Je ne dépouillerai Cadences qu'à
partir de la seconde moitié du mois, il faudra revenir à ce moment-là.
Mais il y a déjà de quoi s'amuser.
Comme On m'a déjà reproché de ne pas reformuler
systématiquement mon code couleur :
– Tiré de mon agenda personnel, d'où j'ai simplement expurgé les
informations personnelles ou professionnelles ; pas une
liste exhaustive des spectacles, simplement un relevé de ceux auxquels
je pourrais avoir envie d'assister – je n'y ai eu, cher lecteur, nulle
considération de ton service, ni de ma gloire.
– Les couleurs, de même, ne reflètent que ma motivation à me déplacer,
pas la qualité potentielle du spectacle (même s'il existe une forte
corrélation, on s'en doute) ni même le conseil que je pourrais te donner.
Mais c'est fastidieux à changer et permet de rendre le tableau plus
lisible.
– Violet : décidé d'y aller.
– Bleu : probable, très motivé.
– Vert : souhaité mais incertain.
– § : pas prévu d'y aller, mais intéressant.
– Astérisques : places achetées.
– Rouge : à revendre.
– Jaune : échéances.
En cliquant sur l'image, vous ouvrez dans un nouvel onglet le
calendrier complet du mois.
J'attire tout particulièrement votre attention sur :
2 => Chœur de la Cathédrale de Copenhague, dans Nielsen notamment !
3 => Olympie, le meilleur
Spontini.
5 => Le Prince des Improvisateurs dans un grand format (et un film
très grand public), ce qui arrive peu souvent. Et c'est pas cher. Au
cinéma Le Balzac.
9 => Le Deuxième Quatuor de Gounod (très robustement écrit, on ne le
croirait pas par a priori) et
celui de Debussy sur boyaux par les Mosaïques. (Plus le Deuxième de
Godard, agréablement fait et, bien sûr, jamais donné).
12 => Le Quatuor Arod, de mes protégés, dans le plus beau
Mozart (14) et l'un des très grands Beethoven (15).
18 => Le Quatuor Akilone, récent lauréat du concours
d'Évian-Bordeaux, dans un programme qui les mettra très en valeur :
Beethoven 9, Schubert 12, Debussy !
21 => Le Chœur de l'Orchestre de Paris à la Cité de la Musique, dans
des pièces du XXe anglais.
21 et 24 => Tamara Rojo danse à Paris ! (et dans une très
jolie partition archaïsante pot-pourri, fondée notamment sur du Hérold
et du Minkus)
22 => Oratorios très rares de Liszt et Gounod.
24 => Extraits d'Alcide de
Marais & Louis Lully, dans le cadre de la série de concerts des
Chantres diplômés.
25 => L'excellent ténor Enguerrand de Hys dans un programme très varié
(mélodie et chanson françaises), avec ensemble.
26 => Le Premier Quatuor de Hahn : sa musique de chambre mérite
vraiment, vraiment le détour.
29 et 30 => Retour des oratorios semi-opératiques de Falvetti à l'Opéra Royal.
Les adieux furent tendres.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2015-2016 a suscité :
Réécoute récente de la
première version (1915) de la Cinquième Symphonie de Sibelius après une longue
période à parcourir très régulièrement le reste du corpus.
Vous pouvez l'écouter en flux (il s'agit des quatre premières pistes du
troisième disque).
On joue donc partout cette symphonie dans sa version définitive de 1919, amendée
après la création ; le matériau thématique est le même, mais son
traitement a considérablement varié – pas au point des deux Cinquième
de Langgaard (totalement deux œuvres distinctes, les
convergences sont même difficiles à déceler), mais d'une économie tout
de même très différente.
Je suis d'abord frappé par la lisibilité de la version de 1915 : là où
les « ponts » de la version définitive sont assez
complexes (en particulier dans le premier mouvement, mais aussi dans
les mutations du dernier), ici tout coule de source. À partir de la
même matière de motifs, l'effet produit change considérablement :
l'ordre et l'importance
des thèmes, leur instrumentation, la gestion des plans, et surtout les
transitions, tout cela
a transmuté ; plus qu'un autre version, c'est une autre symphonie.
Comme je viens de vous entendre poser la question tout bas à vous-même
et que c'est tout frais dans mon oreille
(lu la partition et vu en concert la version de 1919 assez récemment,
viens de réécouter les deux versions), je fais un point sur ce
que j'ai entendu. Bien sûr, c'est de la généralité, davantage pour
informer
ceux qui ne l'ont pas écoutée (ou qui n'en sont que peu familiers) que
pour livrer une étude instructive – tout ce que je vais dire saute
assez bien aux oreilles, vous pouvez simplement cliquer sur le lien
d'écoute et vous dispenser de me lire (pour cette fois).
Partition du début de la Cinquième
Symphonie de Sibelius, dans sa version définitive (1919).
¶ Au I, parfois élusif dans la
version définitive, l'organisation
thématique paraît limpide, presque une forme sonate, avec ses deux
thèmes identifiables et leurs répliques, assez nettement organisés. Je
suis très séduit par l'inversion du thème A et du choral d'entrée : au
lieu d'une entrée simple et majestueuse, trompeuse sur les entrelacs
retors qui suivent, on ouvre sur ce thème ascendant, malingre aux bois,
qui
s'épanouit un peu plus tard dans le choral (un peu comme pour l'appel
de
cors dans le dernier mouvement). D'une manière, générale, j'y trouve
les équilibres plus séduisants, quelque chose de plus mordant, et de
formellement beaucoup plus lisible, au lieu des longs ponts bizarres de
la version définitive.
¶ Le II, qui disparaît en
1919, est réalité joué attacca au I, et son caractère
faussement cursif pourrait faire croire à un mouvement-pont, comme pour
le III de la Sixième. Pourtant, il laisse entendre très nettement la
transformation thématique, de façon beaucoup explicite : le thème
folklorique du I y bruisse joyeusement avec des figures en trémolo qui
annoncent le développement du dernier mouvement. Le fil logique y est
tissé de façon beaucoup moins dissimulé, ce qui est agréable dans une
symphonie aussi subtile – a fortiori quand
on hérite d'un mouvement léger et radieux comme celui-ci, véritable
pause d'allégresse douce, comme dans le II de la Deuxième de Mahler, et
ce malgré son tempo rapide. Sa fin dévisse en revanche vers des
chromatismes très riches et surprenants, et particulièrement
chatoyants.
¶ Le III est le même Andante
mosso (Sibelus y adjoint quasi
allegretto en 1919), mais au lieu d'une forme variation assez
régulière, et qui tire vers l'évocation folklorique, la version
originale reste, à l'inverse des autres mouvements, totalement dans
l'allusion : les bois sont très
audibles mais peu thématiques, et le thème de la variation est en
réalité assez caché, discrètement énoncé par les cordes, en sous-main,
et en l'évoquant, le contournant. Beaucoup moins mélodique et facile,
beaucoup plus intéressant que la version finale.
De surcroît, placé ainsi au milieu de trois autres mouvements qui
exploitent les mêmes motifs, ce mouvement apparaît davantage comme le
seul moment d'alternance et de respiration, cerné de thèmes tous
identiques (alors qu'ici, on se trouve davantage dans une logique de
parenté).
¶ Le IV est le point faible de
la version de 1915 : bâti sur une série d'ostinati
qui prennent l'exact même matériau que la version définitive, le
discours manque toute la progression
majestueuse. Le grand palpitement de cors, par exemple, ressemble à une
marche harmonique au cœur de la pièce, contribuant à son évolution,
alors qu'elle marque une forme de couronnement à chaque apparition dans
la version de 1919.
Je tends à aimer davantage la version de 1915, donc, malgré le
dernier mouvement moins abouti. Quelque chose de moins étale, de plus
brut – sonne plus radical alors
même qu'est moins complexe : c'est aussi un effet d'orchestration, plus
acide, moins
fondue, alors que la forme est considérablement plus simple (sauf à la
fin du II et dans
le mouvement lent).
Recueil Vänskä-Lahti des Symphonies.
Elle n'a été gravée, semble-t-il, que dans l'intégrale Vänskä / Lahti
– c'est en tout cas le fruit de mes recherches et le verdict de
quelques discophiles, mais je vous en prie, faites-moi la divine
surprise de me démentir, même pour une version sous le manteau ; Rumon Gamba
vient par exemple de la donner, et même si son geste assez global,
lyrique et lisse ne me tente pas trop ici, je serais curieux de varier
les plaisirs. L'intégrale de Vänskä, très applaudie par la critique
française à sa sortie, comme « authentique » (sans que je perçoive
nettement les fondements de cette appréciation, je dois dire), a
l'avantage de sa contemplation poétique, mais ne brille ni par son
nerf, ni par ses couleurs, ce qui favorise évidemment le désir d'aller
essayer des lectures alternatives.
La partition doit être une édition critique sous droits, ce qui
la rend moins aisément disponible, et en tout cas chère – ce n'est de
toute façon qu'une maigre consolation lorsqu'il s'agit de répertoire
symphonique.
Considérant la quantité considérable d'intégrales Sibelius qui ont
fleuri ces vingt dernières années, je m'explique mal pourquoi une
Huitième (Neuvième…) Symphonie n'aurait pas sa place dans
les coffrets.
Quand on se rend compte qu'il existe désormais des versions vidéos des
éditions alternatives des symphonies de Bruckner (où la question de
l'édition n'a tout de même pas le même impact fondamental, l'œuvre
restant sensiblement la même), et jusqu'à des vidéos de la Symphonie en
mi de Rott, une intégrale des lieder de Loewe ou des symphonies de van
Gilse… tout espoir est permis à terme raisonnable pour un petit
supplément discographique.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
La MacParis (Manifestation d'Art Contemporain) du printemps 2016 (il en
existe une autre, automnale) se déroule jusqu'à aujourd'hui au Bastille
Art Center. Très séduit par le principe, j'en touche un mot.
Une porte cochère ouverte sur la rue débouche sur l'exposition.
¶ C'est gratuit, et plus que gratuit, c'est ouvert. Dans un lieu original qui
change chaque année, on peut entrer à loisir, les portes sont ouvertes,
même pas de billet symbolique. Les œuvres sont exposées sans
protection, les fascicules d'information traînent négligemment sur de
petites tables, les artistes sont présents autour d'un verre… pas du
tout intrusifs, simplement disponibles pour parler de leur démarche,
recueillir les impressions des visiteurs, boire un coup avec eux. Au
détour d'un couloir, je vois ainsi l'un des plasticiens remettre un
bout de la matière utilisée pour ses œuvres à des visiteurs curieux,
leur expliquer comment la pétrir, etc. Personne pour règlementer la
prise de photos (on est même incité à sortir les portables, chaque
artiste ayant son QR code),
pour dire dans quel sens déambuler… le sentiment d'être le bienvenu
dans un lieu dans le prolongement de la rue, de ville, mais avec le
confort et l'intimité d'une maison amie.
On peut aussi bien y passer incognito sans y être arrêté une seule
fois, ou bavarder autour de chaque œuvre, pas du tout l'ambiance des
grandes expositions solennelles, avec leurs stands et leurs regards
intéressés ou inquisiteurs, vous jaugeant au gré de votre probabilité
d'acquisition.
¶ Le lieu est très beau. Sous un grand puits de jour, une grande salle
unique et sa mezzanine débouchent sur de petites pièces environnantes…
à la fois spacieux et pourvu de mille recoins, un bâtiment pas si
ancien qui respire pourtant une forme d'authenticité perdue. Le tout
très bien exploité par la disposition des œuvres.
¶ Par ailleurs, et je ne m'y attendais pas forcément, j'ai été assez
fortement touché par deux des collections proposées (ce qui est plutôt
beaucoup, sur une vingtaine d'exposants, lorsqu'on n'est pas forcément
tout uniment enthousiaste des tendances bien en cour). Sans surprise,
de son des réalisations relativement traditionnelles, qui ne cherchent
pas l'effet, mais qui, dans le cadre réel d'une exposition, ont un
impact assez fort.
=> La série photographique des Wastelands de Julien Cresp : des lieux utilitaires
ou industriels partout autour du globe qui, par leur abandon, on
atteint la poésie des ruines. Avec de grands angles majestueux, des
teintes nostalgiques et toujours poétiques. C'est tout simple,
peut-être, mais ça marche. J'y voyais pour la première fois l'intérieur
des fameuses prisons cubaines inspirées du panopticon de Bentham (ce qui m'a
valu une petite conversation avec l'artiste, charmant et facile
d'accès), et toutes autres sortes de lieux reculés où il serait
compliqué de se rendre pour le simple mortel, et qui n'intéressent pas
vraiment les photographes des guides touristiques, à supposer que ces
lieux soient licites d'accès, ce qui n'est pas souvent le cas. Son site
reproduit une grande partie de la série, en haute qualité.
« 1000 tout rond », l'intérieur de la prison désaffectée, avec
le phare du veilleur.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le
consentement de l'artiste.
Tiré de la sous-série « Sanctuaires ».
Volontairement ou pas, l'angle de ce simple escalier évoque les
poursuites infinies des gravues de Piranesi.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le
consentement de l'artiste.
« Nature divine », Mexique.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le
consentement de l'artiste.
« Saint ciment », Italie.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le
consentement de l'artiste.
=> Frédéric Messager explore,
lui, un rapport très physique au dessin, par exemple en retravaillant
sans cesse des fragments déchirés, compressés, qu'il fait enfler aux
murs au fil des jours. Ce qui était présenté pour la MacParis, tirée de
la série des Vues
nouvelles,relevait
d'une démarche plutôt inverse, entièrement numérisée avant le tirage
sur papier coton : une photographie de paysage déformée numériquement
par la superposition de dessins.
Le résultat est stupéfiant : on sort d'un tiroir (comme au Musée Moreau
!) une sorte de gravure dont les détails paraissent figurer quelque
chose d'à la fois indécelable et familier, un paysage abstrait ou d'un
autre monde.
Frédéric Messager, Faire des
mondes – Vue nouvelle n°7-9_back back.rif
Reproduction tirée du site de l'artiste.
