[Carnet d'écoutes n°85] – airs pré-Guédron, Ballet de la Nuit version critique, Bellini sur crincrins, des Aida, Kasarova en russe, vérisme & naturalisme…
Par DavidLeMarrec, jeudi 8 octobre 2015 à :: Carnet d'écoutes :: #2717 :: rss
A. Musique vocale
renaissance et baroque
1.
CŒUR : airs du cour français de la fin du XVIe sièclePremière écoute du dernier disque de Vincent Dumestre, avec un quatuor éclatant de solistes (Lefilliâtre, Le Levreur, Goubioud, Mauillon) et les meilleurs accompagnateurs possibles (Chauvin, A. Mauillon, Dumestre, Abramowicz…). J'y reviendrai assurément pour moi-même, et peut-être pour CSS,
La petite frustration personnelle réside dans le choix (cohérent, vu l'époque) de versions polyphoniques pour nombre des titres. Dumestre le fait très souvent, et de fait c'était une norme avant que Guédron n'introduise progressivement la monodie en même temps que la bascule dans l'âge baroque – lui-même ayant majoritairement écrit des airs polyphoniques. Néanmoins, en ce qui me concerne, je suis beaucoup plus touché par la souplesse expressive et le caractère plus direct du verbe en solo, donc aux airs monodiques.
Dans les pistes où c'est le cas (« Belle qui m'avez blessé » de Guédron par Lefilliâtre, très beau, ou « Ô combien est heureuse / La peine de celer » d'Adrian Le Roy par Mauillon, miraculeux), on touche vraiment aux sommets du genre – la volubilité musicale et expressive de Dumestre sur ses instruments laisse pantois.
Un disque magnifique, qu'il me faut encore apprivoiser – et qui donne l'occasion d'entendre des compositeurs qu'on n'enregistre jamais : Girard de Beaulieu, Pierre-Francisque Carroubel, Jean Boyer, Didier Le Blanc, Fabrice-Marin Caiétain, Adrian Le Roy et bien sûr l'incontournable Anne Honnim. Il n'y a guère que Gullaume Costeley et Pierre Guédron qui appartiennent à des domaines vaguement documentés discographiquement : un jalon considérable (et dans l'interprétation la plus belle possible).
Doit paraître en magasin le 30 octobre, mais peut déjà s'acquérir en dématérisalisé.
2. Le Ballet de la Nuit de Cambefort & quelques autres – II – examen critique
Après lecture de la notice du CD, du livret d'époque, de la partition postérieure de Philidor (la seule), quelques précisions sur l'objet qu'on entend. Notre avis sur le résultat du disque était déjà lisible, mais on était un peu intrigué par le contenu réel du disque.
L'entendre en entier (fût-ce de façon reconstituée et approximative) procure aussi un véritable frisson musical : un ballet encore très Louis XIII, marqué la déclamation égale et amélodique du début du siècle et le goût de la polyphonie vocale, qui se déploie dans son entièreté. Un univers encore très marqué par le goût de Guédron, Boësset et Lambert.
Si l'on s'abstrait du livret, on est forcément frappé par une forme de monotonie (peu de modulations, peu de surprises), mais en contexte (avec un visuel ou en suivant les indications de scène), c'est une rêverie formidable qui est proposée. Et la qualité des interprètes (Daucé & Correspondances toujours au sommet) permet d'en goûter toute la plénitude : le grain, la perfection du français et la finition ornementale exceptionnelle de Dagmar Šašková vous imposent au moins d'écouter le grand récit de la Lune amoureuse, au début de la troisième entrée.
Les musiques sélectionnées par Daucé sont dues aux grands représentants du temps : Cambefort, Boësset, Constantin, Lambert… et pour les parties en italien Cavalli et Rossi. Lully dansait dans le ballet, mais n'avait manifestement pas encore assez d'entrées comme compositeur ; hormis les parties vocales dues à Cambefort, aucune certitude n'existe sur les auteurs de la musique.
Le ballet est donné en concert (donc sans effets d'aucune sorte, a priori ?) à Versailles cette saison.
En réalité, on ne dispose que des parties de dessus pour les danses (les mélodies seules, donc, pour une musique écrite à cinq parties assez contrapuntiques), avec une basse en prime pour les récits chantés (probablement du copiste de 1690, Philidor, suppose Daucé).Sébastien Daucé a donc récrit toutes les parties intermédiaires qui manquaient (et le contrepoint des instruments de dessus dans les soli vocaux)
Mais il n'a pas conservé l'intégralité des danses, seulement les deux tiers (51 sur 77). Le reste a été complété par des airs à succès parfois repris dans les ballets de cour (Boësset notamment) et des extraits de deux opéras italiens écrits pour Paris, l'Orfeo de Luigi Rossi et l'Ercole amante de Francesco Cavalli.
Sébastien Daucé justifie ce choix par l'esprit déjà très mêlé des références du ballet – et il est vrai qu'on y croise à la fois Vénus, des bourgeois, des épyptiens, des porteurs de chaises, Amphitryon, la Lune, un mercier, deux bandits, quatre vieilles sorcières ailées et six loups-garous !
