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La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt – l'histoire de la version originale


    Je profite d'avoir entendu la version originale intégrale d'une heure hier, en concert (gratuit !), pour opérer un petit bilan sur la question.

    Ne pleurez pas si vous ne l'avez pas vu passer, c'est bien fait pour vous, j'ai pris le temps de l'annoncer, comme chaque mois, dans le planning musical des concerts occultes d'Île-de-France (section « raretés symphoniques », on ne fait pas plus clair).

    On ne joue à peu près jamais Schmitt, mais il reste assez puissamment installé dans l'imaginaire collectif. Il est vrai qu'entre l'ampleur de l'orchestration de ses grandes œuvres (qui limite leur diffusion aux grandes salles et aux concerts à vaste effectif) et sa réputation politique peu avenante, on le documente de loin en loin au disque (on n'a pas tout, mais on trouve tout de même un assez grand nombre de choses), très rarement au concert.

    Avant qu'on n'émette des hypothèses purement politiques à son absence, je place en annexe quelques éléments sur cet aspect.



[[]]

La fin de la version originale la Tragédie de Salomé par le Philharmonique de Rhénanie-Palatinat dirigé par Patrick Davin (chez Naxos). L'encore meilleure jeune version parisienne devrait paraître par des canaux officiels prochainement, je l'espère (voir informations ci-après).



1. La commande de Salomé

L'objet même de cette Salomé de Schmitt est un sujet de curiosité.

¶ L'époque adore le sujet : le sujet de Salomé a été au moins mise trois fois au théâtre musical français entre 1907 et… 1908 !  Création française de celle de Richard Strauss au Châtelet en 1907 (sur le texte littéral de Wilde, contrairement à la version de la création de 1905 à Dresde, en traduction allemande) ; création de celle d'Antoine Mariotte à Lyon, également inspirée de Wilde. Enfin, celle de Florent Schmitt, composée en quelques semaines en 1907, pour une création en novembre.

Robert d'Humières, traducteur renommé de Kipling, souhaitait monter un mimodrame sur le sujet de Salomé (quelque part entre le ballet et la pantomime) avec la danseuse Loïe Fuller dans le premier rôle. Admiratif du Psaume XVLII , qu'il avait entendu en concert (créé l'année précédente), il souhaitait précisément la collaboration de Schmitt, qui accepte immédiatement. En deux mois, la partition est écrite.

¶ La création prévue au Théâtre des Batignolles, à peine renommé Théâtre des Arts par Maurice Landay qui vient d'en prendre la direction. C'est l'actuel Théâtre Hébertot, boulevard des Batignolles dans le XVIIe arrondissement – 630 places.
[Attention, il existe quantité d'autres théâtres parisiens ayant porté ce nom, à commencer par l'Académie ci-devant royale de Musique, sous la Convention, mais aussi le Théâtre Antoine, le Théâtre Verlaine / Music-Hall de Montmartre ou le Théâtre d'Application…]

¶ Contrairement au gigantesque Psaume et aux tropismes habituels de Schmitt, l'orchestration fut conditionnée par l'exiguïté du théâtre : les cordes étaient réduites, les bois par 1 (c'est par 2 dans un orchestre du début du romantisme, et régulièrement par 4 ou 5 chez les contemporains de Schmitt), 1 trompette, 2 cors (là aussi, plutôt 4 chez Brahms et Tchaïkovski, davantage encore après), 2 trombones (en général par 3, même chez Mozart), 1 harpe, timbales et quelques percussions (tambour de basque, tam-tam chinois, grosse caise, cymbales).
Lorsque Schmitt en tire en 1910 la Suite qui est la seule qu'on enregistre et joue désormais, il étend considérablement son orchestre : bois par 2 (mais avec 1 piccolo, 1 cor anglais, 1 clarinette basse et 1 sarrusophone en sus, jouables ou non pas les mêmes instrumentistes), 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 2 harpes, et davantage de percussions (dont caisse claire, timbale et glockenspiel). Créée aux Concerts Colonne en 1911, il disposait de la place nécessaire pour étendre son orchestre. [anacoluthe cadeau]



hébertot
État actuel de l'intérieur du Théâtre des Arts – désormais Théâtre Hébertot.