Pour percevoir l'aspect fractalaire et le grain de gravure, je me
permets de proposer deux détails de deux œuvres différentes, pris sur
place – hélas pas pu croiser l'artiste pour lui demander son avis, mais
je crois que cela permet de bien mieux se rendre compte de l'intérêt
des « toiles » que la reproduction officielle.
Deux détails des Vues
nouvelles, captation sauvage.
--
Je n'ai cité que ce qui m'a plu, mais on y trouvait aussi beaucoup
d'œuvres de vidéastes ou plasticiens beaucoup plus tournés vers l'installation. Remarquablement
éclectique sur une si petite surface, donc.
Une belle expérience de visite que je recommande, deux
fois par an, toujours gratuitement.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pictural a suscité :
Comme beaucoup de hideux wagnériens traînent dans les parages, je
laisse traîner mon opinion sur le dernier spectacle parisien du genre,
écrite pour les voisins.
Distribution assez remarquable (j'ai même l'impression de
retrouver le Kerl
du début des années 2000), sonore, assez aisée… Rachel Nicholls, Torsten Kerl et Brett Polegato ne sont pas mon type
de voix, mais pour se faire entendre avec facilité dans du Wagner, je
suis impressionné par leur saturation en harmoniques, sans que leurs
instruments paraissent forcer : tout passe par l'obtention de partiels formantiques très denses, ce qui est sans
relation avec l'intensité de sollicitation des cordes vocales (ça se
passe uniquement dans les résonateurs), et évite donc les impressions
de constrictions hululées. Même si mon goût a changé depuis, j'ai
toujours beaucoup aimé l'émission suspendue de Michelle Breedt, ce qui ne se dément
pas.
Plus étonnant, un
orchestre très français, avec des cordes rêches et denses, très
franches, une petite harmonie présente, des cuivres translucides et
acides… un peu comme si la RTF des années 50 était devenue un orchestre
de premier plan – c'est un peu le résumé de l'histoire de l'ONF,
de toute façon).
Seuls les climax sont un peu ratés et manquent d'élan et d'abandon,
mais je n'ai rien de trouvé de la mollesse souvent mentionnée dans les
commentaires issus des premières représentations (les attaques ne sont
pas toujours fermes, mais le discours n'est
absolument pas mou).
Grop coup de cœur pour le roi de Steven
Humes : voix très
franche, très claire, placée très en avant, avec une impédance basse,
si bien que le texte paraît avec une netteté et une éloquence assez
hors du commun. Très beau choix, atypique mais assez idéal.
En revanche, après un premier acte agréablement mobile, grâce au
changement de tableau permanent des panneaux, la mise en scène de
Pierre Audi se révèle d'une réelle vacuité au II (ils
s'asseoient et se lèvent, à longue distance, sans jamais se regarder,
se
toucher ni même se parler… et sans que ce soit un parti pris pour
autant) et même d'une absolue ineptie au III (on parle à des
personnages
absents, le pâtre voit le bateau vers le fond de scène tandis que
Kurwenal le pointe vers le public, Marke vient faire la paix mais
commence par
lancer ses soldats armés sur ceux de Tristan…). J'ai commencé par
trouver ça plutôt bien (vu la qualité exécrable du poème et les
standards modestes d'Audi), et j'ai fini par trouver ça pas loin de
nul… (ou en tout cas peu digne de son cachet)
Sinon, étrangement, je m'aperçois que Tristan me
touche beaucoup moins désormais : j'ai trouvé ça long, peut-être à
cause de la médiocrité conjuguée du poème et de la mise en scène, ou
bien de la moiteur étouffante, alors que les Maîtres, dans le cadre moins
prenant de Bastille, n'avaient pas pas cessé pour une seconde
de m'enthousiasmer. Quelque chose de plus segmenté dans la musique, où
j'ai senti les motifs comme très évidents et martelés, toujours dans un
tourment un peu complaisant. Étrange comme cela peut changer d'une
soirée à l'autre, aussi bien pour les musiciens que pour l'auditeur.
Il me semblait qu'Isolde saluait traditionnellement en dernier. Ce soir
c'était Kerl. Les deux se justifient de toute façon.
Félicitations à mes voisins, d'une discrétion parfaite pendant tout
l'opéra, qui commentent la réalisation du dernier accord par Gatti… pendant le dernier accord !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2015-2016 a suscité :
Inutile de revenir sur l'image menteresse entretenue contre Salieri par
la mythologie de Pouchkine, et abondamment réactivée par le film de
Forman :
le médiocre jaloux de l'élève génial. Dans la réalité, Salieri fut
généreux avec Mozart comme Gluck le fut avec lui-même (en lui laissant
écrire les Danaïdes sous le
nom du maître avant de révéler l'identité de Salieri, de façon à éviter
toute cabale)… et c'est aussi l'un des compositeurs les plus
remarquables de son temps :
¶
dans le seria,
il n'y a pas
meilleur récitativiste,
où les lignes sont tout sauf automatiques et pauvres, mais au contraire
très sensibles aux appuis du texte (et assez mélodiques, au demeurant)
; voir par exemple L'Europa
Riconosciuta ;
¶ à l'orchestre, il propose le premier grand tour de force
d'orchestration, avec ses Variations
sur la Follia, où les associations de pupitres créent des
couleurs très diverses selon les variations, et alors tout à fait
inouïes ;
¶ dans le domaine de l'opéra français, il propose deux jalons majeurs :
— Les Danaïdes en 1780, sorte d'über-Gluck, mais pourvu d'un
sens de la prosodie, de la déclamation, de la mélodie, du drame et de
la danse nettement supérieur (et où l'on trouve le patron exact de
l'Ouverture de Don Giovanni –
1787) ; on y entend la réforme de Gluck mais traitée sans sa rigidité
(et sa relative pauvreté), comme gagné par la souplesse de ses ancêtres
;
— Tarare en 1787, sur un
livret de Beaumarchais… une écriture lyrique assez complètement
inédite. (Repris ensuite pour Vienne en italien comme Axur, re d'Ormus,
qui ne produit pas tout à fait le même effet, même si une bonne partie
de
la musique est identique – ne serait-ce que la prosodie, pensée pour le
français avec beaucoup de précision.)
Il écrit également Les Horaces
pour Versailles en 1786, sur un livret de Guillard d'après Corneille,
qui doit être redonné à l'automne prochain sur les lieux de sa
création, sous la direction de Christophe Rousset. N'ayant pas encore
lu la partition, je n'ai rien à en dire pour l'heure.
Je reviendrai un peu plus loin sur son invention du drame wagnérien,
mais d'abord une (longue) incursion du côté du livret.
(Dessin préparatoire pour le costume du Grand Prêtre.)
2. Tarare, entre
Lumières révérencieuses et fin de l'aristocratie
(Costume pour Atar.)
On présente en général Le Mariage de
Figaro comme le comble de l'irrévérence de Beaumarchais, mais Tarare
pourrait tout aussi bien y figurer : exactement de la même façon, tout
en proclamant son attachement aux hiérarchies existantes (vu les lieux
de représentation, il ne s'agissait pas de se montrer exagérément
séditieux !), le
livret distille quantité de maximes qui font prévaloir le mérite
individuel et l'application sur la naissance, et de façon très
explicite.
Par
ailleurs, Tarare pousse
la
remise en cause encore plus loin : non seulement le Sultan est
tyrannique, mais il ne sert pas seulement de repoussoir nécessaire dans
le cadre du drame, comme c'est en général le cas (ou d'un exemple
d'égarement par les passions, comme Almaviva)… il est aussi le support
d'une réflexion plus générale sur le pouvoir et les dangers de
son
exercice total et solitaire.
Le
sujet : En un mot, le sultan Atar, jaloux des succès de son
capitaine Tarare,
fait ravager sa maison et secrètement capturer son esclave favorite,
qu'il place dans son propre sérail. Tarare finit par s'en apercevoir
et, avec l'aide de Calpigi, prisonnier chrétien qui lui doit la vie et
intime du sultan, s'introduit dans le sérail au prix de toutes sortes
de déguisements, quiproquos et coups de théâtre. Le tout est jalonné de
brahmanes véreux (ici appelés brahmes),
de jeunes incompétents avides de combats, de jeux orientaux et de
supplices tout aussi exotiques, de culte hindou, de combats et exploits
hors scène, de chansons piquantes ou séditieuses, et d'intervention
sauvages de personnages allégoriques… C'est l'économie dramatique du Mariage de Figaro placé dans le
sérail déréglé des Lettres Persanes
(chez un Usbek hindou), avec des chansons, des batailles et de la
philosophie dedans.
Le texte est parcouru de très nombreuses répliques qui dressent un
portrait de société ambitieux, dont la prétention est
ouvertement
exemplaire (les allégories qui ouvrent et, plus rare, closent le drame
en attestent)… et qui diffère assez notablement de la société d'Ancien
Régime. En 1787.
L'histoire qui est racontée est déjà celle d'un souverain tyrannique,
oisif et sans mesure, qui passe ses loisirs à jalouser ses sujets et à
organiser le malheur de son chef des gardes, Tarare, courageux,
constant et plein de bonté, qui lui a sauvé la vie. Le caractère vain,
mesquin et dérisoire du sultan Atar est, en soi, une prise de position
sur le danger de la tyrannie, un potentiel discrédit sur le
caractère
sacré de tout prince.
On pourrait considérer qu'il s'agit d'un de ces
nombreux contes de souverains orientaux, bien sûr très éloignés des vertus
exemplaires nos rois, et le héros
pourrait paraître, par son sens de l'honneur, du devoir et de la
fidélité, remettre à leur place les
véritables valeurs en refusant le trône,
s'il doit être arraché à celui qui l'a reçu de Dieu ou de sa généalogie
: « Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir, / Que le respect des
rois est le premier devoir ? » (acte V), ou encore « Je ne suis point
né votre maître. / Vouloir être ce qu'on n'est pas, / C'est renoncer à
tout ce qu'on peut être » (ibidem).
Le problème réside dans le fait que si Tarare est bel et bien un sujet
modèle, ne
projetant jamais de renverser son souverain, même en mesurant l'étendue
de son infamie, et jusqu'à sa malveillance personnellement dirigée (lui
ravissant son amante pour le tourmenter, cherchant à le faire
assassiner)… ce sont à peu près les
seules maximes que l'on peut trouver en faveur du régime politique traditionnel
(de type autocratique).
À l'acte II, Tarare, Tarare lui-même se fait rebelle (« Oui j'oserai :
[...] je franchirai cette barrière impénétrable [du sérail] »),
menaçant
(« affreux vautour ») et même séditieux
(« Ne me plains pas, tyran, quoi qu'il m'arrive / Celui qui te sauva le
jour / A bien mérité qu'on l'en prive ! »).
[[]]
Howard Crook, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988 (seule version commercialisée, en DVD).
Quant à son fidèle Calpigi (le
seul chrétien dans un pays de brahmanes), esclave d'Atar, mais devant
sa vie à Tarare, il explique plus clairement les fondements de la
science politique : « Va ! l'abus du
pouvoir suprême / Finit toujours par l'ébranler »
(c'est même le
refrain de son seul air) – sans parler de son indignation visible (« et
l'on m'ose nommer ! », comme si le Sultan pouvait être insolent envers
l'esclave) et des menaces très explicites
contre son Prince.
[[]]
Gian
Paolo Fagotto, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Frédéric
Chaslin. Palais de la musique et des congrès de Straasbourg, 1991.
Dans mon édition musicale de 1790, après les refontes
révolutionnaires, le
récitatif est toujours attribué à Calpigi, mais l'air, contrairement au
livret imprimé de 1790, échoit à Tarare – ce qui est parfaitement
logique, puisque
Tarare est amené, dans cette version (comme on le verra plus
tard), à prendre la place d'Atar. La divergence plaide néanmoins pour
l'erreur d'impression, considérant que le texte n'a pas été retouché et
que Tarare y vanterait assez immodestement (au contraire de toute la
logique émotionnelle du personnage) ses exploits à la troisième
personne.
(Cliquer pour ouvrir en grand dans un nouvel onglet.)
La musique de Salieri s'attarde
ici assez spectaculairement sur la reprise du refrain, le répétant
inlassablement, sensiblement plus que ce n'est l'usage, et culminant
même avec une progression harmonique inhabituellement développée et
même un aigu isolé, triomphant, sur
un orchestre en point d'orgue–
chose parfaitement exotique au XVIIIe siècle, où le goût glottophile
révérait l'agilité virtuose, mais s'intéressait beaucoup moins aux
aigus glorieux isolés (on en trouve peu dans les partitions, ils sont
généralement des moments de passage, et pas des points culminants).
L'insistance me paraît à vrai dire d'une insolence plutôt inouï – ce
qui me rend même curieux des convictions politiques de Salieri.
L'un dans l'autre, on pourrait encore balancer sur le sens à donner à
tout cela, mais le Prologue (et, beaucoup plus rare, l'Épilogue) ne
laissent pas grand doute : la Nature prend elle-même la parole pour
expliquer comment tout cela fonctionne.
PROLOGUE :
Les atomes aléatoires
Les humains sont de petits vermissaux impermanents, c'est dit, et la
Nature ne s'occupe guère de leur attribuer des places, c'est entendu.
On note, au passage, que Dieu demeure présent (nommé plus
loin « Brama », mais le décalque est particulièrement transparent) ;
pourtant il reste simplement à l'état
de silhouette veillant aux cohérence des lois de la physique
(qu'il a ou non conçues, on ne nous le dit pas).
Ou encore :
Les hommes ne sont que des amas
mécaniques d'atomes, pis encore, des
parasites qui vivent au dépens des autres êtres vivants. Ce postulat
entre déjà en concurrence avec l'idée
de Providence, et indépendamment
du débat religieux que cela peut susciter sur l'éventuelle
contradiction avec l'interprétation du canon catholique, met en
question le fondement même du pouvoir du souverain, si celui-ci
s'appuie sur le sacré – si les choses sont disposées par hasard, ou du
moins mécaniquement, et non à dessein, comment justifier son rang
supérieur ?
