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Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, IV : enjeux et réalisations dans le deuxième acte

Premier tableau

Le deuxième acte, moins gravement coupé, se divise en deux entités : le dialogue de Tamare (le séducteur) avec le Duc Adorno [1] (l'Autorité) à propos du don de l'Ile d'Elysée et de la conquête impossible de Carlotta, puis la grande scène de peinture à l'atelier de celle-ci, en présence de Salvago.

La première partie est traitée de façon très traditionnelle par Lehnhoff : les représentants des bourgeois, tassés dans le coin jardin de la scène comme depuis le début de l'action, intimidés des palais qu'ils sont amenés à fréquenter, aussi loin que leur colère éclate. Puis l'entretien au bord du corps de la statue, sans accessoires. Adorno porte une collerette en papier plus anglaise qu'italienne (et stylisée de façon un peu grossière), ainsi qu'un costume assez ouvertement seizième - on songe aux portraits des Hawkins, par exemple.
Cette section fonctionne tout à fait bien, soutenue par le visuel - les tirades psychologiques sont plus longues au disque, évidemment.

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Extrait du second tableau.

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Les enjeux du second tableau

La seconde partie opère le choix discutable de changer la séance de psychanalyse sauvage [2] en scène d'initiation amoureuse ratée, ce qu'elle est indubitablement, mais qui est très réducteur. Car si Carlotta, dans un malaise qui semble cependant véritable - vu l'indice du tableau aux mains -, tombe dans les bras de Salvago, cela n'a pas pour implication unique qu'elle cherche à déniaiser le difforme. Tout d'abord, il ne faut pas escamoter la dimension de manipulation, pourtant trop soulignée par la mise en scène à l'acte I, le soupçon terrible qui pèse sur la jeune fille et qui ne peut véritablement être éclairci. L'intérêt pour l'achèvement du tableau est-il, comme maint signe le laisse entendre dans cette scène, premier sur tout autre, au point qu'elle puisse se donner en partage pour livrer un chef-d'oeuvre qui ne soit diminué en aucune façon ? Ensuite, le geste paternel de Salvago [3], ému de la compassion (ou de la belle simplicité d'âme) de la jeune fille, doit-il nécessairement être interprété à la façon de Tamare, comme un geste d'impuissance ? Salvago, dont le nom même traduit le caractère débridé (et même profondément pervers, avant le lever de rideau à l'acte I, contemplant les résultats des rapts qu'il a initiés), aussi bien dans le méfait que dans la générosité et le repentir, se trouve ici altéré, et dans un univers où le rapport de force, amical, amoureux, politique est omniprésent, accepte de différer sa victoire, de respecter l'objet qui l'a relevé de sa fonction de repoussoir secret.

La musique, à ce moment, d'un élan presque puccinien, me paraît assez soutenir mon hypothèse premier degré. Cette distance tendre est par ailleurs d'un caractère si élevé, et si touchante par sa naïveté, dans un univers dramatique et même musical si enclin à la lascivité, qu'il paraît difficile de la nier, et en tout état de cause dommage de la gâcher.

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Le second tableau sur scène

Lire la suite.

Notes

[1] La majuscule à Duc s'impose, c'est quasiment son prénom...

[2] C'est en tout cas l'impression qui ressort fortement de la discussion à bâtons rompus dans l'atelier, où Carlotta met à distance l'ensemble de sa vie et plusieurs noeuds de sa personnalité.

[3] Lorsque Carlotta, prise de malaise, s'effondre dans les bras de Salvago en se recommandant à lui, le livret indique que celui-ci se tempère et dépose seulement un baiser sur son front.


Le second tableau sur scène

Lehnhoff, donc, perçoit la situation autrement, et propose une lecture qui réduit un peu les possibles : Salvago voudrait bien céder à Carlotta, mais sa peur et ses penchants naturels (ou contre nature, comme on voudra) le lui interdisent. Et tandis qu'elle l'effeuille tout en parlant, il tremble, jusqu'à se trouver totalement dévêtu - et incapable de profiter de l'évanouissement très à propos qu'elle lui ménage pour retrouver ses esprits.
Je suis sceptique sur cette réalisation, à plusieurs titres.