2. La Tragédie de Salomé intégrale

    Schmitt n'a donc jamais réorchestré l'ensemble de l'œuvre d'origine, destinée à soutenir une action dansée (pas exactement du ballet, c'était plutôt de la danse dramatique ou du mime agile). Pourtant, les plus beaux moments sont précisément, comme souvent (les récitatifs à l'opéra !), les pas d'action, tandis que la Suite, plus courte de moitié (une demi-heure), conserve essentiellement les danses – auxquelles s'ajoutent le Prélude et la fin.

    Le plus dramatique, le moins répétitif aussi, est donc perdu dans la version révisée – qui, honnêtement, ne sonne pas très différemment malgré la richesse de son instrumentarium (et je le dis après avoir entendu non seulement les deux, mais les deux en concert à six mois d'intervalle !). Y restent trois des six Danses, effectivement impressionnantes et déjà très dramatiques (j'étais en délire de pouvoir entendre ça en salle, en septembre…), ainsi qu'une partie de leur environnement, mais il faut, vraiment, écouter l'œuvre intégrale. Il en existe une version au disque, une seule, celle de Patrick Davin avec le Philharmonique de Rhénanie-Palatinat, chez Naxos.

    Musicalement, on y entend passer les gammes debussystes et le lyrisme schrekerien (Prélude), la Mer de Debussy (flagrant autour de la Danse des Serpents), des prémices du Sacre du Printemps (vers la Danse de l'Effroi) et bien sûr des motifs récurrents issus de l'école wagnérienne (quoique très peu mutants, vraiment ressassés).
    Le tout dans une sorte de décadence tranquille, de poème symphonique à la française, sensible au détail du climat plus qu'à la structure ou à l'urgence dramatique, et sans paraître emprunter, dans un ton très homogène et naturel malgré sa sophistication. Et l'extraordinaire diversité des épisodes. Les différentes danses font comme les Portes de Barbe-Bleue chez Dukas ou Bartók, autant d'univers s'ouvrent.

    Pour autant, le meilleur se trouve dans les parties intermédiaires qui décrivent les lieux ou les actions, en particulier tout ce qui a trait aux interpositions (et à l'exécution, à couper le souffle !) de Jean-Baptiste.



tragédie salomé
Affiche de la création.



3. L'argument

    La Salomé de Robert d'Humières est la moins redoutable de toutes : simple objet de l'admiration d'Hérode, elle provoque involontairement la mort de Jean-Baptiste – c'est Hérode, excédé de l'interposition du Prophète, qui le remet au bourreau. Et loin de jouir de son butin, Salomé, entendant des voix terrifiantes, la jette dans la mer – embrasant toute la nature, mer et volcans alentours (le mont Nébo est une colline de 800m absolument pas sis sur une quelconque faille).

    Chez Matthieu 14;1-11 et Marc 6;14-29, Salomé n'est certes ni une manipulatrice ni une lascive nécrophile comme chez Wilde, mais elle est tout de même celle qui ordonne la mort de Jean, fût-elle influencée par sa mère adultère et incestueuse.

    Tout l'argument est rythmé par les apparitions de Salomé en accord avec sa découverte sensuelle et les atmosphères successives du jour déclinant :
Danse des Perles (fascination enfantine aux flambeaux),
Danse du Paon (prise de conscience de sa beauté, mise en scène en haut des degrés par Hérodiade),
Danse des Serpents (avec ceux trouvés dans un recoin, qui épouvantent le couple royal),
Danse de l'Acier (baignée d'orgueil, reflets lumineux sur l'eau dans la nuit),
Danse des Éclairs (il fait nuit, Salomé apparaît dans des vapeurs lascives, c'est à l'issue de cette danse qu'Hérode se jette sur Salomé),
Danse de l'Effroi (après la mort de Jean, avant l'éclatement de l'orage final).

