L'humour en musique - I - Essai de nomenclature et premiers exemples
Par DavidLeMarrec, jeudi 18 décembre 2008 à :: Pédagogique - Discourir - Genres :: #1090 :: rss
L'humour est, par essence, affaire de situations, de mots ou de références. La musique semble donc s'y prêter relativement peu, et il est vrai que ce n'est pas l'endroit où son expression (souvent abstraite) excelle le plus sûrement.
Toutefois, les compositeurs se sont prêtés au jeu, et si l'on dit que c'est rarement avec bonheur, c'est aussi parce qu'on n'a pas toujours cherché.
Il existe, à la disposition des compositeurs, un certain nombre de procédés qui peuvent prêter à sourire. En voici un essai de nomenclature.
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Catégorie a : Les mots
L'humour peut bien sûr être porté par le texte, dans la mise en musique d'une oeuvre littéraire (A1). Auquel cas la musique le seconde tout au plus (A2).
Catégorie A1 : Dans Cadmus & Hermione de Lully, les pointes excercées contre la vieille nourrice coquette, la quasi-stichomythie de la fin de la scène porte bien plus le comique que la musique qui soutient essentiellement le récitatif, sans effets spécifiques.
Catégorie A2 : Dans Eugène le mystérieux de Jean-Michel Damase, les traits humoristiques passent aussi par la répétition de la même structure : décalage des vocabulaires, protestations, rimes attendues... mais aussi, d'un point de vue musical, opposition entre expression calme d'un problème (en contraste avec les mots utilisés), contestation par deux ténors-conseillers (dans cet enregistrement, judicieusement un ténor de caractère et un ténor léger, incarnant à leurs voix seules un vieux précepteur et un jeune élégant), et résolution brutale par un mot tout aussi vulgaire que le premier dans une phrase musicale de courbe descendante, très désinvoltement affirmative - et commentée par un trombone bouché et moqueur, d'une façon à chaque fois différente. Le retour des mêmes moments musicaux typiques crée aussi du comique, même s'il n'existerait pas sans le texte.
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Catégorie b : Images de la vie réelle
A défaut de mots, la musique peut disposer d'un référent précis, illustrer de façon plaisante des éléments du réel (des trombones qui se tordent de rire, des violons qui miaulent...).
Catégorie B : Dans Schneewittchen de Heinz Holliger, d'après Robert Walser, le chant du Prince, qui débute la longue deuxième scène, est frappé de suspicion - comme l'ensemble des personnages du conte par rapport à leur statut traditionnel. Sa déclaration amoureuse s'égare en de nombreux méandres qui imitent de façon trop excessive pour être honnête le chant d'oiseau (qu'on retrouve sous d'autres formes à l'orchestre avec l'arrivée des bois). Il ne s'agit pas d'une coïncidence, le reste de l'oeuvre n'étant pas écrit ainsi - la grand ornementation sur Nachtigall ("rossignol") le confirme aussi. Aux questions de Blanche-Neige, sorte de volatile décérébré, le Prince répond certes Liebe, mais ridiculement ornementé, trop insistant.
Jusqu'à provoquer l'intervention de cuivres cassants qui semblent exprimer l'exaspération muette de Blanche-Neige.
Au passage, vous aurez noté la beauté fabuleuse de cet orchestre : il s'agit d'une oeuvre de premier ordre, l'un des plus beaux opéras de la seconde moitié du vingtième siècle, et dans un livret certes agencé en monologues (pas plus que Götterdämmerung, Pelléas, Salome ou Elektra ...), mais parfaitement digeste.
Catégorie B : Ocean of Time (2003) de Lars Ekström, heavyhardrocker pas nécessairement inspiré, mais qui a écrit par ailleurs de la musique savante sublime, dont cet opéra qui est, lui aussi, parmi les quelques sommets de la seconde moitié du vingtième siècle.
Ici, une section lyrique est interrompue par un trombone qui se contorsionne avant de s'effondrer de rire jusqu'à contaminer le choeur.
Inutile de chercher les références, nous ne disposons de l'enregistrement que parce que nous écoutions (totalement par hasard) la NRK , qui retransmettait ce concert du Berwald Hall de leurs voisins suédois avec un an de différé.
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Catégorie c : Les figures musicales
Il est possible que les figures musicales elles-mêmes, par leur excès, suscitent l'amusement, de façon quasiment abstraite (C1), sans qu'il existe de référence précise. Cela peut se manifester dans les moqueries à l'égard de la musique contemporaine, mais les compositeurs peuvent eux-mêmes jouer de cette étrangeté pour créer des effets étonnants.
