvre : Symphonie à grand orchestre, en ré  (1824)
Commentaire 1 :
        ♣  Bien que couramment désignée comme « Symphonie en ré » et achevée en majeur sur ses dernières mesures, elle se trouve clairement écrite en ré mineur dans ses mouvements extrêmes (et non ré majeur comme son nom pourrait le laisser supposer) ; dans ce cadre, Arriaga tire des possibilités du mode mineur beaucoup d'effets dramatiques et d'événements harmoniques.
       Première particularité : cette seule symphonie qu'il ait eu le temps de composer manifeste une grande ambition formelle. À part le Menuet, tous les mouvements consistent en des formes sonates (l'organisation musicale la plus sophistiquée en dehors de la fugue, qui n'est jamais rigoureusement employée dans les symphonies). Pas de juxtapositions, de variations, de rondeaux… Arriaga vise d'emblée le plus difficile. Plus encore, les thèmes sont très parents d'un mouvement à l'autre (ceux du premier et du dernier mouvement en particulier) comme dans les meilleurs Haydn ; et, chose plus étonnante, peuvent circuler d'un mouvement à l'autre – ainsi, dans le développement de l'Andante se trouve cité incidemment le premier thème du premier Allegro !
     Côté influences, l'armature générale reste assez haydnienne (il demeure même un Menuet), avec un sens post-gluckiste du drame (battues de cordes, ponctuations de cuivres), mais aussi une veine mélodique immédiate et un sens de la modulation colorante qui évoquent beaucoup Schubert (dont il n'a pu, d'après Stig Jacobsson, connaître la musique). Bien sûr, l'ambition générale et les ruptures soudaines attestent son étude admirative de Beethoven. Ainsi, une véritable symphonie du début du romantisme, mais qui combine à un assez haut degré les qualités des grands représentants d'alors de l'art symphonique.
     Pourquoi l'avoir choisie ?  Outre la beauté de son geste général et sa qualité de finition (vraiment remarquable, la partition fourmille de trouvailles, de petites attentions…), plus intimement, je suis séduit par son sens du geste dramatique, son goût pour les tuilages favorisant un contrepoint expressif, et surtout pour sa veine mélodique extraordinaire – le thème B de l'Andante s'impose à vous d'une façon incroyable, vous l'entendez pour la première fois et vous croyez entendre une mélodie qui vous accompagne depuis l'enfance, le tout sur une carrure pas du tout évidente rythmiquement, qui ménage une sorte d'instabilité, évite la lassiture de la rengaine.

Interprètes : Le Concert des Nations, Jordi SAVALL
Label : Astrée / Auvidis (1994), réédition numérique sous Alia Vox (2009)
Commentaire 2 :
       
Cette version Savall, sur instruments anciens, combine le meilleur de tous les mondes : les couleurs sont très chaleureuses, l'individualité des pupitres très audible (assurant un relief impressionnant du spectre sonore), sans pour autant rien céder (malgré l'impression d'aération) sur la qualité de legato ni de fondu. Tout à fait idéal. Les fulgurances d'Arriaga y apparaissent avec plus de netteté encore que dans les versions plus conservatrices.


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I. Premier mouvement.

Un peu de détail : guide d'écoute
À quoi faut-il prêter attention dans la symphonie ?  Quelques beautés.
    I. Après l'ouverture en accords qui évoque Beethoven 2, notez les frottements de seconde dans les accompagnements (dès le début, les accords sont tendus), la doublure des violons I par les bois, les reprises variées des thèmes avec flûte, hautbois ou clarinette, les longs ponts entre thèmes ; et si le développement reste court à cette époque, il convoque tout de même un beau fugato où le thème B en mineur domine, traversé de quelques traits simultanés assimilables au A. La coda presto, façon Egmont ou Beethoven 5, s'emballe interrompue par des violons dans le suraigu qui annoncent déjà les effets d'orchestration de Berlioz.
    II. Andante d'emblée tendu et dramatique lui aussi, mais son second thème, ineffable, paraît apaisé et lumineux. Si vous essayez de le chanter, vous aurez peut-être quelques difficultés de rythme : sa carrure n'est pas régulière et le jeu sur les valeurs est assez sophistiqué, évitant la régularité de la rengaine.
    III. Jeux de syncopes, d'échos avec les bois, méchants sauts d'octave entre sections (alla Beethoven), traits aux altos. Le trio avec flûte solo est au contraire très chantant, sur des pizz dansants, et met en valeur l'aisance de l'inspiration mélodique d'Arriaga.
    IV. À nouveau un mouvement dramatique, où le martèlement des vents à contremps, les violoncelles  et contrebasses divisés, l'absence de répétition immédiate des cellules, la codetta assez développée (petite conclusion à la fin de l'exposition) qui mêle déjà des éléments des deux thèmes principaux, le développement court conçu à nouveau en fugato laissent tout de la place à des solutions créatives qui magnifient la forme sonate et, malgré le lumineux thème B (miroir majeur du A), maintiennent une tension permanente – qui se résout dans une dernière page entièrement sur l'accord de ré majeur.


Discographie :
        Arriaga, malgré sa notoriété limitée chez le grand public et sa très rare exécution en concert (hors quatuors, çà et là donnés par des ensembles en général espagnols et/ou basques), se révèle très bien servi au disque, depuis la musique de chambre jusqu'aux cantates profanes, airs isolés et motets. Sa Symphonie est particulièrement fêtée. Tout particulièrement convaincu, pour ma part, outre Savall, par Zollmann, qui traite avec beaucoup de soin les articulations des phrasés et d'équilibre l'étagement du son. Vous remarquez que Savall est, d'assez loin, le premier à avoir mis cette symphonie à l'honneur.
Chez les tradis moelleux :
→ Orquestra de Cadaqués, Neville MARRINER (Tritó 2013) *
→ Hispanian SO, Enrique García ASENSIO (IBS Classical 2014) **
→ BBC PO, Juanjo MENA (Chandos 2019) **
Chez les tradis légers :
→ Orchestre National Basque, Cristian MANDEAL (Claves 2006) ***
Chez les « informés » :
→ Chambre de Suède, Ronald ZOLLMANN (Bluebell 1997) ***
Sur instruments d'époque :
→ Le Concert des Nations, Jordi SAVALL (Astrée 1994) *****
→ Il Fondamento, Paul DOMBRECHT (Fuga Libera 2006) ***
        (Le reste d'Arriaga mérite complètement le détour aussi, même si la Symphonie reste à mon sens son œuvre la plus frappante. Essayez par exemple la cantate Herminie chez Mena et les autres pièces vocales chez Dombrecht.)

mercredi 2 septembre 2020

Une décennie, un disque – 1820 : Giulietta e Romeo de Vaccaj, belcanto à l'urgence dramatique dévorante


1820


cherubini requiem en ut mineur

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Le réveil de Juliette, ses grands récitatifs et ses ariosos interrompus typiques de la partition de Vaccaj.
Almerares, Trullu, Opéra de Jesi, Severini.


Un peu de contexte : pourquoi cet opéra ?
        Bien sûr, comme représentant du belcanto de l'ottocento, il était loisible de puiser parmi les grands aboutissements de Bellini (Norma, I Puritani) ou Donizetti (Il Diluvio universale plutôt que ses reines et autres folles à escalier), voire dans le bouffe avec les bijoux absolus que constituent Il Turco in Italia ou L'Elisir d'amore ; cependant, outre la prime à la découverte qu'essaie de proposer cette série, on y gagne aussi la fréquentation d'un carrefour d'esthétiques fondamentales à la compréhension de l'opéra italien du début du XIXe siècle. En effet, en tant que professeur de chant, Vaccaj s'incrit comme dernier représentant de l'école de chant napolitaine qui marque la fin du XVIIIe siècle européen ; tandis que stylistiquement, son opéra marque au contraire par la modernité de sa continuité et de son souci du texte et du drame (certes en cela précédé de Zingarelli, auteur également d'un Roméo antérieur), dans un goût mélodique qui annonce Bellini.

Compositeur : Nicola VACCAJ (1790-1848)
Œuvre : Giulietta e Romeo – Dramma serio per musica (1825)
Commentaire 1 :
        Écrit entre le dernier opéra italien de Rossini (Semiramide, 1823) et la conquête du Nord de l'Italie par Bellini (Il Pirata, 1827), l'opéra de Vaccaj conserve les recitativi secchi de l'esthétique rossinienne (récitatifs de liaison accompagnés du clavier, sans orchestre, comme dans l'opera seria). L'époque des castrats s'est achevée il y a peu, mais il confie tout de même Roméo à une mezzo-soprane travestie, et le père Capulet, très développé (réellement le troisième personnage de l'opéra, devant Frère Laurent et Tybalt), à un ténor assez héroïque et agile – pas du tout un rôle de caractère à confier à un interprète déclinant et confiné à un médium prudent.
        Pour l'auditeur du XXe siècle, on est frappé par son intensité dramatique en tant qu'opéra de style belcantiste : il s'y consomme une grande quantité de texte, assez peu souvent répété ; les ensembles y sont nombreux, les airs et duos jamais longs, en général interrompus par la suite de l'intrigue plutôt que conclus proprement par une cadence close (ce qui, pour ce qu'en documente maigrement le disque, est très rare dans cette esthétique belcantiste). Tout y est très mobile, et quoique la veine mélodique soit belle, assez bellinienne, elle est le plus souvent éclipsée par le geste théâtral, la continuité de l'action, la tension vers l'avant, l'enchaînement des situations.
         Le livret, du plus grand librettiste italien de son époque, Felice Romani – accumulant les chefs-d'œuvre sérieux comme bouffes (Il Turco in Italia, Norma, L'Elisir d'amore) et en signant d'autres moins aboutis littérairement mais qui ont traversé les époques (Aureliano in Palmira, Il finto Stanislao, Bianca e Falliero, Il Pirata, Anna Bolena, Parisina, Lucrezia Borgia…) –, concourt aussi à cette impression d'urgence, saisissant d'emblée le spectateur par le col. Le fils de Capulet vient de mourir, Roméo entre sous une fausse identité pour obtenir la main de Juliette tout en menaçant ses ennemis, tandis que le mariage de celle-ci s'empresse… et les retrouvailles amoureuses se font entre deux préparatifs autour de Tybalt et du père Capulet.
         L'ensemble texte et musique était tellement abouti que les théâtres ont pendant un temps remplacé la fin de l'opéra de Bellini adapté du même livret (I Capuletti ed i Montecchi), moins intense, par celle de Vaccaj (que je préfère très nettement). Il faut dire qu'en termes de rythme théâtral, Vaccaj ne s'attarde pas du tout comme Bellini dans les tendresses amoureuses, mais privilégie l'avancée du drame – en ce qui me concerne, j'en trouve la veine supérieure, même musicalement, au Catanais. Toutes bonnes raisons pour distinguer cet opéra qui échappe aux faiblesses du genre, notamment en matière d'avancée dramatique et de renouvellement des situations.

Interprètes : Paula Almerares, Maria José Trullu, Dano Raffanti, Armando Ariostini, Enrico Turco ; Orchestra Filarmonica Marcheggiana (Opéra de Jesi), Tiziano SEVERINI
Label : Bongiovanni (1996)
Commentaire 2 :
       
Contrairement à la plupart du legs Bongiovanni, cette représentation est non seulement très clairement captée, bien accompagnée par un orchestre tout à fait correct (juste, en rythme, timbres non dépareillés, entrain raisonnable)… et superbement chantée. On peut trouver l'articulation (verbale et musicale) un peu évanescente chez Almerares (Giulietta), mais pour le reste, le brillant de Raffanti (Capellio), la majesté charnue de Turco (Lorenzo) et le fruité extraordinaire des médiums de Trullu, toujours électrisante (Romeo), nous emportent vers ce que la Péninsule a produit de plus varié et enthousiasmant durant ces dernières décennies. Nettement préférable à la seule autre version (Dynamic, parue l'année dernière en CD et DVD), qui n'est pas horrible par ailleurs, mais n'atteint pas du tout ces mêmes frissons. [Si votre coffret Bongiovanni ne contient pas le livret, n'hésitez pas à me le demander, il est évidemment libre de droits…]

Un peu de contexte : l'œuvre méconnue d'un théoricien superstar
        Si Vaccai (dans sa variante orthographique courante, non dialectale) demeure un nom familier, c'est que son Metodo Pratico di Canto (1832) demeure toujours prisé des professeurs de chant, et donc familier à bien de jeunes apprentis chanteurs. Suite de vocalises progressives pour assouplir l'émission dans les phrases vocales les plus courantes, puis des airs courts écrits sur des poèmes de Métastase (et même des récitatifs !) dans le but de servir de support à la formation. Il s'agit donc bien de la même personne qui composa ce Giulietta e Romeo, avec un talent de créateur que ne laisse pas nécessairement supposer (comme pour Czerny !) sa réputation limitée à la pédagogie.

jeudi 13 août 2020

Une décennie, un disque – 1810 : le (premier) Requiem de Cherubini, les attentats, le bannissement des femmes et le triomphe de la prosodie


1810 (b)


cherubini requiem en ut mineur

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Dies irae de la version Spering.

Compositeur : Luigi CHERUBINI (1760-1842)
Œuvre : Requiem (n°1) en ut mineur – (1816)
Commentaire 1 :
        Écrit sans voix solistes (et sans flûtes ! – quant aux violons, ils sont exclus de l'Introitus, du Kyrie et du Pie Jesu), tout ce Requiem, commandé pour commémorer la mort de Louis XVI, met l'accent sur les appuis prosodiques de la messe des morts : chaque verset est mis en musique au plus près des inflexions du texte latin, et la musique semble découler de cette déclamation. On trouve bien quelques fugues (en particulier, comme c'est la tradition, dans l'Offertoire), mais l'expression reste majoritairement homorythmique, une exaltation de la prière très soigneuse – et cependant particulièrement éloquente, car ravivant le sens et la présence de mots qui sont en général très intégrés dans un exercice plus purement musical. C'est ce qui rend l'œuvre si touchante. Le Dies iræ, dans cette économie de moyens, est tout particulièrement saisissant par sa rage contenue.
       En 1820, à l'occasion de la cérémonie funèbre pour le duc de Berry, Cherubini adjoint un In Paradisum conclusif, particulièrement suspendu, tendre et vaporeux, très rarement enregistré (ce que fait Spering dans ce disque). [Ce Requiem, admiré jusqu'à Berlioz lui-même, peu suspect de complaisance… fut aussi donné aux funérailles de Beethoven !]

Interprètes : Chorus Musicus Köln, Das Neue Orchester, Christoph Spering
Label : Opus 111 (1999)
Commentaire 2 :
       
L'interprétation la plus articulée de toute la discographie, sur instruments d'époque, en latin gallican restitué, avec la Marche initiale et l'In Paradisum ajouté.
       
Pour plus de couleurs (et un peu moins de relief structurel et verbal), la proposition d'Hervé Niquet est passionnante pour son grain sonore (et son couplage avec l'assez beau Requiem de Plantade pour Marie-Antoinette, en regard de celui de Cherubini pour Louis XVI).
      
Si vous souhaitez davantage de fondu (il est vrai que ces deux versions manquent peut-être un peu de liant, d'enveloppement sonore d'église), je recommande très vivement la version de Matthias Grünert (Chœur de Chambre de la Frauenkirche de Dresde, Philharmonique d'Alterburg-Gera, chez Rondeau), couplé avec non seulement la Marche, mais aussi le Chant sur la mort de Haydn, où l'on entend plusieurs idées musicales que Verdi a réutilisées un demi-siècle plus tard (dans les actes I et V de Don Carlos notamment). Malgré les couleurs assez uniformes, cette version permet de profiter de l'ampleur et du fondu des instruments modernes, sans rien renier de la tension et de la présence des phrasés. Autre excellent choix possible !

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Introitus & Dies iræ de la version Grünert.

cherubini requiem en ut mineur




Un peu de contexte : a) Qui est Cherubini ?

Cherubini, en 1816, est arrivé au faîte de sa réputation : après avoir composé pour le roi d'Angleterre dans les années 1780, pour le Théâtre de Monsieur avant la Révolution, des opéras italiens, une tragédie en musique (Démophoon, sur le même sujet que Vogel, qui fut la dernière tragédie en musique représentée pour l'Ancien Régime), des hymnes et drames sous la Révolution (dont Lodoïska et Emma), puis sous l'Empire (Les deux Journées tant admiré par Goethe, Médée, les Abencérages), et même son dernier opéra, plus lyrique et ambitieux, marqué par le grand opéra, Ali-Baba ou les quarante voleurs. Il est aussi l'auteur de quatuors tout à fait remarquables dont je parlerai dans la suite de la série. Et bien sûr, à partir de 1822, directeur du Conservatoire, pour 20 ans.

L'Empire est en revanche une période difficile pour le compositeur, les commandes officielles étant plutôt confiées à Paisiello et Spontini – on rapporte même quelques échanges un peu vifs avec Bonaparte (dont je n'ai pas eu le loisir de vérifier la véracité). Cette relative disgrâce constitue une des raisons, semble-t-il, qui le poussent, lui le membre de loges maçonniques dès avant la Révolution (dont l'Olympique qui commanda les symphonies parisiennes de Hayn !), vers la musique sacrée officielle.

Depuis la Restauration, la coutume a été établie, chaque 21 janvier, de jouer dans un Requiem à la mémoire de Louis XVI. En 1815, c'est même dans plusieurs églises de Paris que se produit la manifestation. À Notre-Dame, on joue le Requiem de Jommelli. En 1816, à Saint-Denis, celui de Martini. Pour janvier 1817, on commande à Cherubini – qui vient d'être nommé surintendant de la Chapelle Royale – la composition d'une nouvelle œuvre : c'est ce Requiem en ut mineur, prévu pour la dévotion plutôt que le concert et, chose rare alors, écrit pour chœur seulement, sans soliste. [Ce qui témoigne sans doute de la vocation avant tout spirituelle, et dans une moindre mesure concertante, de la pièce.]

cherubini requiem en ut mineur
(Lithographie d'après un portrait peint.)



Un peu de contexte : b) Requiem officiel des monarchies restaurées

L'œuvre remporte un vif succès, aussi bien chez l'assistance, pour sa ferveur, que chez les musiciens. Schumann et plus tard Brahms disent leur admiration ; Beethoven écrit qu'il l'aurait volontiers signée ; Berlioz, qui n'est pas suspect de complaisance envers Cherubini, loue hautement « l'abondance des idées, l'ampleur des formes, la hauteur soutenue du style, [...] la constante vérité d'expression ».

Il devient même le Requiem de prédilection pour les grandes cérémonies funèbres officielles : duc de Berry en 1820 (le fameux assassinat qui provoque la destruction de l'Opéra de la rue Richelieu, suivi de l'édification dans l'année de l'Opéra de la rue Le Peletier), occasion pour laquelle Cherubini compose et adjoint une marche funèbre d'ouverture et un In Paradisum conclusif, un nouveau service à la mémoire de Louis XVI en 1824, les obsèques de Louis XVIII la même année, celles des victimes de l'attentat de Fieschi en 1835, puis celles du maréchal Lobau en 1838, et, à rebours de cette tradition, en 1840 pour les victimes des journées de 1830 !

Cependant, son usage (et son absence) sont aussi profondément révélateurs des débats qui agitent la capitale, et même toute la chrétienté, en matière de musique sacrée.

cherubini requiem en ut mineur
Détail de l'attentat de Fieschi vu par Eugène Lami.



Un peu de contexte : c) la redécouverte du plain-chant

Une fois créé, ce Requiem rythme donc la vie monarchique française de la Restauration, et survole tout un débat, particulièrement fondamental et intense, autour de ce que doit être la musique d'église.

Il faut bien concevoir que, dans les années 1820, on redécouvre le répertoire sacré de la Renaissance. À la Sorbonne, à partir de 1824, le Pr (Alexandre) Choron rejoue Josquin et Palestrina, pour la messe, puis en concert. Le succès en est tel qu'il concurrence les « concerts spirituels », d'un tout autre genre, donnés (jusqu'en 1828) par l'Opéra de Paris !
Le phénomène ne se limite pas à Paris : à partir de 1830, Spontini est chargé par le pape de renouveler le style palestrinien – Rome interdit même les instruments dans les églises en 1843 !  Mais pour le sujet restreint du Requiem qui nous concerne, je vais me limiter au périmètre parisien.

Il se produit du milieu des années 1820 jusqu'au début des années 1840, un véritable basculement des sensibilités, parfois chez les mêmes théoriciens : ainsi Fétis, qui considérait le Requiem de Mozart comme l'horizon indépassable et prônait en 1827 des exécutions en grands effectifs, pour atteindre la « majesté » requise dans l'expression sacrée, change-t-il totalement d'avis en considérant, en 1835, que les instruments servent à exprimer les passions humaines, et ne sont donc pas adéquats pour la prière. Le théoricien, pourtant hardi à ses heures (explorant la microtonalité !), se ravise tellement qu'il publie en 1843 une Méthode élémentaire de plain-chant.
Cette évolution, qui ne se voit pas chez la plupart des débatteurs de ces années, attachés à leur camp, reflète assez bien celle des termes du débat.

La figure emblématique du regain d'intérêt pour la sobriété musicale du culte fut Félix Danjou. Organiste (formé par François Benoist, le premier à avoir jamais enseigné l'orgue au Conservatoire de Paris) à Saint-Eustache à partir de 1834 puis Notre-Dame dans les années 1840, il n'est que dans sa vingtaine lorsqu'il prend le parti de s'opposer aux grandes messes musicales, reprochant leurs tournures d'opéra à Mozart, Beethoven et même Haydn (1839).
À partir de 1845, il fonde une revue qui fait la promotion de ses idées et du plaint-chant grégorien, mal connu alors, mais qui le passionne comme modèle, si bien qu'il part en voyage en Italie à la recherche de sources, et finit par découvrir en 1847, à la bibliothèque de la Faculté de Médecine de Montpellier, le Tonaire de Saint-Bénigne de Dijon. Cette découverte capitale permet de déchiffrer les neumes (dont on cherchait en vain le sens exact), et préside à la première édition moderne de chant grégorien dans le Graduel Romain de 1851.
Persuadé que ce mode d'expression austère touche au plus près du sacré et permet de servir au mieux le culte, Danjou compose lui-même des harmonisations destinées à permettre de donner ces chants pendant les offices (1835) – c'est ce que l'on appelle le plain-chant en faux-bourdon (qui n'a donc rien d'authentique, mais dont l'intention puise à la tradition, avant que n'advienne cette exhumation du Tonaire).

