Carnets sur sol

   Écoutes (et nouveautés) | INDEX (très partiel) | Agenda concerts & comptes-rendus | Playlists & Podcasts | Instantanés (Diaire sur sol)


Tancrède de Campra, sur scène – Schneebeli, Tavernier, Avignon-Versailles 2014


Pour des considérations sur l'œuvre elle-même, on peut se reporter aux notules citées dans celle-ci.


La fin de l'acte III, le début de l'acte IV, la fin de l'acte V à Avignon.


1. L'œuvre à l'épreuve de la scène

Tancrède a été l'une des œuvres les plus reprises, hors Lully, de l'histoire de l'opéra d'Ancien Régime. Il y a peu d'autres exemples de tels succès (et un autre sera redonné l'an prochain). On se rend mal compte, sans doute, des critères qui ont poussé au succès ou à la chute des œuvres, surtout dans cette période étrange de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, où, libérés de la nécessité de plaire directement au Prince, les créateurs pouvaient explorer de nouveaux aspects : les œuvres dotées de bons livrets tombaient parce que trop audacieuses (musicalement surtout), tandis que les pastorales et les opéras ballets à entrées triomphaient. Tancrède est l'une des rares œuvres à sujet sérieux de cette période qui ait remporté un succès réellement éclatant.


L'apparition de l'Ombre de Didon dans Énée & Lavinie de Collasse (bel opéra, sur un remarquable livret de Fontenelle). Dessin de Jean Berain à la plume (encre brune), au lavis gris et brun, avec des traces de pierre noire (1690).
Sélectionné pour illustrer les enchantements de la forêt à l'acte III.


Pour notre époque qui déprécie les formes récurrentes (l'une des vertus capitales des artistes étant l'innovation, concept qui de plus en plus central depuis le XIXe siècle), il est difficile de prendre du plaisir à ces ballets interruptifs trop divertissants (même si les librettistes s'efforcent de les rattacher à l'action, ils ne sont presque jamais des pantomimes, et encore moins des paroxysmes dramatiques), particulièrement les pastorales un peu molles, exaltant un cliché champêtre qui n'a plus de sens pour nous.
De même pour les répliques trop stéréotypées, pourtant absentes du théâtre classique, et délibérément utilisées sur la scène chantée pour permettre l'intelligibilité du spectacle même en manquant des mots.

Aussi, expliquer le succès singulier de Tancrède n'est pas évident. En revanche, sa construction vers de plus en plus d'intensité dramatique et musicale, simultanément, ne fait pas de doute, et a peut-être contribué, par l'émerveillement surpris et la suffocation qu'elle suscite, à l'accueil favorable de l'ouvrage. Je m'interroge davantage sur les reprises répétées, car tout ne me semble pas de la même eau.
Prologue très faible (on a même peine à écouter ce qui se dit), actes I et II laborieusement exposés (il ne se passe carrément rien d'important au I, qui n'aurait pu se mentionner en deux répliques au II), et sans musique marquante. Acte III largement occupé par la pastorale – ce qui est même, d'une certaine manière, un défaut de construction dans l'acte-pivot.

C'est à partir de la fin de l'acte III (affrontement impitoyable entre les deux amantes) que la veine mélodique, tout à fait absente jusqu'ici, commence à s'épanouir, et continue d'éclore dans l'acte IV d'amours et d'enfers, et bien sûr dans l'acte V guerrier où éclate le désespoir final en de multiples thèmes très entraînants.
Aussi, à l'entracte de mi-parcours, on a plus ou moins l'impression d'assister à une œuvre assez banale – ou, si l'on connaît déjà l'ouvrage, d'attendre que les choses sérieuses commencent.

Et pourtant, les moments de bravoure sont nombreux au total : duo d'affrontement au III (incluant notamment un air grave mais dansant avec flûte soliste simultanée, à l'italienne, et une grande déclamation, assez lullyste, de Clorinde seule), le célèbre « Sombres forêts » et le duo d'amour au IV, les récitatifs de Tancrède entrecoupés de trompette au V, et le dénouement terrible.