Si jamais le spectateur choisissait d'y voir une allégorie
inoffensive du Destin à la manière des anciens, Beaumarchais élabore un
dialogue entre le Génie du Feu (le soleil, quoi) et la Nature, qui lève
toute ambiguïté :
… car la Nature se vante de s'amuser à mélanger les atomes et les
humains et à les jeter sur l'échiquier de l'existence sans plan
préalable. La leçon est explicite : les
Grands s'abusent s'ils croient
devoir leur rang à quelque mérite transcendant ou inné. Dans une
société encore fondée sur l'inégalité des conditions sociales et une
hiérarchie liée à la naissance et à l'onction du sacré, je suis assez
fasciné que la censure ait laissé publier et dire ces vers – même si la
veine philosophique, peu propice au débit de l'opéra, a été assez peu
goûtée des spectateurs (c'est aussi un moment moins inspiré de la
musique de Salieri, qui a fait ce qu'il a pu pour se tirer de cet objet
bizarre, à une époque où le matériau adéquat n'existait pas). Ce type
de discours abstrait est effectivement plus caractéristique de l'opéra
germanique avant-gardiste du début du XXe que de la fin du XVIIIe… et
toujours difficile à mettre en musique.
Il existe une édition purgée de cet endroit (humains dérisoires et
puissants abusés), mais c'est celle de l'anthologie des Didot en 1813,
après la mort de Beaumarchais et sous d'autres régimes monarchiques qui
ont imposé leurs modifications à leur tour (on en parle au §6, que je
publierai une autre fois). En 1787,
ce fut bel et bien publié comme je l'ai montré.
PROLOGUE : Discours de l'égalité des ombres
La suite du Prologue fait intervenir des
ombres, toutes identiques, choisies arbitrairement par la Nature
pour sa démonstration – c'estle
paride Così fan tutte
appliqué aux âmes ! La tonalité de l'ensemble, moins sarcastique
vis-à-vis de l'ordre établi, n'en demeure pas moins dans un style très Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme
: en dépit des hasards de la naissance, tous sont fondamentalement
égaux, de la même glaise mais aussi des mêmes vertus originelles.
Pour couronner le tout, on voit les ombres supplier la Nature de ne pas
les diviser ainsi (et cela suppose que les méchants tyrans sont
fondamentalement issus d'un Principe innocent ou gentil) :
Je reste là aussi un peu songeur : ces
temps plus heureux sont-ils
ceux où l'on peut écrire ces rêveries idéalistes sans être censuré
(donc le présent de l'auteur), ou ceux d'une autre ère à venir (qui
suppose, en bonne logique, la fin de l'aristocratie) ?
ÉPILOGUE et moralité
Après le couronnement de Tarare par le peuple, malgré lui, l'opéra se
clôt (chose à peu près sans exemple) sur un Épilogue en bizarre
apothéose, qui sert de moralité à l'apologue :
(avec un festival de coquilles dans le premier vers du duo)
« Mortel, qui que tu sois, Prince, Brame ou Soldat ;
HOMME ! ta grandeur sur la terre,
N'appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère. »
Voilà une conclusion idéologique assez martelée pour un spectacle
destiné au divertissement – et joué à l'Académie Royale de Musique…
Et pourtant, je n'affabule pas, la censure l'a bien lu :
3. Mais
que fait la police ?
Si
le remplacement de Dieu par des allégories est monnaie courante (sise
sur des théories élaborées de correspondances entre les fables
approximatives des Anciens et la vraie religion révélée, longuement
débattues au siècle précédent, en particulier pour les peintres), le
propos du caractère aléatoire de la
distribution des places sociales, et même de l'hérédité
(chaque humain provenant, dans cette représentation, d'atomes et
d'ombres tous frères), a quelque chose de profondément subversif, sapant méthodiquement tous les fondements naturels et spirituels
du pouvoir royal.
Je ne laisse pas de m'étonner que la censure n'y ait rien trouvé à
redire – cette période était-elle déjà si libérale, ou à vau-l'eau, que
les fonctionnaires missent le tampon sur une pièce qui laissait en
lambeaux le principe même d'aristocratie, tout en tournant le clergé en
ridicule ? (Car je n'ai pas insisté sur ce point, le pontife
méchant étant un motif habituel dans les opéras, mais les prêtres sont
ici particulièrement corrompus, se contentant d'abuser de leur pouvoir
pour rendre des oracles à leur guise !)
Beaumarchais semblait plus préoccupé (à
juste titre, si l'on en juge par le type de reproches ensuite reçus,
esthétiques et non politiques) par
l'absence de véritable divertissement final,
et par l'adhésion limitée du public à son ton philosophique, que par
l'opposition des autorités ou même la désapprobation politique.
À telle enseigne qu'il avait écrit une fin alternative où tout le monde
(même Urson, le chef des gardes !) pouvait chanter et danser pour
célébrer le nouveau souverain Tarare (qui règne tout de même « par les
loix & par l'équité ») et l'avait soumis, comme les autres
changements, à la censure pour agrément. Comme le dit Calpigi pendant
le divertissement du sérail : « Je dis… qu'on croira voir ces
spectacles de France, / Où tout va bien, pourvu qu'on danse. »
Beaumarchais, dans sa recommandation, indiquait préférer la fin
philosophique, mais accepter que l'autre soit jouée si nécessaire – le censeur valida les deux (et,
d'après ce que j'ai cru retirer des comptes-rendus d'époque, on joua la
version voulue par Beaumarchais, qui ne recueillit justement pas un
grand assentiment malgré le spectaculaire succès général de l'œuvre).
Tout éclairage d'un spécialiste de la période est évidemment bienvenu –
je n'ai rien trouvé dans les ouvrages spécialisés ; on y parle des
succès des représentations, éventuellement des amendements, mais rien
sur le caractère subversif du texte à l'époque de son écriture (qui
débute en 1774, donc pas tout à fait à la veille de la Révolution).
(Costume du ballet.)
=>
Et après ?
Deux
autres épisodes sont déjà prêts et
seront publiés en temps voulu (puis reportés sous cette première
notule).
¶ §4 et §5, aux origines de Tarare
: histoire de la commande (auto-saisine de Beaumarchais), les sources
littéraires (conte philosophique), les sens du mot (localité,
agriculture, interjection, projet de Beaumarchais).
¶ §6 et §7, l'accueil de Tarare
: réception du public, débats de censure (pas avec les autorités que
l'on aurait cru !) et, plus intéressant, les très nombreuses
altérations de l'œuvre sous tous les régimes politiques qui se
succèdent de l'Ancien Régime à la Restauration, période au cours de
laquelle Tarare est
régulièrement repris avec un succès qui ne se dément pas – et assez
tard pour qu'Adolphe Nourrit puisse le chanter !
Après cela, il restera quelques mots à dire du projet réel de
Beaumarchais (on n'aura parlé jusqu'ici que de ce que le public
en
perçoit, mais la volonté de l'auteur ne s'y superpose pas
complètement), puis à aborder la
musique,
où il y a énormément à dire
aussi, tant elle se distingue de son époque pour regarder vers la
logique du drame continu et total du milieu du XIXe siècle. (Préfigure
l'économie dramatique à l'œuvre chez Meyerbeer, Verdi ou Wagner.)
ÉPISODE 2 : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Le quatuor à cordes connaît, très rapidement après son invention au
milieu du XVIIIe siècle une expansion et un âge d'or assez
spectaculaire, avec des quantités production assez édifiantes et, assez
vite, l'écriture de hauts chefs-d'œuvre.
Et pendant les premiers temps du XIXe siècle, les compositeurs, même
non réputés spécialistes, en produisent en abondance – y compris des
spécialistes de la scène lyrique comme Cherubini, Auber ou Donizetti.
Dans la cave du 38 Riv',
l'association Caix d'Hervelois, extrêmement active dans la mise en
valeur des répertoires peu courus du XVIe au XVIIIe siècle, avait
mandaté le Quatuor Pleyel (sur
instruments anciens et boyaux) pour documenter cette période assez mal
cernée par le disque – et encore moins par le concert.
Extrait de la partie de premier violon du premier mouvement du
Quatuor B.355 d'Ignaz Pleyel. Où l'on remarque la diversité d'effets convoqués : syncopes, nuances spectaculaires, respirations, doubles cordes, modes d'attaque, indications de phrasé…
¶ Un quatuor de 1803 (Op.10 n°3) de
Peter Haensel (1770-1831). Auteur exclusif de musique de
chambre, très peu fêté de nos jours, il s'installe définitivement à
Vienne, mais non sans avoir d'abord parcouru l'Europe : formé à
Varsovie, violoniste à Saint-Pétersbourg, puis élève de Haydn, il se
perfectionne pendant un an auprès d'Ignace Pleyel à Paris. Ce quatuor
composé à Paris, sans constituer un chef-d'œuvre ultime, constitue
plutôt une très belle illustration du quatuor galant, essentiellement
mélodique ; on y rencontre des trouvailles heureuses, comme la
circulation simple mais réussie du motif dans les variations de
l'Andante, ou le dialogue de la petite harmonie dans le final.
¶ Le Premier Quatuor (1799) de Danier-François-Esprit
Auber (1782-1871), œuvre de jeunesse très aboutie. Il n'a alors
écrit aucun opéra, et se destine encore à la reprise de la maison
d'édition de son père. Le contraste avec Haensel est saisissant en
raison de son sens du lyrisme (veine mélodique immédiate), où la
progression dramatique, malgré la légèreté de ton, est très sensible.
Le dernier mouvement est en particulier remarquable, avec ses grands
trémolos d'accords, déjà très romantiques et spectaculaires pour
l'époque : bien que composé avant celui de Haensel, on entend très
nettement la différence de génération.
¶ Un quatuor de 1791 d'Ignace
Pleyel – le programme de salle précise Op.23 n°3, mais
considérant la pagaille des numéros d'opus chez Pleyel (quatre ou cinq
numéros pour un même cycle, ou bien plusieurs cycles sous un numéro
d'opus commun), autant préciser qu'il répond au numéro de catalogue
Ben. 355.
Le compositeur, ancien élève de Haydn lui aussi, est
alors sis à Strasbourg ; c'est avant qu'il ne s'installe à Paris en
1795 et y ouvre sa maison d'édition puis y fonde, en 1807, la fameuse
facture de pianos – mais sa notoriété est déjà tout à fait considérable
en Europe.
En trois mouvements seulement, il est judicieusement placé à la fin du
programme, qu'il couronne ; je n'avais jusqu'ici entendu que des pièces
(trios, notamment) assez banales de Pleyel, mais ici, son premier
mouvement tempêtueux à la forme sonate limpidement articulée, son beau
mouvement lent homophonique (écrit en accords), avec sourdine comme une
bonne partie de sa production pour quatuor, et ses variations finales
en mineur (qui lorgnent vers la répartie des Haydn des meilleurs
jours), tout cela révèle un chambriste de premier plan, une des grandes
figures de sa génération. Et l'on comprend le zèle du Quatuor Pleyel à
promouvoir, jusque par sa propre dénomination, ce corpus totalement
négligé.
Le Quatuor Pleyel, dans sa formation standard (C. Cavagnac et C.
Giardelli apparaissent quelquefois remplacées sur les photos).
De gauche à droite : Claire Giardelli, Bernadette Charbonnier, Andrée
Mitermite, Céline Cavagnac.
Les membres du Quatuor Pleyel
sont issus des meilleurs ensembles spécialistes, membres réguliers ou
permanents de La Grande Écurie ou la Chambre du Roy, Le Concert
Spirituel, Les Talens Lyriques, Akadêmia, Les Folies Françoises…
Pourtant, dans la proximité (et les conditions d'humidité
particulières, je suppose) de la Cave du 38 Riv', les fragiles boyaux,
en particulier pour le premier violon et le violoncelle, semblaient
jouer de vilains tours à l'accord (surtout au début du concert,
étrangement).
Si je n'ai pas adoré les phrasés très liés d'Andrée Mitermite (premier
violon), peut être en style, mais pas assez « verbaux » pour moi, j'ai
en revanche été frappé par la petite harmonie très habitée (Bernadette
Charbonnier et Céline Cavagnac), faisant de figures simples, prévues
pour l'accompagnement, de réelles composantes du discours.
Curieux de suivre à nouveau leurs passionnantes explorations. À
l'automne dernier, elles ont par exemple donné un programme H. Jadin,
I. Pleyel et E. Mayer dans une église de l'Allier !
Il n'existe pas à ce jour de disque de cet ensemble, mais dans ce
répertoire jusqu'il y a peu très rarement fréquenté (et pas toujours
bien choisi ni adéquatement enregistré, témoin les quatuors de Grétry
ou Gossec, par exemple), on peut se tourner vers un autre Pleyel Quartett (à quand un
registrar officiel des noms de quatuors ?), celui de Cologne, qui a
gravé chez… CPO les Quatuors
au roi de Prusse, qui précèdent la série au roi de Naples dont est tiré
le B.355, en trois volumes (neuf quatuors). Sur boyaux, très clair et maîtrisé.
Ce même ensemble a également documenté, pour CPO ou CAvi : Klughardt,
Gyrowetz et, légèrement plus commun, Wolf.
On trouve aussi quelques autres disques isolés consacrés aux quatuors à
cordes d'Ignaz Pleyel, par exemple ceux parus chez Naxos ou Hungaroton.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Quatuor à cordes a suscité :
En cliquant sur la vignette, le tableau apparaît en HTML dans un nouvel
onglet. Facile à glisser dans Pocket !
Et sans vouloir abuser de forfanterie (tout en me vantant
raisonnablement), voilà une sélection assez exceptionnelle, que
vous ne trouverez même pas dans Cadences
! (Enfin, ce sont les programmateurs qu'il faut remercier, je ne suis que l'humble truchement de ce qui existe déjà grâce à eux. Mais je ne puis le nier, je suis fier du programme comme si c'était moi qui tenais tous les pupitres dans tous ces répertoires.)
Le code couleur désigne simplement mon propre agenda (ça prend déjà du
temps de supprimer les entrées personnelles…) – je ne vous incite pas
particulièrement à aller voir la Traviata ou la Fantastique, même si
ces soirées-là me paraissent particulièrement prometteuses en matière
d'intensité d'exécution. Le rouge peut éventuellement vous intéresser :
ce sont des places à vendre.
J'attire tout de même votre attention sur quelques manifestations
particulièrement hors du commun.
