Carnets sur sol

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Panorama de la couverture vocale — I


Légende : pour plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne disposons pas d'enregistrements) en vert.



1. Principes fondamentaux

1.1. Décrire la couverture : la pagaille


Après plus de dix ans de notules, voilà un sujet que j'avais toujours évité d'aborder de front (un peu ici, et par touches très allusives et , plus des mentions dans les commentaires de disques ou de concerts), tant il est délicat. Dix ans d'expériences et d'informations plus tard, lançons-nous.

L'enseignement et la description du chant lyrique
sont issus d'une tradition particulièrement ancienne – sans chercher absolument à trouver les premiers traités un peu précis, on peut simplement souligner le fait que le vocabulaire utilisé et la représentation du système phonatoire sont toujours largement ceux du début du XIXe siècle, à l'époque de Garcia, Duprez & co.
        Or, notre connaissance de la physiologie a considérablement progressé depuis, et les constats empiriques d'antan, s'ils n'ont jamais empêché de bien chanter, ne sont pas toujours pertinents en termes de description, et donc de compréhension des phénomènes.

C'est pourquoi, même lorsque les chanteurs qui réalisent le mieux ce geste l'expliquent, il demeure souvent des confusions – il faut entendre Pavarotti faire la différence entre un vrai et un faux ténor par la présence de couverture, et d'autres gens sérieux la définir comme une façon de « sombrer » la voix. Or si la corrélation existe souvent (en particulier lorsque les chanteurs abordent des répertoires lourds), la couverture n'est pas exactement une mécanique qui change le grain du timbre, elle équilibre surtout le placement des voyelles, pour éviter de forcer la voix – c'est exactement ce que Pavarotti fait d'ailleurs, n'ayant jamais cherché à sombrer sa voix.
        On rencontre les mêmes types de raccourcis avec la place du larynx (si c'était la même chose, alors l'aperto-coperto, sommet de la maîtrise de la couverture, ferait faire des bonds au larynx sur la même note !) et la voix de poitrine. Pour certains professeurs (prestigieux au besoin), chanter un aigu en voix de poitrine, avec le larynx bas, en utilisant les résonances du « formant du chanteur » et en couvrant, c'est la même chose. Alors qu'on peut parfaitement chanter en voix mixte avec larynx bas, peu de résonance formantique et en couvrant ; ou en voix de poitrine avec larynx haut (pas vraiment dans le répertoire lyrique, certes, encore que certains baroqueux comme Marco Beasley ou Jeffrey Thompson [cf. notule] le fassent), avec des partiels formantiques forts (pas forcément les mêmes) et sans couvrir, etc.

Bref, il n'est pas facile de s'y retrouver par soi-même, et c'est finalement plus que la lecture des théoriciens rarement en accord et pas tous au clair avec eux-mêmes, l'observation des pratiques chez les chanteurs les plus aguerris de différentes écoles qui permettent d'isoler la nature des phénomènes. Ce que nous allons faire si vous nous accordez l'honneur insigne de votre attention.


rolla gervex
Henri Gervex, Éloge de la couverture
Huile sur toile, 1878 (musée d'Orsay).




 1.2. Pourquoi la couverture ?

La voix humaine peut être émise grâce à trois éléments :
  • la soufflerie, l'air émis par les poumons ;
  • la vibration, celle des cordes vocales dans le larynx (c'est paraît-il la forme du larynx qui empêche les grands singes de parler réellement) ;
  • les résonateurs, qui définissent le timbre et l'amplification du son (pharynx, bouche, cavités nasales).

Lorsqu'on chante, deux choses en particulier changent par rapport à la voix parlée : le son devient plus continu (ce qui réclame plus d'effort pour le soutenir, notamment en matière de souffle) et, en général, la voix est plus aiguë que pour la voix parlée (sinon elle s'affaisse désagréablement). [C'est bien sûr beaucoup moins vrai pour les musiques de l'intimité et les musiques amplifiées, mais ces deux paramètres sont incontestablement la norme pour le chant lyrique, qui nous occupe principalement dans cette notule.]

Or, il n'existe pas d'organe spécifique de la phonation, et le corps humain utilise pour ce faire des éléments qui ont d'autres fonctionnalités, qui sont en général régis par toute une gamme de réflexes. Aussi, en sollicitant la voix, notamment en chantant de façon continue et forte dans l'aigu, on met le corps à rude épreuve. Car les caractéristiques physiologiques du son changent dans le haut de la voix : c'est notamment ce que l'on appelle le passage (ou passaggio), le moment où la voix « bascule » – elle se tend et rompt si on ne change pas de mode d'émission.

Il existe toute une série (1,2,3) en cours consacrée à ces questions, dont la couverture constitue, précisément, le prochain point d'étape – on rejoindra le parcours de ladite série lorsqu'on abordera les questions de réalisation pratique de la couverture.

Pour éviter de briser le son ou de contraindre dangereusement la voix, les chanteurs ont développé toute une gamme d'astuces, selon les répertoires (le belting, larynx haut et soutien diaphragmatique de béton, est celui le plus couramment utilisé en pop et musiques traditionnelles). Dans le répertoire lyrique (en tout cas à partir du XIXe siècle), la couverture des voyelles en est un exemple important ; c'est même l'une des cartes d'identité du chant lyrique, celle qui donne cet aspect homogène, un peu épais, qui fait « qu'on n'y comprend rien », etc. 


1.3. Mais qu'est-ce que la couverture, à la fin ?

Allons donc, on est sur le point de vous révéler le deuxième plus grand secret de l'univers, vous n'étiez pas à quelques prolégomènes près.

Tout cela servait à souligner le fait que, lorsque vous chantez vers l'aigu, la même position vocale qui était confortable va devenir insoutenable. Il va donc falloir opérer des changements. La couverture vocale s'applique sur les voyelles et les égalise, les rééquilibre de façon à les rendre sans danger. Dans l'aigu, le nombre de positions vocales sans danger est plus réduit (elles changent selon le type de technique utilisé, mais leur nombre demeure limité), ce qui signifie que toutes les voyelles ne peuvent pas être utilisées dans leur état d'origine.
        La définition la plus simple est donc sans doute de dire que la couverture est une accommodation des voyelles – de la même façon que le cristallin, dans l'œil, accommode selon les distances pour nous permettre de voir net.
       
La couverture replace donc les voyelles les plus exposées (le [a], particulièrement le [a] ouvert, le [è], et, mais ce sont des cas un peu différents, certaines écoles le font massivement pour le [ou] – à commencer par l'école italienne –, voire le [i] – mais ce ne sont pas les techniques les plus solides, dans ce cas) vers une zone plus sûre, les rééquilibre vers une sorte de juste milieu.
        Généralement, cela passe par une tendance à la fermeture des voyelles ouvertes [a] tire vers le [o], [è] tire vers le [eu] (cela ne veut pas dire remplacement, comme soutenu par des professeurs un peu hâtifs), un arrondissement des conduits, une focalisation du son au même endroit.


 
Luciano Pavarotti montre très bien, dans ses masterclasses, la différence entre les deux (vous entendez une vocalisation ouverte, puis couverte) – je trouve d'ailleurs que son chant ouvert sonne très bien (plus tendu, plus électrique que son légendaire confort vocal avec la couverture), mais il est certain qu'il ne donne pas du tout le même degré de confort. C'est pourquoi, s'il peut être utilisé pour des répertoires où le chant lié et les longues tenues ne sont pas nécessaires (chanson, airs de cour, baroque français, récitatifs romantiques…), il n'est pas envisageable pour le belcanto romantique ni les grands airs.
        La différence qu'il propose est néanmoins un peu radicale : sa réalisation, sur scène (particulièrement dans les années 90, où il ne couvre plus en permanence), est beaucoup plus nuancée. Voyez plutôt :


Extrait assez idéal : on entend très nettement le changement par rapport au début de la tirade, mais l'équilibre est parfait et démontre très bien comment fonctionne, dans le meilleur des cas, la couverture vocale. Limitons-nous aux [a] pour l'instant. Vous voyez bien que tous ceux au-dessous du passage (tous ceux du début, qui sont dans le grave et le médium) sont complètement ouverts, comme lorsqu'on parle italien. En revanche, dans les parties qui montent, ils sont plus ronds, comme tirant vers le [o] (sans qu'on puisse les confondre). C'est sans doute ce qui m'impressionne le plus chez Pavarotti : ses [a] couverts sonnent tout de même comme de vrais [a]. L'équilibre (car c'est de cela qu'il est question avec la couverture) est assez miraculeux. De plus près :


Premier « pietà » légèrement couvert mais encore relativement exposé, second « pietà » plus couvert (mais la voyelle reste encore très pure et ouverte, même si le son est couvert), premier [a] d'« avaro » comme précédé d'un [o] très bref, puis un vrai [a] pour la suite de la voyelle et pour le second [a], un peu plus fermé que dans la langue parlé, mais encore très exact. S'il avait chanté cela ouvert, le son serait beaucoup plus petit, et il forcerait beaucoup plus son instrument.


Outre la sécurité vocale qu'elle assure, la couverture facilite les notes les plus hautes, évite les aspects nasillards et criés, l'éparpillement des sons (chaque voyelle placée à un endroit différent – ce que j'aime beaucoup entendre personnellement, mais qui constitue un handicap technique incontestable), et donne une patine homogène à l'ensemble des voyelles émises, ce qui permet de chanter de belles lignes continues et de ne pas faire de mauvais geste en plaçant une voyelle par hasard au mauvais endroit. Ce qui aurait été contraint en conservant la même exactitude de voyelles devient soudain facile : en changeant le mode d'émission, on a paradoxalement permis la continuité du timbre.

Il existe ensuite plusieurs écoles pour son usage :
  • tout le monde est obligé de l'utiliser un minimum dans son aigu, mais les voix plus légères et plus aiguës au sein de chaque tessiture peuvent l'utiliser plus tard dans la montée : un ténor léger peut couvrir seulement après le sol, là où un ténor dramatique devrait impérativement commencer à partir du mi… ;
  • certains ne couvrent que le nécessaire, laissant le grave et le médium très libres (par exemple toute une école de sopranos français, d'Esposito à Manfrino), mais certains (pas moi) sont gênés par la césure forte entre les registres ;
  • d'autres couvrent progressivement, en augmentant progressivement le degré d'accommodement des voyelles (le grand art) ;
  • d'autres enfin enseignent qu'il faut toujours couvrir, du plancher au plafond, de façon à rendre la voix la plus continue possible (patent chez Sutherland, Nilsson, Domingo, Galouzine, Kaufmann, Cappuccilli, Bruson, Christoff, Siepi…), et à conserver la même couleur dans la limite grave que dans l'aigu.

