Steffani, compositeur apprécié en son temps, a connu un regain de
popularité qui ne s'appuie pas nécessairement sur ses qualités
musicales. L'occasion d'en dire un mot.
Sa remise à l'honneur doit beaucoup (comme les opéras de Vivaldi – ou
les opere serie de Gluck,
certes moins marquants et peu durablement à l'affiche) au prosélytisme
de Cecilia Bartoli dans son
album Mission. À sa suite, on
a vu fleurir des concerts, des intégrales et se multiplier la
visibilité de Steffani – alors même qu'il était déjà documenté au
disque, en réalité, notamment du côté des Duetti da camera (« duos de chambre
») qui ont fait sa célébrité (on en a retrouvé un grand nombre de
copies et de descriptions élogieuses chez les contemporains et un peu
au delà).
Ces duos de chambre consistent
tout simplement en deux voix accompagnées d'une basse continue,
simultanément ou en forme de dialogues – récitatifs, élégiaques ou
vocalisants, d'une grande variété.
[[]]
Pour tous ceux qui aiment les ensembles tuilés de Monteverdi,
ces duos de Steffani constituent une inépuisable source de délices.
Ici Carolyn Watkinson et Paul Esswood accompagnés par Wouter Möller et
Alan Curtis : Placidissime catene.
Et pour lui (re)faire une place, on s'est largement appuyé sur sa biographie :
originaire de Vénétie, formé à Venise et à Rome, passé étudier à Paris,
il se place toute sa vie au service de princes électeurs germaniques, à
Munich, Hanovre et Düsseldorf. Pas seulement comme compositeur d'opéras
et de musique de chambre (vocale ou non) : il est aussi prêtre (jusqu'à
être nommé évêque en 1706), et diplomate – intermédiaire pour des
mariages princiers, semble-t-il. Certains disent même agent secret. On
voit ce que le personnage a de singulier et de romanesque.
Portrait (probable) copié au début du XIXe siècle.
Pour autant, sa musique est de premier intérêt.
Né en 1654, alors qu'exerce déjà une génération post-monteverdienne
(Lugi Rossi à Rome, Francesco Cavalli à Venise…), il illustre
remarquablement l'intérêt de ce
second XVIIe italien, longtemps resté dans les poubelles de
l'histoire alors qu'il s'agit plutôt, au contraire, de la période où
les qualités de déclamation un peu sèche des débuts de l'opéra se
développent dans des trouvailles musicales généreuses.
On l'entend très bien dans les opéras de Legrenzi, où la fascination vocale
(agile) de la future operaseria est déjà présente, comme dans
Il Giustino – mais où la
souplesse du patron et la variété des couleurs, des enchaînements,
l'originalité des procédés conservent toute la liberté des premiers
temps, l'expérience et l'audace en sus. De même pour les oratorios de Falvetti, comme Il Diluvio universale
ou Nabucco, multipliant les
trouvailles (même en en retirant les fantaisies « méditarranéennes »
ajoutées par García-Alarcón) et les configurations originales, jusque
dans les livrets (ce début de Nabucco
– « nous arrivons » !).
Même Albinoni, qui écrit déjà du seria,
le fait de façon plus sensible à la prosodie, et de façon assez
personnelle par rapport à ce qui suit – car, spoiler, l'intérêt pour la voix va
bientôt tout emporter sur son passage et subordonner complètement la
musique à des formes closes conçues exclusivement pour mettre en valeur
timbres et agilité (malgré tout l'intérêt que peuvent avoir les opéras
de Haendel, Vivaldi, Hasse ou Graun, leur cahier des charges est bel et
bien celui-là).
Le mouvement peut se sentir dès les années 1640, ainsi qu'en
témoignent, du côté du passé, L'Orfeo de
Luigi Rossi (1647, où les récitatifs restent très dépouillés, mais
où l'inventivité des sections plus « lyriques » et la liberté du livret
dépassent les premiers modèles, même monteverdiens) et, du côté du
futur, les Vêpres de
Buonaventura Rubino (1644), qui essaient successivement quantité de
configurations qui peuvent s'apparenter à quasiment toutes les écoles
du XVIIe siècle – un peu comme si on avait mis bout à bout pendant une
heure tous les ensembles réussis du Retour
d'Ulysse de Monteverdi.
L'Âge d'Or de l'opéra italien, en définitive, est peut-être bien à
chercher dans cette période du milieu tardif du XVIIe siècle…
Pour ces questions, je vous invite à lire le très rapide résumé de l'histoire de l'opéra italien, qui
insiste davantage sur les articulations et entre périodes et les
logiques sur le long terme.
[[]] Libertà ! Libertà !
par Daniela Mazzucato et Carolyn Watkinson, accompagnées par Wouter
Möller (au violoncelle !) et Alan Curtis au clavecin.
Revenons-en à Steffani. Ses Sonates
de chambre ne proposent pas d'originalité particulière, en
revanche ses Duos de chambre
(deux voix avec basse continue) présentent des atmosphères très
réussies et un goût systématique des entrelacs vocaux qui les
distinguent de ce qu'était essentiellement la musique profane
jusqu'alors, très hiératique et traversée de mélodies primesautières,
mais peu tournée vers des ensembles aussi développés – certains durent
une dizaine de minutes ! Étonnant pour des pièces profanes sur de
petits affects stéréotypés.
[Le disque les a par ailleurs très bien servis : outre Curtis chez
Archiv, on trouve Baroni chez Brilliant et récemment Stubbs &
O'Dette chez CPO, pas pour les mêmes titres d'ailleurs ; ou bien des
cantates à deux voix, comme Fons Musicæ chez Pan Classics ou Forma
Antiqva chez Winter & Winter – œuvres plus conventionnelles, mais
pas si fréquentes dans leurs parties en duo.]
Son Stabat Mater,
gravé par Christophers et Fasolis, se situe là aussi entre deux écoles,
quelque part entre les chatoyances du premier baroque, les souplesses
des scènes successives de ce second XVIIe et les airs monodiques de la
période du seria – même
s'ils sentent assez, formellement, l'influence de son voyage en France,
comme l'air de basse « Vidit suum dulcem natum », tout en majesté et
pas du tout en recherche de ligne agile ou déploratoire.
Les opéras, eux, sont déjà
proches du seria, avec des
récitatifs particulièrement peu intéressants par ailleurs – alors que
même au XVIIIe, Haendel, Vivaldi ou Hasse ont occasionnellement proposé
des recitativi secchi
joliment galbé, malgré les limites de l'exercice dans ce cadre.
Néanmoins, y affleurent aussi, par endroit, des surprises assez
impressionnantes.
[[]]
L'Ouverture de Niobe, regina
di Tebe par Hengelbrock et le Balthasar-Neumann Ensemble (chez
Opus Arte).
Dans cette ouverture à la française, on retrouve l'entrée grave et
altière, puis la partie vive en fugato…
à ceci près qu'ici, plutôt qu'un fugato
à proprement parler, c'est la superpositionsimultanée de la mélodie
traditionnelle des cordes à un autre thème parent aux trompettes (ou,
apparemment plutôt des cors naturels dans cet enregistrement, chez
Stubbs & O'Dette, ce sont bien des trompettes) et timbales, tout
étant écrit dans la partition (dit la notice).
Cela occasionne un décalage très étonnant, une polyrythmie (les mesures sont-elles
seulement les mêmes ?) ou à tout le moins un mélange simultané de deux mélodies
(pas en contrechant), que j'aurais bien aimé lire sur papier, et qui
paraît excéder d'assez loin son époque – car, de surcroît, il s'agit de
superposer à une musique abstraite
cette fanfare guerrière, qui pourrait tout à fait être de lamusique présente dans l'action scénique.
En théorie, ce genre de superposition désarticulée rythmiquement entre
musique abstraite et musique figurative, si l'on excepte Don
Giovanni, cela apparaît plutôt vers les jeux d'écho de
Mahler dans Das klagende Lied
ou la Deuxième Symphonie.
En tout cas, cela m'a très vivement impressionné, au point de susciter
cette notule, occasion de dire un mot un peu plus long de Steffani et
de sa période musicale, encore trop peu documentée au disque et encodre
davantage au concert.
--
À bientôt pour d'autres surprises !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Premiers opéras a suscité :
Quelques remarques rapides que je me suis faites en attendant la fin
assistant à la représentation.
1. La
musique : un petit Cavalli
Pas un très grand Cavalli en
effet – la musique de l'Artemisia,
le texte et la musique de la Didone
m'ont paru autrement plus stimulants.
N'étant d'ordinaire pas un grand admirateur de Cavalli, on pourrait
croire que j'ai quelque chose contre l'opéra
vénitien – Ulisse et Poppea
de Monteverdi me passionnent tellement moins que les réalisations
florentines, mantouanes, ferraraises ou siciliennes de la même période…
Néanmoins, je reste très enthousiaste de ce qu'on a pu remonter de
Legrenzi, qui officiait pourtant au même endroit, et dans les mêmes
années (même si de vingt ans le cadet de Cavalli) – et de même pour
Rome, je révère Rossi et m'ennuie avec Landi… sans doute une question
de valeur personnelle, voire d'affinités électives et idiosyncrasiques.
Disons que la partition, même correctement montée sur scène, me paraît
souffrir d'une grande platitude mélodique (la sobriété était partie
intégrante du genre, mais pas forcément cette pauvreté qui ressemble à
un recitativo secco
de seria
pendant trois heures). Les contrastes que suppose le livret, même sans
le regarder avec des yeux romantisants, paraissent très minces dans la
musique – et de fait, la partition se limite à une ligne de basse et à
une ligne de dessus (pas forcément réussie en l'occurrence).
Sans doute aussi une question de sensibilité
personnelle (beaucoup de gens très respectables et éclairés aiment
passionnément Cavalli), mais disons que je vois suffisamment de bijoux,
dans le peu qui affleure de cette époque, pour ne pas aller chercher
des partitions moyennes (côté livret, c'est plus compliqué, Eliogabalo ne se situe pas
nécessairement dans la mauvaise moyenne).
Quelques beaux moments se
distinguent cependant, en particulier les scènes secondaires plus
légères où abondent les chaconnes ; et puis ce duo de femmes bafouées,
jurant vengeance sur un air dansant passablement joyeux ; enfin ce
quatuor final « Pur ti miro »
(si, si, c'est bien le titre), sorte de final de Poppea
hypertrophié sur le tétracorde descendant qui soutiendra « Atys est
trop heureux » (il y a d'ailleurs deux pièces de ce genre dans Eliogabalo !).
Pourtant García Alarcón fait un
beau travail ; orchestre à l'énorme continuo (harpe, guitare baroque,
archiluth – Thomas Dunford ! – violoncelle, viole de gambe, lirone,
contrebasse, orgue, trois clavecins…), et généreusement augmenté, en
formation complète, de trois cornets à bouquin, trois saqueboutes et
quelques percussions ! Cela au service de belles variations de
textures et d'atmosphères lorsque le caractère des échanges des
personnages se modifie – comme si l'on modifiait soudainement
l'éclairage, l'orchestre explore alors de nouvelles moirures.
Franco Fagioli interprétant Eliogabalo.
Palais Impérial de Compiègne.
2. Le livret : une souffrance pré-seria
Tous ces efforts n'empêchent que le
livret («
une plume savante de Venise », remaniée par Aurelio Aureli) reste assez
pénible – tellement stéréotypé : rien que des patriciens et des
princesses totalement interchangeables, chacun aimant un autre qui
(bien sûr) ne l'aime pas.
Exactement comme dans ce qui sera l'opéra seria,
l'impression que les personnages ne sont que des noms, de vils
arguments de vente, tandis que leurs actions et leurs affects restent
toujours identiques d'un opéra à l'autre, qu'il s'agisse de David ou de
Roland, de César ou de Godefroy, de Pyrame ou de Régulus. Ici, on
trouve déjà des situation et des répliques qui seront reprises pour les
siècles et les siècles (certaines ont même atterri dans la bouche de
Leporello et Nemorino !).
Deux éléments échappent toutefois à cette malédiction :
♦ le
rôle-titre,
d'une démesure maléfique tout à fait hors norme (pas seulement cruel
comme les tyrans ordinaires ou les magiciennes frustrées, mais
véritablement mû par la seule jouissance de la nuisance) ;
contrairement à l'ordinaire, il ne se repent pas, mais rencontre le
sort d'un Holopherne romanisé ;
♦ l'acte III est beaucoup plus
amusant (duo primesautier de conspiratrices, assassinats manqués en
cascade…), moins soumis aux invariants stériles du genre.
Les événements du livret suivent par ailleurs d'assez près la réalité
(en dehors des intrigues amoureuses totalement artificieuses typiques
de ces opéras) : banquets excentriques, tropismes homoérotiques, objets
précieux jetés à la foule, chute à cause de la jalousie qu'il porte à
un parent trop populaire (mais adulé de l'armée). D'après les
chroniqueurs, c'est sa propre grand-mère qui prépare sa succession et
sa chute. Moche, quand même.
3.
Destin et altérations
L'œuvre ne fut jamais représentée
en son temps, sans que l'on sache bien pourquoi. Parmi les hypothèses
avancées par les gens qui sçavent,
la nature de la musique (en effet, très typée années 1640 pour une
œuvre de 1677) ou les excès du livret. Le surtitrage à l'Opéra Garnier
exagère la crudité du propos en prenant toujours le sens le plus
extrême (ce qui serait plutôt « prendre dans ses bras » devient «
embrasser », parmi bien d'autres cas), mais enfin, il est bien question
de violer tout ce qui ressemble à un être vivant, et à de nombreuses
reprises ; plus grave, le prince crève comme un chien et tout le monde
s'en réjouit, ce qui ne peut jamais rassurer un commanditaire, même
pour une pièce programmée pour le Carnaval.
Le caractère supposément subversif et en avance sur son temps étant bien
sûr un excellent argument de vente aujourd'hui, on ne peut trop savoir.
À l'époque, on avait remplacé l'opéra de Cavalli par un autre Eliogabalo de Boretti (alors
vingtenaire), sur un nouveau livret d'Aurelio Aureli (déjà l'arrangeur
de celui de Cavalli).
Faute d'avoir pu mettre la main sur la partition, je me suis aussi posé
quelques questions sur l'état de la
partition présenté par García Alarcón et sur son respect :
♦ absence
de Prologue,
mais je n'en trouve pas mention dans les synopsis disponibles,
peut-être une question de mode (dommage, ce sont souvent, même chez
Cavalli – La Didone ! – les
plus beaux moments) ;
♦ les tableaux s'enchaînent sans
résolution
finale… au lieu d'un accord conclusif, on enchaîne sur la nouvelle
tonalité – là, à mon avis, c'est un choix du chef, je n'ai jamais vu ça
dans une partition (ni entendu dans un enregistrement) de ce siècle-là
(et ça ne se fait à peu près jamais dans les autres non plus).
Franco Fagioli interprétant
Héliogabale.
Palais Impérial de Compiègne.
4.
Mora, mora falsettista, mora !
Cette réplique fameuse du chœur des conspirateurs de Giulio Cesare, que l'on retrouve
aussi dans Eliogabalo,
exprime assez exactement mon ressenti.
On dirait que l'Opéra de Paris, terrifié de programmer un opéra rare
(baroque, en plus, grand Dieu !), a cherché à se rattraper en y
empilant des chanteurs des grands circuits (pas forcément célèbres pour
autant), qui sont par nature assez étranger à cet univers. Résultat,
dans un répertoire qui se limite quasiment à de la déclamation
vaguement musicale, c'est un peu de la bouillie verbale, avec beaucoup
de legato, des timbres
moelleux, épais et moches.