17 => Aboulker propose
toujours des bijoux de simplicité, dont le caractère direct et
l'efficacité souveraine évoquent le musical
mis dans une peau classique. Ici, d'après Boule de suif, couplé avec du
répertoire français de premier ordre (je n'ai pas le détail, mais
Chausson, tout de même !). Par le meilleur chœur de petits braillards
d'enfants du monde, et pour pas cher (15€).
18 => En exclusivité, le programmetragédie lyrique de Petibon & Amarillis, qui n'est
publié nulle part : de grands standards infernaux, mais avec le
tempérament de toujours de Petibon et sa nouvelle voix élargie,
promettent beaucoup. Scènes d'invocation de Médée de Charpentier, de
Circé (Scylla
& Glaucus) de Leclair, et des extraits de Rameau (notamment «
Tristes apprêts »), le tout agencé parmi de grandes pièces
instrumentales spectaculaires des Marin Marais.
21 => LaDeuxième Symphonie de Kurt Weill, très lyrique malgré
son évidente parenté avec les univers décadents,
est une belle œuvre de la période, jouée par l'orchestre rassemblé par
Éric van Lauwe (sans nom), toujours à la pointe des raretés. L'entrée
est libre, et les musiciens sont de très haut niveau (des
professionnels qui se produisent à titre gracieux ou des amateurs qui
ont en réalité une formation de niveau professionnel, même s'ils ont
choisi d'autres métiers). Si je n'avais pas déjà verrouillé ma semaine
avec Tristan et quelques
autres contraintes (cette symphonie n'étant pas non plus à mes yeux,
quoique fort réussie, un immanquable absolu), j'en aurais été !
24 => LeCredo de MacMillan, une des plus belles
œuvres de ce haut spécialiste de la musique chorale sacrée. Moirures
constantes et progression du discours, la beauté et la tension, actuel
et d'aspect absolument pas contemporain,
une petite merveille.
24 =>L'Europe Galante de Campra, l'acte de naissance de
l'opéra ballet (à entrées), dont la dernière production en France doit
remonter à Ambronay, il y a plus d'une dizaine d'années, et dans la
région encore davantage… En plus, les jeunes chanteurs du CRR sont les
mieux formés pour défendre ce répertoire, ce sera du niveau des
productions professionnelles qui circulent par ailleurs.
26 => Lieder orchestraux de Joseph
Marx. Là aussi, on n'entend pas ça tous les jours. Je ne suis
même pas certain que ceux-là aient été gravés au disque.
31 => Messe en ut de Cherubini.
Un grand, grand spécialiste de la dramaturgie sacrée ; il est
étrangement plus célèbre pour ses opéras, où les réussites ne sont pas
légion, alors que sa musique sacrée est hors de pair sur plusieurs
décennies.
Vous voyez aussi apparaître quelques dates de juin :
3 juin => Olympie,
de loin le meilleur opéra de Spontini,
moins hiératique et impavide que les autres, regardant davantage vers
la souplesse romantique que vers l'épure semi-belcantiste.
5 juin => The
Black Pirate d'Albert Parker, un film avec Douglas Fairbanks,
accompagné par l'improvisation préparée de Xavier Busatto (1,2,3), spécialiste non seulement de l'improvisation
sur film, mais surtout maître des grandes fresques, capable de fournir
une couleur propre à l'œuvre, de développer des motifs sur la durée… Ni
aplats indifférents, ni mickeymousing,
une belle réjouissance en perspective. (C'est au cinéma Le Balzac et
c'est pas cher.)
Voyez par exemple Le Cabinet du
Docteur Cagliari sur sa chaîne YouTube.
--
Réconfortez vos âmes, réjouissez vos oreilles !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2015-2016 a suscité :
… ce qui n'est vraiment pas la pire hypothèse concernant Carl Orff.
--
CPO propose du nouveau dans le catalogue de Carl Orff, et au delà, du
nouveau dans l'opéra de langue allemande de toute la période : Gisei, court opéra de jeunesse (d'une
heure, composé en 1913, à moins de 18 ans !), ne
ressemble pas du tout au Orff d'après les Carmina Burana (1937, puis Der Mond, le cycle des Trionfi…), répétant à l'envi
les mêmes formules (dont le compositeur était immensément fier,
considérant ses trouvailes archaïsantes comme la preuve de son génie
précoce). On y entend l'héritage
direct de Wagner, certes, mais aussi une veine beaucoup plus étrange, une
forme d'extrême-orientalisme passé au prisme de l'inquiétude
wagnérienne… et par le biais de sonorités assez particulières,
limpides mais de ton plus sombre que Schreker, une sorte
d'impressionnisme debussyste qui serait typiquement germanique.
Dans cette terrible histoire de jeu de rôle funeste, où l'enfant, sous
le regard impuissant d'une mère, porte sur son existence même le poids
de puissances qui le dépassent de très loin, la musique figure avec
beaucoup de naturel (complexe mais fluide) l'atmosphère effrayante du
livret. Son fréquent accompagnement par les seules parties graves de
l'orchestre évoque assez Friedenstag
(en plus décadent et bizarre) ce qui n'est pas un mince compliment.
Le volume CPO contient, comme
d'habitude, le livret bilingue
allemand-anglais. (Très utile, car on y rencontre finalement beaucoup
de
moments purement instrumentaux, avec un grand nombre de didascalies
précises, un peu comme dans le premier acte de la Walkyrie – des tirades, et parfois
de simples groupes mots, interrompues par des commentaires orchestraux
très fréquents.)
La Deutsche Oper, Jacques Lacombe et les chanteurs, en
particulier le redoutable Genzo de
Ryan McKinny (autorité immédiate et mystérieuse posée sur une
voix nette).
Déjà chanté à deux reprises les louanges de ce jeune quatuor (formé il y a cinq ans).
Je découvre avec plaisir qu'il vient de remporter la référence mondiale du concours de quatuor, rejoignant ainsi de véritables légendes, de gros clients du disque et d'autres qui, sans avoir atteint la même notoriété, sont tout simplement parmi les meilleurs : Takács, Pražák, Buchberger, Cherubini, Amati, Hagen, Artis, Sine Nomine, Vogler, Ysaÿe, Keller, Manfred, Mandelring, Debussy, Danel, Belcea, Psophos, Ébène, Ardeo, Quiroga, Zaïde !
Le jury a certes raté le Quatuor Terpsycordes (éliminé immédiatement en 2003, alors qu'il avait déjà toutes ses qualités, même s'il ne s'était pas encore spécialisé dans le boyau) et quelques autres, mais globalement, à la fin du chemin, leur prescience apparaît très sûre – même pour les Ébène, qui paraissaient bien durs et verts lorsqu'ils ont reçu ce second prix ex æquo en 2005, il apparaît que le potentiel s'est très vite révélé après l'époque du concours !
Je n'ai pas écouté les autres compétiteurs pour établir de comparaison, mais cette récompense est dans l'absolu tout sauf imméritée, considérant mon délire à chaque fois que je les ai entendues, et la qualité exceptionnelle de leur Beethoven 8 lors du concours (prise de risque et netteté, personnalité et déférence) – pas de réflexes reproduisant les interprétations habituelles, mais pas de recherche de la différence, juste de la musique pure à son plus haut niveau, l'élégance du style en sus.
J'en suis enchanté pour elles : leur notoriété était forcément limitée (il suffit de voir qu'elles étaient obligées de citer Carnets sur sol pour avoir une mention presse depuis 2014) ; à présent, ce sésame les a non seulement fait connaître de tous ceux qui s'intéressent au quatuor, mais leur ouvre aussi quasiment mécaniquement les portes des plus grandes salles. D'autres n'ont pas tiré totalement parti de cette notoriété (Manfred, Aviv, Parker par exemple), mais leur personnalité n'avait pas du tout la même dimension – il y avait pourtant de petites pailles dans leurs exécutions du concours (preuve de la lucidité du jury au delà de la simple virtuosité ?), mais les Akilone montrent un tel sens du phrasé, du goût juste, une telle émancipation artistique, comme abstraites de toutes les contingences de la tradition musicale et du besoin de nouveauté, que je ne puis douter qu'elles se fassent remarquer pour de bon.
Au demeurant, les concours de musique de chambre (et ce concours en particulier) ont la particularité, par rapport aux concours de solistes (piano, violon, chant, même pour les duos de lied d'ailleurs), d'exalter les participants, de les tendre vers une forme d'urgence que les quatuors célèbres n'ont en général plus. C'est pourquoi les jeunes quatuors (concours ou pas), enivrés de découvrir fraîchement cette littérature sous leurs doigts, sont souvent des fréquentations bien plus persuasives que les meilleurs ensembles en activité.
Mes plus belles expériences de quatuor ont justement eu lieu lors du concours de Bordeaux (ou de présentations de jeunes formations du type ECMA), et non en entendant en vrai les Pražák, les Tokyo ou même les Keller – exception tout de même pour les Danel, infiniment plus impressionnants en vrai qu'au disque, et pour la création française du Quatrième Quatuor de Tichtchenko !
Légende : pour
plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte
couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas
plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne
disposons pas d'enregistrements) en vert.
1.
Principes fondamentaux
1.1. Décrire la couverture : la pagaille
Après plus de dix ans de notules, voilà un sujet que j'avais toujours
évité d'aborder de front (un peu ici,
et par touches très allusives là
et là,
plus des mentions dans les commentaires de disques ou de concerts),
tant il est délicat. Dix ans d'expériences et d'informations plus tard,
lançons-nous.
L'enseignement et la description du chant lyrique sont issus
d'une tradition particulièrement ancienne – sans
chercher absolument à trouver les premiers traités un peu précis, on
peut simplement souligner le fait que le vocabulaire utilisé et la
représentation du système phonatoire sont toujours largement ceux du
début du XIXe siècle, à l'époque de Garcia, Duprez & co.
Or, notre connaissance de la
physiologie a considérablement progressé depuis, et les constats
empiriques d'antan, s'ils n'ont jamais empêché de bien chanter, ne sont
pas toujours pertinents en termes de description, et donc de
compréhension des phénomènes.
C'est pourquoi, même lorsque les chanteurs qui réalisent le mieux ce
geste l'expliquent, il demeure souvent des confusions
– il faut entendre Pavarotti faire la différence entre un vrai et un
faux ténor par la présence de couverture, et d'autres gens sérieux la
définir comme une façon de « sombrer » la voix. Or si la
corrélation existe souvent (en particulier lorsque les chanteurs
abordent des répertoires lourds), la couverture n'est pas exactement
une mécanique qui change le grain du timbre, elle équilibre surtout le
placement des voyelles, pour éviter de forcer la voix – c'est
exactement ce que Pavarotti fait d'ailleurs, n'ayant jamais cherché à
sombrer sa voix.
On rencontre les mêmes types de
raccourcis avec la
place du larynx (si c'était la même chose, alors l'aperto-coperto,
sommet de la maîtrise de la couverture, ferait faire des bonds au
larynx sur la même note !) et la
voix de poitrine. Pour certains professeurs (prestigieux au
besoin), chanter un aigu en voix de poitrine, avec le larynx bas, en
utilisant les résonances du « formant
du chanteur » et en couvrant, c'est la même chose. Alors qu'on
peut parfaitement chanter en voix mixte avec larynx bas, peu de
résonance formantique et en couvrant ; ou en voix de poitrine avec
larynx haut (pas vraiment dans le répertoire lyrique, certes, encore
que certains baroqueux comme Marco
Beasley ou Jeffrey
Thompson [cf.
notule] le fassent), avec des partiels formantiques forts (pas
forcément les mêmes) et sans couvrir, etc.
Bref, il n'est pas facile de s'y retrouver par soi-même, et c'est
finalement plus que la lecture des théoriciens rarement en accord et
pas tous au clair avec eux-mêmes, l'observation des pratiques
chez les chanteurs les plus aguerris de différentes écoles qui
permettent d'isoler la nature des phénomènes. Ce que nous allons faire
si vous nous accordez l'honneur insigne de votre attention.
Henri Gervex, Éloge de la
couverture Huile sur toile, 1878(musée
d'Orsay).
1.2. Pourquoi la
couverture ?
La voix humaine peut être émise grâce à trois éléments :
la soufflerie, l'air
émis par les poumons ;
la vibration, celle des
cordes vocales dans le larynx (c'est paraît-il la forme du larynx qui
empêche les grands singes de parler réellement) ;
les résonateurs, qui
définissent le timbre et l'amplification du son (pharynx, bouche,
cavités nasales).
Lorsqu'on chante, deux choses en particulier changent
par rapport à la voix parlée : le son devient plus continu
(ce qui réclame plus d'effort pour le soutenir, notamment en matière de
souffle) et, en général, la voix est plus aiguë que
pour la voix parlée (sinon elle s'affaisse désagréablement). [C'est
bien sûr beaucoup moins vrai pour les musiques de l'intimité et les
musiques amplifiées, mais ces deux paramètres sont incontestablement la
norme pour le chant lyrique, qui nous occupe principalement dans cette
notule.]
Or, il n'existe pas d'organe spécifique de la phonation, et le corps
humain utilise pour ce faire des éléments qui ont d'autres
fonctionnalités, qui sont en général régis par toute une gamme de
réflexes. Aussi, en sollicitant la voix, notamment en chantant
de façon continue et forte dans l'aigu, on met le corps à rude épreuve.
Car les caractéristiques physiologiques du son changent dans
le haut de la voix : c'est notamment ce que l'on appelle
le passage
(ou passaggio), le moment où la voix « bascule » –
elle se tend et rompt si on ne change pas de mode d'émission.
Il existe toute une série (1,2,3)
en cours consacrée à ces questions, dont la couverture constitue,
précisément, le prochain point d'étape – on rejoindra le parcours de
ladite série lorsqu'on abordera les questions de réalisation pratique
de la couverture.
Pour éviter de briser le son ou de contraindre dangereusement la voix, les chanteurs ont développé toute une gamme
d'astuces, selon les répertoires (le belting, larynx
haut et soutien diaphragmatique de béton, est celui le plus couramment
utilisé en pop et musiques traditionnelles). Dans le répertoire lyrique
(en tout cas à partir du XIXe siècle), la couverture des voyelles en
est un exemple important ; c'est même l'une des cartes
d'identité du chant lyrique, celle qui donne cet aspect homogène,
un peu épais, qui fait « qu'on n'y comprend rien »,
etc.