Dans ce dernier cas, il est évident que la couverture a un impact sur le timbre et va assez significativement le sombrer. Mais pour un ténor qui mixe, par exemple, la couverture n'empêche absolument pas la clarté. Son abus (si toutes les voyelles sont trop fermées) peut « boucher » une voix, l'empêcher de s'épanouir et de se projeter, mais le principe de la couverture altère l'emplacement de voyelle plus que le grain de la voix (même si l'interdépendance est loin d'être nulle).



rolla bigne
Henri Gervex : Conseil aux chanteurs
(Sortez couverts.)
Huile sur toile, 1879 (musée d'Orsay)




1.4. Ouverture et aperture : imprécisions lexicales

Avant de commencer, il faut bien faire la différence entre l'aperture des voyelles (imposée par la langue qu'on parle ou chante) et la couverture (artifice technique). La confusion vient du vocabulaire : en linguistique, une voyelle est ouverte ou fermée ([é] vs. [è], par exemple), et en chant la voix sur cette voyelle peut être ouverte ou couverte (un [è] vs. [è] tirant sur le [eu]). Comme les voyelles ouvertes linguistiquement sont en général couvertes vocalement en allant vers plus de fermeture, on peut vite faire l'amalgame, mais la couverture n'est pas forcément une fermeture, et ne s'y limite pas en tout cas (le but est au contraire de conserver la gorge libre !).

La couverture ne signifie pas que l'on change toutes les voyelles ouvertes en voyelles fermées (sinon la langue devient difforme et inintelligible), mais bien que l'on accommode les voyelles les plus dangereuses, en les décalant légèrement (par exemple dans le sens de la fermeture, pour le [a] et le [è]).

On peut donc tout à fait chanter des voyelles fermées sans avoir couvert sa voix (par exemple dans la pop, ou en parlant dans la vie de tous les jours), ou à l'inverse changer des voyelles audiblement ouvertes tout en couvrant correctement. Évidemment, un [a] très ouvert peut difficilement être couvert, même si je me pose un peu la question.

Je vais avant tout proposer des voix d'hommes (et les voyelles [a] et [è], les plus emblématiques), en exemple : j'ai évidemment une meilleure représentation de leur fonctionnement, mais, surtout, les phénomènes sont plus audibles car ils ne se mélangent pas avec les caractéristiques de la voix de tête féminine (celle utilisée par le répertoire lyrique, contrairement à la plupart des autres styles), qui posent encore d'autres enjeux… Évidemment, les femmes couvrent aussi dans le répertoire lyrique, avec les mêmes types de méthodes et d'expédients que pour les hommes.





le dominiquin renaud armide putti
Le Dominiquin, Putti abusant de la polysémie
Toile découverte au musée du Louvre.





2. Catégories et travaux pratiques


2.1. Voix ouvertes, sans couverture

D'abord, quelques exemples d'un chant sans couverture, avec des voyelles à l'état naturel :


Ici Tom Raskin (l'Athlète funèbre dans Castor et Pollux avec Gardiner en 2006), membre du Monteverdi Choir, produit des [è] aigus complètement ouverts : j'aime beaucoup personnellement, on entend bien l'éclat de l'émission naturelle, à la limite de la rupture, mais il est évident que cette technique ne produit pas le maximum de confort pour le chanteur. Dans le répertoire romantique (et même dans les aigus suspendus de Mozart), ça poserait des poroblèmes majeurs.

Au passage, vous remarquez que le [é] de « briller » tire très légèrement vers le [eu] – nécessité pour vocaliser sans se blesser ou simple effet de l'accent anglais, je ne puis dire, mais cela s'apparente à une très légère couverture. D'ailleurs, il en va de même (ici encore, discrètement) pour le [a] de « gloire » (mais les mots en « -oi- » s'y prêtent bien, avec le [w] qui prépare le son et le [a] qui n'est de toute façon pas très ouvert).


Plus troublant, ce moment d'égarement de Pierre Germain (Arfagard dans Fervaal de d'Indy, tiré de la bande radio de Le Conte) : par ailleurs un très bon chanteur, sort soudain cet aigu complètement ouvert. On ne trouve nulle part ailleurs, dans ce rôle écrasant, ce type d'erreur, très étrange de la part d'un chanteur aguerri (tellement différent des gestes vocaux qu'il a passé sa vie à faire !), donc ce n'est pas lui rendre justice, mais je trouve que c'est le meilleur exemple possible d'un aigu ouvert : ce [a] au delà de la zone de confort qui devient soudain poussé et crié (et probablement moins sonore, d'ailleurs), impossible à tenir longtemps. Normalement couvert, le son aurait dû rester plus rond, plus proche du reste de la voix.


        Il est aussi possible de très bien chanter le grand répertoire en ne couvrant quasiment pas : Giuseppe Di Stefano (Alvaro dans La Forza del Destino de Verdi), toujours révéré des mélomanes et très contesté par les théoriciens, chantait quasiment sans couvrir ses sons. On l'entend ici : non seulement en bas, les [a] sont très ouverts, mais ça ne change pas en haut. Même sur [o] (qui est plus facile à accommoder) et [é] (qui n'est pas forcément dangereux), à la fin de l'extrait, on sent bien toute la netteté du geste et toute la tension accumulée. J'aime énormément, personnellement, ce naturel, ce tranchant, cet enthousiasme sans filtre, cette façon de « claquer », mais le geste est effectivement très contraignant pour l'instrument.

Parmi les hypothèses avancées, le centre de gravité très haut de la voix, avec un passage (la hauteur où la voix doit changer d'émission pour être émise sans danger) beaucoup plus haut que la plupart des ténors. On parle abondamment de son déclin, mais en réalité, malgré une vie réputée animée, il n'a pas eu une carrière particulièrement courte (plus de quinze ans de pleine gloire, et une fin loin d'être ridicule – il avait perdu les aigus les plus hauts, mais le timbre demeurait absolument intact).
        Ainsi, vous entendez ce que produit une voix ouverte et bien émise – on en trouve beaucoup dans le chant traditionnel, lemusical, etc. (les ressorts techniques en sont différents, notamment par l'usage du belting) – mais, vu les contraintes de hauteurs vertigineuses et de tenues longues de notes, le chant ouvert demeure l'exception dans l'opéra.
        Le répertoire du XVIIe siècle est néanmoins tout à fait accessible à des voix non couvertes (on en entend peu parce que ce sont des chanteurs lyriques formés avec les normes du XIXe siècle qu'on utilise aujourd'hui) ; pour le XVIIIe siècle, malgré l'étendue et la virtuosité, je ne suis pas certain non plus qu'on ait utilisé la couverture, en tout cas vraisemblablement pas comme nous le faisons aujourd'hui. Mais cela réclamerait une investigation que je n'ai pas encore faire – il y aurait tout un travail à fournir sur l'évolution historique des techniques de chant, je ne suis pas sûr que ça existe déjà (ni que ce soit faisable, vu la nature très aléatoire des témoignages).

J'ai même été surpris, en préparant cette notule, de repérer chez Di Stefano des traces de couverture :


C'est un peu ténu, mais le [a] de « palpito » (sur l'aigu) n'est pas aussi ouvert que ses autres [a], on entend bien qu'il se passe un petit quelque chose et qu'il se reloge dans une zone plus moelleuse et plus mate – le processus est léger, mais c'est bien le geste de protection d'une micro-couverture.
        On a bien dû le lui enseigner, puisqu'il fait le geste : attaque en deux fois, comme pour l'aperto-coperto dont je parlerai plus loin… sauf que la couverture de la voyelle ne change pas entre l'attaque et la tenue !

Maintenant, allons voir ceux qui couvrent : à peu près tous les autres !



2.2. Degré de couverture


2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Comme évoqué dans la présentation du principe de la couverture (§3), il est possible de couvrir à divers degrés. Certains préférent couvrir seulement les aigus pour conserver le naturel et la clarté des médiums ; d'autres couvrent progressivement de bas en haut pour masquer le moment du passage et faire une jolie transition entre des graves ouverts et libres et des aigus couverts et puissants ; d'autres enfin couvrent sur toute leur étendue pour homogénéiser au maximum le timbre. Et l'on trouve de grands artistes dans toutes les catégories.

2.2.1.1. Sur les notes hautes

Cas impressionnant parmi les grands anciens, Arturo Tamagno (le créateur d'Otello de Verdi, ici en Manrico-titre du Trovatore) ne couvre vraiment que pour les notes hautes :

Là aussi, on peut supposer un bon naturel, mais tout de même, c'est impressionnant. Certes, il chante légèrement avec le nez, et ma supposition est qu'il doit toujours être placé dans la zone de confort qui permet la couverture, mais cela ne s'entend absolument pas : [é] extrêmement francs, [a] et [o] tout à fait ouverts (au moins au sens linguistique de l'aperture, du timbre). Et il monte très bien sans rien changer… sauf lorsqu'on dépasse la limite – « è sola speme un cor » (les autres voyelles restent identiques, mais à partir de là tous les [o] sont couverts, même en redescendant sur « al Trovator »). Si vous observez bien le phénomène, tous ses [o] sont ouverts (logique, entravés par un [r], c'est comme ça qu'on les fait dans la vie de tous les jours, même en français d'ailleurs), y compris ceux qui paraissent aigus… mais lorsqu'il dépasse le passage (ici, c'est un sol3, juste au-dessus de la limite habituelle des ténors), soudain ses [o] se ferment audiblement (pas spectaculairement, on entend bien la voyelle d'origine, mais se ferment tout de même), toute l'émission s'arrondit, on entend très bien la décontraction des conduits pour émettre l'aigu. « Un còr al Trovatòr » devient presque « Un côr al Trovatôr ».
Je trouve cet extrait très parlant parce qu'il reprend les mêmes mots et fait très bien entendre la césure entre la partie sous le passage et la partie au-dessus du passage. On se rend compte également que Tamagno ne fait pas réellement des [ô], mais qu'il tire plutôt ses [ò] vers une zone de confort intermédiaire.