C'est le cas de Nadine Sierra (Gemmira),
une belcantiste qui commence à faire une carrière de premiers rôles sur
les grandes scènes internationales, mais qui sonne comme une mezzo un
peu mûre dans cette tessiture basse ; dans une moindre mesure d'Elin Rombo (Eritea), convaincante,
plutôt desservie par des aigus un peu larges, flottants et irréguliers
pour ce répertoire ; mais aussi de Franco
Fagioli (Eliogabalo), qui s'amuse à ajouter de grandes fusées
hors style (pourquoi pas…) mais qui est bien désemparé pour déclamer ou
produire des sons intelligibles. Il a pour lui une puissance
inhabituelle chez les contre-ténors, vraiment audible (sans être
percutant non plus – en Rinaldo, il était couvert par les sopranos
baroques dans les duos…) ; mais tous les sons restent placés dans la
même zone, mêlés d'une sorte de grisaille uniforme… et l'italien est
infâme, à la limite du scandaleux : ça ne ressemble plus à rien, on
perçoit de vagues voyelles qui émergent. Au delà de la question de son
type de voix, on perçoit clairement une indifférence à cette dimension
de son art… et autant on peut y survivre dans du seria XVIIIe, autant dans de
l'opéra du XVIIe, non, c'est une offense mortelle – mais tout le monde
s'y attendait, ce sont surtout les programmateurs qui ont eu tort de
l'engager pour une tâche qu'il ne pouvait de toute évidence accomplir.
Je ne reviens pas sur la question de l'absurdité de la distribution de
falsettistes à l'opéra, plusieurs notules, dont une concernant expressément Fagioli, y ont
déjà été consacrées. Et cela se vérifie encore avec Valer Sabadus (Giuliano), au volume
très confidentiel et à la couleur translucide, incapable d'exprimer
autre chose que de l'élégiaque un peu pâle, quand son rôle convoque des
affects altiers (héroïsme, fidélité au Prince, honneur de son engeance)
– même s'il est un peu bolossé
ridiculisé par sa douce amie et sa sœur.
Même les chanteurs les plus convaincants semblent un peu déplacés : Paul Groves (dont on perçoit encore
les qualités lorsqu'il peut monter et utiliser sa voix mixte énorme !)
est un peu engoncé dans un rôle très barytonnant pour sa voix devenue
large (là aussi, le format de la voix ne l'autorise pas à une grande
mobilité expressive, alors que dans son répertoire ordinaire… !) ; Matthew Newlin (Zotico) chante très
bien, mais laisse percevoir un tropisme aigu pas du tout servi par ce
type de partition, donc une technique optimisée pour d'autres
répertoires (il chante surtout les grands Mozart, mais on entend une
émission calibrée pour Rossini) ; Scott
Conner, la seule voix grave du plateau, dispose d'une émission
très ronde et intérieure, là aussi typique d'autres répertoires (et
d'une mode actuelle favorisée par les micros, mais c'est une autre
histoire).
Seuls chanteurs réellement informés, donc, Emiliano Gonzalez Toro en nourrice
travestie, pas du tout ambigu (dommage, on perd pas mal du potentiel
comique) mais beaucoup plus sonore qu'à l'ordinaire ; et, surtout, Mariana Flores (Atilia, un des rôles
les plus courts…), de quasiment toutes les aventures de la Cappella Mediterranea. Voix claire
et frémissante, verbe tranchant : on entend enfin la posture qui fait
sonner cette musique et rend ce texte supportable… pourquoi n'a-t-on
pas fait confiance aux collaborateurs habituels de García Alarcón,
considérant que personne ne se déplace (pardon) pour Sierra, Rombo ou
Sabadus, surtout dans un Cavalli qui est loin du cœur de répertoire de
leurs potentiels fans !
C'est une habitude un peu irritante à l'Opéra de
Paris : distribuer des gens sans doute plus chers, parce qu'il faut
tenir son rang, et pas forcément adaptés aux rôles. Je n'ai rien à
objecter s'ils sont réellement célèbres, ça favorise le remplissage.
Mais là…
Forcément, avec une œuvre déjà inégale et un répertoire très loin de
nous, donner à entendre des gens qui découvrent le style ne peut pas
faire de miracles. La soirée se passe donc désagréablement, mais on a
la sensation de passer tout à fait à côté du potentiel qu'aurait eu une
partition de meilleure qualité (quitte à prendre un auteur moins
célèbre, Garnier, ça se remplit facilement quand même…) avec des
chanteurs adéquats et informés.
Au passage, très déçu par le Chœur de
Chambre de Namur, dont je chante à chaque fois les louanges,
mais qui était en très petite forme – les piliers de pupitres avaient
d'autres engagements ? Voix d'homme courtes et sèches, et ça
bougeait un peu dans les voix de femme.
La mise en scène de Thomas Jolly
est assez réussie, très sobre, largement en front et centre de scène
(ce qui permet à tous les spectateurs de bien voir…), tout à fait
respectueuse du propos du livret tout en demeurant raisonnablement
mobile. Vu la platitude de l'essentiel du livret et la nature du sujet,
je me dis que ce pouvait être l'occasion de proposer du vrai
Regietheater méchant pour combler les vides et occuper le cerveau
(disponible) du spectateur en attendant l'action suivante ou la
prochaine modulation. Mais je peux difficilement lui faire
grief de me donner ce que j'aime le plus, de la sobriété fidèle et
mobile – peu d'arrirère-plans en revanche, mais après c'est une œuvre
qu'à peu près tout le monde découvrait (déjà donnée quelquefois, jamais
diffusée commercialement).
Franco Fagioli interprétant
Elagabalus.
Palais Impérial de Compiègne.
5.
Conséquences
Je ne veux pas râler, l'initiative était bonne et le résultat loin
d'être indigne ; difficile néanmoins de ne pas s'interroger sur le
rapport entre ce type de demi-réussites prévisibles et l'écart
gigantesque de subvention entre l'Opéra de Paris et les autres maisons,
le tout avec des prix à l'achat qui restent extrêmement élevés (et
pourtant, chaque place vendue bénéficie de l'équivalent de plus de 200€
de subvention !).
Pour Wagner ou Richard Strauss, il n'y a pas à discuter, c'est la seule
maison du coin à pouvoir mettre les musiciens dans la fosse et à mettre
les moyens scéniques adéquats en œuvre, à payer les cachets des
tromblons nécessaires pour le chanter aussi (les Champs-Élysées à la
rigueur, mais produire un Ring
scénique, ou même Parsifal,
n'est pas dans leur logique) ; mais pour le reste, quand on voit les
réussites souvent supérieures de maisons qui s'occupent moins de la
hiérarchie des cachets ou du prestige apparents et plus de la qualité
artistique, l'écart de coût fait mal à mon poujadisme latent.
La même chose à Versailles ou à l'Opéra-Comique, avec les chanteurs
habituels de la Cappella Mediterranea, voilà qui aurait eu une autre
allure, quitte à en rabattre un peu sur la mise en scène…
Mais je reviendrai là-dessus après avoir achevé la lecture et la
transcription du rapport de la Cour des Comptes qui vient de sortir –
j'ai l'impression néanmoins que la largeur de la subvention y est
considérée comme acquise, je les trouve bien gentils (alors qu'elle me
paraît moins justifiée, à tout prendre, que le second orchestre de
Radio-France).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Premiers opéras a suscité :
Je découvre que Music & Arts
a publié l'intégralité de la bande du
3 juin 1954 dans le Großer Konzerthaussaal de Vienne, par des membres des Wiener Symphoniker (qui
ne sont pas les Philharmoniker, mais le deuxième des trois grands
orchestres locaux, avec celui de la Radio – ORF). L'entreprise
était inspirée et dirigée par le compositeur Paul Hindemith, passionné (contre
l'avis d'Adorno) par la question des instruments d'époque et de la
juste interprétation.
Le résultat en est puissamment étonnant, extrêmement différent de
toutes les interprétations qu'on peut entendre par ailleurs… et
absolument pas figé.
Contexte et petit compte-rendu d'écoute.
Début du concert de 1954.
La Musica : Patricia Brinton.
Entrée aux Enfers ;
enchantement de Charon. La Speranza : Gertrud Schretter. Orfeo :
Gino Sinimberghi. Caronte : Norman Foster.
La remontée. Orfeo :
Gino Sinimberghi. Euridice : Uta Graf. Esprits : Hans Strohbauer,
Wolfram Mertz. Chœur de la Wiener Singakademie.
1. Aux origines du mouvement
Ce souhait de retour aux instruments d'époque n'était pas
neuf : Henri Casadesus
écrivait pour la viole d'amour (parfois sous forme de pastiches vendus
avec le noms de compositeurs « d'époque » ) dans la première
moitié du vingtième siècle et avait fondé en 1901 la Société des instruments anciens. Paul Hindemith quant à lui
avait pris position, critiqué par Adorno, pour l'usage d'instruments
d'époque. Il s'était même mis à travailler le cornet pour son propre
compte.
Jusqu'alors, on jouait de loin en loin les pièces
baroques (Monteverdi et Haendel, mais aussi quelquefois Lully,
Charpentier ou Rameau), mais avec une esthétique romantique :
les harmonisations piano ne respectaient pas les chiffrages du
compositeur (j'en montrerai des exemples à l'occasion d'une autre
notule) et abusaient des octaves à la main gauche, conçus pour
renforcer la résonance du piano – le peu d'usage d'appoggiatures et
retards dans ces réalisations (ces petits décalages harmoniques qui
créent la tension) rendait un son harmoniquement très dur et pauvre. Et
les tempi étaient ceux, même
pour les sections rapides, de cantilènes uniformément lentes, une
vision hiératique qui tenait d'une sorte de fantasme sur la noblesse
d'une Antiquité retrouvée – pourtant aux antipodes de ce que le
principe du recitar cantando et de ses divers avatars peuvent
laisser supposer.
On considérait cette musique comme le fruit d'une sorte d'époque
d'apprentissage imparfaite, jouée avec le respect un peu condescendant
qu'on doit aux vieilles choses devenues inutiles, et on la
différenciait mal, il faut dire, des nombreux pastiches (Arie
Antiche) mal écrits et censés imiter ce style – en n'imitant
finalement que le caractère erroné qu'on lui donnait (il serait bien
difficile rendre intéressants ces arie antiche, même avec
instruments d'époque).
Toccata liminaire dans l'édition de 1609.
2. Le Compositeur et le Comte
Le souhait de Hindemith peine à se réaliser : à son retour
d'exil en 1953 (parti en
Suisse en 1938, puis aux États-Unis en 1940), il prépare une
production de L'Orfeo de Monteverdi pour les Wiener Festwochen,
comme il avait fait en 1944 pour Yale où il enseignait. Mais sa
restitution devra pour la première
fois s'appuyer sur les données visuelles et sonores d'époque. Ce
n'est pas trop compliqué pour les décors, mais il peine à trouver les
instrumentistes et même les instruments, surtout les plus volumineux (organo di legno, régale...). C'est
alors que se produit l'étincelle : dans l'orchestre qui doit lui
servir de vivier pour le projet (les Wiener Symphoniker), l'intendant
du Konzerthaus lui signale un jeune violoncelliste au passe-temps
bizarre. Avec son épouse, il a fondé un ensemble, qui n'a même pas
encore de nom, et dont l'occupation est de travailler le répertoire
ancien sur ces instruments qui ne sont plus joués.
La rencontre entre les deux se solde par un marché : on
prêtera à Hindemith tous les instruments de la nomenclature de L'Orfeo...
mais le violoncelliste sera de la partie. Hindemith n'apprécie pas
cependant la verdeur du résultat, et
renvoie une grande partie de l'effectif, remplaçant immédiatement les cornettistes
par des cors anglais, jugeant l'improvisation des continuistes trop
fantaisistes... en tant que chef d'expérience (et compositeur
soucieux d'exactitude), il désirait manifestement tout de suite un
résultat professionnel. Or, autant il est assez aisé de s'adapter à une
nouvelle sorte d'orgue, autant souffler correctement dans des tubes –
dont la facture et la technique d'usage laissent encore à désirer –
demande du temps.
Du haut de ses 24 ans, le pourvoyeur d'instruments fulmine sans
doute à la vue de l'anéantissement de ses préparatifs, mais
l'enthousiasme de la découverte de Monteverdi pour lui – et la sagesse
de la prévision des retombées pour son ensemble – l'emportent.
Ceux qui ont entendu cette soirée de 1954 ne peuvent qu'être frappés
par la nouveauté étonnante, même pour aujourd'hui : les couleurs
instrumentales sont totalement neuves (et assez maîtrisées), le tempo
global assez vif, et si les récitatifs sont vivants, les ensembles sont
réellement virevoltants, avec beaucoup de rebond. Les chanteurs, eux,
utilisent des voix un peu lourdes et pas très gracieuses, sans doute
décontenancés par les tessitures très basses ; peu importe,
l'intérêt est ailleurs les instrumentistes se montrent non seulement
très engagés... mais remarquablement justes (sauf les orgues, mal
harmonisés). Même les choeurs brident leur vibrato de jolie façon.
Ces qualités de couleur, de danse, d'allant se rapprochent assez fort
de ce qu'accomplira notre violoncelliste – qui n'est rien de moins que
le comte de La Fontaine, descendant direct de l'Empereur Leopold II, et
passé à la postérité sous l'un de ses autres patronymes, Harnoncourt.
3. Le
frisson de la redécouverte
Grâce à Music & Arts, il
est donc possible de profiter de la retransmission radiophonique, dans
un son inhabituellement aéré et équilibré (les instruments ne sont pas
exagérément en retrait), remarquablement restauré par Albert Frantz.
Seule réserve, la notice extrêmement générale (qui avoue d'ailleurs
être tirée de Wikipédia), qui se contente de présenter l'œuvre, sans le
moindre mot sur la spécificité exceptionnelle de cet enregistrement
précis, quasiment le point de départ victorieux de l'aventure
musicologique baroque. Pas de livret évidemment, ce qui était plus
prévisible. On trouvera simplement la liste
des musiciens (et, donc, en cherchant, Nikolaus Harnoncourt
nommé parmi les cordes – mais pas son épouse, la violoniste Alice
Hoffelner, co-fondatrice du futur Concentus Musicus Wien, dont elle fut
konzertmeisterin jusqu'en
1985), par ailleurs assez allusive :
– 6 instrumentistes à cordes
(Harnoncourt y tient-il la viole de gambe, ou sont-ce uniquement des
instruments du quatuor traditionnel ?) ;
– 9 instrumentistes à vent, sans plus de précision ;
– 1 harpe, 2 luths ;
– 2 clavecins, 1 régale (tenu par le second claveciniste), 1 orgue (qui
sonne de facture très… néo-classique).
On reste loin de la nomenclature réelle
– on ne dispose pas de l'orchestration précise, mais bien de la liste
des instruments dans l'édition de Venise en 1609 :
– 2 petits violons à la
française (remplacés uniquement au début de l'acte II par des violons
ordinaires) ;
– 10 viole da braccio, sans
doute de tailles différentes, pour les parties intermédiaires ;
– 3 basses de viole (violes de gambe) ;
– 2 contrebasses de viole ;
– 1 petite flûte à bec ;
– 2 cornets (à bouquin) ;
– 5 trompettes de différentes tailles ;
– 4 trombones ;
– 3 chitarroni (c'est-à-dire l'ancêtre du théorbe, à chœurs simples), séparés à l'acte IV en chitaroni [sic] et cetaroni (donc 4 instrumentistes ?)
;
– 1 harpe double ;
– 2 clavecins ;
– 2 organi di legno
(c'est-à-dire un petit orgue avec des tuyaux en bois, ce que l'on
appelle couramment un positif
désormais – on l'utilise en général pour accompagner le récit de la
Messagère) ;
– 1 régale (un orgue avec des anches libres, souvent en métal, avec
très peu ou pas de résonateurs, caractérisé par ce son nasillard – ce
que l'on utilise pour les tirades de Charon et des Esprits). Fait
amusant, si les dictionnaires musicaux le nomment en général au
féminin, les dictionnaires généralistes (Académie, Littré, Robert…) le
proposent au masculin. Le mot italien regale
est en vérité emprunté au français (mais découle du latin regalis, « royal »), une des
premières formes attestées, regalle,
étant féminine.
Pour se rapprocher de cette pléthore, il n'y a guère que le premier
enregistrement d'Harnoncourt en 1968 qui soit relativement (mais pas
exactement) conforme. Néanmoins, Hindemith opère le premier pas vers le retour des
instruments – et, plus capital, des pratiques stylistiques – d'époque.
