Un autre volume incroyable dans la série Nordic Journey de l'organiste James D. Hicks, l'une des plus incroyables entreprises d'exploration de l'histoire du disque – et en tout cas la plus passionnante que je connaisse dans le répertoire de l'orgue !
Le concept ? Jouer sur des instruments autour de la Baltique, du répertoire composé dans ces pays. Dans chaque disque de la série, beaucoup de musique de compositeurs vivants, et énormément de très belles découvertes !
Dans ce volume, un double disque de surcroît, la superstar est le letton Pēteris Vasks. Les crois qu'à part Claes Holmgren (et peut-être Fredrik Sixten ?), je découvrais tous les autres pour la première fois : Peeter Suda, Yngve Sköld, Grimoaldo Macchia, Malle Maltis, Indra Rise, Toomas Tuulse, Kjell Mørk Karlsen, Dace Aperane, Vidas Pinkevicius, Lasse Toft Eriksen, Andrzej Mikołaj Szadejko, Peeter Vähi, Jack Mattsson, Urmas Sisask, Andreas Willscher… ! Dans l'ensemble, toutes les pièces retenues sont postérieures à 1950 mais se situent dans un spectre très tonal et consonant, en deçà des frottements de Chostakovitch et Prokofiev, pour situer, mais pas sans inspiration, bien au contraire ! Les pièces de Sisask, Vasks, Pinkevicius, Suda, Macchia, L.T. Eriksen, Rise, Sixten, K.M. Karlsen, Mattsson et Willscher m'ont fait forte impression dès la première écoute – je suis en train de tout réécouter, car le reste était très beau également. Il n'y a que les pièces avec instruments à cordes ajoutés (violon alto pour l'un, kantele pour les deux autres…) de Sköld, Maltis ou Tuulse qui m'aient paru un peu inoffensives.
En l'occurrence tout cela est joué sur un orgue de 2007 dans l'église principale de Pori, sur la côte Ouest de la Finlande, à l'ouest de Tampere et au Nord de Turku. Sonorités assez transparentes et froides, vraiment typiques des néoclassiques germaniques (en l'occurrence Paschen, un facteur situé au Nord de l'agglo de Kiel, le grand port allemand sur la Baltique non loin de la frontière danoise), mais bien registré et joué avec feu comme ici, et pour cette musique pensée pour ce type d'instrument, le résultat est particulièrement probant.
Sur les routes du Forez et du Livradois, en direction des fresques XIe
et du cloître roman de Lavaudieu. la route la plus brève nous mène,
comme tout bon carrefour de France, au pied d'une autre prestigieuse
abbaye – mère de nombreuses – aux contours partiellement fortifiés.
Le temps de descendre de monture, nous percevons, dès l'abord du
chevet, les vibrations qui transpirent des pierres.
En paisible hâte, nous poussons le portail Ouest… et se produit alors
un miracle comme seule l'apparition de la Foi peut en dispenser : ma
compagnonne d'aventure, plutôt rétive d'ordinaire aux abstractions
bruyantes de l'orgue, tombe à genoux et s'écrie devant l'assistance des
pèlerins en bure, massés autour du jubé où plane le Christ glorieux et
crucifié,
« JE CROIS ! ».
Ce prodige, que Dieu accomplit par le truchement des jeux d'anches à la
française, est révélateur, non seulement de Sa puissance et de Son goût
assuré, mais aussi de quelques-unes des tensions internes à l'orgue.
Tensions qui expliquent sa place singulière, à la fois le plus
accessible des instruments, audible en personne et gratuitement rien
qu'en poussant une porte voisine, et le répertoire le plus ésotérique,
très éloigné des autres genres, complexe, souvent tourné vers la
musique pure…
Cet épisode authentique de ma vie – ne croyez surtout pas que j'aie eu
le front d'y apporter quelques enjolivements insincères – m'incite à
l'Espérance, et tout en vous transmettant mes réflexions métaphysiques
sur la Double Nature (de l'orgue), me fait aspirer à donner quelques
pistes à ceux qui n'ont pas encore accepté la (toute divine) Grâce de
ce répertoire.
[[]]
Extrait de la Chaconne en sol
(inédite) de Pachelbel qui nous accueillit en la Casa Dei.
[[]]
La chaconne complète par le même Jürgen Essl, le seul organiste
à l'avoir enregistré, sur les orgues de Simmern (chez CPO).
L'orgue Dom Bedos – Quoirin de Sainte-Croix de Bordeaux, où je
vécus moi-même semblable révélation.
Le plus accessible
des instruments ?
L'orgue devrait pourtant être un instrument qui nous
demeure des plus familiers : quoiqu'il ne soit pas le plus ancien des
instruments qui ont encore cours en Europe, ce doit être celui dont les
exemplaires les plus anciens
nous soient parvenus – il reste quelques
buffets et tuyaux du Moyen-Âge.
Il est tellement emblématique de la musique
européenne qu'en arabe, le terme pour désigner l'instrument est plus ou
moins – si j'ai bien compris ce que les locuteurs m'ont expliqué – le
terme « romain », sous-entendu « l'instrument romain / européen /
chrétien ».
Outre sa présence
familière au sein de la liturgie
pour les pratiquants – créant une exposition mécanique pour toute une
population qui n'est pas nécessairement mélomane –, il a aussi la
particularité d'être audible gratuitement.
La plupart des concerts et
auditions d'orgue se déroulent ainsi en entrée libre ou au chapeau. Dans les quelques cas
où il sont payants, les tarifs sont rarement élevés… et il reste
toujours possible de contourner la chose en allant écouter les pièces
de sortie jouées en fin d'office ou les répétitions des organistes en
journée…
Je pourrais vous narrer en hautes couleurs les chocs
vécus en entrant par hasard à l'heure où l'organiste de Saint-Gilles
d'Étampes répète du Boyvin sous les insolites fresques honorant les
artisans-mécènes du
XVIe siècle, ou, comme vous le savez désormais, à l'instant où Jürgen
Essl s'essaie
à une chaconne à la française de Pachelbel sur l'anonyme-Carouge de La
Chaise-Dieu.
Et cette expérience peut advenir pour n'importe quel
néophyte qui pénètre par hasard dans une église pour prier, visiter, se
reposer… Surtout qu'il s'y ajoute la dimension la plus évidente :
l'impact physique de
l'instrument. La technique à vent, la largeur des
tuyaux, leur spatialisation dans l'instrument, la réverbération des
voûtes produisent immédiatement une expérience sensorielle très
concrète,
très physique : il n'est pas besoin d'être initié pour sentir le son
toucher notre peau, l'espace se remplir des échos, pour percevoir le
contraste entre les timbres des jeux…
Quand vous avez des anches ou des chamades qui se
mettent à crépiter, il n'est plus question de musicien savant ou
d'auditeur innocent,
tout le monde perçoit ce qui se passe.
[[]] Chant des Marseillais &
Ah ça ira arrangés par
Balbastre. (Interprétation de Michel Chapuis à Saint-Roch, chez Natives.)
C'est en jouant ainsi des airs révolutionnaires que Balbastre,
organiste des rois, sauva l'orgue de Notre-Dame.
Prenez deux récitals de pianistes ou d'orchestres
différents : il faut être un peu informé pour bien sentir la différence
entre les deux. Entre deux orgues, n'importe quel visiteur ingénu
percevra immédiatement les différences
de timbre, de volume,
d'acoustique. De là découle le caractère immédiatement
accessible de cet
instrument, ludique aussi avec
toutes ses tirettes, ses jeux qui
portent des noms imitant d'autres instruments…
De surcroît, les
organistes répètent régulièrement,
et par la force des choses, souvent
en public – bien sûr, ils ont la
clef et peuvent aussi le faire aux heures de fermeture –, il est donc
très facile de se faire plaisir ou d'être surpris par la musique.
Par-dessus le marché, considérant le
nombre d'églises au km², en France
et dans pas mal de pays d'Europe, il suffit d'être dans une ville pour
disposer d'un choix particulièrement
vaste de paroisses… et donc
d'instruments. À cela s'ajoute qu'il n'y a pas d'horaires universels
pour les concerts d'orgue, et qu'on peut aussi bien en trouver le
dimanche midi que le jeudi soir, ce qui permet à chacun de trouver un
moment compatible…
Voilà, l'orgue est le plus accessible des
instruments, tous les Européens l'adorent, il est tellement facile
d'accès et réjouissant. Fin. Notule suivante.