En plus de tout cela, c'est un chanteur que j'aime beaucoup, et qui remet l'église au milieu du village lorsqu'on parle d'héritage italien en promouvant des voix où toutes les voyelles sont égalisées, la couverture omniprésente, les sons bouchés, le timbre éteint… Au lieu de ce timbre clair, de ces voyelles très différenciée, de cette voix libre (et même assez largement ouverte). Pourtant Tamagno chantait Otello (mieux, en tant que créateur, il en constitue quelque part le modèle, l'idéal peut-être), rôle parmi les plus lourds qu'on n'oserait pas distribuer aujourd'hui à une voix qui ne serait pas sombrée.

Ces exemples spectaculaires demeurent assez rares. Ils sont plus dangereux en cas de mauvaise réalisation – la tension musculaire et ligamentaire n'est pas la même, à note égale, selon l'intervalle fait et surtout la voyelle émise –, et si l'on n'applique qu'une couverture binaire, on risque de ne pas couvrir au bon moment sur des notes intermédiaires et, un jour de fatigue vocale par exemple, de se faire mal. C'est pourquoi la plupart des professeurs (dans un but esthétique aussi, pour homogénéiser la voix) demandent au minimum de commencer à couvrir progressivement à l'approche du passage (notre prochaine série d'exemples).

2.2.1.2. Après le passage

Néanmoins, on trouve toute une école de chant français, en tout cas chez les femmes (Esposito, Raphanel, Perrin, Fournier, Manfrino, Vourc'h, Pochon, Barrabé…) qui émettent un médium très libre (souvent avec des [r] uvulaires, d'ailleurs) et ne modifient leurs voyelles qu'assez haut dans la voix, au moment du passage ou peu avant. Il existe bien sûr d'autres phénomènes simultanés (chez Cécile Perrin, Nathalie Manfrino ou Karen Vourc'h, ce sont tous les paramètres de la voix qui changent, jusqu'au timbre qui devient méconnaissable), mais la couverture en fait partie. On a sélectionné pour vous un cas particulièrement limpide (et une interprétation de tout premier choix) :

Anne-Catherine Gillet (Micaëla dans Carmen) ne fait pas entendre de cassure dans la voix, mais si l'on observe les voyelles, il existe bien un changement net au-dessus du passage (alors qu'elle ne poitrine jamais et chante tout dans le même registre, même le grave).

Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un inme
De celui que j'aimais jadis !
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non, je ne veux pas avoir peur,
Je parlerai haut devant elle,
Seigneur,
Vous me protègerez, Seigneur.
Ah !
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis, hélas, que je réponds de moi ;
Mais j'ai beau faire la vaillante
Au fond du cœur je meurs d'effroi…
Seule en ce lieu sauvage
Toute seule j'ai peur – mais j'ai tort d'avoir peur :
Vous me donnerez du courage,
Vous me protègerez, Seigneur !
Protégez-moi, donnez-moi du courage !

J'ai souligné les syllabes où la couverture s'exerce. La plupart du temps, dans l'essentiel du médium, les voyelles restent très naturelles (voyez ces [i] très authentiques, ces [eur] bien ouverts, ces [è] clairement dessinés. Et dans les syllabes soulignées, la définition des voyelles devient au contraire plus floue ; pour des raisons d'émission propres aux voix de femme, mais aussi parce que (et je crois que cela s'entend très bien dans cet extrait) la chanteuse déplace un peu ses voyelles vers une zone sans danger – sinon la voix se tendrait, s'assècherait, se romprait.

Voyez par exemple « hélas » au début de la seconde partie de l'extrait (en réalité la reprise de la première partie de l'air), « elle est belle », ou « cœur », bien ouverts, très naturels, et comparez-les aux équivalents couverts :

  • « hélas » à « femme / infâme » (flottants, tirant sur le [ô]) ;
  • « elle est belle » à « faire / aimais / mais j'ai » (comme un petit voile, toujours un [è], mais un peu plus proche du [eû], arrondi en somme) ;
  • « cœur / meurs » à « avoir peur » (qui s'arrondit de façon plus fermée, mais pas forcément vers le [eû], plutôt vers un [a] couvert – donc un [a] avec des caractéristiques de [ô]) ;
  • ou pour les [i], « artifices maudits », très francs et antérieurs, à « fini », où ils deviennent plus ronds, plus en arrière (discrètement inspirés par les [ü] ou les [eû], sans être déformés non plus – un [i] plus en arrière).


Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples vocaliques concernés.

Autre fait amusant, ses [ou] ne sont jamais vraiment naturels mais tirent tous un peu vers le [ô] (ce qui n'est pas obligatoire dans les graves), un choix personnel.

2.2.1.3. Progressivement

Tout cela est très bien fait, et la voix ne paraît pas du tout rompue ou dysharmonieuse ; A.-C. Gillet ménage tout de même des ponts (« Seule en ce lieu sauvage », qui n'est pas haut, est partiellement couvert pour ménager la transition – de même pour le [a] d'« effroi »), mais globalement, on entend très bien la différence entre le bas très naturel et le haut, plus rond, plus sophistiqué, de la voix. À titre tout à fait personnel, je trouve qu'elle tire en réalité le meilleur parti possible de cette disposition, en maximisant son intelligibilité et la variété de ses voyelles (donc de ses couleurs), mais cela réclame une précision du geste vocal considérable, beaucoup plus délicate que dans les cas où la couverture est uniforme sur toute la tessiture – une forme d'idéal esthétique, alors même que ce n'est pas ce que recommanderont les professeurs en priorité.

Je crois que c'est aussi un excellent exemple de progressivité, donc, même s'il y a des artistes qui comment vraiment plus nettement avant le passage. Je renvoie aussi aux exemples de L. Pavarotti dans Don Carlo au §3, qui exemplifie à merveille le principe de la couverture progressive avant le passage, arrondissant de plus en plus nettement la voix pour masquer les transitions tout en conservant un grave naturel. Cela me permet de ne pas alourdir superfétatoirement cette notule qui est loin d'arriver à son terme.

2.2.1.4. Sur toute la tessiture

Esthétique qui se partage la prédominance avec la couverture progressive, la couverture totale (ce ne sont pas des locutions consacrées, j'essaie seulement de me faire comprendre) est de nos jours quasiment obligatoire pour les voix les plus larges (et, plus gênant, pour les rôles supposément plus larges, même chanté par des voix légères, ce qui peut contribuer à les boucher et les dénaturer… témoin tous les petits Siegmund et Siegfried sombres mais à peine audibles).

Plácido Domingo en est un exemple particulièrement illustre ou abouti (ici, entrée d'Alvaro en 1986 dans La Forza del Destino de Verdi). Il ne chante pas sur une seule voyelle, non, mais les émet toutes au même endroit (comme légèrement mâtinées de [eû]), avec la même couleur.


Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples vocaliques concernés.

« Ciel ! che t'agita » (en principe prononcé « Tchèl, ké t'adjita ») est articulé un peu en arrière, au bon point de résonance (ce qui n'empêche pas que Domingo dispose des harmoniques faciales les plus impressionnantes du monde – simplement la caractéristique passe très mal au disque chez lui, et je me contente de commenter ce qu'on entend sur cette bande), et ressemble un peu à « Tcheul ! keu t'eudjeuteu ». Pas à ce point-là bien sûr, les voyelles sont différenciées, mais leurs différences sont minimisées, leur emplacement est quasiment identique et leur timbre très proche. Cela donne une aisance maximale pour chanter n'importe quelle ligne, puisqu'il n'y a plus besoin de se préoccuper des spécifités de chaque voyelle (certaines doivent être accommodées plus tôt dans la voix que d'autres !).

Voyez, lorsqu'il descend, ses [a] ne s'ouvrent pas. Prenez « m'han vietato penetrar » (à partir de 6') : le [a] de « vietato », court et emporté, est ouvert (quoique placé sensiblement au même endroit), mais pas celui de « penetrar », très couvert alors qu'il est beaucoup plus grave – et c'est le cas de tous les [a] tenus qu'émet P. Domingo. Vous pouvez le vérifier avec « santo » (17'), « incanto » (24') ou le [o] final, très fermé et protégé, de « tramutò » (44').

Outre la stabilité, cela permet aussi d'assurer plus de rondeur et de puissance dans les graves, ce qui peut être utile pour certains rôles écrits bas ou concurrencés par l'orchestre dans ces zones naturellement moins projetées.

On pourrait multiplier les exemples chez des chanteurs d'horizons très différents : c'est la technique usuelle pour les spécialistes du répertoire italien (hélas, ajouté-je subjectivement), et assez incontournable (je le concède) pour le belcanto (en tout cas le belcanto romantique, mais ça facilite aussi les choses pour le belcanto du XVIIIe s.). Parmi les célébrités qui couvrent toutes leurs notes de haut en bas, et dans n'importe quel rôle, vous pouvez tester sur Deezer ou Youtube n'importe quel témoignage de Joan Sutherland, Birgit Nilsson (qui ne différencient même pas les voyelles, comme ça c'est encore plus simple), Marco Berti, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Ludovic Tézier… 


2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture





Considérant qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, je publie la notule en plusieurs fois. Le présent bloc est déjà assez long pour un format toile ; il était nécessaire de poser les termes et de donner quelques exemples pour qu'on commence à voir de quoi il est question.

Les prochains épisodes seront consacrés à la suite du repérage des infinies combinaisons possibles, de quelques cas particuliers. Puis on en viendra à la pratique et aux implications de la couverture chez le chanteur – ce n'est ni une fatalité, ni un plaid une plaie.

Dans l'intervalle, vous pouvez vous reporter aux autres notules consacrées à la technique lyrique, et en particulier à notre dernière série sur le déblocage des aigus. (Voir aussi la section glottologie de notre cabinet.)



Épisode II



2. Catégories et travaux pratiques

2.1. Voix ouvertes, sans couverture
2.2. Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Ces questions ont été traitées dans la première notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales « pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques précisions.




En avant pour les multiples enjeux de la couverture à l'Opéra !


couverture vocale belle hélène

(et du déshabillé, semble-t-il)



2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture

Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très fortement entre les voix et surtout entre les techniques. 


2.2.2.1. Claire


[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.

Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioni étonne par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié » (le [é] est articulé au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et trompettant, j'avais même publiquement douté qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le phénomène de près. 


2.2.2.2. Mixée

Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo, prince de l'émission mixte, en fait grand usage.

[[]]
Puccini, La Bohème en français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit public.

Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer ;
Il fait trop sombre, pourquoi chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…

Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de « réchauffer » et le [è] de « ruisselle » semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi » est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français (il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ou Nilsson…), mais elles ne sont pas fabriquées à partir de leur endroit habituel, plutôt déplacées vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).

C'est une observation contre-intuitive, parce qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.