Comparer cette soirée avec ce qui se faisait dans les mêmes années
n'aurait pas vraiment de sens : la perspective de Hindemith se trouve
aussi opposée que possible aux arrangements mélassineux pour orchestres
à cordes dans un tempo lentissime,
tels que Herbert Handt en 1984, ou dans le meilleur des cas (effort
d'instrumentation) tel que le Couronnement
de Poppée revu par Maderna en 1967 (avec Bumbry, Di Stefano et
Gencer !) – cette dernière œuvre a autrement été rudoyée, fréquentée
par Sanzogno, Pritchard, Karajan, Franci, Leppard, Rudel ! Ces musiciens considéraient cette
musique comme archaïque, se contentant de grands aplats
d'accords simples, sans s'interroger sur ses spécificités, sur les
qualités qui la rendaient intéressante et avaient disparu dans les
musiques ultérieures – déclamation très directe, improvisation,
ornements, inégalité des valeurs, danse, grain instrumental…
D'une certaine façon, on ne peut qu'admirer leur constance à programmer
quelque chose de toute évidence aussi ennuyeux – je me demande toujours
s'il y avait alors de réels enthousiastes de cette musique lorsqu'elle
était jouée comme cela. (Mais vous me direz, il y a bien des
enthousiastes pour Philip Glass. Accordé. C'est vraiment un autre type
de plaisir, dans ce cas.)
Chez Hindemith au contraire,
domine une grande vivacité
(dans les symphonies solennelles, elle est même supérieure à n'importe
quelle version baroqueuse récente), des couleurs nouvelles (flûtes à bec,
luths, harpe , clavecins, orgues positifs, régale), une déclamation qui n'est pas aussi
univoquement lyrique que ce qui se faisait couramment (beaucoup plus
simple et direct, ici), un souci des
détachés (au lieu de faire du legato
partout), et même un début de sens de
la danse, même si les appuis demeurent un peu carrés (on sent le
compositeur de musique précise, pas particulièrement enclin à ne pas
jouer les choses comme écrites). Par ailleurs, le continuo commence réellement à
exister : Hindemith a peut-être bridé les envies des clavecinistes,
mais s'il est vrai qu'ils se content quelquefois d'accords, pas
toujours arpégés (ce qui est vraiment vilain, surtout sur ces
instruments de facture moderne), ils dispensent aussi ponctuellement de
beaux contrechants et même des ornementations tout à fait
caractéristiques de la période. D'autres choses sont moins
authentiques, comme la doublure, dans les fêtes d'hyménée, des violons
par la harpe ; mais globalement, la direction est fixée, et les alliages instrumentaux complètement inédits.
Beaucoup sont d'ailleurs repris par Harnoncourt dans son fameux studio
de 1968.
À certains endroits, on entend même des
trouvailles jamais réutilisées : ainsi l'accompagnement martelé
des paroles de Charon, extrêmement rapide d'ailleurs ; ainsi
l'articulation très vive et un peu mécanique des grandes réjouissances,
très persuasive.
Vocalement, il reste du chemin à parcourir, mais là encore, la
trajectoire est assez bien lancée : la Musica de Patricia
Brintondispose réellement d'un galbe plus déclamé que
chanté, même si la voix est le reflet d'une technique plus charpentée,
taillée pour d'autres répertoires plus sonores. De même pour l'Esprit
de Hans
Strohbauer (« Retourne à l'ombre de la mort, malheureuse
Eurydice »), inhabituellement violent (tout le monde semble le chanter
sur le mode mélancolique adopté par Nigel Rogers chez Harnoncourt en
1968), d'un ton que plus personne n'osera après lui.
Dans le rôle-titre, Gino Sinimberghi,
véritable ténor lyrique italien (il chante glorieusement les grands
rôles de Donizetti, Verdi et Puccini,
disposant au passage d'une riche filmographie), se fond à merveille
dans la tessiture grave, sans jouer au ténor romantique ; bien sûr, il
reste des traits du temps, comme une façon un rien emphatique (mais
jamais vulgaire, pas exactement ce qu'on appellerait du hors-style) et
une technique vocale robuste (posture vocale du « pleur » qui permet de
trouver les résonateurs, tendance à couvrir même dans le grave – beaucoup de [eu]
protège ses [é] et ses [i]), mais jamais rien d'outré. Domine
l'impression d'une très belle assise, d'une générosité certaine, et
d'un sens du texte qui n'est pas occulté par le fondu vocal ; toutes
choses hautement compatibles avec un Orphée. Son « Possente spirto »,
dont les exigences sont pourtant aux antipodes de son répertoire
habituel, révèle une souplesse, un sens de l'inégalité et une éloquence
assez remarquables.
Le choix de mezzos pour jouer les bergers (altos comme ténors,
étrangement) est moins satisfaisant, surtout que ce sont de larges voix
germaniques plutôt rompues à Verdi et Wagner (Gertrud Schretter,
la Speranza, est même terrifiante – pourtant juste expressivement),
auxquelles le style juste échappe plus nettement.
Seule figure restée réellement célèbre, le jeune Waldemar
Kmentten Apollon ; la voix est évidemment bien
sonnante, mais il n'a pas la meilleure partie, et la double vocalise
redoutable de la fin de l'ouvrage le jette, avec Sinimberghi,
sensiblement dans le décor.
Au demeurant, sur la durée, c'est pour moi peut-être bien la version
avec le moins de baisses de tension, déclamée et engagée de bout en
bout. Bien sûr, orchestralement et stylistiquement, il y a eu plus
adéquat depuis, mais je crois que Hindemith touche au plus près,
finalement, le concept du recitar cantando, avec des
chanteurs qui entrent durement dans leur texte, quel que soit leur
style. Par ailleurs, malgré tous les problèmes (par exemple ce/cette
régale – je n'ai toujours pas fait mon choix – dont les anches
trop libres peinent à sonner), on y entend perceptiblement un
enthousiasme très communicatif, qu'on se plaît à rapprocher de
l'exaltation lors de la production des premiers opéras. (Et L'Orfeo doit être plus ou moins le
premier à disposer d'une nomenclature si riche et d'une veine aussi
mélodique, l'émotion fut vraisemblablement toute particulière.)
Nomenclature dans l'édition de 1609. Le détail à l'intérieur de
la partition suggère quelques différences, dont j'ai tenu compte
ci-dessus.
4. La
Postérité
Elle ne fait pas vœu de justice, on le sait, et la mémoire collective a
largement limité à Harnoncourt les actions de grâce pour avoir donné
l'impulsion décisive au mouvement « baroqueux ». Le phénomène se révèle
à grande échelle avec le studio de L'Orfeo
enregistré à la fin de l'année 1968
au Casino Zögernitz de Vienne avec son ensemble, le Concentus Musicus Wien. Ce qui le
rend si singulier, outre l'enthousiasme perceptible de chaque musicien,
le sens de la danse et du drame, l'originalité et la beauté des
timbres, le soin extrême de la consonance et du geste déclamatoires...
c'est à mon avis la couleur particulière des timbres, car je ne crois
pas que quiconque ait en réalité, même Harnoncourt, rejoué L'Orfeo
avec une nomenclature de cette richesse et exactitude. Par ailleurs, la
prise de son assez sèche rend assez bien l'image sonore fantasmatique
d'un grand salon carré dans une demeure mantouane – fantasmatique,
parce que les revêtements en marbre ou les voutes en plein ceintre
peuvent, au contraire, assurer une réverbération assez intense (je n'ai
pas cherché la pièce exacte de la première exécution ni des suivantes,
je suppose que tout cela est largement documenté, et il serait fort
intéressant de s'attarder là-dessus à l'occasion).
Voilà le fruit de quinze ans de perfectionnement technique sur
instruments bizarres et de maturation de la conception du chef
d'ensemble depuis la soirée avec Hindemith. La qualité des appuis, par
exemple, est significativement améliorée, et va fonder toute la
tradition de l'accentuation baroque jusqu'à aujourd'hui, ce sens de la
danse si singulier.
Pourtant, Harnoncourt n'est pas tout à fait le premier : outre notre Hindemith en 1954, il faut rendre hommage à Alan Curtis pour une Incoronazione di Poppea sur
instruments anciens dès 1966
(pas celle chez Fonit Cetra de 1994), désormais introuvable – quatre
galettes Cambridge. Je n'ai pas pu l'écouter (réputation d'austérité,
qu'on croit aisément en écoutant la seconde mouture de trente ans
postérieure), mais à l'heure de la circulation numérique des bandes, ce
devrait finir par redevenir trouvable. Quoi qu'il en soit, Hindemith a
bel et bien joué un rôle significatif et inattendu dans ce processus,
et sa contribution, contre toute attente, ne se limite pas au
documentaire : il s'agit vraiment d'une belle soirée d'opéra à déguster
comme telle, indépendamment de son importance historique.
Ce serait un peu excéder le cadre de cette notule, mais il est prévu
d'aborder prochainement :
¶ la nomenclature et les premiers lieux d'exécution de L'Orfeo ;
¶ une large discographie (dans la mesure du possible proche de
l'exhaustivité) de L'Orfeo.
Il existe beaucoup de volumes chez de petits labels, qui constituent
parfois de très belles surprises (Walker, Toth, voire Radu et Stepner),
des disques injustement passés de mode (Corboz, Medlam, pourtant
formidables), et quelques déceptions parfois en bonne place dans les
rayons (Jacobs, Alessandrini, Harnoncourt-Ponnelle, Vartolo I…).
Considérant les libertés en matière d'orchestration, les nécessités
d'ornementation et la facilité de distribution de tessitures étroites
pour les techniques vocales d'aujourd'hui, il y a de quoi s'amuser
grandement en parcourant des univers tout à fait différents.
Une partie des
récits de cette notule ont été empruntés à une notule de 2012 autour de
la question de la succession des ensembles baroques.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Premiers opéras a suscité :
À Nancy, à Versailles, et la saison prochaine à Caen, à Bordeaux, c'était la
nouvelle production scénique de la saison en France. Celle qui change
quelque chose, qui vous fait voir l'histoire de l'opéra ou votre vie de
spectateur sous la perspective de l'avant
et de l'après.
Ligne de Luigi Rossi, tirée d'un recueil de cantates du XVIIe
siècle italien par un copiste anglais.
1. Place
historique
L'Orfeo de Rossi constitue déjà, en
soi, à la fois une rareté et un événement : il s'agit du premier
opéra écrit pour la France, une commande
de Mazarin, en 1647. Luigi Rossi était à la pointe de l'opéra
romain, qui se caractérisait par son goût des ariettes et des
danses, beaucoup plus nombreuses que dans les sévères premiers opéras où
tout l'effort était mis du côté de la déclamation brute ; de fait, son Orfeo, peuplé de dieux facétieux, de
satyres déhanchés, de vieilles coquettes à chaconnes, déborde de hits
musicaux, de danses sur des basses obstinées à la mode, de chœurs de
sommeil, de duos tendres, de grands airs à refrains ou de courtes ariettes
trépidantes…
L'œuvre se voulait une véritable démonstration, nommée commedia
per machina. Dans le Prologue, l'effondrement des murailles (en
réalité un peu de poussière masquant une seconde toile peinte montrant le
même ouvrage en ruines) avait fait très forte impression par son réalisme,
mettant même le public assez mal à l'aise devant une image qui évoquait de
trop près la réalité de la guerre ; il était suivi par le changement à vue
du champ de bataille en campagne verdoyante de Thrace.
De même, la quantité de tableaux, le luxe visuel, la générosité des décors,
des machines et des chorégraphies impressionnèrent grandement – ce faste fut
même retenu contre le cardinal lors dans les réquisitoires des Frondeurs.
Autre aspect de la tentative de Mazarin d'acculturer les traditions vocales
italiennes, l'inclusion de nombreux castrats
dans la distribution originale : Orphée, Aristée, Apollon, Mercure, Hymen
& Soupçon (même chanteur), et même la Nourrice, Proserpine, les trois
Grâces et les trois Parques (rôles travestis). Malgré le maintien de ces
pensionnaires raccourcis sur le territoire et leur production régulière en
concert, la mode ne prit jamais en France. Dans l'enregistrement Christie
comme dans la production de Pichon, ces rôles sont tenus par des femmes
(Dieu soit loué, pas de falsettistes en dehors des rôles de caractère).
Les premiers opéras français sont sensiblement plus tardifs : 1671 pour Pomone de Perrin & Cambert, 1673
pour Cadmus et Hermione de
Quinault & Lully ; pourtant, plusieurs traits communs, qu'on pourrait
croire attachés au style français, sont décelables.
==> Présence d'un Prologue (et
d'un Épilogue) servant à la
célébration politique ; ici la Victoire, après une glorieuse bataille,
promet aux Français de triompher du mal comme Orphée triompha du monde
souterrain. L'Épilogue compare la lyre à la fleur-de-lys, la métamorphose en
constellations à la Résurrection, et Mercure souhaite une longue vie au roi
Louis… Après ça, on pourra toujours dire que Lully était un courtisan
empressé…
==> Du moins dans l'édition restituée par Pichon (et Miguel Henry), la disposition contrapuntique entendue est
typiquement française, non pas concentrée dans l'aigu façon « clavier »,
comme pour le XVIIIe siècle italien, mais réellement répartie sur tout le
spectre orchestral (expliquant l'usage de toute cette famille de
hautes-contre, tailles et quintes de violon).
Francesca Aspromonte en Euridice à Nancy.
2. Angles
du livret
La structure du drame paraît assez simple – mais il faut considérer que, le
public ne parlant pas italien, on vendait tout de même des résumés scène à
scène pour assurer le suivi de l'action.
¶ Prologue allégorique et
politique (la Victoire).
¶ Acte I : Apprêts du
mariage, Eurydice est auprès de son père, mais les mauvais présages
s'accumulent (colombes dévorées, flambeaux éteints).
¶ Acte II : Vénus aide
Aristée à séduire Eurydice, en vain. Celle-ci, au sein des fêtes de
l'Hyménée, est finalement mordue par un serpent et refuse l'aide d'Aristée.
¶ Acte III : Orphée pleure
son épouse. Le fantôme d'Eurydice tourmente Aristée. Orphée plaide sa cause
auprès de Pluton (convaincu par Proserpine elle-même convaincue par Junon du
danger que cause la présence de la belle Eurydice auprès de son époux), mais
ne parvient pas à tenir son engagement en ramenant Eurydice à la surface.
Jupiter lui annonce qu'Eurydice et sa lyre deviendront des constellations.
¶ Épilogue allégorique et
politique (Mercure).
Contrairement aux autres versions d'Orphée,
qui insistent sur le bonheur des amants, et placent en général Orphée au
premier rang (après tout, c'est bien lui qui dispose des superpouvoirs et de
la symbolique de l'histoire), le livret de l'abbé Francesco
Buti place l'accent avant tout sur Eurydice et, plus insolite
encore, Aristée. Eurydice est très largement présente
pour se divertir pendant les fêtes de son mariage, mais aussi pour affirmer
sa vertu face à Aristée. Une fois mordue, elle dispose d'une longue scène de
dix minutes pour exprimer la gamme de ses émotions (peur, fierté, solitude,
désespoir…) ; après sa mort, elle revient même sous des traits
inhabituellement exubérants et vengeurs pour torturer Aristée – qui, ici,
n'avait pourtant aucune part dans la morsure, offrant même son secours. La
place centrale et la grande variété d'affects du personnage d'Eurydice est
pour beaucoup dans la réussite de l'ensemble.
L'autre personnage le plus présent sur scène est Aristée,
le cultivateur pieux (très prié en Grèce, où les mythes rapportaient que ses
abeilles, tuées en rétribution par les Dryades, avaient reparu de la chair
d'un sacrifice), ordinairement représenté comme la cause involontaire de la
mort d'Eurydice : la poursuivant de ses assiduités, c'est lui qui la pousse
vers les herbes hautes où se trouve l'aspic fatal. Pourtant, ici, rien de
tout cela : Aristée est simplement un jeune homme épris et désespéré, qui
gâte son temps en longues déplorations et en infertiles suppliques. Vénus
prend son parti, sans succès, contre la constance d'Eurydice, et c'est en
vain qu'il offre son aide pour retirer le poison (« Comment pouvais-je
espérer de votre pitié, quand vous êtes pour vous-même si cruelle ! »). Une
fois Eurydice morte, son ombre ne vient pas visiter Orphée mais s'amuse à
imputer la faute au pauvre Aristée et à lui promettre des souffrances
interminables sur terre (alors que, dans le livret de Buti, il n'a pas du
tout causé sa mort).
