Pas Beckmesser, mais ça pourrait.
(Production de Keith Warner pour les Meistersinger
à Vienne.)
J'ai depuis quelques semaines une notule d'opinion à terminer et
publier,
La faute aux artistes,
qui met en cause le rôle parfois contre-productif des artistes
(célèbres) dans les incohérences ou faiblesses de la programmation du
concert classique. Beaucoup d'anecdotes et d'arguments pour le
soutenir, qui viendront en leur temps et pourront susciter du débat.
Mais l'occasion se présente aujourd'hui de balayer d'abord, pour une
notule plus courte, devant la porte des critiques.
1. Ma vie de critique
renommé et redouté
Je ne me considère pas comme critique – si vous avez accédé à
Carnets sur sol par
operacritiques.free.fr
plutôt que par
carnetsol.fr,
c'est que j'ai conservé le nom de domaine (pas trop mal référencé) d'un
premier site où, à 17 ans, j'ai commencé à faire mes premières armes de
musicographe en commentant les concerts auxquels je me rendais. J'y
parlais longuement des spécificités des voix, des sources de l'émotion,
de détails sur les œuvres que je n'avais pas lu ailleurs… pour partie
une attitude que j'ai conservé : plutôt essayer de partir de
l'observation des œuvres elles-mêmes que de reproduire des jugements ou
des exégèses déjà écrits – même si, avec le temps, j'ai tâché de
muscler l'aspect « recherche » en ajoutant une part
documentée et vérifiée à mes notules. Pour autant, la démarche demeure
la même, privilégier l'observation comme point de départ, et plutôt
traiter les angles qui ne sont pas le plus souvent choisis.
Il n'en demeure pas moins, me dit-on souvent, qu'en commentant des
spectacles, je fais office de critique – on peut le voir ainsi, mais je
ne le conçois pas, en tout cas, de cette façon. Je n'ai pas
particulièrement envie d'
évaluer,
davantage de
rendre compte de
mes propres impressions, de l'intérêt des œuvres, des spécificités de
telle interprétation, des idées qui me viennent et que je n'aurais pas
déjà lues ailleurs, sans chercher à dresser des podiums ou à décréter
qui a légitimité à se produire est qui est un imposteur. La critique
suppose un certain désir de juger et de trier, qui est une perspective
qui ne m'intéresse pas particulièrement, ni en tant que lecteur, ni en
tant que rédacteur.
Par ailleurs, cette obsession des hiérarchies risque fortement, à titre
individuel, de faire basculer dans une attitude d'écoute assez stérile
– vous savez, le
danger mortel des écoutes comparées.
(Tout cela pour que vous ne vous étonniez pas du paradoxe apparent de
ce que je vais écrire à présent.)
2. Le critique,
sommet de la chaîne alimentaire musicale ?
J'ai été particulièrement frappé, depuis que (cela fait deux ans
environ) je reçois régulièrement des invitations à des concerts, par le
pouvoir exorbitant donné aux « critiques » (les gens qui écrivent, je
veux dire). J'imagine que l'importance du critique est liée au fait
qu'il se trouve
en bout de chaîne, qu'il est une sorte d'incarnation du public, avec la
caractéristique qu'il est apte à mettre des mots sur son ressenti – et
également un prescripteur. De mauvais articles répétés (dans des
organes un peu influents) peuvent (hypothétiquement) dissuader une
partie du public, voire faire
douter la tutelle de renouveler sa subvention. Et en tout cas, une
accumulation de papiers positifs peut aider à remplir la jauge.
Je me rappelle de cette fois où une directrice de festival (une dame
extrêmement instruite, expérimentée et intégrée dans l'écosystème
musical) me demanda, à moi qui ne suis personne dans le milieu de la
musique, pas moins de
cinq fois
si ma place me convenait. J'étais invité, à cinq pas des artistes, je
ne vois pas trop ce que j'aurais pu trouver à redire. Mais je sentais
la terreur de mettre de mauvaise humeur quelqu'un qui pouvait nuire à
l'image de tout le festival.