École américaine ?

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Bizet, Les Pêcheurs de Perles, John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du français de John Aler (en Nadir dans les Pêcheurs de Perles).


École italienne ?

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Donizetti, L'Elisir d'amore, Tito Schipa.

Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò. Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque [ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa en Nemorino (L'Elisir d'amore).

La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour d'autres formats plus larges et inattendus (où il s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.


Voix dramatiques ?

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Verdi, La Forza del destino, acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la justesse discutable de l'excellente soprane.


Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui accompagne toujours les aigus ?  C'est l'effet de la voix mixteCarlo Bergonzi détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).

Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.

Al chiostro, all'eremo, ai santi altari
L'oblio, la pace [or] chiegga il guerrier.

Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître, l'ermitage, les saints autels. »

« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga » [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont émises du même endroit. Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection, en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses [i] très francs et libres.]

Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés, correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient un ton trop bas…).

C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît jamais en danger vocalement.


Techniques baroques ?

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Salieri, Tarare, air « J'irai, oui, j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.

Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe, Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui popularise de Requiem de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant, ça arrive même fréquemment !

Vous l'entendez ici : « et [= eué] si je succômbe », « a bien mérité qu'on l'en prive [= preuïve] ».

Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant l'extension progressive des tessitures et le caractère public des représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore, et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les pays, a fortiori à des époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui, entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler, typiquement !


Voix graves ?

J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage (l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites, et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les procédés (il faut soutenir vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).

Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)

Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).

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Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes. Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.

Il duolo della terra nel chiostro ancor ci segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.

Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.

La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend nettement sur les aigus : « la guerra » et « in ciel » semblent tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en parlant, mais quelque chose d'accommodé, de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.


2.2.2.3. Sombre

Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes. Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf. §2.2.1 « étendue de la couverture »).

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Massenet, Werther, Georges Thill.

Georges Thill racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène, ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor ». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce moment pour terminer sa carrière.

Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », « s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le [eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en français parlé.  Le reste de l'air est assez libre tout de même, avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.

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Bizet, Carmen, Georges Thill.

Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », « fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].


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Gounod, Roméo et Juliette, Plácido Domingo.

Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se protéger des voyelles trop ouvertes).

Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.


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Verdi, Otello, Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.

Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé, qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très haut placée pour un ténor dramatique !

Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar » [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la mâchoire s'ouvre très, très largement) :  « del ciel è gloria » [dal ciel ô glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus finaux, simplement la conservation du même placement général.


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Wagner, Die Walküre, fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio Luisi.

Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à un débat-amusette dépourvu de sens sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)

Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre toujours ses médiums et ses graves.

Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien (aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe l'extrait :

[[]]

« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée, on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.

[[]] [[]]

Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et « siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).

Plus net encore pour «  ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de la poignée de l'épée) :

[[]]

Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et Brünnhilde).

[[]] [[]]

Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse technique si vous y prêtez garde.

Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère, a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.

Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.


[[]]
Verdi, Don Carlos, Renato Bruson, Scala, Abbado (1978, pour la fameuse captation vidéo entravée par Karajan).

Finissons avec des barytons. Renato Bruson, qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une technique initiale assez stupéfiante.

Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.

On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent, s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.

[[]]

À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.

L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations intermédiaires, comme ici Juan Pons dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement individualisées :

[[]]
Verdi, Il Trovatore, entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova, Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv, je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).




couverture Freni
Couvrez, c'est bon pour la santé.



Quelques précisions

    Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à l'italien. Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français) ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres (c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de route.
    Et puis, si j'ai quelques notions superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…

    De même, vous aurez peut-être ressenti avec frustration le peu de Wagner, alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas des biais techniques déjà considérables.
    Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas, qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
    Verdi et Gounod me paraissent quand même très indiqués pour l'exercice.

    La couverture existe aussi dans la langue parlée. En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ». Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.


Plus tard

Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la question du degré de couverture, avec l'aperture plus ou moins grande des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.

Ensuite, il nous restera à évoquer les types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le Graal : l'aperto-coperto, très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par en-dessous.

J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et de sa délicate application pédagogique.

Pour une prochaine livraison, donc !


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Commentaires

1. Le mardi 10 mai 2016 à , par Francois dit Morloch

Il y a donc eu une évolution du style du chant entre le XIXeme et le XXeme dans les mêmes répertoires ? A quelle tradition Giuseppe di Stefano appartenait-il (s'il existe une tradition) ? Arf tout cela est trop compliqué pour moi.

2. Le mardi 10 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Hou-là, tu poses une question qui mériterait un autre cycle de notules à elle seule :

1) Oui, il y a eu évolution, ça s'entend très bien en comparant les enregistrements du début, du milieu, de la fin du XXe. Même en voix parlée : les techniques, les usages évoluent… Il suffit de comparer les orateurs de la Quatrième République ou les acteurs du début du parlant avec ce qui se fait aujourd'hui.

2) Sur le détail, néanmoins, on ne peut absolument pas être sûr puisqu'il n'existe pas d'enregistrements et que les commentateurs sont en général peu qualifiés et très peu fiables. Même lorsqu'ils le sont, une description ne permet pas de remonter à un son, bien sûr.

3) On peut, dans le meilleur des cas, extrapoler à partir de l'écart qui existe entre notre époque et les premiers enregistrements, mais c'est se reposer sur le principe, parfaitement arbitraire et illusoire, que le chant connaîtrait une évolution complètement linéaire sur tous les paramètres. Non seulement c'est un raisonnement absurde, mais on dispose en plus de témoignages qui documentent le soin fluctuant accordé, selon les périodes et les lieux, à la qualité de la diction, par exemple. (Ça s'entend très bien, elle est plus lâche dans les années 10-20, très précise dans les années 30 à 50, et il semble que ce mouvement de balancier existe depuis toujours.)

4) Di Stefano est typiquement de son époque : chant très franchement articulé, très antérieur (styles des années 30 à 60, disons). Lorsqu'on entend Tamagno (créateur d'Otello de Verdi, présent dans la notule), on se rend compte que c'est franc aussi, mais plutôt moins, et surtout pas de la même façon, la voix n'est pas bâtie de façon similaire, l'effet recherché comme le résultat obtenu sont tout à fait distincts de Di Stefano. Et avant, est-ce que les créateurs de Puccini étaient plus proches de Di Stefano ou plutôt de Bergonzi ou de Castronovo (probablement pas pour celui-là, influence trop patente des micros et de l'articulation américaine) que ceux de Bellini, vraiment difficile à établir.

J'ai éfleuré la question (massive) dans quelques notules précédentes, dont celle-là. J'espère que ça éclaire un peu la nature du problème, à défaut d'apporter des réponses.

3. Le mercredi 11 mai 2016 à , par Francois

Ooooh merci pour la réponse... Je réalise que ma question était trop large. Ce qui m'avait intrigué c'est de voir que le chant ouvert est considéré comme dangereux pour la voix dans une partie du répertoire romantique, alors que les chanteurs plus proches dans le temps de la création de ces rôles les chantent justement avec des voix ouvertes.

C'est que j'avais une idée fausse en partie d'une continuité ou d'une évolution lente des techniques de chant entre le milieu du XIXme et le début du XXeme siècle, ou bien que les créateurs de ces rôles étaient des chanteurs kamikazes.

4. Le mercredi 11 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Ah, je n'ai pas voulu suggérer ça : la couverture vocale existe bel et bien au XIXe siècle… c'est avant qu'on peut se poser des questions, vu la différence de nécessité technique… quel intérêt a une voix homogène dans Lully ? Et puis la couverture permet d'atteindre sans danger, dans une certaine configuration vocale propre au chant lyrique (larynx bas, disons), des notes aiguës… qui ne sont pas demandées dans ces partitions !
En plus, les gens étaient plus petits (et les diapasons beaucoup plus bas !), donc les voix certainement, en moyenne, plus aiguës. C'est pourquoi on peut raisonnablement supposer que le chant monteverdien ne se compare guère au futur chant verdien (au début de l'opéra, on pourrait chanter les rôles avec des techniques de type fado ou en belting, et ce paraîtrait beaucoup plus logique d'ailleurs, vu les tessitures, l'instrumentarium et la taille des salles…). Je suis purement dans la spéculation cela dit, mais une chose est sûre, il n'y a aucune raison que la continuité soit forte à cette distance.

L'évolution des techniques de parole et de chant est en réalité très rapide, une génération suffit pour renouveler, au gré des changements sociétaux, à peu près complètement la façon d'utiliser sa voix. Compare les chanteurs russes formés avant et après Staline : les premiers très antérieurs, francs et clairs, parfois durs, les seconds postérieurs, moelleux, parfois pâteux ou grumeleux. De même, l'arrivée du cinéma, du micro, la réduction de la vie rurale et même de la vie de quartier a favorisé les voix rondes et douces (moins impressionnantes à l'opéra) par rapport aux voix franches et pétéradantes d'autrefois – Massard a commenté comme mécanicien, Poncet comme berger… le rapport à la voix ne peut pas être le même que chez les étudiants en chambre de bonne et les poètes d'entresol qui constituent l'essentiel des aspirants chanteurs d'opéra aujourd'hui.

En revanche, ce qui est vrai (et c'est là que la suite de la série va, j'espère, être éclairante), c'est qu'on ne met pas tous le même sens sous le mot couverture : Tamagno et Liccioni (voire Di Stefano) couvrent, mais uniquement lorsqu'ils en ont besoin. Thill, Bergonzi ou Pavarotti couvrent tout le temps – et cependant la voix des deux seconds sonnent plutôt claire.
Le problème est que beaucoup se servent de la couverture pour donner une patine sombre à leur voix (là aussi, ça vient de plusieurs confusions dans le vocabulaire technique lyrique, très imprécis et pas toujours cohérent sémantiquement et/ou physiologiquement), et qu'on considère toute voix qui n'est pas homogène ou étouffée comme criarde ou dangereuse. Personne n'éduquerait un chanteur façon Tamagno ou Liccioni aujourd'hui, sur le fil du rasoir entre ouverture et couverture, surtout pour chanter Otello ou don Carlos !

Mais si on remonte dans le temps, Ponselle ou Stracciari couvraient énormément, donc qu'en était-il de Pasta, Strepponi ou Viardot, personne n'en peut rien savoir, à part selon les comptes-rendus d'époque (forcément insuffisants, sans même mentionner qu'ils étaient écrits par d'aimables dilettantes la plupart du temps assez nuls en musique – ou des gens du milieu parfaitement biaisés). On y parle peu de technique vocale de toute façon.
Et honnêtement, si on devait reconstituer la voix d'Alagna à partir des descriptions qu'on en lit, tu vois un peu où ça mènerait (nulle part).