[[]]
Le Dialogue sur les grands jeux qui clôt la première hymne du
Livre d'orgue de Grigny, Veni Creator,
tel que joué à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume par Pierre Bardon (chez
Pierre Vérany). Le paradis des anches rugissantes !
Le moins accessible
des répertoires
… Vous aurez cependant sans doute noté que, malgré
toutes les observations pourtant assez évidentes ci-dessus… les gens
qui aiment la musique classique
ajoutent en général plutôt « je fais du piano », « les voix de ténor me
donnent des frissons » ou « j'adore le Philharmonique de Berlin », et
plutôt rarement « j'ai passé le week-end au Prytanée de La Flèche ».
Car l'orgue constitue bel et bien une niche au sein de la
niche musique classique :
énormément de mélomanes n'aiment pas l'orgue, ne le connaissent pas
bien ou ne s'y intéressent pas. Et malgré les avantages pratiques
effleurés supra, ce n'est pas
sans raison. En effet le répertoire d'orgue est possiblement le plus
intellectuel de toute la musique
classique.
Bien sûr, il existe aussi le lied ou le quatuor,
dont le public est probablement encore plus chic et éduqué. Cependant
le tarif d'entrée du lied, pour une bonne part de son répertoire, tient
davantage à la maîtrise de l'allemand et à la culture poétique qu'à la
difficulté proprement musicale ; et le quatuor utilise malgré des tout
des formes qui restent plutôt intuitives (les scherzos, les rondeaux
finaux, les variations, même la forme sonate lorsqu'elle n'est pas trop
sophistiquée…) par rapport à la quantité
de variations et de fugues du répertoire d'orgue.
Car l'orgue, lui, dispose d'un public probablement
un peu moins intellectuel au sens littéraire, mais constitué de véritables passionnés
particulièrement érudits sur la musique même, sur les
instruments (sans
comparaison avec les esthètes plus touche-à-tout passionnés
d'architecture, de poésie et de cinéma qu'on trouvera dans les soirées
de lied), incluant énormément de praticiens, amateurs de bons niveau.
Il faut dire que les compositeurs
tutélaires de l'orgue ne
correspondent pas du tout aux « grands compositeurs » célèbres
dans
tous les autres répertoires… Haydn, Beethoven, Brahms, Mahler, Debussy,
Ravel, Stravinski… vous pouvez oublier ces noms, ça n'existe pas ici en
dehors des transcriptions – enfin, si, ça existe un peu mais ce n'est
pas vraiment intéressant ni emblématique. L'orgue français, ce n'est
pas Gounod-Bizet-Fauré-Debussy-Ravel, mais plutôt
Boëllmann-Widor-Vierne-Alain-Langlais-Messiaen…
[[]]
L'« Amen » de l'hymne Verbum
supernum de Nicolas de Grigny (orgue Tribuot de Seurre, 1699)
par Lecaudey, exemple typique de contrepoint écrasé par la registration
(et dans bien d'autres occurrence l'acoustique), même si le résultat en
est assez excitant (quels timbres !).
Se pose alors la question du pourquoi ? Pourquoi cet
instrument que tout prédispose à la plus grande popularité demeure-t-il
admiré essentiellement par ceux qui le pratiquent et quelques autres
passionnés un peu monomaniaques – vous trouverez peu d'amateurs d'orgue
tièdes, on bascule vite de « j'aime bien un ou deux disques que
j'écoute une fois dans l'année » à « je connais la composition des
principaux instruments d'Europe et la registration précise de toutes
les symphonies de Widor ».
Je vois quelques pistes, structurelles et/ou
historiques.
Structurellement, l'instrument a ses limites.
Certes, il jouit de couleurs presque infinies grâce à ses jeux, mais il ne dispose pas de
nuances dynamiques individualisées. Sur tous les instruments (à
part le
clavecin), on peut varier l'attaque, et en particulier l'intensité du
son, doux ou fort, ce qui crée des phrasés expressifs, qui imitent la
parole. Sur l'orgue, non. La touche actionne un tuyau, le processus est
binaire : souffle dans le tuyau ou pas de souffle dans le tuyau.
(Imaginez une symphonie de Mahler sans contrastes non seulement entre
les phrases, mais entre les notes d'un thème, sans progression
possible…)
Cette remarque fait en général hurler à la mort les
organistes – mais je me permets de le souligner, ayant déjà joué sur
quelques vénérables de ces instruments –, et pourtant : pour varier
l'intensité, on peut ajouter ou retirer des jeux, mais pas timbrer ou
attaquer différemment une note, une partie de phrasé. Les
Romantiques
ont bien ajouté des pédales d'intensité à leurs orgues, mais il s'agit
d'une aimable plaisanterie : la pédale va réguler la puissance de tous les jeux à la fois (il existe
peut-être des modèles où ce peut être fait clavier par clavier, mais
impossible sur une note en particulier), ce qui permet de souligner les
équilibres structurels… et n'agit absolument pas sur les phrasés.
Le seul paramètre dont peut disposer un organiste
tient dans le lié ou le détaché, comme au clavecin, qui permet de
mettre en valeur telle ou telle note, de créer des appuis. C'est
pourquoi il est souvent difficile de faire la différence entre les
organistes : on entend très fort le timbre et les caractéristiques de
l'orgue qu'ils jouent, mais leurs qualités propres tiennent dans la
netteté et la finesse de leurs détachés entre les notes… il faut être
déjà un peu savant, voire un peu praticien, pour vraiment faire la
différence. (Honnêtement, entre Marie-Claire Alain qui joue sur un
orgue baroque et Michel Chapuis sur un orgue moderne, on peut vite
prendre l'un pour l'autre si l'on n'est pas un brin érudit. Alors
qu'Oïstrakh, Starker ou Karajan, on les repère tout de suite au son,
aux manières…)
[Bien que ce n'ait pas de rapport direct avec notre
propos
d'aujourd'hui, cette absence de nuances dynamiques individuelles sur
les orgues explique aussi pourquoi les organistes qui se tournent
occasionnellement vers le piano
jouent souvent de façon très brutale,
parce qu'ils n'ont pas l'habitude de surveiller la force avec laquelle
ils appuisent sur les touches : sur un orgue à traction mécanique il
faut appuyer fort, et sur les autres c'est indifférent, mais il n'y a
pas d'enjeu à modérer l'attaque pour effectuer des nuances douces ou
timbrer le son. Ça s'entend chez énormément d'organistes,
professionnels ou amateurs, qui jouent du piano de temps à autre en
dilettante. Au disque, on peut s'en apercevoir à la marge chez Guillou,
dans sa Sonate pour piano de
Reubke. Et, bien sûr, ce n'est pas une remarque universelle, certains
grands organistes jouent divinement les pièces les plus virtuoses du
répertoire de piano, avec moirures et nuances, comme Georges Delvallée
dans les 12 Préludes-Poèmes
de Tournemire, monumental cycle d'envergure lisztienne. Mais cela
réclame un travail tout à fait spécifique – c'est être virtuose de deux
instruments parents mais bien distincts.]
En quoi est-ce un problème ? Cette
caractéristique tend à uniformiser les phrasés, entre les
organistes,
mais aussi dans une œuvre. Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les
arrangements d'extraits de Wagner, de symphonies de Bruckner ou du Sacre du Printemps ne
fonctionnaient jamais parfaitement dans les arrangements pour orgue,
vous tenez votre réponse : il n'est pas possible de faire monter en
intensité un phrasé, de moduler des dynamiques au sein de la phrase. On
peut produire un gros crescendo
collectif des tuyaux, et c'est tout.
Cette impossibilité d'individualiser l'attaque impose immédiatement une
sorte de raideur au résultat, et participe fortement à l'impression de
distance, de froideur intellectuelle, que peut ressentir le
néophyte
face à l'orgue : tout est un peu raide, un peu sur le même plan, et
c'est à notre esprit d'aller chercher les structures, les progressions
en écoutant le détail de l'harmonie ou du contrepoint – ce qui n'est
pas toujours facile, pour des raisons aussi bien de formation musicale
que de conditions pratiques. J'y viens.
