Je rebondis sur la présentation
par Sylvie Eusèbe du Winterreise
et propose quelques pistes de réflexion autour des trois
derniers lieder du cycle.
J'y ajoute quelques réflexions autour des cycles vocaux
méconnus de Schubert. Car il y a une vie hors de Die Schöne Müllerin, Die Winterreise et Der Schwanengesang ; contrairement
à ce que peuvent parfois laisser penser les programmations.
Je reproduis les commentaires, manière de clarifier la
discussion autour de ces thèmes.
22. Mut !
En
1827, un an avant la fin de sa courte vie, Franz Schubert compose les
24 lieder du Winterreise sur des poèmes de Wilhelm Müller.
Chaque lied est un monde en soi, avec son histoire et son ambiance
propres, et l’ensemble du cycle, dans la succession ordonnée des
lieder, trace aussi un cheminement. L’histoire n’est pas
racontée dans tous ses détails, des morceaux manquent et
il y a des redites d’épisodes identiques qui ne sont pourtant
pas strictement les mêmes.
C'est tout à fait exact, un parcours fragmenté, avec
ses ressassements (qui ne sont pas toujours sans rapport avec une forme
de lieu commun poétique), ses discontinuités, ses
allusions impossibles à reconstituer pleinement.
Une
personne a aimé, aime encore, et s’en va du lieu où reste
cet amour, où a été cet amour. De la
réminiscence des moments de bonheur à la profonde
mélancolie, de l’isolement parmi ses semblables à la
solitude totale, de la fatigue au courage, de l’envie de la mort au
dépassement de soi,
Le dépassement de soi est tout de même inscrit dans une
démesure un peu grotesque, qui ne peut que retomber dans
l'espace béant entre deux lieder. Je pense par exemple à Mut
!, qui voisine avec l'abattement amer des Nebensonnen : Sind
wir selber Götter ! ("Soyons nous-mêmes des dieux" !)
n'est absolument pas crédible dans ce parcours.
On ne peut relier ce désir à aucune pensée
exprimée précédemment. On ne se trouve pas
exclusivement dans le désir ravageur d'un nihilisme
intégral, qui me semblerait une interprétation un peu
osée de Müller. Il s'agit plutôt d'une tentative -
vaine - de tirer parti de cette solitude intégrale,
évoquée par les éléments contraires (Fliegt
der Schnee mir ins Gesicht) : chaque homme règne, seul et
sans partage, sur sa solitude. Le silence entre Mut et Die
Nebensonnen contient donc implicitement la désillusion : ce
n'est pas un règne mais une condamnation.
En cela, la progression instaurée par l'ordre choisi et la
musique de Schubert est absolument phénoménale, et ce
n'est pas pour rien que le Winterreise fascine autant - sans
commune mesure avec les trois autres cycles (Abendrote, Müllerin,
Schwan) -, indépendamment de ses qualités
mélodiques évidentes.
Par ailleurs, la ritournelle infinie de Mut ! confirme cette
impression de grotesque (il faut entendre Naum Grubert[1]
là-dedans, absolument).
24. Der Leiermann
le
voyageur se libère de son humanité sensible, et selon
l’état d’esprit de l’auditeur, entre tristement dans la mort, ou
atteint avec sérénité l’infini.
J'ai bel et bien l'impression qu'on accoste au port d'où nul
ne revient, terrassé par la fatigue, mais sans tristesse. Ce
vieillard joueur de vielle, image de la mort, est aussi celui qui met
en musique le parcours, celui qui rend le cycle comme infini.
Quant au cimetière-auberge de l'ironique Wirtshaus, nous sommes dans
l'impossibilité à être accepté parmi les
hommes, même dans ce cadre ultime et irréversible. On
retourne au Wildes Tritt.
23. Die Nebensonnen
Suite à réaction, je ne dis surtout pas,
précédemment, que les Nebensonnen
font problème dans le parcours.
Je pense par exemple à Mut
!, qui voisine avec l'abattement amer des Nebensonnen : Sind
wir selber Götter ! ("Soyons nous-mêmes des dieux" !)
n'est absolument pas crédible dans ce parcours.
C'est-à-dire que la phrase conclusive de Mut ! ne peut pas
être crue dans le cadre du parcours du Wanderer. Il ne s'agit pas
d'un regain d'espoir, mais d'une bravade sans conviction réelle,
qui ne contient de la divinité que la solitude,
l'impossibilité à se confronter, à se comparer.
Die Nebensonnen, au contraire,
permet le retour au ton "standard" du cycle.
Voici je pense le seul poème du cycle qui
m’échappe tout à fait : je l’ai toujours trouvé
complètement différent des autres, un peu comme vous je
ne vois pas bien ce qu’il fait ici, et je ne le comprends pas. Puis-je
solliciter à l’occasion vos (trois) lumières à son
sujet ?
Bien volontiers.
1. Une lumière affective. Je
l'aime beaucoup. Lors de ma découverte du Winterreise, sur le vif comme vous
le savez, il est celui qui m'avait le plus durablement marqué.
Bien sûr, j'avais aimé Gute
Nacht et Der Lindenbaum,
comment faire autrement ? De même, Gefror'ne Tränen, Wasserflut, Irrlicht, Einsamkeit, Der greise Kopf, Die
Krähe avaient par leurs éclats funèbres
attiré mon attention. Mais Die
Nebensonnen est sans doute celui qui m'avait le plus
impressionné ; celui qui pourrait, quelques mois plus tard,
consacrer la victoire du Bertram qui m'avait conduit dans cet antre de
perdition : encore un de
gagné !
A l'époque, je n'avais parcouru que les premières pages
de la Fin de Satan, mais les
traits de l'imaginaire étaient déjà tracés.