Il n'existe, à ma connaissance, aucun enregistrement de ces œuvres, sans doute pas particulièrement intéressantes pour le mélomane (du plain-chant médiéval sis sur de l'harmonie XIXe conservatrice…), mais qui marquent un réel tournant à la fois dans la compréhension et dans la réception du grégorien.
On perçoit aussi à quel point cette démarche, passionnante au demeurant, entre en contradiction avec les innovations musicales sophistiquées des messes à grand spectacle dans la lignée Mozart-Beethoven-Berlioz. Les débats du temps furent très vifs à ce sujet, entre les deux camps.

cherubini requiem en ut mineur
Le salutaire tonaire de Saint-Bénigne de Dijon découvert par Danjou !




Un peu de contexte : d) un Requiem au centre de la vie musicale

Cette opposition entre musique dépouillée « l'ancienne » pour le recueillement et musique de pompe où la musique s'exprime avec grandeur se retrouve en divers moments des années 1830, et culmine à plusieurs reprises autour de funérailles… où l'on utilisait le Requiem le plus à la mode avec celui de Mozart : celui de Cherubini en ut mineur.

En 1834, Boïeldieu, élève de Cherubini, meurt prématurément. Ses obsèques sont préparées à Saint-Roch, avec le Requiem du maître. Apprenant que des chanteuses professionnelles devaient se joindre au chœur, l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, interdit l'exécution de l'œuvre. La pompe est finalement organisée dans la chapelle des Invalides, qui dépendait du gouvernement et où l'interdiction de l'archevêque n'avait pas cours.

En réalité, ce n'est pas tant la présence de femmes que celle de femmes de théâtre, réputées (exagérément mais non sans fondement) de mauvaise vie, qui a motivé l'interdiction. Pourquoi ne pas avoir mandaté des dames pies (=pieuses) provenant des maîtrises d'autres paroisses ?  Je n'ai pas de réponse éclairée à fournir, mais je suppose que les paroisses ne prêtaient pas leurs chœurs, n'avaient pas nécessairement envie d'accueillir n'importe quelles funérailles, et surtout que les musiciens qui organisaient l'événement n'avaient pas nécessairement envie d'entendre des œuvres ambitieuses mal chantées, préférant recourir à des professionnelles. [Certaines remarques moqueuses d'époque laissent en effet supposer que les maîtrises ne chantaient pas aussi bien que les chœurs profanes de professionnels, et que les chanteurs souhaitaient participer à la cérémonie.]

Le 3 août 1835, la cérémonie officielle des 18 victimes mortelles (et 42 blessés) de l'attentat de Fieschi – Giuseppe Fieschi, ancien soldat de l'Empire, petit faussaire et indicateur pour la Monarchie de Juillet, était l'exécutant d'un complot républicain contre Louis-Philippe, mis en œuvre Boulevard du Temple, pendant un passage en revue des troupes – se déroule aux Invalides comme il se doit, avec le même Requiem de Cherubini, sans objection de l'archevêché. Il faut dire que la dimension politique de l'attentat imposait une unité sur l'essentiel (la monarchie), même de la part d'un archevêque légitimiste, peu favorable aux Orléans.

Mais lorsque vient le tour des funérailles de Bellini – Cherubini, Rossini, Paër et le Prince Carafa portaient le cercueil –, en octobre 1835, pourtant organisées dans le même lieu, ce même Requiem se voit à nouveau banni. Mgr Quélen utilise en effet une stratégie nouvelle : il n'a aucune autorité sur le lieu, mais commande haut et fort au clergé, qui dépend de lui, de se retirer de la cérémonie à la vue de la première chanteuse.
Il faut donc improviser en juxtaposant des pièces pour voix masculines constituant un RequiemPanseron (élève de Gossec et Salieri, violoncelliste, Prix de Rome, maître de chapelle d'Estherázy, professeur de chant…) avait arrangé, en guise de Lacrimosa, le final des Puritains (en fait de religiosité, c'est l'opéra qui s'invite, et même pas le chant religieux hors scène du début du I !), changé en quatuor pour deux ténors (dont Rubini), baryton (Tamburini) et basse (Lablache !) qui remporta un vif succès (manifestement en raison de la qualité du chant). Je suppose qu'un ténor tenait le rôle du soliste, l'autre remplaçait la soprano héroïque, et que le chœur (à quatre parties en réalité, mais assez peu dense, beaucoup d'unissons) était dévolu aux deux voix graves. J'ignore si toute la section concertante avait été conservée avec ses contrastes (5 minutes), ou seulement l'air réaménagé (3 minutes).

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« Credeasi misera » et son ensemble, dans les dernières minutes des Puritains de Bellini, version Bonynge 1973 (Sutherland, Pavarotti, Ghiaurov ; Chœur de Covent Garden, LSO – studio Decca). J'aime davantage Di Stefano, (Gianni) Raimondi, ou des choses hors commerce (Kunde, Groves…) là-dedans, mais cette version a l'avantage de sa netteté et de son exactitude. 



Un peu de contexte : e) un second Requiem de Cherubini

Il faut savoir que, par la suite, le Requiem de Berlioz peut être donné en 1837 (avec succès), peut-être, supposé-je, parce qu'il s'agit ici encore d'une commande gouvernementale (Gasparin, ministre de l'Intérieur), en commémoration de la Révolution de Juillet (cérémonie finalement annulée et création reportée pour les soldats tombés à Constantine).

Mais en 1842, aux funérailles du duc d'Orléans, alors qu'on planifie un grand Requiem de Mozart dirigé par Habeneck (250 exécutants), et que tout le faste des draperies et du tout-Paris est réuni (Louis-Philippe s'étant laissé convaincre, contre la volonté de son fils, d'organiser une cérémonie très officielle), la partie musicale de l'événement est subitement annulée, et n'en subsiste que… la messe en plain-chant grégorien, avec harmonisation en faux-bourdon de Félix Danjou !  La presse loue la richesse des ornements visuels et le recueillement véritable imposé par cette musique. Les musiciens établis sont beaucoup moins tendres (Liszt avait parlé en 1835, à propos de l'exécution du faux-bourdon Danjou, de chant de « braillards ivres »), et assez amers de se voir ainsi remplacés par des bricolages issus de rêves vaporeux sur la musique du passé – Danjou ne trouve la « pierre de Rosette » du grégorien qu'en 1847, en 1842 tout le monde fait du bricolage fantasmatique.

La querelle s'apaise au fil des années 1850, alors que s'établit une distinction entre la musique religieuse prévue pour les offices et la musique sacrée de concert, qui est appelée à connaître encore de très beaux jours du côté de l'oratorio, chez Gounod, Saint-Saëns ou Massenet…

Cependant dès 1836, décidé par cette double mésaventure de 1834 et et 1835, Cherubini publie un nouveau Requiem, en ré mineur, encore plus austère que le premier (qui ne comportait pourtant pas de solistes et suivait de très près la prosodie latine !), écrit pour un chœur masculin seulement (avec orchestre, à nouveau sans solistes), à destination de sa propre mise en terre. Il est toutefois joué de son vivant : pour les funérailles du maréchal Lobau en 1838, de Plantade en 1839 (compositeur du Requiem à la mémoire de la mort de Marie-Antoinette), pour la commémoration du dixième anniversaire des journées de Juillet 1830… et pour lui-même en 1842.
Il se coule réellement dans les exigences du temps, très peu spectaculaire (hors du Dies iræ, guère de grands contrastes), chœur à trois voix (deux de ténor, parfois trois, et une de basse), beaucoup de sections a cappella (Graduale, Pie Jesu), et un Introitus-Kyrie accompagné seulement aux violoncelles-contrebasses-bassons. Tout en recueillement austère, malgré sa réelle animation musicale souterraine.

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Le « Dies iræ » du second Requiem de Cherubini, par la Philharmonie Tchèque et Markevitch (studio DGG qui fouette remarquablement !), le seul mouvement vraiment animé de cette nouvelle composition encore plus décantée.




… pardon d'avoir tant fait patienter pour la suite de la série… Le sujet politco-esthétique était tellement passionnant, et ses ramifications si lointaines et diverses, que j'ai choisi, pour ma propre satisfaction personnelle, de prendre le temps de fouiner un peu sur le sujet – et plutôt que de poster une simple recommandation discographique, de l'habiller d'un peu de ce contexte insolite. Le mélomane connaît très bien le bannissement des femmes dans les églises romaines du XVIIe siècle ; beaucoup moins, j'ai l'impression, cette lutte de pouvoir parisienne qui exclua pendant quelques décennies les femmes (du moins les professionnelles du chant) des cérémonies religieuses, lorsque le clergé n'était pas entravé par des commandements royaux !

Soyez bien assurés de ma détermination à mener ce parcours, qui me paraît utile aux curieux, à bien !  Mais ayant décidé de dédoubler les recommandations pour couvrir au mieux les différents domaines (l'essor de la musique de chambre et de la musique symphoniqueambitieuses rend difficile de se limiter à un disque par décennie tout en variant les genres et les nations), nous sommes partis pour pas mal de mois encore. Ce qui vous laisse tout le loisir d'écouter le début du voyage !

mardi 17 septembre 2019

Une décennie, un disque – 1810 – Salieri, l'inventeur de l'orchestration


1810


salieri folia

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Variation n°4 : traits de harpe d'une liquidité lumineuse et ponctuations récitative de l'orchestre en accords.


☼ Je m'interroge, après le précédent essai, pour dédoubler les propositions discographiques à partir de 1800… cela permettrait d'oser bien davantage de genres différent, sans trop alourdir la série.


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Variation n°10 : trombones mystérieux, dramatiques et romantiques en diable, auxquels répondent des roulements de timbales (et de caisse claire), puis des arpèges brisés de flûte (comme dans les figurations d'orage, plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et Rossini !)


Un peu de contexte : les trois postérités de Salieri
    ◊ Salieri fut vedette en son temps, figure incontournable de la musique viennoise, joué et accablé d'honneurs à travers l'Europe : il triomphe auprès de l'impitoyable public parisien qui ne jurait que par Gluck et Piccinni, il devient membre de l'Académie de Suède, de l'Institut de France, reçoit même la Légion d'Honneur !  Pourtant, par la suite, sa perception par le public évolue considérablement…


Compositeur : Antonio SALIERI (1750-1825)
Œuvre : 26 Variations d'orchestre sur le thème de la « Folia di Spagna » – (1815)
Commentaire 1 : Ces Variations .
    Contient aussi deux ouvertures (au matériau largement commun) dont c'était alors le premier enregistrement mondial (les trépidantes Semiramide de 1782 et Les Horaces de 1786), ainsi que deux concertos pour piano de 1773 dont les traits d'une vigueur plus beethovénienne que mozartienne peuvent étonner (dans le Concerto en ut uniquement, et peut-être parce que le tempo lent choisi par Spada incite au martèlement des figures de virtuosité).
    Ces variations orchestrales reposent sur un véritable paradoxe : écrites à une époque où la forme de la variation renvoie plutôt au passé, progressivement supplantée par la forme-sonate (opposition et mélange de thèmes plutôt que répétition ornée d'un même thème), utilisant un thème qui n'est plus très à la mode (utilisé par Frescobaldi, LULLY, d'Anglebert, Corelli, A. Scarlatti, Couperin, Marais, Vivaldi et quantité d'autres compositeurs baroques, il l'est ensuite plus épisodiquement par C.P.E. Bach, Cherubini, Liszt, Sor, Nielsen, Rachmaninov, non sans une certaine distance ludique…), elles proposent pourtant une série d'études orchestrales aux alliages assez neufs.
    Plus encore, l'idée même de varier l'orchestration pour changer le caractère d'une pièce (et de l'inclure comme élément principal d'une suite de variations) est elle-même tout à fait insolite : en l'état de ma connaissance (évidemment parcellaire) du répertoire, c'est la première œuvre qui affirme de façon aussi nette l'importance de l'orchestration et la liberté du compositeur en la matière, au delà des traditions (à l'ère classique, on met des cors et trompettes exclusivement pour renforcer les forti des mouvements extrêmes, par exemple). En dehors des symphonies de Beethoven, qui proposaient déjà des effets originaux (solos de basson, de timbales…), les autres approches relevaient davantage de l'instrumentation, du choix de tel instrument solo, sur un patron globalement comparable d'un compositeur à l'autre. Ces Variations proposent au contraire un catalogue d'essais, parfois particulièrement expressifs ou plutôt hardis.
    Avec une nomenclature de symphonie (vents par 2, sauf les trombones – 3 –, timbales, et en sus harpe, caisse claire & tambour de basque), Salieri offre des procédés, couleurs et climats très variés. Comme il n'est pas possible de présenter tout, j'ai choisi quatre variations.
           ♣ n°4 : traits de harpe d'une liquidité lumineuse et ponctuations récitative de l'orchestre en accords ;
         n°10 : trombones mystérieux, dramatiques et romantiques en diable, auxquels répondent des roulements de timbales (et de caisse claire), puis des arpèges brisés de flûte (comme dans les figurations d'orage, plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et Rossini !) ;
         n°22 : dialogue de hautbois et clarinette entrelacés, sur fond de cordes ;
         n°25 : violon et harpe solos sur tapis de cordes, avec interventions des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une progression dramatique.


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Variation n°22 : dialogue de hautbois et clarinette entrelacés, sur fond de cordes.


Un peu de contexte : Salieri, l'assassin compositeur
    ◊ Sa réputation a ensuite, très vite après sa mort (en 1830, cinq ans après icelle, paraît la pièce de Pouchkine), pâti du hasard des nécessités dramaturgiques de quelques auteurs qui l'ont, hélas pour lui, distingué comme un nom suffisamment célèbre pour servir de miroir (et de repoussoir) leur Mozart.
    ◊ En voulant faire de Mozart le parangon du génie naturel (et presque inconscient de lui-même), Pouchkine a besoin d'un personnage qui incarne au contraire le travail minutieux, laborieux – ce qui n'est pas nécessairement faux, Salieri était un garçon très appliqué, qui composait vite mais n'avait peut-être pas la facilité d'invention déconcertante de Mozart (je doute cependant que Pouchkine en ait su quoi que ce soit, ce type d'information ne nourrissait pas les journaux). Et le ressort dramatique devient : l'étonnement, l'envie, la jalousie, le crime. Pouchkine a tant de succès que sa pièce (loin d'être sa meilleure, vraiment), se nourrissant sans doute aussi, comme son Convive de Pierre, de l'engouement exceptionnel de sa génération pour Mozart, connaît un large succès et répand, auprès d'un public sans doute moins musicien – ou qui n'a, contrairement aux derniers Mozart, sans doute plus très souvent l'occasion d'écouter des œuvres de Salieri –, la légende urbaine de l'assassinat de Mozart, par un confrère ; par ce confrère.
    ◊ La cause de la mort de Mozart reste sans explication à ce jour, ce qui nourrit les spéculations les plus diverses, de l'accident par procuration à la rencontre hofburgeoise avec Lucifer. Celle-ci, simple et romanesque, a survécu, entretenue par le statut tutélaire de Pouchkine sur la littérature mondiale, avec un renouveau en 1979 lors des représentations de la pièce Amadeus de Peter Shaffer (et surtout en 1984, avec le film de Miloš Forman qui en est directement inspiré), qui réactive la légende fantaisiste de la rivalité entre les deux hommes, avec pour cause la médiocrité et la vilenie de Salieri.
    ◊ Dans la réalité, Salieri a au contraire aidé Mozart, l'appuyant pour composer la Clémence de Titus qu'on lui avait d'abord proposée, formant son fils Franz Xaver à sa mort… Par ailleurs, en matière d'honneurs et de charges, Salieri ne boxait pas dans la même catégorie, et n'était nullement menacé par Mozart – on dispose de surcroît d'assez nombreux témoignages illustrant une certaine bonté chez lui, aidant volontiers les compositeurs désargentés ou moins bien installés dans les honneurs et les commandes que lui-même. (Le hasard des injustices littéraires fait qu'il s'agit d'un des fort rares compositeurs à sembler, dans le privé, assez sympathique !)


Interprètes : Philharmonia Orchestra, Pietro Spada
Label : ASV (1994)
Commentaire 2 : Le tempo de l'Ouverture des Horaces permet de bien mesurer la distance avec une exécution conforme aux pratiques d'époque : on dispose des minutages de Tarare tel que représenté à l'Académie Royale de Musique, et ils sont sensiblement identiques (à peine moins rapides) que ceux employés par Rousset dans son enregistrement. Or ici, le tempo de Spada se révèle vraiment plus lent, ce qui ôte leur efficacité à un certain nombre de figures qui deviennent mélodiques alors qu'elles étaient conçues pour créer un sentiment d'agitation et de danger. On est davantage habitué à ce traitement dans les concertos de Mozart, et ceux de Salieri sont proposés ici assez amples et romantisants ; Pietro Spada (lui-même au piano) y joue au demeurant avec une jolie rondeur assez délicate.
    Le même problème se pose pour les Variations : nous n'avons clairement pas affaire à une exécution musicologique. Cependant Spada et le Philharmonia restent engagés et nous font profiter d'un véritable grain, intéressant dans la perspective de ces études d'orchestration. Les autres choix, Peskó avec le LSO (tout aussi monumental, mais vraiment pas propre) et Bamert avec les London Mozart Players (très lisses, orchestre de chambre tradi même si la pâte est sensiblement plus légère – on perd beaucoup sur les effets de rythme et de timbre) – qui a beaucoup fait pour ce répertoire sans toujours le servir avec l'acuité qu'on pouvait espérer pour ces pages – se révèlent moins satisfaisants.
    Oui, ce n'est peut-être pas le disque le plus accompli de cette série, mais en l'absence de version musicologique (le Freiburger Barockorchester le jouait pendant la tournée de l'album Salieri de Bartoli… mais sur le disque, il fallait laisser la place aux airs), cela reste un témoignage indispensable si l'on s'intéresse un peu à l'histoire de l'orchestration et à l'évolution des formes musicales.


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Variation n°25 : violon et harpe solos sur tapis de cordes, avec interventions des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une progression dramatique.


Un peu de contexte : Salieri, l'homme de l'avenir
    ◊ Troisième étape de sa postérité : depuis la fin des années 1980, le regain d'intérêt pour le répertoire ancien (i.e. pré-1800) dans des interprétations « informées » permet, en les exécutant correctement, de rendre leur lustre à des corpus qui n'étaient pas restés au répertoire comme les Mozart. Le disque documente ainsi progressivement de plus en plus de ses œuvres : musique pour vents, concertos, Requiem, oratorios, lieder, ouvertures d'opéras (vraiment pas le meilleur de son œuvre, c'est sûr qu'il ne faut pas comparer ça avec les Mozart…), airs d'opéra (Bartoli, Damrau) et opéras intégraux (dans des conditions d'enregistrement de plus en plus luxueuses, témoin les trois opéras français chez Aparté et les derniers bouffes parus chez Deutsche Harmonia Mundi), il en existe de plus en plus (plusieurs dizaines si l'on compte les disques non-monographiques). Et parfois en plusieurs versions (pas toujours bonnes, comme en attestent justement ces Variations sur la Follia) ; on commence à se pouvoir se représenter, en tout cas, certaines des (nombreuses) raisons du succès de Salieri en son temps et au delà – les strophes du raccourcissement génital de Calpigi ont ainsi servi à de d'illustres chansonniers dans les décennies suivantes (dont Béranger, par trois fois !).
    ◊ Lorsque, ainsi que les colons anglais de Delibes réunis en quintette, on raisonne froidement : l'observation du corpus disponible de Salieri révèle un legs inégal (celui de Mozart l'est aussi), avec des œuvres qui sont réellement d'un intérêt mineur (des opéras italiens en général plutôt bons, mais pas tous pourvus du même relief, et aucun d'un niveau comparable aux Da Ponte de Mozart) mais aussi et surtout des gemmes d'une valeur inestimable, qui traversent les époques et annoncent le drame durchkomponiert (Tarare), osent des pas de côté étonnants dans la gestion dramaturgique et musicale (La Grotta di Trofonio, Les Horaces), ou bien instaurent une conception de l'orchestration moderne qui apparaît, telles ces 26 Variations orchestrales. Véritablement l'un des compositeurs majeurs de son temps, ni plus ni moins que Gossec, Haydn, Mozart ou (Pavel) Vranický.

lundi 9 septembre 2019

Une décennie, un disque – 1800 – Beethoven et l'agonie du Christ


1800


christus am ölberge beethoven rilling

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Début de l'oratorio : la prière de Jésus.


    ☼ Je n'étais pas satisfait du précédent épisode sur Cartellieri, trop ancré dans les années 1790. J'ai donc longuement cherché et hésité.
Sémiramis de Catel ?  Assurément un des chefs-d'œuvre de la décennie, dans un style qui est au delà de Gluck, tout en en conservant le modèle, et le disque Niquet est supérieurement accompli. Mais l'opéra français est un des sujets les plus traités sur CSS, on en trouve déjà beaucoup de représentants dans ce parcours, je ne voudrais pas biaiser ma liste plus qu'il n'est nécessaire. [Vous remarquerez que son écriture chorale pour chœur d'hommes est très similaire à celle du Christ au Mont des Oliviers !]
Méhul ?
□ La Première Symphonie, sa plus intéressante, est certes tempêtueuse, mais quoique plus hardie, moins séduisante et atmosphérique que Cartellieri que je viens de louer – et aucune version, même Minkowski, ne me convainc pleinement. □ Joseph ?  Cas très intéressant d'opéra comique subverti (fable religieuse tout à fait sérieuse), avec ses véritables fulgurances, mais il n'en existe que deux versions anciennes (Josef Traxel !) traduites en allemand et sans les dialogues ; ou bien une version française avec Lawrence Dale, réussie mais aux numéros totalement bouleversés en lien avec les représentations de Compiègne qui redéployaient le livret dans un sens différent.
Uthal ? Très bel opéra, dont la particularité, pour créer une atmosphère ossianique adéquate, est de n'utiliser aucun violon, dont il a abondamment été question sur CSS. Mais ce n'est pas forcément un chef-d'œuvre absolu en soi, quoique passionnant.
□ Quant à Adrien, bijou superlatif, sommet de la pensée dramatique française, il a été représenté en 1799 mais achevé dès 1791.
■ Le Quatuor clarinette-cordes de Hummel, les Quatuors à cordes de Krommer, les Quatuors à cordes et Trios piano-cordes du mémorialiste Gyrowetz ?  Il existe de très belles choses dans ces corpus, encore très marquées par le style classique, et les enregistrements de Gyrowetz, toujours haydnien mais déjà un peu plus tourné vers une esthétique lyrique, disposent d'une finition extraordinaire (Pleyel Quartett Köln chez CPO, plus encore Fortepiano Trio chez NCA). Après avoir préparé une notule, j'y ai finalement renoncé : le projet de la série est de proposer des disques extraordinaires ; or la musique, quoique très bien écrite, n'en est pas forcément singulière au point de lui confier une décennie entière. (Oui, la charnière 1800 est assez mal documentée, il manque énormément de jalons majeurs au disque.)
■ Reste Beethoven, bien sûr. Je me suis interdit de mentionner les Quatuors ; je pourrais toujours recommander une des intégrales incroyables (Takács, Pražák, Leipziger, Italiano, New Orford, Belcea, Cremona, Lindsay…) ou des anthologies à couper le souffle (Jerusalem, Terpsycordes, Borodin-Virgin, Brentano), mais à quoi bon, vous les connaissez ou les connaîtrez sans moi. J'en suis donc venu au répertoire moins fréquenté chez lui, la formidable Messe en ut et… le Christ au Mont des Oliviers.