Le personnage, toujours geignard, n'est pas nécessairement sympathique selon
nos standards contemporains, mais occupe une place centrale assez
inhabituelle – plutôt que de représenter le bonheur d'Orphée, on représente
la constance d'Eurydice, le désespoir de ses rivaux, et la défiance des
autres femmes (Proserpine favorisant sa remontée chez les vivants pour cette
raison).
Enfin, pour ménager les nombreuses ariettes et scènes de caractère, quantité
de personnages secondaires peuplent le plateau de leurs démarches
singulières et de leurs remarques plaisantes : Vénus mauvaise conseillère,
l'Amour rebelle, une vieille dame délurée, un satyre célibataire, Momus venu
troubler le mariage… En fin de compte, le drame
est éclaté en une multitude de
petites scènes détachables, où chacun vient distiller sa petite sagesse à
propos de l'amour, de l'inconstance, du mariage, de la vie.
Quelques extraits de l'acte II à Nancy : rejet d'Aristée,
ariette du satyre, ariette de victoire, chœur du sommeil, chaconne de
la morsure, scène de la mort d'Eurydice.
3. Sur
scène
Le résultat, à la conjonction de
ces figures badines et de ces petits airs entraînants, se révèle
particulièrement roboratif, sans
rien abîmer des grandes tirades tragiques ou des récitatifs majestueux
(Eurydice mourante, Orphée pleurant sont de grands moments de théâtre
sérieux).
À l'origine, l'œuvre durait six heures (et
l'on ne sait rien du tempo adopté), mais il faut bien voir que cela incluait
quatre entractes (un entre chaque partie, prologue et épilogue inclus) afin
de changer les chandelles et de préparer éventuellement les décors (ce qui,
après cinq minutes de Prologue, n'est pas sans avoir suscité quelques
protestations dans la salle).
Que nous en reste-t-il ? Manifestement, l'essentiel de la musique
(sans l'orchestration, bien sûr : lignes de basse, lignes vocales, et
certaines lignes instrumentales) nous est parvenu ; le manuscrit était
conservé à la Biblioteca Chigi à Rome (retrouvé par Romain Rolland en 1888),
puis déposé dans la bibliothèque du mécène de Rossi, le cardinal Barberini ;
et même réimprimé par Balard à la fin du XVIIe siècle.
Les choix de Raphaël Pichon et Miguel Henry, dans leur édition pour la
scène, sont donc délibérés – j'ai pu ouvrir la partition, le Prologue y
figure. Pas de Prologue ni d'Épilogue
politiques ; réduction au
maximum de la dimension mythologique et allégorique (peu
d'éléments dans la dispute entre Vénus et l'Amour, ni dans les conseils de
Junon à Proserpine, l'invitant à éloigner une rivale potentielle en accédant
au souhait d'Orphée).
C'est un choix nécessaire : 3h20
entracte inclus à Nancy, et réduction encore plus significative à
Versailles, pour laisser les Parisiens/Franciliens retourner au bercail
(2h45 entracte inclus). Ensuite, pour juger
de
ses orientations, je ne maîtrise pas suffisamment bien l'ensemble
de la partition, même si j'aurais volontiers laissé un peu d'Aristée pour
profiter davantage de certaines articulations logiques : l'échec d'Orphée
apparaît immédiatement après la danse de réjouissance de Pluton qui vient de
lui accorder sa grâce, ce qui est un peu déstabilisant. Pas véritablement de
fin non plus, une petite déploration supplémentaire, et hop.
Je suppose que le choix se veut convergent avec la conception scénique de Jetske Mijnssen, une
interprétation très fluide qui tient place lors d'un mariage ordinaire – de
ce fait, le surnaturel n'y est pas exactement bienvenu. Mais la direction
d'acteurs fine ne fait pas regretter le choix, tout ce monde se meut avec
naturel sur scène, occupant agréablement les moments où le texte se contente
de décorer. Les éclairages intimistes (de Bernd Purkrabek)
façon bougie contribuent à cette impression de proximité domestique.
Du reste, l'accompagnement de l'Ensemble
Pygmalion est absolument magnifique : c'est un continuo d'une
débauche extraordinaire (harpe, luth, archiluth, deux claviers…), un
constant défilé de flûtes et de cornets à bouquin, cherchant mille couleurs
et refusant toujours l'immobilité… Jamais de grands aplats, toujours un
ruissellement de diminutions tout à fait variées.
Le plateau n'est peuplé que d'excellents spécialistes de toutes générations
; pas de contre-ténors en dehors de rôles travestis de caractère (la très
convenable nourrice d'Eurydice, la vieille coquette) et de l'Amour (très peu
présent dans cet état de la partition), ce qui évite les dictions floues et
les incarnations monochromes. Il y aura beaucoup d'éloges à distribuer :
l'étonnante résurrection de Victor Torres
(Endymion, Charon ; plutôt à bout il y a dix ans, et revenu avec une très
belle émission mixte), la profondeur de Luigi
De Donato (Augure, Pluton), l'abattage de Marc
Mauillon (Momus), l'inaltérable Dominique
Visse (vieille coquette), le timbre acidulé d'Alicia
Amo, la suavité paradoxale de Renato
Dolcini (satyre), l'Orphée moiré de Judith
van
Wanroij (peu d'impact, mais une grande élégance de timbre). Je suis
moins séduit par Giuseppina Bridelli,
dont le mezzo paraît un peu empâté (et donc moins mobile expressivement) en
Aristée.
La grande sensation, salutaire considérant l'étendue de son rôle, est
l'Eurydice de Francesca Aspromonte
: on pourrait trouver à redire sur le détail de l'instrument (la couverture
voile parfois le timbre, qui peut sonner un peu âgé pour une chanteuse de
vingt-cinq ans), mais le résultat clair, glorieux, lui permet de camper les
jeunes premières sans paraître étroite, limitée dans les éclats dramatiques
ou ternie par un trop large armature… L'abandon naïf du sommeil, les accents
joyeux de la danse, les appels terribles de la mourante et les imprécations
du spectre trouvent à chaque fois l'équilibre vocal juste et le geste qui
fait mouche.
L'italien est réellement déclamé, et les mots archaïsants prennent une
saveur exceptionnelle sur ses lèvres ; par ailleurs, scéniquement, assurant
la danse, le tambour de basque (par ailleurs guitariste baroque, même si
cela ne se voit pas ici), elle impose une grâce et une autorité immédiates.
Dans un livret qui tourne tout entier autour de la fascination exercée par
Eurydice et de ses vertus, sa composition porte le spectacle vers une
dimension supérieure.
Si Caen et Bordeaux ne sont pas sur votre route en 2017, profitez de la
diffusion de l'intégralité du spectacle sur CultureBox : pour sa place historique, pour
l'originalité de son texte et l'intérêt de sa musique, pour la qualité
exceptionnelle de l'exécution, de surcroît en version scénique, c'est le
spectacle à ne pas manquer cette année.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Premiers opéras a suscité :
À l'église des Billettes, vendredi, l'emblématique Rolf Lislevand et deux luthistes accomplis qui furent ses élèves (Thor Harald Johnsen et Ulrik Gaston Larsen) donnaient un programme Sanz, Murcia, Corbetta, Gianoncelli, Foscarini, Granata, Carbonchi, Kapsberger et Piccinini pour trois gratteurs — ce qu'on entend excessivement rarement au concert, la norme étant fixée à un ou deux.
Les deux premières pièces du programme : Paradetas de Gaspar Sanz (trois guitares baroques simultanément) et ''Folias'' de Francesco Corbetta.
Très beau concert par de grands spécialistes, bien sûr, où planaient évidemment les deux grands espagnols (Paradetas de Gaspar Sanz, Tarentellas de Santiago de Murcia), mais où l'on pouvait aussi entendre de très belles pièces de Bernardo Gianoncelli et Gian Paolo Foscarini, dont la Passacaglia per varie lettere, de 1640, serait le premier exemple de modulation expressive — et, de fait, elles sont un peu sauvages, d'une reprise à l'autre, un peu comme l'on hausse d'un ton la reprise d'un refrain dans la variété (ou comme, pour prendre un exemple plus académique, Puccini le fait au début de son Gloria).
Les pièces étaient jouées par groupes de deux à quatre, reliées par des ponts (souvent par Thor Harald Johnsen à la chitarra battutente), formant de petits événements autonomes où valsent les différents instruments.
Car, pour trois instrumentistes, pas moins de sept instruments : trois guitares baroques, une chitarra battutente (14 cordes réparties sur 5 chœurs, dont 2 triples chœurs !), deux chitarroni (l'un à 8 chœurs simples + 6 à vide, l'autre à 12+6), un colachon (que j'étais bien content de pouvoir enfin entendre en personne, excessivement rare en concert !).
Ayant pu les observer de près, ce sera l'occasion d'enrichir et préciser la notule qui vous présente déjà un certain nombre de ces objets.
De gauche à droite : guitare baroque, chitarra battutente, chitarrone, guitare baroque, chitarrone, colascione, guitare baroque.
Crédit photographique : Chris, tous droits réservés.
Les meilleurs moments sont bien sûr ceux comportant plusieurs guitares baroques, avec le son brillant et la résonance intense des médiums (à cause de l'accord rentrant et des doubles cordes des chœurs, qui font tout résonner dans la même zone médium à l'intérieur de la portée de clef de sol) qui les caractérise. Le jeu rasgueado (gratté au lieu de jouer à la corde), très percussif (et souvent accompagné de coups, volontaires ou corollaires, selon les cas, sur la caisse) peut être particulièrement jubilatoire, et cette soirée ne fait pas exception.
Un mot sur ce concert plutôt atypique (hier à l'église des Billettes) : Raquel Andueza, après trois ou quatre albums solos (et des interventions chez Pluhar), fait une tournée autour des airs d'amour chez les premiers baroques italiens.
C'est le moment où le goût de la déclamation monodique se répand, une sorte d'Âge d'Or bientôt chassé par les fascinations purement glottophiles de l'opera seria.
Au programme : airs de Merula, Strozzi, Monteverdi (les quelques tubes du concert : Lamento d'Arianna, Lamento della Ninfa, Si dolce è'l tormento), Capellini, Kapsberger, Mazzochi, auquels sont adjoints des pièces instrumentales de Valdambrini, Kapsberger et Corbetta.
2. Effectif
Jouable pour de petites formations, facile à chanter, immédiatement séduisant (beaucoup de chaconnes entraînantes sur des basses stéréotypées), ce répertoire est assez régulièrement donné à Paris (d'Antonacci à Šašková, en passant par des chanteuses qui débutent dans la carrière). L'originalité ici résidait dans l'accompagnement, sans cordes frottées ni clavier. Or, la pureté des lignes discrètes des guitares au sens le plus large, leur polyphonie sautillante siéent idéalement au caractère intimiste (pas besoin de rivaliser avec le son continu d'une viole de gambe) et semi-dansant (beaucoup plus de variété d'attaques et de dynamiques qu'avec un clavecin) de ces pièces.
3. Glottologie
Conséquence : Raquel Andueza, à laquelle on devine des moyens assez glorieux (un peu en gorge, façon Lefilliâtre), peut laisser sa voix de soprano de concert, et explorer des techniques très différentes de ce qu'utilise le chant lyrique issu du romantisme européen. Hier soir, elle utilisait beaucoup la voix de poitrine (quasiment interdite chez les sopranos) et laissait en permanence de l'air passer dans sa voix : bien sûr, cela rendait la voix moins sonore, mais aussi moins sophistiquée, plus directe… elle chante pour le bénéfice d'une petite assemblée, pas pour une arène où la captent les caméras du monde entier. On sent même une petite fatigue s'installer, car l'émission est sans doute moins confortable et saine qu'avec un gros soutien diaphragmatique sur une obturation nette des cordes…
Sinon, derrière un accent espagnol très prononcé (même pour un français, son italien est redoutablement ibérique), des qualités de déclamation superbes, et qui ne sollicitent pas seulement le ressort de la solennité — aucune recherche d'autorité vocale, de dramatisation par le volume. Simplement, les mots sont habités, et l'émission moins charpentée qu'elle utilise (les voyelles sont assez ouvertes, aussi) lui permet de produire plus de sens avec moins de son.
On entend assez mal les caractéristiques sus-évoquées, dans cette vidéo ; en revanche on perçoit très bien la particularité de cette approche pas du tout emphatique, et la beauté étrange du grain de voix. N.B. : Quoique la pièce soit commune aux deux programmes, ce n'est pas Pierre Pitzl qui joue ici, et il n'y avait pas de harpe aux Billettes.
4. Continuo
Avec elle, deux accompagnateurs : le discret Jesús Fernández Baena au théorbe, avec lequel elle a fondé son duo spécialisé dans ces musiques, La Galanía, et le virtuose Pierre Pitzl à la guitare baroque — directeur de l'excellent ensemble Private Musicke (il faut absolument entendre le disque d'airs de cour français avec Stephan van Dyck, on trouve difficilement mieux !).
Pitzl explore les variétés de jeu (du polyphonique au rasgueado) de son instrument avec un rare bonheur, et beaucoup de maîtrise — pourtant, il n'est même pas spécialiste exclusif : non seulement il joue du luth (un peu comme tous les autres guitaristes baroques, de ce fait diversement performants) et de la guitare classique, mais même de la viole de gambe à tout aussi haut niveau (il l'enseigne tout de bon au Conservatoire de Vienne !).
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Une soirée absolument captivante, et la formule dense (courte et sans entracte) permet de créer l'atmosphère sans créer de lassitude — car les lignes de basse, les harmonies, les diminutions et les textes (le bonheur de souffrir d'amour) restent très comparables d'une pièce à l'autre, même si chacune dispose de son charme propre dans cette sélection de grande qualité (aucune pièce médiocre, que des bijoux).
La chaconne est une objet de fascination assez répandu chez les mélomanes, des plus ingénus aux plus aguerris. Notre mission : essayer de toucher du doigt pourquoi. Et au passage organiser une petite visite guidée du genre.
La Chaconne, parfum d'ivresse et d'interdit.
1. Naissance de la chaconne et de la passacaille
Les origines folkloriques nous apprennent assez peu de ces danses : la passacaille provient de passacalle, parce que les marins espagnols de la fin du XVIe siècle se seraient échangés à quai des motifs obstinés qu'ils chantaient pendant le travail. Plus intéressant, la chaconne, originaire du Nouveau Monde, existe à la même époque en Espagne sous forme de danse suggestive, parodique et vive.
Ce n'est qu'à partir du début du XVIIe qu'on trouve les premières traces écrites… en Italie. Et c'est donc à partir de là que l'aventure peut commencer pour nous.
Ces danses appartiennent à la famille des pièces à ostinato (fondées sur la répétition obstinée d'une même cellule, d'un même thème, d'une même harmonie, etc.). Dans la musique du XVIe siècle, la voix la plus importante était celle du ténor (sur quatre lignes mélodiques, la deuxième en partant du grave), qui assurait par conséquent ces motifs mélodiques cycliques. Progressivement, c'est la basse qui prend ce rôle — ce qui coïncide grossièrement avec la bascule vers le baroque, la basse chiffrée, la déclamation monodique… et l'apparition de nos deux danses dans le répertoire écrit / savant.
2. Qu'est-ce que la chaconne ou la passacaille ?
Pour commencer, comme tous les bons auteurs, je ne vais pas les différencier (cette question arrive juste après).
Version courte (sans les chants) de la Passacaille de l'acte V d'Armide, à laquelle nous allons nous intéresser. Les Talens Lyriques sont menés par Christophe Rousset, lors d'un concert à Versailles.
N.B. : Les commentaires et les extraits sont en principe suffisants pour sentir ce qui se passe, même si vous ne lisez pas la musique. Si ce n'est pas le cas, réclamez, on retravaillera ça.
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
Voici une seule mesure de la célèbre Passacaille d'''Armide'' de Lully (Christie & Arts Florissants chez Erato). On entend très nettement l'appui sur le premier temps, puis le deuxième temps qui est allongé (note pointée faisant foi) sur le troisième (la ''levée'', qui se termine par une note courte qui lance la mesure suivante).
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée, en général sur une quantité fixe de mesures (parfois avec des effets de symétrie du type 4 mesures + 4 mesures, comme dans les thèmes classiques de forme question-réponse).