Comme du fond d'un gouffre, les soleils disparaissaient. Le temps
suspendu, la rage douce et impuissante de celui qui se sait vaincu...
tant de choses se bousculaient ici ! Avant ce Leiermann invraisemblable, une
écriture stable, la dernière, pleinement expressive,
comme un dernier pont suspendu au-dessus de l'abîme.
2. Une lumière plus textuelle. On peut réaliser de
multiples interprétations, et les trois soleils peuvent
symboliser bien des choses. Manière d'éviter de proposer
une analyse trop partiale, on peut dire, sans trop se mouiller que ces
trois soleils fantastiques tiennent du délire ultime du voyageur
arrivant au terme. Est-ce le reste de cet univers meilleur, de cet Age
d'Or qu'a jadis connu l'humanité ? Leur réduction
est-elle une manifestation de ce que Goethe appelle Grenzen der Menscheit ? Ou,
à tout le moins, du passé amoureux, tout d'ivresse
bienheureuse, du Wanderer ? On est sans doute plus dans le vrai
avec une interprétation strictement liée à
l'individu qui erre.
En tout état de cause, ces soleils, leur voilement et leur
disparition épousent le parcours vers l'ombre du voyageur. On
prolonge l'idée de solitude de la divinité (dans le sens
d'isolement, d'absence d'êtres comparables, visibles ou
compréhensibles) de Mut
! : ces soleils existent pour d'autres, mais la
réalité du voyageur est désormais incompatible (Ja, neulich hatt' ich auch wohl drei)
avec celle de ses semblables qui ne le reconnaissent pas, lors de son
passage Im Dorfe. Semblables
qui sont toujours invisibles, liés à l'illusion (Täuschung), à la
bien-aimée totalement abstraite (Gute Nacht, Der Lindenbaum, Auf dem Flusse) ou au bruit des
chiens qui trahissent la présence de maîtres
(inaccessibles... Gute Nacht,
Im Dorfe). Et au sind wir de Mut ? Bonne question. J'ai
volontairement omis le Leiermann,
qui n'est pas à proprement parler un homme, mais bien
plutôt un mécanisme du cycle, une image de la mort, ou en
tout la borne qui marque le terme - et, pour l'auditeur, un nouveau
départ.
Cette disparition met en scène, in fine, la disparition
désirée du soleil, l'avancée résolue vers
le repos de la mort. Le soleil brille toujours. Le voyageur est donc
toujours en vie. Mais quelle fadeur dans ce soleil, quelle absence de
chaleur ! Pourtant, la vie, dans le passé ou pour
d'autres, semble bénéficier d'une représentation
joyeuse. Ce ne peut être ce
soleil qui la permettait. Il faut donc en compter au moins
trois, et encore, celui qui reste est le moins bon. Et
désormais, avec ce soleil dérisoire, cette vie sans joie,
vite ! Le repos, la nuit, enfin !
C'est une des façons de percevoir la chose. Mais on peut
concevoir des interprétations bien plus complexes et
érudites.
3. Une petite loupiote musicale. Cette ligne suspendue, ces calmes
accords, cet interlude récitatif qui débouche sur cette
clameur faussement identique au début, pour finalement mourir
dans la réitération, quel arc merveilleux !
Admiratif de la construction, de la dimension supplémentaire, de
l'atmosphère qu'elle procure à un texte de Müller
que j'aime déjà beaucoup.
Voici un de mes disques favoris, une des interprètes les plus bouleversantes.
Smutna Rzeka, "Rivière triste" Op.74 n°3.
Elzbieta Szmytka séduit par ce timbre à la fois léger et charnu, ce ton désinvolte et malicieux, le tout avec un aigu qui devient légèrement strident dans le haut de la tessiture - ce qui donne un aspect populaire absolument délicieux à son chant.
Mais Elzbieta Szmytka est avant tout une diction - et quelle diction ! Une des plus belles qu'il m'ait été donné d'entendre, et sans doute la première diction à me bouleverser à ce point hors de ma langue natale[1]. Très habitée, bien sûr, mais une clarté parfaite, tout à fait exaltante : il possible, même sans parler polonais, de retranscrire lettre à lettre son chant. Une très grande performance, surtout avec un chant aussi maîtrisé par ailleurs - nullement parlando.
Avez-vous entendu le chant de ses cz[2], le frémissement de ses rz[3], la fermeté délicieuse de ses r[4] ?
Śliczny Chłopiec, Op.74 n°8. Rien que pour la beauté des chuintantes.
Dans ce disque de mélodies[5], Malcom Martineau se montre égal à lui-même, accompagnateur scrupuleux et honnête, pas d'une folie débridée pour du Chopin, mais tout à fait estimable. On préfèrera bien sûr, côté accompagnement, Abdel Rahman El Bacha dans son disque (Forlane) avec Ewa Podles, elle d'une neutralité expressive assez frustrante. Son tempérament la prédispose mieux aux cycles de Szymanowski. En revanche, très, très beau disque de Teresa Zylis-Gara chez Erato (avec son accompagnateur, discret à l'extrême). Toutefois quelques réserves : le minutage très chiche, la présence de quatorze mélodies seulement (même si ce sont les meilleurs) sur les dix-neuf qui auraient parfaitement pu tenir dans le disque.
A propos, on prononce Chmétka, avec un [ch] doux.
Elzbieta Szmytka est de prime abord difficilement classable par ce disque, on ne saurait même dire s'il s'agit d'un soprano ou d'un mezzo-soprano. La tessiture semble assez haute, mais les réserves dans l'aigu ne paraissent pas inépuisables avec souplesse, et surtout cette voix charnue pour un soprano. Difficile à dire. Comme cela, on dirait une soprane assez centrale, spécialiste de la mélodie, n'est-ce pas ?
Que nenni. Une soprane qui vogue entre rôles aigus et rôles centraux plus lourds.