Cela dit, concernant les kamikazes, les chanteurs étaient clairement considérés comme des denrées périssables : les carrières pouvaient être très courtes au XIXe, le public aimait la nouveauté, et lorsqu'une voix était abîmée, on en changeait – on ne se posait pas la question de les laisser cotiser pour la Sécu…

5. Le dimanche 15 mai 2016 à , par Roderick

Bonjour,
Finalement, la principale conclusion n'est-elle pas qu'il faudrait aller voir en salle les chanteurs qui couvrent complètement et écouter au disque (ou dans des salles modestes) ceux qui couvrent progressivement (ou pas du tout) ?
Quoiqu'il en soit beau travail de recherche d'exemples qui illustrent à merveille le propos. Merci !

6. Le dimanche 15 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Roderick !

La couverture n'est pas corrélée au volume. Elle est nécessaire dans ce répertoire et permet d'émettre des notes aiguës puissantes sans amplification externe et sans se casser la voix, mais si l'on couvre trop, la voix se bouche – et justement, c'est le problème de beaucoup de jeunes chanteurs, qui se fient à la couleur sombre et au grain flatteur de leurs enregistreurs, alors que les voix trop couvertes ne « sortent » pas vraiment et restent bloquées dans le corps. Extrêmement fréquent aujourd'hui, et c'est souvent ce qui fait la différence entre une voix très bien projetée et une voix qu'on entend de loin, et qui peut sonner sombre, mais pas très présente.

C'est pourquoi le sommet de la maîtrise est ce que l'on appelle l'aperto-coperto, qui consiste à attaquer le son couvert puis de libérer ensuite le son. On le voit très bien dans les positions du visage de Georges Liccioni (voix qui paraît très ouverte, mais dont les attaques sont cependant protégées) : l'ouverture de la bouche s'agrandit après l'attaque et la voyelle reprend sa place comme dans la parole naturelle. https://www.youtube.com/watch?v=WiBJ7xVsCAg

Anne-Catherine Gillet sonne remarquablement en salle, et Di Stefano avait une patate d'enfer… Ce n'est pas ce paramètre qui fait l'impact vocal. Inversement aussi, d'ailleurs : Domingo couvre tout, tout le temps, et pourtant la voix rayonne de façon hallucinante en vrai, même ces dernières années, comme si la salle se remplissait instantanément de son.

Il est normal qu'il n'y ait pas de principale conclusion dans la mesure où ce n'est pas ce que je vise, et surtout qu'il manque encore beaucoup de choses à explorer, puisque, après avoir fini l'exploration des types de couverture, je m'interrogerai justement sur son usage le plus bénéfique, ses dosages, le style qu'elle induit. Et, une fois regardé l'aperto-coperto (Pavarotti en est un excellent exemple, les [a] sont très ouverts linguistiquement mais tout à fait couverts voçalement), je me dirigerai vers la question de la réalisation pratique. Il y a donc beaucoup de points d'étape à faire avant que je puisse en tirer une quelconque leçon.

Le but étant surtout de montrer ce que c'est (on le réduit souvent à « sombrer la voix » ou « fermer les voyelles », et c'est un peu plus subtil que ça), et la conclusion sera sans doute que tout est affaire d'équilibre (suivant le style de répertoire et le rayonnement de la voix). Comme cela inclut de modifier les voyelles, on se doute bien que je ne suis pas un grand inconditionnel de la couverture, mais elle est nécessaire, et très abondamment utilisée par des artistes à la voix claire et au verbe haut, comme Alain Vanzo ou Howard Crook (j'en parlerai dès le prochain épisode !).

Merci d'avoir posé cette question, ça permet de mettre le doigt sur quelques-uns des nombreux paradoxes autour de cette question !

7. Le lundi 16 mai 2016 à , par Roderick

Bonjour,
Merci pour la réponse, qui était plus une remarque immédiate après la lecture de la notule qu'une réelle conclusion. Après ta réponse et une relecture, je saisis mieux.
Une autre interrogation/impression me viens : les chanteurs qui couvrent tout le temps ne se privent-ils pas d'une certaine capacité d'expression en homogénéisant ainsi leur voix ? Dans leur zone de confort qui ne nécessite pas de couvrir, continuer à travailler une voix sans couverture me semble offrir (entre autres) la possibilité de privilégier l'intelligibilité et le naturel du texte dans certaines œuvres/passages.

Bonne fin de lundi pentécostaire,
Roderick

8. Le lundi 16 mai 2016 à , par Benedictus

C'est heureux que tu aies déjà apporté toutes ces précisions en commentaire, parce qu'à lire l'article (et en particulier les noms en bleu: Nilsson, Sutherland, Kaufmann, Domingo, Freni...) j'aurais facilement pu déduire la couverture, voilà l'ennemi. Mais si Thill, Crook, Bergonzi, Vanzo ou Pavarotti couvrent aussi...

Enfin, vivement la suite... (Surtout hâte de savoir ce qu'il en est de mes idoles féminines.)

9. Le lundi 16 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Roderick !

Non, bien sûr, mais ce que tu as perçu montre que je n'ai pas été clair dans mon propos, qui ne voulait pas orienter de réponse particulière – une partie de la suite a déjà été écrite, le plan est largement esquissé, et ceci est juste le point de départ, le simple repérage avant de passer aux considérations sur les effets autour de la diction, de l'expression, de l'enseignement du chant (je trouve catastrophique de commencer par demander aux jeunes chanteurs de couvrir, avant même que les autres paramètres soient abordés – ou de l'expliquer, comme certains pédagogues, en demandant carrément de remplacer une voyelle par une autre !), de la pratique personnelle, etc. Il me serait difficile d'aborder ces questions sans avoir fait un petit tour (d'où l'ambition du panorama) de ce que produit la couverture vocale.

les chanteurs qui couvrent tout le temps ne se privent-ils pas d'une certaine capacité d'expression en homogénéisant ainsi leur voix ?

Tu poses une question très importante, mais qui a en fait une réponse très simple : ça dépend des écoles, tout est possible. La question n'est pas tant de couvrir tout le temps ou sur toute la tessiture (Vanzo et Crook le font, sans être des statues de sel) que de la juste quantité du procédé, pour ne pas tout homogénéiser et étouffer. [Mais là aussi, ça dépend du répertoire, l'homogénéité est recherchée dans le belcanto baroque et romantique, même si j'y aime personnellement les voix à la plus grande variété de couleurs – c'est une déviance idiosyncrasique que je revendique volontiers, mais qui n'est pas la norme voulue par le répertoire.]

La couverture n'empêche pas la diversité des voyelles : on peut n'accommoder qu'à la marge le placement des voyelles et leur conserver leur identité, ou bien pratiquer l'aperto-coperto et ne modifier lourdement que l'attaque.


Dans leur zone de confort qui ne nécessite pas de couvrir, continuer à travailler une voix sans couverture me semble offrir (entre autres) la possibilité de privilégier l'intelligibilité et le naturel du texte dans certaines œuvres/passages.

Ce serait mon opinion spontanément, mais ce n'est en réalité pas si évident : cette technique crée une césure forte entre le bas et le haut de la tessiture, et il en résulte souvent un aigu particulièrement peu intelligible, ou lourd, ou difficile. Il est particulièrement délicat de passer d'un registre à l'autre dans ces conditions, et non seulement les chanteuses n'ont pas toujours le même talent dans les deux parties, mais cela peut de surcroît créer des tensions sur l'instrument.

J'ai parlé de Gillet et c'est du grand art (une voix légère aussi, donc mécaniquement plus intelligible dans les aigus, plus proches de son centre de gravité), mais il y a beaucoup d'exemples qui laissent plus songeurs. Par exemple Nathalie Manfrino ou Cécile Perrin : grave totalement naturel, diseuses exceptionnelles, et aigu complètement différent ;
¶ large, lourd et vibré pour Manfrino (vraiment pas gracieux, ça gâche le reste qui est tout à fait extraordinaire) ;
¶ sorte de mixte avec la voix de flageolet pour Perrin (très puissant et strident, émis comme sur une seule voyelle – j'aime assez, mais ça n'a rien à voir avec le bas de la voix).

La continuité est moins problématique pour les voix d'homme, dont la base d'émission est poitrinée, comme leur voix parlée, contrairement aux femmes qui parlent en voix de poitrine et chantent en voix de tête : le décrochage n'est pas aussi spectaculaire.

Cela dit, je suis assez d'accord avec ton présupposé : les voix peu couvertes dans le grave, dans les répertoires qui sollicitent ces régions, sont très intéressantes. Dans la tragédie en musique, pour un soprano, quasiment tout se situe sous le passage au diapason d'origine ! Donc il est parfaitement possible d'y chanter sans couverture (du moins dans les petites salles, sinon on risque davantage le surmenage), contrairement à ce que font à peu près tous les chanteurs actuels (à part Thompson, je ne vois pas trop). Les témoignages lus à propos des interprètes d'époque, « hurleurs » peu soucieux de beau chant, laisse accroire que c'était également le cas à l'époque, et que le naturel prévalait sur la rondeur.


J'espère que ça répond un peu plus précisément cette fois. Merci de ton intérêt !

10. Le lundi 16 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Ave Benedictus !

C'est heureux que tu aies déjà apporté toutes ces précisions en commentaire, parce qu'à lire l'article (et en particulier les noms en bleu: Nilsson, Sutherland, Kaufmann, Domingo, Freni...) j'aurais facilement pu déduire la couverture, voilà l'ennemi. Mais si Thill, Crook, Bergonzi, Vanzo ou Pavarotti couvrent aussi...

Enfin, vivement la suite... (Surtout hâte de savoir ce qu'il en est de mes idoles féminines.)

Oui, il ne faut surtout pas croire que la couverture se limite à la déformation des voyelles et à l'opacification des voix.