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
Et on voit que les harmonies indiquées par le chiffrage ne changent pas.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
Quelques variations dans la même passacaille :
D'abord trois flûtes. On voit que la ligne de taille (la troisième) qui sert de soubassement ne tient pas les mêmes notes que la basse, et l'harmonie n'est pas toujours exactement équivalente (en violet).
Vous remarquez également que la découpe des phrases (qui débutent ou finissent sur un premier temps, en rouge) ne correspond pas avec l'accentuation, souvent plutôt sur le deuxième temps.
Ensuite une section plus vive, où les valeurs se dédoublent. La basse est en réalité la même (on ajoute seulement des notes répétées pour donner une attraction supplémentaire sur le premier temps).
Puis on échappe à la basse obstinée : elle est remplacée par des harmonies équivalentes (ici, des arpèges tempêtueux), mais son mouvement mélodique disparaît. Il y a même des modifications harmoniques (en violet) par rapport au thème d'origine – on est globalement dans les mêmes fonctions et effets, mais les accords ne sont pas les mêmes à strictement parler.
À la haute-contre de violon (en vert), on voit le début d'un mouvement chromatique (glissement par demi-ton), très apprécié pour donner de la couleur à ce type de pièce. Il continue à circuler et investit la basse obstinée en en modifiant l'harmonie :
C'est en réalité la même basse, mais le premier temps est attaqué un demi-ton plus haut que dans la progression originale, altérant l'harmonie par une sorte de coquette discordance.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
Cette fois, c'est la chaconne de Roland, par Rousset et les Talens Lyriques :
En bleu, la basse traditionnelle de chaconne, qui plonge sur le deuxième temps ; en vert, une basse plus « naturelle », qui plonge sur la levée du troisième temps, juste avant la résolution sur le temps fort. (j'ai par erreur inversé les couleurs sur la seconde ligne) À ce moment-là, les appuis de la mélodie ne changent pas. Cette hésitation entre les temps principaux est assez caractéristique de la chaconne – ici, les appuis vont jusqu'à se contredire au sein de la même phrase musicale !
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino (pour le « Lauda Jerusalem »). D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
3. Pour récapituler sans la surcharge visuelle :
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée.
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino. D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
4. Mais quelle est la différence, en réalité ?
Tout amateur de chaconne s'est immanquablement posé la question : mais quelle est la différence, à la fin, avec la passacaille ?
Les ouvrages savants nous disent généralement que c'est plus ou moins la même chose, voire que ce n'est pas très clair. Alors, en quoi cela diffère-t-il ? Je crains de devoir vous décevoir, mais j'essaie tout de même de remplir ma mission.
=> D'abord par son origine : chant polyphonique modéré pour la passacaille, danse exotique rapide pour la chaconne. Les deux ont effectivement fini par fusionner complètement.
=> Ensuite, on peut aller regarder chez les auteurs du temps, qui ressentaient de plus près la nuance : de Loulié (1696), Brossard (1703), L'Affilard (1705), Mattheson (1739), Choquel (1759), Quantz (1752), Rousseau (1768) ont tous leur avis sur la question. Mais ils écrivent déjà à une époque où les deux genres ont profondément fusionné, si bien qu'ils sont assez fortement contradictoires entre eux.
Il ressort de tout cela qu'on définit en général une passacaille comme plutôt lente, souvent en mineur, et fondée sur une basse obstinée ; tandis que la chaconne est plus vive, en majeur, et suit plutôt un schéma harmonique qu'une ligne de basse immuable. Mais un nombre conséquent d'auteurs, tout en conservant les mêmes critères, les attribue à l'envers, qui plutôt sur le tempo, qui plutôt sur le mode, etc.
À partir du XIXe siècle, il y a fort à parier que les définitions soient très influencées par la distinction entre la Passacaille BWV 582 et la Chaconne de la Seconde Partita pour violon BWV 1004 de Bach, devenues les principales références, donc largement fondées sur des cas d'espèce vus pendant les études des théoriciens, et pas forcément représentatifs.
Par ailleurs, ces éléments, quoique intéressants, ne résistent pas à l'observation du répertoire : clairement, beaucoup de compositeurs ne font pas la différence, et proposent parfois eux-mêmes les deux titres pour la même pièce (c'est par exemple le cas chez Couperin).
Il existe d'autres danses comparables, qu'on peut assimiler à ces deux-là : le ground anglais en particulier, qui au XVIIe siècle, repose sur les mêmes principes — témoin la « passacaille » finale de Dido and Aeneas de Purcell, expression vocale sur une basse obstinée. La fameuse Follia (qui est un thème fixe, comme la Romanesca, le Passamezzo ou le Ruggiero, au XVIe siècle) procède des mêmes règles, en insistant plutôt, à l'ère baroque et au delà, sur l'enchaînement harmonique que sur la ligne de basse (peu distinctive).
5. Que faire de ces informations ?
À partir de maintenant, on parlera donc indifféremment de passacaille ou de chaconne, en adoptant la terminologie désignée par le compositeur. On peut privilégier la passacaille lorsqu'il est question de tonalité mineure (elles le sont souvent, même s'il existe beaucoup de chaconnes en mineur) ou que le tempo est lent (eu égard à l'origine vive de la chaconne, et à quelques indications de tempo disséminées dans les ouvrages), parce qu'on trouvera peu de passacailles en majeur ni surtout rapides, mais cela ne prive pas les chaconnes, plus nombreuses, de leur emprunter ces caractéristiques.
D'une manière générale, leur spectre étant plus large et leur nombre plus grand, chaconne est souvent employé comme terme générique pour passacaille ou chaconne, et c'était déjà plus ou moins mon usage, que cette petite enquête m'engage à maintenir.
6. Pourquoi est-ce si bien ?
On a déjà esquissé quelques pistes en §2, mais on va revenir avec une observation plus précise.
A l'occasion de la réécoute, cette fois en salle, du fascinant oratorio exhumé en septembre 2010 par la Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón, l'envie d'évoquer cette étape du style italien encore très parcellairement documentée par le disque.
Vidéodiffusion de la RTBF, mise en ligne par Fernando Guimarães - l'interprète de Noé.
1. Style général
L'oeuvre est écrite en 1682 pour Messine, bien postérieurement à la naissance du genre opéra, et sensiblement avant que la fascination pour la voix humaine ne fasse totalement changer de face l'histoire du genre.
Si l'on doit rapidement situer :
Dans la première moitié du XVIIe siècle,
différents styles coexistent, mais quel que soit leur degré de lyrisme et d'ornementation, ils se caractérisent tous par le souci de renforcer la déclamation. Bien que les livrets soient déjà moins profonds, plus divertissants que les pièces parlées « sérieuses », la musique a avant tout pour tâche d'en seconder le sens et d'en souligner les effets. Cela s'entend tout particulièrement chez Peri, dans les Monteverdi baroques (Le Retour d'Ulysse et Le Couronnement de Poppée), et bien sûr chez Cavalli.
Les "airs" proprement dits sont ponctuels, destinés à laisser s'épancher un sentiment précis.
Au XVIIIe siècle au contraire,
l'intérêt du public pour la voix (ainsi que le développement technique des chanteurs, vraisemblablement) a conduit les compositeurs à écrire des oeuvres toujours plus virtuoses, où les ornements engloutissent tout entier un texte de plus en plus prétexte. Il suffit de comparer, dans cet âge de l'opéra belcantiste baroque (celui que nous nommons usuellement opera seria), l'ambition de panache et de couleur locale des titres (antiques mythologiques, antiques historiques, médiévaux...), et leurs trames, toutes semblables, et plus encore leur vocabulaire, complètement identique. Les même situations de quiproquos amoureux soi-disant tragiques (mais avec lieto fine obligé), les mêmes métaphores des yeux-lumières et de l'âme-tourmentée-bateau-dans-la-tempête se trouvent partout, et sans variation véritable.
Ces oeuvres se structurent par ailleurs, contrairement à la déclamation libre du siècle précédent, dans un carcan très serré : alternance entre récitatifs (« secs », c'est-à-dire accompagnés par la seule basse continue) et airs (exceptionnellement des duos, des choeurs ou des ensembles). Les récitatifs restent presque toujours sans grand intérêt musical, même chez les grands compositeurs souverainement dotés, et servent à faire progresser l'action. Tout l'intérêt de ce théâtre se situe dans les airs, qui expriment des sentiments stéréotypés, mais avec une grande agilité et quelquefois un effort de couleur (harmonique) pour dépeindre les affetti.
La seconde moitié du XVIIe siècle
est en réalité très peu documentée par le disque - et les partitions ne sont pas rééditées, ni toujours trouvables, même à travers le monde ! Le Festival de Schwetzingen a monté, en 2007, une production d'Il Giustino de Giovanni Legrenzi qui était un des rares actes de réapparition au grand jour de cette période de la musique italienne (dans d'excellentes conditions musicales : Hengelbrock, Balthasar-Neumann-Ensemble, Kulman, Nigl, Wey, Galou...). Radiodiffusée à travers l'Europe, cette recréation n'a en revanche jamais été publiée en disque. Je ne puis pas garantir que ce soit absolument le point de départ, mais ce le fut en tout cas pour l'opéra.
On pouvait y entendre un langage étonnant, où les finesses harmoniques du premier baroque se mêlaient à une écriture plus vaillante et virtuose (en particulier du côté des voix), sans renoncer à l'importance de la déclamation. Depuis, un nombre important de publications Legrenzi ont suivi (oratorios, musique cultuelle, musique de chambre...).
Michelangelo Falvetti appartient à cette période, et Il Diluvio universale représente également une révélation importante.
Dessin d'Henri Gissey à l'encre brune et à l'aquarelle (1670), vraisemblablement le dessin préparatoire pour une embarcation sur le Grand Canal de Versailles.
2. Il Diluvio universale - Structures
Le genre de l'oratorio (surtout dramatique) est en lui-même une forme un plus récente par rapport à l'opéra et bien sûr à la musique liturgique - il en existe néanmoins dès le début du XVIIe siècle, même si son apparition est postérieure à celle de l'opéra (dont elle suit pour partie les modèles). L'oratorio a un sujet sacré, mais au contraire de la musique liturgique, il est le plus souvent d'essence dramatique (parfois "romancé"), et destiné à être joué (certes à fin d'édification) en dehors du culte. Une sorte de célébration profane, dont il n'est pas toujours aisé de démêler la part de mondanité hédoniste de l'enthousiasme mystique.
La constitution du Déluge de Falvetti est particulièrement remarquable (et simple) ; chaque "entrée" comprend ainsi :
des dialogues (accompagnés par tout l'orchestre, pas de recitativi secchi), destinés à faire avancer les idées, et souvent dotés d'un caractère un peu dialectique ;
un air (orné, mais dans un style plus proche du premier XVIIe que que premier XVIIIe), la plupart du temps sur un motif cyclique et obstiné à la basse continue ;
un choeur final (en réalité un ensemble prévu pour cinq chanteurs, davantage de type madrigal) ; ces "choeurs" constituent à chaque fois un sommet musical à la fois très varié d'une section à l'autre, et très impressionnant en termes de qualité et d'audace.
Le livret lui-même, dû à Vincenzo Giattini, est vraiment étonnant : les Eléments y devisent sur le sort de l'humanité, Noé y dispute avec Dieu (et y incarne davantage la voix de la tempérance et de la raison que son Interlocuteur !), la Mort y danse la tarentelle, un choeur entier périt sous les eaux et la Nature Humaine sombre dans l'abîme !
3. Grands moments
Leonardo García Alarcón a l'honnêteté (rare pour ce genre de découverte) de rendre précisément hommage à l'auteur de la découverte (Vincenzo Di Betta, choriste ténor dans l'ensemble vocal Antonio il Verso, lors d'une répétition à Palerme, en 2002), et raconte comment il a été avant tout intrigué par l'air de victoire de la Mort, écrit très joyeusement en majeur sur un rythme endiablé de tarentelle.
Ce n'est néanmoins pas le moment le plus nourrissant musicalement, et même pas le plus bel air de la partition, mais il est vrai que dans la logique du livret, voir la Mort descendre se vanter plaisamment de l'extinction de l'humanité, et voler la vedette au message moral du Déluge (pour ne pas dire à Dieu lui-même !) a quelque chose de puissamment incongru - presque dérangeant. Le genre de fantaisie que n'autorisent pas, en principe, les grands sujets édifiants des oratorios.
En réalité, si l'on passe sur de superbes trouvailles (touchant et long duo entre Noé et sa femme, brillant colloque des Eléments, grandiose leçon de la Justice Divine en guise de Prologue...), les moments les plus intenses se trouvent systématiquement au moment des ensembles à la fin de chaque séquence :
l'ensemble de la Justice Divine et des Eléments, dans une veine assez figurative et très spectaculaire, au terme d'une scène qui utilise le style concitato (la colère monteverdienne, celle de Tancrède et Clorinde) à cinq voix ;
le duo extatique (en réalité fondé sur une imploration) des époux Noé ;
le choeur (divisé) du Déluge proprement dit ;
le choeur d'agonie des Hommes, extrêmement saisissant, qui se termine sur une phrase inachevée (là aussi, un procédé très inhabituel avant les romantiques !), ingoio la Mor... (« j'avale la Mo... ») ;
le choeur de déploration sur le Monde et la Nature engloutis (un madrigal à cinq voix magnifique) ;
le choeur de jubilation de la fin de la montée des eaux ;
le choeur en beaux tuilages de l'arc-en-ciel ;
le choeur d'action de grâce final, une sorte de Schlußchor avec l'exaltation du Messie de Haendel (Worthy the Lamb...), mais un langage qui évoque largement L'Orfeo de Monteverdi.
Ces différents épisodes, tous à la fois originaux et remarquablement aboutis musicalement, font tout le prix de cette oeuvre, qui serait sans cela avant tout une plaisante bizarrerie. Mais la quantité d'excellente musique y est en fin de compte assez considérable.
L'oeuvre a en outre le mérite de la brièveté, élaborée en une seule grande partie et des sections très resserrées, ce qui procure une impression de densité assez délectable - sans l'impression de redondance librettistique ou musicale qui advient très régulièrement dans les opéras du baroque italien, quelle qu'en soit l'époque. [1]
4. La part du XXIe siècle
Si l'on veut être tout à fait lucide, Giattini et Falvetti ne sont pas les seuls à féliciter.
L'orchestration n'étant selon toute vraisemblance pas indiquée sur la partition originale, il faut en créditer le chef (ou son équipe). Elle n'a rien d'exceptionnel : outre les cordes frottées, on y trouve les cornets à bouquin (instruments en perte de vitesse à cette date - choix un peu archaïsant vu l'audace de la partition !) et les sacqueboutes (là aussi, on pourrait discuter leur grande intégration à l'orchestre) ; et au continuo, deux théorbes (je n'ai pas pu vérifier l'accord, plus aigus, aigrelets et mélodiques, n'étaient-il pas plutôt des archiluths ?) [2], une harpe (là aussi, choix un peu Renaissance), deux violes de gambe, un violoncelle, une contrebasse et un positif.
L'organisation des chanteurs aussi était un choix du chef, avec des effets de groupe très réussis : au sein d'un même "numéro", pour éviter le sentiment de redite, les choeurs venaient renforcer certains solistes, puis se retiraient, ce qui procurait un certain relief (y compris dramatique) à des pièces qui auraient pu être plus statiques.
A l'origine, il s'agissait même d'un dialogue (genre caractéristique de la musique sacrée, en particulier italienne, très en vogue au XVIIe siècle) pour cinq voix - donc vraisemblablement sans choeur.
Mais surtout, les parties récrites, en particulier au continuo (Thomas Dunford et Francisco Juan Gato s'en sont donné à coeur joie !), étaient extrêmement importantes. Non pas des improvisations, mais un travail de co-compositeur avec Falvetti, à quelques siècles de distance. Quantité de mélodies non écrites, de contrechants, de figures d'accompagnement s'ajoutaient ainsi. Souvent avec bonheur, comme cette lente esquisse de l'apparition de la pluie (absolument pas évoquée dans la musique réellement écrite qui suit), ou comme ces émergences du silence ; parfois de façon un peu excessive, comme ces ritournelles qui évoquent davantage Santiago de Murcia ou Gaspar Sanz que l'Italie du second XVIIe, et certainement pas l'atmosphère d'un oratorio, même un peu loufoque !