Et cela me gêne à plusieurs titres.
La raison la plus évidente, souvent avancée – et pas vraiment
satisfaisante à la vérité – est que le critique juge des musiciens plus
compétents que lui. On connaît la phrase d'indignation : « Qui
êtes-vous pour dire qu'un violoniste qui joue depuis 40 ans sur les
plus grandes scènes n'est pas convaincant ? »
Ce n'est pas tout à fait une raison sans réplique, car il est bien
évident que les musiciens se produisent d'abord pour le public : si le
résultat ennuie l'assistance, leurs qualités musicales peuvent être les
meilleures, le but n'est pas atteint. En ce sens, un critique, même
ingénu, peut tout à fait rendre compte de ce qu'il a entendu, de façon
absolument bienvenue, que ce soit positif ou négatif.
[Je ne suis pas trop partisan, dans la mesure où l'on assiste à une
production de belles choses – et non à une suite d'offenses –, de la
sévérité, mais rendre compte consiste aussi à relever ce qui ne
fonctionne pas bien, évidemment. Ce n'est pas de cet aspect que je
compte parler aujourd'hui de toute façon.]
Pour autant, ma gêne se situe bien là : les critiques arrivent en bout
de chaîne, et j'ai parfois de la peine à voir des musiciens de grande
qualité, très informés dans leur art, devoir faire des risettes à des
mélomanes certes cultivés, mais qui commentent au doigt mouillé avec
leur « tempo trop rapide » ou leur « pas de sens de la structure »,
tandis qu'en plus de leur maîtrise musicales, les musiciens se sont,
dans beaucoup de cas, échinés à choisir la meilleure édition, à se
documenter sur ce qu'ils jouent, etc.
Et donc, moi le premier, quand je me trouve dans cette situation, je
suis assez mal à l'aise : j'ai beau être un auditeur informé, en
général j'en sais
beaucoup moins
que les chefs qui ont fouiné pour trouver la partition, l'ont apprise
par cœur, ont lu la presse et les traités de l'époque… et qui, tout
simplement, ont une oreille musicale infiniment plus affûtée que la
mienne.
Ça ne signifie nullement que je ne puisse avoir mon avis – et je ne le
tais pas au demeurant, fût-ce devant le compositeur lui-même, je
n'entends pas abdiquer l'expression de mon ressenti –, mais je suis mal
à l'aise avec l'idée que l'avis prescripteur soit celui de la personne
la moins informée de toute la chaîne artistique…
Et c'est souvent le cas le cas pour les critiques. Bien sûr les
critiques des webzines, recrutés chez des amateurs, mais déjà tout
autant dans la presse, où l'on recrute des plumes, des esthètes, mais
pas, dans la plupart des cas, des musicologues aguerris – et ils ne
pourraient, en tout état de cause, être spécialistes de tout.
Je n'ai pas vraiment de solution pour ce qui est d'évaluer l'intérêt
d'un concert, d'une nouvelle publication discographique – les artistes
étant eux-même souvent peu lucides, ou simplement accaparés par des
considérations qui ne sont pas les mêmes que celles du public, par
exemple si l'on prend les questions d'exactitude du texte (la majorité
du public s'en moque, et préfère l'abandon, l'urgence, l'originalité,
la présence…
moi le premier, je crois). La nécessité
d'une interface entre musiciens et public, plus ou moins équidistante,
paraît réelle. (On ne peut pas confier aux musiciens la tâche d'évaluer
eux-mêmes l'intérêt de leurs concerts ou de leurs disques, évidemment –
mais ce qu'ils en disent est général beaucoup plus nourrissant que la
critique qui suit…)
Mais en tout cas, moi, je ne me perçois pas dans cette perspective, et
je ne trouve pas tout à fait légitime l'importance sociale apportée au
rôle du critique.