¶ La déformation (ou aggiustamento, qui dit mieux que ce l'on attend) est nécessaire pour pouvoir chanter des parties beaucoup plus aiguës que le centre de gravité parlé des voix (contrairement à la plupart des traditions chantées du monde, qui ne sont pas aussi éloignées, et en tout cas pas avec les mêmes contraintes de puissance !) sans créer de tensions musculaires, ce qui nuirait en définitive aussi au timbre et à l'expression (Jeffrey Thompson, quoi).
Certains professeurs l'enseignent (à mon avis à tort, et en tout cas très loin de la subtilité de la théorie italienne d'origine) comme un déplacement, voire un remplacement de voyelles vers / par d'autres ; mais on peut aussi le voir, de façon plus juste, comme un lieu où la voix est saine, et duquel il faut faire partir les sons, tout en maintenant la spécificité de chaque voyelle. Un point d'ancrage sûr à partir duquel on retrouve ensuite les vraies voyelles. On ne peut pas dire que Thill, Pavarotti ou même Kaufmann n'aient pas une élocution parfaitement claire, avec des voyelles très individualisées (Bergonzi, Vanzo et Crook déjà beaucoup moins, mais c'est aussi un effet secondaire de la voix mixte). Tout sauf des sauvages.

Tout est question de juste mesure et de bonnes pratiques : certains chanteurs en profitent pour niveler leurs voyelles vers le point de confort optimal (témoin la voyelle de Sutherland ou J. Anderson, qui ne ressemble même pas à une voyelle connue), tandis que d'autres s'en servent juste pour donner une patine agréable à la voix – sans couverture, tous les ténors sonneraient comme Marco Beasley (super dans Monteverdi, pénible dans Tristan).

¶ La couverture tend aussi à assombrir les voix, à émission égale (évidemment, ceux qui mixent restent clairs), mais c'est ici aussi une question de degré, et de type de voix également. [D'où le problème lorsque des ténors lyriques standards couvrent comme des malades pour se donner la contenance d'un Siegmund ou Siegfried : on les entend moins que Mime, parce qu'ils couvrent exagérément et ne font que boucher une voix déjà pas fondamentalement puissante…]

Les Russes couvrent beaucoup et ça ne les empêche pas d'être très intelligibles au besoin, dans leur répertoire – on peut couvrir comme Christoff (voyelles très identifiables, même si c'est plus facile pour les basses, plus proches de la voix parlée, et dont les moyens naturels permettent au besoin de crier les aigus sans les couvrir), couvrir comme Hvorostovsky (extrêmement homogène, un peu monochrome, mais intelligible) ou couvrir comme Netrebko (volapük à tous les étages, même en russe). Le fait que les tessitures ne soient pas les mêmes n'est pas complètement une coïncidence, mais les ténors russes qui mixent (Dunaev !) ont souvent une bonne diction malgré une couverture très homogène…

L'extrait de Pavarotti montre très bien que la couverture lui permet de trouver du fondu, du liant, de l'aisance, sans sacrifier structurellement l'identité des voyelles et la clarté du texte – au contraire, s'il chantait totalement ouvert, il s'étranglerait et ne se ferait même pas entendre.


Je me trouve à front renversé de défendre la couverture qu'il m'arrive de blâmer, mais c'est son abus ou son mésusage qui sont en cause : en tant que telle, c'est simplement un outil du chant lyrique, au même titre que l'abaissement du larynx, le formant (ou, proches, ring, twang, squillo…), le partage de la résonance… ça permet de faire du chant lyrique, et c'est formidable si on l'utilise bien.
Maintenant que j'ai défini ce que c'était, je vais partir sur l'observation de ses différents usages – et ensuite, j'esquisserai peut-être des lignes de force sur l'intérêt et la pratique de la chose. Mais il ne faut pas le voix comme un bloc, un choix esthétique des grosses voix opaques contre les jolis colibris totalement libres.

Pour ce qui est de tes idoles féminines, pas sûr que j'en parle beaucoup : faute d'avoir pu l'expérimenter in petto, je me sens moins à l'aise pour parler des voix de femme, qui s'apparentent au mécanisme masculin, mais décalé (seule la partie très basse est en registre de poitrine, et il est souvent mal vu, pour ces dames, de l'utiliser pleinement en chant lyrique). Donc j'aurai sans doute majoritairement des ténors (comme ils doivent plus s'éloigner de leur voix parlée que les barytons et basses, les exemples sont tout de suite plus spectaculaires et parlants), mais je prends volontiers les commandes. :)

Je m'étais dit, justement, qu'à l'issue de la phase d'observation je prendrais quelques études de cas : les exemples où l'on entend particulièrement bien les phénomènes (j'ai un Ingemisco verdien de Luchetti où l'aperto-coperto est remarquablement audible !), ou alors des choix très particuliers. Je n'ai rien contre les suggestions…

Spoiler : Norman couvre comme une sauvage.

11. Le mardi 17 mai 2016 à , par Benedictus

Merci, c'est vraiment passionnant.

Mes idoles, c'est simple: il y a celles qui ont bercé mon enfance (Fassbaender, Söderström, Minton, M. Price, Popp), les reines du squillo (Janowitz, Isokoski), les grandes chanteuses austro-allemandes des années 50 (Grümmer, Mödl, Jurinac), certaines baroqueuses (Gens, Mellon, Tauran, Staskiewicz, De Negri).

Norman, oui, je m'en doute - mais elle, c'est un peu comme Ferrier: en toute logique, je devrais être réfractaire, et pourtant je suis à chaque fois à genoux.

Sinon, pour tes études de cas, je serais curieux d'avoir tes explications sur la technique de Panzera et d'Haefliger.

12. Le mardi 17 mai 2016 à , par Roderick

Je trouve assez incroyable techniquement la capacité de certains chanteurs (en italien) à couvrir ET faire entendre l'accent tonique sur la pénultième, qui (en particulier si on a appris l'italien dans le nord) est naturellement ouverte, puis produire tout de même une dernière syllabe qui tienne la route...

13. Le mardi 17 mai 2016 à , par Benedictus

PS: Et puis Mady Mesplé, bien sûr, qui doit très peu couvrir, j'imagine...

14. Le jeudi 19 mai 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Messieurs !

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@ Benedictus :

Ça fait pas mal de monde – qui couvrent toutes généreusement, d'ailleurs, à l'exception notable de Fassbaender dans le lied, qui trouve son aise avec un mixte de poitrine (d'où les couleurs capiteuses), et ne nécessite donc pas vraiment, dans cette tessiture basse et avec ce renfort, d'être trop lourdement couverte. J'écoute en ce moment même son Opus 24 de Schumann, par coïncidence, et c'est vraiment épatant, comme elle parvient à exalter toutes ces facettes fines et inédites de ce texte d'homme.

Norman et Ferrier, on est même au delà de la couverture, il manque les consonnes aussi. :)

Je ne suis pas sûr d'avoir forcément des choses intéressantes à spécifier sur toutes ces personnes ; Panzéra est plus difficile d'accès (la technique a beaucoup changé, et la qualité des enregistrements apporte des distortions relativement notables) ; pour Haefliger, je ne suis pas persuadé que ce soit l'angle de la couverture vocale qui soit le plus pertinent pour approcher l'intérêt de son art (plutôt l'équilibre entre les registres, j'ai l'impression, ou tout simplement le placement général). Je réécouterai, et je tenterai de les intégrer si j'ai quelque chose d'utile à dire.

Effectivement, Mady Mesplé ne couvre pas exagérément, mais pour elle, c'est le fait d'une voix au centre de gravité très haut : elle n'a pas vraiment besoin de protéger les aigus qui sont dans son médium, et les harmoniques aiguës lui permettent de passer un orchestre sans recourir à une grande puissance.
Il faudrait que j'aille vérifier, mais il me semble néanmoins que si les voyelles sont franches du fait d'un placement vocal très antérieur, vraiment français, la technique utilisée est la même que celle des conseurs, pas particulièrement ouverte.

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@ Roderick :

Complètement d'accord, la capacité à conserver l'intégrité des voyelles est assez spectaculaire chez certains chanteurs, tout en couvrant complètement. Les [a] de Pavarotti sont extraordinaires, très ouverts en effet sur les syllabes accentuées – ouverts linguistiquement, par opposition à « couverts » – , et pourtant complètement couverts – vocalement, par opposition à « ouverts ». Je crois que le vocabulaire approximatif fait beaucoup pour nous rendre confus, et mène certains à se tromper de cible (fermant les voyelles en croyant ne faire que couvrir légitimement).

Mais vocabulaire ou pas, conserver l'intégrité des voyelles dans l'aigu, quel que soit le mode d'émission d'ailleurs, est extrêmement difficile, et repose sur toutes sortes d'artifices et de compromis qui, s'ils sont réussis, créent les petits miracles qui nous émerveillent. Car il n'est pas possible (sauf voix très décalées vers l'aigu, du genre Di Stefano) de produire humainement les sons que l'on croit entendre.

(Moi, ce sont les [i] qui me fascinent : les [i] européens, même chez les slaves occidentaux, sont très serrés, et produire un son aigu et détendu avec cette configuration, sans le changer audiblement en [ü], [è] ou [eu] est assez incroyable. D'ailleurs la qualité du [i] est souvent un excellent étalon de la qualité technique d'une voix : les chanteurs qui ont de bons [i] sont en général très bons sur le reste du spectre – car une voyelle moins bien maîtrisée peut mettre en péril tout l'équilibre de la voix !)

15. Le samedi 2 juillet 2016 à , par Pasager

Bonjour,

Ceci étant ma toute première intervention sur ce site que je consulte pourtant régulièrement, je tenais avant toute chose a vous féliciter pour la qualité des billets, toujours très instructifs, chose que je n'ai encore trouvé nulle part ailleurs! Vous êtes une vraie mine d'or :)

Ensuite, j'ai quelques questions concernant la technique lyrique, que l'on vous a d'ailleurs peut être déjà posés: Vous évoquez la "couverture" utilisée par bon nombre de chanteurs du répertoire italien "lourd", grands noms a l'appui, mais qu'en est t'il du l'école de style a laquelle appartiennent Callas, Tebaldi, Scotto ou encore Zampieri? (je les classent comme représentantes d'un même style, mais c'est peut être déjà une erreur de ma part?) Leurs voyelles m'ont toujours semblées "claires, y compris sur les notes les plus hautes, d'où d'ailleurs une certaine dureté.
Vous évoquez aussi l'emploi quasi exclusif de la voix de tête dans le registre aigu féminin, mais est ce vraiment toujours le cas? Si non, quelles sont les exemples de sopranos utilisant leur voix de poitrine y compris dans le registre aigu?

Merci d'avance pour votre réponse :)

16. Le samedi 2 juillet 2016 à , par DavidLeMarrec

Bienvenue Pasager !

Merci beaucoup, sans que CSS ambitionne d'être davantage que mon petit bout de paradis bac à sable personnel, vous énoncez à peu près mes espérances les plus déraisonnables lorsque j'écris ici. Un plaisir à lire, croyez-le.