1.3. Mais qu'est-ce que la
couverture, à la fin ?
Allons donc, on est sur le point de vous révéler le deuxième plus grand
secret de l'univers, vous n'étiez pas à quelques prolégomènes près.
Tout cela servait à souligner le fait que, lorsque vous chantez vers
l'aigu, la même position vocale qui était confortable va devenir
insoutenable. Il va donc falloir opérer des changements. La couverture
vocale s'applique sur les voyelles et les égalise, les rééquilibre de
façon à les rendre sans danger. Dans l'aigu, le nombre de positions
vocales sans danger est plus réduit (elles changent selon le type de
technique utilisé, mais leur nombre demeure limité), ce qui signifie
que toutes les voyelles ne peuvent pas être utilisées dans leur état
d'origine.
La définition la plus simple est
donc sans doute de dire que la couverture est une accommodation
des voyelles – de la même façon que le cristallin, dans l'œil,
accommode selon les distances pour nous permettre de voir net.
La couverture replace donc les voyelles les plus
exposées (le [a], particulièrement le [a] ouvert, le [è], et, mais ce
sont des cas un peu différents, certaines écoles le font massivement
pour le [ou] – à commencer par l'école italienne –, voire le [i] – mais
ce ne sont pas les techniques les plus solides, dans ce cas) vers une
zone plus sûre, les rééquilibre vers une sorte de
juste milieu.
Généralement, cela passe par une tendance
à la fermeture des voyelles ouvertes [a] tire vers le [o], [è]
tire vers le [eu] (cela ne veut pas dire remplacement, comme soutenu
par des professeurs un peu hâtifs),
un arrondissement des conduits, une focalisation du son au même endroit.
Luciano Pavarottimontre
très bien, dans ses masterclasses, la différence entre les deux (vous
entendez une vocalisation ouverte, puis couverte) – je trouve
d'ailleurs que son chant ouvert sonne très bien (plus tendu, plus
électrique que son légendaire confort vocal avec la couverture), mais
il est certain qu'il ne donne pas du tout le même degré de confort.
C'est pourquoi, s'il peut être utilisé pour des répertoires où le chant
lié et les longues tenues ne sont pas nécessaires (chanson, airs de
cour, baroque français, récitatifs romantiques…), il n'est pas
envisageable pour le belcanto
romantique ni les grands airs.
La différence qu'il
propose est néanmoins un peu radicale : sa réalisation, sur scène
(particulièrement dans les années 90, où il ne couvre plus en
permanence), est beaucoup plus nuancée. Voyez plutôt :
Extrait assez idéal : on entend très nettement le changement
par rapport au début de la tirade, mais l'équilibre est parfait et
démontre très bien comment fonctionne, dans le meilleur des cas, la
couverture vocale. Limitons-nous aux [a] pour l'instant. Vous voyez
bien que tous ceux au-dessous du passage (tous ceux du début, qui sont
dans le grave et le médium) sont complètement ouverts, comme lorsqu'on
parle italien. En revanche, dans les parties qui montent, ils sont plus
ronds, comme tirant vers le [o] (sans qu'on puisse les confondre).
C'est sans doute ce qui m'impressionne le plus chez Pavarotti : ses [a]
couverts sonnent tout de même comme de vrais [a]. L'équilibre (car
c'est de cela qu'il est question avec la couverture) est assez
miraculeux. De plus près :
Premier « pietà » légèrement couvert mais encore
relativement exposé, second « pietà » plus couvert (mais la
voyelle reste encore très pure et ouverte, même si le son est couvert),
premier [a] d'« avaro » comme précédé d'un [o] très bref,
puis un vrai [a] pour la suite de la voyelle et pour le second [a], un
peu plus fermé que dans la langue parlé, mais encore très exact. S'il
avait chanté cela ouvert, le son serait beaucoup plus petit, et il
forcerait beaucoup plus son instrument.
Outre la sécurité vocale qu'elle assure, la
couverture facilite les notes les plus hautes, évite
les aspects nasillards et criés, l'éparpillement des sons
(chaque voyelle placée à un endroit différent – ce que j'aime beaucoup
entendre personnellement, mais qui constitue un handicap technique
incontestable), et donne une patine homogène à
l'ensemble des voyelles émises, ce qui permet de chanter de belles
lignes continues et de ne pas faire de mauvais geste en plaçant une
voyelle par hasard au mauvais endroit. Ce qui aurait été contraint en
conservant la même exactitude de voyelles devient soudain facile :
en changeant le mode d'émission, on a paradoxalement permis la
continuité du timbre.
Il existe ensuite plusieurs écoles pour son usage :
tout le monde est obligé de l'utiliser un minimum dans son aigu,
mais les voix plus légères et plus aiguës au sein de chaque tessiture
peuvent l'utiliser plus tard dans la montée : un ténor
léger peut couvrir seulement après le sol, là où un ténor
dramatique devrait impérativement commencer à partir du mi… ;
certains ne couvrent que le nécessaire, laissant le grave et le
médium très libres (par exemple toute une école de sopranos français, d'Esposito à Manfrino), mais certains
(pas moi) sont gênés par la césure forte entre les registres ;
d'autres couvrent progressivement, en augmentant progressivement
le degré d'accommodement des voyelles (le grand art) ;
d'autres enfin enseignent qu'il faut toujours couvrir, du
plancher au plafond, de façon à rendre la voix la plus continue
possible (patent chez Sutherland,
Nilsson, Domingo, Galouzine, Kaufmann, Cappuccilli, Bruson, Christoff, Siepi…), et à conserver la
même couleur dans la limite grave que dans l'aigu.
Dans ce dernier cas, il est évident que la couverture a un impact sur
le timbre et va assez significativement le sombrer. Mais pour
un ténor qui mixe,
par exemple, la couverture n'empêche absolument pas la clarté. Son abus
(si toutes les voyelles sont trop fermées) peut « boucher »
une voix, l'empêcher de s'épanouir et de se projeter, mais le principe
de la couverture altère l'emplacement de voyelle plus que le grain de
la voix (même si l'interdépendance est loin d'être nulle).
Henri Gervex : Conseil aux chanteurs
(Sortez couverts.)
Huile sur toile, 1879 (musée d'Orsay)
1.4. Ouverture et
aperture : imprécisions lexicales
Avant de commencer, il faut bien faire la différence entre
l'aperture des voyelles (imposée par la langue qu'on parle ou chante)
et la couverture (artifice technique). La confusion vient du
vocabulaire : en linguistique, une voyelle est ouverte ou
fermée ([é] vs. [è], par exemple), et en chant la
voix sur cette voyelle peut être ouverte ou couverte (un [è]
vs. [è] tirant sur le [eu]). Comme les voyelles ouvertes
linguistiquement sont en général couvertes vocalement en allant vers
plus de fermeture, on peut vite faire l'amalgame, mais la couverture n'est pas forcément une
fermeture, et ne s'y limite pas en tout cas (le but est au
contraire de conserver la gorge libre !).
La couverture ne signifie pas que l'on change toutes les voyelles
ouvertes en voyelles fermées (sinon la langue devient difforme et
inintelligible), mais bien que l'on accommode les voyelles les
plus dangereuses, en les décalant légèrement (par exemple dans
le sens de la fermeture, pour le [a] et le [è]).
On peut donc tout à fait chanter des voyelles fermées sans avoir
couvert sa voix (par exemple dans la pop, ou en parlant dans la vie de
tous les jours), ou à l'inverse changer des voyelles audiblement
ouvertes tout en couvrant correctement. Évidemment, un [a] très ouvert
peut difficilement être couvert, même si je me
pose un peu la question.
Je vais avant tout proposer des voix d'hommes (et les voyelles [a] et
[è], les plus emblématiques), en exemple : j'ai évidemment une
meilleure représentation de leur fonctionnement, mais, surtout, les
phénomènes sont plus audibles car ils ne se mélangent pas avec les
caractéristiques de la voix de tête féminine (celle utilisée par le
répertoire lyrique, contrairement à la plupart des autres styles), qui
posent encore d'autres enjeux… Évidemment, les femmes couvrent aussi
dans le répertoire lyrique, avec les mêmes types de méthodes et
d'expédients que pour les hommes.
Le Dominiquin, Putti abusant
de la polysémie Toile découverte au musée du Louvre.
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1. Voix ouvertes, sans couverture
D'abord, quelques exemples d'un chant sans couverture, avec des
voyelles à l'état naturel :
Ici Tom Raskin
(l'Athlète funèbre dans Castor et Pollux avec Gardiner en
2006), membre du Monteverdi Choir, produit des [è] aigus
complètement ouverts : j'aime beaucoup personnellement,
on entend bien l'éclat de l'émission naturelle, à la limite de
la rupture, mais il est évident que cette technique ne produit
pas le maximum de confort pour le chanteur. Dans le répertoire
romantique (et même dans les aigus suspendus de Mozart), ça poserait
des poroblèmes majeurs.
Au passage, vous remarquez que le [é] de « briller » tire
très légèrement vers le [eu] – nécessité pour vocaliser sans se blesser
ou simple effet de l'accent anglais, je ne puis dire, mais cela
s'apparente à une très légère couverture. D'ailleurs, il en va de même
(ici encore, discrètement) pour le [a] de « gloire » (mais
les mots en « -oi- » s'y prêtent bien, avec le [w] qui
prépare le son et le [a] qui n'est de toute façon pas très ouvert).
Plus troublant, ce moment d'égarement de Pierre Germain
(Arfagard dans Fervaal de d'Indy, tiré de la bande radio de
Le Conte) : par ailleurs un très bon chanteur, sort soudain cet
aigu complètement ouvert. On ne trouve nulle part ailleurs,
dans ce rôle écrasant, ce type d'erreur, très étrange de la part d'un
chanteur aguerri (tellement différent des gestes vocaux qu'il a passé
sa vie à faire !), donc ce n'est pas lui rendre justice, mais je trouve
que c'est le meilleur exemple possible d'un aigu ouvert : ce
[a] au delà de la zone de confort qui devient soudain poussé et crié
(et probablement moins sonore, d'ailleurs), impossible à tenir
longtemps. Normalement couvert, le son aurait dû rester plus
rond, plus proche du reste de la voix.
Il est aussi possible de très
bien chanter le grand répertoire en ne couvrant quasiment pas : Giuseppe Di Stefano (Alvaro
dans La Forza del Destino de Verdi), toujours révéré des
mélomanes et très contesté par les théoriciens, chantait quasiment
sans couvrir ses sons. On l'entend ici : non seulement en
bas, les [a] sont très ouverts, mais ça ne change pas
en haut. Même sur [o] (qui est plus facile à accommoder) et
[é] (qui n'est pas forcément dangereux), à la fin de
l'extrait, on sent bien toute la netteté du geste et toute la tension
accumulée. J'aime énormément, personnellement, ce naturel, ce
tranchant, cet enthousiasme sans filtre, cette façon de
« claquer », mais le geste est effectivement très
contraignant pour l'instrument.
Parmi les hypothèses avancées, le centre de gravité très haut de la
voix, avec un passage
(la hauteur où la voix doit changer d'émission pour être émise sans
danger) beaucoup plus haut que la plupart des ténors.
On parle abondamment de son déclin, mais en réalité, malgré une vie
réputée animée, il n'a pas eu une carrière particulièrement courte
(plus de quinze ans de pleine gloire, et une fin loin d'être ridicule –
il avait perdu les aigus les plus hauts, mais le timbre demeurait
absolument intact).
Ainsi, vous entendez ce que
produit une voix ouverte et bien émise – on en trouve
beaucoup dans le chant traditionnel, lemusical, etc. (les
ressorts techniques en sont différents, notamment par l'usage du belting)
– mais, vu les contraintes de hauteurs vertigineuses et de tenues
longues de notes, le chant ouvert demeure l'exception dans l'opéra.
Le répertoire du XVIIe siècle est
néanmoins tout à fait accessible à des voix non couvertes (on en entend
peu parce que ce sont des chanteurs lyriques formés avec les normes du
XIXe siècle qu'on utilise aujourd'hui) ; pour le XVIIIe siècle,
malgré l'étendue et la virtuosité, je ne suis pas certain non plus
qu'on ait utilisé la couverture, en tout cas vraisemblablement pas
comme nous le faisons aujourd'hui. Mais cela réclamerait une
investigation que je n'ai pas encore faire – il y aurait tout un
travail à fournir sur l'évolution historique des techniques de chant,
je ne suis pas sûr que ça existe déjà (ni que ce soit faisable, vu la
nature très
aléatoire des témoignages).
J'ai même été surpris, en préparant cette notule, de repérer chezDi Stefanodes
traces de couverture :
C'est un peu ténu, mais le [a] de « palpito »
(sur l'aigu) n'est pas aussi ouvert que ses autres [a], on
entend bien qu'il se passe un petit quelque chose et qu'il se
reloge dans une zone plus moelleuse et plus mate – le
processus est léger, mais c'est bien le geste de protection d'une
micro-couverture.
On a bien dû le lui enseigner,
puisqu'il fait le geste : attaque en deux fois, comme pour l'aperto-coperto
dont je parlerai plus loin… sauf que la couverture de la voyelle ne
change pas entre l'attaque et la tenue !
Maintenant, allons voir ceux qui couvrent : à peu près tous les
autres !
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Comme évoqué dans la présentation du principe de la couverture (§3),
il est possible de couvrir à divers degrés. Certains préférent couvrir
seulement les aigus pour conserver le naturel et la clarté des
médiums ; d'autres couvrent progressivement de bas en haut pour
masquer le moment du passage et faire une jolie transition
entre des graves ouverts et libres et des aigus couverts et
puissants ; d'autres enfin couvrent sur toute leur étendue pour
homogénéiser au maximum le timbre. Et l'on trouve de grands artistes
dans toutes les catégories.