Et c'est aisément vérifiable. Car Elzbieta Szmytka n'est certes pas une inconnue, et si le patronyme exotique s'oublie peut-être vite sur les pochettes, on retrouve aisément sa trace dans la discographie et les programmes de concert. Et ils révèlent une identité de pur soprano lyrique, tout simplement pourvu en sus de cette voix corsée.
Une des plus belles choses chez Bach, écrites avec une précision et une vivacité admirables.
A la guitare, la grande sobriété de Paul Galbraith fait absolument merveille, attaques infiniment douces, sens de la danse, effets de pédale par le jeu des résonances conservées ou interrompues. Le tout dans un goût délicieusement français, avec cette sorte de majesté déhanchée.
Prise de son proche, mais qui évite absolument les bruits de touche. Un pur régal.
J'entends, ces temps-ci, beaucoup de persiflages autour de Chirac, prenant la décision décision d'exécuter une promesse, douze ans après, à cause du visionnage d'un film.
C'est certes très préoccupant sur la profondeur de la vision politique des gouvernants, mais je n'ai pas souvenir que les commentateurs qui raillent de la sorte aient eux-mêmes abondamment revendiqué la réévaluation des pensions avant la parution du film en question... Il est si facile de se moquer.
Par ailleurs, je suis assez terrifié à voir l'enthousiasme général, autour d'un film qui se veut éducatif et comporte de nombreuses inexactitudes (proportions, attitudes systématiques, après-guerre, gonflements ou oublis...). Je suis toujours très gêné lorsqu'on mélange art et propagande politique - ce qu'on nomme pudiquement 'engagement'. Surtout qu'en l'occurrence, le film, fondé historiquement bien qu'extrêmement inexact et partial, risque d'être pris à la lettre.
Cela dit, et c'est une vertu dont peu de productions cinématographiques peuvent se vanter, il a aura eu une conséquence budgétaire très concrète et positive, à savoir le dégel des pensions.
P.S. : Je précise que je n'ai pas vu le film en question et que je me fonde sur les informations que j'ai pu glaner. Il y a fort à parier que je ne serais guère enthousiaste, aussi je m'abstiens sagement, sur celui-ci comme sur bien d'autres.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Vaste monde et gentils a suscité :
Un peu monopolisé ces derniers temps par des expéditions chez Métastase, en plus de multiples autres fronts, on fera dans l'évidence pour aujourd'hui.
Au cours d'une soirée "tubes et mauvais goûts"[1] regroupant la dernière version du Requiem de Mozart par Karajan (Tomowa-Sintow, Cole, Burshuladze), des symphonies de Mozart façon baroqueuse, les Chants et Danses de la Mort par Tourel/Bernstein (terrifiant à tout point de vue) puis Hvorostovsky/Gergiev, on aboutit, après une brève entorse via muoaiyouum d'Anders Hillborg[2] par les BBC singers, à la Cinquième Symphonie de Chostakovitch et bien sûr à son final.
Et là, quelques réflexions tout à fait banales viennent.
D'abord, c'est bougrement bien bâti. Les motifs se mélangent, se déforment, se transforment. On ne fonctionne pas selon un développement standard de façon forme-sonate (thème A, thème B, réexpositions, modulations, développements), mais par transfiguration progressive des motifs fondateurs. Un trait caractéristique de l'écriture de Chostakovitch.[3]
Ensuite, rien ne semble fonctionner dans cette marche pétaradante. D'abord prise trop vite pour être exploitable sérieusement.
Et en fin de compte molto ritenuto, au point de ne plus avancer
et dans un paradigme étrange de marche à trois temps !
L'oeuvre hésite, se fourvoie, semble errer. C'est en tout cas une impression que pourrait donner cet épisode lyrique, survenu de nulle part, dépourvu de justification apparente, produisant du Tchaïkovsky, mais sans qu'on puisse pleinement y croire, parsemé de ces "accidents ronds" si caractéristiques de l'écriture mélodique déceptive de Chostakovitch.
Vous noterez que juste après l'épisode en question, on assiste à un blocage qui évoque assez la Quatrième de Tchaïkovsky...
Les réminiscences sont bien plus discrètes durant la section lente de ce dernier mouvement (à partir du deuxième tiers), vraiment dans le goût dévasté de nombre de ses quatuors - dans cet épisode l'orchestre joue d'ailleurs largement avec le seul quatuor, très piano. Jusqu'à l'apparition, de déformation en déformation, d'un motif un peu étrange, finalement réemployé sous forme d'une marche harmonique, et qui annonce le bloquage final.
Vous noterez combien le motif initial, après ce long passage sans référence sensible, un paysage totalement anéanti qui se terminait ici dans l'éther du suraigu de la harpe, s'anime rapidement, ajoutant les voix, les strates, les contrechants. Désormais, nous entrons, aux deux tiers du mouvement, dans l'enflement inévitable vers le sinistre tintamarre final.
Dès lors, tout annonce le final : les cordes, dans un vain mouvement vaguement en écho avec l'épisode tchaïkovskien des premières minutes, doublent déjà tous leurs traits, dans un espèce de trémolo simple, de hoquettement. A la fin de l'extrait ici, vous entendez déjà la configuration de la fin du mouvement : cordes obstinément répétitives et cuivres qui braillent le premier thème. Mais nous demeurons dans le raisonnable.
Et peu à peu, tout se bloque après un essai infructueux de revenir aux ponctuations cuivrées façon Tchaïkovsky. La surenchère dans l'aigu se poursuit, jusqu'à ce hurlement invraisemblable, ce triomphe à la fois titanesque sur les nuances dynamiques et retenu, réticent sur les tempi. Une impossibilité à aboutir à la jubilation victorieuse.
Rien de bien extraordinaire de ma part, mais je reste très impressionné par l'impertinence inimaginable de ce final - et je ne pense pas qu'à la politique : l'impertinence vis-à-vis du public est forte !
