La langue originale : ce qui se passe réellement dans les théâtres
Par DavidLeMarrec, jeudi 1 janvier 2015 à :: Discourir - Langue - Projet lied français :: #2599 :: rss
Le sujet a mainte fois été abordé sur CSS, aussi bien sur le plan de l'histoire et du principe que de la technique vocale.
En écoutant ces jours-ci Salome en italien (Nino Sanzogno à la tête de la RAI de Turin en 1952, avec Lily Djanel en Salomé, Tito Gobbi en Jochanaan et Angelo Mercuriali, le Narraboth le plus lyrique de toute la discographie), je suis de plus en plus frappé du caractère discutable du respect de la langue d'origine comme principe absolu.
En particulier l'argument du respect de l'écriture prosodique du compositeur — pourtant un sujet majeur en ce qui me concerne.
Le début, jusqu'à l'entrée de Salomé, de cette bande turinoise. Certains mots ne sont pas au bon endroit, mais globalement, cela fonctionne… et les chanteurs sont à leur aise, et peuvent exprimer. Sans mentionner le placement vocal.
1. Pourquoi l'on chante en langue originale
Bien sûr, l'idéal est de comprendre la langue chantée, et d'entendre l'opéra dans la prosodie voulue par le compositeur. Néanmoins, lorsque la langue n'est pas celle du public, et a fortiori s'il s'agit de langues lointaines ou d'opéras à gros orchestre où les chanteurs ne peuvent pas être aussi bien compris (car partiellement couverts, hurlants ou structurellement contraints de sacrifier la différenciation des voyelles pour passer l'orchestre)… quel est l'intérêt de s'acharner à chanter dans la langue d'origine ?
Je conçois bien la réserve, et c'est aussi la mienne : on s'autorise alors des bidouillages, les mots ne tombent pas forcément au bon endroit, l'arrangeur va être obligé ou de détourner le sens (comme on faisait autrefois dans le lied, inventant de nouveaux poèmes vaguement en rapport avec la thématique des originaux) ou de modifier quelques rythmes musicaux… et pourquoi pas en profiter pour faire quelques coupures ? Et une réorchestration ? Et une « correction » des harmonies trop hardies ? On voit bien où cela peut mener, et la tradition de la traduction a souvent été celle d'une adaptation sans vergogne (tel le Freischütz devenant Robin des Bois !).
2. Ce qui arrive réellement
Néanmoins, lorsqu'on voit aujourd'hui la réalité de ce que produit le principe de la langue originale sur les scènes, on est mené à s'interroger : on voit ainsi Kékszakállú de Bartók chanté en hongrois (volontiers massacré), par des français, devant un public français, et avec des surtitres au-dessus de la scène (pour un conte !). Vu le nombre de personnes dans le public qui comprennent suffisamment le hongrois, a fortiori chanté par des voix lyriques qui nivellent les voyelles, happent les consonnes, brament derrière un large orchestre… et ceux qui le comprennent doivent être plutôt horrifiés.
Effectivement, l'adaptation en français poserait des problèmes de prosodie (le hongrois, sans énormes variations d'intensité accentue toutes ses premières syllabes : l'exact rebours du français)… mais plutôt que du hongrois que personne ne comprend et de toute façon mal chanté ? Vous me direz, vu l'articulation des chanteurs d'aujourd'hui (et la taille des salles), on est obligé de surtitrer même les spectacles en français, alors, à tout prendre… Mais non, parce qu'en français, on peut remettre les mots au bon endroit : même si ce n'est pas le projet originel du compositeur, au moins l'émotion de la musique peut coïncider avec des mots précis, au lieu de la mélasse des surtitres qui ne pourra jamais indiquer ce qui se passe sur chaque syllabe… En s'éloignant de la lettre, on atteint probablement de plus près l'effet recherché par le compositeur — de toute façon, l'immense majorité des œuvres du répertoire ont été composées à une époque où les compositeurs savaient très bien qu'ils seraient traduits à l'exportation.
Évidemment, ça n'a pas grand sens pour les opere serie dont les intrigues toutes identiques (on remplace César par Artaxerxès ou Régulus, et le tour est joué) servent de prétexte à de virtuoses guirlandes de voyelles — autant ne pas faire des coloratures sur des [in] ou des [eu], je l'admets. D'ailleurs toute l'Europe les écoutait en italien (et tous ne le parlaient pas).
En réalité, la question du respect prosodique devient secondaire lorsque la représentation dans la langue originale ne laisse pas clairement entendre au public les mots utilisés préciséments à tel ou tel endroit. On peut supposer qu'il n'est pas compliqué pour un public francophone, par exemple, de se familiariser avec un texte italien, voire anglais, mais pour du russe ou du tchèque, il y a sans doute matière à discussion ! Il n'y a plus grande hérésie à déplacer quelques mots, si le public n'y comprenait de toute façon que les résumés du surtitrage !
3. La solution à adopter
Attention, je ne dis surtout pas qu'il faille généraliser la chose, et bannir le joli arc-en-ciel linguistique qui fait aussi la saveur de l'opéra — je serais d'autant plus mal placé que j'ai toujours été frustré, en province (et me rattrape à Paris depuis), de ne pas pouvoir assister régulièrement à des pièces dans des langues étrangères (même celles que je ne maîtrise pas du tout). Ce dépaysement, ces saveurs nouvelles font aussi partie du voyage.
Par ailleurs, il existe des raisons structurelles qui rendent tel ou tel transfert possible ou difficile. Le français et l'allemand sont facilement interchangeables (accentuation comparable) ; l'italien sonne très bien en français (proximité accentuelle, même si moins prononcée), mais le français est mal servi en italien (trois fois moins de voyelles, c'est comme si les timbres étaient lessivés) ; évidemment, l'opéra russe traduit en français ou en italien perd énormément de sa saveur, qui tient aussi dans le moelleux de la langue, comme aplati par l'émission antérieure des idiomes latins.
Et, surtout, la qualité de la traduction est déterminante. On peut s'ébaubir de la poésie proprement française de certaines traductions, mais il m'arrive aussi régulièrement de fulminer devant des infidélités ou des platitudes qui sont tellement peu dignes de l'original. C'est donc prendre un risque.
Par conséquent, il ne s'agit pas d'imposer, dans un nouveau retour de manivelle, la traduction vernaculaire comme le modèle exclusif, ni même dominant.
Il faudrait accepter que l'offre soit double, et que l'on puisse de temps à autre (par exemple dans les petites maisons, où l'aspect érudit de la langue originale et le statut du répertoire déjà appris par les stars sont peut-être moins prégnants) oser programmer des versions traduites. Plutôt que de prendre un récitant pour les spectacles pour enfant qui explique la Flûte en allemand, on pourrait peut-être faire tout de bon une traduction — ou pas, car la langue peut aiguiser la curiosité, et même mettre à distance la bizarrerie du chant lyrique (combien de néophytes sont en particuliers rebutés par le chant en français, qui leur paraît, et non sans raison, tellement artificieux). Rien n'est absolu là-dedans.
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En ce monde où CSS ne pourra restreindre la guerre, la faim, la maladie et la mort, soyez les bienvenus pour une nouvelle année de glossolalies (plus ou moins) articulées. Installez-vous confortablement, sentez-vous chez vous : là où il est question de glottophilie, ne redoutons personne.
Commentaires
1. Le jeudi 1 janvier 2015 à , par Dav'
2. Le jeudi 1 janvier 2015 à , par Faust
3. Le jeudi 1 janvier 2015 à , par DavidLeMarrec
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