La quantité de musique écrite pour l'occasion est en réalité assez considérable : en dehors des choeurs, où toutes les parties vocales doivent être écrites, il y a beaucoup des continuistes et du chef dans la partition jouée !
Dessin à la plume, à l'encre brune, à la pierre noire et au lavis gris (traces de sanguine), attribué à Pierre Lepautre et représentant un lit en forme de nef. Réalisé entre 1680 et 1705, d'après Jean Berain.
5. Authenticité ?
J'ai déjà eu l'occasion de dire, à de multiples reprises, ma défiance vis-à-vis de ce concept (voir par exemple : 1,2,3), mais on se pose quand même légitimement la question : avec tous ces ajouts, entend-on réellement l'oeuvre, ou une distorsion infidèle d'icelle ?
[1] Cette affirmation gratuite demanderait à être explicitée avec des faits plus précis, mais vu la quantité de remises en contexte déjà nécessaires pour cette notule, on y reviendra plus tard si l'occasion s'en présente - ou bien dans les commentaires, si des contestations se font jour. Ceci simplement pour signaler que cela procède certes d'une évaluation personnelle de ce qui est long ou non, mais se fonde tout de même sur quelques caractéristiques qu'il est possible de nommer.
[2] Après vérification sur le programme, il est question de "luths", ce qui corroborerait cette impression. Mais ce sont essentiellement les notes de l'accord et son organisation rentrante ou non qui font la différence, difficile à dire sans l'avoir vérifié soi-même...
A l'occasion de la radiodiffusion du spectacle d'Aix (encore disponible sur le site de France Musique), où les Arts Florissants étaient dirigés par Paul Agnew dans quelques standards de leur répertoire (Médée de Charpentier, Les Indes Galantes) ou des compositeurs familiers (Lully), difficile de ne pas songer au moment assez particulier que nous allons vivre dans les prochains mois : l'inévitable transmission des ensembles baroques.
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1. Aux origines du mouvement
Ce souhait de retour aux instruments d'époque n'était pas neuf : Henri Casadesus écrivait pour la viole d'amour (parfois sous forme de pastiches vendus avec le noms de compositeurs « d'époque » ) dans la première moitié du vingtième siècle, et Paul Hindemith avait pris position, critiqué par Adorno, pour l'usage d'instruments d'époque. Il s'était même mis à travailler le cornet pour son propre compte.
Jusqu'alors, on jouait de loin en loin les pièces baroques (Monteverdi et Haendel, mais aussi quelquefois Lully, Charpentier ou Rameau), mais avec une esthétique romantique : les harmonisations piano ne respectaient pas les chiffrages du compositeur (j'en montrerai des exemples à l'occasion d'une autre notule) et abusaient des octaves à la main gauche, conçus pour renforcer la résonance du piano - le peu d'usage d'appoggiatures et retards dans ces réalisations rendait un son harmoniquement très dur et pauvre. Et les tempi étaient ceux, même pour les sections rapides, de cantilènes uniformément lentes, une vision hiératique qui tenait d'une sorte de fantasme sur la noblesse d'une Antiquité retrouvée - pourtant aux antipodes de ce que le principe du recitar cantando et de ses divers avatars peuvent laisser supposer.
On considérait cette musique comme le fruit d'une sorte d'époque d'apprentissage imparfaite, et on la différenciait mal, il faut dire, des nombreux pastiches (Arie Antiche) mal écrits et censés imiter ce style - en n'imitant finalement que le caractère erroné qu'on lui donnait (il serait bien difficile rendre intéressants ces arie antiche, même avec instruments d'époque).
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2. Le Compositeur et le Comte
Le souhait de Hindemith peine à se réaliser : à son retour en Europe, en 1953, il prépare une production de L'Orfeo de Monteverdi pour les Wiener Festwochen, comme il avait fait en 1944 pour Yale où il enseignait. Mais sa restitution devra pour la première fois s'appuyer sur les données visuelles et sonores d'époque. Ce n'est pas trop compliqué pour les décors, mais il peine à trouver les instrumentistes et même les instruments, surtout les plus volumineux (organo di legno, régale...). C'est alors que se produit l'étincelle : dans l'orchestre de la radio viennoise (les Wiener Symphoniker), l'intendant du Konzerthaus lui signale un jeune violoncelliste au passe-temps bizarre. Avec son épouse, il a fondé un ensemble, qui n'a même pas encore de nom, et dont l'occupation est de travailler le répertoire ancien sur ces instruments qui ne sont plus joués.
La rencontre entre les deux se solde par un marché : on prêtera à Hindemith tous les instruments de la nomenclature de L'Orfeo... mais le violoncelliste sera de la partie. Hindemith n'apprécie pas cependant la verdeur du résultat, et renvoie une grande partie de l'effectif, remplaçant immédiatement les cornettistes par des cors anglais, jugeant l'improvisation des continuistes trop fantaisistes... en tant que chef d'expérience (et compositeur soucieux d'exactitude), il désirait manifestement tout de suite un résultat professionnel. Autant il est assez facile de s'adapter à une nouvelle sorte d'orgue, autant souffler correctement dans des tubes dont la facture et la technique d'usage laissent encore à désirer demande du temps.
Du haut de ses vingt-quatre ans, le pourvoyeur d'instruments fulmine sans doute à la vue de l'anéantissement de ses préparatifs, mais l'enthousiasme de la découverte de Monteverdi pour lui - et la sagesse de la prévision des retombées pour son ensemble - l'emportent.
Ceux qui ont entendu cette soirée de 1954 ne peuvent qu'être frappés par la nouveauté étonnante, même pour aujourd'hui : les couleurs instrumentales sont totalement neuves (et assez maîtrisées), le tempo global assez vif, et si les récitatifs sont vivants, les ensembles sont réellement virevoltants, avec beaucoup de rebond. Les chanteurs, eux, utilisent des voix un peu lourdes et pas très gracieuses, sans doute décontenancés par les tessitures très basses ; peu importe, l'intérêt est ailleurs les instrumentistes se montrent non seulement très engagés... mais remarquablement justes (sauf les orgues, mal harmonisés). Même les choeurs brident leur vibrato de jolie façon.
Ces qualités de couleur, de danse, d'allant se rapprochent assez fort de ce qu'accomplira notre violoncellistes - qui n'est rien de moins que le comte de La Fontaine, passé à la postérité sous l'un de ses autres patronymes, Harnoncourt.
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3. Le temps des chefs d'ensemble
L'explosion internationale se produit, comme chacun sait, avec le studio d'Harnoncourt pour la même oeuvre, enregistré au Casino Zögernitz de Vienne, à la fin de l'année 1968. Ce qui le rend si singulier, outre l'enthousiasme perceptible de chaque musicien, le sens de la danse et du drame, l'originalité et la beauté des timbres, le soin extrême de la consonance et du geste déclamatoires... ce qui le rend si singulier, c'est à mon avis la couleur particulière des timbres, car je ne crois pas que personne ait en réalité, même Harnoncourt, rejoué L'Orfeo avec cette « vraie » nomenclature (les parties orchestrées ne sont pas indiquées sur la partition, mais on dispose de la liste des instruments présents à la création).
Et cela, c'est le fruit de quinze ans de perfectionnement technique sur instruments bizarre et de maturation de la conception du chef d'ensemble depuis la soirée avec Hindemith. La qualité des appuis, par exemple, est sans commune mesure, et va fonder toute la tradition de l'accentuation baroque jusqu'à aujourd'hui, ce sens de la danse si singulier.
Je laisse de côté les cas de Claudio Scimone, Jean-François Paillard ou Neville Marriner, qui ont été des chefs d'ensemble investis dans la promotion du répertoire ancien sur petits effectifs (bien que le troisième ait surtout joué les standards), mais leur perspective était totalement différente, et leurs réalisations n'avaient jamais le souci de la restitution, avec l'impression, pour nous depuis le futur, qu'ils sont un peu passés à côté de la cause (surtout pour les deux derniers), en ne remettant finalement rien profondément en cause. Michel Corboz, plus "avancé" dans son approche, n'avait pas d'ensemble approprié, ce qui a limité l'établissement de sa présence.
Car aujourd'hui, même les détracteurs du principe des version "musicologiques" en écoutent les moins défrisantes sans déplaisir, tant la variété de lectures permet de trouver son bonheur là où la littéralité empesée des versions "traditionnelles" ne procure pas les mêmes surprises. [Je le dis d'autant plus volontiers que sur le principe, l'authenticité est un précepte tout à fait douteux, qui n'a réussi que parce qu'il a été mis au service d'imaginations hardies, qui n'en sont pas resté là.]
Eclosent donc les ensembles que nous connaissons aujourd'hui, et qui vivent en autonomie vis-à-vis des orchestres permanents. Susceptibles par définition de changer de forme selon les oeuvres, se "prêtant" les musiciens qui circulent d'un orchestre ou d'un choeur à l'autre... un nouveau monde naît. Et les grands ensembles respectables d'aujourd'hui ont désormais une vénérable histoire :
Concentus Musicus Wien (A. & N. Harnoncourt 1953)
La Grande Ecurie et la Chambre du Roy (Malgoire 1966)
Early Music Consort (Hogwood & Munrow 1967)
Collegium Vocale Gent (Herreweghe 1970)
La Petite Bande (Kuijken 1972 - fondée pour le Bourgeois Gentilhomme par Leonhardt)
Academy of Ancient Music (Hogwood 1973, succession Egarr 2006)
The English Concert (Pinnock 1973, succession Bicket 2007)
Taverner Consort and Players (Parrott 1973, puis direction Holloway, et ?)
Musica Antiqua Köln (Goebel 1973)
La Chapelle Royale (Herreweghe 1977)
London Classical Players (Norrington 1978)
English Baroque Soloists (Gardiner 1979)
Amsterdam Baroque Orchestra (Koopman 1979)
Les Arts Florissants (Christie 1979)
The Sixteen (Christophers 1979)
Tafelmusik Baroque Orchestra (Solway & Graves 1979 - dir. Lamon depuis 1981)
The Hanover Band (Caroline Brown 1980 - dir. par chefs invités)
The King's Consort (King 1980)
Rondò Veneziano (Reverberi 1980)
L'Orchestre du XVIIIe siècle (Brüggen 1981)
Gabrieli Consort and Players (McCreesh 1982)
Les Musiciens du Louvre (Minkowski 1982)
Accademia Bizantina (1983 - dir. Dantone & Montanari depuis 1996)
New London Consort (Pickett - 1985 ou un peu plus tôt)
Concerto Köln (sans chef 1985)
Il Giardino Armonico (Pianca & Antonini 1985)
Orchestra of the Age of Enlightenment (sans chef 1986)
Freiburger Barockorchester (sans chef 1987)
Anima Eterna Brugge (Immerseel 1987)
La Simphonie du Marais (Reyne 1987)
Le Concert Spirituel (Niquet 1987)
Das Neue Orchester (Spering 1988)
Europa Galante (Biondi 1989)
I Sonatori della Gioiosa Marca (sans chef - fin années 1980)
Collegium Musicum 90 (Hickox & Standage 1990)
Bach Collegium Japan (Suzuki 1990)
Les Talens Lyriques (Rousset 1991)
Academia Montis Regalis (sans chef 1994 - plus récemment De Marchi chef permanent)
I Barocchisti / Ensemble Vanitas (Fasolis 1995, à partir de l'ancienne Società Cameristica di Lugano fondée par Loehrer qui adorait massacrer le répertoire archaïque, au début des années 50)
Les Agrémens (1995 van Waas depuis 2001)
Orchestre Baroque de Venise (Marcon 1997)
Le Concert d'Astrée (Haïm 2000)
... et quelques autres. Il en manque et je n'ai pas non plus cité les plus récents (dont l'avenir public est incertain), ni les plus petites formations.
Dans cette liste, un seul chef sûrement établi a laissé la main (Pinnock), d'autres ont brillamment rebondi après des périodes où ils incarnaient les has-been à la technique précaire (Malgoire, Kuijken). Il est amusant de noter que l'accomplissement médiatique ou discographique est assez décorrélé de la date de création : Malgoire, Koopman, Pinnock, Gardiner, Biondi, Haïm ont immédiatement été célébrés, alors que Goebel, Reyne ou Niquet ont eu une période d'apprentissage relativement anonyme assez longue...
La plus grande tragédie étant celle de Gian Piero Reverberi, qui n'est plus tout à fait le même depuis qu'il fut électrocuté par une lirone, lors d'une répétition de La Tancia de Francesca Caccini.
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4. La situation actuelle
A quelques très rares exceptions près, comme l'arrivée tardive d'un chef aimé des producteurs (Bruno Weil comme chef invité de Tafelmusik, Ottavio Dantone ou Guy van Waas pour leurs ensembles respectifs), on constate que les choses sont telles qu'elles ont débuté. A part Leonhardt qui est récemment parti (mais était retiré depuis longtemps), King (dont la carrière a été brisée suite à son incarcération, mais qui est toujours présent), Pinnock (qui, lui, s'est arrêté), tous sont là, plus présents que jamais (même Kuijken, du fait des menaces sur son ensemble, de nombreuses rééditions, de ses essais comme chef d'orchestre, etc.).
Presque tous. La transition a débuté en Angleterre : Richard Egarr a succédé en 2006 à Christopher Hogwood, Harry Bicket en 2007 à Trevor Pinnock. Le premier ensemble n'a plus du tout la même place internationale, et concernant le second, il était même considéré comme dépassé dès les années 90. Mais n'ayant pas beaucoup d'occasion de l'entendre ni même de retours, il difficile d'en tirer des conclusions, en fait.
Richard Hickox, lui, est resté jusqu'à son décès en 2008 à la co-direction, avec le violoniste Simon Standage, de Collegium Musicum 90, ensemble surtout célèbre pour ses disques, dont je n'ai plus aucun écho depuis... Pas de site officiel, pas de mentions de concerts... Difficile également de se prononcer sans plus ample information - et à plus forte raison, impossible de parler de l'évolution politique ou musicale de la formation.
Quant à Andrew Parrott, il a tout de bon été s'engager ailleurs (depuis 2000 chez les vénérables London Mozart Players, où son profil fait figure de révolutionnaire, succédant à Jane Glover et Matthias Bamert), ayant cédé la place avant les années 90. Là encore, n'ayant guère de nouvelles de son ensemble (existe-t-il encore ?), comment épiloguer ?
Aucun de ces ensembles, de toute façon, n'était sur le devant de la scène à l'époque de sa succession, cela ne répond donc pas vraiment à notre interrogation initiale.
D'où une vraie question : comment ces ensembles, parfois très collaboratifs, parfois très hiérarchisés, mais dans tous les cas à la fois prestigieux et fragiles, gèreront-ils le retrait de leurs fondateurs ? Beaucoup d'entre eux sont assez âgés, et pourraient souhaiter passer le flambeau prochainement. Considérant que la compétence n'est pas forcément dans ce cas le premier critère de choix, et que même la compétence ne serait pas unanimement reconnue, comment réagiront les musiciens (de façon aussi bien "politique" qu'artistique), comment réagira le public à une inévitable évolution de l'identité de ces ensembles ?
Je suis très curieux, et en même temps pas complètement rassuré, de songer aux changements qui peuvent survenir.
Il est évident que certaines personnalités ne seront vraiment pas remplaçables (Harnoncourt, Gardiner, Christie, et plus tard Minkowski) pour leurs talents de découvreurs, d'innovateurs, de pédagogues, de musicologues, d'interprètes, de chefs d'ensemble ou d'orchestre... sans eux, tout se passera peut-être très bien, mais autrement. Et personne ne sait comment ce type de formation peut réagir lorsqu'elle est soumise à un changement de chef : aucun de ces ensembles n'a fait l'expérience de se séparer complètement de son chef privilégié. Celui qui a formé le son, défini les répertoires, ménagé l'équilibre des personnalités (au besoin en imposant la sienne par-dessus toutes les autres)...
Comment évolueront donc les musiciens avec une nouvelle direction, il est impossible de le prévoir.
Caligula delirante de Giovanni Maria PAGLIARDI à l'Athénée.
