Introduction à la tragédie lyrique - quels codes, quel but ?
Par DavidLeMarrec, samedi 25 août 2007 à :: Pédagogique :: #698 :: rss
On reproche souvent à la tragédie lyrique d’être stéréotypée, plutôt creuse musicalement, un répertoire où chaque pièce est la copie conforme de l’autre.
Il me semble que cette impression est souvent due à une méconnaissance du cahier des charges, des lois du genre qui n’obéissent pas à notre logique d’innovation et de personnalité, mais plutôt à la recherche de variations subtiles sur une esthétique commune à tous.
C’est pourquoi j’ai proposé ceci comme introduction à la tragédie lyrique (à partir de la vidéo d' Atys mis en scène par Villégier). C’est là une vulgate sommaire, mais doit être à peu près présente la nature de l’approche qui me semble la plus féconde pour faire aborder la tragédie lyrique aux sceptiques.[1]
Version brève et version longue - il y en a pour tous les goûts.
Notes
[1] Sans circonvolutions, ce sera en option.
A. Version courte :
Dans son principe, la tradédie lyrique (ou tragédie en musique) est l'opéra sérieux en français des XVIIe et XVIIIe siècles, où le texte prime. Le décalque de la tragédie classique, mais façon déclamation chantée.
Elle obéit à des règles qu'on a un peu précisées dans la version longues, mais disons qu'on rencontre des morceaux de bravoure obligés (sommeil, orage, etc.), et que chaque acte (ils sont toujours au nombre de cinq) doit normalement se clore par un divertissement dansé et chanté, qu'il faut intégrer à l'action. S'y ajoute souvent un prologue, soit à la gloire de Louis XIV, soit allégorique.
La trame dramatique consiste le plus souvent en une relecture mythologique où ce qui reste inconnu de la légende peut être inventé par le dramaturge.
Côté musique, la proximité de la voix parlée et le sens de la danse priment.
B. Version longue :
1. Genèse
Il faut peut-être avoir en tête ce que représente le genre de la tragédie lyrique. Il est apparu en France au milieu du XVIIe, de pair avec la personnalisation extrême du pouvoir par Louis XIV. Lully, florentin fraîchement immigré, avait été emporté dans les bagages de la duchesse de Montpensier à onze ans, comme garçon de chambre pour concourir au perfectionnement de l'italien de la Grande Mademoiselle, chez qui il développe ses talents musicaux. Suite à sa disgrâce, retirée dans son château de Saint-Fargeau à partir de 1652 (en raison de sa part éminente dans la Fronde), Lully quitte son service pour celui du roi.
Rapidement à la tête de la nouvelle Bande des Petits Violons du Roi, il devient premier compositeur de la Cour par son envergure musicale réelle doublée d'un talent de courtisan très sûr.
De là , il apporte sa contribution à la création d'un genre qui soit propre au régime. Il s'inspire de l'opéra italien, qui était connu en France, pour avoir été en vain favorisé par Mazarin (Stozzi, Rossi...). La langue, la culture esthétique séparaient le public de cette forme inconnue. Il entre en collaboration avec Philippe Quinault, librettiste, et médite un nouveau genre. On espérait ainsi atteindre la mise en place de pièces chantées « à machines », comme l' Ercole Amante de Cavalli - dont Lully avait écrit les ballets -, mais adaptées à la langue et au goût français.
Ce genre nouveau est inspiré de l'opéra des origines (le seria n'existe pas encore en italie), c'est-à -dire de Cavalieri, Monteverdi, Cavalli, Francesca Caccini, etc. Le principe est d'exalter l'expression théâtrale par l'adjonction de musique, comme chez les Antiques, ce qu'on ne faisait jusqu'alors que pour la musique religieuse (où le texte était fixe et que la polyphonie rendait largement incompréhensible).
On est sur le principe d'une monodie[1] accompagnée, donc.
2. Composition du genre
Qu'en font Lully et Quinault ? Il choisissent de s'emparer de la tragédie classique, et de créer leur genre avec les mêmes impératifs, mais en miroir. Cinq actes et une journée, oui, mais avec un prologue à la gloire du souverain (un gage pour s’assurer de plaire...) et un divertissement clôturant chaque acte.
La bienséance des titres est conservée (on ne s'adresse pas à un souverain de même qu'à un valet), mais contournée par les mensonges d'Arcas dès le premier opéra, qui prétend avoir tenu tête au roi avec des propos triviaux. De même, les meurtres n'ont pas lieu sur scène, mais on y voit des mourants venant de se frapper s'y traîner (Atys), et le départ de certains coups, des tortures spectaculaires (Thésée).