Et pour illustrer tout cela… c'est le moment des anecdotes.
Toujours pas Beckmesser, mais ça pourrait tout aussi bien.
3. Crash test des critiques
Le risque d'être moins informé que les artistes – et de vouloir donner
non pas une impression subjective (toujours acceptable, on a le droit
inaliénable d'être imperméable à la meilleure interprétation du monde)
mais une opinion normative produit quelquefois des accidents assez…
expressifs.
a) Les glottophiles illettrés
Je me souviens ainsi de l'indignation sur un forum glottophile : Klaus
Florian Vogt n'a tellement pas d'aigus qu'il ne fait qu'une fois le si
bémol de Bacchus dans le final d'
Ariadne
auf Naxos ! Alors que James King / Max Lorenz / Jean de
Reszke, lui au moins, il assurait !
Et, de fait, Vogt ne produit qu'un seul si bémol 3 dans sa grande ligne
lyrique, la seconde fois qu'il la chante. Sauf que…
… Strauss a justement laissé, en cette première occurrence, l'orchestre
prendre la note la plus haute, réservant la ligne aiguë du ténor pour
la seconde itération. Ce que nos lyricomanes énervés avaient dans
l'oreille était certes avéré, mais le fruit d'une tradition glottique
qui ne reposait nullement sur la partition. Et les commentaires avaient
été assez désobligeants sur la paresse ou les lacunes techniques de
l'artiste – tout à fait à tort. Car il n'est pas évident, il est vrai,
de connaître ce type de finesse lorsqu'on écoute simplement des
disques.
Cela ne signifie en rien qu'il ne faille pas donner son avis, surtout
pas – mais qu'il est sans doute malavisé de considérer que cet avis
couronne et clôture le processus artistique, comme un verdict.
b) Carnets hors sol
Qu'on ne croie surtout pas que je me place au-dessus de cela : il m'est
arrivé moi, dans des avis oraux ou des notules conçues pour donner des
impressions d'écoute, de me récrier contre des détails… qui étaient le
fruit de recherches dont je n'avais pas connaissance. Cela ne m'est pas
trop arrivé ces dernières années, où je publie moins (de deux notules
par semaine, on est plutôt passé à une tous les quinze jours) mais
tâche de vérifier autant que possible mes assertions, et ne pas me
reposer sur des souvenirs de lectures de guides Fayard quand j'avais
quartorze ans / d'émissions de France Musique / de textes dont je n'ai
pas vérifié le sérieux, etc.
Pour autant, puisqu'on ne peut être spécialiste de toutes les œuvres
qu'on va écouter, et même que les notices des disques ne sont pas
toujours disponibles en ligne… on tombe quelquefois dans des pièges
terribles, malgré tout son zèle et sa bonne foi. Pour que la chose ait
plus de saveur, je vous raconte une de ces aventures où je pris une
funeste part.
Il y a quelque temps, j'étais à un concert en compagnie d'un ami que
j'avais invité, et d'un autre que j'avais croisé au même spectacle,
comme souvent. Très beau programme, très original… Mais je n'aimais pas
beaucoup le timbre du cordiste soliste (de haut niveau, vu sa
biographie), je trouvais qu'il
crincrinnait
un peu, que l'archet n'allait pas assez au fond de la corde et qu'il
restait sur le timbre des apprêts un peu rêches inhabituels à ce
niveau.
Je débattais en moi-même s'il valait la peine de le mentionner dans le
compte-rendu que je comptais écrire : d'un côté, la loyauté pour mes
lecteurs, ne pas leur raconter des choses non conformes à ce que j'ai
entendu ; de l'autre, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre d'un
interprète qui ose un programme original, et à relever de petits
détails disgracieux – alors que j'étais assis au premier rang, et que
le timbre peut évoluer différemment plus loin dans la salle…
Arrive une pièce solo très difficile, d'un compositeur dont je connais
un peu le corpus théorique, la démarche ; une pièce que j'avais par
ailleurs déjà entendue, il y a longtemps, mais peu réécoutée.