Vous évoquez la "couverture" utilisée par bon nombre de chanteurs du répertoire italien "lourd", grands noms a l'appui, mais qu'en est t'il du l'école de style a laquelle appartiennent Callas, Tebaldi, Scotto ou encore Zampieri? (je les classent comme représentantes d'un même style, mais c'est peut être déjà une erreur de ma part?) Leurs voyelles m'ont toujours semblées "claires, y compris sur les notes les plus hautes, d'où d'ailleurs une certaine dureté.

Vraie question en tout cas.

¶ D'abord, à mon sens, il est difficile de donner une réponse globale, puisque les chanteuses que vous nommez, qui ne ressemblent pas, effectivement, à celles que j'ai citées, appartiennent à des courants très différents (le côté « gonflé » de Callas, la voix franche mais l'italien flou de Scotto, la dureté de Tebaldi, et l'idiosyncrasie à peu près totale de Zampieri font appel à des techniques d'horizons distincts). Mais je vois très bien ce que vous voulez dire : elles s'opposent aux autres par une franchise d'émission particulière.

¶ Ce que vous soulignez renvoie surtout à la nature de mes exemples (c'est pourquoi il y aura beaucoup d'autres épisodes, je l'espère) pour rendre plus évidente la présence de la couverture. Toutes ces chanteuses que vous mentionnez couvrent leur voyelles (sinon elles ressembleraient à Idina Menzel), mais de façon différente, plus discrète, et peut-être plus réussie. Car le fait de disposer de voyelles « pures » (pas de [i] qui ressemblent à des [è] comme Kaufmann ou des [ü] comme Nimsgern, ce qui crée des tensions dans l'instrument) est considéré comme un objectif technique de premier plan, même chez des théoriciens pas forcément très concernés par l'élocution ou l'expression.

¶ À mon avis, la différence tient davantage dans le placement (beaucoup de sopranos peuvent être très sonores en chantant en arrière), qui est assez antérieur chez elles et leur procure cette franchise, voire cette dureté dans le haut du spectre.
♦ Chez Tebaldi, la primauté est clairement donnée à l'exactitude des voyelles. Elle couvre, mais la couverture est un équilibre, une accommodation, et chez elle, l'équilibre se dirige clairement vers une voix protégée, mais une articulation très exacte des voyelles italiennes. Ce qui pourrait expliquer la dureté de ses aigus, mais ce n'est pas le cas de Maria Curtis Verna ou Antonietta Stella, avec des voyelles pourtant très conformes. Marcella De Osma et Gabriella Tucci accommodent davantage en haut (comme Scotto d'ailleurs). Et puis cela n'empêche pas de bien dire, témoin la Norma de Cerquetti, l'absolu du legato sulla parola (où le texte est déposé sur la ligne de chant), alors que ses voyelles à elle sont très altérées.
♦ Chez Callas, on entend quand même nettement comme tout son chant est très arrondi. Les voyelles sonnent avec pureté, mais comme placées dans une sorte de marmite en rotonde, au même endroit, ce qui permet de ne pas avoir à en bouger pour les différencier – c'est, de fait, un bon usage de la couverture. Le blanchissement du timbre dans l'aigu peut tenir au centre de gravité de la voix (quand même plutôt un soprano grave, au minimum, voire un mezzo-soprano avec une belle extension supérieure), ou bien de la technique d'émission (un peu dans les joues, et pas complètement devant, ce qui rend la montée un peu moins facile).
♦ Chez Scotto, c'est clairement l'équilibre de la voix qui donne cette impression, avec des sons qui résonnent en haut et à l'avant du crâne, avec cette stridence particulière. Scotto a des voyelles très floues (voire « impures », glissantes), très peu intelligibles au delà du passage, et ça ajoute sans doute à cette impression désagréable dans le haut du spectre (j'aime beaucoup Scotto), sans parler du vibrato dans les périodes plus tardives. Je vois pas mal de points communs avec la couverture opaquissime de Freni, en réalité.
Zampieri est tout un poème, et les paramètres de bizarrerie sont si nombreux que je n'ose pas trop me lancer dans une exégèse. Extrêmement antérieure, une résonance placée très précisément sur ses meilleures notes, mais une nature généreuse et un peu d'appuis pharyngés qui font bien entendre sa nature de soprano dramatique (un peu comme si on greffait un timbre d'enfant sur la machinerie de Gencer, Schnaut ou Eaglen…), et des coups de glotte assez ébouriffants. La voix est tout de même couverte assez traditionnellement, les voyelles sont dans une zone de sécurité (et ses [i] très saillants sont finalement plutôt une preuve d'émission saine !).

Donc elles couvrent, assurément. On trouvera peu de chanteurs d'opéra qui ne le font pas, sinon la voix blanchit très vite après le passage. Chez les professionnels, hors cas de facilité extrême comme Di Stefano, Liccioni ou Carreras (et encore, ils ont la technique, même s'ils  l'utilisent avec parcimonie – contrairement à la légende urbaine, Carreras chante peut-être un peu trop ouvert, mais il couvre en permanence !), ou chez quelques rares mauvais chanteurs bizarrement passés entre les mailles de la sélection et qu'on rencontre de façon éphémère sur quelques scènes relativement importantes.

Ces questions se vérifient plus facilement avec les voix d'homme : certaines basses très dotées ne couvrent pas, certains barytons couvrent mal. Chez les ténors, la mauvaise couverte limite très vite la possibilité d'accéder aux grands emplois : les aigus sont alors très tendus (la voix se crispe beaucoup plus tôt sans l'accommodation nécessaire), petits, blanchis et rarement vibrés. Pas exactement ce que l'on attend des ténors verdiens, disons.

Un excellent exemple avec Carreras dans l'air de Luisa Miller : il serait impossible de chanter avec ce legato et ces tenues si ce n'était pas à partir d'une technique incluant la couverture. On entend très bien, dès la première note « O-ah », c'est-à-dire que l'attaque est couverte. C'est que l'on appelle l'aperto coperto (je l'aborderai plus tard dans le cycle), commencer la note protégée, et ouvrir ensuite le son pour l'approcher de la voyelle réelle (en gardant les avantages de rondeur et de confort) ; le grand art est de ne pas le faire entendre, mais chez beaucoup d'artistes, c'est très perceptible (et notamment chez Carreras).
Alors oui, les voyelles de Carreras s'ouvrent beaucoup après l'attaque, et peut-être trop pour sa sécurité, mais il est tout à fait en maîtrise, plus qu'à peu près n'importe quel autre, et ça s'entend parfaitement ici. [Je n'ai jamais été convaincu par la théorie du petit ténor rossinien égaré ou de la mauvaise technique, il a surtout été très malade, et c'est là que la voix s'est dégradée.]

La question réellement intéressante n'est donc pas si l'on couvre ou non (dans le chant lyrique, sauf éventuellement pour le baroque, on n'a pas vraiment le choix), mais à quel degré, et de quelle façon. Est-ce en modifiant les voyelles ou simplement en ajustant leur placement ? Est-ce en unifiant ou en différenciant les timbres de chacune ? Est-ce sur toute l'étendue ou simplement sur les notes qui en ont besoin ?
C'est dans ces équilibres que se situe le grand art (vocal du moins, parce que les chanteurs les plus équilibrés ne sont pas forcément les plus intéressants, évidemment).

Je suis forcément très loin de vous avoir répondu (il faudrait prendre des exemples pour les quatre noms que vous avez cités et fouiner un peu dans leur mixture personnelle), mais j'espère que ça donne des pistes pour mieux entendre leur positionnement technique.


Vous évoquez aussi l'emploi quasi exclusif de la voix de tête dans le registre aigu féminin, mais est ce vraiment toujours le cas? Si non, quelles sont les exemples de sopranos utilisant leur voix de poitrine y compris dans le registre aigu?

Les femmes n'ont pas vraiment le choix (un peu évoqué là, je crois). Physiologiquement, le chemin est beaucoup trop long à parcourir pour continuer à chanter en voix de poitrine (leur voix parlée). En revanche, dans les répertoires qui sollicitent moins d'aigu, elles le font :  une bonne partie des techniques de musical et de pop utilisent le belting, le soutien larynx haut pour faire monter la voix de poitrine au delà de ses limites, d'où le côté tendu, parfois décrit comme « crié », là où les chanteuses lyriques sont plutôt « hurlantes » ou « hululantes ».

Il existe néanmoins des cas (relativement rares) où les chanteuses essaient de mixer les deux registres. Cela donne, dans le milieu de la tessiture, une voix de tête très dense, moirée de rocailles, j'adore ça personnellement. Grandes spécialistes, Brigitte Fassbaender et par-dessus tout Doris Soffel. Par exemple son Sextus (mais elle le fait partout), chanté en voix de tête, mais où l'on entend des résonances fortes de poitrine : le mécanisme reste de tête, mais se pare de couleurs inhabituelles, plus rauques. Et elle fait ça assez loin en montant dans la tessiture (tout en l'intensifiant près du passage). C'est l'équivalent de la voix mixte chez les hommes, à ceci près qu'il existe un second mixte chez les femmes, encore plus rare, entre voix de tête et voix de flageolet (Cécile Perrin en est l'archétype dans ses aigus).

Là aussi, j'espère avoir apporté des pistes – mais cette question-ci était plus facile !

N'hésitez pas si ce n'est pas le cas (ou si d'autres questions surviennent), c'est toujours plus agréable que de soliloquer au hasard, sans être sûr de répondre à des questions que quelqu'un autre se pose…

17. Le dimanche 3 juillet 2016 à , par Pasager

Merci beaucoup pour ces réponses très détaillées ;)

(J'aime particulièrement la définition concernant la voix de Zampieri "un peu comme si on greffait un timbre d'enfant sur la machinerie de Gencer, Schnaut ou Eaglen" )

J'aimerais juste revenir sur la différence poitrine/tête avec un exemple tout bête, celui de Callas dont j'ai toujours entendu dire qu'elle chantait en voix de poitrine en permanence. Cela ne ferait donc référence qu'a son registre grave et médium?

De plus, si le registre aigu ne peut pour des raisons physiologiques qu'être émis en voix de tête , d'où provient sa richesse et son amplitude ? Car j'ai toujours associé, a tort peut être, la voix de tête a un son plutôt faible et "émacié", en tout cas très éloigné de celui émis par certaines cantatrice a la voix particulièrement corsée!