[[]]
Dans cette (magnifique) transcription d'Yves Rechsteiner pour le
Rigaudon du Castor & Pollux
de Rameau, on entend bien la nature des nuances, qui tient aux nombres
de jeux accouplés, et ne peut changer au cours du phrasé.
(Pour autant, je n'ai mis que des exemples d'une singularité et d'une
beauté suffocantes, vous ne serez donc pas gênés !)
Ce ne serait pas bien gênant si l'orgue consistait
essentiellement en œuvres à base de grands accords, dont la lisibilité
serait évidente et l'impact physique tout à fait immédiat. Et pourtant,
contre toute logique, le répertoire d'orgue, censé prolonger la
célébration de la Foi, et donc accompagner des fidèles qui ne sont pas
nécessairement des mélomanes (et encore moins nécessairement des
mélomanes érudits), développe plus
qu'aucun autre le contrepoint et la
recherche harmonique. Contrepoint, c'est-à-dire que plusieurs
mélodies simultanées s'entrecroisent ; recherche harmonique,
c'est-à-dire que l'enchaînement entre les accords, au lieu d'emprunter
des schémas connus, ménage beaucoup de surprises, de bifurcations, qui
soutiennent l'intérêt, créent des mondes nouveaux, mais sont aussi
beaucoup plus difficiles à suivre et comprendre. Je suppose que c'est
là le fruit de la formation des maîtres de chapelle, élevés dans une
sorte d'abstraction musicale – où la contrainte de plaire au public
comme à l'Opéra, où l'on va insister sur les jolies mélodies, ou comme
pour les concertos, où la virtuosité doit être très extérieurement
visible par le déplacement des doigts (tandis que l'organiste est caché
ou, à tout le moins, de dos), n'a pas cours –, qui les a conduits à
fouiller la musique même plutôt que de rechercher
l'accessibilité pour le
public. On parle aussi d'un temps où la messe était célébrée en latin
par l'officiant de dos : une forme d'inaccessibilité mystique, une
perception de mondes souterrains qu'on n'appréhende pas totalement,
n'étaient pas nécessairement déplacés dans la mentalité collective.
Dommage que cela tombe sur l'instrument dont les
concerts sont le plus aisément à la disposition à tous.
Mais ce ne serait pas réellement un problème s'il
était possible de se former patiemment l'oreille… car, non-sens des
non-sens, ce répertoire, le plus raffiné de tous dans ses recherches
contrapuntiques et harmoniques… se
joue dans des acoustiques où
la
réverbération du son ne permet… que d'entendre la mélodie
supérieure
! Et c'est ce qui me fascine dans le répertoire d'orgue : les
gars (parce qu'ils en avaient la liberté ou, comme je l'ai supposé ici,
parce que cela faisait écho à une perception transcendantale de la
religion) ont écrit des pièces d'une
parfaite complexité… sur
l'instrument où l'on ne peut pas l'entendre ! La plupart du
temps, les églises sont trop grandes, les acoustiques pas adaptées, et
beaucoup d'instruments – c'est
là où j'arrive à mon sujet véritable –
ont des timbres tellement fondus et
épais qu'il est quasiment impossible,
sans la partition dans la main (et même avec, j'ai testé pour vous…),
d'entendre les contrechants et parfois même la mélodie principale !
[[]]
Je poursuis mon exposé de contre-exemples avec les timbres
tellement différenciés, très pincés, acides, colorés, capiteux du
Cavaillé-Sals de l'abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert.
Ici, le Troisième Noël de Daquin, par Falcioni (chez Brilliant
Classics), variations sur des noëls populaires. Aussi éloigné que
possible de la facture XIXe qui veut homogénéiser les jeux.
De là provient mon scepticisme face aux
Cavaillé-Coll : certes, ils font du gros son, mais les timbres des jeux
sont très peu individualisés par rapport aux orgues baroques
(ou même
néoclassiques du XXe, qui n'ont pourtant pas ma faveur non plus), et
surtout les mixtures
(assemblages standards de jeux formant une grande
densité timbrale) saturent l'espace
sonore et rendent le
contrepoint
(voire des parts entière du spectre sonore) complètement inaudible et
masqué. À la Madeleine, en registrant bien, on peut s'en tirer ;
à
Saint-Sulpice, dès qu'on part sur les grands jeux, c'est fini, on
n'entend plus qu'une masse.
Pas étonnant, donc, que les néophytes n'aiment pas
toujours l'orgue : la raideur
dynamique, on ne peut rien y faire (à
part jouer sur les détachés, la registration, alterner entre les
claviers…), c'est le cahier des charges de l'instrument ; mais
évidemment, si ce sont les œuvres les
plus complexes du répertoire, pas
vraiment conçues pour être comprises
par le public, et qu'on les joue sur
les instruments et dans des
acoustiques où l'on n'entend rien,
il faut beaucoup de patience pour comprendre cet univers.
Je l'avoue, cet écart me fascine : avoir choisijustement l'instrument et le
lieu le moins propice pour produire tout
ce répertoire très largement fait de contrepoints abondants et de
progressions harmoniques subtiles – qu'avaient-ils dans la tête, les
organistes ? (Peut-être une conception particulière du sacré
inacessible ou une ivresse de leur liberté créatrice par rapport aux
compositeurs dont le métier était de plaire à la presse et au public,
je ne sais.)
[[]]
Corrette, Noël « À minuit fut fait » sur l'orgue d'Orgelet (dans
le Jura), par Meylan.
Contre-exemple de composition simple où l'on entend.
Conversions
Une fois tout ceci posé, comment aborder l'orgue ? Comment
convertir ou se convertir ?
Il y aura ceux qui se sentent immédiatement attirés, fascinés par la
puissance et l'impact physique, ou qui aiment les pièces très
figuratives des Romantiques, façon final de la Symphonien°5 de Widor ou Carillon de Westminster de Vierne.
Ceux-là sont déjà sauvés et pourront grossir le rang des amateurs
d'orgue. Ou les adorateurs de Bach,
qui sont des gens bizarres, en
général assez peu sensibles à des contingences telles que « c'est trop
compliqué, je n'y comprends rien » ou « c'est trop réverbéré, je
n'entends pas », et resteront enthousiastes « parce que Bach c'est le
sang ».
Mais tous les réticents qui trouvent ces grosses machines
insupportablement bruyantes et superficielles, qui tiennent l'orgue
pour du gros pouêt-pouêt
censé impressionner la foi du charbonnier
plutôt que la mélomanie de l'honnête homme… il existe des médications –
comme vous l'a laissé supposer mon récit liminaire.
Si vous n'aimez pas l'orgue ou voulez convertir à l'orgue, tous les
passionnés vous confirmeront que le
choix de l'instrument (et de la
captation, si vous le faites par le disque) est capital. Il faut
vraiment donner accès à une grande variété de factures, et dans les
bonnes conditions sonores. J'ai ainsi été témoin de conversions – à
commencer par la mienne, indifférent que j'étais à ce répertoire
tellement centré sur ses propres compositeurs – liées à des portions
précises du répertoire d'orgue.
Peuvent influer :
a → Bien sûr le style du répertoire, du
baroque au contemporain.
b →La forme de la pièce : les grands accords sont plus
immédiatement
physiques et lisibles, mais il existe aussi des pièces avec un jeu de
fond + un jeu d'anche qui tient la mélodie, de grandes variations
(chaconnes & passacailles notamment), des toccatas conçues pour une
virtuosité plus digitale (avec un résultat plus vif et « liquide » en
général), et bien sûr mainte
fugue pour les amateurs de contrepoint !
c → Le type d'orgue. Capital :
les orgues baroques ont des timbres
beaucoup plus différenciés, en particulier en France, où les jeux
d'anches ont une saveur assez incroyable, très nasals, très verts. Ils
font souvent la différence chez ceux qui ne connaissent que les gros
Cavaillé-Coll ou les néoclassiques un peu froids.
d → La registration : le plein-jeu est très brillant
et saturé (utilisé
pour les pièces d'ouverture en général), les jeux d'anches très
mordants et puissants (on parle de « grands jeux » lorsqu'on les
regroupe, en général avec de la mixture), les jeux de fond très doux et
transparents…
on peut être sensible plutôt à l'une ou l'autre composante.
Il faut tout essayer avant d'admettre, que, vraiment, il n'y a rien à
faire, votre victime n'aime pas l'orgue.
Mais, j'insiste, avec l'orgue baroque
français, il y a de quoi changer radicalement les perceptions.