C'est un peu le syndrome Amadis : on s'interroge un peu au début, mais le tourbillon des deux derniers actes est tels qu'il contient le meilleur de leurs auteurs respectifs.

Pour le détail des contenus (l'usage des tessitures, les autres œuvres du temps, l'écriture musicale), je renvoie à nouveau aux notules précédentes.

2. État de l'œuvre à Avignon et Versailles

Je me contredirai néanmoins sur un point : pour la première fois, je n'ai pas ressenti l'homogénéité du langage musical, mais au contraire la grande disparité de l'ensemble, ou plus exactement la volonté de Campra de montrer la totalité des possibilités d'un opéra. Ariettes italiennes jusqu'au cœur de l'action chez les personnages principaux (rarissimes à cette date, peut-être même une première), pastorale dans quasiment tout l'acte III, scènes infernale et amoureuse juxtaposées à l'acte IV, et toutes les trompettes & timbales de l'acte V, absentes dans les autres actes, même des scènes de lutte.
Voilà qui a dû concourir au succès : l'impression d'exhaustivité des techniques utilisées par le compositeur.


Frontispice du livret de Roland de Lully & Quinault (un modèle évident, après Amadis, pour Tancrède, avec son héros au bras puissant, distribué à une basse-taille), dessin de l'atelier de Jean Berain à la plume (encre noire), au lavis gris et à l'aquarelle, avec quelques rehauts de gouache.


Pour ces représentations de 2014, il faut signaler la proposition d'une version alternative de la fin de l'ouvrage : au lieu de l'apparition d'Argant pour une séance de devinettes cruelles : « Dans la nuit, Clorinde a pris mes armes... et ta main... tu frémis, tu ressens tes malheurs », Clorinde revoit pour la dernière fois Tancrède, et la révélation a lieu pendant un duo d'amour d'une délicatesse suprême.
Il existe même une troisième fin (écrite avant celle-ci), d'une concision impressionnante, où Clorinde révèle très simplement, sans égards, ce qui s'est passé, tout en affirmant son amour (« Sous les armes d'Argant j'ai caché ton amante »), et où Tancrède n'a pas d'air final : « Elle expire, mourons... / Ah ! malgré votre effort, / Inhumains, la douleur saura finir mon sort ».

La première a été gravée par Malgoire (Erato, épuisé), et dans les extraits de Clément Zaffini (Pierre Vérany, sur instruments modernes). Les deux autres jamais. Difficile de choisir entre Argant et le long duo, qui sont par essence mutuellement exclusifs ; entendre en vrai cette fin alternative était, en conséquence, un enchantement. [Audible en début de notule.]

3. Traitement scénique

La mise en scène de Vincent Tavernier, à partir de costumes (paraît-il de récupération, faute de fonds) évoquant plutôt l'époque de la création, se limitait à quelques déplacements sommaires, qui n'apportaient à peu près rien. Une version de concert aurait amplement fait l'affaire, me concernant.

Le rapprochement progressif, à l'acte IV, de Clorinde vers Tancrède souffrant, est très joli (mais il s'agit davantage d'un exercice d'échauffement théâtral standard que d'une trouvaille géniale), et les ballets (Françoise Denieau) de l'acte V très réussis (contrairement aux autres, assez plats), avec une organisation structurée de l'époque qui évoque vraiment la pensée Grand Siècle.

Certains costumes semblent clairement inspiré de dessins de Jean Berain (Argant et l'armure-jupe de Clorinde), mais d'autres laissent beaucoup plus dubitatifs – beaucoup de mode du XVIe siècle chez les balletistes. Toutefois, en y regardant de plus près, des convergences (inexactes, mais pourquoi pas) peuvent se trouver :


Jardinier dessiné par l'atelier des Menus Plaisirs dans les années 1660.
Relativement proche de certains costumes de danseurs dans la mise en scène de Vincent Tavernier, même si ce n'est pas exactement le look François Ier / Henri II observé sur scène.