A priori, donc, je suis un peu l'
honnête homme qui comprend ce qu'il
se passe. Et de fait, je perçois rapidement la structure de la pièce,
l'esprit dans lequel elle est écrite. Mais alors, quand même, ça ne
joue pas très juste ! Je fais tout de même attention à ne pas me
braquer, quelquefois un effet de timbre désagréable peut être pris à
tort pour un écart de justesse. Mais décidemment non, ça bouge même au
sein des notes, c'est très souvent audiblement bas… en tant que
claviériste, je n'ai pas l'oreille d'un violoniste, et je me moque
assez des petits écarts (l'oreille rétablit instinctivement), mais
quand c'est aussi net et aussi fréquent, on finit par avoir peine à
suivre la ligne mélodique et à sentir un petit mal de mer.
À la sortie du spectacle, l'ami que j'avais emmené me parle de la
pièce, de la qualité de l'interprète, etc. Dans nos rapports musicaux,
il est souvent celui qui pose les questions, et moi celui qui pourvois
des réponses, c'est notre interaction habituelle, je prends donc ma
casquette de médiateur et essaie d'expliquer certaines spécificités de
l'œuvre, du catalogue du compositeur… Au passage, je ne puis totalement
m'empêcher de faire un peu la moue sur l'interprète et de mentionner
l'imperfection de la réalisation – mais j'ai pris le parti de le
présenter de façon positive : chapeau de jouer cette pièce, elle est
diaboliquement difficile, rien que la jouer en public, je respecte – en
fin de compte, ça prouve surtout que la difficulté est telle que même
un professionnel de très haut niveau sera poussé dans ses
retranchements. Et puis on parle de musique vivante, ce n'est pas un
disque avec de multiples prises et points de montage, notre perception
est peut-être distordue et il est possible que presque personne ne se
risque à la jouer en public parce qu'il est très difficile de lui
rendre justice à coup sûr.
Pour être tout à fait honnête, je me sentais assez content de ma
trouvaille : je pouvais être tout à fait franc sur mon ressenti sans
non plus dénigrer l'artiste dont je respectais la démarche courageuse,
l'intérêt du programme… j'aime mieux une version moyenne d'une belle
œuvre rare qu'une version exceptionnelle d'un chef-d'œuvre ultime que
j'ai déjà souvent entendu. Je me sentais plutôt en phase avec mes
propres
exigences morales.
L'autre compère que nous avions croisé lors du concert,
particulièrement érudit (et connaisseur de ce compositeur), hésite sur
la question de la microtonalité – mais nous convenons tous que, si le
compositeur est coutumier du fait, ça n'aurait pas de sens dans une
pièce si lyrique, et nous n'avons pas souvenance d'avoir jamais entendu
ces écarts dans les interprétations que nous connaissons. Bref, nous
convenons tous qu'il a beaucoup de mérite mais que c'était perfectible.
Le lendemain, je me mets à écrire un petit mot de compte-rendu, pour
mettre en valeur le beau programme et la belle initiative – je ne me
sens décidément pas de dire du mal d'un artiste qui débute sa carrière,
qui joue des programmes intelligents et difficiles… ce n'est pas comme
si un disque sortait chez Universal avec un grand plan
marketing pour vendre « la
meilleure version de ces trente dernières années » d'une œuvre
ultra-documentée, ne pas souligner les défauts ne serait pas, me
dis-je, une forfaiture auprès des lecteurs. Et j'ai vraiment mauvaise
grâce à faire la fine bouche dans un tel cas.