Notez bien que ce n'est pas pire que la Quinzième symphonie, où entre autres références à l'Ouverture de Guillaume Tell de Rossini, à l'Annonce de la mort de Walküre, on trouve une brève allusion harmonique (et orchestrale) à la fin de l' Ouverture 1812 de Tchaïkovsky. C'est-à-dire à l'hymne Dieu sauve le tsar. Peut-être une coïncidence, l'allusion est brève.
Mais déjà, citer Rossini (formalisme bourgeois et souvenir du fascisme), Wagner (propagande ennemie, mythes sclérosés), Glinka (fondateur de l'opéra russe, mais aussi symbole tsariste) est d'un sacré toupet. Et pourtant, jouée dès 1972, par l'Orchestre de la Radio-Télévision de toute l'Union...
Par ailleurs, pour bien goûter toutes ces insolences, prendre conscience de toutes ces peurs, la lecture des Mémoires est indispensable, écrites avec humilité, précision, humour et ironie mordante. Rien que de très banal aussi dans cette recommandation.
Notes
[1] Car, oui, ici, on n'écoute pas seulement les opéras de Borsgtrøm, les Métastase de Schubert ou la musique concrète de Takemitsu. Beaucoup, mais pas seulement !
[2] Tout à fait incontournable pour les amateurs de musique chorale nordique ou contemporaine, hautement recommandé.
[3] Cela dit, avec la promesse de mort qu'apportait la simple accusation de formalisme, on comprend bien... Mais peu ont développé en parallèle un tel génie formel - et c'est bien parce qu'il était le compositeur de sa génération qu'il a pu rester en poste et surtout se sauver. Difficile, toujours entre la musique tonale, intelligible et l'attente d'une musique 'progressiste'...
Tout l'attirail figure dans cette note : extrait sonore,
traduction, partition, commentaires sur le texte, sur la musique.
1. Quel
genre ?
*
*
Etrange chose, n'est-il pas ?
1.1.
Métastase
Commençons par le début. Ceci ne rappelle-t-il pas
quelqu'autre pièce célèbre ?
Si, si, très exactement. Un autre texte de Metastasio.
** La Clemenza di Tito
de Mozart. Cecilia Bartoli, Christopher Hogwood. (Je recommande sans
réserve la version Harnoncourt, mais peu importe, le but est
d’avoir un simple support illustratif, ici.)
Voici le texte de Metastasio/Mozart. Toutes les traductions seront de
mon fait, mais très rapides et purement utilitaires pour qui ne
lirait pas l'italien.
Je grasse les ressemblances avec le texte employé par Schubert..
Metastasio
Traduction DavidLeMarrec
Recitativo
SESTO
Oh Dei, che smania e questa, che tumulto ho nel cor!
Palpito, agghiaccio, m'incammino, m'arresto;
ogn'aura, ogn'ombra mi fa tremare. Io non
credea, che fosse
si difficile impresa esser malvagio.
Ma compirla convien. Almen si vada
con valor e perir. Valore! E come
puo averne un traditor? Sesto infelice!
tu traditor! Che orribil nome! Eppure
t'affretti a meritarlo. E chi tradisci?
il piu grande, il piu giusto, il piu clemente
Principe della terra, a cui tu devi
quanto puoi, quanto sei. Bella mercede
gli rendi in vero. Ei t'innalzo per fati
il carneficesuo. M'inghiotta il suolo
prima ch'io tal divenga. Ah non ho core,
Vitellia, a secondar gli sdegni tuoi.
Morrei prima del colpo in faccia a lui.
(Si desta nel Campidoglio un
incendio che a poco a poco va crescendo.)
SESTO
S'impedisca...ma come,
arde gia il Campidoglio.
Un gran tumulto io sento
d'armi, e d'armati: ahi! tardo il pentimento.
Quintetto con coro
SESTO
Deh, conservate, oh Dei,
A Roma il suo spendor,
Oh almeno i giorni miei
Coi suoi troncate ancor.
ANNIO
Amico, dove vai?
SESTO
Io vado...la saprai.
Oh Dio, per mio rossor.
(Ascende frettoloso nel
Campidoglio.)
Récitatif
SEXTUS
Oh dieux, quel trouble est-ce là ? Quel tumulte ai-je dans le coeur
! Je frémis, je me glace Je me mets en chemin, je
m'arrête ; chaque lumière, chaque ombre Me fait trembler. Je ne
croyais pas que ce fût
Si difficile entreprise que d'être méchant.
Etc.
J'ai traduit le passage le plus significatif pour notre comparaison.
Sextus se prépare à assassiner son ami et bienfaiteur
Titus, sur le commandement de l'ambitieuse Vitellia dont il est le
soupirant sans cesse éconduit. Tout l'épisode
développe l'impossibilité à assumer un choix, et
la terreur de lui-même que ressent Sextus, proie de deux
systèmes de valeurs tout aussi importants et totalement
incompatibles.
Un texte-culte de Métastase.
Livret mis en musique, outre Mozart, par [liste non exhaustive, je
grasse les noms bien connus] :
Andrea
Adolfati
Pasquale Anfossi
Giuseppe Arena
Marcello Bernardini
Andrea Bernasconi Antonio Caldara
Vincenzo Legrenzio Ciampi
Gioacchino Cocchi
Francesco Corselli & Francesco Corradini & Giovanni Battista
Mele Baldassare Galuppi Christoph Willibald Gluck
Johann Adolf Hasse Ignaz Holzbauer Niccolò Jommelli Leonardo Leo
Gennaro Manna
Antonio Maria Mazzoni Joseph Misliweček
Johann Gottlieb Naumann
Giuseppe Nicolini
Bernardo Ottani
Antonio Gaetano Pampani
Métastase connaissait la gloire dans toute l'Europe, ses livrets
étaient les incontournables de l'opéra seria, dans une
très belle langue classique.