Particulièrement en vrai, où leur impact est très physique. Regardez
dans votre région, et faites un tour au Dom Bedos de Bordeaux (33), à
Sarlat (24), à Poitiers, à Cintegabelle, au Prytanée de La Flèche, à
Bolbec, à Houdan, à la Chapelle Royale de Versailles, à Fresnes, à
Beaufays (Belgique), à Saint-Michel-en-Thiérache, à Seurre, à Dole, à
Champagnole, à Orgelet, au Sentier (Suisse), à La Chaise-Dieu, à
Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, à Saint-Guilhem-le-Désert…
[[]]
Les mélodies toujours très verbales, comme un récitatif d'opéra
ou une prosodie de Leçon de Ténèbre, de Boyvin. Ici un dialogue de
récit de Cromorne sur l'orgue de Champagnole, par Delor.
Mes exemples ont prolongé l'idée de départ : l'orgue à la
baroque-française, aux timbres très typés et dépareillés, qui rompt
brutalement avec la représentation des choses harmonieuses et
monumentales qu'on se représente dans l'imaginaire collectif – et qui
peuplent, il est vrai, la plupart des vastes églises.
Pour autant, si l'on veut contourner l'orgue à la Bach ou à la Widor –
j'aime beaucoup Widor au demeurant, même comme organiste, je l'ai
souvent joué et avec plaisir, qu'on ne se méprenne pas (je pense
seulement qu'il ne faut pas se limiter à cette perception de l'orgue)
–, on peut tout à fait élire domicile ailleurs. Le XXe siècle a produit, bien
évidemment, quantité de propositions originales, que ce soient les
impressionnistes Pastelsdu Lac de Constance de Karg-Elert, les diverses périodes de
Messiaen (où les accords
augmentés produisent en réalité une consonance nouvelle et enrichie,
très accessible dans L'Ascension ou
La Nativité), les trois livres
de Promenades en Provence de Reuchsel, les pièces intimes (Laudes) ou gigantesquement
ambitieuses (Debout sur le soleil,
La Croix du Sud) de Florentz… sans parler des
expérimentations de Cage
(les accords qui durent plusieurs années, plusieurs églises dans le
monde l'exécutent en ce moment) ou Ligeti (il faut repousser
la tirette le jeu alors qu'il est en train de souffler, pour un effet
d'aspiration-effondrement assez singulier !).
Tout cela pour m'émerveiller de ce paradoxe
angulaire : la musique la plus complexe écrite pour être donnée
là où on l'entendra le moins précisément. Et pour tenter d'expliquer ce désamour d'une large
frange du public – non sans fondement, donc. Mais aussi pour suggérer des pistes d'exploration.
Il faut essayer. Divers styles. En acceptant les limites de
l'instrument et la grande typicité du répertoire.
J'avais en projet de clore par une discographie
de choix alternatifs / d'orgues typés / de coups de cœur personnels /
de versions marquantes et/ou bien captées pour aider à ce parcours,
mais ce sera un véritable travail de notule en soi. Je le garde pour la
semaine prochaine ou pour un peu plus tard. (Je passe déjà une partie
de ma nuit à vous entretenir de ces choses absolument pas
indispensables au Salut de l'Humanité.)
Et pour ceux qui craignent de ne savoir patienter, ce petit texte dissimule 47 noms de jeux d'orgue.
Excellente semaine à vous, à célébrer la grandeur de l'anche française,
célèbre à juste titre à travers toute l'Europe !
En réécoutant encore cette symphonie (au demeurant celle que j'aime le moins chez Bruckner) dans la transcription pour orgue de Lionel Rogg, je suis frappé par le caractère à la fois vrai et faux de l'assertion qui décrit l'utilisation brucknérienne de l'orchestre comme fondamentalement organistique.
Je ne reviens pas sur les raisons de cette affirmation discutable, elles ont déjà été débattues ici même. Il ne s'agit pas vraiment de "pans" d'orchestre, comme on le dit souvent, mais plutôt de l'adjonction de registres. Donc, pourquoi pas à l'orgue, pourquoi ne pas revenir à la source de son inspiration ?
Pourtant (et la chose est fort logique), cela ne fonctionne pas. Du tout.
A l'orgue, il manque un effet essentiel de l'écriture orchestrale de Bruckner,
Gustav Merkel naît en 1827 près de Zittau, au point le plus oriental de l'Allemagne actuelle. Il passe sa carrière à l'orgue, et l'essentiel de sa vie à Dresde, comme chef de choeur ou organiste : Waisenhauskirche, Kreuzkirche, Hofkirche...
Les notices insistent généralement sur les quelques leçons prises avec Schumann qui ne semblent pas, ni biographiquement, ni stylistiquement, avoir été décisives. (Sans doute parce qu'il faut bien situer ces obscurs tâcherons dans une histoire de la geste musicale telle qu'on la pratique souvent.)
L'orgue de la branche Ouest du transept de l'ancienne cathédrale Saint Ignace de Linz (Alter Dom, aujourd'hui Ignatiuskirche), occupé de 1856 à 1868 par Bruckner.
Ou qu'il orchestre « par pans », sans jamais le justifier.
On lit souvent que Messiaen est indissociable de sa vocation spirituelle. C'est à la fois vrai - comment saisir la portée de ses oeuvres sans leur programme et même plus, leur méthode ? De la même façon que les chants d'oiseaux (qui dialoguent également avec la foi de Messiaen) constituent une structure signifiante pour une partie considérable de son oeuvre.
... et à la fois inexact, puisque son oeuvre a des charmes en musique pure dans la plupart des cas.
Mais je voulais poser la question d'un point de vue plus pratique : est-ce réellement une musique spirituelle ? Dans sa conception, le doute n'est pas permis. Mais sous un jour plus fonctionnel, je ne suis pas convaincu.
Messiaen, et plus généralement l'orgue chargé harmoniquement, est la plupart du temps ressenti comme une bizarrerie par les fidèles ; souvent de façon négative - on perçoit les dissonances surtout, qui contrastent avec le désir d'harmonie recherché en se rendant au culte.
2. Messiaen et les contraintes de l'orgue
Il faut dire que l'orgue est particulièrement violent dans ses dissonances, puisque les notes d'un accord conservent toute leur intensité de l'attaque à l'extinction (cas unique dans les familles d'instruments), si bien que tout frottement dure. Par ailleurs, il n'est pas possible de maîtriser la nuance dynamique des touches individuellement (au plus une pédale d'expression qui vaut pour un clavier ou l'orgue entier), ce qui rend toutes les notes égales, et les chocs d'autant plus rugueux.
Par ailleurs, pour la majorité des fidèles comme pour la majorité de la population, et cela ne saurait leur être reproché puisque la religion chrétienne fait l'éloge des simples d'esprits et des humbles, un accord qui n'est pas parfait majeur ou mineur est forcément agressif. Alors les enrichissements de Messiaen !
3. Messiaen et moi
Pour ma part, j'entends systématiquement au début de mon écoute ces frottements très vigoureux. Je parviens cependant (grâce à une longue fréquentation de la musique du second vingtième ?) à me plonger avec délices dans la logique sonore de Messiaen, que je ne trouve plus alors dissonante ou agressive, qui a sa propre couleur riche, mais pas du tout menaçante, pessimiste ou violente. Au contraire, intensément lumineuse.
Pourtant, j'y ressens un plaisir hédoniste qui est totalement détaché de toute spiritualité, et même incompatible. Ca s'apparente plus, chez moi, au plaisir que je peux prendre - pardon - à écouter les oeuvres sirupeuses d'Elgar, qu'au Via Crucis de Liszt ou à la Missa Solemnis de Beethoven, qui me mènent sensiblement plus loin dans la méditation (sans forcément appeler au mysticisme, d'ailleurs).
C'est une jouissance infraverbale, infrasignifiante, la beauté de se fondre tout entier dans ces sons. A cet instant, je cesse en partie de développer une pensée verbale, si bien que les émotions mystiques, qui sont tout de même en partie narratives (les religions nous racontent avant tout des histoires), en sont tout à fait bannies.
Je dirais même qu'il y a là quelque chose de très égoïste, aussi bien pour le compositeur qui creuse son univers sonore sans vraiment s'inquiéter de la possibilité du fidèle moyen pour l'appréhender, que pour l'auditeur qui se noie avec délices dans un univers de musique pure, déconnecté du monde et de ses semblables et prochains.
Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux (Paris) proposait le jour adéquat les trois Leçons de Ténèbres pour le Mercredi Saint de François Couperin, concert annoncé ici même.
On avait déjà émis l'hypothèse d'une exécution atypique, et c'est en effet une petite séquence doucement régressive qu'on a pu vivre.
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Le concept économique
L'abside illuminée en pleine journée de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.
Première remarque : j'ai noté la présence très fréquente à Paris de concerts "à entrée libre avec participations aux frais".
Une formule assez habile qui motive par le mot gratuit, et qui rend difficile, une fois le spectateur entré, de le voir refuser (ce serait une petite violence sociale) une petite contribution. Tout le monde y gagne sur le principe : les organisateurs reçoivent plus de fonds que pour un petit concert payant et vide (souvent, les présents donnent tout de même l'équivalent d'un billet entier, ou plus, souvent 10 ou 20€, puisqu'on ne rend pas la monnaie !), et les spectateurs sont libres de ne donner que quelques euros ou rien du tout.
Enfin, rien du tout, pas toujours : quelquefois on se poste à la porte de sortie avec la corbeille sous le nez du spectateur. Ce soir, c'était sous forme de quête, proposée par le prêtre, sans qu'il soit tout à fait claire si la somme était destinée à l'hôte ou aux musiciens - ce qui est dans les deux cas entièrement légitime, mais l'information aurait été appréciée du public, j'imagine.
Toujours est-il que le principe est assez souple, sympathique et efficace, qu'il y a une forme de décontraction qui rend les deux parties gagnantes (en plus, les spectateurs seront moins exigeants que s'ils ont payé à l'entrée !).
Hier soir cependant, il était annoncé, du moins sur l'excellent Musique-Maestro, un concert tout à fait gratuit, ce qui constituait une petite déformation sémantique, et évidemment tout organisateur est tenté de jouer sur cette ambiguïté qui profite à tous.
C'est ce petit biais qui me permet de commenter malgré tout ce concert (toujours difficile de critiquer un produit offert !). Même en rendant compte de ses aspects négatifs, je me dis aussi que c'est une publicité qu'ils n'auront pas, autrement, et qu'un compte-rendu mitigé vaut toujours mieux qu'une absence de recension. Donc :
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Le concept artistique
Le principe est simple : jouer ces oeuvres pour le jour où elles sont écrites. De ce point de vue, j'ai regretté l'absence de la mise en scène afférente, avec extinction des quatres cierges symbolisant le nom hébreu de Dieu, puis réapparition de la lumière laissée derrière l'autel, pour symboliser la Résurrection à venir et l'espoir que porte malgré tout la sombre Semaine Sainte.
Il est vrai que le public était essentiellement constitué d'amateurs de musique, à en juger par les applaudissements, même entre les Leçons - je ne venais pas moi-même pour le recueillement, et je n'ai évidemment rien contre les spectacles profanes dans les églises, mais j'ai ressenti comme une gêne confuse. Premièrement, oui, parce que ça me semble (sans rapport avec la dimension "sacrée", d'ailleurs) un tout petit peu à côté du lieu, comme si on mettait les coudes sur la table ; mais aussi parce que ces applaudissements sont tellement en contradiction avec le propos de ces Leçons, texte et musique, qui se tendent et se désespèrent jusqu'à l'apparition de la lumière restante... J'aurais trouvé, même d'un point de vue uniquement musical, plus adéquat le silence.
Les textes français étaient distribués au public (y compris, très gentiment, entre les Leçons pour les retardataires), et lus par le prêtre. Vu les problèmes d'articulation des chanteurs, on aurait pu y adjoindre les textes latins originaux.
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Première Leçon
Mathieu Cabanès officiait ici. Le son, bien qu'un peu engorgé, est assez rond et doux, et l'acoustique de cette église le sert idéalement : le son s'y diffuse de façon harmonieuse, sans que la source du son ne soit très localisée, comme si elle se "vaporisait", mais sans perdre en puissance. De surcroît, la diffusion sonore y est unidirectionnelle, si bien qu'on entend parfaitement depuis la nef le chanteur au pied de l'autel, mais qu'on ne perçoit pas nettement les bruits parasites émanant du public (pourtant bien plus proches !).
L'articulation du texte est assez moyenne, voire faible, avec une voix très couverte (les voyelles sont donc peu différenciées, et les consonnes pas toujours très incisives), mais l'interprétation à pleine voix, coulante et intense, produit quelque chose d'assez glorieux, et pour tout dire incantatoire, qui cadre très bien avec le propos de ces leçons.
Ainsi, malgré tout ce qu'il y a ici en termes de format vocal, de style, de rapport au texte qui peut s'éloigner des goûts de CSS, cette première Leçon avait quelque chose de très prenant.
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La voix du prêtre de la paroisse était sonore sans micro, mais assez sèche et rugueuse, servant une lecture vindicative, de façon un peu univoque, des Lamentations de Jérémie : il y avait de surcroît un décalage avec ce que nous dit la musique de ces textes. Mais l'exercice était dans l'ensemble réussi, et l'initiative excellente.
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Deuxième Leçon
Pierre Vaello, excellent ténor d'opéra comme on l'avait déjà signalé, lui succédait.
Il est vrai que la seconde Leçon reprend chez Couperin, de façon moins inspirée et éloquente, les recettes de la Première, et qu'elle est à ce titre moins valorisante.
Néanmoins, il me faut bien avouer avoir passé sans plaisir cette partie. En effet, les voyelles toutes identiques et les consonnes quasiment absentes produisent un résultat si flou qu'aucun mot n'est identifiable (même en étant familier de l'oeuvre). L'égalité des voyelles provoque aussi de la monochromie, mais le timbre très lourd (du même type, mais sans la clarté ni la rondeur que Mathieu Cabanès), de même que le manque profond d'expression verbale, de césure des phrasés, ne permettent pas d'animer le propos.
En réalité, ce timbre (et cette voix) est conçu pour "tenir" un orchestre et non pour être gracieux : il se doit d'être efficace. L'artiste, par choix pragmatique ou faute de mieux, n'a pas cherché la beauté ni l'élégance, mais l'efficacité mécanique.
Dans le répertoire à plus forte contrainte sonore, on l'a vu, la voix est belle, mais ici, elle sonne assez plaintive, et pas au meilleur sens du terme.
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Troisième Leçon
Comme il est de coutume, l'interprète de la première Leçon tient la partie haute (de tessiture équivalente), et celui de la deuxième (de tessiture équivalente aux deux autres) tient la partie basse.
Les deux voix, très proches, se fondent étrangement, Pierre Vaello prenant souvent le pas sur la partie I. Au point que je me suis demandé, ici ou là, s'ils alternaient les parties, tant il était difficile, acoustique aidant, de repérer qui chantait quoi. Ici encore, c'est une question de dynamisme des harmoniques propres à la technique lyrique, et pas de volume sonore des chanteurs - ce n'est pas leur faute.
Pour la même raison, tout au long du concert, indépendamment de petits écarts de justesse réels, on pouvait remarquer à plusieurs reprises que le son émis par l'un ou l'autre ténor était si chargé en harmoniques "lourdes" qu'on pouvait hésiter sur la hauteur de la fondamentale. Autrement dit : en principe, on entend la note qui correspond à l'harmonique la plus basse, renforcée par des partiels plus aigus. Alors qu'ici au contraire, il arrivait qu'on entendît sous la note chantée comme une autre note plus grave, tant le mécanisme de production du son était lourd et riche...
La grande lenteur de l'exécution nous plongeait dans une façon assez millésimée de concevoir le baroque, ce qu'on attendait effectivement de ce concert. Mais ajoutée à la mollesse de la diction et au peu d'habitude évident de l'organiste pour ce répertoire (rectiligne, voire fébrile), Raphël Tambyeff (dont le CV impressionnant n'est pas mis en cause), on peinait à se sentir passionné par le drame, pourtant considérable, que rapportent ces pièces magnifiques.
On devine aussi un petit manque de répétitions, avec des coutures (pas seulement lors des prises de parole du prêtre) pas toujours nettes, ce qui ne devait pas aider à la décontraction des uns et des autres.