    Après le Prélude qui constitue la première scène, chacune des danses s'articule au milieu d'une scène complète. D'où l'intérêt de ne pas se limiter à la Suite – les trois danses centrales (Paon, Serpents, Acier) y sont supprimées, on perd la progression ainsi que tout leur matériau environnant.

    Je laisse le texte complet d'Humières, décrivant en détail les scènes, très beau, en annexe.



tragédie salomé
Grand succès, l'œuvre est demandée par d'autres théâtres.
Estampe de Lev Samuilovič Bakst pour un décor lors de représentations au Théâtre des Champs-Élysées en 1913 (chorégraphie de Boris Romanov).



4. 30 jeunes musiciens, 3 jeunes chanteuses, 6 jeunes chefs


    Outre le disque de Patrick Davin avec le Philharmonique de Rhénanie-Palatinat, chez Naxos, il devrait être prochainement possible de l'écouter en haute qualité sur le site du CNSM, puisque capté par les étudiants en métiers du son, une initiative récurrente de la maison qui permet déjà de découvrir de très belles choses, ou de suivre des cours publics, comme le font massivement les institutions anglophones.

     Et c'est une excellente nouvelle, parce qu'à la réécoute du disque Davin aujourd'hui, où l'orchestre paraît assez sur la réserve (c'est souvent le cas dans les enregistrements de cette formation pour la série Patrimoine de Naxos…), la version entendue hier n'était pas moins maîtrisée, et sensiblement plus ardente.

    Alain Altinoglu (professeur de la classe de direction du CNSM) avait habilement isolé des moments suspendus (notes tenues douces d'un quasi-solo, souvent) où les chefs pouvaient se succéder dans une œuvre sans interruption, et qui recoupaient assez bien les différentes sections : le chef en action quitte la scène, les musiciens soutiennent leur note le temps que le chef suivant batte une mesure entière, et puis tout le monde enchaîne sans heurt, un travail d'orfèvre qui ne s'entendrait même pas à l'oreille, sauf à être très familier de la durée de la mesure en question.
    On voit ainsi passer William Le Sage, Jordan Gudefin, Nikita Sorokine, Mikhaïl Suhaka, Gabriel Bourgoin et Romain Dumas, certains que j'avais beaucoup admirés en janvier dans la Deuxième Symphonie de Schumann.
    Dans une musique aussi « écrite » que celle de Schmitt, la différence de conception est évidemment moins flagrante – plus on avance dans le temps, moins l'invention personnelle prévaut ; néanmoins, même s'il a évidemment la partie la plus valorisante (les deux dernières danses), la gestion de la tension de Romain Dumas m'a beaucoup impressionné, celle-ci enflant, sans rien précipiter ni brailler, mais sans paraître connaître de limite, jusqu'à la fin… C'est enthousiasmant pour l'auditeur, et aussi révélateur d'un savoir-faire très sûr dans une musique qui est pourtant assez séquentielle, voire fragmentée, surtout dans ces derniers épisodes où l'agitation va et vient en segments assez brefs.

    Le toujours excellent Orchestre des Lauréats du Conservatoire mérite aussi de hauts éloges, pour tenir une partition aussi difficile avec une cohésion qui n'est pas identique à celle des ensembles permanents, mais qui est néanmoins de très haute volée… aucune défaillance, alors que dans cette formation très resserrée, chacun a une heure de musique très technique à assumer, sans interruptio : cordes en 9-3-3-2, trois sopranos pour faire le chœur et le solo, plus la nomenclature décrite à la fin du §1 (flûte, hautbois / cor anglais, clarinette, basson, 2 cors, trompette, 2 trombones, harpe, timbales, percussions).
    L'occasion de féliciter Paul Atlan (partie écrasante de hautbois et cor anglais, excellent aux deux), Arthur Bolorinos dans les très nombreux solos (onctueux et limpides…) de clarinette, ou encore David Busawon à la trompette – les trompettistes se plaignent souvent d'avoir peu de choses exaltantes à jouer, ici énormément d'accompagnants subtils et de contrechants, voire de thèmes… une quantité de jeu très inhabituelle, et qu'il tient remarquablement (avec un beau son, d'ailleurs).