Rien d'étonnant que Schubert y ait été
confronté (et séduit) à Vienne : les textes
classiques, les compositeurs classiques, les opéras seria n'ont
pas disparu, loin s'en faut, à la mort de Mozart et à la
naissance de Beethoven.
1.2. Le
livret
Schubert utilise un autre texte, qui semble avoir les mêmes
caractéristiques que celui bien connu qu'on présentait
précédemment. L'hésitation devant un
événement majeur, l'agitation et le trouble sensoriels,
présence du motif glacé, les sentiments contradictoires
sans résolution possible, l'effroi de soi-même,
l'impossibilité à décider. Le tout sur une longue
scène qui brasse tout cela, sans ressassement ni cheminement
sensibles. Le titre achève d'en orienter la lecture et de
rapprocher les deux extraits : Il
traditor deluso.
Oui, mais d'où est extrait ce texte ? Ne serait-il pas
intéressant d'en rendre compte pour garantir une meilleure
compréhension, voire une meilleure interprétation ?
Voyons. Une oeuvre de la fin de sa vie, extraite d'un petit ensemble
italien de 1827, D.902, dont j'espère avoir l'occasion de parler
: L'incanto degl'occhi, Il traditor deluso, Il modo di prender moglie.
Il ne s'agit donc pas d'un jeu de jeunesse, mais bien d'une oeuvre de
la période la plus féconde, à la fois d'une
activité créatrice débordante et absolument
dépourvue de déchet (à la seule exception du
D.942, Mirjams Siegesgesang).
On peut deviner sans trop de peine qu'il s'agit d'une oeuvre
théâtre.
Si on remonte la trace du texte, on aboutit à bien des
surprises.
1.3.
Constitution littéraire
D'abord, ce texte est composite ! Le récitatif et l'aria
ne sont pas extraits de la même pièce. Premier point
intéressant. Schubert semble avoir décidé de
composer, à partir de textes de Métastase, sa propre
situation dramatique.
Cela est exact, mais plus encore qu'on ne pourrait le penser. Car les
textes qu'il emploie non seulement sont sortis de leur contexte, bien
entendu, mais sont aussi charcutés ; et surtout, surtout
employés totalement à contresens. A plusieurs titres.
Voyons le récitatif de plus près. Il s'agit d'un texte de
Metastasio, extrait de Gioas,
rè di Giuda - notamment mis en en musique par Johann
Christian Bach (1770), Benedetto Marcello et Georg Pasterwiz (1759).
Metastasio chez Schubert
Traduction David Le Marrec
Ahimè! Io tremo,
io sento
tutto inondarmi il seno di gelido sudor.
Fuggasi!
Ah quale… Qual è la via?
Chi me l’addita?
O Dio! Che ascoltai? Che m’avvenne?
Ove son‘ io?
Hélas ! Je
tremble, je
sens
Ma poitrine tout entière s'inonder d'une sueur glacée.
Fuyons !
Ah, quel... quel est le chemin ?
Qui me l'indique ?
O Dieu ! Qu'ai-je entendu ? Que m'arrive-t-il ?
Où suis-je ?
Et, à présent, le texte dans son contexte original. En
gras, le texte qui est le nôtre.
Livret de Métastase
Traduction David Le Marrec
Gioiada
Arresta il passo, empia figlia d’Acabbo !
Ah, degli abissi pendi già sulla sponda,
la vendetta di Dio già ti circonda!
Atalia Ahimè! Qual forza
ignota anima
quelle voci! Io tremo, io sento tutto inondarmi il seno di
gelido sudor. Fuggasi! Ah quale… Qual è la via? Chi me l’addita? O Dio! Che ascoltai? Che
m’avvenne? Ove son‘ io?
Aria (Atalia)
Nell‘ orror della tempesta
il timor mi veggo accanto;
nè so quanto ancor mi resta
di dolente a paventar.
Ove volgo il mesto ciglio
Ah purtroppo il mio periglio
vado misera a incontrar.
Nell‘ orror ... (parta)
Joad
Suspends tes pas, fille impie d'Achab !
Ah, des abîmes es suspendue déjà au bord,
La vengeance de Dieu déjà t'enserre !
Athalie Hélas ! Quelle
force inconnue anime
Ces voix ! Je tremble, je
sens Ma poitrine tout entière
s'inonder d'une sueur glacée. Fuyons ! Ah, quel... quel est le chemin ? Qui me l'indique ? O Dieu ! Qu'ai-je entendu
? Que m'arrive-t-il ? Où suis-je ?
Air (Athalie)
Dans l'horreur de la tempête,
Je me vois près de craindre,
Et ne sais combien encore me reste
De souffrances à redouter.
Où que je porte mon regard affligé,
Ah, je ne vais que trop à la rencontre,
Malheureuse, de mon péril.
Dans l'horreur (reprise de la première strophe) (elle part)
Nous avons donc Athalie, fille de Jézabel, usurpatrice du
trône de Juda.
Athalie,
mère d’Achazia, voyant que son fils était mort, se leva
et fit périr toute la race royale.
II Rois, XI,1
Elle ignorait que son petit-fils Joas avait été
sauvé et retournerait imposer Jehovah. L'extrait ici
présenté et traduit du drame de Metastasio comprend les
derniers mots d'Athalie : ce récitatif employé par
Schubert et un air tempêtueux type. Athalie sera
exécutée en coulisses pendant la scène suivante,
sur les ordres du grand prêtre Joad..