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Sur Radio-France
Ce concert aura été très intéressant pour saisir de plus près comment, en recrutant des voix aussi chargées et opaques, le choeur de Radio-France peut sonner pâteux : la puissance individuelle est inutile dans un choeur, et le trop-plein d'harmoniques qui s'entrechoquent, ainsi que la mollesse du phrasé, ne peuvent que produire un résultat un peu visqueux.
Erreur de recrutement, donc, et pas qualité des artistes. Il suffit d'entendre certes voix si acides qu'elles en deviennent aigres, dans certains fantastiques choeurs baroques (y compris le Monteverdi Choir !), pour voir qu'il n'est pas recommandé de recruter des Otello ou des Siegmund pour produire un résultat choral gracieux - d'où le problème de nombreux choeurs d'opéra, en particulier en France, de haut niveau individuellement, mais peu adaptés à la production d'un son harmonieux commun.
Widor est mal connu. Le public n'a pu l'entendre, faute de legs discographique décent, qu'à travers ses Symphonies pour orgue, et en particulier la Toccata qui clôt la Cinquième Symphonie.
1. Biographie
Widor succède à Lefébure-Wély à la tête des orgues de Saint-Sulpice, poste prestigieux et convoité s'il en est. Au Conservatoire, c'est à César Franck qu'il succède. Et il aura l'occasion d'enseigner la glorieuse jeune école d'orgue française : Louis Vierne, Charles Tournemire, plus tard Marcel Dupré, et même quelques autres plus généralistes comme Honegger et Milhaud. (Pour l'anecdote, il a aussi été le prof d'Albert Schweitzer...)
La principale curiosité biographique qu'on lui prête est son mariage (dans un cadre intimiste) à 76 ans avec Mathilde de Montesquiou-Fézenzac, qui avait pourtant vu quarante printemps de moins.
Le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice.
2. Organiste et professeur
Widor est considéré comme un point tournant dans la conception organistique. Il vénérait César Franck, qu'il considérait comme un aboutissement, en particulier dans le travail de l'improvisation, qu'il poursuivit dans sa classe du Conservatoire.
Il a amplement contribué à tirer l'orgue de son langage avant tout polyphonique pour permettre une gamme de traitements plus variés et virtuoses, en exploitant les possibilités de l'instrument de façon très variée, à la façon d'un orchestre - on voit le pourquoi des titres de Symphonie, donc.
Voyez par exemple la Toccata, pas du tout contrapuntique, des traits virtuoses à la main droite (à l'orgue, il faut que ce soit très lié, on ne peut pas mettre de la pédale comme au piano ou détacher comme au clavecin), et un accompagnement rythmique occasionnel et entraînant à la main gauche. On comprend bien que la registration est fondamentale ici : il faut que le dessus soit brillant, et que les rythmes 'claquent' de façon plus sombre.
Le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice.
Widor fait aussi partie de ceux qui ont mis en valeur l'importance de ce paramètre, autrement que de façon décorative.
Widor à Saint-Sulpice.
3. Compositeur
Contrairement à ce qu'on peut penser, Widor n'est pas majoritairement un compositeur d'orgue. Outre ses dix symphonies (pour orgue, donc), il a assez peu composé pour l'instrument, ou du moins peu publié (et énormément improvisé).
Il a en revanche composé dans absolument tous les genres, piano (un ou deux), musique de chambre, mélodies, musique orchestrale, musique vocale sacrée... et même opéra. Pour un compositeur réputé uniquement pour son legs organistique et éventuellement pour ses talents chambristes, on peut tout de même relever au moins huit oeuvres scéniques (ballets, opéras, musiques de scène).
Le disque n'en laisse à peu près rien paraître, tout juste trouve-t-on dans quelques couplages un peu de musique de chambre (souvent de pair avec d'autres contemporains français, D'Indy par exemple).
Son langage est vraiment séduisant, parce qu'il a à la fois quelque chose de la richesse de ses successeurs (on peut ranger Vierne, Tournemire, et même le Chausson et le Pierné chambristes dans une esthétique proche), et quelque chose de plus naïf et direct. Il faut dire qu'il a très peu composé après 1900 (et à peu près rien au delà de 1924).
Extrait de la Première Symphonie. On en perçoit d'un coup d'oeil les raffinements chromatiques, pas toujours si perceptibles à l'oreille, mais très réels. On se trouve bien dans l'ascendance de Tournemire.
4. Discographie à l'orgue
Pour les Symphonies, on peut débuter avec le disque d'Olivier Latry à Notre-Dame (Cinquième et Sixième Symphonies). Clarté de la composition et éclat du résultat, tout ce qu'il faut.
Et pour la seule Toccata, encore plus aisant et ostentatoire, le fabuleux disque de Kalevi Kiviniemi, surhumain comme d'habitude, dans un très beau programme français varié aux orgues d'Orléans, et qui contient notamment des improvisations très réussies.
Il existe aussi ce disque au contenu très comparable :
Et un autre très beau programme à Chicago, avec du Pierné, du Dupré...
Concernant les intégrales, il y en a beaucoup, mais celle de Ben van Oosten chez Gold MDG sur les grands Cavaillé-Coll français est comme d'habitude remarquablement captée chez ce label, et nettement articulée.
Je peux aussi citer quelques disques décevants, comme Frédéric Ledroit (Angoulême, l'orgue comme le jeu sonnent un peu cheap), et puis la sévérité proverbiale de Marie-Claire Alain, qui ne rend pas toujours pleinement justice aux tons souvent très pastoraux des oeuvres de Widor, bien qu'il y ait amplement de quoi se satisfaire chez elle par la probité de l'interprétation. (Elle a tout enregistré sauf les 7 et 8.)
Une intégrale avec Olivier Vernet est en cours.
5. Discographie des autres oeuvres
Ici, il n'en existe pas deux versions, ce qui simplifie grandement le choix : on en est réduit à louer avec ferveur les interprètes qui nous donnent, parfois d'ailleurs avec grand talent, ces pièces autrement inaccessibles.
Le Göbel-Trio Berlin, grand ensemble défricheur (qui publie aussi des couplages Onslow / Czerny, par exemple) a mis Widor au programme dans deux de ses disques de la fin des années 80 chez Thorofon. Il faut passer outre les sonorités ingrates (piano gros, cordes un peu aigres, fondu moyen), il s'agit des seuls enregistrements disponibles, et pour longtemps !
Couplage avec Bruch et Hiller (!).
Les Quatre Pièces en trio sont quelque chose d'assez étrange, elles sembleraient du Fauré qui imite Schubert. C'est gai, léger, délicieux, un peu bizarre par sa franche naïveté.
Toujours avec Horst Göbel (Hans Maile joue du violon), couplage avec la magnifique Seconde Sonate pour violon et piano, Op.59 de Vincent d'Indy.
Et ici, Widor se révèle sous une face certes toujours accessible, mais plus âpre, une sorte de tourment esthétisé qui n'est ni l'emphase codifiée des romantiques, ni la franche dépression "fin de siècle" façon Chausson-Vierne-Magnard-Roussel - dans cette Seconde Sonate pour violon et piano, Op.79.
Rien d'ostentatoire dans ce violon, tout y est pure musique.
A la lecture de la partition, on reste tout ébaubi. Le piano est tout discret, mais qu'est-ce que ça tricote ; la mélodie du violon est aimable et évidente, mais qu'est-ce que ça module, et qu'est-ce que ça peut changer de tessiture ; la structure paraît simple, mais qu'est-ce qu'il y a comme changements de carrure, comme ruptures ! L'Adagio central est comparable aux Goldberg : cela commence très doucement (quoique très tarabiscoté, beaucoup de rythmes décalés, de contrechants, d'indications de jeu)... mais après, les variations sont d'une complexité déroutante.
La Sonate de d'Indy est plus violonistique, intensément lyrique, et très belle aussi. Un disque indispensable dans une discographie de sonates pour violon et piano, à l'avis des lutins. A l'exception de quelques jalons éverestiques comme la Seconde Sonate de Roussel ou celles de Huré et de Koechlin, on ne voit pas bien ce qui pourrait atteindre cet intérêt (dépourvu de complaisance) dans le répertoire français pour violon et piano. Même les grandes beautés de Le Flem sont loin de cette personnalité-là.