ölberge rilling
Édition antérieure, avec un visuel probablement plus proche de la douceur de ton de l'œuvre.

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Chœurs de soldats.


Alors Jésus s'en vint avec eux en un lieu appelé Gethsémané ; et il dit à ses Disciples : asseyez-vous ici, jusques à ce que j'aie prié dans le lieu où je vais.
Et il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, et il commença à être attristé et fort angoissé.
Alors il leur dit : mon âme est de toutes parts saisie de tristesse jusques à la mort ; demeurez ici, et veillez avec moi.
Puis s'en allant un peu plus avant, il se prosterna le visage contre terre, priant, et disant : mon Père, s'il est possible, fais que cette coupe passe loin de moi ; toutefois non point comme je le veux, mais comme tu le veux.

(Matthieu 26;36-39. Traduction Martin 1744.)



Un peu de contexte : synopsis
    Le sujet est simple : l'agonie du Christ à Gethsémani. Il se recueille en proie à l'angoisse de la mort. L'ange compatit avec lui depuis les nuées (duo). Les soldats interviennent ; les disciples sont effrayés, Pierre fou de rage veut s'interposer mais Jésus le retient. Il accepte son sort, est emmené, et le chœur chante la louange de son courage et le sens de son sacrifice. Ceci occupe cinquante-cinq minutes.
    Trois solistes pour trois personnages seulement : un ténor (Jésus pas dans sa meilleure forme), une soprane (un séraphin – ange biblique à trois paires d'ailes) et un baryton (Pierre toujours vénèr). Le chœur incarne tour à tour les anges (déconnectés de la réalité), les soldats (méchants), les disciples (veules).


Compositeur : Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827)
Œuvre : Christus am Ölberge – « Le Christ au Mont des Oliviers » (oratorio, 1803)
Commentaire 1 : La partition se distingue par son ton inhabituellement méditatif pour du Beethoven, bien qu'évoquant en de nombreuses instances Fidelio. Sans insister sur l'angoisse de cette nuit, elle souligne cependant, de façon assez lumineuse, la part humaine (ou l'essence, je n'entre pas dans ces débats, je tiens encore un peu à la vie) de Jésus, et se limite, dialogue avec l'Ange excepté, à l'explicite de l'Évangile : appréhension, prière, soldats, Pierre. La grâce suspendue de ces moments (ou le caractère très motorique et entraînant, quoique hostile, des interventions des soldats – qui n'est pas sans ressemblance avec les opéras à venir de son admirateur Schubert) est assez particulière, d'un mélodisme pas toujours évident, mais toujours élancé et prégnant. Une sorte d'abstraction qui prend chair – tiens, tiens.
    Il s'agit d'une composition particulièrement atypique chez l'emporté et solennel Beethoven, pleine d'une tendresse qu'on lui connaît peu, sans doute parce qu'il reste un peu de Haydn çà et là, mais comme assoupli par le romantisme naissant. Pour autant, l'inspiration en est très réelle ; rien de neuf ou de fondateur ici, et cependant l'intensité qui lui est propre demeure – on peut en dire autant, dans une tout autre veine, des chants des Îles Britanniques.


Interprètes : Keith Lewis, Maria Venuti, Michel Brodard ; Stuttgart Gächinger Kantorei, Stuttgart Bach Collegium, Helmuth Rilling
Label : Hänssler (1993)
Commentaire 2 : Cet oratorio a finalement été peu enregistré pour du Beethoven (une douzaine d'enregistrements, et seulement trois dans les 25 dernières années : Spering, Nagano, Segerstam). Et Rilling est mieux qu'une valeur sûre : je ne vois pas d'oratorio ou de messe, de Bach à Britten en passant par Mendelssohn et Bruckner, où il n'ait touché juste : orchestre informé (net, mais pas sans moelleux au besoin), chanteurs superlatifs (sopranos toujours limpides et fruités, et ici en sus le moelleux infini et l'éloquence de Keith Lewis, réellement d'un autre monde), chœur sûr comme le sont les ensembles allemands, mais offrant une chaleur moins accoutumée… Ici, de surcroît, il réussit particulièrement l'atmosphère nocturne, avec cette impression que la musique émerge du silence.


Alors il était nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers qu'un vent sinistre incline
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu'à la mort ; l'oeil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni,
Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père !

(Vigny, Le Mont des Oliviers)



Un peu de contexte : un livret
    L'œuvre illustre à la perfection le genre intermédiaire de l'oratorio : contrairement aux pièces de la liturgie, une œuvre qui ne s'insère pas dans un office, mais qui raconte un épisode sacré, avec une action dramatique. Dans le même temps, cette action reste embryonnaire et ne satisfait pas au besoin d'intrigue qu'on trouverait dans un opéra.
    Beethoven était tout à fait insatisfait du livret de Franz Xaver Huber (et son éditeur, Breitkopf, concordait), mais s'était trouvé face à la difficulté de retoucher à la marge le texte – cela ne réglait pas les problèmes. Il exprime dans une lettre, vingt ans plus tard, qu'il aurait préféré mettre en musique Homer, Schiller ou Klopstock : si ces poètes ont une syntaxe difficile, au moins ils valent les efforts pour les mettre en valeur.


Un peu de contexte : création
    En tant de fraîchement résident au Theater an der Wien – il habitait dans le théâtre – fondé par Schikaneder (lieu de création de la Flûte Enchantée), Beethoven a présenté plusieurs concerts de créations particulièrement importants dans ces murs, notamment la Troisième Symphonie (1805), la première version de Fidelio (1805), le Concerto pour violon (1806) et bien sûr le fameux concert du 22 décembre 1808 où étaient programmés le Quatrième Concerto pour piano, la Fantaisie Chorale, les Cinquième et Sixième symphonies !
    Cette soirée du 5 avril 1803 était au moins aussi importante, puisqu'il présentait, outre son Troisième Concerto pour piano, ses deux premières symphonies !  Les musiciens, épuisés comme on peut l'imaginer par ces musiques assez denses (les deux symphonies étant assez éloignées des standards de l'époque, en particulier la Seconde, exigeante et très originale), ont dû être amadoués par des boissons offertes par le prince Lichnowsky pour accepter d'opérer un nouveau filage, non prévu, de l'oratorio !
    La réception mitigée n'a pas empêchée l'œuvre d'être reprise plusieurs fois jusqu'à l'année suivante, avant sa publication seulement en 1811, avec quelques corrections.


Complément discographique :
    Il aurait aussi été possible de mentionner, pour cette décennie, la fougueuse (quoique plus suspendue que la déferlante Missa Solemnis en ré) Messe en ut. Il en existe en particulier un enregistrement de Richard Hickox avec son ensemble sur instruments anciens – contrairement à ce que pourrait laisser préjuger sa dilection pour le répertoire anglais du XXe siècle plein de vapeurs et de courbes, Hickox dirige Beethoven, comme en témoigne son intégrale des symphonies avec le Northern Sinfonia, avec la meilleure qualité d'articulation possible.


Ainsi le divin fils parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère,
Mais il renonce et dit : Que votre Volonté
Soit faite et non la mienne et pour l'Eternité.
Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie.
Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir.
Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir.
La Terre sans clartés, sans astre et sans aurore,
Et sans clartés de l'âme ainsi qu'elle est encore,
Frémissait. — Dans le bois il entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.

(Vigny, Le Mont des Oliviers)

Dans une perspective tout à fait opposée à celle de Huber, évidemment (on est à la fin des années 1830, aussi).

mercredi 21 août 2019

Une décennie, un disque – 1800 – Cartellieri : symphonies au tournant d'un siècle


1800


antonio casimir cartellieri symphonies schmalfuss

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L'entrée en matière tempêtueuse de la Première Symphonie.

    ☼ Je m'aperçois, en complétant mes recherches pour cette notule, que la date de première édition, inscrite sur la publication des Première et Deuxième Symphonies, est de 1793. Les deux autres étant stylistiquement proches, il est probable qu'elle aient aussi été composées dans les années 1790 – les dates de composition exactes des quatres symphonies sont inconnues. Néanmoins, considérant que je souhaitais à la fois éviter de multiplier exagérément les œuvres vocales dans ce parcours (déjà abondantes sur CSS) et m'en tenir à des œuvres considérables, le choix discographique dans la décennie 1800 n'était pas considérable. Cartellieri est de la génération de Beethoven (voire Méhul), et ces symphonies partagent une forme d'ardeur assez étrangère au style classique, même le plus gluckisé. Cartellieri étant mort à 34 ans dans la décennie 1800, je me permets donc cette extrapolation – stylistiquement, il se situe à la confluence, à la fois baigné de ses maîtres et doté de quelques caractéristiques d'avant-garde pour les années 1790. Disque formidable par ailleurs, vous ne me blâmerez pas de ma hardiesse, je crois.

Un peu de contexte : génération 1770
    Antonio Casimir Cartellieri naît à Gdańsk (encore polonaise pour quelques années), d'une mère lettonne au patronyme germain (Mlle Böhm) et d'un père milanais. Il étudie à Berlin et Vienne, fréquente Beethoven d'assez près pour être dans l'orchestre lors de la création de l'Héroïque (au violon) et du Triple Concerto… Ses biographes estiment possible / probable qu'il ait étudié avec Salieri.
    Sa musique est encore de style classique – que ce soit dans ses concertos pour clarinette parents de Mozart et Krommer, mais aussi dans ses finals haydniens de symphonies, ou dans la forme de ses mouvements lents (mélodies accompagnées, variations, part des instruments solistes) comme rapides (développements brefs dans les formes-sonates, assez proche des canons).
    Pourtant il laisse aussi percevoir un sens du contraste et une agitation passionnée qui évoquent, en certains endroits, des propositions de Beethoven (qui n'arriveront, dans le domaine symphonique, que dix à quinze ans plus tard).

Compositeur : Antonio Casimir CARTELLIERI (1772-1807)
Œuvre : 4 Symphonies – à partir des années 1790
Commentaire 1 : La première symphonie, en ut mineur, est à mon sens la plus marquante – la plus enflammée, la moins classique, ou du moins la plus marquée par le classicisme fiévreux du théâtre postgluckiste. Son premier mouvement fait entendre, au sein d'une forme traditionnelle, des fusées descendantes de cordes & bassons comme part thématrique, des sforzando insistants, quelques transitions harmoniques un peu plus romantiques, ou cette incroyable montée & descente en notes répétées, pendant neuf mesures de la fin du premier Allegro.
    Beaucoup de débuts semblent très marqués par Mozart (ou ces unissons des menuets en mineur !), comme celui de la Quatrième, très parent des « Linz  » et « Prague », de finals par Haydn, mais pas d'épigone ici, cette musique possède sa saveur propre – celle de la jeunesse ? –, et une qualité mélodique absolument remarquable. Si vous êtes lassés des meilleurs Haydn, Mozart et… Vranický, si vous aimez les symphonies de Méhul… vous devriez être enchantés.

Interprètes : Evergreen Symphony Orchestra, Gernot Schmalfuss
Label : CPO (2012)
Commentaire 2 : L'énergie, la verdeur, la conscience stylistique sont admirables, dans cet enregistrement une fois de plus remarquablement capté par CPO – a fortiori pour un orchestre aussi jeune (2001 !), recruté dans un aussi petit pays (et on peut se figurer qu'il est compliqué pour un orchestre taïwanais de recruter alentour avec l'influence chinoise à l'œuvre), et qui n'est pas du tout spécialisé dans ce répertoire. Le résultat est tout à fait remarquable, au niveau des orchestres européens les plus rompus aux symphonies de cette période.

antonio casimir cartellieri symphonies schmalfuss
La fin de la partie de violon I de l'Allegro de la Première Symphonie.

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La qualité mélodique et les solos délectables de l'Adagio de la Première Symphonie

Un peu de contexte : orchestres taïwanais
Le cas des orchestres taïwanais pourrait aisément rejoindre ceux de Berlin, Francfort ou des Pays-Bas, déjà traités dans la série consacrée aux noms & lieux (ambigus) des orchestres. En effet, il existe beaucoup de formations, et aux noms très similaires.
National Taiwan Symphony Orchestra, le plus ancien (1945), sis à Wufeng (les autres, sauf mention contraire, résident à Taipei).
National Symphony Orchestra (1986), celui qui est en résidence à l'Opéra et dans la grande salle de concert, connu par quelques enregistrements à l'étranger sous le nom de Taiwan Philharmonic (d'assez beaux disques du grand répertoire avec Herbig).
National Chinese Orchestra Taiwan (1984), dépendant du Ministère de l'Éducation.
Taipei Chinese Orchestra (1979), dépendant du Ministère de la Culture.
Taipei Century Symphony Orchestra (1968).
Taipei Symphony Orchestra (1969), le second orchestre le plus important, à en juger par ses chefs étrangers et plus prestigieux.
Taipei Philharmonic Orchestra (1985).
Chamber Philharmonic Taipei (2008).
Kaoshiung City Symphony Orchestra (1981), privatisé depuis 2009.

Un peu de contexte : orchestres d'entreprises
L'Evergreen Symphony Orchestra, bien qu'il joue pour large part de la musique traditionnelle orchestrée en version symphonique, ne tire pas son nom de son répertoire mais de la société qui l'a créée, un consortium d'entreprises spécialisées dans la livraison (voire l'hôtellerie). Ce n'est pas un cas unique dans l'île, il existe aussi le Chimei Symphony Orchestra, créé en 2003 par le groupe Chimei, installé dans l'industrie du plastique !

Un peu de contexte : les chefs d'orchestre étrangers à Taïwan
Gernot Schmalfuss, ancien hautbois solo du Philharmonique de Munich, membre de l'excellent ensemble chambriste Consortium Classicum, chef de l'orchestre du Conservatoire R. Strauss de Munich, ancien directeur du Conservatoire de Detmold, fait partie des assez nombreux chefs centre-européens à avoir occupé des fonctions de directeur musical dans les orchestres de Taipei. Car, après les fondateurs locaux, on trouve beaucoup de noms qui ont aussi exercé à des postes assez importants à l'Ouest (on peut supposer qu'il s'agit d'une charge attractive, bien rémunérée et avec des musiciens très compétents) : András Ligeti, Eliahu Inbal (et Fischer-Dieskau Jr) pour le Taipei SO, Günther Herbig pour le Taiwan National SO (Taiwan Philharmonic)…

Complément discographique :
    Les concertos pour clarinette (au nombre de trois, et au moins un double concerto) méritent définitivement le détour, parmi les plus beaux de leur génération – leur élan et leur veine mélodique les placent largement, à mon sens, au niveau de Mozart, Krommer ou Weber (ils ont même ma préférence, je dois dire). C'est par là que Cartellieri a été restitué au public, avant la parution de ces symphonies (chez Gold MDG, que vous ne trouverez pas en dématérialisé).
    Il existe aussi de jolis divertimenti gravés, justement, par le Consortium Classicum (chez CPO) où officiait notre chef du jour, plaisants sans être majeurs, et un oratorio (en italien) consacré à la Nativité (chez Capriccio), qui ne m'a pas paru particulièrement singulier ni saillant. À l'heure actuelle, on attend toujours la remise au théâtre de ses opéras…
    À noter également : un ensemble de trio (piano-cordes) a pris le nom du compositeur, mais n'a pour l'heure rien gravé de lui !  (Pas sûr qu'il en ait composé d'ailleurs, ce n'est vraiment pas la formation reine de ces années-là.) Il existe au moins un disque d'eux, consacré à Turina, Takács et Piazzolla.

… oups :
Alors que cette notule est déjà bien avancée, à force de réécoute du corpus, de plongée dans la partition, je m'aperçois que l'on entend tout de même très bien la veine certes post-Mozart, mais vraiment pré-1800 de ces symphonies. Je suis un peu gêné de l'avoir proposée pour cette décennie. Je me ferai peut-être pardonner en publiant une véritable entrée pour 1800. Ce n'est pas un drame, voilà fort longtemps que je souhaitais distinguer Cartellieri – c'est notule faite.

À bientôt donc pour la suite du parcours !

dimanche 21 juillet 2019

Une décennie, un disque – 1790 – Gossec : Valmy ou Le Triomphe de la République


1790


gossec le triomphe de la république diego fasolis

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Laurette et Thomas entraînent toute l'assistance dans leur chanson patriotique (et quand même surtout à boire).

    ☼ Déjà souvent mentionné dans ces pages, mais jamais commenté en détail, ce bijou irrésistible m'accompagne à chaque élection – quel que soit le résultat, je fais sonner Le Triomphe de la République. Parce qu'il est toujours bon de se rappeler ses privilèges de citoyen libre, dans un monde où ils ne sont pas majoritaires ; mais aussi (d'abord ?), il faut bien l'avouer, parce que toutes les occasions sont bonnes pour se blottir les oreilles dans ce petit concentré de jubilations diverses.

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Étonnant hymne au soleil pour trois voix a cappella (avec quelques ponctuations de basson).
(On rencontre le même procédé plus loin pour la grâce faite aux ennemis vaincus.)

Compositeur : François-Joseph GOSSEC (1734-1826)
Œuvre : Le Triomphe de la République ou le Camp de Grand-Pré (1792)
Commentaire 1 : Cet oratorio profane célèbre la victoire de Valmy (titres provisoires : Le Triomphe de la Liberté, La Trêve interrompue). Des militaires y racontent le combat, des villageois viennent faire des danses de fraternité avec les ennemis vaincus (les adversaires sont des hommes victimes des tyrans) ; domine surtout une couleur locale folklorique, des airs à danser et des chansons à boire, des hymnes (au soleil !)… entrecoupé de quelques récitatifs issus du grand genre tragique (l'annonce de la victoire par le Maire, le récit figuratif du Général, la bénédiction de la Déesse de la Liberté), et épousant de très près les images convoquées dans le discours (nombreux coups de canon – l'Ouverture figure même, par des fusées descendantes, la fuite des ennemis !).
    Ce qui devrait être une grande foire se trouve sublimé par la plume de Gossec, qui fait de chaque récit un moment de bravoure, de chaque danse un tube irrésistible. Il pousse particulièrement loin l'inclusion de la veine folklorique à la veine épique – ce qui est quasiment la seule caractéristique musicale propre à la Révolution Française. La joie incantatoire qui se dégage de cette œuvre pourtant très didactique (jusque dans la dramaturgie : Laurent et Thomas passent cinq minutes à expliquer pourquoi ils sont là, comment ils ont écrit les couplets, par quel artifice ils connaissent par cœur une chanson alors que la bataille est à peine finie… la vraisemblance à son degré ultime et fastidieux) surprend par sa force immédiate de persuasion : chaque section est à la fois très individualisée (avec sa couleur propre au sujet de chaque danse, hymne, récit) et façonnée d'un soin mélodique, baignée d'une lumière… intense.
    Une des œuvres les plus densément gaies que je connaisse. Et l'on pourrait s'arrêter sur la quadrature du cercle de chaque numéro, tous sont à la fois immédiatement séduisants et très finement écrits. Cet assemblage hétéroclite (certaines portions sont d'ailleurs tirées de compositions antérieures) ne ressemble à rien d'autre, ni aux tragédies, ni aux opéras comiques, ni aux cantates peu dramatiques, ni aux oratorios, ni même aux opéras de la période révolutionnaires, plus souples. Ce serait le Tarare de la musique de circonstance, en quelque sorte – mais dans un style plus champêtre-sautillant que dramatique-explosif.

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Divertissement final d'un opéra mythologique ou air de guerre ?

Interprètes : Salomé Haller (Laurette), Antonella Balducci (Déesse de la Liberté), Guillemette Laurens (Aide-de-Camp), Makato Sakurada (Thomas), Claudio Danuser (Général), Philippe Huttenlocher (Vieillard), Arnaud Marzorati (Maire) ; Chœur de la Radio Suisse Italienne de Lugano, Coro Calicantus, I Barocchisti, Diego FASOLIS
Label : Chaconne, la déclinaison baroque de Chandos (2006, enregistrement 2002-2005)
Commentaire 2 : Il n'existe qu'une seule version de l'œuvre ; les Arts Florissants l'ont donnée à l'occasion du Bicentenaire de la Révolution, avec beaucoup d'autres pièces de circonstance de Gossec ou Méhul, mais cela n'a jamais été publié.
    Ce qu'en font I Barocchisti tire le meilleur parti de l'œuvre : l'orchestre est d'une grande vivacité (sans ce sens vigoureux de la danse, tout s'effondrerait probablement), les chanteurs tous pénétrés de la circonstance et très engagés. La saveur étrange de Guillemette Laurens et l'éloquence limpide de Salomé Haller sont tout particulièrement délectables, mais même ceux qui ont davantage de difficulté avec l'accent français le disent avec beaucoup de conviction et sans grimacer.
    Une aussi belle exécution pour une œuvre aussi singulière et roborative, voilà qui concourt à un disque de l'île déserte – ou en tout cas, compatible avec chaque célébration, chaque élection. Ce que je ne me prive pas de faire, et puis vous inviter, si vous aimez la danse, à accourir tous, boire du vin de France et danser avec nous.

gossec le triomphe de la république brunswick

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La bénédiction de la Déesse de la Liberté.

Un peu de contexte 1 : le style révolutionnaire
    Une notule entière tente d'expliciter pourquoi – pour des raisons liées à la fois à la nature de cet art, et à l'Histoire elle-même – il n'a pas existé à proprement parler de style révolutionnaire en musique. J'aurais tendance à nuancer mon propos désormais, dans la mesure où les chansons populaires y occupent tout de même une place telle que la hiérarchie des genres s'y trouve profondément brouillée, et où la veine mélodique et rythmique s'ajustent grandement au fil des années 1790.
    Mais il est vrai que cette musique ne diffère en rien fondamentalement de celles des 1780, et que la documentation discographique dont nous disposons ne permet pas réellement de juger finement de ces changements sur un vaste corpus. (Les partitions, du fait de leur courte durée de vie – œuvres de circonstance, et de toute façon changements rapides de régime –, sont difficilement accessibles pour la plupart, à moins d'être chercheur.)
    Toutefois, s'il existe une œuvre parangon d'un hypothétique style révolutionnaire, c'est bien ce Triomphe de la République : langage postgluckiste mais libéré de sa gangue hiératique, quantité de chansons et danses populaires… Et bien sûr ce livret pompeux de Marie-Joseph Chénier, un délice d'outrances matamores servies au fil de farandoles guillerettes – et de protestations d'amitié entre les peuples.