Néanmoins, j'avais déjà trouvé, à l'écoute, que ces extraits d'opéras italiens étaient très différents du charme des ballets archaïsants encore dans le style de Louis XIII (toutes les danses sont écrites dans la tonalité de sol, majeur ou mineur !). Il y a bien sûr de réels bijoux, comme le chœur du sommeil dans l'Orfeo, mais le type de plaisir n'est vraiment pas conforme à ce qu'on peut attendre du sujet… et considérant qu'il n'y avait pas un pouce d'airs italiens (et pour cause, célébration finalement assez sérieuse, malgré son côté hétéroclite, d'une gloire proprement nationale) dans l'original, je m'explique mal
À part l'envie pour Daucé de graver ces belles pages – mais pourquoi dans ce disques ?
Bien sûr, on voit bien ce que l'intégralité des danses aurait eu de lassant pour les musiciens et pour les auditeurs, mais à tout prendre, des extraits d'autres ballets de cour (Ballet d'Alcine de Guédron, au hasard), d'autres airs de cour monodiques (proches des récits) ou même polyphoniques, auraient complété de façon plus cohérente.
Cela reste un magnifique disque, et l'occasion unique d'entendre l'essentiel de ce ballet angulaire dans l'histoire de France, au delà même de celle des arts.
B. Opéra européen
3. Bellini : I Capuletti e i Montecchi joués correctement
Une œuvre au tempérament assez donizettien (très distendu, malgré de petites appoggiatures et de petits effets harmoniques qu'on entendrait jamais chez l'aîné), qui ne m'a jamais paru tenir ses promesses – j'ai toujours, à tout prendre, aimé davantage Giulietta e Romeo de Vaccai.
Mais, voilà, quand on le joue comme il faut, que ça avance, claque et respire à ce point, tout coule avec naturel, rien ne s'attarde, le drame devient captivant. Fabio Biondi (avec Europa Galante) réussit le même tour de force qu'Antonini pour Norma, mais dans une partition beaucoup plus difficile à réussir, qui semblait de prime abord moins bien s'y prêter (pourtant, sa propre Norma est paradoxalement moins passionnante, moins radicale aussi, il est vrai).
D'ordinaire distendue, atone et molle, même dans les meilleures versions, l'œuvre est revigorée par les nouveaux tempi et par les timbres incisifs, soutenus par un piano providentiel, qui densifie l'assise d'ensemble d'une façon plus percussive que mélassée.
À cela s'ajoute un plateau peu célèbre mais superlatif, entre le Belcanto Chorus (4 sopranos, 4 mezzo-sopranos, 8 ténors, 6 basses) d'une limpidité chambriste, Davide Giusti (Tebaldo) qui chante comme Kunde, Ugo Guagliardo (Capellio) qui évoque fort Courjal, le fruité de Valentina Farcas (Giulietta) et l'énergie proverbiale de Vivica Genaux (Romeo), impossible de résister. S'écoute de bout en bout sans effort.
À recommander à tous ceux qui n'aiment pas (encore) le belcanto romantique, ou qui veulent voir la Lumière et renoncer aux interminables tunnels de cantilènes de sons purs.
4. Verdi : des colonies d'Aida
Beaucoup écouté Aida cette semaine. (Aussi des choses plus chic, comme Ariadne auf Naxos ou Die Frau ohne Schatten, mais j'en parlerai plus tard ; ou comme le Ring, mais j'en parlerai ailleurs.)
¶ Molinari-Pradelli en 1960 à San Francisco avec Rysanek et Vickers, une référence contre toute attente, dans laquelle Molinari-Pradelli insuffle une urgence remarquable, et où l'on récolte le meilleur du couple principal : Rysanek très souple, pulpeuse et expressive malgré la justesse aléatoire et l'opacité de la diction, Vickers dans ses meilleures années, encore lumineux, équilibré, légèrement mixé, loin de la bascule vers l'émission entièrement nasale de ses années de gloire – c'est déjà trop tard dans le studio de Solti.
(Paru chez Line - Cantus Classics, son moyen.)
¶ Solti en 1963 au Met avec L. Price, Gorr, Bergonzi, Sereni et Siepi, à mon sens la meilleure version commercialisée à ce jour. Bergonzi y est un rien débraillé (oui, le Met a des effets ténébreux inattendus sur les moins soupçonnables d'entre nous), mais reste forcément suprême, Price à son faîte (elle était alors irrésistible, avant les raucités plus discutables des années 70), Sereni toujours mordant et électrisant, Gorr très maîtrisée (rien de crié), et surtout Solti ne fait pas du tout dans le grandiose stérile de sa version de studio : tout est net, tendu, très articulé, parfait pour exalter la mécanique verdienne, tout en concision. Assez enivrant, sans sombrer dans la complaisance glottophile – même s'il y a amplement de quoi se contenterr de ce côté-là (Siepi en Ramfis, c'est presque trop, n'en jetez plus !).