Il est vrai que peu de choses sont disponibles, mais on touche véritablement à des sommets. Et deux d'un coup sur un seul disque ! Certes, on pourrait trouver un plus beau son de piano et une lecture plus nette structurellement, mais en l'état de la discographie, c'est vraiment véniel.
Enfin, la Messe pour deux orgues et deux choeurs, plus trois motets, chez Hyperion, couplé avec des oeuvres similaires de Vierne et Dupré.
C'est physiquement impressionnant, une présence terrible. Là aussi, un style peu diffusé, beaucoup moins austère que les oeuvres les plus sophistiquées de Franck ou Chausson, mais très prenant.
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Voilà pour un rapide portrait de Widor et vous donner envier de partir à sa découverte en solitaire.
Un autre portrait d'organiste méconnu comme compositeur complet.
La partition propose deux leçons différentes simultanément : l’orgue ou le piano. Il existe également une version ultérieure pour piano solo (qui a été gravée par Leslie Howard dans son intégrale paisible), mais nous l’écartons délibérément, car elle met nécessairement de côté toute la dramaturgie qui nous paraît faire le prix de l’œuvre.
L’alternative est intégrée à la partition définitive, si bien qu’on pourrait jouer selon les stations, si l’envie en prenait, à l’orgue ou au piano au cours du même concert.
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D’emblée, CSS annonce sa prise de position, on pourra donc affûter tout à loisir des arguments contraire au cours de son parcours en notre compagnie : les lutins ont de sérieuses réserves sur l’usage de l’orgue pour cette œuvre.
La première raison, et peut-être la raison principale (rendant par là même la suite de notre entreprise caduque), est que nous disposons au disque d’une version absolument magnétique, d’une profondeur à la fois mystique et dramaturgique sans égale, celle accompagnée et dirigée du piano par Reinbert de Leeuw. Celle que nous vous recommanderons en toute priorité à l’issue du parcours discographique.
Mais ce n’est pas la seule raison, car il existe des versions intéressantes à l’orgue ; nous pouvons argumenter un peu, partition (et extraits sonores) en main.
1. Première raison : l’orgue, et c’est même la principale faiblesse de l’instrument (avec son encombrement), ne connaît pas les nuances dynamiques, à l’exception des changements de registration, qu’on ne peut évidemment pas utiliser à tout moment dans le morceau, d’autant que l’opération demande une main libre (ou un assistant) et change également le timbre de l’instrument. Les nuances et, peut-être pis, les accents notés sur la partition de piano ne peuvent donc pas être exécutés. Les bons organistes y suppléent par des détachés adroits, mais il n’en demeure pas moins une certaine homogénéité de ce côté, qui nuit à l’aspect direct de l’expression et aux à-coups émotionnels du drame.
2. L’orgue ne dispose pas de pédale forte. Ici aussi, les bons organistes (et même les bons pianistes…) savent s’en passer, c’est même tout le sens de leur formation technique spécifique. Néanmoins, certains effets de fondu, comme sur les moitiés de mesure de la marche claudicante du Christ chargé de la croix – pour la rendre moins régulière –, certaines variations de texture sont impossibles. Le rubato (écart de tempo) les pallie, et se montre déjà nécessaire au piano, mais c’est encore une possibilité expressive de moins.
3. L’orgue a un ambitus plus réduit que le piano. Ici, impossible de creuser les basses dans les moments recueillis ou révoltés – ce que Liszt trouve en revanche nécessaire dans sa version pour piano. Il est vrai qu’ici, le son majestueux et imposant de l’orgue tient tout à fait la comparaison côté basses impressionnantes, fût-ce à l’octave supérieure.
4. Liszt ne sollicite pas le pédalier, peu nécessaire dans cette œuvre assez peu polyphonique. Ce qui fait perdre, du coup, l’un des moyens supplémentaires de l’orgue par rapport au piano (bien qu’il soit possible d’en équiper les pianos, on n’en dispose que pour les œuvres déjà rares de Schumann qui le requièrent explicitement, et qui sont de plus très souvent jouées au piano standard sans ajout de pédalier).
5. L’orgue n’a pas la capacité de percussion du piano. Pour les moments de forte intensité tragique, comme les cris de la foule (Crucifige !), on perd nettement en tranchant et en violence.
En appoint de la notule sur Max Reger, voici quelques-uns des rares disques à céder une place significative à ces lieder. Dans des interprétations de qualité, peu chères et disponibles, si possible...
Un petit tour aussi auprès d'oeuvres vocales rares.
Charles
Tournemire est surtout connu pour sa musique pour orgue, et pourtant,
il a réellement écrit, et dans un volume a peu près égal, pour tous les
genres. [mode biographique on] Contemporain de Louis Vierne et de
Guillaume Lekeu, il a été l’élève de César Franck et a succédé comme
organiste a Gabriel Pierné. [/mode biographique]
1. Musique pour orgue
L’œuvre pour orgue est en effet écrasante, et a pour mérite non
négligeable, dans le recueil L’Orgue Mystique, de proposer la
musique des 51 messes de la liturgie catholique.
Ces œuvres ont un parfum
mystérieux, mues par quelque force intérieure, regorgeant de surprises,
de petites voix incidentes qui apparaissent et disparaissent.
Véritablement de la belle musique.
Cette œuvre a été
enregistrée en nombre, et je recommande l’intégrale de Georges
Delvallée (label Accord, 10 disques à tarif honnête), qui fait par
ailleurs référence, ou les anthologies du même qu’on doit trouver.
2. Musique de chambre (piano seul, petits ensembles)
Beacoup de pièces pour piano, des pièces caractéristiques aux noms
évocateurs, des feuillets d’album.
De
la musique de chambre où, à part « Pour une épigramme de Théocrite »
(trois flûtes, deux clarinettes et harpe), les effectifs sont tout à
fait traditionnels.
La musique pour piano seul (peut-être d’un
intérêt limité), n’a à ma connaissance guère été enregistrée.
Impossible de l’affirmer avec certitude, une pièce est si vite glissée
dans un programme, et je pense bien que cela doit exister, mais je n’ai
jamais pu mettre repérer de musique de chambre de Tournemire (piano
solo compris), contrairement à Franck ou Vierne, en dehors du disque
INA-Mémoire vive, épuisé depuis longtemps.
3. Musique vocale (hors symphonies)
De nombreuses mélodies un peu pittoresques, beaucoup de Samain
(l'auteur de Polyphème, repris et coupé pour façonner l’opéra
de Jean Cras) et de Verlaine.
Aussi l’étrange Fresque du Saint Graal
pour orchestre et chœur de femmes invisible. Plusieurs opéras : Le Sang
de la Sirène, Nittetis, Les Dieux sont morts, Trilogie mi-orchestrale
Faust/Don Quichotte/Saint François d’Assise (vers l’Idéal,
naturellement), La Légende de Tristan.
Il y a bien sûr la partie plus franchement religieuse : un Pater
noster dédié à Widor, la mise en musique des Psaumes LVII et XLVI,
une Apocalypse de saint Jean (triologie sacrée en trois
partie), La Douloureuse Passion du Christ (oratorio pour chœur,
sept coryphées, grand orgue et orchestre), Il Polverello di Assisi
(« Le petit pauvre d’Assise », cinq épisodes lyriques en sept
tableaux), sans parler de sa Sixième Symphonie sur laquelle je
m’empresse de revenir plus loin.
En
dehors de la mélodie « Sagesse » Op.34 sur texte de Verlaine (par
Bernard Plantey et Henriette Puig-Roget, disque épuisé INA-Mémoire
Vive), aucune de ces œuvres n’a jamais été enregistrée.
4. Musique symphonique
Quelques
poèmes symphonies en dehors des huit symphonies qui sont elles aussi
mal connues. 1ère « Romantique », 2e « Ouessant », 3e « Moscou », 5e «
De la Montagne », 7e « Les Danses de la Vie », 8e « Le Triomphe de la
Mort » (titre ambigu, tout de même !). Elles ont été, comme en
attestent les numéros d’opus, composées dans une quasi-continuité.