Pour autant, comme je n'ai pas réécouté l'œuvre depuis des années, je
me mets en devoir de la réécouter – ne serait-ce que pour être sûr que
ce mouvement lent soit bien central (et j'ai bien fait, c'est en
réalité le premier de six mouvements !). Tant qu'à faire, je cherche un
cordiste que j'aime bien, c'est un peu plus long à trouver sur Spotify
si bien que je choisis vite de filer sur YouTube… où, divine surprise,
la partition (pas du tout libre de droits, 1994 !) est aussi
disponible.
Et là.
Il y avait bien de la microtonalité, sans doute pour imiter les
tempéraments de la musique populaire (la pièce imite une mélodie
cyclique simple), voire l'intonation irrégulière des violoneux de
village ! Mes yeux se sont soudain dessillés : le compositeur est
connu pour ces procédés, tout de même, pourquoi ai-je d'emblée refusé
cette hypothèse lorsqu'elle fut formulée ?
Pis, l'interprétation de la grande soliste internationale que j'avais
choisie gommait beaucoup ces écarts, je me demande (quoique tout à fait
incompétent) si mon jeune interprète n'avait pas été en réalité
beaucoup plus rigoureux sur les écarts de justesse écrits que les
grands virtuoses que j'avais écouté par le passé – ce qui expliquerait
aussi que je n'avais aucun souvenir de cette spécificité.
Je me suis senti profondément mal, à cet instant, devant la bévue que
j'aurais pu faire en lâchant le nom de l'artiste tout en laissant
entendre qu'il ne jouait pas juste ! Ce genre d'information une
fois lâchée, c'est une réputation qu'on abîme, probablement son premier
papier en ligne, et même s'il me prévenait ensuite, la possibilité que
l'information ait été vue et mémorisée, voire qu'elle circule ailleurs.
Une carrière, uen vie brisées… parce que le
critique n'était pas au même niveau
de connaissance que le musicien, mais qu'il a tout de même le dernier
mot. Je trouve cela terrifiant, d'autant que pour avoir lu beaucoup de
critiques violemment péremptoires de la part de mélomanes pas très
informés, je sais que je ne suis pas le pire représentant de notre
engeance.
Certes, je ne suis jamais dur contre les artistes
(ou alors par
badinerie sur les vieilles gloires qui ne sont plus en activité comme
les stabiloteuses grecques, ou sur les harceleurs en chef qui méritent
le pilori plutôt que la baguette) et je n'avais pas prévu de
parler en mal de celui-ci… mais il y avait un enchaînement de
conditions, une ligne temporelle possible où j'aurais effectivement
glissé, dans la publication finale, que ce n'était pas très bien joué.
(Vous me direz, si ça avait été une sonate de Brahms, comme tout le
monde aurait connu l'œuvre, je n'aurais pas pu me tromper et quand bien
même, le reste du public aurait pu me contredire aisément – le fait de
sortir des sentiers battus a capté ma bienveillance… et évité la
catastrophe. Mais tout de même, n'hésitez pas, artistes, à communiquer
sur les spécificités de ce que vous jouez !)
Avec le temps, j'ai vraiment pris l'habitude de vérifier ce que
j'écris, même ce que je crois savoir ou avoir déjà lu… je m'en suis
félicité ce jour-là.
Immédiatement, j'écris un message aux deux amis pour signaler mon
énorme bévue et leur présenter mes excuses, qu'ils n'aillent surtout
pas colporter qu'ils ont vu un crincrinneur de seconde catégorie dans
la chapelle de Loindiciloin !
J'ai depuis livré mon papier, qui ne s'attarde pas sur l'interprétation
– je n'ai pas aimé le timbre, mais je suis loin d'avoir le recul pour
me prononcer sur la qualité de l'exécution, ce ne serait pas honnête –,
bien plus sur la démarche de l'agencement du programme et les
spécificités des œuvres choisies, ce qui est plus important à mon sens,
même si cela flatte peut-être moins les musiciens concernés.