On en tire quelques remarques :
Toute allusion au contexte de l'extrait est absolument
annihilée chez Schubert. Il n'est qu'un mot, ascoltai, qui puisse attirer
l'attention, mais le traître désillusionné[1] peut, sans briser les fondamentaux
du genre, réagir à la révélation d'un fait
funestre pour lui, soit qu'il le perde, soit qu'il lui
révèle combien son action est noire ; le terme peut
également évoquer les illusions sensorielles (ici
auditives) de la même façon que celle, plus tactile, de la
glace qu'on retrouve aussi bien chez Sextus que chez Athalie. Schubert
a bien pris soin, en retirant l'équivalent d'un vers, Qual forza
ignota anima / quelle voci,
de supprimer la référence religieuse qui
interfèrerait avec le caractère volontairement
stéréotypé, adaptable à volonté
à toute situation dramatique classique. Une part de drame
imaginaire peut ainsi librement s'établir chez l'auditeur, et le
verbe ascoltare,
négligemment laissé lorsqu'on lit l'original, participe
en réalité de cette stimulation onirique.
Schubert écrit sa partition vocale directement en clef de
fa, chose rare dans le lied, le plus clair du temps écrit en
clef de sol - à charge pour chacun d'adapter la notation
à ses besoins. Schubert étant ténor et ayant
écrit l'immense majorité de sa production dans une
tessiture très ténorisante[2],
ce fait est largement significatif de l'insistance qu'il a à y
voir figurer un homme, et vu la tessiture, un baryton-basse ou une
basse plutôt qu'un baryton lyrique ou de caractère.
L'écriture vocale tient très nettement du pastiche
d'un épisode d'opéra seria,
les composantes y sont largement, on y reviendra pour le détail.
La suite choisie par Schubert contribue amplement à
détacher l'extrait de son contexte original. Le texte de l'air
n'appartient pas à Athalie, et développe les illusions
sensorielles, en achevant d'orienter l'ensemble du "lied"[3] vers son titre, Il
traditor deluso. C'est un air de confusion et non plus de
tempête qu'on nous propose, très conforme à
l'idée originale du "lied" en question.
Texte de Metastasio
Traduction David Le Marrec
Ah l'aria d'intorno
lampeggia, sfavilla ;
Ondeggia, vacilla l'infido terren !
Qual notte profonda
D'orror mi circonda !
Che larve funeste,
Che smanie son queste !
Che fiero spavento
Mi sento nel sen !
Ah l'air environnant est
déchiré d'éclairs, étincelle ;
Il ondoie et vacille, le sol traître !
Quelle nuit profonde
D'horreur m'enveloppe ! [4]
Quels fantômes funestes,
Quelles alarmes sont-ce là !
Quelle cruelle épouvante [5]
Dans mon coeur !
Oui, ce texte a fière allure. Je ne m'étends pas plus, il
y aurait tant à faire et le temps manque...
1.4. Et
alors ?
En fin de compte, nous sommes confrontés à un texte qui
est une pure reconstitution fantasmatique d'un épisode
d'opéra imaginaire de Métastase, une sorte de mini-pasticcio, c'est-à-dire une
reconstitution-collage d'opéras existants - mais à
l'envers, puisque le collage, d'habitude, est musical.
Une situation typique de l'opéra seria dans laquelle Schubert va
employer quelques codes d'écriture usuels pour s'approprier cet
univers, d'une façon assez ludique - c'est encore plus sensible
dans le premier de cette série de trois, L'incanto degl'occhi,
également d'après Métastase.
On ressent ici une espèce de jouissance juvénile à
s'emparer de cet univers à la fois chéri et si
étranger à son langage.
Allons voir de plus près, je vous prie, le traitement musical de
ce texte-ci.
2. La
musique, pas à pas
Attention, lorsqu'on emploiera le terme de classique, il s'agira de faire
référence à l'esthétique classique, et non
pas à un certain académisme - même si les deux
peuvent aller de pair dans cette pièce, ce n'est pas toujours le
cas, et on s'est efforcé de le préciser.
Nous débutons donc par ce qui semble l'équivalent non
d'un recitativo secco (déclamation
musicale accompagnée par la basse continue seule, servant
à l'avancée de l'action entre des airs dévolus au
sentiment), mais d'un recitatico
accompagnato (déclamation musicale
réservée aux moments de grande violence dramatique,
où le récitatif est ponctué par l'orchestre).
Trémolos de cordes, ces octaves en demi-ton qui créent
immédiatement la tension, ces contre-accents... cela ne vous
rappelle-t-il rien ?
Notamment.
Et ces rythmes pointés, altiers, violents, suspendus ?
Parmi tant d'autres.
Une figure typiquement seria,
donc - puisque Donna Anna doit elle-même s'affirmer comme
sérieuse dans un opéra hybride, voire joyeux.
Quelques très belles trouvalles chez Schubert, notamment les
octaves de la basse qui doublent la voix pour un gelido sudor, mais sur des
rythmes distincts : tandis que la basse demeure impassible et
menaçante, les rythmes pointés semblent traduire
l'hésitation, l'égarement.
Très important également
: cette pièce n'est pas extraite d'un projet d'opéra de
Schubert, mais constitue en elle-même un projet abouti. Elle n'a
jamais été prévue pour l'orchestre non plus. Et
pourtant toute son écriture pianistique imite une transcription
d'opéra initialement écrit pour orchestre...
Avec cependant une excellente conscience des moyens pianistiques
propres : l'effet de discordance rythmique que j'évoquais
à l'instant n'aurait pas été très sensible
si la voix avait été doublée par les violoncelles.
Vous noterez sur la première moitié de cette page que, si
Schubert imite malicieusement l'harmonie de ses collègues, il ne
parvient pas cependant à s'empêcher de proposer des
modulations vivifiantes...
L'air débute (au troisième système de mesures).
Nous voilà confrontés à une nouvelle
étrangeté.
En italien, l'accentuation standard est sur l'avant-dernière
syllabe (un petit tour prochainement dans les contrées
étonnantes de la versification italienne). Verdi est le premier
à avoir proposé ces contre-accents, des accents musicaux
sur la syllabe la plus faible (celle qui suit la syllabe
accentuée). Schubert n'accentue pas les syllabes faibles, en
revanche, les valeurs les plus hautes (donc les plus sonores) et les
plus longues, les blanches donc, tombent toutes sur la dernière
syllabe, la plus faible. Ce qui donne, au bout du compte, une
accentuation à l'allemande, avec une dernière syllabe
certes pas accentuée - pas sur le temps fort du premier temps de
la mesure -, mais très présente.