Au demeurant, je me suis interrogé sur la pertinence de l'armure permanente de Clorinde, qui n'est censée usurper une identité masculine que pour sauver sa gloire, et non comme une identité de guerrière ou de garçonne.

4. Traitement orchestral

Par rapport aux très nombreux orchestres dirigés par Olivier Schneebeli, Les Temps Présents m'ont paru beaucoup moins engagés que Musica Florea, L'Orchestre des Musiques Anciennes et À Venir (le même ?), ou encore les étudiants des Conservatoires de Versailles et de la Vallée de Chevreuse : quelque chose d'un manque de tension harmonique, comme si on se contentait de jouer au lieu d'entrer dans la corde. Impression largement amoindrie lorsque la musique devient plus intéressante.

La première partie n'était pas forcément plus exaltante (quoique plus exacte stylistiquement) que chez Malgoire, qui a pour lui un réel investissement. Les deux derniers actes, oui, rendaient vraiment justice à la qualité exceptionnelle de la partition.

Au demeurant, les continuistes étaient excellents (le violoncelle, plus puissant que la viole de gambe, a tenu l'essentiel de la ligne de basse), en particulier les deux clavecinistes (je n'ai pas les noms des musiciens de l'orchestre, pardon) très généreux dans le remplissage de l'harmonie et l'exploration de contrechants, de préludes, de figures expressives...

Je me suis interrogé sur les effets orchestraux, qu'on entend de plus en plus (violons en pizzicato, jeu sur le chevalet, doubles cordes de viole de gambe, petites variations à la basse continue...). Je me demande vraiment l'authenticité de ces amusettes-là. Je les aime beaucoup au demeurant, elles rendent l'ensemble plus varié, il n'y a pas de raison de ne pas en profiter.

5. Traitement vocal

Comme souvent répété ces derniers temps vis-à-vis des productions de Rousset et même, parfois, de Christie, j'ai le sentiment d'une négligence accrue envers le verbe, pourtant absolument essentiel dans ces œuvres. La diction de tout le plateau était bonne, mais à part Benoît Arnould et Isabelle Druet, personne ne mettait vraiment en évidence les appuis prosodiques du vers, pourtant tous servis par une musique destinée à les mettre en valeur. Et faute de cela, le sens s'échappe, les situations paraissent molles ou indifférentes. Ce petit détail change tout.

Est-ce le succès du répertoire, et le fait de l'ouvrir à des voix généralistes, qui provoque ce manque dans la formation (ou tout simplement dans la conscience) des chanteurs ? En tout cas, c'était assez spectaculaire, même chez les habitués comme Chantal Santon et Alain Buet (lui quasiment un spécialiste exclusif), qui articulaient fort bien, mais ne déclamaient pas réellement.

Belle distribution au demeurant, dominée précisément, dans tous les domaines, par les deux diseurs. Benoît Arnould (Tancrède), généralement excellent mais parfois davantage gêné dans ses rôles les plus graves, s'épanouit magnifiquement dans ce rôle de baryton. La voix s'allège et s'éclaire dans l'aigu, sans perdre en vaillance, les appuis physiques et verbaux sont forts, le timbre à la fois viril et élégant.
Seule (minuscule) réserve technique : il est dommage de couvrir exagérément ses [ou] (audiblement des [o]), ce qui sonne beaucoup plus XIXe, alors qu'on attendrait un allègement un peu mixé, comme dans les voix les plus équilibrées – d'autant que le rôle ne monte pas haut, surtout au diapason versaillais. Cela ne gêne en rien sa performance, qui reste totalement idéale dans ce rôle où il faut à la afficher fois une carrure robuste et chanter sans cesse dans le registre de la tendresse ou de la plainte ; mais s'il devait améliorer un seul point, ce serait ceci pour atteindre la perfection.