La signification est orientée et forcée. Forcée, parce que rien ne laisse au juste supposer que Salvago ne goûte pas les femmes, au contraire sa torture est de n'y pouvoir toucher du fait de son apparence répugnante, même lorsqu'elles sont en son pouvoir dans son palais, même lorsqu'il peut payer dans un bouge.
Orientée, parce qu'ici il n'est plus question de manipulation ni de beaux sentiments, et encore moins d'art ; la scène se réduit à une initiation amoureuse (pour rester gentil), et le visuel exclut la réalisation du tableau. De ce fait, le lien avec l'invitation de l'acte I (manifiquement réalisée, on l'a déjà souligné) ne se produit pas ; avec la rupture à l'acte III non plus, puisque Carlotta est sans équivoque une amoureuse à l'acte II. Le dispositif de l'identification de Carlotta à la jeune fille au coeur fragile (le tableau caché) disparaît totalement aussi - même si cela n'a pas de véritable utilité dramaturgique et sert surtout à introduire un peu de relief dans la scène de l'atelier. Il est remplacé par l'éclairage soudain de la main en hauteur de la statue, ce qui fait certes sens pour qui a lu le livret (absolument pas pour tous les autres [1]), mais qui n'est plus relié à rien, en somme inutile.

Du fait des coupures, des détails psychologiques importants disparaissent, notamment autour de la question de la manipulation - mais comme elle est reliée au tableau et que le tableau a disparu, on imagine qu'il était plus commode de les mettre sous le tapis... Cela pose toujours la question de cette charmante conversation à bâtons rompus, bizarrement interrompue par les attaques de Carlotta sur Salvago (à coups de vêtements retirés), qui ne dispose pas véritablement du relief prévu dans le livret. C'est d'autant gênant que les retraits du livret se situent en particulier juste au moment du dénouement, et en escamotent des ressorts - ce qui est simplement dommage pour l'acte II, mais rend l'acte III bien plus hermétique.
Ce n'est pas une vue de l'esprit dans la mesure où il m'a déjà fallu expliquer plusieurs fois les chaînons manquants à plusieurs personnes... Morloch parlait d'ailleurs du problème du déplacement de certains attributs de l'intrigue, dont la difformité [2].

Plus que tout, le fait de jouer du ridicule de Salvago (inverti et impuissant à la fois), même s'il nourrit un vrai pathétique, affaiblit sans doute l'oeuvre qui joue justement de ces ambiguïtés, sans jamais décider qui a raison ou qui gagne - on sait juste qui perd, à la fin. Est-ce vraiment Carlotta qui mène le jeu, sachant que c'est elle qui se confesse, que son identité lui échappe à la faveur de l'évanouissement (le tableau révélé), et qu'elle se méprise pour son changement à l'acte suivant ? Tout est compliqué.

Et c'est précisément ce caractère toujours mêlé, aussi bien dans la musique que dans les actions, de plusieurs sentiments contradictoires à la fois, qui fait tout le prix de cette oeuvre. (Il suffit d'entendre pour s'en convaincre les premières mesures du Prélude : deux tonalités, si bémol mineur et ré majeur, luttent en arrière-plan inquiet, tandis qu'une large mélodie mélancolique s'épanche au premier plan.)

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Résultat

Cela dit, pour être tout à fait honnête et rendre justice à Lehnhoff, le caractère indécidable que nous réclamons à l'action s'appuie tout de même, pour Schreker, sur certains textes, dont les théories de Weininger (sur les caractères sexués) qui correspondent effectivement assez bien, en plus subtil évidemment, aux portraits du metteur en scène de Salvago et Tamare - il a peut-être lu Geschlecht und Charakter après tout. C'est très réducteur par rapport à la portée de l'oeuvre littéraire par rapport au traité - et qui n'a pas le même usage -, mais ce serait à porter au crédit de son effort.

Au bout du compte, donc, un deuxième acte tout à fait regardable et estimable, fonctionnel ; même s'il fait passer à la trappe, je crois qu'on a pu le vérifier, beaucoup de choses.

Notes

[1] On revient à notre problématique autour du fait que beaucoup de mélomanes découvriront l'oeuvre par cette version... Sans quoi il n'y aurait pas vraiment de problème, ce serait une lecture de plus, irritante à cause des coupures, sans plus de gêne que cela.

[2] Des éléments qui ne m'avait pas paru obscurs pourtant, j'imagine donc pour les points soulevés dans cette notule...


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David Le Marrec

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