Concept amusant des pupi (siciliens...) pour cet opéra vénitien à marionnettes, effectivement très parent de l'Incoronazione di Poppea et de Cavalli (bien que composé sensiblement plus tard, en 1672). Evidemment, c'est lui qui a attiré une bonne partie du public.
L'intrigue de cour "circulaire" (celui qui est aimé aime un autre qui à son tour, dans le cadre clos d'une cour hostile) est celle qui prévaudra à l'époque du seria triomphant de la première moitié du XVIIIe siècle (Giulio Cesare, La Verità in Cimento, Motezuma...). Ce n'est pas une innovation pour autant, le livret de l'Artemisia de Cavalli est déjà complètement (et de la façon la plus réussie qui soit) dans ce schéma.
Musicalement, on retrouve une sècheresse semblable du récitatif, mais avec de beaux moments de lyrisme, sans qu'il soit facile, pour ce type d'oeuvre, de différencier le son de l'interprète (Vincent Dumestre et les membres du Poème Harmonique) de celui du compositeur (puisque les partitions n'indiquent qu'une basse, rarement chiffrée d'ailleurs, et quelques dessus). La comparaison avec la Poppée monteverdienne me semble tout à fait parlante.
L'oeuvre (et sa mise en scène avec marionnettes) porte une dimension assumée de stéréotype et de parodie (la résurrection de Caligula amuse beaucoup le public !), sans doute liée au contexte de création (le carnaval), mais je m'interroge sur la durée très brève de ses actes : y a-t-il eu deux tiers de coupures sur un opéra de trois heures, ou est-ce une oeuvre volontairement "légère" et courte ?
Car Vincent Dumestre est crédité à l' "adaptation" du livret... est-ce pour l'action sur son versant parodique, ou plutôt sur sa durée ?
Chaque année, les productions de cet opéra miniature se multiplient dans le monde. Il faut dire que, d'une veine mélodique assez heureuse, il réutilise les recettes de la tragédie lyrique française (importance du récitatif ponctué d'ariettes, divertissements dansés...) en moins d'une heure, avec une belle force. Les exigences vocales en sont minimes, et il comporte plusieurs moments très marquants et accessibles, en particulier l'acte de caractère des sorcières et bien sûr la passacaille-aria finale, devenue un immense tube.
Ayant fréquenté un nombre assez important des versions disponibles sur le marché, je propose ici un petit panorama, en essayant de mentionner le maximum de celles qui ont été éditées, et en ne commentant bien sûr que celles écoutées. [J'avoue que celles qui me restent, à part Parrott II et Wentz, et encore modérément, n'attisent pas insurmontablement ma convoitise, et que je n'ai pas de hâte particulière à les découvrir...]
Bien sûr, avec toutes les réserves d'usage : j'ai tâché de décrire la typologie des versions plutôt que de les hiérarchiser, mais la discographie, plus encore que les oeuvres, fait appel à beaucoup de subjectivité, et il ne peut s'agir que d'indications à relativiser selon les goûts de chacun - certainement pas d'un bréviaire inaltérable.
En ce moment à Pontoise, et à partir du 19 octobre au Théâtre de l'Athénée à Paris.
On supposait que le premier opéra italien donné en France était l'Egisto de Francesco Cavalli - moins célèbre que l'Ercole Amante, avec les fameux divertissements ajoutés de la main du jeune Lully. Mais depuis un an, on a exhumé un autre Egisto qui pourrait bien être ce premier opéra, celui de Marco Marazzoli et Virgilio Mazzochi : un Egisto comique, qui depuis 1637 a circulé en Italie sous diverses dénominations : Il Falcone, ou encore Chi soffre, speri ("Qui souffre espère").
Contrairement aux développements de genres et styles parallèles dans l'histoire de l'opéra français ou aux ruptures dans l'histoire de l'opéra italien, l'opéra allemand suit en réalité un chemin assez linéaire, qui ne se complexifie qu'à l'orée du XXe siècle.
Toutefois, à cette date, les courants et les langages deviennent si riches, si complexes, s'entrecroisant et se contredisant jusque chez un même compositeur, et quelquefois menant deux courants idéologiquement antagonistes à des résultats sonores similaires... qu'il est assez difficile de proposer cela sous forme synthétique. On serait incomplet, ou bien allusif et obscur, ou au contraire trop détaillé.
En l'occurrence, le résultat sera trop touffu pour les lecteurs plus néophytes.
Bref, le résultat de cette tentative n'est pas satisfaisant, mais on le livre tout de même, à titre de repère (un tiens valant mieux...)
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1. Exception hambourgeoise : un seria local
L'opéra allemand n'existe pas au XVIIe siècle en tant que genre. Il existe peut-être des partitions expérimentales enfouies, mais je n'en ai jamais vu, et elles resteraient de toute façon marginales.
On cite une Dafne de Schütz (1627), dont seul le livret subsiste, mais rien qui puisse permettre de documenter un genre en tout cas.
Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir apparaître des exceptions locales. On jouait alors l'opéra italien partout en Europe, sauf en France, et plus précisément cet opéra seria. Ce genre opératique était né en Italie de la fascination croissante pour la voix comme instrument, au détriment du projet original d'exalter un poème dramatique par la musique. On y trouvait des airs clos (dits "à da capo", c'est-à-dire de forme ABA') très virtuoses, entre lesquels l'action avançait rapidement par des "récitatifs secs" (une écriture rapide et peu mélodique, calquée sur la prosodie italienne et uniquement accompagnée par la basse continue).
Il a cependant existé, pendant des périodes plus ou moins restreintes, des exceptions locales en Europe (cour de Suède par exemple), et spécialement dans certaines villes d'Allemagne. On y écrivait aussi du seria, avec les mêmes recettes... mais en langue allemande.
Quelques compositeurs célèbres se produisirent à Hambourg : Haendel (son premier opéra, Almira, Königin von Kastilien, était en allemand sur un livret adapté de l'italien) et Telemann, mais aussi Reinhard Keiser, qui produisit près de 70 opéras, et quasiment tous pour Hambourg. On trouve aussi mention de Philipp Heinrich Erlebach, Georg Caspar Schürmann ou Johann Christian Schieferdecker, dont certaines oeuvres sont disponibles au disque, mais qui n'ont pas, aujourd'hui encore, de grande renommée.
L'Orpheus de Telemann, comble du syncrétisme, mêle même des airs en italien et des choeurs en français, selon le caractère recherché, à une trame allemande.
L'opéra hambourgeois est un opéra virtuose, bien écrit, qui adopte certaines tournures harmoniques spécifiquement germaniques, et dont les récitatifs sont par la force des choses assez différents des italiens... mais il ne s'agit que d'une adaptation limitée géographiquement d'un genre qui vient de l'étranger. On est très loin d'un opéra proprement national.
2. Le Singspiel, première forme originale
Au milieu du XVIIIe siècle, apparaît une forme nouvelle, une version comique de l'opéra, qui s'apparente à l'opéra comique français : des "numéros" musicaux (airs, ensembles, parfois pièces d'orchestre...) clos sont entrecoupés de dialogues parlés, le tout étant en langue allemande.
La forme trouve probablement son origine avec les miracles du XVIIe siècle, mais on considère que ses "inventeurs" sont Hiller & Weisse, qui collaboraient ensemble vers le milieu XVIIIe siècle.
C'est le genre dans lequel sont écrits les opéras allemands de Mozart : Bastien und Bastienne, Die Entführung aus dem Serail, Die Zauberflöte. Peu d'oeuvres d'autres compositeurs de l'époque sont disponibles au disque : Holzbauer par exemple, qui est extrêmement intéressant ; ou (Paul) Wranitzky dont l'Oberon, König der Elfen (1789) est un bijou déjà très romantique, bien plus moderne que la Flûte Enchantée (1791) par exemple.
Ainsi, la naissance d'un opéra réellement attaché à la langue allemande se fait sous la forme comique et hybride du parlé et du chanté. Ce qui n'aura pas une conséquence durable sur son évolution.
Cette production, jadis entendue à la radio, vue à la télévision, a désormais été écoutée in vivo et in loco par les lutins facétieux de CSS.
On avait déjà décrit notre relative déception. On pourra grandement confirmer la chose, même s'il est toujours un bonheur d'entendre du Lully (de surcroît en version scénique !) dans une exécution de haut niveau.
On se contentera donc de préciser certaines choses, en particulier celles visibles en salle.
Le visuel
On peut commencer par la mise en scène de Benjamin Lazar. On ressent moins l'étroitesse du plateau qu'au visionnage télévisé ; il y a même de belles trouvailles dans les ballets chorégraphiés par Gudrun Skamletz (par exemple les espiègles masques africains, assez dans l'esprit de ce moment du drame où se bousculent les traits d'esprit). En partie à cause des lumières des issues de secours et de celles de l'orchestre, le caractère magnétique de la bougie est moins patent qu'en vidéo - mais il est vrai qu'Il sant'Alessio était bien plus impressionnant que Cadmus de ce point de vue. On y voit assez mal au départ, et l'alliance de coloris étant particulièrement moche la plupart du temps, on obtient un pastel de couleurs bigarrées qui tient plus d'un Gauguin mat que de l'imaginaire Grand Siècle, authenticité ou pas.
Par ailleurs, les couleurs naturelles de la bougie sont renforcées par moment (au minimum aux saluts, mais probablement auparavant) par des projecteurs orangés de faible intensité, ce qui pose un petit problème à propos de l'honnêteté de la communication sur le spectacle.
L'instrumental
Musicalement, Vincent Dumestre réussit assez bien son pari (simplement manifeste, pas de déclarations là-dessus) de tirer l'oeuvre vers ses origines italiennes archaïques, vers la déclamation de Peri et les couleurs de Cavalli. Les récitatifs sonnent très secs, les couleurs sont limitées mais très chaleureuses, la longueur de phrasé est assez courte. C'est clairement bien moins enthousiasmant que ce qu'avait choisi Christophe Rousset (Dijon 2001) dans l'optique "grand genre à la française", privilégiant l'urgence et la danse, proposant des récitatifs rapides et des "numéros" plus lyriques.
Mais la filiation des nombreux récitatifs (souvent comiques) de Cadmus avec l'école italienne apparaît ainsi de façon plus convaincante que par n'importe quelle démonstration savante. On peut trouver un peu de mollesse ici ou là, mais la grande chaconne de l'acte I est vraiment très réussie - c'est à la fois le sommet de la partition de Lully et celui de l'interprétation de Dumestre. L'instrumentation de l'air fameux Belle Hermione est également remarquable, s'achevant avec l'accompagnement de la voix à la reprise par seulement un archiluth et un théorbe... ineffable.
Le vocal
Si Dumestre, sans séduire complètement - on sent des longueurs alors que menée de façon plus serrée, cette écriture assez nue, -, convainc, on peut être un peu réservé sur l'équipe vocale. Le couple de jeunes premiers domine clairement par sa présence vocale : l'engorgement étrange (et les magnifiques ornementations) de Claire Lefilliâtre a toujours quelque chose d'aussi magnétique ; et André Morsch se révèle pourvu d'harmoniques plus sombres qu'en retransmission, un véritable baryton sans ce côté clair un peu flottant qu'on pouvait entendre. Dans le trop court rôle de Pallas, Eugénie Warnier était peut-être la seule dont le timbre doux et mélodieux, la belle posture verbale donnaient envie d'entendre plus. Romain Champion, en Premier Africain (son Envie est en revanche assez terne), se montre logiquement un véritable luxe (sa carrière n'était pas aussi prestigieuse lors de la première série, en 2008), assez bien projeté. On a aussi remarqué qu'Isabelle Druet, que les korrigans locaux n'ont jamais beaucoup aimée, sonnait avec une agréable rondeur, loin de la varnayisation qu'on pouvait redouter à l'écoute de ses extraits d'Armide en mai dernier.
Le reste du plateau, du moins depuis l'amphithéâtre de la salle Favart, où l'on entend toujours mal les voix malgré l'étroitesse de la salle (comme si les murs étaient faits d'ouate), rencontrait de réelles difficultés en termes de projection et de volume vocal, des formats minuscules qu'on aurait mieux appréciés dans la proximité d'un récital intimiste - et sans séduction particulière de timbre ou de diction. Personne n'a démérité cependant. Et Arnaud Marzorati compensait visuellement par un admirable jeu de jambes issu de la technique du ballet, émouvant à lui seul, et dont on se demandait comment l'énergie déployée (vraisemblablement considérable !) pouvait ne pas affecter le soutien vocal.
Le linguistique
Vient enfin la question de la prononciation restituée (suivant les principes de La Parole Baroque d'Eugène Green), sur laquelle nos farfadets n'ont pas de religion. L'avantage est une forme de recréation et plus d'intelligibilité grâce à l'articulation des finales devenues muettes (voire déjà muettes au XVIIe...). Le problème était en revanche multiple :
On laisse de côté ce que ces sons portent dans l'imaginaire aujourd'hui (la campagne reculée...), mais il ne faut pas négliger que pour une partie du public, cette gêne peut être longue à évacuer.
N'étant pas une langue usuelle, la plupart des chanteurs la prononcent assez mal : ils sont hésitants, les voyelles sont floues, l'accentuation moins naturelle. Alors qu'ils sont tous francophones, c'est un bien dommageable échange.
La mise en oeuvre en est assez anarchique : les infinitifs du premier groupe sont articulés [èr], alors qu'on dispose de témoignages (Molière lui-même...) les considérant comme terriblement provinciaux - par conséquent on les imagine mal prononcés ainsi à la Cour. Les chanteurs restituent un grand nombre de consonnes finales tout à fait inutiles en milieu de vers, et préjudiciables à la diction (les consonnes s'entrechoquent, rendant la prononciation difficile)... et escamotent les [e], qui eux sont absolument indispensables en revanche pour que le nombre de syllabes reste correct !
Enfin, alors que l'oeuvre est écrite en français, on met inutilement à distance les mots et l'action, et cela ne participe pas marginalement à l'impression de relative froideur qui se détache de ce spectacle très léché à tous les niveaux, mais aussi un peu lisse.
Evénement très attendu des lutins, ce concert présentait, outre quelques standards monteverdiens, une parodie de la foire italienne de 1639.
On connaît bien la Foire française (Foire Saint-Laurent et Foire Saint-Germain essentiellement), mais on entend moins deviser, du moins en France, autour de la Foire italienne. Il est vrai que de la Foire française a donné naissance, en parodiant l'opéra, à un genre autonome qui mettra 150 ans à refusionner avec lui : l'opéra-comique (voir aussi).
Cette soirée du Poème Harmonique donnait pour la première fois (au sens large, puisque la tournée a débuté en octobre à Besançon) à entendre la musique de ces foires italiennes. Enfin, pas au sens strict. Il s'agit en réalité d'un intermède comique (destiné à séparer les actes d'un opéra) qui décrit les bruits de foire, mais utilise des procédés, précisément, qui seront ceux du théâtre de la Foire (et probablement commandé pour le Carnaval de 1639)... Avec de l'humour facile, des parodies bien vues, et une musique diversement inspirée.
Bien entendu, comme pour l'ensemble de ces recréations par les ensembles pionniers, il est difficile (sauf lorsqu'un livret documente les détails de la restitution, et Dumestre le fait habituellement chez Alpha, mais il est douteux que cette Fiera paraisse au disque) de distinguer ce qui tient de l'écriture originale, ce qui tient de la restitution fidèle des modes de jeu, et ce qui est propre à l'imagination féconde et heureuse des interprètes 'restituteurs'.
On reviendra aussi sur l'instrumentarium original.
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La soirée débutait donc par du Monteverdi.
Il faut d'abord signaler que le programme de salle comprenait, selon les endroits, soit la distribution, soit le texte, mais pas toujours les deux. J'ai eu le bonheur d'avoir le texte, ce qui m'empêche cependant de donner avec exactitude les répartitions (je donne donc juste ceux dont j'ai reconnu le visage ou la voix).
Hor che'l ciel e la terra était interprété par cinq chanteurs (soprano, mezzo, ténor, baryton, basse), notamment, pour ceux identifiés : Claire Lefilliâtre, Isabelle Druet, Marc Mauillon et Benoît Arnould. Ce madrigal, comme du reste celui donné en bis (Sì, ch'io vorrei morire, un extrait du Quatrième Livre étrangement annoncé - ai-je bien entendu ? - comme du Cinquième), souffrait d'une certaine monotonie feutrée, presque indolente ; sans mollesse, mais sans grand relief, malgré la qualité de l'articulation des chanteurs.