    Quand on a dit que c'était gratuit, franchement, qui a dit que la vie culturelle parisienne était dispendieuse pour être exaltante ?

    Juste une remarque : il y a souvent un délai de transmission entre les professeurs et le service de communication, si bien que les programmes sont donnés tard, et pas toujours complètement. J'ai découvert dans la salle que j'allais entendre non pas la Suite (déjà une excellente nouvelle), mais le mimodrame intégral (un événement considérable) !  Je suis sûr qu'il y aurait eu davantage de monde dans la salle (assez bien remplie au demeurant, mais il n'y avait pas la queue dehors…) en mettant en avant le côté quasiment inédit d'une exécution publique de l'œuvre intégrale.
    J'abuse souvent de la bonté sans limites du responsable communication, qui me transmet en temps réel les informations dont j'ai besoin, mais les professeurs ont forcément en réserve les détails de ce type de grand projet assez en amont, il y aurait vraiment un effort de coordination à faire en interne, très profitable au rayonnement du CNSM.

    La presse musicale couvre très peu également (même Cadences…) ces manifestations, alors qu'elles sont, même indépendamment des programmes, d'un niveau égal ou supérieur aux grands concerts des grandes salles.

    Cette saison, entre les meilleurs jeunes chambristes en concert gratuit, les soirées lyriques et la découverte d'inédits absolus (Puig-Roget, Roland-Manuel, le cycle des Angélus de Vierne, cette Salomé…), le CNSM était vraiment le lieu où il fallait être !

    Refaites-nous cela souvent !



5. Annexes

En cliquant ci-dessous, ouvrez la notule pour accéder aux deux annexes :
► Florent Schmitt en politique (puisque le sujet revient sans arrêt) ;
► l'argument complet de la plume de Robert d'Humières pour son « drame muet ».




Annexe A : Florent Schmitt en politique

    Comme pour beaucoup d'autres figures du temps, on répète de loin en loin le caractère collaborateur, voire collaborationniste, de Schmitt. et comme on recense pas mal de cas (pour en rester à la musique, R. Strauss, Furtwängler, même Wagner !) où l'on exagère voire invente les compromissions, je suis allé regarder rapidement ce qu'il en était, avant que quelqu'un ne me donne comme explication de son absence des concerts… celle-là.

    En l'occurrence, il y a vraiment de tout, tenu manifestement par une logique, façon Richard Strauss (acceptant un poste officiel des nazis, qu'il détestait, pour pouvoir interdire aux orchestres de petites villes de mal jouer Wagner, chacun ses priorités…), d'abord musicale. Avant-guerre, membre du Comité France-Allemagne (pacifiste, mais particulièrement favorable au régime nazi), criant « vive Hitler » dans un concert Kurt Weill (trait d'esprit – glaçant vu du futur – ou conviction profonde, je n'ai pas fouillé le contexte), manifestement antisémite également, membre d'honneur du Groupe Collaboration dédié à la musique… Et dans le même temps, il signait des pétitions pour défendre des musiciens juifs, et célébrait la musique de Schönberg, Dukas ou Tansman.

    Lors de l'épuration, il n'est pas frappé d'indignité nationale (arguant semble-t-il que son engagement n'était que musical), mais interdit de représentation et d'édition pendant un an pour sa collaboration active dans le cadre de sa profession.

    Je n'ai pas cherché plus de détail, la vie des compositeurs m'intéressant peu (encore un auteur, on se dit que ça peut toujours conditionner l'imagination, mais un compositeur ?), mais il semble, en somme, que s'il existe de véritables raisons de désirer renommer un lycée Florent Schmitt, le personnage ait ses dimensions plus complexes que le simple amour de la haine, et donc – à défaut de l'ériger en modèle pour la jeunesse, hein – pas de raisons particulièrement spectaculaires de ne pas le jouer.
     On trouvera peu de compositeurs célèbres humainement fréquentables, de toute façon : une bande d'asociaux diversement dangereux. Entre les paranoïaques (Langgaard), les antisémites (Wagner), les collabos inconséquents (R. Strauss), les amis de l'oppresseur (Khrennikov – là aussi avec ses motivations surtout musicales et ses nombreuses nuances), les parents indignes (Verdi), les soutiens de maisons closes (Gounod), les pédophiles (Saint-Saëns – si tant est qu'on puisse transposer…), les assassins d'enfants (Gesualdo), les simples fous (Schumann), parfois violents (Rott) et les jaloux et acrimonieux peu confraternels (tous les autres), on n'aurait plus grand'chose à programmer, en dehors peut-être de ceux qui sont morts à vingt ans avant de se compromettre.