Le vraisemblable ordinaire, d'habitude recommandé, et contourné par le vraisemblable extraordinaire de Corneille (possible, mais improbable), est remplacé par le merveilleux, à savoir l'intervention des divinités, le déchaînement des éléments, la magie.
De même, l'unité de lieu (ou du moins la vraisemblance des déplacements, comme dans Dom Juan) n'est plus nécessaire, puisque les téléportations magiques sont de rigueur.
Les sujets aussi changent : ce ne sont plus les tortures morales de personnages mythologiques, antiques, voire historiques, mais plutôt de la mythologie pure, dans tout ce qu'elle a de plus féérique : le dragon de Cadmus, les tortures de Médée, les enchantements d'Armide.
Mais on pouvait, plus rarement, employer des sujets sans caractère mythologique :
=> Des sujets liés à la littérature médiévale, et dès Lully (Roland, Amadis des Gaules, etc.).
=> A partir du Scanderberg de Rebel/Francoeur/La Motte, il est possible d'inclure des sujets historiques (relativement récents et pas trop lointains, même si considérés comme tels : XVe siècle en Albanie, ici).
3. Les principes
Chaque opéra devra respecter un cahier des charges précis, avec un nombre d'éléments incontournables. La créativité rythmique, harmonique, dramatique ne se crée que dans ce cadre. Les différents compositeurs se démarqueront par la nuance, la variation sur ce schéma fondamental, et non sur le contraste, sur la personnalité[2].
Tout opéra doit donc, à l'époque de Louis XIV (ensuite, les choses changent), contenir :
- cinq actes et un prologue à la gloire du roi ;
- le noeud, la bascule de l'action doivent figurer au troisième acte ;
- dans une alternance de vers : alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, hexasyllabes (cela rend le propos musical moins ronronnant) ;
- des divertissements à chaque acte, plutôt à la fin, contenant des danses, des choeurs et des ariettes ;
- des danses incontournables, comme la chaconne ;
- des motifs obligés, comme le sommeil, l'orage, le deus ex machina (qui vient résoudre les conflits au V ou les attiser au III), les scènes pastorales, le désespoir amoureux, le dépit amoureux violent, les maléfices magiques, etc.
La tragédie lyrique se termine toujours bien, à quelques exceptions notables près (j'en vois quatre vraiment sombres, où le bien est vaincu sans ambiguïté - cliquez sur la note pour les connaître[3]). Les réjouissances du cinquième acte sont à ce prix !
A savoir aussi, il est interdit de modifier la part la plus fameuse du mythe utilisé (Achille ne peut pas mourir centenaire, Persée ne peut pas être vaincu par Méduse, Phaëton ne peut pas mener victorieusement le char du soleil, Médée ne peut pas épargner ses enfants - bien que certaines parts du mythe le proposent... [4]), mais tout ce qui n'est pas interdit est permis : on peut tout à fait inventer un lieutenant, une amante, un épisode qui ne soient pas proposés chez les Anciens.
Le but du jeu sera de proposer une oeuvre différente des autres, en utilisant l’ensemble de ces ingrédients. Il peut y avoir de petites transgressions. Contrairement au seria italien, le sujet littéraire est véritablement traité, et le nom du héros n’est pas le prétexte au déroulement d’un canevas assez étranger à la nature de ce héros. C’est précisément cette recherche de proximité au texte qui est très importante.[5]
4. L’écriture musicale
Et cette proximité a fait le lit des critiques contre le genre, où l’on braillait trop, pour l’amour de l’expression, sur des récitatifs.
Le drame est essentiellement constitué de récitatifs (accompagnés par les cordes) très allants, assez fouillés harmoniquement (on module beaucoup, comparé à du Haendel ou du Bellini), qui alternent avec les danses instrumentales ou chantées. Quelques airs émaillent la partition, mais ils sont brefs, souvent sans reprises : plutôt des ariosos.
Parfois, certaines répliques un peu plus apprêtées et mélodiques sont répétées, rarement plus d’une fois. Souvent des aphorismes, en réalité.
Côté instrumentarium, outre un continuo qui contient généralement des cordes grattées comme le théorbe ou la guitare baroque, les partitions contiennent dans cette première période de la tragédie lyrique les premiers dessus (violons I), parfois les seconds dessus et les alti, et bien sûr la basse, chiffrée si nécessaire[6]. Les bois (flûtes à bec essentiellement) interviennent surtout dans les scènes pastorales, ou pour suggérer le sommeil (chez Rameau, ils doublent très souvent les premiers violons, ce qui est une caractéristique de son orchestration, où les bassons font aussi une entrée très remarquée).