Il faut dire que l'interprétation de ces pièces par une collection de solistes est forcément moins commode qu'avec un ensemble spécialiste constitué de façon permanente.
Un problème récurrent pendant toute la soirée sera l'effectif retenu par Vincent Dumestre : deux violons, viole de gambe, lirone, violoncelle, contrebasse, clavecin, archiluth et théorbe (de type chitarrone, apparemment). [Pour les définitions illustrées des instruments à cordes grattées, voir ici, et pour ceux à cordes pincées, là.]
Outre que le claveciniste arpégeait peu, ce qui produisait des sons durs (avec la couleur pas très chaleureuse de l'instrument présent), des entrées brutales de son, la présence de quatre instruments d'accompagnement à cordes frottées produisait un trop-plein harmonique, quelque chose d'épais et de lourd dans le grave. Par ailleurs, la viole de gambe et surtout le lirone (sorte de viole de gambe qui comporte beaucoup plus de cordes, pour faire vite) étant un peu lourds à manoeuvrer (l'archet se tient à l'envers, de façon plus souple mais moins incisive que pour le violoncelle, et le son est en lui-même peu propice aux attaques nettes), les ajouter produisait une sorte de mollesse élégiaque pas toujours adaptée aux situations, et en particulier aux madrigaux déjà bien remplis par les parties vocales, ainsi qu'aux élans concitati du Combattimento...
A noter : on entendait merveilleusement la différence entre l'archiluth (à l'aigu clair et tranchant) et le théorbe (au son plus moelleux et sombre).
Le Lamento della Ninfa était, lui, assez bondissant, à la limite du parodique, très habité. Vraiment réussi. Claire Lefilliâtre se révèle en salle assez sonore (par rapport à ce qu'on imagine au disque), bien projetée mais très engorgée, loin du charme qu'elle peut répandre en studio, peut-être ici contrainte par l'enjeu sérieux et l'italien ?
Le Combattimento di Tancredi e Clorinda laissait des sentiments plus mitigés. Quelques décalages (étonnants de la part d'ensembles spécialistes qui opèrent des tournées de six mois), et surtout un flottement persistant pendant toute la première moitié de la pièce, une sorte de fébrilité prudente qui se ressentait un peu. Rien de honteux cependant. La couleur choisie était la plus funèbre possible (avec même un beau postlude instrumental en guise de Requiem pour Clorinde, au passage totalement hors de l'esprit de ce qui se faisait alors - fins brèves et abruptes), avec beaucoup d'effets : grosses ruptures entre parties, au contraire fondu très poussé entre d'autres, accélérations nombreuses. Pas forcément ostentatoire comme l'Orfeo gravé récemment par Rinaldo Alessandrini, mais la justification de tout cela, la cohérence d'ensemble, à part de faire personnel, n'était pas toujours évidente, pour moi du moins.
Et ici, évidemment, la lourdeur du continuo de sept instrumentistes amollisait un peu l'ensemble, le rendait moins urgent.
La Clorinde d'Isabelle Druet était une très belle découverte, pour ainsi dire une référence. Son succès habituel me laisse très perplexe (on a parfois l'impression qu'on ne peut plus entendre un concert baroque sans elle) : la voix est dure (ancienne comédienne qui a gravi tous les échelons depuis le Conservatoire jusqu'à la célébrité en peu d'années, elle garde ses appuis parlés dans son chant), le timbre assez moche (dur, un peu mégère, avec quelques furtives nasalités acides qui permettent à la voix de mieux passer), et l'expression pas toujours si extraordinaire. Néanmoins, sa Clorinde réussit, en peu de mot, à donner une épaisseur tout à la fois farouche et extatique à son personnage, d'une façon assez impressionnante à vrai dire.
Son Tancrède (à identifier...) était tout à fait réussi.
Le Testo était interprété par Marc Mauillon. La voix est toujours aussi étrange. Pour reprendre un sujet de conversation d'après-spectacle, on peut distinguer, dans le chant lyrique, trois façons de se faire entendre :
La puissance est le volume sonore de la voix, mesurable en décibels, on parle aussi de largeur. Elle est liée à la nature de la voix et à la technique adoptée.
La projection est la concentration du faisceau sonore, qui permet à de petites voix de se faire très bien entendre.
Les harmoniques enfin permettent, soit parce qu'elles sont aiguës (cas des sopranos légers), soit parce qu'elles sont denses et concentrées dans une zone de fréquences que reçoit très bien l'oreille humaine (le fameux formant du chanteur) de passer un orchestre et de se faire entendre sans peine et sans forcer.
La plupart des chanteurs utilisent plusieurs de ces ressorts, mais Marc Mauillon semble n'utiliser que le dernier, ce qui donne cette voix étrange, râpeuse, métallique, peu sonore... mais pas du tout désagréable et toujours audible !
Une vraie bizarrerie, mais par ailleurs l'italien est bon : une petite erreur dans les ellisions poétiques, mais l'accentuation est bonne, le texte très audible aussi. Sa technique d'émission, assez en arrière, lui cause un petit moment de solitude dans le grand sillabando central, où il ne peut, physiquement, atteindre le tempo, mais l'ensemble est très habité, et très rapidement, la musicalité de ce texte suscite de grandes émotions. Je ne parle que du texte, parce qu'il s'agit quand même du premier intérêt du Combattimento, dont la musique fade n'a d'intérêt que parce qu'elle l'exalte ; et ce n'est en rien une hétérodoxie que de le prétendre, puisque c'est l'exact projet de la seconde Camerata d'où est né le genre opéra...
Moment enthousiasmant, donc, malgré tous les désaccords et toutes les réserves qu'on pourrait présenter.
Faute de temps pour faire mieux, les semaines étant chargées et Fronsac étant là où il est depuis Libourne, un petit compte-rendu (hâtif et très incomplet), publié sur un autre support et adapté pour CSS.
Coproduction du Couronnement de Poppée avec le Festival de Glyndebourne.
L'œuvre elle-même est (relativement) faible musicalement, à quelques moments polyphoniques près (comme le duo des soldats, la scène de Lucain, et avec pour sommet le dernier duo) et il faut vraiment qu'elle s'incarne en scène avec une bonne mise en scène et de bons acteurs pour que la sauce prenne pleinement.
Le gentil Carsen : épure, beauté plastique du décor, concentration de la direction d'acteurs.
Quelques extraits remarquables :
1) la scène de Lucain. Luca Dordolo tient Lucano, donc la partie de ténor grave. En salle, la voix est plus équilibrée, ronde et percutante, alors qu'ici la voix douce d'Ovenden paraît le dominer (tout simplement parce que ses harmoniques aiguës nasales 'remplissent' plus les microphones, ce qui est sans rapport avec la plénitude des résonances l'instrument de Dordolo) ;
2) le 'procès' de Drusilla (Jean-Manuel Candenot est la voix grave qui porte l'accusation) ; la proximité de la captation flatte les chanteurs, mais le timbre d'Azzaretti est vraiment beau comme cela ; l'atmosphère électrique paraît moins excessivement survoltée en salle - parfaitement juste ;
3) et le duo final, où les théorbes dominaient presque tout le reste, et surtout où la proximité du silence paraissait grande. La prise de son de France Musique[s] (pour la première du 8 juin) déséquilibre le rendu en flattant considérablement les chanteurs au détriment de l'orchestre relégué à l'accompagnement. La grande présence des instruments par ailleurs asservis au drame par Alessandrini était au contraire l'un des charmes particuliers de ces soirées. On perd aussi beaucoup des respirations subtiles en étant jetés un peu violemment comme au milieu de la scène par ces micros...
Robert Carsen fait du Carsen, commençant par un jeu d'en-scène / hors-scène assez éculé et vaguement agaçant, et surtout avec son rouge satiné, ses nuisettes, ses habits de soubrettes à l'ancienne mode, mais aussi avec une direction d'acteurs riche et fine. On peut dire que c'est tout le temps la même chose si on veut, mais ça marche super bien super souvent.
Un gros reproche : le dispositif épuré des rideaux mobiles, qui créent des espaces nouveaux, est génial, mais ça mange les voix. Si on avait un orchestre un tout petit peu plus fourni, on n'entendait plus les voix. Dès le fond de scène s'ouvrait, on entendait tout de suite beaucoup mieux.
Le méchant Carsen : du carmin omniprésent parfois mêlé d'argent satiné, des soubrettes à l'ancienne, une nécessaire transposition invariablement dans la même étroite section temporelle... quelle que soit l'oeuvre. [Ce n'est pas gênant du tout au demeurant, ce serait plutôt drôle qu'incommodant.]
Karine Deshayes (mezzo lyrique) très bonne actrice, et ici le médium paraît moins étouffé que d'habitude. Jeremy Ovenden (ténor léger, un habitué du rôle depuis longtemps sur les plus grandes scènes) tient parfaitement la tessiture très haute de Néron (pas sentiment de problèmes de puissance, à part au tout début), en mixant fortement mais sans fausset intégral. Nous fûmes très impressionné : avec le physique de Néron, il compose un personnage très équilibré, sans occulter le grotesque, mais sans l'accentuer non plus - son autorité est réelle. Sans doute bien dirigé scéniquement, parce qu'il ne semble pas d'un naturel expansif.
Il soutient en tout cas l'option ténor au point de ne plus faire désirer le doublet féminin, chapeau.
Le sujet peut être intéressant à ouvrir, au vu de la diversité des options... et de la hiérarchie que chacun établit selon les différents paramètres. Pour les lutins, on le sait, les mots doivent claquer bien comme il faut, et on ne sera pas surpris du résultat.
Si on en parle, en réalité, c'est qu'avant de fréquenter Christie, chez qui Rivenq révèle combien on peut rendre justice au Tasse tout en conservant la mise en musique de Monteverdi, nous étions restés assez largement à la porte de cette oeuvre - fondamentale historiquement, mais qui ne nous apparaît toujours pas particulièrement comme un chef-d'oeuvre musical, surtout au vu de ce que les années précédentes ont pu produire, y compris chez Monteverdi d'ailleurs.
Réédition très économique (sans livret, mais il se trouve très facilement en ligne) de la version Christie.
On a essayé d'agencer tout cela par succession approximative de nos désirs de recommandation.
Vu que selon les sensibilités prioritaires de chacun, l'appréhension des différentes versions doit être bien différente (on ne peut pas objectiver de qualité technique comme critère, ici !), on invite vivement nos lecteurs à nous faire part de leurs fréquentations personnelles.
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A. Versions recommandées des lutins
Les deux versions qui nous comblent.
William Christie (1992). Cette version s'impose comme la plus inspirée, grâce à l'extraordinaire enthousiasme verbal du Testo de Nicolas Rivenq, qui façonne les phrases avec le naturel de la déclamation parlée et le pouvoir d'impact de la déclamation chantée. L'idéal que les inspirateurs de deux Camerate n'auraient osé rêver.
Par ailleurs, l'accompagnement très réduit (deux violons, luth, et viole de gambe), dans une acoustique agréablement réverbérée, produit l'épure parfaite qui sied à cette version où le texte est incontestablement premier. Arte a de surcroît diffusé en 2004 une version filmique très plaisante à regarder, mélangeant sans esprit de sérieux balade vénitienne et restitution.
Un extrait figure dans cette notule.
Guido Morini (2005). Marco Beasley y tient les trois parties. Avec un accompagnement présent mais plus poétique que combattif, on tient là une version rêveuse extrêmement prenante, grâce en particulier à la précision verbale de Beasley, qui se joue avec une aisance déconcertante de l'alternance des paroles. Le timbre est toujours aussi beau naturellement, et sa clarté (n'utilisant pas la couverture des voix d'opéras, ni leur formant) lui évite toute déformation du texte, tout alourdissement inutile. Le texte, nu.
Un extrait figure dans cette autre notule.
Suite de l’introduction publiée dimanche. Pour que la consultation soit plus commode le cas échéant, le contenu de cette nouvelle notule sera également reproduite à la suite de l’ancienne.
Cette fois-ci, on découpe teneramente l’extrait de la version Christie qui nous concerne :
Vidéo réalisée très postérieurement (publication 2004) à l’enregistrement de 1992, qui la double intégralement. Rivenq-Testo excepté, les chanteurs du disque (Françoise Semellaz et Adrian Brand) ne sont pas les acteurs à l’écran (Elena Bertuzzi et Emmanuele Lachin) – le doublage n’en demeure pas moins excellent.
Reprenons, donc, sur les divergences entre le texte retenu par Monteverdi et l’original :
Va girando colei l'alpestre cima
Verso altra porta, ove d'entrar dispone.
[5] Segue egli impetuoso ; onde assai prima
Che giunga, in guisa avvien che d'armi suone,
Ch'ella si volge, e grida : Tu, che porte,
Che corri sì ? Risponde : Guerra e morte.
(Elle contourne le sommet montagneux
Vers une autre porte, où elle se dispose à entrer.
Il la suit, impétueux ; si bien qu'assez longtemps
Avant qu'il la rejoigne, il advient qu’il fait retentir ses armes
Au point qu’elle se retourne et crie : Ô toi, qu’apportes-tu,
Qui cours ainsi ? Il répond : La guerre et la mort.)
Guerra e morte avrai, disse ; io non rifiuto
[10] Darlati, se la cerchi : e ferma attende.
Non vuol Tancredi , che pedon veduto
Ha il suo nemico, usar cavallo, e scende.
E impugna l’uno e l'altro il ferro acuto.
Ed aguzza l’orgoglio, e l'ire accende ;
[15] E vansi a ritrovar non altrimenti
Che due tori gelosi et d’ira ardenti.
(Tu auras la guerre et la mort, dit-elle [1] ; je ne refuse pas
De te la donner, si tu la cherches : et elle attend impassible.
Tancrède, qui a vu son ennemi à pied,
Ne veut pas se servir de son cheval, et descend.
Et l'un et l'autre empoignent le fer aigu.
Ils affûtent leur orgueil, ils allument leur fureur
Et se retrouvent non dissemblables
A deux taureaux jaloux embrasés de colère.)
Mais Monteverdi emploie plusieurs variantes (pour plus de clarté, les numéros indiquent les vers du poème découpé par Monteverdi et non les originaux du Tasse) :
[1] C’est un passé simple dans le texte du Tasse. Comme dans les textes médiévaux du domaine français, le Tasse change volontiers de temps pour assurer un rythme à son récit. Ici, il demeure une certaine logique, puisque les paroles rapportées renvoient objectivement à un autre moment d'expression que celui du poète qui relate l'épopée. La seule chose, c'est que selon les vers, les verbes de paroles changent de temps au cours du même épisode…
En parcourant la presque douzaine de nos versions du Combattimento di Tancredi e Clorinda, une chose amusante nous frappe.
Claudio Monteverdi met en musique deux extraits du douzième chant de la Gerusalemme Liberata de Torquato Tasso. Il s'agit d'un poème épique, c'est-à-dire qu'il est pris en charge par un énonciateur unique, le poète en fin de compte.
Or, l'on sait que lors de la création à la Ca' Mocenigo, durant le carnaval de 1624, une petite mise en scène était prévue, les indications laissées par Monteverdi en font mention : Tancrède devait par exemple entrer alla sprovista sur un cheval avant les premiers mots du récitant, tandis que Clorinde paraissait à pied.
L'intérieur de la Ca' Mocenigo, demeure de Girolamo Mocenigo, commanditaire de l'oeuvre.
De ce point de vue, il est établi aussi bien par ces notes que par la partition que le poème musical, malgré ses parties fortement déséquilibrées, était prévu pour être distribué à un récitant et deux acteurs, tous chantants.
Cela suppose en réalité, du fait de la répartition des dialogues sur la partition de Monteverdi, quelques ajustements avec le texte original.
Un exemple, sur la portion qui nous intéresse, parmi les quelques versions avec récitant unique, choix très fondé textuellement et musicalement, mais en rien authentique. Il peut régler le problème textuel que nous allons aborder. Une des plus belles versions de cette oeuvre, Marco Beasley très inspiré par le poème, avec l'ensemble Accordone dirigé du clavecin par Guido Morini.
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