    Ou alors on pourrait ne jouer que Haydn, Dubois et Damase – je ne suis pas contre, mais ce serait dommage tout de même.

    En fin de compte, voilà les nuages levés : quelle que soit l'appréciation qu'on porte sur son degré de conviction (qui semble flou, ou du moins incohérent, encore un musicard inconséquent qui considère que la musique est plus importante que tout le reste…), ce n'est pas au point de troubler l'écoute de ses œuvres. D'autant que le texte de ses principales œuvres avec voix ne mettra pas trop mal à l'aise : Psaumes, ou « aaaaah aaaaah aaaaah aaaaah » dans la Tragédie de Salomé.



Annexe B : L'argument de Robert d'Humières

PRÉLUDE

Une terrasse du palais d'Hérode dominant la mer Morte. Les monts de Moab ferment l'horizon, roses et roux, dominés par la masse du mont Nébo d'où Moïse, du seuil de la Terre promise, salua Chanaan avant de mourir.


SCÈNE I

Le soleil se couche, Jean apparaît et traverse lentement la terrasse. Captif, il regarde vers le désert familier, les routes de sa mission interrompue. Autour de lui tout le scandalise : l’atmosphère de soupçon et de luxure, l’odeur de harem et de bourreau, les sculptures idolâtres en abomination à son cœur israélite, il se détourne : dans l’abîme à ses pieds, un aigle qu’il suit des yeux, longuement, s’efface, point blanc sur l’azur lourd des eaux stériles.

Hérode entre d’un pas agité. Nouvelles de Rome. On le dessert auprès de César. Après une courte lutte entre son inquiétude et son orgueil, il se résout à consulter Jean. Celui-ci est pour lui le visionnaire aux menaçantes paroles, le fou sacré par qui les dieux s’expriment, le derviche mendiant d’un sultan timoré. Mais l’ascendant du prophète est réel, sur cette âme trouble et faible que la reine Hérodias ne gouverne plus seule.

Elle apparaît sortant du palais. Les silhouettes des deux interlocuteurs dominent la mer. Femme en premières noces du frère d’Hérode, qu’elle a quitté pour épouser celui-ci, elle hait Jean qui a publiquement dénoncé son adultère. L’empire croissant qu’il prend sur le Tétrarque la remplit d’une fureur sourde.

Elle traverse la scène, pénètre dans les appartements d’en face d’où elle ressort bientôt. Salomé la suit. C’est sa fille par son premier mariage. Elle l’a fait revenir récemment. Le Tétrarque et Jean s’éloignent. Les deux femmes qui ont pris leur place les suivent du regard.


SCÈNE II

Des flambeaux éclairent la scène. Leur lumière arrache des étincelles aux étoffes et aux joyaux qui se répandent hors d’un coffre précieux. Hérodias pensive y plonge ses mains, puis élève des colliers, des voiles lamés d’or. Salomé comme fascinée apparaît, se penche, se pare, puis, avec une
joie enfantine, esquisse sa première danse : la Danse des Perles.

Une expression de triomphe envahit progressivement le visage d’Hérodias.


SCÈNE III

Hérode est assis sur le trône, Hérodias à ses côtés. Des femmes, sur un signe de la reine, apportent des coupes de vin rafraîchi à la neige. Hérodias montre une tendresse marquée envers son mari, sans parvenir à ramener son esprit au passé d’amour où elle était forte sur son cœur troublé.