Dans certains cas, l'excès est volontairement poussé jusqu'à l'ironie, par un surraffinement, une surcharge, etc. (C2)
Il se peut aussi que la figure amène tout simplement un effet surprenant, une rupture. (C3)
Catégorie C1 : La ballade des Enfants de la Nuit tirée des Diamants de la Couronne d'Auber, que nous avions déjà présentée plus en détail. Les figures massives (et gratuites !) du choeur ont quelque chose de plaisant, surtout opposées à la grâce souriante de la cantilène.
Catégorie C2 : Un des cas les plus évidents de figures musicales humoristiques est bien sûr l'ornementation excessive, gratuite, histrionique et dépourvue de sens. Ici, l'exultation amoureuse se pare de contours assez... excentriques.
Oeuvre d'une spécialiste de l'humour en musique, Isabelle Aboulker (ici interprétée par Patricia Petibon, autre délicieuse azimutée de service).
Catégorie C3 : La ''Polka des Paysans'' de Johann Strauss II impose aux musiciens de l'orchestre (en tout cas à ceux qui ne soufflent pas...) de chanter un thème en plus de le jouer. Ce détail, qui fait tout le sel d'une partition déjà assez roborative, survient de façon non préparée et, par son incongruité, impose le sourire.
On perçoit bien qu'il s'agit de non professionnels du chant, car bien que les Viennois (ici sous la direction de Carlos Kleiber) chantent parfaitement juste - ''noblesse oblige'' - on entend bien que les aigus se resserrent un peu. L'effet pittoresque en est tout à fait délicieux.
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Catégorie d : Les musiciens
Les travers des musiciens sont parfois sauvagement épinglés par les compositeurs, créant des effets de surprises, mais par le biais de clichés (les cornistes qui pétrissent, les pianistes qui font de l'épate [1], les violons qui grincent, etc.).
Catégorie D : Le cruel et tendre « Pianistes », pièce pour deux pianos tirée de la Suite humoristique du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. Echappés du zoo, les pianistes de cirque répètent leurs exercices minutieux et absurdes pour pouvoir épater la galerie - mais ces niais égocentrés, habitués des soli permanents, ne peuvent même pas jouer ensemble à deux.
A moins qu'il ne s'agisse d'une moquerie autour des méthodes de piano pour jeunes pianistes, qui devient oeuvre d'art en les agençant de façon décalée, mais cette approche beaucoup moins amusante paraît aussi nettement plus « milieu vingtième » que l'ensemble du corpus de ce Carnaval bon enfant.
De toute façon, dans les années cinquante, au lieu de présenter des pianistes de cirque de la fin du dix-neuvième, on aurait sans doute plutôt montré les chanteurs italiens soulevant des enthousiasmes de l'ordre du stade : « Uuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! ».
Catégorie D : Incontournable, la mise en boîte la plus célèbre de l'histoire de la musique : la Plaisanterie musicale K.522 (Musikalischer Spaß) de Mozart, une sérénade qui exploite un certain nombre de clichés et ménage plusieurs clins d'oeil à la sûreté instrumentale relative de ses contemporains. Au départ conçue comme un sextuor (pour deux violons, alto, contrebasse et deux cors), l'oeuvre est très souvent jouée en petit ensemble, comme nombre de sénérades mozartiennes fameuses.
Certains moments (début de l'extrait) semblent tourner en rond sur des formules éternelles cinquième degré => premier degré, voire premier degré tout court ; d'autres reproduisent des formules inutilement virtuoses et bavardes (le solo de violon de la fin de l'extrait, avec son déroulé infini, inutile, et ses contrastes de jeu entre hyperlegato du trait et détaché ostentatoire final). Le plus amusant évidemment réside dans les pains au cor, qui sont absolument écrits, et qui sont soigneusement reformulés à la reprise. Le résultat est de surcroît très réaliste par rapport à un cor qui détonne - et la chose est fréquente, voire inévitable, en particulier avec un cor naturel qui souffre de la température, du moindre changement de pression des lèvres ou du souffle, de la condensation qui crée du liquide à l'intérieur... et contrairement au cor moderne de l'absence de pistons qui facilitent une partie de la 'localisation' du son juste.
L'autre moment fort se situe à la fin du dernier mouvement (on était ici dans le trio du menuet du II), où le tempo-cavalcade mène, après une exécution parfaite (et somme toute assez sérieuse en plus d'être virtuose), à trois derniers accords-surprise, en plein dans le décor (moins crédibles cela dit).
Nikolaus Harnoncour dirige son Concentus Musicus Wien avec un sens certain, comme toujours, de l'espièglerie sérieuse.