Pour finir, je vais peut être énoncer des choses confuses, mais quelle est la différence, si il en existe, entre la voix de tête et ce que l'on appelle la voix de "fausset"? Si je ne m'abuse, le premier désigne un paramétrage particulier d'émission et le second une technique basée tout entière sur son utilisation, non? Si tel est le cas, cela signifie t'il qu'il aussi possible de chanter les graves en voix de tête?

18. Le dimanche 3 juillet 2016 à , par DavidLeMarrec

J'aimerais juste revenir sur la différence poitrine/tête avec un exemple tout bête, celui de Callas dont j'ai toujours entendu dire qu'elle chantait en voix de poitrine en permanence. Cela ne ferait donc référence qu'a son registre grave et médium?

C'est une affirmation sans fondement. Callas utilisait volontiers le registre de poitrine pour ses graves (qui claquaient !), voire mixait la voix de tête avec la voix de poitrine dans le bas-médium, mais le reste est évidemment émis de la seule façon possible à ces hauteurs, en voix de tête.


De plus, si le registre aigu ne peut pour des raisons physiologiques qu'être émis en voix de tête , d'où provient sa richesse et son amplitude ? Car j'ai toujours associé, a tort peut être, la voix de tête a un son plutôt faible et "émacié", en tout cas très éloigné de celui émis par certaines cantatrice a la voix particulièrement corsée!

La terminologie classique remonte à des périodes où les connaissances physiologiques étaient réduites, et ne sont pas très claires, ni très précises, et même pas toujours justes. Ils recouvrent plusieurs réalités (la voix de tête, est-ce le fausset, ou simplement la partie de la voix après le passage ? cela diffère selon les auteurs), ce qui rend leur emploi d'autant plus délicat pour expliquer. Néanmoins, puisque ce sont les mots qui circulent dans la pratique, gardons-les. Mais dans ce cas, je vais passer par le plus simple, par la physiologie.

Lorsqu'un homme (et généralement une femme) parle, il contracte le muscle thyro-artyténoïde qui rend les cordes vocales courtes et épaisses. C'est ce qui produit, en chant, la voix de poitrine / mécanisme I / mécanisme lourd.
Pour atteindre les aigus, il faut que le muscle crico-thyroïde face basculer le cartilage thyroïde (ce sont alors les ligaments et plus le muscle thyro-artyténoïde qui est sollicité), ce qui tire les cordes vers l'avant, qui deviennent allongées et plus fines, facilitant l'accès aux aigus. C'est ce que l'on appelle voix de tête / mécanisme 2 / mécanisme léger.

Dans le répertoire lyrique, on valorise en général la continuité du timbre sur toute la tessiture, il faut donc habiller la voix de tête avec des artifices de résonance pour la faire sonner avec la même couleur que la voix de poitrine (la couverture vocale participe, en autres, de ce processus). On désigne parfois la voix de tête comme une couleur (plus ou moins synonyme de fausset), mais si on veut vraiment s'en servir pour parler de technique, il est plus rigoureux d'en parler comme du registre au delà du passage – et là, difficile de considérer la voix de tête de Mario Del Monaco comme frêle…
Simplement, le mécanisme physiologique est très différent, tout l'art du chanteur lyrique est justement de camoufler ce moment du passage où les réflexes musculaires vont être contradictoires (essai de conserver la couleur du mécanisme grave mais besoin d'atteindre la souplesse du mécanisme l'aigu).

Le fausset est donc utilisé comme synonyme de voix de tête assez souvent, mais physiologiquement, c'est une posture un peu différente, celle où les cordes vocales sont rigides, que l'air passe et que seul le dessus des cordes vibre (un peu comme la friture des chanteurs de metal ou des octavistes russes). Avec un côté très grêle effectivement, difficile à maîtriser aussi.

La voix de tête peut donc parfaitement être puissante : et comme tout ce qui est dans l'aigu, elle l'est en général davantage, une fois proprement renforcée dans les résonateurs, que la voix de poitrine.

À cela, il faut ajouter que, chez les femmes, la voix de tête est naturellement assez sonore, et que les problèmes de construction ne sont pas entièrement similaires à ceux des hommes.


Pour finir, je vais peut être énoncer des choses confuses, mais quelle est la différence, si il en existe, entre la voix de tête et ce que l'on appelle la voix de "fausset"? Si je ne m'abuse, le premier désigne un paramétrage particulier d'émission et le second une technique basée tout entière sur son utilisation, non? Si tel est le cas, cela signifie t'il qu'il aussi possible de chanter les graves en voix de tête?

La première partie m'a conduit à (essayer de) répondre à cette question. Mais effectivement, chez les amateurs de lyrique (voire chez les chanteurs eux-mêmes), le plus souvent la voix de tête indique le mécanisme léger pur et le fausset l'extrême aigu pas très bien timbré ni connecté au reste du timbre. Néanmoins, ça correspond davantage à une perception auditive finale qu'à la réalité de la confection technique de ces sons.

On peut, de la même façon qu'on peut pousser sa voix en mécanisme 1 vers l'aigu (pas aussi haut, naturellement), descendre en mécanisme 2, vous pouvez le tester vous-même, c'est amusant. On ne descend pas aussi bas, mais c'est possible – en revanche la puissance et la projection sont si réduites que ce n'est pas du tout exploitable sans amplification.

La voix de poitrine étant (bizarrement) mal vue chez les femmes – témoin les paroles recueillies dans ce documentaire culte, sur lequel je voulais justement revenir à l'occasion de ces notules glottologiques (un feu d'artifice de vocabulaire incompatible) –, la plupart s'efforcent de rester en voix de tête en descendant. On entend très bien la différence entre les (deux) Leonora, Eboli ou Amneris qui s'autorisent la voix de poitrine (qui tonne) et celles qui tâchent à tout prix de conserver la continuité du timbre (plus élégant, mais un peu étouffé). C'est ainsi que Leontyne Price, malgré sa voix ample et rauque, semble toujours s'étrangler dans les graves de ses rôles (graves qu'elle avait assurément, vu le timbre !), parce qu'elle refusait d'aller chercher le mécanisme de poitrine.

Autrement dit : non seulement c'est possible, mais la plupart des sopranes, et mêmes des mezzos, font ça tout le temps.

19. Le lundi 4 juillet 2016 à , par Pasager

D'accord, merci pour ces précisions! Le documentaire est en effet très éclairant sur le sujet!

En fait, j'ai toujours associé le terme de voix de tête ou de "fausset" a un type de voix style "Bee Gees" ou Daniel Balavoine (excusez les références hein ;) ) cad des voix aigues sonnant de manière très crispées voire étranglées, comme si le mécanisme vocal était partiellement bloqué, et privé de la majeure partie de son spectre ne laissait plus émettre qu'un filet de voix aigre.

Or si la voix de tête permet autant, voire plus d'amplitude que celle e poitrine, le phénomène que je décris n'est donc pas imputable a l'usage de la voix de tête en tant que tel mais bien d'une mauvaise gestion d'autres paramètres, c'est bien ca? Si tel est le cas, quelles en sont les causes? Larynx remontant, mauvais soutient respiratoire?

C'est en tout cas une configuration vocale que je trouve particulièrement affreuse!

J'avais une dernière question qui relève d'une simple curiosité, mais existe t'il des barytons ou des basses usant de manière significative de leur registre de tete?

20. Le lundi 4 juillet 2016 à , par DavidLeMarrec

Attention tout de même, le documentaire est surtout éclairant sur l'emploi anarchique des termes (voire la mauvaise foi absolue de certaines vieilles gloires) : Barbieri emploie en réalité le terme de voce di petto (voix de poitrine) pour désigner la voce di gola (engorgement) ou l'émission basse, ce qui n'a rien à voir – et elle a raison sur le fait que ses poitrinés sont parfaitement sains et brillants. Mais c'est éclairant sur le fait que les chanteurs eux-mêmes (souvent professeurs également…) n'ont qu'une représentation très vague de ce que recouvrent les termes, voire du fonctionnement de leur appareil vocal (ce qui est tout à fait possible si l'on fait le bon geste musculaire, après tout, mais n'aide pas trop les élèves).

La crispation et l'étrangelement sont plutôt liées à d'autres paramètres que le registre de tête : voyelles non couvertes (justement…), larynx qui remonte trop… Il n'empêche que ce type de voix est parfaitement licite dans d'autres répertoires – si l'on n'a pas besoin de faire des contre-ut, de passer un orchestre ou d'avoir un beau legato, comme dans la plupart des répertoires, alors on n'a pas besoin de tout ce fatras de contraintes, propre au répertoire lyrique.

Évidemment, si la voix est travaillée superficiellement, on va entendre les cassures de façon désagréable entre les deux mécanismes, au milieu d'une phrase, d'un mot, sur des lignes musicales continues, etc.



J'avais une dernière question qui relève d'une simple curiosité, mais existe t'il des barytons ou des basses usant de manière significative de leur registre de tete?

Oui, et de plusieurs façons !

Toute la partie après le passage (au delà du ré pour un baryton, au delà de l'ut pour une basse, disons) est, de fait, dans le registre supérieur. Mais la tradition chez les voix graves est de conserver le mécanisme lourd en montant. C'est de là que procèdent les problèmes d'aigu chez certaines basses très bien dotées par la nature, mais qui n'ont pas fait l'effort, pour quelques notes de plus, de faire tout le travail de reconstruction et d'harmonisation que doivent faire les ténors qui ont beaucoup plus de notes à assurer au delà du passage – on peut chanter beaucoup de rôles de basse sans maîtriser son passage, mais très peu de rôles de ténor.

¶ Certains chanteurs (les meilleurs !) mixent et utilisent ainsi un dégradé de couleurs en montant vers l'aigu, au lieu de rester uniquement dans le mécanisme lourd – Dietrich Fischer-Dieskau, le jeune Olaf Bär ou Jean-Philippe Courtis, par exemple.

¶ Enfin, la voix de tête pure est parfois utilisée pour certains aigus (les la3 de Figaro dans le Barbiere, très périlleux), et en particulier pour les effets comiques (il y a des parties en clef de sol dans Falstaff, lorsqu'il imite les bourgeoises enamourées).

Ce n'est quand même pas le plus courant, mais ça existe, oui. Ce sont surtout des questions de caractère et d'emploi qui font que le mécanisme léger est peu utilisé chez les hommes graves (les pères, les méchants, les héros maudits) – et aussi sans doute, comme soulevé précédemment, la somme de travail de fond pour un nombre de notes assez peu conséquent.

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