Un peu de contexte 2 : Gossec
    Contemporain de Haydn, Gossec est déjà un homme mûr lorsque sa carrière s'épanouit dans les années 1770 – Sabinus, sa première tragédie en musique, date de 1773, et manifeste déjà le style dit « gluckiste » avant même la présentation du premier ouvrage de Gluck à Paris !  (ce qui soulève beaucoup de questionsDirecteur général de l'Opéra à partir de 1782, Gossec dont le Te Deum de 1779 avait été très remarqué… est adopté par la Révolution comme le grand musicien des cérémonies officielles – il écrit même un autre Te Deum pour la Fête de la Fédération (!) du 14 juillet 1790, puis la première orchestration de la Marseillaise en 1792 (sous une forme dramatisée appelée Offrande à la Liberté, une cantate incluant d'autres numéros). Son grand âge lui permet de connaître également la Restauration, sous laquelle il achève sa carrière… avec un Te Deum (1817).
    Ses symphonies, inhabituellement fouillées et polyphoniques (telle la célèbre « Symphonie à 17 parties » de 1809), marquent aussi un tournant du genre vers une substance musicale supérieure (et ton plus sérieux / romantisant) – comme pour sa Messe des morts de 1760, beaucoup plus sombre et « subjective » que ses équivalents contemporains (qui n'hésitaient pas à écrire de jolis Requiem en majeur avec des sections sautillantes comme du seria). En somme un très grand représentant de tous les genres, même si ses Quatuors ne marquent pas une rupture aussi nette que dans les autres domaines.

Un peu de contexte 3 : une commande
    C'est ainsi tout naturellement qu'à l'occasion de la victoire de Valmy, le choix du compositeur de la célébration se porte sur Gossec, pour un divertissement lyrique destiné à être joué sur la scène de l'Opéra. Côté livret, c'est Chénier cadet (Marie-Joseph) qui est mandaté ; il est passé de mode aujourd'hui – il faut dire qu'il survit, le vilain, à la période –, mais il était alors une figure proéminente. Politique d'abord : membre du Club des Cordeliers (celui de Marat, Danton, Desmoulin, Fabre d'Églantine, Laclos… farouchement contre la royauté), député votant la mort du roi. Littéraire ensuite : outre des épîtres en vers et autres textes engagés, on lui doit beaucoup de pièces historiques à visée émancipatrice / édifiante, souvent en délicatesse avec la censure : sous l'Ancien Régime avec Charles IX ou la Saint-Barthélémy (autorisé seulement à l'automne 1789), Caïus Gracchus (1792, interdite – « Des lois, et non du sang ! » fut lu comme une critique envers le nouveau pouvoir), et toutes sortes de sujets très connotés « Lumières » — Brutus et Cassius, Jean Calas, Fénelon… Ainsi que diverses tentatives d'adaptation de la tragédie grecque (Œdipe-Roi, Œdipe à Colone) ou de Shakespeare (Brutus & Cassius, précisément) au patron de la tragédie (néo)classique.
    Ce parcours, malgré les controverses qui l'entourent, laisse figurer la facilité avec laquelle le poète a pu se couleur dans l'exercice d'un divertissement idéologique de commande, en faveur des vainqueurs de Valmy.
    Seulement dix représentations, l'accueil critique fut un peu dépité eu égard aux noms engagés et aux promesses faites, mais le public (à cause de l'œuvre, de l'exaltation de la victoire ou de la pression sociale, je n'en sais rien, il existe sans doute de la documentation plus approfondie sur ce sujet) très chaleureux.

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Le très-primesautier « Mort, frappez les rois d'épouvante ! ».

lundi 27 mai 2019

Une décennie, un disque – 1780 – Pavel Vranický, l'apogée de la symphonie classique


1780


vranický wranitzy symphonies bohumil gregor

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Le long, spectaculaire, prégnant Adagio d'un quart d'heure.


Compositeur : Pavel VRANICKÝ (1756-1808), mieux connu sous son équivalent allemand Paul WRANITZKY
Œuvre : Symphonie en ré majeur Op.52 (1786)
Commentaire 1 : Pavel Vranický, né en Moravie, exerçant à Vienne, fut une figure considérable de cette ville, admiré de Mozart, Goethe (qui voulut collaborer avec lui), Haydn, Beethoven (qui l'appréciaient comme chef), et plus tard Fétis. Il n'est pas inconnu aux lecteurs de CSS (du moins ceux qui en font lecture depuis une dizaine d'années) : j'ai déjà mentionné avec une intense admiration un de ses opéras et proposé ses symphonies pour réfuter (très partiellement) la thèse selon laquelle seuls Haydn et Mozart auraient écrit des symphonies classiques de premier plan – autant il est vrai qu'ils planent très au-dessus de l'immense majorité des compositeurs de symphonies du temps, autant celles de Vranický s'y mesurent sans rougir.
    Celle-ci est peut-être sa plus belle (l'opus 11, en ut mineur, est fabuleux aussi). De forme tout à fait traditionnelle (tel ce grand adagio pointé avant le premier mouvement rapide), elle se distingue cependant par la qualité individuelle des mouvements : la veine mélodique est immédiatement prégnante (et vraiment proche du dernier Mozart ou, selon les cas, du plus grand Haydn), les bois y effectuent un beau travail de coloration comme dans les dernières symphonies de Mozart, et il explore aussi des éclats plus martiaux qu'on associe beaucoup moins aux autres (les batteries de cordes et échos de trompettes en réponse aux rebonds syncopés des cordes dans le rondeau final, ou ces étonnants contrechants de trompette très présents dans le menuet). La virtuosité et la joie qui s'exhalent des montées furieuses de violoncelle ou de l'enflement de l'adagio varié évoquent aussi le ton de la Première Symphonie de Beethoven (voire, pour la partie en mineur de l'Adagio, l'explosion au centre de la Marche funèbre de l'Héroïque !), sans en atteindre le point de rupture. Une très grande œuvre de son temps, pas aussi hardie qu'Oberon, mais une sorte de résumé de ce qui se produit alors de plus abouti, jusque chez les meilleurs compositeurs d'alors, et non dépourvu de son charme singulier.

Interprètes : Dvořákův komorní orkestr (Orchestre de chambre Dvořák), Bohumil Gregor
Label : Supraphon (1988)
Commentaire 2 : Malgré la parution plus récente de la Radiophilharmonie de Hanovre (Griffiths), la plus belle version demeure celle de l'Orchestre de chambre Dvořák, chez Supraphon. Certes, on est avant la Chute du Mur, et la notion d'exécution musicologique n'a pas encore atteint cette portion de l'Europe, mais cette version bénéficie de timbres très serrés et vivaces typiquement tchèques, qui compensent très bien le geste peut-être moins mordant de l'interprétation. Vibrato serré, bois plein de verdeur, beaucoup de caractère – et investissement palpable des interprètes dans le geste et le son.
    J'ai choisi de mettre en grand la pochette d'origine de la parution de 1990 (plus séduisante), mais je vous conseille plutôt la réédition de 2006, qui combine les deux albums des symphonies de P. Vranický par cette équipe – la symphonie Op.36 et la grande en ut majeur Joie de la nation hongroise ne sont pas aussi marquantes, mais considérant la faible représentation du corpus au disque et la qualité des interprétations, il ne faut pas s'en priver.
vranický wranitzy symphonies bohumil gregor
    (Il existe aussi des symphonies gravées par Matthias Bamert et les London Mozart Player, dans un genre orchestre-de-chambre-confortable  peut-être un brin mou.)

Compléments discographiques :
    La Symphonie en ut mineur Op.11 (composée en 1790), présente sur ce même disque, constitue aussi un beau bijou, à écouter en priorité – les autres publiées à ce jour sont belles, mais me paraissent moins singulières et abouties que ces deux-là.
    Pavel Vranický a aussi écrit des opéras, dont un fabuleux Obéron, roi des Elfes, singspiel ambitieux qui évoque davantage l'Oberon de Weber que la Flûte de Mozart, au livret de laquelle il servit pourtant de modèle. Hélas pas encore édité au disque, mais on trouve en revanche de très beaux quatuors.
    La musique de son demi-frère Antonín (ou Anton en allemand) est à peine moins remarquable, dans une veine assez comparable : symphonies, quatuors, ce mérite aussi le détour !

… mais bien évidemment, pour la décennie 1780, si je ne vous en avais pas déjà rebattu les oreilles pendant des années, sachez que c'est ce disque, à paraître dans deux semaines, sur lequel je me précipiterais :

salieri tarare rousset aparté


samedi 30 mars 2019

Une décennie, un disque – 1770 – C.P.E. Bach : l'invention de la sonate classique


1770


cpe bach christopher hinterhuber

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Premier des deux mouvements de la Sonate en ut de 1775 (Wq. 65/47, H. 248).

    Nous arrivons à une période où les genres commencent à se multiplier : il va devenir de plus en plus cruel d'arbitrer entre de davantage de genres (musique de chambre ambitieuse, lied…) et d'écoles nationales (opéras de langue allemande, éclosion du répertoire russe…). Je tâcherai de diversifier au maximum, quitte à laisser de côté des corpus essentiels. Le but restant de dresser une histoire de la musique sous un maximum d'aspects… et de vous surprendre aussi (donc en laissant de côté les titres que vous avez / allez forcément entendre, voire ceux dont j'ai déjà beaucoup parlé dans ces pages).
    Privilégiant en général la densité musicale (ou le rapport au texte) sur la virtuosité, il risque de manquer de piano prioritaire dans la portion XIXe (surtout en excluant Chopin qui n'a pas besoin d'être aidé…) ; aussi, en cette décennie capitale pour l'histoire de l'opéra (imposition du langage classique dans le seria en Europe, réforme gluckiste en France…), je propose un peu de musique pour clavier.

Un peu de contexte : 1770 et C.P.E. Bach :
    Deuxième fils du premier mariage de J.S. Bach, C.P.E. Bach s'est illustré également dans la musique sacrée avec de fort nombreux Motets, Cantates, Oratorios, Passions, mais son rayonnement reste surtout lié à la musique pour clavier – claveciniste et clavicordiste émérite. Il est l'auteur d'une méthode importante sur le jeu au clavier (Essai sur l'art véritable de jouer du clavier) incluant aussi bien les doigtés (par accord et par enchaînement d'accord) que l'ornementation et l'improvisation. Sa musique instrumentale solo ne fut pas particulièrement fêtée par les commanditaires, pour ce que j'en ai lu, mais admirée des autres compositeurs, dont Haydn.
    Second sujet d'admiration, dont il ne sera pas question dans cette notule : Emanuel Bach est le premier compositeur (célèbre) à avoir écrit ce qui s'apparente à des lieder au sens du XIXe siècle (voix accompagnée au clavier). Son œuvre la plus célèbre dans ce domaine a même la particularité d'être écrite sur des poèmes d'édification religieuse (les Odes du philosophe Gellert) – mis en musique à son tour par Beethoven. Point de départ d'un genre entier.

Compositeur : (Carl Philip) Emanuel BACH (1714-1788)
Œuvre : Sonate en ut H.248 (1775, publication posthume) + Sonate en la H.146 (1765, publication 1779)
Commentaire 1 : Les Sonates d'Emanuel Bach peuvent s'expliquer comme des héritières de celles de Domenico Scarlatti, souvent une idée mélodique / rythmique répétée, et réexposée dans une seconde tonalité avec des modifications mineures. Elles sont en revanche en plusieurs mouvements (deux ou trois), dans un style de plus en plus clairement lié à l'écriture classique (nature des rythmes et de la virtuosité, patrons harmoniques…).
    La Sonate en ut se distingue par un caractère profusif, presque errant (on songe, toute distance stylistique bue, à l'esprit des Fantaisies de Mozart, à certaines Sonates de Mendelssohn), ses tentations du silence (énoncés nus comme un départ de fugue…), au sein d'un langage qui demeure formellement assez austère, une étonnante rencontre, l'une de ses sonates les plus surprenantes et nourrissantes. Celle en la est plus simplement séduisante, mais là aussi une grande réussite dans l'union de mélodies immédiatement séduisantes et d'un sens de la poussée (notamment en agilant les rythmes par des triolets ou sextolets), de l'harmonie aussi (qu'on sent dû par endroit à l'influence de la pensée harmonique riche de son père-professeur).
    Dans le cadre de la sonate (pré)classique, le corpus de C.P.E. Bach contient un peu ce qu'on peut trouver de plus varié et marquant (par rapport à Galuppi par exemple). De surcroît, on n'y souffre pas encore des sommaires basses d'Alberti et autres platissimes accords brisés dont abusent Haydn et Mozart…

Interprètes : Christopher Hinterhuber
Label : Naxos (2004)
Commentaire 2 : Le choix est vaste au disque, mais contraint par les pièces que je souhaitais inclure. J'aurais volontiers recommandé le revigorant mouvement liminaire de la Sonate en la H.133, pas exclusivement engistrée par les organistes, mais elle n'était pas dans la bonne décennie, et aucun disque ne contenait simultanément la H.248, d'un intérêt musical supérieur si je mets de côté mes inclinations intimes et mes madeleines santeuillées.
    J'aurais évidemment été ravi de suggérer un enregistrement sur pianoforte, mais il se trouve que le gigantesque Hinterhuber (qui réapparaîtra en fin de parcours, dans un classique du dernier quart du XXe siècle) prête son goût très sûr à ses doigts d'airain : malgré le piano moderne surdimensionné, il offre une lecture d'une limpidité et d'une netteté remarquables, au discours très clairement organisé, sans fondu de pédale forte, sans rubato hors de saison, un diamant qui va droit au but. Et la sélection des pièces est très avisée.

Complément discographique :
    Pourquoi ne pas aller voir du côté de l'orgue ?  Il existe une superbe intégrale de Jorg-Hannes Hahn (chez Cantate), sur des orgues historiques chaleureux et parfaitement adaptés, dont le volume II contient mouvements de danse (Menuet, Marche, Polonaise…), pièces isolées (Prélude, Fantaisie, Allegros, Adagios), fugues et la fameuse sonate H.133.

dimanche 17 mars 2019

Une décennie, un disque – 1760 – symphonie classique mais concerto grosso (Haydn)


1760


quichotte duchesse

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Premier mouvement de la symphonie par The English Concert.

Compositeur : Joseph HAYDN (1732-1809)
Œuvre : Symphonie n°6 (1761)
Commentaire 1 : Cette symphonie constitue une étape importante à plusieurs titres.
♦ Elle marque un tournant assez flagrant entre deux styles.
La forme générale est celle de la symphonie classique : en quatre mouvements, menuet avec trio, usage du développement de forme sonate dans les mouvements I et IV – c'es-à-dire que deux thèmes s'enchaînent reliés par des ponts, avant de se déformer et de se mélanger, base de toute la musique instrumentale de Haydn jusqu'au post-postromantisme du milieu du XXe siècle, par opposition aux juxtapositions ou aux variations de l'époque baroque…
Dans le même temps, la nomenclature est celle d'un concerto grosso baroque : 1 flûte, 2 hautbois, 1 basson, 2 cors en ré, qui prennent fréquemment le devant de la scène dans des traits exposés quand ce n'est pas dans de véritables solos, comme dans le trio du menuet (solos simultanés de basson et de contrebasse !). Le violon et le violoncelle solos occupent aussi beaucoup d'espace, renvoyant à la forme du concerto multiple très prisé du premier XVIIIe italien. Il reste même une ligne de basse continue.
♦ À l'échelle de la carrière de Haydn, elle marque le début de la résidence chez les Erterházy. Le thème donné par le Prince était lié aux heures du jour, et l'effet d'illumination du début (entrées en tuilages des vents sur une batterie lente de cordes) évoque immanquablement un lever de soleil – procédé repris au début de La Création, à l'autre extrémité de sa carrière créatrice.
Par ailleurs, tout simplement, cette œuvre est un bijou – outre la surprise des solos osés, d'une générosité qui n'est pas commune dans le baroque, et encore moins dans la symphonie classique, la veine mélodique s'y montre particulièrement prégnante et roborative. Et, déjà, à l'aube de son corpus symphonique, on admire la science des jeux de réponse, des effets de couleur en alternant les interventions de bois, les doublures ponctuelle de la même ligne, les effets tuilés d'entrées en contrepoint… On est frappé par le fait qu'au sein de cette forme assez contrainte, Haydn ne laisse jamais courir la plume en laissant la même disposition d'orchestration durer pendant le thème entier, il apporte toujours une touche de couleur, interrompt le soutien ou renforce l'effectif, si bien qu'un thème n'est jamais présenté en lui-même, toujours enrichi d'apports, de touches, de clins d'œil… et évolue dans des développements déjà assez joueurs pour une époque aussi précoce.

Interprètes : The English Concert, Trevor Pinnock
Label : Archiv (1996)
Commentaire 2 : Dans la discographie qui déborde de propositions, et quelquefois exaltantes, il fallait choisir un seul disque. J'en ai réécouté (et découvert) beaucoup pour préparer (parmi lesquelles des propositions aussi diverses que Leitner, Marriner, Hogwood, Müllejans, Haselböck…), et la sélection ne reflète évidemment que mon goût personnel.
    J'ai beaucoup aimé Kuijken avec la Petite Bande d'une part, mais le traitement en est vraiment baroque, très mince et incisif, avec un spectre sonore aéré (ou troué, si l'on n'aime pas) ; par ailleurs les soli sont un peu rudes si l'on n'a pas une grande tolérance au jeu sur boyaux sans vibrato.
    Autre proposition exaltante, Thomas Fey avec les Heidelberger Sinfoniker (son intégrale sans doute à jamais interrompue par sa grave chute d'escalier contient à mon sens les meilleures symphonies de Haydn jamais gravées), sur orchestre traditionnel (me semble-t-il à l'oreille, mais comme il a été fondé par Fey pour jouer de façon « informée », je me trompe peut-être), en conséquance sans la même netteté de trait, mais avec un esprit incroyable : chaque motif, chaque détail d'orchestration est mis en valeur et prend sens au sein de la grande architecture. [Évidemment, on peut détester ça et le trouver trop intrusif si on veut du Haydn majestueux plutôt que joueur. Dans ce cas, Leitner est un choix vraiment attachant.]
    Pinnock et l'English Concert, plus apaisé sans doute, a l'avantage de présenter à la fois un fondu agréable qui laisse sentir la distance par rapport au style baroque, et un grain instrumental assez extraordinaire (la saveur généreusement fruitée des flûtes et des hautbois n'a que peu d'exemple !), le tout dans une belle cohérence d'ensemble et une véritable vivacité. Le tout autorise la poésie sans se priver de la vie ou des couleurs des versions « informées », le meilleur de tous les mondes en quelque sorte – et certainement pas poli ou terne, comme on accuse parfois très abusivement Pinnock de l'être.
    Du côté des intégrales, Hogwood et l'Academy for Ancient Music, enfin réédités il y a peu, apportent une conscience musicologique et un investissement dans chaque recoin, une grande valeur sûre –  même si, pour ces trois symphonies des heures en particulier, j'ai suggéré d'autres références qui me paraissent encore plus abouties.

lundi 25 février 2019

Une décennie, un disque – 1750 – Mondonville, le grand motet figuratif


1750


quichotte duchesse

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Cœli enarrant : « In sole posuit tabernaculum suum ».
Solo suspendu de basse-taille, à la lente colorature, miraculeusement articulé par Jérôme Correas.

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Venite exultemus : « Quoniam ipsius est mare » (Jérôme Correas).
Cette fois, vocalisation rapide, avec un contrechant de hautbois concertant et des cordes palpitantes typiques de la manière italienne… et des orages à la française.



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Venite exultemus : « Hodie si vocem » (Catherine Padaut).
La voix juvénile de Catherine Padaut mêle sa sobre prière à un chœur d'hommes, dispositif très inhabituel dans le répertoire français documenté (on songe plutôt à la Passion selon saint Jean de Bach)
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Cœli enarrant gloriam Dei, chœur liminaire.
Grand début en majesté, typique du genre.


Compositeur : Jean-Joseph CASSANÉA de MONDONVILLE (1711-1772)
Œuvre : Cœli enarrant gloriam Dei (1750) et autres grands motets
Commentaire 1 : Bien que défenseur du style français aux côtés de Rameau dans la Querelle des Bouffons (contre Rousseau et tous les philosophes – qui n'entendaient manifestement  rien à la musique et voulaient de jolies ritournelles), Mondonville illustre, pour l'auditeur du XXe siècle, un tournant spectaculaire dans le style français, en réalité amorté dès la fin du XVIIe siècle avec la vogue de l'opéra-ballet, tandis que toutes les les tragédies, pourtant jamais aussi travaillées, tombaient les unes après les autres devant un public instatisfait.
    En effet, quittant le hiératisme et la primauté prosodique des genres lyriques français, Rameau et Mondonville adoptent un style beaucoup plus mélodique et souple, qui fait la part belle aux coloratures (vocalisations sur une seule voyelle à l'intérieur d'un mot) et à une orchestration généreuse et volontiers spectaculaire. Un style plus purement musical, plus brillant et généreux, que l'auditeur d'aujourd'hui qualifierait volontiers… d'italien. Mais ce n'était pas du tout ainsi qu'on le percevait alors – la notion d'italianisme varie considérablement selon les périodes (à la fin du XVIIe cela désigne le contrepoint et la surprise harmonique, au milieu du XVIIIe l'imitation d'ariettes simples à la façon des intermèdes bouffe, au début du XIXe l'influence du bel canto et donc la mise en valeur de la voix devant tous les autres paramètres musicaux).

Interprètes : Catherine Padaut, Guillemette Laurens, Rodrigo del Pozo, Jérôme Correas ; Les Chantres de la Chapelle, Ensemble Baroque de Limoges, Christophe Coin
Label : Astrée – Auvidis (1997)
Commentaire 2 : Les meilleurs représentants historiques du renouveau baroque français sont présents, en particulier la saveur capiteuse de Guillemette Laurens et le verbe de Jérôme Correas, imperturbablement posé sur un timbre mordant et résonant… L'Ensemble Baroque de Limoges, comme toujours, et dans ce disque plus encore que dans les autres, n'a rien d'un ensemble de niveau provincial et sert avec chaleur et beaucoup de style ce qui est, après l'opéra, le genre matériellement le plus exigeant de la musique du XVIIIe siècle.
    Une merveille de chaque instant, des voix fines et calibrées pour ce répertoire, des phrasés intelligibles et expressifs, un orchestre très coloré et tout à fait précis… le meilleur de tous les mondes à la fois.