2.2.1.1. Sur les notes hautes
Cas impressionnant parmi les grands anciens, Arturo Tamagno (le
créateur d'Otello de Verdi, ici en Manrico-titre du Trovatore)
ne couvre vraiment que pour les notes hautes :
Là aussi, on peut supposer un bon naturel, mais tout de même, c'est
impressionnant. Certes, il chante légèrement avec le nez, et ma
supposition est qu'il doit toujours être placé dans la zone de confort
qui permet la couverture, mais cela ne s'entend absolument pas : [é]
extrêmement francs, [a] et [o] tout à fait ouverts (au moins
au sens linguistique de l'aperture, du timbre). Et il monte très bien
sans rien changer… sauf lorsqu'on dépasse la limite – « è sola
speme un cor » (les autres voyelles restent
identiques, mais à partir de là tous les [o] sont couverts, même en
redescendant sur « al Trovator »). Si vous observez bien le
phénomène, tous ses [o] sont ouverts (logique,
entravés par un [r], c'est comme ça qu'on les fait dans la vie de tous
les jours, même en français d'ailleurs), y compris ceux qui paraissent
aigus… mais lorsqu'il dépasse le passage
(ici, c'est un sol3, juste au-dessus de la limite habituelle des
ténors), soudain ses [o] se ferment audiblement (pas
spectaculairement, on entend bien la voyelle d'origine, mais se ferment
tout de même), toute l'émission s'arrondit, on entend très
bien la décontraction des conduits pour émettre l'aigu.
« Un còr al Trovatòr » devient presque « Un côr al
Trovatôr ».
Je trouve cet extrait très parlant parce qu'il reprend les mêmes mots
et fait très bien entendre la césure entre la partie sous le passage
et la partie au-dessus du passage. On se rend compte
également que Tamagno ne
fait pas réellement des [ô], mais qu'il tire plutôt ses [ò] vers
une zone de confort intermédiaire.
En plus de tout cela, c'est un chanteur que j'aime beaucoup, et qui
remet l'église au milieu du village lorsqu'on parle d'héritage italien
en promouvant des voix où toutes les voyelles sont égalisées, la
couverture omniprésente, les sons bouchés, le timbre éteint… Au lieu de
ce timbre clair, de ces voyelles très différenciée, de cette voix libre
(et même assez largement ouverte). Pourtant Tamagno chantait Otello
(mieux, en tant que créateur, il en constitue quelque part le modèle,
l'idéal peut-être), rôle parmi les plus lourds qu'on n'oserait pas
distribuer aujourd'hui à une voix qui ne serait pas sombrée.
Ces exemples spectaculaires demeurent assez rares. Ils sont plus
dangereux en cas de mauvaise réalisation – la tension musculaire et
ligamentaire n'est pas la même, à note égale, selon l'intervalle fait
et surtout la voyelle émise –, et si l'on n'applique qu'une couverture
binaire, on risque de ne pas couvrir au bon moment sur des notes
intermédiaires et, un jour de fatigue vocale par exemple, de se faire
mal. C'est pourquoi la plupart des professeurs (dans un but esthétique
aussi, pour homogénéiser la voix) demandent au minimum de commencer à
couvrir progressivement à l'approche du passage (notre
prochaine série d'exemples).
2.2.1.2.
Après le passage
Néanmoins, on trouve toute une école de chant français, en tout cas
chez les femmes (Esposito, Raphanel, Perrin, Fournier, Manfrino,
Vourc'h, Pochon, Barrabé…) qui émettent un médium très libre
(souvent avec des [r] uvulaires, d'ailleurs) et ne modifient
leurs voyelles qu'assez haut dans la voix, au moment du passage
ou peu avant. Il existe bien sûr d'autres phénomènes simultanés (chez
Cécile Perrin, Nathalie Manfrino ou Karen Vourc'h, ce sont tous les
paramètres de la voix qui changent, jusqu'au timbre qui devient
méconnaissable), mais la couverture en fait partie. On a sélectionné
pour vous un cas particulièrement limpide (et une interprétation de
tout premier choix) :
Anne-Catherine
Gillet (Micaëla dans Carmen) ne fait pas
entendre de cassure dans la voix, mais si l'on observe les voyelles, il
existe bien un changement net au-dessus du passage (alors
qu'elle ne poitrine
jamais et chante tout dans le même registre, même le grave).
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j'aimais jadis !
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non, je ne veux pas avoir peur,
Je parlerai haut devant elle,
Seigneur,
Vous me protègerez, Seigneur.
Ah !
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis, hélas, que je réponds de moi ;
Mais j'ai beau faire la vaillante
Au fond du cœur je meurs d'effroi…
Seule en ce lieu sauvage
Toute seule j'ai peur – mais j'ai tort d'avoir peur :
Vous me donnerez du courage,
Vous me protègerez, Seigneur !
Protégez-moi, donnez-moi du courage !
J'ai souligné les syllabes où la couverture s'exerce. La plupart du
temps, dans l'essentiel du médium, les voyelles restent très naturelles
(voyez ces [i] très authentiques, ces [eur] bien ouverts, ces [è]
clairement dessinés. Et dans les syllabes soulignées, la définition des
voyelles devient au contraire plus floue ; pour des raisons
d'émission propres aux voix de femme, mais aussi parce que (et je crois
que cela s'entend très bien dans cet extrait) la chanteuse déplace un
peu ses voyelles vers une zone sans danger – sinon la voix se tendrait,
s'assècherait, se romprait.
Voyez par exemple « hélas » au début de la seconde partie
de l'extrait (en réalité la reprise de la première partie de l'air),
« elle est belle », ou « cœur », bien ouverts, très
naturels, et comparez-les aux équivalents couverts :
« hélas » à « femme / infâme » (flottants,
tirant sur le [ô]) ;
« elle est belle » à « faire / aimais / mais j'ai »
(comme un petit voile, toujours un [è], mais un peu plus proche du
[eû], arrondi en somme) ;
« cœur / meurs » à « avoir peur » (qui s'arrondit
de façon plus fermée, mais pas forcément vers le [eû], plutôt vers un
[a] couvert – donc un [a] avec des caractéristiques de [ô]) ;
ou pour les [i], « artifices maudits », très francs et
antérieurs, à « fini », où ils deviennent plus ronds, plus en
arrière (discrètement inspirés par les [ü] ou les [eû], sans être
déformés non plus – un [i] plus en arrière).
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
Autre fait amusant, ses [ou] ne sont jamais vraiment naturels mais
tirent tous un peu vers le [ô] (ce qui n'est pas obligatoire dans les
graves), un choix personnel.
2.2.1.3.
Progressivement
Tout cela est très bien fait, et la voix ne paraît pas du tout
rompue ou dysharmonieuse ; A.-C. Gillet ménage tout de
même des ponts (« Seule en ce lieu sauvage », qui n'est pas
haut, est partiellement couvert pour ménager la transition – de même
pour le [a] d'« effroi »), mais globalement, on entend très
bien la différence entre le bas très naturel et le haut, plus rond,
plus sophistiqué, de la voix. À titre tout à fait personnel, je trouve
qu'elle tire en réalité le meilleur parti possible de cette
disposition, en maximisant son intelligibilité et la variété de ses
voyelles (donc de ses couleurs), mais cela réclame une précision du
geste vocal considérable, beaucoup plus délicate que dans les cas où la
couverture est uniforme sur toute la tessiture – une forme d'idéal
esthétique, alors même que ce n'est pas ce que recommanderont les
professeurs en priorité.
Je crois que c'est aussi un excellent exemple de progressivité,
donc, même s'il y a des artistes qui comment vraiment plus nettement
avant le passage. Je renvoie aussi aux exemples de L. Pavarotti dans Don
Carlo au §3, qui exemplifie à merveille le principe de la
couverture progressive avant le passage, arrondissant
de plus en plus nettement la voix pour masquer les transitions tout en
conservant un grave naturel. Cela me permet de ne pas alourdir
superfétatoirement cette notule qui est loin d'arriver à son terme.
2.2.1.4.
Sur toute la tessiture
Esthétique qui se partage la prédominance avec la couverture
progressive, la couverture totale (ce ne sont pas des
locutions consacrées, j'essaie seulement de me faire comprendre) est de
nos jours quasiment obligatoire pour les voix les plus larges (et, plus
gênant, pour les rôles supposément plus larges, même chanté par des
voix légères, ce qui peut contribuer à les boucher et les dénaturer…
témoin tous les petits Siegmund et Siegfried sombres mais à peine
audibles).
Plácido Domingo en
est un exemple particulièrement illustre ou abouti (ici, entrée
d'Alvaro en 1986 dans La Forza del Destino de Verdi). Il ne
chante pas sur une seule voyelle, non, mais les émet toutes au même
endroit (comme légèrement mâtinées de [eû]), avec la même couleur.
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
« Ciel ! che t'agita » (en principe prononcé « Tchèl,
ké t'adjita ») est articulé un peu en arrière, au bon point de
résonance (ce qui n'empêche pas que Domingo dispose des
harmoniques faciales les plus impressionnantes du monde – simplement la
caractéristique passe très mal au disque chez lui, et je me contente de
commenter ce qu'on entend sur cette bande), et ressemble un peu à
« Tcheul ! keu t'eudjeuteu ». Pas à ce point-là bien
sûr, les voyelles sont différenciées, mais leurs différences
sont minimisées, leur emplacement est quasiment identique et leur
timbre très proche. Cela donne une aisance maximale pour
chanter n'importe quelle ligne, puisqu'il n'y a plus besoin de
se préoccuper des spécifités de chaque voyelle (certaines doivent être
accommodées plus tôt dans la voix que d'autres !).
Voyez, lorsqu'il descend, ses [a] ne s'ouvrent pas. Prenez
« m'han vietato penetrar » (à partir de 6') : le [a] de
« vietato », court et emporté, est ouvert (quoique placé
sensiblement au même endroit), mais pas celui de
« penetrar », très couvert alors qu'il est beaucoup plus
grave – et c'est le cas de tous les [a] tenus qu'émet P. Domingo. Vous pouvez le
vérifier avec « santo » (17'), « incanto » (24') ou
le [o] final, très fermé et protégé, de « tramutò » (44').
Outre la stabilité, cela permet aussi d'assurer plus de rondeur et
de puissance dans les graves, ce qui peut être utile pour certains
rôles écrits bas ou concurrencés par l'orchestre dans ces zones
naturellement moins projetées.
On pourrait multiplier les exemples chez des chanteurs d'horizons très
différents : c'est la technique usuelle pour les spécialistes du
répertoire italien (hélas, ajouté-je subjectivement), et assez
incontournable (je le concède) pour le belcanto (en tout cas
le belcanto romantique, mais ça facilite aussi les choses pour le
belcanto du XVIIIe s.). Parmi les célébrités qui couvrent toutes leurs
notes de haut en bas, et dans n'importe quel rôle, vous pouvez tester
sur Deezer ou Youtube n'importe quel témoignage deJoan Sutherland,
Birgit Nilsson (qui ne
différencient même pas les voyelles, comme ça c'est encore plus
simple), Marco Berti, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Ludovic Tézier…
2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture
…
Considérant qu'il reste encore
beaucoup de chemin à parcourir, je publie la notule en plusieurs fois.
Le présent bloc est déjà assez long pour un format toile ; il
était nécessaire de poser les
termes et de donner quelques exemples pour qu'on commence à voir de
quoi il est question.
Les prochains épisodes seront
consacrés à la suite du repérage des infinies combinaisons possibles,
de quelques cas particuliers. Puis on en viendra à la pratique et aux
implications de la couverture chez le chanteur – ce n'est ni une
fatalité, ni un plaid une plaie.
Dans l'intervalle, vous pouvez vous reporter aux autres notules
consacrées à la technique lyrique, et en particulier à notre
dernière série sur le déblocage des aigus. (Voir aussi la section glottologie de notre cabinet.)
Épisode II
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1.
Voix ouvertes, sans couverture
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Ces questions ont été traitées dans la première
notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales «
pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés
lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour
faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques
précisions.
En avant pour les multiples
enjeux de la couverture à l'Opéra !
(et du déshabillé,
semble-t-il)
2.2.2. Degré de
couverture : couleur de la couverture
Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très
fortement entre les voix et surtout entre les techniques.
2.2.2.1.
Claire
[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne
Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.
Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioniétonne
par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on
sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de
l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine
audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement
n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un
peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques
sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié »
(le [é] est articulé
au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et
trompettant, j'avais même publiquement douté
qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le
phénomène de près.
2.2.2.2.
Mixée
Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire
immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de
la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais
cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo,
prince de l'émission mixte, en fait grand usage.
[[]]
Puccini, La Bohème en
français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit
public.
Que cette main est froide,
laissez-moi la réchauffer ; Il fait trop sombre,
pourquoi
chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que
la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…
Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on
les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur
articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de
« réchauffer
» et le [è] de « ruisselle
» semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de
l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus
ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres
choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi
»
est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français
(il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement
ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la
posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et
jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles
individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de
chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ouNilsson…), mais elles ne sont
pas fabriquées à partir de
leur endroit habituel, plutôt déplacées
vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue
pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).
C'est une observation contre-intuitive, parce
qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des
voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en
réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir
et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.
École
américaine ?
[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles,
John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les
retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du
français de John
Aler (en Nadir dans les Pêcheurs
de Perles).
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò.
Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque
[ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et
qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de
la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa
en Nemorino (L'Elisir d'amore).
La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour
d'autres
formats plus larges et inattendus (où il
s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage
de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le
résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais
une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une
belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.
Voix
dramatiques ?
[[]]
Verdi, La Forza del destino,
acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne
fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la
justesse discutable de l'excellente soprane.
Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un
amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse
dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui
accompagne toujours les aigus ? C'est l'effet
de la voix mixte – Carlo Bergonzi
détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant
la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en
retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).
Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.
Al chiostro, all'eremo, ai santi altari L'oblio, la pace [or]
chiegga il guerrier.
Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant
moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître,
l'ermitage, les saints autels. »
« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga
» [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une
voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont
émises du même endroit.
Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et
c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus
nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection,
en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus
franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait
mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez
néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses
[i] très francs et libres.]
Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la
réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa
carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on
sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait
avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés,
correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera
jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son
dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus
ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient
un ton trop bas…).