Toutes
ont été enregistrées par Antonio de Almeida et l’Orchestre Symphonique
d’Etat de Moscou (label Marco Polo), en dehors de la Sixième, dont il
existe une version dirigée par Pierre Bartholomée à la tête de
l’Orchestre Philharmonique de Liège, le Chœur Symphonique de Namur, le
Chœur Polyphonia de Bruxelles et le Chœur de Chambre de Namur
(ces deux derniers dans la notice, et ces trois derniers dirigés par
Denis Menier). Avec Daniel
Galvez-Vallejo en soliste et Luc Ponet à l'orgue : chez Valois (difficile à trouver, du moins à prix
honnête), et une réédition plus récente, dont je
m’aperçois seulement de l’existence, chez Naïve.
Incontestablement,
ces œuvres ne jouent pas dans la même catégorie que leurs
contemporaines de Roussel ou Ropartz ; celles de Tournemire sont
beaucoup plus inventives quant à l’orchestration, beaucoup plus
complexes du côté des textures.
Je ne les commente pas toutes,
aussi je le précise en début de paragraphe pour les Première,
Troisième, Sixième et Huitième que j'aborde.
4.1. La Première Symphonie, « Romantique » Op.18
Commentaire DLM
Composée
en 1900, bien plus tôt que les autres, elle est sans doute la plus
séduisante, en quatre parties traditionnelles (le deuxième mouvement
étant le Scherzo) avec des miroitements qui laissent entendre la
filiation debussyste, mais aussi des rythmes plus déhanchés comme
pouvaient en écrire Bizet ou Ravel, et une charpente qui dans les tutti
paraît plus nettement bruckerienne.
Pour autant, cette variété est
d’une grande grâce. Au fond, on peut penser assez nettement à
Weingartner, mais la symphonie me semble mieux construite et plus riche
dans le cas de Tournemire, avec des couleurs tout à fait imprévues.
Chaleureusement recommandé.
Couplée avec la
Cinquième dans le disque Marco Polo.
4.2. La Deuxième Symphonie, « Ouessant »
L'oeuvre
est dédiée « A Mme Charles Tournemire ». Déjà une grande forme de
cinquante minutes, composée de 1908 à 1909 ; le compositeur en explique
la genèse (c'est le cas de dire) : « Cette oeuvre a été inspirée par le
fantastique d'Ouessant. Elle tend à la glorification de l'Éternel. »
4.3. La Troisième Symphonie Op.43, « Moscou »
Commentaire DLM
Cette
symphonie en mouvement continu (1912-1913, inspirée par la tournée de
concerts en Russie de Tournemire) exploite, comme celle de Franck, un
motif unique qui parcourt longuement toute l’œuvre. Avec le même risque
de lassitude (ici évité), elle réussit à mon sens mieux que Franck, ne
serait-ce que par l’invention de l’orchestration, pas très orthodoxe et
sans doute inspirée par sa pratique d’organiste plus que par les
traités en vigueur. Belle œuvre.
Couplée avec la
Huitième dans le disque Marco Polo. Voir plus bas.
4.4. La Quatrième Symphonie Op.44
Vous
percevez à présent à quel point tous ces numéros d'opus sont proches.
Composée exactement à la même époque que la Troisième, cette oeuvre est
conçue comme une collection de « Pages Symphoniques », censées «
exlater la poésie de la Bretagne ».
4.5. La Cinquième Symphonie Op.47
1913-1914.
Sans précision sur le programme, on s'accorde pour y reconnaître des
éléments alpestres et c'est pourquoi elle est parfois surnommée « De la
Montagne ». Dans la tonalité significativement bucolique de fa majeur
(je ne vous fais pas l'outrage de vous rappeler Vivaldi, la Pastorale
& Cie), elle est dédiée, comme la Deuxième, à sa femme.
4.6. La Sixième Symphonie Op.48
Il
s’agit, de son propre aveu, de « la première de mes œuvres de guerre ».
Composée de 1915 à 1918 (oui, longuement car nécessairement entre deux
séances d’organiste si pas de mobilisation). Elle emploie un ténor
solo, des chœurs en grand nombre, un grand orgue et un grand orchestre.
Commentaire DLM
L’œuvre
se fonde très largement sur les chœurs, et le ténor n’intervient que
dans la seconde moitié de la seconde partie de l’œuvre, peu avant la
conclusion. Les deux parties cumulées durent un peu moins d’une heure. Le livret
est rédigé par Tournemire lui-même, d’après les psaumes de Jérémie,
Esaïe, Osée et Jean. Toute l’œuvre est conçue en tension autour de ces
textes, avec de grandes ponctuations orchestrales dans le goût d’un Déluge
de Saint-Saëns un peu plus instable harmoniquement. La couleur de
l’ensemble rappelle considérablement, en réalité, les cantates du Prix
de Rome de Ravel. A la fois cette limpidité encore romantique
du propos, et une forme d’intranquillité latente, qui peut se déchaîner
à tout instant – exactement comme lorsque le Barde
porte-glaive interrompt le badinage insensé de Braïsyl. On y retrouve
le même ton, le même lyrisme – et même des accents de Daphnis,
lorsque, au terme de l’œuvre, le chœur perd le langage, ne poussant
plus que des « a » extatiques dans le tonnerre de décibels de la fin.
Les deux parties, chacune divisée en plusieurs sections, telle
une symphonie, mais sans aucune interruption à
l’intérieur de chacune d’elles, développent comme souvent dans la
musique symphonique de Tournemire des motifs répétés
cycliquement et déformés,
à la manière de César Franck, mais avec une subtilité et une grâce tout
autres – et pas seulement du côté de l’orchestration. Quelques
interludes déploient des miroitements debussystes saisissants qui
attestent du cheminement (certains motifs sont même proches de Petrouchka,
mais c’est à Daphnis qu’on pense le plus volontiers) vers la
Huitième Symphonie, de ton bien plus spécifiquement français que les
précédentes
La
première partie contemple la dévastation du pays, tandis que la seconde
emploie une traduction française du célébrissime psaume De
profundis clamavi,
où l’espérance en ce Dieu qui sauva déjà Israël est proclamée. Passée
la moitié de la seconde partie, le ténor entre pour confirmer cette
espérance en prononçant des paroles du Christ : « Je suis venu dans le
monde, moi qui suis la lumière », et achevant ainsi : « Je vous donne
la paix, je vous donne ma paix », le tout ponctué (et conclu) par des
glossolalies en « a » du chœur.
L’œuvre, si on passe sur des mesures finales tonitruantes qui évoquent
du Mahler mal compris, est très bellement orchestrée,
avec des recherches de couleur, dans les modes de jeu des cordes
(beaucoup de surprises écrites en pizzicato), dans l’usage colorant des
bois, dans la présence très important des cuivres pour des
configurations dynamiques piano. Au milieu de la seconde
partie, une impressionnante apparition subito de l’orgue alors
que l’orchestre se réduit et que semble s’ouvrir un abîme – ou
s’illuminer le Ciel. Le ton est farouchement épique,
avec la déploration collective et combattive de la première partie «
Nous souffrons au dedans de nos cœurs », mais aussi les interludes
passionnés de Seconde Partie, qui disposent, avec un langage plus «
moderne » cependant, du souffle des meilleurs passages du Roi Arthus
de Chausson – un Chausson qui a entendu Richard Strauss.
Le
mélange d’affliction et de combattivité – plus que de religiosité – qui
parcourt l’œuvre lui donne une saveur toute particulière, et le relief
procuré par l’ajout des chœurs et du sens est tout à fait délectable.
Les interludes orchestraux, eux aussi, tirent toute leur force de ce
contexte en exploitant un lyrisme qui, paradoxalement, transparaît
moins dans les parties chantées.
Côté interprétation, on est
surtout stupéfait par la clarté de la diction d’un chœur épique aux
voix presque naturelles, peu vibrées, mais parfaitement en ton.
L’intelligibilité, sur un texte pourtant arrangé par Tournemire, est
quasiment totale, et c’est là un tour de force qu’on se plaira à louer
encore et encore.
L’enthousiasme insufflé par Pierre Bartholomée
est tout à fait communicatif, et nous lui en rendrons grâce, surtout
que l’Orchestre Philharmonique de Liège semble parfois un peu prudent
dans une partition totalement méconnue et manifestement difficile pour
lui.
Comme Daniel Galvez-Vallejo a vite perdu sa voix à la douceur
inimitable ! Ici, le timbre est assez nasal, un peu aigre, mais on
retrouvera toujours la fraîcheur de ton qui le caractérise
immanquablement.
Résultat parfaitement enthousiasmant. Chapeau et grand merci à la
curiosité des interprètes !
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