Mais devant le petit traumatisme de la micro-catastrophe que j'aurais
pu causer, en toute bienveillance et en toute bonne foi – moi qui avais
l'impression de me taire par magnanimité, et qui étais tout satisfait
d'avoir dit à mes amis que c'était pas totalement bien joué, mais
tellement difficile qu'on pouvait pardonner… –, je me suis dit qu'il
fallait raconter cet épisode, qui n'est pas à ma gloire, mais expose
bien cette difficulté dans la chaîne de production artistique. Est-il
bien raisonnable d'accorder une telle place à la
critique, lorsque celui qui écrit
est moins informé que ceux qui jouent ? Surtout si l'on attend
une sorte de vision prescriptive, qui dicte ce qu'il est licite
d'écouter ou carrément
haram
de considérer. Et c'est souvent ainsi que les critiques fonctionnent :
peu de description des œuvres, beaucoup de glose sur qui joue le mieux.
c) La collusion des élites
Mais il serait trop simple de s'arrêter à l'idée du pouvoir
considérable mis entre les mains moindrement compétentes des critiques
: avoir des critiques aussi informés que l'équipe artistique peut aussi
être un problème.
Il y a quelques mois, on jouait
Atys
de L
ULLY
dans une version totalement repensée à partir des livrets de la
création : vents toujours sur scène (et costumés), qui ne doublent pas
les
tutti, basse continue
absente dans les danses, chœurs de taille variable, enfants dans les
chœurs et en solistes, etc.
Cela ne concerne que la représentation à la Cour – il est tout à fait
probable que le dispositif ait été différent pour les représentations
parisiennes, le Roi ne partageant pas nécessairement ses musiciens et
les contraintes des lieux étant distinctes… (Ne jetez donc pas tout de
suite vos versions avec vents en doublure et basse continue
omniprésente.)
Beaucoup de matériel de médiation avait été mis à disposition par le
CMBV (vidéos, podcasts, journal de bord explicatif de 100 pages !),
mais la finesse des enjeux n'était pas si aisée à percevoir
complètement par un spectateur qui arriverait simplement après avoir
écouté

Christie

, Reyne
et Rousset.
C'était donc une bonne idée, de la part de la revue
Diapason,
de choisir Loïc Chahine, un chercheur spécialisé dans Fuzelier
(librettiste de ballets de Rameau), qui travaille depuis longtemps dans
le milieu et connaît les enjeux d'une production à partir de sources
anciennes dans le répertoire baroque français, pour écrire
la recension de cette soirée.
(cliquez sur les vignettes si elles apparaissent trop petites,
les
images s'ouvriront dans un nouvel onglet sans fermer cette fenêtre-ci)
Son avis est enthousiaste, à bon droit – soirée très réussie
musicalement, émouvante par la nouveauté de ce qu'elle faisait
connaître, et importante pour la recherche en mode
performance practice (apprendre sur
le passé en essayant de jouer selon les normes du temps).
Il y a cependant un degré de proximité avec le sujet où l'on ne devrait
peut-être pas écrire de
critique,
ou du moins pas sans indiquer
d'où l'on
parle. Un ami m'indique ainsi
la page de l'équipe du projet Atys. Et.
Interloqué, je relis l'article, cherchant une mention de cette
particularité. Je ne trouve rien – mon ami non plus. Entendons-nous
bien, je trouve très légitime qu'un membre du projet puisse en
détailler l'intérêt dans un magazine, c'est bien plus intéressant
qu'une critique – mais qu'il soit lui-même l'évaluation du projet dont
il est membre, qu'il tresse lui-même des couronnes à ses collègues, il
faut que le lecteur soit informé du type de lien qui les unit.
Je ne sais si Loïc Chahine (qui, écrit, je crois, régulièrement dans ce
type de magazine) a omis de le signaler à
Diapason, si
Diapason
a oublié d'apposer la mention qu'on lui avait demandée (peut-être cela
figure-t-il dans la version papier ?), ou si les deux, d'un commun
accord, ont estimé que la précision n'avait pas grande importance –
mais elle est révélatrice, je trouve, de la légèreté du contrôle
qualité sur les critiques, que ce soit sur l'absence de compétence du
dilettante qui fait de grandes phrases définitives sans réellement s'y
connaître, ou du spécialiste tellement spécialiste qu'il commente son
propre spectacle !