Mais elle tient d’autres sortilèges en réserve, et Salomé, subitement apparue en haut des degrés, les manifeste dans l’orgueilleux éclat des plumes et des gemmes où elle exécute : la Danse du Paon.


SCÈNE IV

La danseuse a disparu. Hérode d’abord surpris laisse entrevoir un sentiment de curiosité où affleure le désir naissant. Scène muette entre les influences que se disputent Hérodias et Jean. Tout à coup, à l’angle d’un soubassement de muraille, deux serpents se tordent. Recul effrayé du couple royal. Salomé tenant par le cou les reptiles, apparaît derrière eux : la Danse des Serpents.

À l’issue de cette danse, moitié lutte, moitié incantation, Salomé disparaît comme emportée dans un tourbillon d’écailles bruissantes et de replis convulsés.


SCÈNE V

Les ténèbres enveloppent Hérode, perdu dans des pensées de luxure et de crainte, tandis qu’Hérodias, vigilante, l’épie. Alors, sur la mer Maudite, des lumières mystérieuses s’émeuvent, semblent naître des profondeurs, les architectures de la Pentapole engloutie se révèlent confusément sous les flots, on dirait que les vieux crimes reconnaissent et invitent Salomé fraternelle. C’est comme une projection sur un miroir magique du drame qui se joue dans les cervelles du couple muet assis là dans la nuit. La musique commente la fantasmagorie démoniaque. Un changement brusque de tonalité et de rythme après une gradation d’angoisse marque la réapparition de Salomé, dans une lumière nouvelle éblouissante et métallique : la Danse de l’Acier.

Froide et sinistre d’abord, cette danse qui exprime la cruauté après le maléfice et l’orgueil, s’achève souple, chaude et voluptueuse… Salomé s’abat aux pieds d’Hérode qui se courbe pour la saisir… Jean s’interpose d’un geste grave. Colère d’Hérodias. Le Tétrarque retombe comme une bête domptée, Salomé a disparu dans le palais, Jean s’est reculé dans l’ombre. Haletant, muet, Hérode, l’œil perdu vers l’horizon, voit recommencer sur la mer les enchantements ou s’unissent le désir intime qui les suscite et le vœu maléfique et tentateur surgi des flots où dorment les cités punies. L’aspect des jeux de lumière est moins terrible à présent que sensuel. Des lambeaux de vieux chants d’orgie étranglés par la pluie de bitume et de cendres aux terrasses de Sodome et de Gomorrhe s’exhalent confusément. Des mesures brèves de danses, des frissons de cymbales étouffées, des claquements de mains, des soupirs, un rire fou qui fuse… Puis une voix monte de l’abîme…. Hérode, subjugué, écoute, puis comme magnétisé se lève, s’avance jusqu’au bord de la terrasse, ouvre les bras vers la nuit ardente. Des vapeurs à présent s’élèvent de la mer, des formes vagues enlacées s’y dessinent, montent de l’abîme, vivante nuée dont soudain, comme enfantée par le trouble songe et l’antique pêché, surgit, éblouissante, entre les bras du Tétrarque, Salomé.


SCÈNE VI

La Danse d’Argent [nommée Danse des Éclairs dans la Suite] : le ciel s’est obscurci, la mer éteinte autour de la vision lumineuse. Un tonnerre lointain roule, Salomé commence à danser. Hérode se lève. Les ténèbres totales envahissent la scène et le reste du drame ne s’entrevoit que par éclairs. C’est la danse lascive, la poursuite d’Hérode, la fuite amoureuse. Salomé saisie, ses voiles arrachés par la main du Tétrarque... Elle est nue un instant. Mais Jean s’avance et la recouvre de son manteau d’anachorète. Mouvement de fureur d’Hérode, vite interprété par Hérodias dont un signe livre Jean au bourreau qui l’entraîne. La lune reparaît derrière les nuages qui la voilent par instants. Attente tragique du couple. Bruit sourd de vertèbres tranchées. Le bourreau réapparaît. Il tient la tête sur un plat d’airain. Salomé s’empare de son trophée et l’offre à sa mère qui crache au visage exsangue et perce la langue vitupératrice d’une longue épingle retirée de ses cheveux. Puis Salomé triomphante esquisse un pas, toujours chargée de son funèbre faix. Puis, comme touchée d’une inquiétude soudaine, comme si la voix du supplicié avant murmuré dans son oreille, elle court tout à coup jusqu’au bord de la terrasse, précipite par-dessus les créneaux le plat dans la mer. Celle-ci apparaît soudain couleur de sang. Salomé s’abat évanouie, tandis qu’une terreur éperdue balaie Hérode, Hérodias, les bourreaux en une déroute affolée.