A partir de ce constat, on peut réaliser plusieurs
hypothèses.
Celle, tout à fait probable, de la maîtrise toute
relative de l'italien par Schubert. Ce ne serait pas incongru,
étant germanophone.
Mais d'autres éventualités méritent
réflexion.
On remarque que Schubert accentue le temps faible au piano -
peut-être devrait-on dire à l'orchestre ? -, et au piano
seulement. Il y a manifestement une volonté d'effet rythmique.
Cette structure est récurrente chez Schubert, avec une cellule
de type brève sur temps fort
+ longue sur temps faible accentuée + brève en fin de
mesure - noire blanche noire. Un rythme assez folklorique que
l'on retrouve notamment dans la dernière reprise du thème
principal dans Im Frühling
D.882 (poème de Schulze), ou à la dernière reprise
du thème A dans le troisième mouvement du Divertissement à la Hongroise
D.818. La preuve en images :
D.882
D.818
Dans les deux cas, le motif à la basse reproduit ce
schéma ; même s'il y en a plusieurs par mesures, le
fonctionnement demeure identique.
En outre, cette cellule syncopée a quelque chose de
troublant, et grâce aux petits traits virevoltants à la
main droite, crée ce climat d'agitation et d'incertitudes qui
constituent le fond du texte. Mais tout autant en déformant cet
italien qui nous paraissait si étrange, correctement
accentué mais pas très naturel, comme
déséquilibré. Bien entendu ! Tout devient
bancal, l'univers vacille dans cette aria.
Il ne s'agit pas de nier que Schubert n'avait peut-être pas une
intuition linguistique au-dessus de tout reproche en italien. Mais son
intuition musicale, son sens dramatique en l'occurrence, et son
intimité géniale avec le traitement du verbe font ici
merveille : ce qui apparaîtrait comme un exotisme sert en tout
cas admirablement le propos dramatique et musical. Tout l'air est ainsi
rendu trépidant pour l'auditeur, et très juste de ton.
Schubert, dans ses mélodies italiennes, exploite plus volontiers
le grave, et c'est sensible ici - encore plus dans L'incanto degl'occhi, de la
même série et également sur texte
métastasien.
Ces nuances fortepiano, ces syncopes, cette tension harmonique
classique rappellent furieusement Mozart, le Mozart du Don Giovanni. Surtout le duo du
n°2 entre Anna et Ottavio (Fuggi,
crudele, fuggi !).
A nouveau un grand tremolo (lent, cette fois-ci) aux cordes,
très saisissant, surtout si vous notez la finesse des nuances :
la voix chante dans le médium grave et piano tandis que
l'orchestre enfle, et dès qu'elle claironne dans l'aigu, le
fortissimo auquel on est parvenu s'éteint progessivement avec
angoisse.
Pour reprendre immédiatement dans des affres pires encore, avec
ces figures rampantes à la main droite, bondissantes - mais
lourdes, la basse étant tenue - à la main gauche, ces
sauts d'intervalle importants à la partie vocale[6] , ces portamenti affolés. Nous nous trouvons
en effet en présence des larve
funeste ("funestes fantômes"), en plein coeur du
délire qui saisit le personnage coupable - manifestement
torturé par des systèmes de valeur incompatibles.
On retrouve dans cette page les mêmes procédés,
mais nous avons modulé, il ne s'agit pas d'une stricte reprise :
cette pièce s'inscrit totalement dans une progression
inexorable, loin de l'esprit de reprise du seria qu'elle se contente, sur ce
point, de singer en apparence avec la répétition du texte
et de procédés. On sera beaucoup plus proche du pastiche
structurel dans L'incanto degl'occhi.
Et sur le mot orror ("horreur")
se déclenche une zébrure assez terrifiante et bancale ici
aussi : les octaves sur cet accord tendu sont d'autant plus saisissants
qu'ils changent sans cesse d'orientation ; le premier est omis, ce qui
donne l'illusion d'une figure ascendante ou à tout le moins
d'une hésitation[7], puis on
s'aperçoit qu'elle est en réalité descendante
(haut-bas), mais s'inverse (bas-haut) au changement de mesure. Les
octaves répartis entre deux pupitres sont ensuite plus
conventionnels, bien que particulièrement efficaces en contexte.
Les basses montent, feutrées, menaçantes (on entend les
pizz des contrebasses et violoncelles), des accords convulsifs secouent
les fins de mesure - comment ne pas penser au mouvement conclusif de la
fameuse quatorzième sonate, Op.27 n°2 (oui, celle
nommée "Clair de lune" par l'éditeur) de Beethoven ?
Bref, la fin du monde.
Epargnons-nous un catalogue fastidieux des procédés ;
à ce stade, on en a rencontré les principaux. Signalons
tout de même les octaves sinueux doublés par la voix dans
le grave, assez sinistres, les octaves réparties entre les
pupitres qui comprennent des cellules croche-croche et non plus
noire-croche (ce qui rejoint ce qu'on notait sur la fausse
répétition), la descente infernale des accords qui
précède la reprise des premiers motifs de l'air, les
mêmes rythmes toujours agrémentés du même
chromatisme très réussi (avant-dernier système de
mesures) ;
la voix se tend toujours plus vers l'aigu ; ces petites
sinuosités tantôt consonantes, tantôt dissonantes,
avec les octaves en écho (deuxième système de
mesures), qui rappellent fortement les figures d'accords
métamorphosés (c'est-à-dire conservant nombre de
notes communes) de Rückblick,
huitième lied du Winterreise
; puis les grandes volées d'accords alternés à la
basse et à l'aigu, qu'on rencontre également dans le duo Fuggi, crudele, fuggi, et assez typiques de cette
écriture classique, mais qui ont ici un placement harmonique
très pertinent ; tout concourt à cette atmosphère
effrénée, saisssante et, à tout prendre,
exaltante.