Un peu de contexte : Mondonville
    Mondonville est un autre exemple (Boismortier pour la décennie précédente) de provincial (né à Narbonne) dont la fortune s'est faite à Paris : d'abord violiniste & chef à Lille, puis au Concert Spirituel à Paris, il épouse une claveciniste, se lie avec Rameau. Il est celui qui crée le label « Pièces de clavecin en concert », plusieurs années avant Rameau. Il est aussi le premier, à ma connaissance (je n'ai pas trouvé d'éléments sur le sujet, je livre simplement un constat personnel sur la petite partie du répertoire qui m'est accessible), à être publié de façon méthodique en numéros d'opus.
    Sa musique de chambre, en grande quantité, jouit d'une belle réputation – mais demeure essentiellement décorative, comme à peu près tout le répertoire instrumental baroque, à l'exception de quelques Germains fanatisés. Ses opéras se caractérisent aussi par leur rondeur, leur moelleux, dans une veine où l'intrigue est devenue complètement secondaire et essentiellement le prétexte à ballets et ariettes.
    Ce sont donc ses grands motets (compositions sur les psaumes avec orchestre, solistes et chœurs, contrairemnet aux petits motets qui sont écrits pour un à trois chanteurs, basse continue et parfois un ou deux instruments mélodiques) qui lui valent cette belle notoriété, en raison de leur grande variété au sein d'une même mise en musique, de leur orchestration brillante, de leurs effets inédits ou saisissants, de leur veine mélodique immédiate. Sur les 17 attestés, il ne nous en reste que 9.

Complément discographique :
    … ce qui nous amène à la recommandation complémentaire.  Le disque standard, recommandé par tous (et à bon droit), est celui des Arts Florissants, avec trois autres grands motets : le majestueux Dominus regnavit, le très figuratif In exitu Israel (avec les flots en furie de « Super flumina Babylonis »), et le De profundis. Attaques fines, mobilité, c'est un univers différent de la recherche de l'atmosphère et de la couleur du disque de l'Ensemble Baroque de Limoges – dans les deux cas, le soin apporté à la déclamation est très réel, témoin d'une forme d'âge d'or dans l'intérêt pour la rhétorique des interprétations baroques. Complément absolument évident au présent disque.

   


Suite de la notule.

mardi 19 février 2019

Une décennie, un disque – 1740 – Don Quichotte chez la Duchesse : ballet, comédie et tragédie en musique


1740


quichotte duchesse

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Première scène : Sancho est poursuivi par un monstre. Voyez plutôt la prodigalité de cette exposition de deux minutes !  Et précisons que tous les effets orchestraux, bruit du monstre excepté (mais la tradition comprenait assurément des bruitages), sont notés par Boismortier, ces cors furieux, ces trilles…

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Acte II : Venus délivrer Dulcinée de la Grotte de Montésinos, les deux héros croisent un hostile nanique qui se change soudain en géant.

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Acte III : Devant l'acharnement de l'enchanteresse jalouse Altisidore (qui les a prétendument transformés en ours et en sapajou – la cour du Duc fait semblant de les percevoir sous cette forme), don Quichotte chante un air espagnol.

Compositeur : Joseph BODIN de BOISMORTIER (1689-1755)
Œuvre : Don Quichotte chez la Duchesse (1743)
Commentaire 1 : Ballet comique en III actes mais qui tient tout entier en 1 heure (il servait d'intermède au Pouvoir de l'Amour de Pancrace Royer et avait été donné à la Cour le même soir que la Ragonde de Mouret), et qui est, quoique parcouru de courtes danses (souvent chantées !), clairement à classer parmi ce que nous appelons opéra, cette œuvre est sans doute le plus grand bijou de concision et de drôlerie que recèle tout le répertoire.
    Le livret de Favart fusionne de façon assez fidèle deux épisodes du Quichotte (Favart va jusqu'à conserver la manie des proverbes de Sancho !), l'épisode de la Grotte de Montésinos étant fondu dans la mystification organisée par le Duc (qui fait croire à des prodiges aux deux crédules), mais avec une concentration en action assez incroyable. Les actions se succèdent d'autant plus rapidement que les airs et danses font entre 1 et 2  minutes (!), et la veine mélodique superlative de Boismortier peut ainsi s'écouler sans jamais se répéter, les fulgurances se succédant à un rythme proprement étourdissant.
    Le style vocal (souvent orné, quoique très ciselé sur les récitatifs qui sont presque des ariosos) et orchestral tire clairement sur Rameau, mais avec une rondeur et une grâce qui empêchent toute confusion – Rameau a quelque chose de plus tranchant et élancé, là où Boismortier ne se départit jamais d'une beauté mélodique instantanée et d'accompagnements colorés.
    Si je ne devais, pour faire aimer l'opéra, ne citer qu'un titre sans rien connaître des goûts de mon interlocuteur, ce serait assurément, sans hésiter, Don Quichotte chez la Duchesse. Je n'ai jamais rien rencontré de tel, et je suis à la vérité assez triste que le rythme dramatique et musical de la plupart des opéras ressemble davantage aux Reines Tudor ou à Tristan qu'à ce Boismortier-ci !

Interprètes : Stephan Van Dyck (Don Quichotte), Richard Biren (Sancho), Meredith Hall (Altisidore), Paul Gay (Le Duc, Merlin, un Japonais), Marie-Pierre Wattiez (une paysanne), Patrick Ardagh-Walter (Montésinos), Paul Médioni (un traducteur), Akiko Toda, Brigitte Le Baron, Nicole Dubrovitch, Anne Mopin ; Chœurs et Orchestre du Concert Spirituel, Hervé Niquet
Label : Naxos (1996)
Commentaire 2 : Distribution au sommet, le meilleur du chant baroque est là. Stephan Van Dyck possède la grâce élancée des meilleurs haute-contre, avec cette excellente gestion de l'équilibre entre l'héroïsme, la galanterie et le second degré, sans prêter lui-même à rire (et splendide français). Richard Biren, baryton aussi clair que possible, joue lui aussi des poses sans façon de son personnage. Tandis que la substance même des voix d'Ardagh-Walter et Médioni impressionne. Seul point noir, Meredith Hall, voix beaucoup plus mûre et opaque, au français moyen, qui sans être réellement déplaisante dépare ce plateau parfait. (Mais elle chante avec beaucoup de conviction la méchante et cela fonctionne très bien.)
    Très beau chœur intelligible, orchestre toujours aussi rond et coloré, direction haletante qui ne relâche jamais cette course permanente à l'action, à travers géants menaçants, magiciennes furieux, coups de bâtons, métamorphoses et princesses lointaines. Un modèle pour tous.

Un peu de contexte : Boismortier
    Boismortier mérite un mot, car il est un personnage. Un ambitieux talentueux qui semble avoir produit ce chef-d'œuvre un peu par hasard, au sein d'un catalogue (parmi les plus importants du XVIIIe français, ai-je lu sous des plumes sérieuses – sans avoir le temps de le vérifier dans le cadre de cette très courte notule) qui se caractérise davantage par son abondance que par son exigence ou sa sophistication.
    Quittant Metz pour Perpignan (il y voit manifestement un marché prometteur) comme confiseur, comme son père, il fait un beau mariage avec l'héritière d'un orfèvre (qui meurt bientôt, leur léguant de beaux biens), envoie ses airs à Ballard, « monte » vers la capitale et fréquente Bernier, Gervais, Mouret à la Cour de Sceaux… Bientôt très à la mode dans les salons parisiens, prisé pour sa séduction immédiate et son talent à improviser des vers, il écrit beaucoup de musique de chambre (lui-même grand flûtiste), mais aussi un assez grand nombre de motets. Face aux critiques, il avouait volontiers qu'il écrivait pour l'argent.
    Lorsqu'il compose Don Quichotte, c'est un vieux compositeur (55 ans) qui rencontre un librettiste qui vient de connaître la gloire (33 ans, Favart a écrit la fondatrice Chercheuse d'esprit deux ans plus tôt). Boismortier avait beaucoup composé pour les théâtres de la Foire, en avait dirigé des représentations, là où Favart exerçait aussi ses talents de librettiste. Mais comme on le voit ici, sur des scènes plus officielles, leurs talents se sont combinés et nourris de façon tout à fait exceptionnelle.

Compléments discographiques :
    Il existe de beaux extraits de danses du Quichotte par l'ensemble Les Boréades de Montréal (couplé avec la cantate L'Hyver des Saisons avec la jeune Karina Gauvin), très bien interprétés, pour renouveler le plaisir. (Ces Cantates, gravées avec un accompagnement plus prudent par Isabelle Desrochers, méritent tout à fait le détour.)
    Ne surtout pas débuter avec la version vidéo de Niquet (mise en scène des époux Benizio), faite à 20 ans d'écart : la partition est « remplie » pour tenir une soirée et « rendre accessible » par diverses pitreries qui auraient été bienvenues dans un opéra italien à numéros (je verrais très bien des saltimbanques au milieu d'un opéra un peu mineur de Porpora ou Jommelli), mais qui ici distendent complètement une action dont la densité est précisément le point fort de toute l'œuvre. Pitreries pas tellement plus drôles, à mon sens, que le livret lui-même (qui en contient grande quantité).
    À cela s'ajoute que le plateau vocal n'est pas du tout aussi exaltant que dans le studio, et que le Concert Spirituel, moins souvent réuni alors que la carrière de chef romantique d'Hervé Niquet a déjà décollé, n'a pas du tout la même ardeur, la même griserie de jouer cette musique.
    J'ai beau adorer l'œuvre, je ne parviens pas à être intéressé par cet objet.
    En revanche, n'hésitez pas à écouter Daphnis & Chloé également chez Naxos par le Concert Spirituel, dans les mêmes années : une grande réussite dans cette pastorale vraiment inspirée (culminant notamment dans sa rare chaconne à quatre temps). C'est à mon sens le plus intéressant du legs de Boismortier, les motets et la musique de chambre étant d'essence beaucoup plus galante et, comme le laissent supposer les commentaires du temps, peut-être délibérément plus superficiels.
   


samedi 9 février 2019

Une décennie, un disque – 1730 – joie de la mort & promesse de résurrection[s]


1730


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Requiem en ré ZWV 46 : Tuba mirum et Recordare.

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Reprise du Kyrie et Christe Eleison.

Compositeur : Jan Dismas ZELENKA (1679-1745)
Œuvre : Requiem en ré majeur ZWV 46 pour le Prince-Électeur Friedrich August Ier (1733)
Commentaire 1 : Couplé avec un Office pour les Défunts complet (constitué de 3 Leçons et 9 Répons – les 6 autres leçons étant, sauf erreur, simplement lues), ce Requiem (on en a au moins retrouvé 4, dont un seul en mineur) présente de nombreux traits originaux qui justifient sa mise en avant pour cette décennie 1730.
    Sa lumière d'abord, une vision réellement radieuse de la mort, clairement inspirée par l'idée de Résurrection… le faste de Contre-Réforme dans ses chatoyances les plus expansives. Plus largement ensuite, on est frappé par le nombre de solos instrumentaux, d'airs lumineux, de contrepoints très mélodiques, d'effets orchestraux.
    Et pourtant, cela ne se transforme pas en opéra déguisé, en prétexte à virtuosité… la forme en est singulière, aussi éloignée de l'opera seria que possible : chaque section dispose de son caractère, sans répétitions systématiques ni formes réellement closes. En revanche, débauche musicale qui a peu d'exemple, comme ce Tuba mirum pour deux basses solo, dont les tuilages sont augmentés de sonneries de trompette, comme grand solo de clarinette, rare pour l'époque, en contrepoint de l'alto et du ténor dans le Recordare (de même pour le soprano solo du Christe eleison et l'alto solo de l'Agnus Dei), ou comme cette fugue pour la reprise du Kyrie, interrompue par des échos de la section de vents, comme si un concerto grosso de plein air venait interrompre la fugue finale du Messie. Le style harmonique et mélodique n'est par ailleurs pas sans parentés avec celui de Bach (qui appréciait ce confrère), que ce soit pour les chœurs avec trompettes (façon oratorios de Noël ou de Pâques), pour les airs ornés ou pour les chromatismes choraux (tels ceux, ascendants, du Lacrimosa, qui évoque les chœurs d'action des Passions).
    Une sorte de réservoir d'idées assez originales, qui couvre une bonne partie des pratiques du temps et les outrepasse – tout à fait jubilatoire à l'écoute.

Interprètes : Hana Blažíková, Markéta Cukrová, Sébastian Monti, Tomáš Král, Marián Krejčík – Collegium Vocale 1704, Collegium 1704, Václav Luks
Label : Accent
Commentaire 2 : Luks et son ensemble me paraissent tout simplement les meilleurs interprètes de la musique de cette période – du moins pour la zone d'influence germano-anglaise. Animation et sobriété, grand soin de la rhétorique verbale, tout claque mais sans à-coups ni discontinuités, et sans chercher à multiplier, comme beaucoup d'ensembles spécialistes, les effets. Tout est au cordeau, mais pensé pour la musique elle-même, sans recherche de la surprise, mais toujours dans une forme d'équilibre sophistiqué qui profite à l'éloquence.
    Par ailleurs, il n'a pas été chercher ici des chanteurs de seconde zone : outre le chœur excellent, Hana Blažíková (exemple-type du soprano finement focalisé à la tchèque) est souvent recrutée pour des solos d'oratorio ou des parties de madrigal par les plus grands (Lassus et Gesualdo de Herreweghe dernièrement, mais ses enregistrements sont nombreux !), Sébastian Monti (découvert dans le plain-chant de la Messe de Boutry remontée par Martin Robidoux, et présent dans plusieurs productions importantes de tragédie en musique), Tomáš Král… Les deux basses tchèques mêlent verticalité de l'assise et clarté du timbre d'une façon absolument délectable.
    Une belle version animée et interprétée à très haut niveau, donc, qui parachève l'expérience.

Un peu de contexte : Zelenka
    Zelenka est une redécouverte récente de la musicologie. Depuis les années 1980, il est passé d'inconnu à pilier du répertoire discographique, abondamment documenté. Né en Bohême, formé à Prague et à Vienne, il a exercé à Prague et surtout à Dresde, dont il constitue la grande figure musicale du début du XVIIIe siècle, en particulier sacrée (mais aussi instrumentale). Catalogue extrêmement riche, explorant des styles assez variés, qui reflètent largement les tendances de son temps. Zelenka a la particularité d'avoir écrit hors des contingences des services liturgiques réels : ses dernières messes, beaucoup plus longues et exigeantes en effectifs, paraissent fantaisistes pour l'insertion dans une célébration, et, nommées Missæ ultimæ par lui-même, on soupçonne qu'elles constituent une sorte de testament-démonstration plus qu'une réponse à un besoin concret de commanditaires.
    Ses Répons pour l'office des Ténèbres, ou bien ses œuvres instrumentales parfois d'une assez grande liberté, donnent une image de son originalité et de son talent, aussi bien dans l'instrumentation que dans le contrepoint, le tout servi par une veine mélodique qui, sans être la plus forte de son temps, soutient immanquablement l'intérêt. (Mais je crois vous avoir sélectionné son plus beau disque disponible à ce jour. Contre-propositions acceptées en commentaires…)

Alternative discographique :
    Il existe une autre version, sur instruments modernes avec l'Orchestre de Chambre de Berne, parue chez Claves en 1985, dirigée par Dähler dans une distribution de grands chanteurs (Brigitte Fournier, Balleys, Ishi, Tüller), évidemment beaucoup moins affûtée stylistiquement (quoique tout à fait opérante).
  

dimanche 16 décembre 2018

Une décennie, un disque – 1720 – le motet polychoral allemand en gloire


1720


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Singet dem Herrn ein neues Lied
par le Scholars Baroque Ensemble

Compositeur : Johann-Sebastian BACH (1685-1750)
Œuvre : Singet dem Herrn ein neues Lied « Chantez au Seigneur un chant nouveau » (1726 ou 1727)
Commentaire 1 : À mon sens, les motets incarnent le sommet de l'art de Bach, le lieu où sa science contrapuntique sans exemple (quantité de doubles et triples fugues dans ces motets à double chœur) rencontre une sensibilité moins évidente pour moi dans ses œuvres les plus ambitieuses, dont l'objet paraît plus formel. Quelque chose du frémissement des meilleurs moments des Passions intégré dans une hymne à la polyphonie la plus expansive.
    Et au sommet de ce corpus figure Singet dem Herrn, d'une folie musicale étourdissante, mais aussi d'une gourmandise prosodique qu'on ne connaît pas souvent à ce degré chez Bach – les volutes du mouvement d'entrée, les réponses « chantez ! » (les ensembles les plus inspirés utilisent le troisième temps pour faire claquer les « t » finaux de « singet ! » comme cithares et cymbales !), les vocalisations de voyelles et les tourbillons de consonnes, les appuis des entrées fuguées sont très étudiés, et secondent véritablement le texte. Tout en chantant le chant et la danse, le chœur crée du chant et de la danse, invite au chant et à la danse.
    Deux psaumes (149 et 150, Cantate Domino et Laudate Dominum, dans leurs déclinaisons latines habituelles) pour les fugues aux extrémités, avec fusion des deux chœurs dans la dernière. Au centre, une partie apaisée avec un choral sur un cantique de louange (mais évoquant la mort) de Poliander (de 1548, le premier jamais écrit pour le culte luthérien !), auquel répond un chant de type aria, le tout en alternance entre les chœurs (qui chantent tous deux des chorals et des arie). Même la structure générale, donc, alternant les Écritures et les textes de célébration semi-récents, l'homorythmique et le contrapuntique, les groupes séparés et réunins, dit quelque chose du texte, de la religion.
    Je trouve, dans ce corpus, avec le même vertige d'aboutissement formel que pour ses plus grandes œuvres, une générosité avenante, immédiatement accessible et grisante, plus que dans n'importe quelle autre pièce de Bach.

Interprètes : Anna Crookes, Kym Amps (sopranos), Angus Davidson, David Gould (contre-ténors), Robin Doveton, Julian Podger (ténors), Matthew Brook, David van Asch (basses) ; Jan Spencer (violon), Pal Banda (violoncelle), Terence Charlston (orgue positif) ; le tout nommé Scholars Baroque Ensemble, « coordination artistique » par David van Asch  (Naxos, 1996).
Commentaire 2 : Au sein d'une discographie évidemment fort généreuse, quelques critères de choix. Je trouve que le chant à « un par partie » (dont la véracité historique fait l'objet d'âpres débats, et je crois plutôt en perte de vitesse), c'est-à-dire à quatre chanteurs pour un chœur (donc huit chanteurs pour les motets à double chœur, chacun tenant une ligne spécifique) apporte un avantage décisif par rapport à n'importe quelle autre grande version, même à deux par partie : le texte est articulé par un individu et quitte cette abstraction collective, chaque inflexion devient personnellement expressive. Dans les chorals, ce n'est pas spécialement un enjeu, mais dans les fugues, cette singularité des voix (qui rend en outre les lignes plus audibles) a un prix très particulier, que je ne suis pas prêt à céder.
    Cette version, outre d'être très bien chantée et dite, avec une réelle saveur, jouit d'un atout supplémentaire : pas de doublures instrumentales – qui, là aussi, tendent à occulter les chanteurs et à accaparer les couleurs. Seulement une basse continue (violoncelle et positif), et déjà je m'en passerais volontiers – mais il n'existe pas de versions discographiques sans (croyez bien que j'ai activement cherché). Ce qu'on en sait historiquement est, là aussi, en faveur de doublures des parties vocales lorsque des instruments étaient disponibles – et rationnellement, cela rend les lignes plus lisibles et évite aux chanteurs de dévisser dans les parties les plus difficiles solfégiquement. Mais en termes de résultat, celle-ci l'emporte, hymne au Verbe triomphant !
    Seule toute petite réserve : les ténors et surtout les contre-ténors (là aussi, un bon choix pour éviter des femmes dans leurs mauvaises notes, et proposer des timbres bien différenciés) sont un peu pâles, pas très colorés.

Un peu de contexte : le genre du motet
    Le mot de cantate ou de motet ne recouvre pas le même genre selon les aires stylistiques, au début du XVIIIe siècle : les Français ont essentiellement des cantates profanes, les Italiens les deux (les cantates sacrées étant souvent des paraphrases des écritures par des librettistes, façon Brockes-Passion), les Allemands aussi (les cantates sacrées ont une structure en forme de mini-opéra, avec ouverture, récitatifs, airs, chœurs figuratifs, chorals, dans lesquels peuvent se combiner des Écritures et leur paraphrase / commentaire / reconstitution dialoguée).
    Il en va de même pour le motet : il s'agit en réalité d'une composition plus libre, hors de l'ordinaire de la messe. En France, il est presque toujours en latin (en général des Psaumes ou en tout cas des textes de la grande tradition des prières « officielles »), tandis que dans l'Allemagne réformée où exerce Bach, ce sont des pot-pourris de textes tirés des Psaumes, des Épîtres, d'hymnes plus récemment écrites… Qui peuvent être assemblés par le compositeur lui-même – bien que ce point soit sujet à débat chez Bach.
    Les témoignages laissent à penser qu'on en a perdu un assez grand nombre chez Bach. Ceux qui nous sont parvenus et dont nous connaissons l'occasion sont liés à des événements funèbres(obsèques, funérailles, commémorations…).

Alternatives discographiques :
    Mon idéal existe, mais pas au disque. Complètement a cappella par Voces8 lors de ce concert filmé lors du festival de Vaisons-la-Romaine. La vivacité, la typicité des timbres (même si, la aussi, surtout vrai pour les sopranos et les basses), le sens du rythme (ils font beaucoup d'arrangements jazzy, filmiques, etc.), et, donc, l'absence de toute interférence instrumentale, l'émotion verbale et vocale brute.
    Sans surprise, donc, les versions que je trouve les meilleures sont celles à un par partie : le disque de Voces8 précisément, avec les Senesini Players (Signum), que je recommande vivement, une explosion de saveurs (grâce aux doublures instrumentales très réussies ; difficile arbitrage avec le disque Naxos pour cette présentation du disque de la décennie), la seconde version de Kuijken (chez Challenge Classics), celle de Kooij (moins vive), Junghänel (peut-être à 2PP, à vérifier)…
    Ensuite viennent d'excellentes versions en petits ensembles, Norwegian Soloists, Hermann Max ou même en grands chœurs : Gardiner bien sûr, mais aussi, plus étonnants, Sourisse (très, très convaincant), Hiemetsberger (Chœur Sine Nomine), Holten (Radio Flamande)…
    Je ne suis pas là pour dire du mal, mais signale tout de même que, si jamais vous étiez attirés par la promesse de leur nom, Harnoncourt, Bernius, Fasolis, Higginbottom, Jacobs, Reuss, Herreweghe ou Ericson ne sont pas forcément au niveau de leurs meilleurs standards (sans être infâmes, je les ai trouvés un peu trop épais et en tout cas pas tellement touchants). Reuss, Suzuki, Herreweghe II, voire Jacobs (mais attention avec grand chœur, acoustique très réverbérée et exécution un brin molle…) restent cependant très agréablement écoutables, mais je crois qu'on peut réellement trouver mieux, même avec grand chœur.
  

dimanche 9 décembre 2018

Une décennie, un disque – 1710 – l'empire de l'opera seria


1710


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« Venti, turbini, prestate
Le vostri ali a questo piè ! »
Renaud (Vivica Genaux
) court sauver Almirène,
la fille de Godefroy et sa promise, enlevée par Armide,
en commençant par un duel épique contre un bassoniste insolent.