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Catégorie e : Les références
L'humour le plus subtil et le plus savoureux est sans doute celui qui fait appel à la culture de l'auditeur, qui singe un genre, un style, un tic. Certaines parodies (E1) sont assez désopilantes. Mais cela peut aussi se manifester sous forme d'un discret clin d'oeil (E3), une petite citation (E2) au moment opportun peut être terriblement efficace - par exemple la citation inévitable de Tosca dans le Concerto pour clarinette d'Anders Hillborg.
Catégorie E1 : Thomas Adès, Sonata da caccia. Oeuvre de jeunesse (ici, le dernier mouvement) d'un compositeur toujours badin, un pastiche assez évident de sonate baroque, qui utilise le hautbois da caccia (sorte de hautbois d'amour courbé, au son très doux et un peu mélancolique), le cor et le clavecin. Il s'agirait presque d'un devoir d'écriture, si le cor ne venait troubler par des contrechants plus ou moins incongrus le cours stable et dansant du discours musical. La fin pourrait d'ailleurs être identifiée comme une raillerie un peu facile contre les cors naturels (catégorie D), inspirée de la coda abrupte du Musikalischer Spaß de Mozart.
Catégorie E1 : Parodie de Meyerbeer - en réalité à notre avis plutôt de Verdi ou Halévy - par Jean-Michel Damase, dans l'opéra inséré de Colombe. On renvoie les lecteurs de CSS à l'article détaillé correspondant. Cruel et très amusant - jouissif, même, pour les amateurs de ces compositeurs moqués, tant l'imitation, bien qu'un peu exagérée, tombe juste.
Catégorie E2 : Extrait de Verlobung im Traum de Hans Krása. Pour séduire le riche et rebutant prétendant, Sina est amenée à chanter un air... Casta diva. Mais la citation est torturée par tout le papotage des personnages présents, qui se servent de ce prétexte pour s'exprimer (dans l'action et non plus par convention). Assez réjouissant, sans doute le moment le plus plaisant de la partition.
Il faut considérer ces commentaires en quinconques, ces nombreuses discordances, des fausses notes même – et pourtant, cela sonne avec l’élan d’un ensemble de Strauss ou Wagner… Chaque élément est caractérisé et entre dans la danse, mais en plus d’y participer, semble toujours la dérégler un peu plus… Du travail de maître.
Le reste de l'oeuvre n'est pas du tout dans ce ton, avec une mise à distance des personnages, comme extérieurs à leur propre histoire, un orchestre plutôt légèrement orchestré et ironique, des interludes façon cabaret grinçant...
Catégorie E3 : Frank Bridge, Marche militaire. Oeuvre d'un compositeur dont les projets sentent toujours une très sympathique modestie. Le décalage entre la promesse du titre et le ton de salon absolument délicieux de la pièce elle-même ne peut que provoquer le sourire : l'attente a été trompée, la référence revendiquée n'a pas vraiment été respectée.
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Catégorie f : L'humour involontaire
Dédicace spéciale à Philip Glass. Non, non, c'est du sérieux (les coupures sont dues à la qualité de captation, et pas à son imagination si fertile).
Catégorie F : Philip Glass Powa.
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Disclaimer(s)
Bien entendu, ces catégories sont tout à fait perméables et contestables. Un même procédé peut d'ailleurs activer simultanément plusieurs ressorts du comique musical.
Il s'agissait simplement de mettre un peu d'ordre dans tout cela, en proposant une nomenclature sommaire.
Par ailleurs, nous avons de nombreux autres exemples déjà découpés [2], nous en saupoudrerons à l'occasion.
Commentaires
1. Le jeudi 18 décembre 2008 à , par Papageno :: site
2. Le jeudi 18 décembre 2008 à , par WoO
3. Le vendredi 19 décembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
4. Le vendredi 19 décembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le samedi 20 décembre 2008 à , par Didier da :: site
6. Le lundi 22 décembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le dimanche 16 janvier 2011 à , par Emma
8. Le dimanche 16 janvier 2011 à , par DavidLeMarrec
9. Le lundi 6 juin 2011 à , par vartan
10. Le lundi 6 juin 2011 à , par DavidLeMarrec
11. Le jeudi 14 juin 2012 à , par Cavard
12. Le dimanche 17 juin 2012 à , par DavidLeMarrec
13. Le jeudi 5 mai 2016 à , par Muriel Madrigal :: site
14. Le vendredi 6 mai 2016 à , par DavidLeMarrec
15. Le samedi 7 mai 2016 à , par Berwald
16. Le dimanche 8 mai 2016 à , par DavidLeMarrec
17. Le mercredi 15 septembre 2021 à , par Lambeaux Robert
18. Le mercredi 15 septembre 2021 à , par Lambeaux Robert
19. Le mercredi 15 septembre 2021 à , par DavidLeMarrec
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