C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins
engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde
paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle
que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît
jamais en danger vocalement.
Techniques
baroques ?
[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui,
j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.
Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes
dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe,
Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que
ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui
popularise de Requiem
de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en
juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR
de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant,
ça arrive même fréquemment !
Vous l'entendez ici : « et [= eué]
si je succômbe », « a bien
mérité qu'on l'en prive [= preuïve]
».
Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins
jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans
doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les
chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant
l'extension progressive des tessitures et le caractère public des
représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au
XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait
absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs
lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques
cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient
dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des
exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de
transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs
baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La
plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à
une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc
une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore,
et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter
des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils
auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les
parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une
idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY
et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques
employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les
pays, a fortiori à des
époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui,
entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très
vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour
chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler,
typiquement !
Voix
graves ?
J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le
plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une
étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse
qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage
(l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les
aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la
zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un
peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les
compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites,
et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien
que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les
procédés (il faut soutenir
vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).
Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation
est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres
techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le
phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de
difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)
Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures
lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe
Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).
[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes.
Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.
Il duolo della terra nel chiostro ancor ci
segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.
Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.
La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme
toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend
nettement sur les aigus : « la guerra
» et « in ciel » semblent
tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en
parlant, mais quelque chose d'accommodé,
de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans
lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.
2.2.2.3.
Sombre
Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on
trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes.
Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la
nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même
dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf.
§2.2.1 « étendue de la couverture »).
[[]]
Massenet, Werther,
Georges Thill.
Georges Thill
racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène,
ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton
que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor
». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce
moment pour terminer sa carrière.
Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », «
s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le
[eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en
français parlé. Le reste de l'air est assez libre tout de même,
avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité
verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle
sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.
Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », «
fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].
[[]]
Gounod, Roméo et Juliette,
Plácido Domingo.
Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo
avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de
même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et
surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se
protéger des voyelles trop ouvertes).
Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les
différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre
effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.
[[]]
Verdi, Otello,
Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.
Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine
qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais
beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix
très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé,
qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et
l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus
parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très
haut placée pour un ténor dramatique !
Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine
quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur
le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar
» [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande
intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter
au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la
mâchoire s'ouvre très, très largement) : « del ciel è gloria » [dal ciel ô
glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien
qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus
finaux, simplement la conservation du même placement général.
[[]]
Wagner, Die Walküre,
fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio
Luisi.
Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur
d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann
dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à
un débat-amusette dépourvu de sens
sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il
chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est
ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est
loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en
ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement
dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)
Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de
Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la
voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient
notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre
toujours ses médiums et ses graves.
Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien
(aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe
l'extrait :
[[]]
« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée,
on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.
[[]]
[[]]
Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et «
siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on
entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).
Plus net encore pour « ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de
la poignée de l'épée) :
[[]]
Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est
accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et
éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite
de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles
difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu
d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et
Brünnhilde).
[[]]
[[]]
Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une
caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte
des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas
de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en
italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont
nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les
détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les
prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse
technique si vous y prêtez garde.
Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui
monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une
voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y
a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère,
a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de
difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.
Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le
même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son
placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout
changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.
Finissons avec des barytons. Renato Bruson,
qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout
paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu
d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une
technique initiale assez stupéfiante.
Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.
On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent,
s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons
sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato
infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et
les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même
source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.
[[]]
À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei
privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les
voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est
plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.
L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations
intermédiaires, comme ici Juan Pons
dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses
réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux
extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande
unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement
individualisées :
[[]]
Verdi, Il Trovatore,
entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova,
Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus
électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv,
je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).
Couvrez, c'est bon
pour la santé.
Quelques
précisions
Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à
l'italien.
Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend
mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français)
ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore
que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment
réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre
que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres
(c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont
familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de
route.
Et puis, si j'ai quelques notions
superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…
De même, vous aurez peut-être ressenti avec
frustration le peu de Wagner,
alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela
tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à
moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas
d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne
continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées
par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de
chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas
des biais techniques déjà considérables.
Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas,
qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on
pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour
la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
Verdi et Gounod me paraissent quand même très
indiqués pour l'exercice.
La couverture
existe aussi dans la langue parlée.
En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire
d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons
athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ».
Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son
son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de
fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux
sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.
Plus tard
Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la
question du degré de couverture, avec
l'aperture plus ou moins grande
des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.
Ensuite, il nous restera à évoquer les
types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait
assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le
Graal : l'aperto-coperto,
très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du
mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer
pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par
en-dessous.
J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette
technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et
de sa délicate application pédagogique.
Pour une prochaine livraison, donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Vu Rigoletto à Bastille
dernièrement. Superbe soirée qui passe très bien malgré la taille de
Bastille : voix très audibles, belle mise en scène de Guth (très
fonctionnelle, rien de très neuf à part l'incarnation finale d'une
Gilda déjà morte, d'une âme rejoignant le Père en vain retenue par son
père), belle ambiance générale, et partition d'une nouveauté foudroyante pour les habitués de l'opéra
italien.
Je ne vais donc m'intéresser qu'à un détail précis (qui ne préjuge pas
de l'intérêt de la soirée, mais qui est intriguant).
A. Le rubato dans l'opéra romantique
italien
Dans ce répertoire, il est tout
à fait admis que le chanteur mène la
danse, et que le chef
d'orchestre a moins un rôle de mise en place périlleuse
d'entrées précises des pupitres (vu que chez Verdi, la plupart du temps
tout le monde joue ensemble, et sur des rythmes pas très retors, même
s'ils sont réellement étudiés contrairement à la plupart de ses
prédécesseurs romantiques d'Italie) que de suivi des inflexions des interprètes
du plateau.
Il est ainsi complètement légitime, d'un point de vue historique /
musicologique / stylistique, qu'au gré du rubato du chanteur, on étire la
mesure… Une note aiguë, une syllabe expressve, et hop, une croche
devient une noire ; un vers enflammé, et soudain le temps se resserre.
À titre personnel, je n'ai pas forcément d'avis là-dessus dans le
répertoire symphonique (cette souplesse peut être réellement utile pour
les grandes transitions), mais je remarque empiriquement mon intérêt
particulier, et plus encore dans le répertoire vocal italien, pour les
versions qui font bien sentir les appuis de la mesure et restent
finalement assez rigides dans leur tenue du tempo – ce qui pourrait
même être vu, si l'on voulait être rigoureux, comme un manque de
formation professionnelle chez le chef.
On se rappelle tous, il n'y a pas si longtemps, l'infortune de Leonard Slatkin, chef de haute volée
qui a dirigé avec aisance et précision des partitions tout à fait
complexes du vingtième siècle, contribué au rayonnement d'orchestres
jugés secondaires, se faire expulser du Metropolitan Opera de New York
parce qu'il n'arrivait / ne voulait pas suivre les fantaisies
rythmiques d'Angela Gheorghiu dans La
Traviata… Alors que le milieu considère assez unanimement
Gheorghiu comme insupportable, voire peu professionnelle, le blâme est
globalement tombé sur sur Slatkin, parce qu'en l'occurrence, on attend
traditionnellement que le chef suive au plus près les « déformations »
musicales choisies par les chanteurs, et qui varient même pendant les
représentations, au fil de la forme vocale, de l'inspiration de la
représentation.
Autrement dit, le chanteur est là pour délivrer du beau chant, le chef
est là pour lui permettre l'environnement le plus favorable à délivrer
les plus belles notes ou les plus beaux effets dramatiques, sans qu'il
se sente contraint par un aigu difficile à faire durer ou un tempo qui
lui interdise de préparer la contre-note. Pressentir les intentions du
soliste est aussi important que de donner les bons départs – car ils ne peuvent être bons dans l'absolu,
ils sont seulement en accord avec le soliste, ou à côté (et le public
blâmera rarement le chanteur pour étirer la mesure, s'il délivre de
beaux aigus et une incarnation généreuse).
On voit aisément pourquoi, dans ce cas, le répertoire verdien est
largement dominé, en nombre, par des chefs (beaucoup d'italiens) qui ne
dirigent pas de répertoire symphonique et qui n'ont pas forcément de
grande notoriété propre – à part Evelino Pidò, souvent mal-aimé des
mélomanes « spécialistes » (justement, je l'aime beaucoup parce qu'il
est très direct, peu de rubato excessif
chez lui, même s'il en maîtrise toutes les clefs).
Au demeurant, en Italie, de la même façon qu'on est ailleurs chef de
chœur avant de devenir chef d'orchestre, on est quelquefois suggeritore (souffleur) avant d'être chef – il
faut une solide formation solfégique pour donner en avance les entrées,
et encore plus pour anticiper les imprévus de la scène ou de
l'inspiration des chanteurs.
Problèmes de départ à l'Opéra de Paris ?
B. Nicola
Luisotti, son plateau, leurs libertés
Tout cela, je ne le découvrais pas ce soir-là. Mais il est vrai que
j'ai peu eu l'occasion, occupé de raretés (ou de répertoires dont je
trouve la plus-value en salle plus gratifiante pour ma contentement
personnel, comme la tragédie lyrique ou les grosses machines
décadentes), d'aller entendre ce répertoire en salle ces dernières
années.
Pour L'Elisir d'amore,
c'était avec l'ensemble sur instruments d'époque Opera Fuoco, donc d'une tradition interprétative à
l'agogique très régulière – j'avais trouvé ça
enthousiasmant, et notamment par sa qualité motorique (pas beaucoup
d'extravagances à attendre du côté de l'élasticité du tempo). Pour les Puritains,
Evelino Pidò, toujours assez régulier dans sa métrique, dirigeait. Pour
Aida à
l'Opéra Bastille, il y a deux saisons, l'œuvre est déjà fort loin
des standards belcantistes (donc beaucoup moins légitimement sujette à
ce type de traitement), et Daniel Oren ne s'y prêtait pas
particulièrement non plus.
Quoi qu'il en soit, même conscient de ces attendus, ce à quoi j'ai
assisté m'a stupéfait.
Nicola Luisotti, le chef en
cette première partie de série, dispose ici d'un orchestre assez large
(sept contrebasses, pour du moyen-Verdi, c'est assez considérable, la
Fenice ne devait pas avoir une fosse prévue pour accueillir ce genre
d'extravagance wagnérisante en 1851 !), et en fait plein usage :
beaucoup d'accompagnements de récitatifs, prévus pour être des
ponctuations, sont élargis sous sa battue comme un accompagnement
majestueux d'arioso, lorsque le texte est un peu solennel. Pas du tout
monde mon genre (plutôt discursif et sec), mais superbement (et très
judicieusement fait).
Subséquemment, on ne peut pas attendre la même précision d'un tel
orchestre que d'un quatuor à cordes, c'est l'évidence.
Mais tout de même, l'étirement des mesures était assez spectaculaire :
les trois solistes prenaient leurs aises. Dans Veglia o donna, les croches
pouvaient devenir des croches pointées, des noires, voire davantage, de
façon assez harmonieuse du point de vue de la ligne de chant, mais
particulièrement arbitraire du point de vue des équilibres du rythme,
sans cesse mouvants au sein de la même mesure.
De ce fait, malgré leur grande réactivité (le plus souvent ensemble,
tout de même !), l'orchestre était régulièrement décalé, contraint à
une anticipation manifestement erratique. Pour les accords de ponctuation,
c'est même systématique, on voit le chef attendre que le chanteur ait
fini son phrasé, si bien que les attaques de l'orchestre sont toujours
trop tard, molles et pas toujours bien ensemble.
Et au fil de la soirée, le principe apparaît : manifestement, tout le
monde se fiche comme d'une guigne de chanter en rythme ou d'être
ensemble. À plusieurs reprises, j'ai l'impression
d'entendre du musical (où il
est de coutume de ne pas chanter sur le temps, mais juste avant ou
juste après, pour procurer une forme de déhanché à une musique simple)
: les chanteurs ne cherchent même pas à tomber sur le temps, ils
chantent leur ligne comme ils le souhaitent, l'orchestre suit vaguement
leur tempo… Ce n'est pas gênant du tout, les harmonies sont simples de
toute façon, et cela procurerait au pire de petites appoggiatures pas
très dissonantes ; mais dans le milieu du classique, où l'exactitude
rythmique est une religion vaguement fanatique, et chez des interprètes
de ce niveau, je suis très surpris.
À l'acte III, j'ai même l'impression que l'orchestre lui-même ne
cherche plus à jouer ensemble, les attaques sont presque simultanément
décalées. Là aussi, j'ai trouvé ça tout à fait véniel sur le plan du
résultat, mais c'est tellement étrange eu égard à leur formation et
leur niveau !
Évidemment, le sommet (mais ça, j'y étais davantage préparé) provient
des moments purement glottophiles :
¶ La donna è mobile,
écrit pour s'enchaîner avec le thème qui continue à parcourir
l'orchestre, est arrangé pour
s'arrêter et laisser la place aux applaudissements (c'est
beaucoup moins gênant que dans Tosca
ou Turandot, où de superbes
transitions sont sacrifiées, et ça permet au moins que la musique ne
soit pas couverte). Il n'empêche que là aussi, pour un milieu où l'on
sanctifie les partitions Urtext…
¶Olga Peretyatko décide de lancer une contre-note à la fin du
trio de l'orage. Pour ce faire, elle prend une grosse respiration au
milieu du mot (lor perdona[…]A-TE !),
prend ses appuis, suffisamment longtemps pour que l'orchestre joue le
dernier accord (et puis ça va vite à ce moment, ça enchaîne sur l'orage
orchestral) et même le premier de l'orage, et lance son contre-ré alors
qu'on est déjà passé à contre chose. Dans ce répertoire, une fois
encore, c'est admis, mais je trouve ça assez impoli en fait – ce serait
un méchant Donizetti sérieux, je ne dis pas, mais un bijou aux effets
remarquablement écrits comme Rigoletto
: le chanteur sort sa note à tout coût, même si ce doit ruiner l'effet
de la partition.