Isabelle Druet (Clorinde) était encore plus intéressante, s'il est possible. Pourtant, la voix au naturel est ingrate, mais elle sied parfaitement aux contrastes (distribution très judicieuse) : la princesse-furie Herminie à une voix claire, l'énigmatique amoureuse orientale à une voix sombre – puisque, dans ce répertoire, les tessitures sont identiques entre dessus et bas-dessus. Et la chanteuse exploite toutes ses textures, toutes les richesses expressives qu'elle peut en tirer, depuis le velours sourd de la déploration de la mort de Tancrède (fin du III, audible ci-dessus) jusqu'aux éclats tranchants de la fierté (à l'acte II), et se terminant sur cette épure quasi-extatique lors de sa mort (sans baptême d'ailleurs – faute de temps, d'envie, ou de licence des autorités ?).
Une leçon. Il est rare qu'une chanteuse dont on n'aime pas forcément la substance vocale ni les manières puisse à se point affirmer son art, au point de ravir jusqu'à ses détracteurs. Isabelle Druet était grande mardi soir, et apparemment elle en fait une habitude ces derniers temps.

Je mentionne Erwin Aros, seul ténor du plateau (un sage Enchanteur, un Sylvain, la Vengeance, un Guerrier), pour livrer ma perplexité : alors que la voix, peu sonore et assez blanchâtre, semble largement retenue dans la gorge, elle se projette très facilement pour la Vengeance, à telle enseigne que j'ai cru qu'ils étaient deux, le second nettement meilleur que le premier. Est-ce la décision de nasaliser le personnage maléfique ? Dans ce cas, qu'il le fasse en permanence, l'équilibre était impeccable, contrairement à ses autres interventions antérieures et postérieures.

Enfin, Marie Favier, déjà Clorinde avec Schneebeli, impressionne par la personnalité à la fois fruitée et tranchante de son timbre, à chaque intervention. Une voix extrêmement intéressante, et manifestement une personnalité sensible à la déclamation. Il faut vraiment lui donner l'occasion de s'épanouir dans ce répertoire, elle pourrait faire merveille aussi bien dans les dessus (juvénilité et couleur) que dans les bas-dessus (densité et caractère « corsé »).

--

Une remise au goût du jour qui s'imposait, et qui offrait une fin nouvelle, avec une équipe très convaincante – même si la mise en scène était peu présente, même si j'aurais voulu un peu plus de travail sur la parole lyrique.

Et la distribution complète :

Benoit Arnould, Tancrède
Chantal Santon, Herminie
Isabelle Druet, Clorinde
Alain Buet, Argant
Eric Martin Bonnet, Isménor
Erwin Aros, un Sage enchanteur, un Sylvain, un Guerrier, la Vengeance
Anne-Marie Beaudette, la Paix, une guerrière, une Dryade
Marie Favier, une guerrière, une Dryade

Ballet de l'Opéra - Théâtre Grand Avignon
Françoise Denieau, chorégraphie

Vincent Tavernier, mise en scène
Françoise Denieau, chorégraphie
Claire Niquet, scénographie
Carlos Perez, lumières
Erick Plaza-Cochet, costumes

Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Orchestre Les Temps Présents
Olivier Schneebeli, direction


--

Autres notules

Index classé (partiel) de Carnets sur sol.

--

Trackbacks

Aucun rétrolien.

Pour proposer un rétrolien sur ce billet : http://operacritiques.free.fr/css/tb.php?id=2463

Commentaires

Aucun commentaire pour le moment.

Ajouter un commentaire

Le code HTML dans le commentaire sera affiché comme du texte.
Vous pouvez en revanche employer la syntaxe BBcode.

.
David Le Marrec

Bienvenue !

Cet aimable bac
à sable accueille
divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées
en séries.

Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées. N'hésitez pas à réclamer.



Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




Recueil de notes :
Diaire sur sol


Musique, domaine public

Les astuces de CSS

Répertoire des contributions (index)


Mentions légales

Tribune libre

Contact

Liens


Antiquités

(16/2/2008)

Chapitres

Archives

Calendrier

« mai 2014 »
lunmarmerjeuvensamdim
1234
567891011
12131415161718
19202122232425
262728293031