Pour les scènes de triomphe, trompettes et timbales sont de sortie.
Tous les codes sont ainsi tournés vers le drame (et la danse), puisque dans la tragédie lyrique (ou « tragédie en musique »), comme l’indique son nom, le drame est premier, et la musique a essentiellement pour fonction de renforcer son pouvoir.[7]
La musique s’exprime plus librement dans les divertissements, mais ces mêmes divertissements doivent ponctuer harmonieusement le drame, et créent, par leur présence, des césures souvent expressives – par exemple à la manière de l’attente craintive que nourrissent certains stasima[8] de la tragédie des Anciens.
Avec ces éléments, on s'aperçoit que l'intelligibilité, donc l'usage d'un orchestre raisonnablement pléthorique et modérément sonore, de même que le déhanchement constant du propos musical induisent le respect des apports musicologiques ici bien plus qu'ailleurs : il faut être entendu, il faut pouvoir danser. L'irrégularité des notes égales, particulièrement, est indispensable. (C'est pourquoi les versions les plus anciennes sont disqualifiées ; non pas par idéologie, mais d'un point de vue très pratique pour respecter l'intelligibilité, l'urgence dramatique et le sens de la danse qui constituent l'essentiel de l'intérêt de ce genre. De surcroît, le dépouillement des partitions rend l'implication de l'interprète indispensable à la réussite des représentations.)
5. Cadmus, Atys et Isis
Dans ces œuvres encore jeunes du tandem Lully/Quinault (1ère, 4e et 5e œuvres communes), on assiste à quelques ajustements. La part du comique est encore réelle, et le rôle travesti de la nourrice grotesque de Cadmus ne refera une apparition que dans le registre comique (« une vieille » dans musique de scène du Malade imaginaire par Charpentier). Le valet plus gouailleur que bretteur de Cadmus, le dépit amoureux de Célénus, puis des amants (Atys), la déclaration d’amour bouffonne de Mercure à Iris (Isis), tout cela disparaîtra intégralement, souvenirs d’un mélange des genres à l’italienne que ne goûtait pas démesurément le roi.
On note certaines bizarreries dans la construction, également ; par exemple le troisième acte assez vide d’Isis, une pastorale au cœur d’un drame peu épais (peu de succès à l’époque, et le sujet trop d’actualité valut l’exil à Quinault) ; ou ce baryton (une basse-taille ou une taille) pour le jeune premier dans Cadmus ; la fin d’Atys, très inhabituelle pour cette première esthétique de la tragédie lyrique.
Les choses changeront : avec la Régence, les prologues deviennent allégoriques, annonçant plus explicitement le drame à venir (ce qui n’était pas indispensable dans les Prologues à la gloire du roi) avant de disparaître quelques années plus tard - à partir de la première mouture du Zoroastre de Rameau/Cahusac, en 1749.
6. « Ecoles »
J'ai l'habitude, par commodité, de découper cet univers en trois périodes assez aisément identifiables :
- La première école, celle de la création, avec Lully et ses successeurs immédiats (son élève Collasse/Colasse, Charpentier, Lully neveu). La déclamation reste première, et les codes assez nettement observés. Les choeurs sont très homophoniques, l'orchestration modeste.
- La deuxième école, celle qui s'épanouit après la mort de Lully sans consoler complètement le roi (Campra, Desmarest, Destouches...). Les formes sont assouplies, avec plus de contrechants à l'orchestre, plus d'airs lyriques. Apparition progressive de la virtuosité vocale, mais encore intégrée à l'action.
- La troisième école, celle qui entérine les modifications profondes comme le prologue allégorique ou l'absence de prologue (Rameau, Mondonville... plus aucun lien avec Louis XIV). Une vision beaucoup plus lyrique et cursive, moins de raffinements purement musicaux du type de la deuxième école, moins de modulations aussi. Tout se tend vers l'effet, avec un grand savoir-faire dans les déchaînements spectaculaires, qui donnent lieu à de véritables recherches orchestrales. Goût du décoratif, la virtuosité se répand, souvent au coeur de longs ballets peu essentiels au drame. Côté orchestration : sacre définitif des bassons comme entité indépendante, doublure des violons par les bois, dédoublement des traits rapides... D'autres thématiques, philosophiques, pastorales, peuvent se mêler au genre.