Compositeur : Georg-Friedich HÄNDEL (1685-1759)
Œuvre : Rinaldo
Commentaire 1 : Outre son statut historique particulier (cf. infra), Rinaldo est aussi l'un des meilleurs titres de tout Haendel, et de tout le répertoire de seria. Galerie de tubes très variés et brillants, sur un livret nettement plus caractérisé que la moyenne, qui évite notamment les statismes (et les plaintes omniprésentes…) de Giulio Cesare, son opéra le plus joué avec Alcina. Le rôle-titre est particulièrement bien servi, avec sa rage (« Abbrucio, avvampo » et ses allitérations, « Il tricerbero » en unisson), ses élans (« Venti, turbini » avec concertato de basson), ses éclats (« Or la tromba ») et bien sûr sa grande plainte, une des plus senties de tout Haendel (« Cara sposa »). De même pour les méchants – airs d'Armida avec hautbois obligé, duos de clavecins solos, d'Argante avec trompettes et timbales… À cela s'ajoutent des inhabituelles Sirènes en duo, mage chrétien, symphonies de bataille ; on ne fait pas plus varié dans ce répertoire, et au meilleur niveau d'inspiration.

Interprètes : Vivica Genaux, Inga Kalna, Miah Persson, Lawrence Zazzo, Christophe Dumaux, James Rutherford, Dominique Visse, Freiburger Barockorchester, René Jacobs (Harmonia Mundi, 2003)
Commentaire 2 : Ce n'est à la vérité pas un véritable disque coup de cœur comme les autres, davantage un document incontournable. Mes disques de seria fétiches (Haendel-Ariodante-Minkowsi,Vivaldi-Motezuma-Curtis, Graun-Cleopatra-Jacobs…) renvoyaient tous à des dates où d'autres disques, d'autres genre me paraissaient plus fondamentaux. Mon choix s'expliquera mieux après lecture, plus bas, de la mise en perspective discographique, mais il se résume assez simplement : la version Jacobs est la plus instructive dans le cadre d'un parcours découverte, car les chanteurs exécutent de réelles diminutions très riches lors des reprises (Jacobs les écrit très précisément, à rebours de l'esprit improvisé d'époque, mais cela assure aussi une réelle richesse qu'on ne retrouverait pas si aisément – et à en juger par les traités d'époque, Jacobs, pourtant assez radical, se montre plutôt économe en réalité), et même les instrumentistes dans certaines ritournelles.
    Par ailleurs, pour qui voudrait aborder ce répertoire, la variété des timbres instrumentaux (usage très généreux des flûtes à bec, du violon solos, des archiluths) peut rompre la possible monotonie. Chanteurs par ailleurs remarquables : Genaux, moelleuse et agile comme personne, la jeune Persson, ou encore le timbre délicieux de Lawrence Zazzo (l'un des rares falsettistes dotés d'un minimum de fruité et de diction). Jacobs ajoute aussi quantité d'effets, de bruitages, qui ne sont pas arbitraires mais inspirés des témoignages sur les représentations.
    C'est donc une très belle version, au-dessus de tout reproche, même si, passé l'enchantement de la découverte, je lui trouve un petit côté contrôlé et « studio », guère dansant ni furieux, accentué par la prise de son un peu confortable, qui présente pas les instruments d'époque comme à distance, sans toute leur franchise rugueuse.

Un peu de contexte : a) la naissance de l'opera seria
    Lorsque, à Florence, la Camerata Bardi projette de redonner vie au principe de la tragédie musicale à la grecque, le projet est celui d'une parole mélodieuse, rehaussée de musique pour plus d'expression. Et, de fait, dans les premières décennies de l'opéra, hors quelques ariettes où la musique prend clairement le pouvoir (rien que chez Monteverdi, on peut songer à « Vi ricordi, o boschi ombrosi » d'Orfeo, « Lieto camino » d'Ulisse ou « Pur ti miro » de Poppea), la musique demeure sobre, essentiellement une notation de rythmes et de hauteurs sur une harmonie assez simple, sorte de déclamation codifiée, avec un ambitus et des effets, grâce au chant, simplement exagéré par rapport à la déclamation parlée standard.
    Pourtant, très vite, la fascination pour la voix humaine et ses possibilités (d'ambitus, de couleur, d'agilité) va conduire vers une pente plus hédoniste, jusqu'à devenir l'exact inverse du recitar cantando, une fête purement musicale et vocale, où l'agilité est reine, sur des textes-prétextes où les héros de l'Antiquité et des romans de chevalerie s'expriment dans les mêmes métaphores stéréotypées. Dans un premier temps, la génération de Legrenzi (dernier quart du XVIIe siècle) propose des œuvres où la musique est en même temps plus variée et audacieuse qu'auparavant (témoin l'oratorio de Falvetti que je recommandais pour la décennie 1580).
    Mais, au bout du compte, les opéras d'Albinoni en témoignent dès les années 1690, le XVIIIe siècle voit le triomphe de l'air à da capo (qui persiste jusque dans le style classique et, d'une certaine façon, dans le belcanto romantique) : deux strophes courtes, dont la première, reprise, est ornée de variations spectaculaires (appelées diminutions car les traits sont en général plus rapides et donc les durées des notes plus courtes). Les récitatifs ne sont que des ponts utilitaires destinés à faire progresser l'action, tandis que les airs clos (qui peuvent régulièrement côtoyer les 10 minutes sur 8 vers à partir des années 1730), qui expriment les émotions paroxystiques des personnages constituent le clou du spectacle ; au moins autant à cause de leur virtuosité technique (longueur de souffle ou rapidité des coloratures) que de leur expressivité exacerbée.

Un peu de contexte : b) Haendel à Londres
    Lorsque Händel (Handel pour les anglophones, Haendel pour les francophones) arrive à Londres en 1710, après avoir déjà fait ses preuves en Allemagne et étudié en Italie, Bononcini vient de composer et de faire représenter le premier opéra intégralement en italien jamais donné sur une scène anglaise. Le jeune compositeur propose alors son Rinaldo, dès 1711, qui lui fait immédiatement une place de choix sur la scène britannique, et contribue à y installer le seria italien pour longtemps – puisque c'est paradoxalement par lui que l'opéra en langue s'impose, à partir des années 1730, comme un divertissement de premier plan (il en a toujours existé, mais sans le prestige des productions italiennes, à ce qui m'en a semblé dans mes lectures – je ne suis pas spécialiste de la question).
    Rinaldo n'est pas le seul à emprunter à la matière médiévale, mais il appartient à la minorité d'opéras qui y puisent au lieu des figures historiques de l'Antiquité romaine ou, déjà moins nombreux, mythologiques grecques. Il en existe un certain nombre d'exemples postérieurs (Ricardo Primero, Amadigi, divers Orlando…), mais je ne suis pas certain qu'il y en ait beaucoup avant. En tout cas le livret fut sujet de débat – puisque régidé non à partir de l'original, mais d'une traduction anglaise du Tasse.
    De surcroît, sa matière use d'une source assez récente et non d'un véritable roman de chevalierie (la Jérusalem délivrée de Tasso), qui a déjà fait les beaux jours de l'opéra français (Tancrède de Danchet & Campra – 1,2).

Alternatives discographiques :
    Le choix est assez étendu au disque, et dans de bonnes versions. Pour autant, le choix est difficile. Si l'on laisse de côté les versions anciennes loin du style (où brille par exemple Marilyn Horne, mais dans un entourage moins glorieux, et dans un style qui paraît désormais tellement monumental, assez lourd et plat à la fois), on a vu éclore depuis le renouveau baroqueux un assez solide nombre d'intégrales valables de Rinaldo, sans même mentionner les bandes de concert aisément disponibles.
    Mon véritable coup de cœur va à l'une des premières intégrales d'opéra sur instruments anciens, où je retrouve un esprit similaire au fameux Orfeo de 1969 d'Harnoncourt : certes, on a appris depuis, et fait plus mobile… pourtant il y a là une ferveur, un frémissement de la rédécouverte, une sorte de vérité de l'émotion, du plaisir, qui me rendent cette version plus présente et touchante qu'aucune autre (ou presque, j'y reviens). Malgoire en 1977, avec des grains de voix comme on n'en fait plus : Watkinson, Scovotti, Cotrubas (!), Esswood, Brett, (Ulrik) Cold, Arapian ! La grande réserve pour l'auditeur qui voudrait explorer le répertoire transversalement comme dans cette série, c'est que les da capo ne sont pas variés (et une reprise est même coupée à cause du manque de place sur le vinyle !), ce qui fait perdre de vue l'un des piliers de ce répertoire, la fascination pour la virtuosité et l'inventivité vocales : Malgoire vaut en lui-même comme un merveille, mais je doute qu'il ouvre les portes de la compréhension de ce répertoire.
    Très habité et fonctionnel, Hogwood (avec Daniels, Orgonašová, Bartoli, Fink, Taylor, Finley…), que j'ai écarté un peu pour la même raison : les da capo sont timidement ornés. Plus récent, Kevin Mallon manque un peu de contrastes mais reste irréprochable stylistiquement, et sans falsettistes (c'est son Israel in Egypt qui est fabuleux !). Plusieurs DVDs également (dont Harry Bicket avec David Daniels, très réussi musicalement, mais le visuel bigarré de Christopher Alden peut incommoder, et j'ai essayé de parler de disques ici).
    Il existe cependant une version quadrature du cercle, sans falsettistes (pas vraiment adaptés à ce répertoire, et en tout cas pas du tout les équivalents physiologiques et vocaux des castrats), avec diminutions étourdissantes, chanteurs inspirés, continuo généreux, musiciens survoltés, et un sens du texte sans effet mais toujours électrisant ; Václav Luks, qui a été capté, mais pas commercialisé. La vidéo se trouve néanmoins en ligne, et c'est peut-être par là que vous devriez commencer.
   

jeudi 25 octobre 2018

Une décennie, un disque – 1700 – La naissance de la cantate française


1700


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Trois extraits significatifs :
¶ grand récit accompagné dans Pyrame & Thisbé (Fouchécourt) ;
¶ air concertant dans La Muse de l'Opéra (Rime) ;
¶ air d'imprécations & de morale dans La mort d'Hercule (Rivenq).


Compositeur : Louis-Nicolas CLÉRAMBAULT (1676-1749)
Œuvre : Cantates profanes françaises – (Orphée, 1710 ; Pirame & Tisbé, 1713 ; La mort d'Hercule, 1716 ; La Muse de l'Opéra, 1716)
Commentaire 1 : Chez Clérambault comme chez les autres, la cantate est une action dramatique très resserrée, partagée entre des récitatifs brefs, assez mélodiques, et des airs qui explorent des émotions galantes, des désespoirs pathétiques, ou proposent des moralités amères ou piquantes. (En général des propos assez stéréotypés sur l'Amour.)
    Bien qu'il utilise volontiers les airs concertants avec contrepoint de dessus instrumental (violon ou flûte) obligé, et soit un exemple de contrepoint et d'audace harmonique à l'italienne (en matière de langage musical), Clérambault ressortit au style français de la cantate : ses récitatifs sont très vivants et sophistiqués, parfois de réelles scènes convoquant un ou deux instruments mélodiques en sus du chanteur, et le format des airs varié, aussi bien des airs italiens ABA' que des airs de forme AA', ou de grands ariosos assez libres.
    Le choix de cet album couvre la plus grande variété possible de voix (dessus, haute-contre, basse-taille) et de caractères ; le lyrisme d'Orphée (sans doute la cantate française la plus enregistrée et donnée, depuis cet album), le récit haletant (et les splendides ariettes) de Pirame, le ressentiment amer au Mont Œta et ses maximes désabusées, le cas particulier de la cantate sans drame et très figurative La Muse de l'Opéra, qui liste tous les épisodes attendus sur scène (trompettes de triomphe, tempête, sommeil, Enfers…).

Interprètes : Noémie Rime, Jean-Paul Fouchécourt, Nicolas Rivenq ; Les Arts Florissants (Hiro Kurosaki & Bernadette Charbonnier aux violons, Éric Bellocq à l'archiluth, Élisabeth Matiffa à la basse de viole, William Christie au clavecin) ; William Christie
Label : Harmonia Mundi – « Musique d'abord »  (1990)
Commentaire 2 : Outre que je tiens Pirame et Tisbé pour la plus belle cantate de tous les temps et que je souhaitais l'inclure dans la sélection (il en existe trois autres bonnes versions, avec Ragon, Lesne, Wilder), il faut dire qu'on trouve assez difficilement de bons disques de cantates. Très souvent trop vocaux, pas très tendus, on entend de jolis timbres et un continuo riche, mais le drame et la multiplicité des personnages imposent rarement leurs présence, même chez des artistes d'ordinaire très aguerris. Par ailleurs, les deux tiers sont chantés par des anglophones dont la phonation est tout simplement douloureuse à des oreilles françaises (ainsi, malgré les très beaux programmes, impossible de recommander les disques Centaur autrement qu'en mode découverte à tout prix).
    Ainsi, en plus du panorama très complet qu'il propose, ce disque constitue surtout un témoignage capital de l'art le plus élevé de la déclamation française. Non seulement chaque mot est articulé, mais l'intensité, l'expression fine de chaque syllabe est dosée… Les vers, servis par la musique mais aussi par la parole, prennent alors, bons ou mauvais, une intensité hors du commun. C'est ce travail qui ne se fait plus que marginalement dans le baroque et qui manque cruellement, en particulier pour le répertoire français qui met toujours le poème à l'honneur. J'espère que les jeunes artistes pas encore totalement en pleine lumière mais qui excellent dans ce répertoire (Cécile Madelin, Eva Zaïcik, Paul-Antoine Benos…) serviront de norme pour une nouvelle génération.
     À cela s'ajoute la singularité extrême des timbres – Rime au bord du cri, Fouchécourt planant sur ces accents naïfs, et le grain d'une nonchalance non sans âpreté, si français, de Rivenq… Côté continuo, j'admets qu'on a fait plus riche et varié depuis, mais le goût est assez parfait, altier et limpide (Bellocq est particulièrement admirable).

Un peu de contexte – a) La naissance de la cantate :
    En ce début de siècle, le foisonnement de styles, qui s'étend à de plus en plus de nations et de genres, rend le choix difficile – je devais initialement présenter une Passion nord-allemande tellement méconnue qu'on n'en connaît pas l'auteur… Mais comment passer devant l'événement qui agite toute la France ?  En 1706, Jean-Baptiste Morin, maître de chapelle à Orléans et Chelles, ayant connu quelque succès pour ses petits motets, publie le premier recueil de cantates françaises.
    Le format existait en Italie dès le début du XVIIe siècle (Carissimi !), et Morin doit se justifier et s'excuser de son audace dans sa préface, où il souligne à quel point il écrit bel et bien de la musique française et ne fait pas entrer le loup ultramontain dans la bergerie gallicane – ce qui était, à en juger par la proximité des formes et le nombre de cantates italiennes qui seront ensuite écrites par des compositeurs français, objectivement faux. Quoi qu'il en soit, le genre connaît un engouement immédiat, et tous les musiciens un peu ambitieux en produisent plusieurs livres : Campra, Bernier, Montéclair, Clérambault, Jacquet de La Guerre s'en emparent dans les années qui suivent, et la cantate conserve sa vitalité par-delà les années 1720 (moins nombreuses dans les années 1730, mais Lefebvre en écrit jusque dans les années 1740).

Un peu de contexte – b) Concurrences de formats :  
    La forme est théorisée par le poète Jean-Baptiste Rousseau, une figure singulière réputée pour sa misanthropie active – battu par La Motte pour l'élection à l'Académie Française (un peu la honte, c'est vrai), il perd la mesure et écrit des couplets vengeurs allant jusqu'au blasphème, ce qui lui vaut notamment, avant l'exil, d'être rossé par La Faye, capitaine aux gardes, qui était poète à ses heures et à qui on avait attribué ces vers – à ne pas confondre avec La Fare (qui était protecteur de Rousseau, au contraire), lui aussi poète et capitaine des gardes de Philippe d'Orléans, et même son librettiste pour les « opéras du Régent », j'en parlerai bientôt.
    Ce personnage profondément antipathique et supérieurement amusant avait proposé une transposition simple de la forme de la cantate italienne (alternance récit-air-récit-air-récit-air). Chez Morin, Bernier, Batistin (Stuck), la musique est aussi tout à fait conforme à l'usage transalpin : le récitatif est toujours en 4/4 et les airs, assez longs, systématiquement à da capo (couplet central et reprise ornée de la première partie).
    Pourtant, dès Campra (1708, deux ans plus tard !), la forme prend plus de liberté, aussi bien dans l'enchaînement assoupli des récits et airs (chez Clérambault, les récits plus « arioso », de forme cursive mais plus chantés, accompagnés de figuralismes, etc., sont monnaie courante) que dans la forme musicale même, avec des airs de types divers, en général plus courts, et des récitatifs de type LULLYste (changements de mesure constants, selon les besoins du vers et de l'expression de la déclamation, beaucoup de ruptures).

Un peu de contexte – c) Pourquoi Clérambault :  
    Bien que son premier livre de cantates date de 1710 (et que les suivants, également représentés sur ce disque, appartiennent à cette décennie), j'ai fait le choix de considérer que certaines d'entre elles avaient probablement été élaborées au cours de l'année 1709 : la cantate est un engouement de la décennie 1710, mais surtout un événément fondamental de la décennie 1700, et cela me permet commodément de proposer au moins un titre d'opéra seria dans le parcours, qui apparaîtrait dans le cas contraire étrangement défectif.
    Pour autant, les bons disques de cantates sont rares et Clérambault m'en semble (sa fortune discographique et en concert laisse supposer que je ne suis pas seul à le sentir ainsi) le représentant le plus inspiré, ce qui m'a poussé à une entorse de six mois afin de présenter un disque exceptionnel.

Alternatives discographiques :
    Elles ne sont pas légion. Pour Clérambault, les témoignages déjà mentionnés de Poulenard-Ragon-Amalia, Lesne-Seminario, Wilder-Bostonades.
    Je n'ai réussi à mettre la main sur aucun disque de Morin (pas un compositeur immense dans le reste de son legs au demeurant, ceci expliquant sans doute cela), même s'il y en a forcément. Je trouve Campra et Montéclair assez raides, peu mélodiques, pas très marquants – et les disques Christie ne sont pas du tout aussi bien chantés et dits qu'ici. Jacquet de La Guerre, l'une des représentantes les plus intéressantes du genre, est jouée quelquefois en concert (Le sommeil d'Ulysse essentiellement), encore assez mal servie au disque, deux cantates par ci, deux autres par là. Les deux seuls à être correctement prononcés sont deux avec Isabelle Desrochers, sans être électrisants non plus malgré les grandes qualités, la science du répertoire et la voix parfaitement adéquate de la chanteuse (privilégiez le disque Alpha, meilleur accompagnement).
    Que reste-t-il ?  Les cantates de Bernier par Gérard Lesne (même si sa technique est celle d'un contre-ténor et non d'une haute-contre, ce qui le conduit souvent – je n'ai pas vérifié dans ce disque-ci – à transposer les pièces), expressivement chantées et très bien accompagnées, avec un beau choix. Aussi un disque largement consacré à Lefebvre, compositeur méconnu qui écrit anachroniquement ses cantates (passées de mode) en 1740 dans le style 1710, qui doit paraît ces jours-ci par Eva Zaïcik et le Taylor Consort – entendus en concert, les cantates sont très complètes et marquantes, et les interprètes assez fabuleux.

samedi 20 octobre 2018

Une décennie, un disque – 1690 – la zone d'influence de Grigny


1690


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Dialogue sur les grands jeux, l'Amen conclusif de l'hymne Veni Creator Spiritus.

Compositeur : Nicolas de GRIGNY (1672-1703)
Œuvre : Prermier Livre d'orgue – 1699
Commentaire 1 : Cet unique legs de Grigny (mort à l'orée de sa trentaine) constitue aussi l'un des massifs les plus passionnants de la musique d'orgue française avant la fin du XIXe siècle… Écrit dans les formes canoniques (grande messe d'une part ; 5 hymnes plus brèves d'autre part, composées pour des fêtes spécifiques), il s'en distingue cependant par sa qualité musicale exceptionnelle.
    Harmonie plus audacieuse (son univers sonore est sensiblement plus colorée que ses contemporains ; et ces marches harmoniques très inhabituelles dans le langage d'orgue français d'alors pour faire progresser un thème !), contrepoint sophistiqué (ces nombreux mouvements fugués qui paraissent s'épanouir sans contrainte mélodique), lignes de basse originales (des fusées assez libres dans les Dialogues jusqu'à l'opposé, l'immense bourdon du Point d'orgue sur les grands jeux qui clôt l'hymne A solis hortus), véritable sens mélodique, il n'est pas considéré sans raison comme l'un des plus grands représentants de l'orgue français et universel.
    Exemple parmi d'autres, mais parlant pour nous rétrospectivement, Bach avait  recopié pour lui-même l'intégralité de son livre d'orgue, comme il le faisait pour les pièces d'intérêt qu'il étudiait et dont il s'inspirait. En ce qui me concerne, ce livre, et en particulier les Hymnes, concentre toutes les vertus de l'orgue baroque français, le petit frisson de l'audace en sus.