Je cherche alors dans l'article des indices qui m'ont peut-être
échappé. Les artistes sont (à une exception près, pour un petit rôle
d'ailleurs) tous loués avec force. Par exemple le chef : « tout est
admirablement phrasé. Un orchestre magnifique mais pas pompeux, aux
couleurs très raffinées, des hautbois éclatants, d’une ronde verdeur
très réjouissante, un chœur parfait, d’une remarquable clarté, servent
avec exactitude une lecture dont la vertu cardinale est la finesse ».
Je ne dis pas que je suis en désaccord avec ça – il y a eu beaucoup de
répétitions, et c'était d'une remarquable finition, charismatique
également –, mais venant de quelqu'un qui a dû fréquenter assidûment
ces artistes, les superlatifs ont moins de poids.
Je me suis demandé, si, à un moment, l'auteur n'était pas convaincu que
son titre était associé à son nom, ce « nous » ne signifiant pas, au
moins implicitement, qu'il a participé au processus ?
« Au
rang de la dramaturgie, signalons encore les récitatifs : ils sont
chantés proches de la notation de Lully, les interprètes étant
persuadés – et nous avec eux –
que le compositeur indiquait, par les valeurs rythmiques, des vitesses
de discours qu’il convient de ne pas uniformiser. »
Mais en réalité, malgré toute ma bonne volonté à présumer de la bonne
foi, le reste du texte ne laisse pas trop de doute sur la valeur de ce
« nous », un « nous » auctorial standard, qui présente la production
prétendument de l'extérieur :
« Enfin,
le chœur a fait aussi l’objet d’un questionnement : il semble qu’était
courante, dans les premiers opéras de Lully, la division en plusieurs
entités chorales de différentes dimensions ; Benoît Dratwicki, l’équipe de chercheurs et Alexis Kossenko ont donc reconstitué
cette « polychoralité » qui se manifeste particulièrement dans le
prologue et le finale, donnant à entendre des formations de tailles et
de puissance diverses. C’est ainsi toute une dramaturgie, tout un dialogue musical qui se font
jour. »
L'équipe de chercheurs (dont on peut considérer, suivant comment on
voit les choses, qu'il fait partie) et en tout cas la dramaturgie (son
poste dans cette production) sont désignés par des troisièmes
personnes, ne laissant pas du tout penser que le critique fasse partie
de la production.
Encore une fois, j'ignore absolument si l'auteur avait demandé
l'écriture d'un avertissement, si cela a été refusé ou oublié, si c'est
une norme totalement licite dans la critique que de produire un
spectacle et d'en rédiger le compte-rendu enthousiaste… mais je trouve
qu'il y a, vis-à-vis des lecteurs, un défaut de loyauté.
[Même si tout lecteur un peu lucide doit savoir que les amitiés entre
artistes et les présences des annonceurs altèrent très régulièrement la
sincérité des papiers dans ce type de revue. Il n'est pas exclu que les
webzines d'amateurs soient plus sincères sur ce point.]
4. Aporie finale
Je ne prétends pas proposer de solution miraculeuse : l'idée était
moins de dénigrer les mélomanes enthousiastes
qui ne veulent pas payer leur
billet
qui désirent partager leurs émotions ou de dénoncer la collusion des
critiques trop informés (j'ai repensé à cet épisode qui m'avait frappé
parce que le conflit d'intérêt était public, mais il n'est pas rare, je
crois, que cela se passe de façon souterraine et donc moins honnête)…
que de partager mon désarroi intime devant l'importance qui m'est
donnée, quelquefois, comme si je devais couronner un processus
d'efforts sincères en apposant mon sceau, alors même que je n'ai pas
les connaissances adéquates.