- On peut éventuellement ajouter la période de décadence qui fait suite, puisqu'on compose et joue de ces tragédies jusqu'à la fin du siècle - très peu de choses sont à ce jour disponibles en partition ou au disque pour pouvoir bien en juger. Les grands succès antérieurs, remis au goût du jour par leurs auteurs ou par des compositeurs vivants, étaient de toute façon toujours redonnés.
A l'usage, on repère d'oreille rapidement l'école, sinon le compositeur.
A noter (1) : On a ici quelques remarques sur la postérité des formats vocaux de la tragédie lyrique. Pour un panorama plus vaste, on peut se reporter ici.
A noter (2) : Gluck n'appartient plus exactement à la tragédie en musique, sa réforme en épure les codes[9]. Et son harmonie pauvre, sa rythmique très régulière l'éloignent autant que possible de l'esthétique baroque. Gluck est, incontestablement, un iclassique/i. Tout en conservant certaines armatures, le produit n'a plus rien à voir (perte de mobilité, airs isolés, récitatifs plats, choeurs et ballets à la marge, pas de scènes pittoresques obligées, etc.) : nous sommes à mi-distance de la tragédie en musique et de l' opera seria. Et - malgré la querelle qui opposa leurs partisans - Piccinni se trouve dans le même cas.
7. Villégier : Atys
Outre la très belle direction d’acteurs, quelques remarques sur les allusions de Villégier.
=> Le très beau travail du prologue qui en montre les rouages et l’artifice sans détruire son fonctionnement – alors que la plupart des metteurs en scène adorent « déconstruire » au point qu’on ne discerne plus les ressorts esthétiques de l’œuvre.
=> L’intervention intempestive et tapageuse des Arlequins, qui évoque l’influence refoulée du modèle lyrique italien.
=> Le prologue en lui-même joue très bien sur l’ambiguïté entre l’éloge du souverain, celui du héros, et, pour finir, l’annonce de la pièce à venir.
=> Les rameaux de pin, qui sera l’arbre de la transformation[10] d’Atys.
Avec cela, même sans être habitué, on doit pouvoir saisir l’essentiel.
Ajout : Un exercice pratique ici.
Notes
[1] C'est-à -dire une ligne musicale, une mélodie unique.
[2] La recherche, présentée en système, de la personnalité et de l'invention de voies nouvelles n'apparaît qu'avec le romantisme.
[3] (ATTENTION, DIRTY SPOILING) : Atys, Idoménée, Pyrame & Thisbé, Scylla & Glaucus
[4] Celles antérieures à Euripide, qui ne traitent pas de l'infanticide ; ou celles postérieures, dont certaines postulent que Médée laisse ses enfants comme suppliants aux autels d'Héra, garante des serments du mariage, où ils sont massacrés par les Corinthiens. Etrangement, alors que Michèle Reverdy revendique la tradition ancienne, elle développe plutôt, à la suite de Medea-Stimmen de Christa Wolf, la thématique du massacre des innocents en l'absence de la mère, qui est donc postérieure à la tradition euripidienne. En attendant que nous abordions ces questions, vous pouvez toujours consulter le début de la série. Ou réclamer via la tribune libre.
[5] Le cantabile, l'aspect chanté, était si secondaire que l'opéra français, exception dans une Europe où, à de rares exceptions près (la Cour de Suède, ou Hambourg pendant quelques années), on ne jouait l'opéra qu'en italien, avait la réputation d'être constamment crié, ce qui lui était vertement reproché par ses détracteurs - on a conservé le souvenir des charges de Rousseau, bien évidemment. Il faudra peut-être revenir sur la Querelle des Bouffons.
[6] Afin de pouvoir restituer l'harmonisation du chant.
[7] Comme aux origines, encore une fois...
[8] Chants du choeur qui interrompent le drame. Voir ici pour plus de détails.
[9] Bien que, dès la refonte du Zoroastre de Rameau, il existe des tragédies lyriques en trois actes.
[10] Métamorphose serait peut-être plus adéquat.
Commentaires
1. Le dimanche 26 août 2007 à , par licida :: site
2. Le dimanche 26 août 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le mardi 22 janvier 2008 à , par Morloch
4. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par Morloch
6. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par Morloch
7. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
8. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par Morloch
9. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
10. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par Morloch
11. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
12. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par Morloch
13. Le mercredi 23 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
14. Le dimanche 27 avril 2014 à , par gggedddssg :: site
15. Le vendredi 12 février 2016 à , par Yvan
16. Le samedi 13 février 2016 à , par DavidLeMarrec
17. Le lundi 17 juin 2019 à , par MynDuke
18. Le mercredi 19 juin 2019 à , par DavidLeMarrec
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