Et, pour finir, l'apothéose dans l'urgence, les usuelles
tensions sur la tierce (quatrième mesure), le débit vocal
toujours plus rapide, en saut d'octaves, avec un petit allongement au
début de chaque mesure, avec des figures très
violonistes, propres à figurer l'agitation, et le grand
trémolo classique, très mozartien, qui débute avec
la note la plus haute de la pièce (quoique tout à fait
accessible à une basse), le mi 3. La conclusion orchestrale est
tout à fait dans l'esprit, en descendant à coups
d'octaves (décomposés dans la partie supérieure)
sur l'accord principal de l'oeuvre, mi mineur, et avec de petits
accidents usuels sur la tonique (ré#-mi) et la dominante
(la#-si), pour achever sur ces accords en tutti ponctués de silences,
magnifiés par Verdi dans l'issue suspendue du duo
Amnéris-Radamès dans Aida,
mais qu'on trouve aussi dans à la fin de la version en actes
séparés du Fliegende
Holländer de Wagner.
Aida. Der Fliegende Holländer.
Chez Schubert, les silences sont de valeur égale, ce qui est
d'une facture plus classique, mais il s'agit surtout de montrer la
perennité du procédé.
3.
Conclusions
Au total, un véritable pastiche d'opéra seria, avec toutes ses composantes
dramatiques et musicales (rythmiques aussi bien qu'harmonique). Mais
tout de même pourvu de traits proprements schubertiens :
le rechignement à la redite littérale - une seule
fois ici, et pas d'air à da
capo à proprement parler, l'air évoluant toujours
vers plus d'urgence, ce qui justifiait ce pas à pas de notre
part ;
certaines interventions harmoniques qu'on a signalées
comme assez subtiles pour de l'opéra seria ; de même pour l'usage
rythmique très fin.
Et beaucoup d'étrangetés.
Poème composite, au contexte totalement gommé et
même détourné aux fins d'une recréation
d'une situation-type.
Accentuations italiennes troublantes, rythmes étonnamment
déhanchés pour le genre.
Ecriture pianistique qui imite la transcription d'une
écriture orchestral qui n'a jamais eu lieu, tout en restant
très confortable (à défaut d'être facile)
pianistiquement.
Toute cette pièce joue sans cesse sur cette
proximité-étrangeté avec le modèle.
Tantôt conforme, tantôt légèrement
infirmé, toujours dans cet entre-deux terriblement troublant,
mais évidemment palpitant, tant ce pastiche ne comporte rien qui
soit appliqué. Faut-il le recevoir comme une imitation riante, réalisée avec
un talent qui dépasse largement ses propres ambitions ; comme
une réappropriation admirative
d'un genre auquel Schubert ne contribuera pas plus largement - ayant
jeté ses forces dans des oeuvres scéniques d'une facture
plus allemande, plus 'moderne' ?
Difficile à décider. Mais ces Métastase de
Schubert, qu'on pourrait hâtivement penser comme des exercices
juvéniles, une imitation un peu naïve des modèles,
sont incontestablement beaucoup plus que cela : un pastiche, certes,
mais qui réinvente partiellement les codes pour
s'intégrer parfaitement, sans faire mine d'y toucher, à
l'esthétique propre au compositeur.
Pour finir, il s'agit d'une réussite incontestable sur le plan
de la cohérence et de l'efficacité dramatiques. Est-il
possible de souhaiter plus !
Un hapax ? Sans doute,
mais peut-être pas intégralement, comme pourrait le
laisser penser une prochaine suite à cette note. A suivre.
Notes
[1] Titre de la
mélodie : Il traditor deluso,
'Le traître déçu'. [2] Tessiture
ténorisante chez Schubert. Disons, souvent du ré2 au
sol3, pleinement sollicités, y compris tenus et en nuance piano.
Avec des cas plus flagrants, comme An
Herrn Joseph Spaun, qui débute par un récitatif
chantable par un baryton, mais aboutissant sur un contre-ut
attaqué en saut d'octave (ce qui donne toujours des
résultats surprenants au disque !), puis un air très
ténorisant avec également deux contre-ut abordés
avec l'agilité des diminutions - c'est à dire des
ornementations variées de cet air imitant l'opéra seria. Hapax dans la production du
lied, cependant. [3] Le terme est inapproprié
ici, il s'agit bel et bien d'une aria,
mais j'emploie le terme pour ne pas créer de confusion avec le
récitatif et l'air proprement dit, à l'intérieur
de la pièce. [4] Je me suis gardé
d'interpréter le texte italien. La liberté de l'ordre des
mots fait que le texte s'enrichit considérablement. On peut
comprendre : "Quelle nuit d'horreur, profonde, m'environne !", ou
"Quelle nuit, profonde d'horreurs, m'environne !" ou encore : "Quelle
nuit profonde m'environne d'horreurs !". En rétablissant un
ordre des mots plus français, j'étais forcé
d'opérer un choix, ce que je n'ai pu me résoudre à
faire. [5] J'aurais volontiers
conservé "fière épouvante", mais je n'étais
pas sûr d'être bien entendu. En outre, "cruel" sied
parfaitement, ici. [6] Qui, encore une fois,
rappellent Don Giovanni, ici
son final de l'acte II, avec la ligne du Commandeur, ses sauts d'octave
et de septième. [7] Ici aussi, on peut penser
à une autre partition de Schubert, le onzième lied du Winterreise, Im Frühling (celui-là
sur un texte de Müller). Vous noterez que toutes les pièces
de Schubert qu'on a citées sont inscrites dans la même
période que la mélodie qui nous occupe - 1827-1828,
dernière année de Schubert.
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