Bien sûr, j'essaie de bien faire, de me documenter avant d'écrire – et
cela évite des catastrophes, comme celle dont j'ai évoqué la
terrifiante potentialité –, mais tout de même, il y a là comme un
impensé dans la chaîne de valeur… Peut-être faut-il que les critiques
se présentent davantage comme des mélomanes ingénus (ils ne prétendent
alors pas savoir, mais dire tout haut ce que le public a pu ressentir
sans pouvoir l'exprimer, que ce soit en lien avec la réalité de la
partition ou non) ; ou à l'inverse qu'ils s'assument comme chargés de
communication des artistes, fournissant au public des informations
précieuses sur la démarche.
Sur cette question, comme sur sur bien d'autres, la solution est
peut-être simplement d'
expliciter
sa démarche. Bien préciser qui parle et dans quel but. Ça ne règle pas
nécessairement les enjeux de fond, mais ça permet au lecteur d'être
informé et de ne pas se sentir dupé.
Je m'y emploie autant que
je le puis ici, quitte à paraître quelquefois bavard ou songe-creux.
Pour ma part, je continue de m'interroger sur mon rôle dans ce type de
situation : honnêteté vis-à-vis des lecteurs évidemment (CSS est mon
loisir, je n'ai pas d'autre allégeance que ma fantaisie, il n'aurait
pas de sens de me laisser acheter), mais aussi absence de cruauté
envers les artistes (je n'aime pas faire souffrir en règle générale, et
a fortiori quand je ne suis
pas sûr d'avoir toutes les clefs en main ; et lorsque je dois
dire un mot d'un ratage, essayer de poser des
questions plus vastes et de comprendre le pourquoi plutôt que
d'accabler les musiciens).
Ensuite, est-ce vraiment la vocation de
Carnets sur sol
que de se faire l'écho de concerts d'un jour ? L'idée est de
m'assurer d'abord que la notule ait une plus-value suffisante pour
informer (sur des sujets qui excèdent le concert lui-même) les lecteurs
qui n'étaient pas présents ou intéressés par ladite soirée. Mais la
frontière n'est pas toujours aisée à tenir, lorsqu'on souhaite
encourager les ensembles courageux qui renouvellent le répertoire, ou
simplement partager son enthousiasme au sortir d'un spectacle
formidable !
Parmi les cycles que je voudrais privilégier dans les prochaines
semaines :
¶ La Bible par la musique (trois ou quatre
épisodes son en cours d'écriture pour clôturer Caïn) ;
¶
Musique en Ukraine (beaucoup d'inédits de
piano romantique / symboliste / futuriste sont déjà dans la boîte
depuis quelques semaines !) ;
¶
1 jour, 1 opéra
(j'ai même ouvert
un
site dédié
où j'ai repris du service et ajouté une partie des archives, je
l'annoncerai plus officiellement dans les prochains jours, une fois mis
en ligne le maximum d'entrées écrites depuis 2020) ;
¶ finir de présenter les découvertes
en déchiffrage et poser des questions sur l'usage
futur de cette pratique, dans le cadre de CSS.
Il y aura aussi le pendant de cette notule-éditorial, « La faute aux
artistes », la présentation de deux opéras comiques entendus cette
saison sur lesquels il y aurait énormément à dire, avancer doucettement
Une décennie, un
disque. Peut-être aussi compléter certaines séries à
sujet vocal, je sais avoir
peu nourri dernièrement la part du lectorat
attachée à ces sujets.
Et puis potentiellement des interférences de ma pratique : idéalement,
documenter des inédits tout en les commentant (en vidéo ?
organiser peut-être un concert commenté à Paris ?) me tenterait assez,
avec l'idée de relier la chose à une époque, à des courants, à des
sujets, et de rendre donc accessible à un public pas trop restreint des
œuvres absolument de niche.
Nous verrons. Bonne suite d'été d'ici là !