Là encore, je ne les blâme pas : c'est une part du cahier des charges,
et chanter des rôles aussi périlleux en direct dans une si grande
salle, on peut difficilement exiger la perfection. Mais, d'une part, je
trouve fascinant qu'on chante Richard Strauss plus en rythme que Verdi,
d'autre part c'est surtout la manifeste
indifférence vis-à-vis de l'exactitude qui frappe. Le problème
n'est pas de se rater, on s'en moque, franchement, tant que le geste
mélodique / vocal / orchestral / harmonique / dramatique reste dans
l'esprit ; mais considérer que jouer à peu près est suffisant, voilà
quelque chose que je n'avais pas senti jusqu'ici, à la vérité – des
interprètes modestes en solfège ou emportés par leur enthousiasme,
souvent en revanche. Je n'avais jamais remarqué que ce puisse quasiment
être un a priori en jouant
cette musique.
État de la musique de Verdi à l'acte III.
C.
Représentation & glottologie
Quelques remarques sur ce qu'on pouvait entendre autrement :
¶ Quinn Kelsey (Rigoletto)
remarquable, mais la voix, typiquement anglophone-non-britannique, est
placée assez en arrière, très peu
mordante. C'est un problème dans les grands éclats, et cela
l'amène à être couvert si l'orchestre joue fort. Par ailleurs très
timbre, particulièrement moelleux, mais d'un grain absolument pas
lisse, vraiment adéquat pour le rôle.
¶ Effet acoustique étonnant :
au début de la soirée, la voix semble
détoner, mais on n'entend rien de tel dans ses retransmissions,
comme si une partie seulement du timbre était favorisée par instant, et
déséquilibrait les harmoniques, faisant entendre une autre note. C'est
un phénomène qui n'est pas si rare dans les grandes salles – selon
l'emplacement, la voix peut sonner faux à cause des harmoniques
sélectionnées par l'acoustique, alors que de près, le chanteur est
parfaitement juste.
¶ Après un grand émerveillement en découvrant Olga Peretyatko (Gilda) à l'époque
où elle passait les concours, je confesse avoir été sans cesse déçu
depuis son superbe Rossignol
de Stravinski avec Lepage et Ono. Syndrome Damrau-Yoncheva : en se spécialisant dans
le belcanto, elle en a pris les manières à la mode (voix plus
postérieure, recherchant le moelleux). Elle ne s'est pas du tout
élargie de façon spectaculaire (et dangereuse) comme les autres, mais
elle y a perdu son éclat brillant, son mordant, devenant une jolie voix
lisse parmi d'autres. Ce soir confirme ce que j'avais entendu dans les Puritains,
mais malgré le volume limité, il faut admettre qu'elle passe sans
difficulté dans Bastille.
La fait étonnant, la concernant, tient à ses trilles, qu'elle déplace à la tierce ou
à la quarte, sur la note supérieure de l'accord (avec un
battement à un ton d'intervalle, traditionnel)… autrement dit,
lorsqu'un trille advient, elle attrape la note (juste) la plus proche
dans l'aigu, et y fait son trille… je ne m'explique pas pourquoi (ça
brise la ligne et n'est pas particulièrement spectaculaire, en plus de
n'avoir aucune justification écrite ou stylistique).
¶ Régulièrement entendu Michael
Fabiano (le Duc) dans ces rôles du répertoire italien, mais en
retransmission, où la voix évoque le rayonnement de Richard Leech. En
vrai, l'effet est très différent : ce n'est pas un lyrique relativement
léger comme il semblait, mais une voix d'une puissance incroyable, d'un
impact extrêmement percutant ; on y perçoit bien quelques moirures
façon Leech, mais c'est surtout la technique et la charpente, très
franches, métalliques, comme un cri d'acier, qui frappent, très
parentes de ce que le disque nous a laissé de Richard Tucker.
L'élégance disparaît aussi en salle : tout est chanté en voix pleine
(quitte à laisser les notes les plus aiguës un peu serrées), très fort,
la plupart du temps – on sent l'ivresse, assez communicative
d'ailleurs, à remplir l'espace de sa voix.
¶ Visuellement, la mise en scène de Claus
Guth a (un peu) fait parler d'elle à cause de son décor (pas du
tout simple, comme j'ai pu le lire) figurant un carton, mais
extrêmement mobile, figurant par un système de panneaux tous les lieux
parcourus. Ce n'est vraiment pas la lecture la plus radicale de Guth,
même pas véritablement une transposition (beaucoup d'éléments évoquent
l'époque indiquée par le livret, même si bien d'autres sont plus
récents ou intemporels), et la direction d'acteurs, bonne, ne ménage
rien d'original. Mais quand on joue sur un tel velours dramatique (les
équilibres de la pièce d'Hugo assez exactement respectés et Piave
jamais bavard), on n'a pas besoin de davantage.
Le seul moment un peu neuf (et
remarquable) tient dans la mort de Gilda : au lieu que les deux
personnages soient cloués au sol (elle meurt, il la soutient), Gilda
traverse la scène et dépasse dans un rai de lumière son père, qui la
suit en vain ; c'est ainsi la
poursuite abstraite de l'âme qui est figurée, et qui d'un point
de vue pratique libère les mouvements des acteurs. Bien trouvé.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
A. Concert
: ouverture de Fidelio et Symphonie
n°7
par des membres de l'Orchestre de Paris
Dans la grande salle de répétition de la Philharmonie (assez sèche, la
transition avec la salle de concert doit être difficile), un programme
d'arrangements pour nonette à vent de Beethoven.
Ce sont les arrangements de Wenzel
Sedlak, les plus souvent joués pour Beethoven (alors que Joseph
Triebensee et Andreas Tarkmann ont un quasi-monopole sur Mozart), qui
sont retenus par les musiciens de
l'Orchestre de Paris.
Très beau choix, qui permet d'entendre le contrebasson très exposé,
tenant la neuvième partie, celle de la basse – on trouve en général
plutôt une contrebasse ; même au disque, alors que Sedlak le prévoit
semble-t-il explicitement, il est la plupart du temps absent. Cela
s'explique assez bien au demeurant : le contrebasson n'est pas très
puissant, et souffler ne permet pas un son aussi continu (si un aussi
bon fondu) que la contrebasse, assise plus sûre.
On sent bien, dans la symphonie, que les traits qui correspondent à
ceux de leur instrument dans la partition originale passent beaucoup
plus facilement et sont beaucoup plus habités que les autres – on se
doute que le nombre de répétitions, pour un concert du dimanche matin,
n'a pas été infini. Au demeurant, c'est très bien quand même. (Non,
JR, si tu nous lis, pas tes viennoiseries à toi, par trop boulangères.)
Belle présentation du programme par Amrei Liebold (la
contrebassoniste).
--
B.
Éditions et discographie
Comme on m'a demandé si
l'œuvre existait intégralement transcrite, je réponds :
vraisemblablement. Ça existe pour Don
Giovanni en quatuor à cordes, par exemple. Et en l'occurrence, Wenzel Sedlak en a transcrit de
grandes portions : tous les numéros du I, final inclus, sauf les
numéros de Pizarros et l'air de Leonore ; au II l'air de Florestan
après le récitatif initial, et le grand duo de retrouvailles.
Plus près de nous, le grand Andreas
Tarkmann en a proposé une transcription dont je n'ai trouvé des
extraits que dans un seul disque (l'Ouverture, et les premiers
ensembles du I jusqu'à la Marche) – comme d'habitude, les associations
de couleurs, les relais entre les instruments sont particulièrement
poétiques, là où Sedlak réutilise au maximum l'instrumentation de
Beethoven.
Au disque, on trouve un certain nombre de versions de l'arrangement de
Sedlak :
– Membres du Symphonique de la NHK (radio
tokyoïte) chez Cryston, particulièrement détaillée, sautillante et
expressive, mais il manque l'air de l'or et le final du I.
– Ottetto Italiano (chez
Stradivarius), le seul à utiliser un contrebasson, version qui se
distingue par son sens du lyrisme – on y entend vraiment l'appui des
mots d'origine et la ligne de chant avec des respirations vocales ;
très persuasif.
– Nachtmusique (chez Glossa),
plus détaché et purement instrumental, mais très réussi.
– Consortium Classicum (chez
CPO). Très bien, exactement dans la même veine, un peu moins ardent.
De plus petits extraits ont été gravés par l'Albion Ensemble (chez Somm) et Octophoros (chez Accent), notamment.
Je n'ai vu la version d'Andreas
Tarkmann que dans un beau disque de la Deutsche Kammerphilharmonie
chez Berlin Classics (couplage avec des extraits des Noces de Figaro et de Carmen),
pour 5 numéros du premier acte seulement (soit moins 20 minutes au lieu
de plus de 40 pour le cycle Sedlak) ; il est probable qu'il en ait
transcrit davantage, mais je n'ai pas pu mettre la main dessus à ce
jour (les informations sont assez difficiles à trouver sur les
transcripteurs).
Quant à la Septième Symphonie,
elle se trouve aussi, par la NHK
et par Octophoros,
sur les mêmes disques. Sur le disque de l'Albium Ensemble, on trouve à
la place la Première symphonie transcrite pour vents par George Schmitt…
Dans ce genre, il faut absolument découvrir les opéras de Mozart
(arrangements de Triebensee et Tarkmann notamment, très souvent
enregistrés) ou Alfonso und Estrella
de
Schubert dans sa version Tarkmann (existe au disque, par le Linos
Ensemble, chez CPO) : fonctionne avec un naturel épatant. Disques de
chevet.
--
¶ Autre écho du concert chez une habituée des lieux.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discographies a suscité :
Chef invité et chef permanent ne sont vraiment pas le même métier.
¶ Le chef invité doit
transmettre une vision à un orchestre (qui change un peu de
l'ordinaire, ça renouvelle par rapport au directeur musical de la
phalange, qui a souvent les mêmes grandes œuvres à son répertoire), le
temps de quelques heures. De nos jours, avec la facilité des transports
et les distances parcourues entre deux concerts, il n'est pas rare
qu'un concert symphonique se prépare en deux ou trois services de
répétition (peu ou prou trois heures par service). C'est-à-dire que
pour un concert d'1h30, le chef n'a même pas le loisir d'écouter les
œuvres en entier, ou en tout cas pas plus d'une fois, s'il veut donner
quelque
¶ Le chef permament / directeur
musical (techniquement, le directeur musical élabore la saison,
fixe les orientations artistiques et peut ne pas être un chef
d'orchestre, même si ce modèle est le plus pertinent et le plus
répandu) bâtit sur la durée le son, l'équilibre, la personnalité d'un
orchestre – puisque le système musical est particulièrement hiérarchisé
et vertical. Cela me fascine toujours assez au demeurant : l'un des
lieux les plus normés de la société, et peut-être celui où la
concentration en libertaires sénestres est la plus dense, sans que les
musiciens vivent ces deux éléments comme contradictoires. Obéissants en
pratique et rétifs à tout pouvoir en théorie.
Très souvent, ce n'est pas une coïncidence, les plus belles
interprétations sont issues du directeur musical ou des chefs réguliers
– il suffit de voir ce que la RIAS de Fricsay produisait avec d'autres
chefs, et plus encore les catastrophes des captations de Fricsay hors
de la RIAS !
En tombant sur la vidéo de la Deuxième Symphonie de Sibelius par l'Orchestre de
Paris et Paavo Järvi, on mesure de façon spectaculaire les résultats
obtenus lorsqu'un chef compétent collabore longuement avec un
orchestre, même indiscipliné et bagarreur. Voyez
plutôt : dès le début, tout est cafouilleux, on entend
simultanément plusieurs coups d'archet, comme une nébuleuse au niveau
des attaques, les cors hésitent dans le trait mi-ternaire, mi-binaire
(pas parce qu'ils n'ont pas le niveau de solfège, mais parce qu'ils ne
se sont manifestement pas bien accordés sur la quantité exacte de rubato), et tout semble se mouvoir
avec une certaine lourdeur, comme un halo d'incertitude.
On est au début de la collaboration avec Järvi (la symphonie a depuis
été redonnée, il y a un an, je n'y étais pas, mais ce devait être très
différent), l'Orchestre de Paris sortait de la période Eschenbach, pas
réputée pour sa rigueur (là non plus, je n'y étais pas), et n'avait pas
sans doute pas beaucoup joué de Sibelius jusqu'alors. Et au bout de la
période, quand on compare à la finition de ce que donne l'orchestre
aujourd'hui, ce produit plutôt ce Sibelius-ci (pas avec la même bravoure individuelle peut-être, mais le
résultat de leur Cinquième en
début de saison était très proche) – c'est-à-dire ce qu'on peut trouver
de mieux en matière de Sibelius, même si je ne doute pas que Järvi
parvienne à approcher d'encore plus près son idéal avec des orchestres
plus dociles.
Philippe Aïche, Jérôme
Rouillard et André Cazalet en répétition – vue depuis le podium
On pourrait reproduire la démonstration avec quantité d'autres
orchestres où le directeur musical permanent a eu une influence notable
– elle peut aussi, s'il impose une vision trop rigidement personnelle
ou s'il manque de compétences en matière de construction, de relations
humaines (pas forcément cordiales, au demeurant), se révéler délétère.
Je ne suis pas sûr que Klemperer au Philharmonia ou Celibidache au
Philharmonique de Munich aient laissé des orchestres très fonctionnels
à leur successeurs. Même le Philharmonique de Berlin a mis assez
lontemps pour sortir de l'ornière exclusive du moelleux rutilant, après
des décennies de Karajan (et d'Abbado qui n'était pas forcément d'un
tempérament assez radical pour inverser la tendance, du moins avant les
tentatives chambristes de fin de mandat) – je ne suis pas fanatique de
la direction de Rattle, mais sa transfiguration de Berlin en un
orchestre polyvalent et plastique est quasiment sans exemple.
Il y aurait là un beau sujet de notule plus ambitieuse, avec exemples à l'appui, sur la durée de vie d'un orchestre – la difficulté étant de réunir des enregistrements de concert assez fidèles, et pas seulement ceux sélectionnés et retouchés pour le prestige du disque, voire d'en mesurer les effets sur place (d'où l'exemple simple de l'Orchestre de Paris que j'ai beaucoup vu depuis sept ans).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
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