¶ … mais aussi Questa 51 (avec Curtis Verna et Valdengo pas à leur sommet, et Corelli déjà insupportablement poseur – à tout prendre, il semble plus assumé avec Mehta), Serafin 53 (Tebaldi, Penno, Savarese, son vraiment lointain mais belle version), Votto 56 (Stella, Simionato, Di Stefano, splendide distribution pas toujours assez animée par le chef, et là également une captation moyenne).
¶ Et je récidiverai vendredi avec la version Pappano partout encensée, qui sera alors révélée en dématérialisé (après le disque, pour une fois). Les extraits entendus sur les ondes ont l'air surtout passionnants (mais alors, vraiment passionnants !) pour Kaufmann et Pappano, le reste promet de moins m'exalter (Harteros placide et vibrant lentement, Semenchuk opaque, Tézier un peu abîmé, avec un contour plus flou).
De toute façon, Pappano donne la garantie d'une explosion de couleurs (de pair avec un goût très sûr), et Kaufmann est rarement autre chose que fascinant (dans le pire des cas).
[Entendre les critiques de France Musique dauber sur le caractère habituellement routinier de Pappano (pourtant un des chefs d'opéra dont la technique est la plus impressionnante ; or dans Verdi, la concurrence en grands chefs constructeurs devient vite rare, ce devrait se percevoir même à l'oreille modérément aguerrie) pour revendre la soupe des références des magazines d'une époque où l'on ne trouvait que les quelques versions les plus studio-figées du marché (Serafin, Muti, Abbado !) m'a plongé dans des abîmes de perplexité — qu'on peut résumer en « pourquoi ? mais pourquoi ? ».]
5. Récital russe de Vesselina Kasarova
Chose étonnante pour une bulgare aussi célèbre, n'avoir que peu pratiqué ce répertoire. La voilà donc dans un récital spécialisé reprenant les principaux moments de bravoure pour mezzo-soprano : Olga, Lyubasha, Marfa, Marina…
C'est un bel album, très convaincant (originale inclusion de Dargomyzhsky, superbe extrait de Snegourotchka de Rimski-Korsakov pour terminer…), mais vocalement étrange, comme toute la carrière de Kasarova : on a sans cesse l'impression de naviguer entre deux natures vocales, sans jamais pouvoir déterminer la sienne, simultanément large et pâteuse, laryngée, façon mezzo russe ogresse alla Obraztsova ou Borodina, et petit timbre léger et antérieur comme un soprano tchèque… Association dont on entend sans cesse le découplage, mais qui n'est pas sans charme.
C'est de toute façon un programme dont on ne bénéficie pas si souvent – et ceux qui, depuis une quinzaine d'années, commentent son vertigineux déclin, en sont manifestement pour leurs frais.
6. L'opéra réaliste / vériste / naturaliste
Mais de ce fait, vous pouvez aller voir du côté de Bruneau, ou bien sûr Z mrtvého domu. Là, la prise de position est nette.
— Carnets sur sol (@carnetsol) 7 Octobre 2015
Ce n'est pas du réalisme du tout (au contraire), mais dans L'Étranger de d'Indy (voire les Pêcheurs de Widor), il y a ce plaidoyer social.
— Carnets sur sol (@carnetsol) 7 Octobre 2015
Déjà l'objet de plusieurs notules (La Lépreuse, L'Attaque du Moulin, les ambiguïtés du vérisme musical…), et il faudra y revenir. Dans l'attente, la conversation a repris (il faut cliquer dans la page pour déplier la conversation) sous un autre angle, sur le fil Twitter de Carnets sur sol. Des pistes d'écoutes complémentaires, peut-être.
C. Vaste monde et Gentils
7. Élection d'orchestres : les résultats
Le site Bachtrack, après avoir proposé un vote (en l'avait mentionné dans un précédent carnet d'écoutes), publie les résultats. L'heureux vainqueur admet sans peine avoir bénéficié avant tout d'un solide réseau de sympathisants Web, ce qui récompense davantage la politique en ligne ou, dans le meilleur des cas, la qualité des relations avec le public qu'une réelle qualité objective – je ne crois cela dit jamais avoir entendu la Radio-Télévision Irlandaise, ils sont peut-être excellents (mais je me doute qu'ils ne sont pas suffisamment nombreux à l'avoir entendue pour pouvoir en juger de façon équitable !).
Plus qu'un palmarès (principe absurde, et même résultats à la fois corrélés à la notoriété et atterrants, concernant celui des critiques professionnels qui précédait le grand vote – aiguillon parfait), c'est une mise en valeur d'un chef et d'un orchestre peu célèbres et manifestement très liés à leur public. Sympa.
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Sinon, écouté Schumann-Berg par Röschmann-Uchida, divers anciennes versions bouleversantes de Leçons de Ténèbres de Charpentier, beaucoup de Haydn (symphonies en mode ventripotent ou en mode crincrin, quatuors en pagaille par de nombreux ensembles particulièrement excellents…), les Sonates d'Ysaÿe, la musique de chambre de Lekeu… et je n'ai pas le temps d'en parler. Mais je tiens à le préciser, qu'on ne me prenne pas pour trop glottophile, quand même.
Commentaires
1. Le jeudi 15 octobre 2015 à , par Christophe
2. Le jeudi 15 octobre 2015 à , par David Le Marrec
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