Interprètes : Vox Gregoriana, Orgues de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, Sven-Ingvart MIKKELSEN
Label : CDklassisk (2013)
Commentaire 2 : Ce double disque paraît un conseil évident à de multiples titres. Il contient l'intégralité du livre (et non, comme certaines parutions, deux volumes séparés ou, pour d'autres, seulement une moitié), inclut les parties de plain-chant (et très bien exécutées, ce qui fait respirer l'enchaînement de pièces qui étaient prévues pour ponctuer et non se succéder, en particulier probant dans la Messe), utilise un instrument adéquat (Saint-Maximin n'est pas mon chouchou, mais il reste l'instrument le plus emblématique pour jouer ces musiques), et fait sonner avec évidence son contenu. Mikkelsen utilise les qualités de fondu de l'orgue Isnard de 1774 (peu développées chez les instruments français du temps) et, tout en phrasant sans négliger la danse, assure une lecture lumineuse et peu heurtée, propice à l'écoute en continu et sur la longue durée. Ce n'est pas le plus audacieux, mais il est à l'usage, je trouve, la meilleure compagnie, dont on ne se lasse guère.
    Les orgues de la basilique du couvent royal de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, dans le Var, sont installées dans l'église gothique (du milieu du XVIe siècle) la plus vaste de Provence, si bien que l'instrument dispose de dimensions inhabituellement vastes, lui autorisant son profil sonore plus « symphonique » que ses contemporains. J'avoue être plus sensible aux sons plus typés des orgues antérieures (Quoirin de Bordeaux refait d'après le Dom Bedos de 1748, Le Picard de Beaufays livré en 1742, Boizard de Saint-Michel-en-Thiérache en 1714, voire le Tribuot de Seurre en 1699), dotées d'anches plus nasillardes et de mutations aux résonances plus centrales, avec pour résultat un fondu bien sûr moindre. Pour autant, il s'agit d'un instrument exceptionnel dans une esthétique parente, et, considérant le peu d'instruments du XVIIe siècle, son usage est parfaitement licite et bienvenu.

Un peu de contexte :
    Nicolas de Grigny, en dépit de son nom, est né et mort à Reims, où il a exercé à la tribune de la cathédrale jusqu'à sa mort, après un bref passage par la basilique Saint-Denis près de Paris.
    Il m'a fallu arbitrer entre les livres d'orgue de cet âge d'or de la plomberie française, parmi ses contemporains Pierre du Mage, Louis Marchand, et bien sûr François Couperin, qui publie ses deux messes dans la même décennie !  Les équilibres entre les nations et les genres m'ont fait écarter du Mage, et je donne volontiers la préséance à Grigny, un standard de l'orgue, mais moins célèbre que Couperin chez les mélomanes non spécialisés – par ailleurs, si la Messe de Grigny est moins immédiatement séduisante que celle des Paroisses de Couperin, elle me paraît encore plus riche, et les Hymnes sont d'une personnalité et d'un relief que, je crois, personne n'égale dans ces années.

Alternatives discographiques :
Grigny constituant en réalité un standard de ce répertoire, les versions ne manquent pas ! 
    Pour la Messe, je recommande volontiers Marina Tchebourkina sur le Boizard de Saint-Michel-en-Thiérache, des timbres et une ardeur hors du commun, tout cela rugit superbement. Deux réserves qui ne me l'ont pas fait recommander prioritairement : il n'y a pas d'alternatim en plain-chant (pas déterminant, mais dommage), et les Hymnes ne sont pas très bien captés à Saint-Croix (Dom Bedos de Bordeaux), la réverbération masque un peu le détail – alors que le lieu n'est pas si difficile et que les disques de Chapelet, Leonhardt ou Kei Koito ne souffrent pas de ce problème. Olivier Vernet, dans un genre au contraire avant tout élégant, est recommandable aussi.
    Pour les Hymnes, le disque du titulaire historique de Saint-Maximin (depuis 1961 !), Pierre Bardon, est à découvrir absolument : sa registration permet une audition d'une netteté inégalée, et ses explosions d'anches sont absolument terribles (cet Amen du Veni Creator Spiritus, ou ces mouvements fugués !). Si je ne l'ai pas proposé, c'est qu'il ne propose pas de plain-chant, que l'intégrale est en deux volumes séparés (Pierre Vérany, donc pas toujours faciles à trouver), que la Messe est moins marquante à mon sens, et surtout que, dans le cadre d'une série qui ne s'adresse pas aux amateurs exclusifs d'orgue baroque français (qui ont déjà testé tout ça), l'écoute sur la durée est assez vite fatigante, à force d'anches tonitruantes. Mais j'en recommande très vivement l'écoute, une expérience qui n'a pas d'équivalent. Autre très belle version, Jean-Pierre Lecaudey sur le Tribuot de Seurre, orgue bourguignon inauguré l'année de la publication du Livre de Grigny, donc exactement dans le même air du temps, aux timbres plus légers et acidulés, servi par un jeu orné avec beaucoup d'expressivité, une expérience différente du spectre sonore de ces pièces, qu'il faut tenter.
    Pour le reste, je n'ai pas cité plusieurs versions de noms considérables, mais qui ne disposent vraiment pas du même intérêt : Isoir est très sage et lisse, Coudurier bien tranquille, Chapuis assez raide (ça a vraiment vieilli) et sur des orgues pas du tout adaptées qui sonnent vertes, crues, tristes ; à tout prendre, Marie-Claire Alain a ses vertus très réelles, une valeur sûre dans un goût qui n'a rien d'authentique, mais qui a le mérite de fonctionner malgré tout.

samedi 13 octobre 2018

Une décennie, un disque – 1680 – Le Déluge de Falvetti, l'audace de la musique et la fin des hommes


1680


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Première piste : prière de Noé et Madame, conversation animée avec Dieu.
Seconde piste : air à coloratures de Dieu, sinfonia figurative du Déluge,
chœur des noyés (avec cet orchestre douteusement authentique de sacqueboutes, on croirait un oratorio de Mendelssohn ! ♥ Hilf, herrrr ! ♥), apparition en fugato de l'Arc-en-ciel d'Alliance.

Compositeur : Michel'Angelo FALVETTI (1642-1693)
Œuvre : Il Diluvio (universale) / « Le Déluge (universel) » – 1682
Commentaire 1 : Cette période du répertoire italien est très peu documentée par le disque, alors qu'elle est à mon sens sa plus exaltante (je ne vois rien d'aussi libre et profusif dans la Péninsule avant Verdi, qui était d'ailleurs une exception, voire le XXe siècle).
    Cet oratorio, consacré au Déluge et écrit par un prêtre, explore une multitude d'atmosphères les plus diverses et incongrues (Noé y dispute avec Dieu qui fait des airs à coloratures quand il est fâché, la Mort danse la tarentelle au lieu de nous parler de rétribution, un chœur entier périt sous les eaux et même la Nature Humaine ne peut finir ses mots en buvant la tasse !), à travers une forme originale : pour chaque partie (le Ciel, la Terre, le Déluge, l'Arche), les dialogues sont en forme de récitatif accompagné (du moins dans l'arrangement de García-Alarcón, je suppose qu'il y avait du sec aussi), on y trouve bien sûr des airs ou duos, et à chaque fois un chœur final (de forme assez savante).
    Dans cet univers totalement fantaisiste (et assez discutablement orthodoxe) conçu pour édifier les fidèles de Messine lors d'expansives célébrations, l'inspiration musicale se situe au plus haut niveau et les pépites se bousculent : duos extatiques, figuralismes aquatiques, dialogues très expressifs et mélodiques, airs à coloratures qui ne sont jamais détachés de la prosodie (contrairement à ce que sera le seria du siècle suivant), grands lazzi de la Mort, et par-dessus tout de merveilleux chœurs à imitations et tuilages (si vous avez aimé Rubino…).
    Le but est donc atteint : montrer ce dont le cœur du XVIIe italien (tellement moins documenté que son début, ou que le siècle suivant) est capable, ici concentré avec une densité qu'on peine à croire.

Interprètes : Mariana Flores (Rad, épouse de Noé), Caroline Weynants (une victime), Evelyn Ramírez Muñoz (la Justice Divine), Fabián Schofrin (la Mort), Fernando Guimarães (Noé), Matteo Bellotto (Dieu) ; Keyvan Chemirani (percussions iraniennes), Thomas Dunford, Francisco Juan Gato (théorbes) ; Chœur de Chambre de Namur, Capella Mediterranea ; Leonardo García-Alarcón
Label : Éditions Ambronay (2011)
Commentaire 2 : La réussite du disque doit beaucoup à l'équipe et à la démarche de García-Alarcón ; ce concert a d'ailleurs fait de lui une vedette en Europe et auprès des mélomanes intéressés par ce répertoire : il s'est produit depuis dans les plus grandes maisons, jusque dans des lieux absolument non spécialistes comme Garnier, et il débute aussi une carrière de chef).
    Outre des chanteurs véritablement excellents (un peu plus détaillés ici) et les meilleurs instrumentistes de la jeune génération (Thomas Dunford, Margaux Blanchard…), sa proposition évolue sur une ligne de crête très délicate, entre interprétation informée qui entend raviver les couleurs de ces témoignages du passé, et fantaisie d'une grande liberté : orchestre fourni, instruments archaïsants (les cornets à bouquin, dans années 1680), inclusion de percussions iraniennes (zarb, notamment ; assez réussi, s'agissant de percussions à hauteurs indéfinies, pas de conflits de couleurs ni de gammes, cela procure simplement plus de relief et de rythme), choix d'animer le discours en mélangeant les parties solistes et chorales, chacun pouvant s'emparer temporairement de la partie de l'autre… [Pour des détails sur la nomenclature, voyez la notule de fond.]
    Ce qui aurait pu se révéler un grand cirque apparaît au contraire, grâce à la qualité des musiciens et au goût très adroit de l'arrangeur, comme une évidence, accentuant encore la variété de la partition, et d'un foisonnement jubilatoire, réellement accessible à tous les publics – ce qui n'est pas communément le cas des musiques de cette époque, même de Nabucco, l'autre Falvetti restitué par cette même équipe.  

La sélection 1680  :
    À l'origine, pour les décennies 1670 et 1680, je souhaitais faire alterner LULLY (Alceste ou Roland) et Giovanni Legrenzi…  Compositeur à Bergame, Ferrare, puis Venise, où il manque à un vote près de succéder à Cavalli (il succède finalement à son successeur, mais peu avant sa mort du mal di petra, c'est-à-dire à une époque où il n'était plus guère en état de composer) ; cela ne l'empêche nullement, dans son exercice musical à des fonctions plus secondaires dans la ville, de se montrer constamment à la pointe de l'invention (formelle, prosodique, musicale).
    Mais en vérifiant l'état de la discographie, il n'existe toujours que fort peu de chose : de la musique instrumentale, mais dans la musique vocale, sacrée comme profane où il excella, le choix demeure chiche parmi les œuvres, et leur réalisation particulièrement modeste. On dispose donc d'un disque de Messe et d'un autre de Vêpres par le chœur amateur Cori Spezzati, de motets épars, d'un oratorio très intéressant, Il Sedecia (1671), que je ne peux pas décemment conseiller tant l'enregistrement Dynamic se révèle médiocre sur tous les paramètres (orchestre pâteux, chanteurs limités, prise de son sèche et peu réaliste), et côté opéra, Il Giustino (1683) a certes été remonté (un génial mélange des meilleurs aspects de la déclamation et des couleurs monteverdiennes avec la fougue et l'agilité vocale du futur Vivaldi), mais jamais publié.
    Il existe certes des choses plus décentes, une Séquence par le Ricercar Consort, un oratorio par les Suonatori della Gioiosa Marca, mais ce ne sont pas nécessairement ses œuvres les plus innovantes et on demeure loin, très loin, du fonds qu'on peut attendre pour illustrer le compositeur italien le plus fulgurant depuis Monteverdi – c'est même, à mes yeux, le compositeur italien le plus constamment génial du XVIIe siècle (et donc du XVIIIe et du plus clair du XIXe, mais une comparaison n'aurait plus grand sens à cette échelle !).
    Faute de disque satisfaisant, donc (le catalogue s'étoffe, trop lentement), je propose Falvetti qui dispose, dans cet oratorio (Nabucco est sensiblement moins marquant, plus rigide, moins varié, peut-être aussi plus tourné vers l'attrait XVIIIe pour la voix pure), de qualités assez comparables !

Prolonger sur CSS :
L'œuvre fut présentée en détail à l'occasion de la tournée qui a suivi la recréation de 2010, lors d'un concert qui a déjà plus de cinq ans : structure, contexte, détails de la partition, interprètes, vous y trouverez beaucoup de portes d'entrée pour y guider et éclairer, je l'espère, votre écoute. J'ai aussi profité de l'occasion pour la compléter avec des éléments que j'ai pu amasser dans l'intervalle.

samedi 6 octobre 2018

Une décennie, un disque – 1670 – LULLY & Rousset, ou Alceste tirée du néant


1670


lully alceste rousset aparté


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La plainte d'une Femme Affligée coryphée (Lucía Martín-Cartón), et ses chœurs éplorés (acte III).


Compositeur : Jean-Baptiste LULLY (1632-1687)
Œuvre : Alceste (1674)
Commentaire 1 : Alceste est la deuxième tragédie en musique de LULLY, l'avènement d'un véritable opéra à intrigue en langue française ; victime d'une cabale de tous les scribouillards inquiets de voir des cargos ultramontains se déverser dans leur belle nation (Boileau et Racine notamment), l'accueil mêle à ce débat (surtout littéraire) violent une réception émerveillée de la Cour et du public, devant un type de spectacle nouveau.
    Car c'est vraiment dans Alceste que se fixe le récitatif LULLYste, beaucoup plus lyrique et amplement accompagné, parfois avec l'orchestre tout entier, que dans Cadmus où sa sècheresse (quoique déjà joliment mélodique) évoque davantage Monteverdi et Cavalli.
    Je trouve aussi que c'est l'un des opéras de LULLYla constance de l'inspiration est la plus élevée, aussi bien dans les récitatifs (très souples et intégrés, traversés d'interventions multiples, de chœurs, quasiment des « scènes », comme les appellent les romantiques), comme les regrets d'Alcide au début de l'acte I, l'annonce de la mort d'Alceste au début de l'acte III (par un coryphée féminin auquel fait écho un chœur mixte), et du côté des « numéros » le duo d'adieu à Admète mourant (fin du II), le chœur d'annonce de la mort d'Alceste (hors scène, peut-être une première , en tout cas un effet rarissime qui a dû saisir l'auditoire d'alors – amplifié dans Thésée, l'opéra suivant, avec ces combats décisifs qui envahissent, depuis l'extérieur, le temple où est réfugiée l'héroïne, et l'opéra le plus repris en France jusqu'à 1730 au moins, même recomposé par Gossec sur le même livret), les marches funèbres d'Alceste à la fin de l'acte III. On peut y ajouter l'irrésistible duo maritime de Tritons « Malgré tant d'orages / Et tant de naufrages / Chacun, à son tour, / S'embarque avec l'Amour. » lors des réjouissances de l'acte I.
    C'est également l'opéra de LULLY où l'humour est le plus présent (il devient rare après le fiasco courtisan d'Isis qui conduit à l'exil de Quinault, cf. tableau synoptique ici ; mais c'était aussi une composante, ai-je cru comprendre dans les témoignages du temps, qui avait moins la faveur du roi que la grandeur et le pathétique) : les amours de valets et confidents aux actes I et II (les rivaux, la coquette rouée, le chantage au mariage), le comique de caractère (le vieux guerrier qui arrive en retard à la bataille et rate le combat ainsi que la victoire), et bien sûr le grand hit, le principal air à être resté au répertoire au XXe siècle avant les mouvements musicologiques, avec (étrangement) « Bois épais » d'Amadis, l'air de Charon « Il faut passer tôt ou tard dans ma barque », refusant le passage aux âmes de l'Érèbe comme un vieil avare qui veille sur son trésor. En revanche, contrairement au drame satyrique d'Euripide, l'humour ne porte pas du tout sur les personnages principaux (Admète n'est pas un pleurnichard avant sa mort et après celle d'Alceste, ses familiers ne sont pas des pleutres qui ont peur de mourir…), simplement sur les sous-intrigues ou des figures de caractère.
    Si l'on met de côté les trois derniers opéras, plus complexes et riches (Amadis, Roland, Armide), Alceste est assurément l'opéra de LULLY qui m'impressionne le plus par sa succession de trouvailles et son renouvellement constant. Oui, avant même Atys – qui n'est pas bien loin, mais dans lequel je trouve des affleurements italiens plus évidents, tous les récitatifs et divertissements n'ont pas le même relief mélodique et déclamatoire que dans Alceste.

Interprètes : Wanroij, Gonzalez-Toro, Crossley-Mercer, Martín-Cartón, Tauran, Bré, de Hys, Bazola, D. Williams ; Chœur de Chambre de Namur, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset
Label : Aparté (2017)
Commentaire 2 : Il n'existait jusque là que deux enregistrements officiels, Malgoire 1974 chez CBS (Palmer, Brewer, van Egmond) et Malgoire 1992 chez Montaigne (Alliot-Lugaz, Crook, Lafont). Le premier introuvable, le second épuisé mais pas inacessiblement, simplement très frustrant (complètement hors-style, lourd, terne et empesé ; Malgoire a depuis donné une version merveilleuse en 2007 avec Gens, Crook et Rivenq, captée par la radio mais jamais commercialisée).
    La parution de ce disque Rousset change tout : il s'agit non seulement d'une belle version, mais même de l'un des plus beaux enregistrements d'un opéra de LULLY , qui ne laisse aucune beauté de côté. J'avais trouvé en salle que les chanteurs manquaient un peu de soin dans la déclamation, mais les timbres sont beaux et variés, les incarnations fortes, le style orchestral tellement parfait (à la fois hiératique et dansant), les contrechants du continuo de Rousset vertigineux, la délicatesse du Chœur de Chambre de Namur (dans un grand jour) tellement délicieuse…
    Petite satisfaction glottophilique additionnelle, Lucía Martín-Cartón, une révélation bouleversante (cela s'entend un peu moins au disque qu'en salle), la seule à déclamer réellement (elle sort du Jardin des Voix, à peu près le seul lieu désormais où l'on dispense cet enseignement au plus haut niveau) et elle marque les appuis de la langue d'une façon remarquablement naturelle et éloquente, avec un timbre clair mais des couleurs capiteuses, qui évoque même en salle (mais pas du tout au disque, pardon…) le fruité de la jeune Mellon – c'était assez spectaculaire, cet effet de réincarnation. En enregistrement, la voix paraît plus malingre qu'elle n'est en réalité, mais la beauté de la diction et de la ligne demeurent. Rousset ne s'y est pas trompé, et lui a confié les plus belles parties de l'œuvre : la Nymphe de la Seine qui ouvre le Prologue et la Femme Affligée qui annonce la mort d'Alceste, ainsi que d'autres personnages moins clairement nommés (Nymphe, Ombre) mais qui disposent de quelques-unes des plus belles pages musicales de l'opéra.
    Ainsi à la fois un jalon dans l'histoire du genre opéra et dans celle de la discographie LULLYste (le meilleur volume de l'intégrale Rousset manifestement en cours), le tout dans un son remarquablement aéré et des équilibres réalistes qui méritait bien mention dans ce parcours.

Prolonger sur CSS :
Le concert a été commenté en temps réel, comme j'en ai fait mon usage, sur le compte Twitter du site (qui me permet d'écrire les comptes rendus dans les transports et de consacrer le reste de mon temps aux recherches pour des notules à l'objet un peu plus durable).
Parmi les nombreuses notules consacrées à LULLY et à la tragédie en musique, celle-ci vous permettra de remettre Alceste dans le contexte des autres opéras écrits par le maître (les moments forts de chaque opéra sont présentés, avec tableau synoptique des sujets, des éléments comiques et des dénouements en sus).

samedi 22 septembre 2018

Une décennie, un disque – 1660 – Louis-Nicolas LE PRINCE, la Messe en Province…


1660


louis nicolas le prince missa macula non est in te 1663 concert spirituel hervé niquet glossa 2013


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Les élans et réponses du Kyrie.


Compositeur : Louis-Nicolas LE PRINCE (~1637-1693)
Œuvre : Messe « Macula non est in te » (1663)
Commentaire 1 : J'aurais pu choisir un disque de petits ou grands motets (les duos de du Mont de 1668, par exemple, des merveilles d'éloquence italianisante), mais ce disque a l'intérêt supérieur de documenter la composition d'œuvres sacrées en Province ; à la fois plus archaïque dans la forme encore totalement polyphonique, et d'une originalité, d'une richesse assez hardies, tout à fait en accord, en tout cas, avec le sens baroque de la rhétorique – chaque voix tenant un réel discours prosodique et mélodique.
    Le titre « Tu es sans tache » se rapporte évidemment à la Vierge (et plus particulièrement à la notion d'Immaculée Conception, tiens tiens) ; il s'agit d'une messe (le genre angulaire de la liturgie, par opposition aux motets sur des paraphrases ou des textes tirés des Écritures, qui n'appartiennent pas à l'ordinaire fixé par le Concile de Trente) à six voix, écrite sans accompagnement instrumental.
    Alors que la discographie documente surtout les pièces écrites pour Paris (celles les plus accessibles par les partitions multi-recopiées, imprimées, les compositeurs les plus en vue, celles aussi qu'on peut relier à la Cour et à de grandes institutions sur lesquelles il existe des études multiples, qui sont aussi plus avenantes à commercialiser…), et plutôt des motets, grands (avec grand orchestre, solistes et chœurs, d'une vingtaine de minutes) ou petits (pour 1 à 3 solistes, sans trompettes & timbales, en général plutôt de cinq minutes)… ce disque a le mérite de documenter ce qu'on pouvait jouer en Province (en l'occurrence, la Normandie), et révèle à la fois une musique avancée en termes de contenu, très raffiné, et regardant vraiment vers le passé en matière formelle – cette messe polyphonique à voix seules évoque beaucoup l'héritage d'Antoine Boësset (†1648) et Henry Frémart (†1651), deux représentants majeurs du règne de Louis XIII, qui appartenaient à un autre univers esthétique que le début du règne personnel de Louis XIV, marqué au contraire par le triomphe de la monodie et la forte influence italienne sur la prépondérance de formes qui laissent beaucoup plus de liberté à la mélodie.
    Pour une anthologie à un disque par décennie, on peut contester le choix d'une niche, mais considérant que ce sont alors les musiques italienne et française qui dominent largement la production européenne, je trouve intéressant de s'interroger sur ce que pouvait être l'ordinaire du répertoire, possiblement moins en pointe de la mode qu'à Paris – par ailleurs, Le Prince était semble-t-il reconnu, puisque deux recueils, dont cette messe, ont été publiés sous forme imprimée par Ballard, le seul disposant du privilège royal pour la musique. Les pièces de compositeurs secondaires, et même de certains tout à fait considérables, circulaient sous forme de copies manuscrites.