SCÈNE VII

Salomé revient à elle. La tête de Jean apparue, la fixe, puis disparaît. Elle se détourne : la tête en un autre point de la scène la regarde de nouveau. Épouvantée, Salomé tourne sur elle-même pour fuir les visions sanglantes qui se multiplient, et c’est la Danse de l'Effroi.

L’orage éclate, vengeur. Un vent furieux enveloppe la danseuse. Des nuées sulfureuses roulent dans le précipice : l’ouragan laboure la mer. Des trombes de sable se ruent du fond des solitudes désertiques. Les hauts cyprès se tordent tragiquement, se brisent avec fracas. La foudre s’abat, fait voler les pierres de la citadelle. La chaîne entière de Moab s’embrase. Le Mont Nébo jette des flammes. Tout s’abat sur la danseuse qu’emporte un délire infernal.

Pour plus d'informations, j'ai vu qu'il existe en ligne (sur l'officiel Thèses.fr) la thèse de Cynthia Dariane autour du mythe de Salomé, qui s'étend aussi sur celle de Florent Schmitt. Je ne l'ai pas encore exploitée, mais pour ceux qui sont curieux de lire plus vaste et étayé, voici.


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Commentaires

1. Le samedi 11 mars 2017 à , par Diablotin :: site

L'oeuvre de Schmitt est en effet vraiment très belle, je la connais depuis un bail dans l'antique version de Paul Paray à Detroit, qui me paraît excellente -je ne sais pas si elle est complète, d'ailleurs, mais il me semble que oui : je ne m'y étais jamais intéressé de plus près que cela, au-delà du contenu musical-.
Fort instructive et notule, et très exhaustive !

2. Le samedi 11 mars 2017 à , par David Le Marrec

Bonsoir Diablotin !

La version de Paray, comme toutes les autres (hors celle de Patrick Davin, chez Naxos), est la version complète de 1910, c'est-à-dire la Suite de 25 minutes et non le mimodrame de 1907 (qui en fait 60).

Je suis néanmoins assez curieux de l'écouter, je n'ai entendu que des versions récentes de la Suite (quand même assez correctement servie au disque, et vu que je n'écoute que la version intégrale à chaque fois, je n'épure pas beaucoup le fonds…) ; Paray, ce doit être une version âpre et tendue très intéressante, je suppose.

3. Le samedi 11 mars 2017 à , par Hamra

Bonsoir. Ma question n'a rien avoir avec votre magnifique article sur la tragédie de Salomé. Mais avez vous des informations sur le programme de la saison prochaine à la Philharmonie, au Théâtre des Champs-Elysées et à la maison de la radio? Vous avez très
souvent de très bonnes inforations.Merci d'avance et bonne soirée.

4. Le dimanche 12 mars 2017 à , par David Le Marrec

Bonsoir Hamra,

Puisque vous flattez si bien, je ne puis vous le refuser. Je n'avais pas prévu de le faire, les informations étant désormais largement en circulation avec la présentation aux « amis » de ces différentes maisons, et la proximité de l'ouverture des réservations, mais si c'est intéressant, alors je vais publier quelque chose à ce sujet ce soir.

Je n'ai pas eu beaucoup de retours sur la Maison de la Radio, mais la collection de messages reçus en coulisse (ou d'annonces publiques éparses) permet de dresser un portrait rapide des spectacles aux plus gros effectifs pour la Philharmonie et le TCE. Je m'y mets.

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David Le Marrec

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