Interprètes : Chœur et Ensemble du Concert Spirituel, Hervé Niquet
Label : Glossa (2013)
Commentaire 2 : Unique version disponible, on s'en doute, mais très réussie : Niquet y imprime sa poussée habituelle, procure un élan permanent à une forme qui pourrait en d'autres circonstances paraître un peu formelle ou figée à des oreilles habituées au langage du baroque plus qu'à la Renaissance. Les voix ont en outre été choisies avec le plus grand soin – on y trouve notamment les spécialistes de premier intérêt Agathe Boudet (haut-dessus), Julia Beaumier (dessus) et Eva Zaïcik (dessus), qui devait graver là son premier disque, longtemps avant la fin de ses études – et concourent aussi bien à la netteté d'ensemble (dix chanteuses pour six voix) qu'à la beauté individuelle des timbres.
    Ce disque, pour voix de femmes uniquement, se veut le pendant à l'album consacré à Pierre Bouteiller (un Requiem chanté par des hommes seulement) – qui est à mon sens (et, en survolant la critique, je m'aperçois que l'avis est plutôt partagé) moins nourrissant et convaincant, aussi bien concernant la substance musicale d'origine que le résultat après interprétation, que ce Le Prince.

L'énigme Le Prince  :
    On n'est en réalité pas certain de l'existence de Louis Nicolas Le Prince. Disons que nous disposons de cettte Messe publiée chez Ballard en 1663, écrite par Louis Le Prince, prêtre, chapelain et maître de chapelle à la Cathédrale de Lisieux. Et, par ailleurs, nous disposons de documents sur Nicolas Le Prince (signatures d'actes de sacrements, son acte de décès, un mention par Brossard), curé (donc promu ecclésiastiquement parlant) à Saint-Hylaire de Ferrières (aujourd'hui Ferrières-Saint-Hylaire), également en Normandie, et compositeur d'airs spirituels parus également chez Ballard, en 1671.
    Du fait de la proximité des lieux, des dates (et de leur cohérence, je suppose : poste secondaire dans une grande maison, puis poste principal dans une plus petite), des styles, les musicologiques ont supposé qu'il s'agissait d'une seule personne, qu'on suppose alors être un Louis-Nicolas.
    L'hypothèse est retenue par Fétis dans sa Biographie universelle des Musiciens (1841), dans une notice de Jules Carlez (1892) sur Nicolas Le Vavasseur (prédécesseur de Le Prince à Lisieux), ainsi que par l'un des grands spécialistes actuels de ce répertoire, Jean-Paul Montagnier, dans sa somme sur la Messe polyphonique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La pochette du disque, elle, ne prend pas de tel parti, et nomme simplement le compositeur comme le fait la partition – car on est plutôt assuré que le compositeur de Lisieux de la Missa « Macula non est in te » se prénommait au moins Louis. On pourrait se figurer qu'on dispose de toutes les archives nécessaires du XVIIe, mais en bonne logique, plus l'on s'éloigne des centres du pouvoir, plus les réseaux de documents deviennent lâches, a fortiori lorsqu'il s'agit de personnages jugés sécondaires par leurs contemporains.

Le choix musicologique du disque:
    Bien que le disque n'inclue que des voix féminines (à une ou deux par partie, 10 chanteuses pour 6 voix), doublées par des instruments, la partition ne spécifie rien de tel : simplement 6 parties vocales mixtes séparéesdessus 1, dessus 2, haute-contre, taille, basse-taille, basse.
    Mais on sait d'assez près, par les témoignages du temps (et certains théoriciens, comme Jacques de Gouy, dans un recueil de 1650), qu'on avait tout loisir d'adapter à l'effectif présent : remplacer les voix manquantes par des instruments, ou tout faire rien qu'avec des femmes comme ici, et même doubler par des instruments disponibles.
     Hervé Niquet a ainsi choisi de faire entendre une version qui aurait pu être donnée par des religieuses, avec seulement des voix féminines, et des doublures assez généreuses d'instruments (sept cordes de la famille du violon, basson, orgue positif, qui renforcent et stabilisent le spectre sonore – et sans doute, à l'époque, la justesse des chanteurs s'ils étaient religieux avant que d'être musiciens !

mercredi 19 septembre 2018

Une décennie, un disque – 1650 – Louis Couperin, « suites » de clavecin


1650


louis couperin clavecin laurence cummings


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Altière chaconne en fa et foisonnante Passacaille en ut.



Compositeur : Louis COUPERIN (~1626-1661)
Œuvre : « Suites » pour clavecin  (années 1650)
Commentaire 1 : Dans le répertoire galant du clavecin français, Louis Couperin (l'oncle du grand-François) figure parmi les représentants les plus originaux, explorant volontiers des teintes plus sombres, des harmonies plus subtiles que ses contemporains – et que bien d'autres qui suivront.
    Il fut réputé en particulier pour ses Préludes non mesurés (tout en rondes groupées par des liaisons), à l'imitation des luthistes (et de Froberger, ayant tout deux écrit un Tombeau pour le luthiste Blancrocher tué dans un escalier), mais je trouve en ce qui me concerne un charme tout particulier dans ses Courantes denses, ses amples Passacailles ambitieuses et ses Chaconnes assez solennelles, où s'exprime une forme de vérité musicale qui outrepasse la danse et la forme fixe, pour nous parvenir de façon très directe – tout en paraissant assez peu préoccupée de plaire.
    Les disques sont organisés en suites (prélude-allemande-courante-sarabande-pièces de caractère-chaconne), mais les trois manuscrits qui nous sont parvenus, tous postérieurs à sa courte vie (l'usage était de compiler des « Livres » de clavecin ou d'orgue au bout d'un certain moment) agencent les pièces de façon aléatoire au pire, par danses et tonalités au mieux (manuscrit Bauyn, la source principale), sans que Couperin ait semble-t-il prévu de combinaisons prédéfinies.

Interprètes : Laurence Cummings
Label : Naxos (1993)
Commentaire 2 : Comme pour ses Rameau et Couperin, les pièces gravées par Laurence Cummings bénéficient de nombreux avantages.
    La copie du Ruckers de Colmar par Mackinnon & Waitzman (préparé par Claire Hammett) a pour lui une richesse qui n'exclut pas la clarté (loin des sons aigrelets désagréables ou très riches un peu fatigants au disque, qui peuvent gâcher le plaisir d'un récital), et s'épanouit dans la discrète réverbération de Forde Abbey, sans aucun flou – à l'époque où Naxos avait encore beaucoup à apprendre en matière de son, une captation de John Taylor qui incarne une forme d'absolue perfection.
    Par ailleurs, Cummings use de ses libertés de phrasé (le clavecin ne disposant pas de nuances dynamiques autres que celles du nombre de notes simultanées, la puissance et l'expression passent par le léger décalage des arpèges d'accords et de la mélodie) avec une élégance souveraine, privilégiant toujours une forme de retenue poétique à la prévisibilité ou même à la danse.
    Très belle sélection également parmi les pièces (certes toutes belles) : un disque assez idéal.

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Pour le plaisir de l'anecdote :
    L'existence de Louis Couperin fut courte mais exemplaire : repéré fortuitement par Chambonnières en 1650 (claveciniste du Roy, le grand compositeur pour l'instrument d'alors), il s'installe immédiatement à Paris (1651), avec succès. Organiste de Saint-Gervais, il attire l'attention du roi tout en lui refusant de remplacer Chambonnières (chassé pour n'être plus adapté au goût, ne sachant pas accompagner une basse continue) comme claveciniste, par loyauté pour son bienfaiteur – contraignant le souverain à créer un poste nouveau, pardessus de viole à la Cour. Violemment talentueux et rigoureusement vertueux.
    [Le pardessus de viole est l'instrument le plus aigu de la famille, spécifique à la France, qui surmonte le dessus lorsque apparaît le besoin de disposer d'un instrument dans la tessiture du violon, à la fin du XVIIe siècle.]

Discographie alternative :
    Les deux albums récents de Christophe Rousset (le studio de 2014 chez Aparté, puis le double-disque de concert paru en août dernier chez Harmonia Mundi) sont aussi des merveilles, poussant plus à fond la logique rhétorique de ces pièces et la dominant comme personne, sur des instruments beaucoup moins aigrelets que ceux qu'il a pu privilégier pour ses (François) Couperin, Royer ou Rameau : le flamand de Ioannes Couchet de 1652 (avec ravalement français en 1701), et plus encore le Louis Denis de 1658 pour Aparté se distinguent par leurs teintes sombres, sans surcharge métallique, très organiques et inquiétants. On ne fait pas plus conscient ni plus éloquent, assurément. (J'ai un petit faible pour la luminosité de Cummings et sa prise de son moins sèche par Taylor, pour son détachement aussi, mais c'est un choix impossible, deux lectures immenses qu'on ne peut qu'admirer éperdument.)
    Gustav Leonhardt a aussi proposé une vision saisissante, dans son style propre à la fois hiératique et sophistiqué, d'un Couperin très grognon et presque inquiétant – où se livre à mon sens le meilleur de son art.

Pour prolonger :
    On a par ailleurs retrouvé en 1953 un manuscrit contenant 70 pièces d'orgue de Couperin, dont 68 inédites… elles sont encore assez peu présentées sous forme monographique au disque, mais c'est une piste de découverte nourrissante.

mardi 4 septembre 2018

Une décennie, un disque – 1640 – Rubino, Vêpres du Stellario de Palerme


1640


rubino stellario palermo garrido


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Le merveilleux earworm du Lauda Jerusalem final de ces Vêpres.
La pochette représente le simulacrum de l'Immacolata Concezione conservé dans l'église (aujourd'hui basilique) San Francesco d'Assisi à Palerme, lieu de la création de l'œuvre.


Compositeur : Buonaventura RUBINO (1600-1668)
Œuvre : Vespro per lo Stellario della Beata Vergine (1644)
Commentaire 1 : Figurez-vous Chiome d'oro, Sound the Trumpet ou une grande chaconne à polychœurs contrapuntiques qui durerait pendant une heure… voilà ce que sont ces Vêpres de Rubino.
    L'office musical est constitué d'une suite de motets (chants sacrés hors liturgie stricte de la messe), pour la plupart des Psaumes, que Rubino avait destinés à une exécution en étoile, avec le continuo au centre et les musiciens rayonnant autour, comme une pièce de Boulez comme les étoiles qui couronnent la Vierge (voir ci-après).
    Ni polyphonie stricte de madrigal, ni sobre déclamation du recitar cantando qui prévaut encore, dans les mêmes années, pour les cantates (textes inspirés des écritures mais récrits, « dramatisés » mais sans action réelle comme les oratorios, et chantés à une ou deux voix) de Rossi ou Cavalli ; ce n'est pas non plus du seria malgré la tendance aux tirades en coloratures. On se situe en plein dans le style intermédiaire, ce que l'Italie baroque a laissé de plus beau à mon gré : alternance de soli et de chœurs spatialisés, beaucoup de réponses en imitation et de contrepoint (seulement deux ou trois parties, pour laisser de la liberté à la mélodie, qui prime), de belles modulations, tout cela virevolte et jubile, préfigurant d'assez près, par endroit, le style français – les encore italianisants et très dansants Jubilate Deo omnis Terra de Lalande, ou Domine salvum fac regem de LULLY, par exemple.
    Cette ivresse culmine dans les deux chaconnes à quatre temps, qui couronnent l'exultation ininterrompue de cette action de grâce.
    Cette œuvre avait déjà été présentée, dans d'autres termes, lorsque nous l'avions vue en action dans une cathédrale par des étudiants palermitains.

Interprètes : Ensemble Elyma, Gabriel Garrido
Label : K617 (1994) – réédition par Phaia Music
Commentaire 2 : Il s'agit, sauf erreur, de la seule verison jamais commercialisée de cette œuvre. Garrido a pour l'occasion dû reconstruire la partition, à partir d'éditions incomplètes conservées dans plusieurs villes du Nord de l'Italie.
    On peut trouver les voix des solistes un peu blanches (une signalisation spécifique Chapons en liberté et une Alerte petits braillards ont été mises en place), les chœurs pas idéalement précis, mais l'ensemble vit et danse suffisamment bien (splendide orchestre, très varié et dynamique) pour qu'on n'ait pas de raison de ne pas recommander ce témoignage assez considérable des célébrations musicales expansives de l'Italie méridionale du milieu du XVIIe siècle.

Un peu de contexte :
    Rubino, probablement né en Lombardie près de Bergame, est maître de chapelle de la cathédrale de Palerme à partir de 1643. Il écrit donc probablement des musiques pour célébrer saint Rosalie (coucou l'actualité), et quantité d'autres œuvres attachées aux traditions et lieux palermitains. Ces Vêpres (données en 1644, publiées en 1645) constituent sa première œuvre publiée, à un âge plutôt avancé, et se réfèrent au Stellario dell'Immacolata (« couronne d'étoiles de l'Immaculée ») – un culte marial très en vogue en Italie au XVIIe siècle, en lien avec le texte de l'Apocalypse.
    En effet, en 12,1 : « Un grand signe apparut dans le ciel : une femme vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds et douze étoiles sur sa tête ». Ce personnage mystérieux était associé à Marie par les exégètes et sous l'influence des Franciscains, un rituel spécifique s'est développé, avec notamment une prière du XVe siècle.
    À Palerme plus précisément, une Compagnia dédiée à l'Immaculée Conception est créée en 1575 – un prêtre fait prisonnier par les barbaresques, qui avait fait un vœu s'il était libéré – elle existe toujours. Le Concile de Trente et les papes successifs, s'ils réaffirmaient le principe de l'Immaculée Conception, désapprouvaient son culte public. Les souverains espagnols de la Sicile avaient à plusieurs reprises écrit au pape pour lui demander l'autorisation d'établir un brillant culte spécifique, très populaire dans le Sud de l'Italie. Il finissent par l'obtenir en 1622, et lorsque la peste éclate en 1624, la tradition locale raconte que les Palermitains, bravant la contamination, effectuent une grande procession – qui bien sûr, soigne la ville et fait ressusciter les morts.
    Au début des années 1640, l'Inquisition interdit la prière spécifique du Stellario, et annule les indulgences qui y étaient associées. Pour autant, Palerme fonde une confraternité et une fête en 1643, à l'église Saint-François-d'Assise où sont créées, en 1644… ces Vêpres en hommage au Stellario.
    L'église a depuis été promue basilique par Pie XI, et tous les 8 décembre, la statue de la Vierge couronnée d'étoiles circule dans les villes de Palerme, entourée de chants rituels (on n'entend pas le Stellario franciscain sur cette vidéo, mais je n'ai pas vérifié s'il était toujours récité). Ce n'en est au demeurant pas la seule représentation, une autre statue de la Vierge stellaire entourée d'une dévotion similaire se trouve dans une autre église de la ville, à Saint-François-de-Paule.
    Tout cela pour situer à quel degré cette composition s'inscrit au point de départ d'une tradition toujours vivace de célébration musicale en grande pompe et dansante de cette représentation particulière de Marie.

Discographie alternative :
LOL. (T'as trop cru la vie c'était un opéra de Verdi.)

jeudi 30 août 2018

Une décennie, un disque – 1630 – Schütz, Musikalische Exequien



1630


schütz exequien petite bande kuijken


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Canticum B.Simeonis, la fin des Musikalische Exequien.

Compositeur : Heinrich SCHÜTZ
Œuvre : Musikalische Exequien (1636)
Commentaire 1 : Du richissime catalogue de Schütz, j'ai retenu ce bijou absolu, peut-être son plus haut chef-d'œuvre. Exequien est un mot allemand dérivé du latin pour funérailles, il s'agit en réalité d'un office des morts, version protestante (avec psaumes dans tous les coins). Schütz le réalise sur les instructions précises du Comte de Reuss-Gera, l'un des multiples qu'il devait servir pour assurer son revenu. La pièce est issue de la commande directe de ce prince, prévoyant sa mort prochaine, si bien qu'il put l'entendre non seulement pour ses funérailles (la qualité acoustique du Paradis reste cependant en débat), mais aussi avant sa mort, à la fin de sa composition.
    En trois parties de très inégales longueurs : 20' pour l'office proprement dit, 3' pour le Psaume 73, 4' pour le Cantique de Syméon (le vieillard qui accueille Jésus au Temple et se considère en paix : Nunc dimittis etc.).
    Schütz y déploie le meilleur de son art le plus sophistiqué, dans les homorythmies comme dans les polyphonies, dans les imitations et répons en double chœur (comme dans le Cantique de Syméon). Certes, tout cela demeure austère, mais d'une subtilité qu'il n'a lui-même jamais poussée, je crois, si loin.

Interprètes : La Petite Bande, Sigiswald Kuijken.
Label : Accent (2014)
Commentaire 2 : 2 chanteurs par tessiture (dont Stéphen Collardelle, ténor miraculeux, membre permanent de l'Ensembles Correspondances, dans ces parties très plastiques, qui s'étendent de la basse 1 à l'alto 1 ), 2 violons, viole de gambe, basse de violon (par S. Kuijken lui-même), orgue (Benjamin Alard !). Limpidité extraordinaire du résultat, avec un grain fort de chaque voix, de chaque ligne.

Discographie alternative :
Rademann (chez Carus), Akadêmia-Lasserre ou les American Bach Players sont remarquables également, quoique pas à ce degré de finesse de touche et d'éloquence. En revanche, prudence avec certains noms qui inspirent confiance, Herreweghe y est assez vaporeux et mou, et Sixteen-Christophers évoque tout de bon l'ère Leppard !

samedi 25 août 2018

Une décennie, un disque – 1620 – Francesca CACCINI, La liberazione di Ruggiero


1620


francesca_caccini_liberazione_ruggiero_sartori.jpg


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Melissa (Gabrilla Martellacci) vient réveiller Ruggiero (Mauro Borgioni) de son sommeil enchanté au pouvoir d'Alcine.

Compositeur : Francesca CACCINI
Œuvre : La Liberazione di Ruggiero dall'isola di Alcina (1625)
Commentaire 1 : Francesca Caccini est la fille de Giulio Caccini – compositeur de L'Euridice qui dispute à celle de Peri le prix du premier opéra conservé (le premier jamais créé étant La Dafne de Peri, perdu), présent avec toute la famille (dont sa filles) aux fastueuses noces d'Henri IV et de Marie de Médicis.
    Elle est cependant beaucoup plus qu'une héritière : polyglotte, poétesse en latin, compostitrice dès dix-huit ans, pratiquant les cordes grattées et le clavecin, chanteuse, professeur de chant ayant fondé sa propre école (avec un beau taux d'insertion professionnelle, considérant le nombre d'anciens élèves qui apparaissent dans des distributions), elle est la musicienne la plus payée de Florence, la seule compositrice professionnelle du temps (dont nous ayons trace), et son opéra est le premier à traiter la matière de l'Arioste et, semble-t-il, le premier à avoir voyagé hors d'Ialie – pour une création à Varsovie en 1628 !
    La Liberazione, commande officielle pour le carnaval florentin de 1625, constitue l'un des fleurons du recitar cantando : peu de lyrisme et d'effets, mais une sensibilité très fine aux inflexions du texte et à ses nombreux retournements de situation – dans les chants VI à X de l'Orlando furioso, Ruggiero est sauvé des sortilèges d'Alcina (qui chante les chevaliers prisonniers en plantes) par l'enchanteresse Melissa, envoyée par sa fiancée Bradamante. Avec tout ce que cela suppose d'illusions, d'amours et de désespoirs successifs.
    L'œuvre ne serait donc pas si exaltante si le poème de Ferdinando Saracinelli n'était lui-même l'un des tout meilleurs livrets, littérairement parlant, de toute l'histoire de l'opéra italien ; des situations très variées et agiles, servies dans une belle langue, sans céder aux formules stéréotypées, et explorant à loisir les psychologies au moyen de belles images. Rien à voir avec les textes hiératiques des premiers opéras ou les métaphores automatiques du seria, ici chaque tirade est l'occasion d'explorer une possibilité, de formuler des réflexions qui échappent à la forme sentencieuse habituelle. Un bijou.

Interprètes : Elena Biscuola (Alcina), Gabriella Martellacci (Melissa), Mauro Borgioni (Ruggiero)  // Ensembles Allabastrina et La Pifarescha (pas les mêmes instruments rares) // Elena Sartori (clavecin & direction)
Label : Glossa (2016)
Commentaire 2 :  Très sobre malgré la fusion de deux ensembles baroques, la plupart du temps soutenus par un clavecin seul ou deux théorbes, éventuellement avec l'adjonction d'un orgue positif, la version d'Elena Sartori ne cherche pas à esquiver la difficulté d'exécution majeure posée par cette œuvre : la musique n'est là que pour servir et exalter la déclamation du (beau) texte. Il faut donc un spectre sonore clair, et surtout des chanteurs très expressifs, à la prosodie exacte. L'équipe entièrement italienne, de belles voix peu amples mais aux saveurs capiteuses et très différenciées, est aussi rompue que possible à l'exercice, et réussit à emmener l'auditeur pour le voyage au pays où l'opéra est du texte pur… Vraiment une approche exemplaire qui ne cède jamais aux tentations de mise en valeur du génie des interprètes ou de fantaisies pour pimenter l'écoute : confiance dans l'œuvre, servie au plus juste.
   
Discographie soudaine :
    Alors qu'il n'a longtemps rien existé (hors une bande pirate de Garrido de la fin des années 90 échangée entre forcenés), voici qu'entre mi-2017 et début 2018 ont paru trois intégrales de cet opéra !  Effet « compositrice », nouvelle édition enfin lisible, prise de conscience en cascade de l'importance de cette œuvre ?  Je ne sais, mais l'abondance est là !
    La version parue chez Bongiovanni (Ensemble Romabarocca dirigé par Lorenzo Tozzi, capté à l'Oratorio del Gonfalone, à Rome) a les caractéristiques habituelles du label : ce n'est pas mal, mais enfin, ça ne joue pas très juste et la captation paraît vraiment sèche et pauvre, comme dans un placard (la réverbération ne diminuant pas vraiment l'impression). Par ailleurs l'édition ressemble assez à ce qu'on faisant dans ce répertoire dans les années 80, pas beaucoup d'invention instrumentale, très peu de musiciens, un peu gris. C'est un bon point de départ quand on n'a rien d'autre.
    Celle de Deutsche Harmonia Mundi, également captée sur le vif, mais lors d'une tournée (passée notamment par le Salon d'Hercule à Versailles en janvier 2017) est beaucoup plus prestigieuse, par Paul van Nevel et son ensemble Huelgas. Le point de vue, inverse de Sartori, est celui d'une instrumentation riche, d'un « rétablissement » de parties intermédiaires supposément manquantes. Néanmoins, on entend assez nettement la moindre habitude du baroque chez cet ensemble inapprochable en musique ancienne : une recherche de continuité dans l'accompagnement, de fondu orchestral, augmenté d'un moindre rebond des récitatifs, éloigne un peu du projet de déclamation brute des premiers opéras – de fait, Francesca Caccini écrit dans des tessitures très resserrées, au besoin ornementées, mais toujours dans la mesure qui permet la parfaite intelligibilité. Néanmoins très beau, la réelle réserve provient en réalité des accents germains (néerlandais ?) assez évidents et envahissants, qui sont un peu frustrants dans du répertoire de déclamation pure et sur un si beau livret.

David Le Marrec

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