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samedi 11 octobre 2025

Esthétique de Debussy : dialogues avec Ernest Guiraud


guiraud opera comique madame turlupin

Ernst GUIRAUD, compositeur superstar inconnu

Ernest Guiraud (1837-1892) n'est resté célèbre que par la bande dans le roman musical de la glorieuse histoire-épopée de la musique. Pourtant, il est l'auteur d'opéras comiques qui ont connu un certain succès, comme Sylvie (à l'Opéra-Comique) et Madame Turlupin (à l'Athénée) dans les années 1860 à 1880 – également En prison, Le Kobold, Piccolino, Galante aventure. On dispose aussi de pièces symphonies, dont deux Suites d'orchestre, une Ouverture Arteveld, une Chasse fantastique, un ballet (Gretna-Green).
En survolant ses opéras comiques, je n'ai pas aperçu d'audaces majeures, mais ce réclamerait une lecture plus approfondie.

Son nom circule pourtant beaucoup, à l'oreille du mélomane, par sa participation à des projets parmi les plus emblématiques de l'histoire lyrique :
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs de Carmen de Bizet pour permettre de jouer l'œuvre ailleurs qu'à l'Opéra-Comique, et en particulier à l'étranger ;
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs pour Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, avec en sus l'orchestration des actes II (Antonia), III (Giulietta-Venise) et de l'épilogue ;
→ réagencement de la musique de Bizet pour créer la Deuxième Suite de l'Arlésienne (seule la première a été conçue par Bizet) ;
→ de même pour les Deux Suites de Carmen, entièrement de sa main.

Beau palmarès !  Ses récitatifs, à cause du réflexe habituel « si c'est pas connu, c'est pour une raison », ont souvent été critiqués comme faibles ; et autant on peut préférer une version avec dialogues parlés – même si cela paraît un peu exotique, chez les mélomanes qui les veulent d'ordinaire les plus courts possible –, autant ces récitatifs eux-mêmes sont de petits bijoux de prosodie juste et d'expression simple, qui se coulent sans déparer dans la partition d'origine. Il est vrai que Guiraud n'ajoute pas véritablement d'idées musicales fortes, et se contente de s'insérer pudiquement et respectueusement, sans rupture de ton, dans l'interstice des numéros déjà composés – n'est-ce pas plutôt une vertu ?

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Pour les Suites, Guiraud a surtout choisi les extraits.

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En revanche pour les récitatifs, je trouve tout à fait admirable la façon dont il se coule discrètement dans le langage ambiant, sans trouvailles ostentatoires mais en réutilisant des aspects de la couleur générale de l'opéra, que ce soit pour Carmen ou pour Hoffmann.

En réalité, Guiraud n'est pas qu'un aimable conservateur et prolongateur, il a aussi écrit un opéra sérieux d'une qualité que je trouve exceptionnelle – aussi bien à la lecture, il y a une quinzaine d'années, qu'en concert au début de la décennie 2020.
En effet, se déroula alors à Tours la re-création du meilleur opéra de Saint-Saëns, Frédégonde – hélas pas enregistré par Bru Zane qui avait tout organisé, alors que la distribution était merveilleusement adéquate – raisons de budget j'imagine, ça viendra bien un jour vu l'exploration méthodique que la fondation du Palazetto opère autour de Saint-Saëns. Toute la prom→otion fut faite (déjà à l'époque, lorsqu'on voit les partitions chant-piano qui circulaient dans les familles) sur le nom de Saint-Saëns, mais en réalité, il s'agit d'un projet de Guiraud, et les trois premiers actes sont de sa main – à l'exception de la fin du III. Musique intense et pleine d'imagination, qui tient remarquablement les promesses de son terrible sujet. L'orchestration, elle, fut essentiellement réalisée par Paul Dukas, qui fut l'élève de Guiraud.

Savoureuse ironie que le chef-d'œuvre de celui qui terminait les opéras les plus remarquables de son temps ait à son tour été interrompu par la mort et complété par d'autres musiciens de haut talent !  Mais tout compte fait, on se remémore Carmen de Bizet, Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, et Frédégonde… de Saint-Saëns. Pile dans la mauvaise jointure de l'Histoire de la musique.
Son père Jean-Baptiste, Prix de Rome en 1827 pour La mort d'Orphée, une des années où Berlioz n'avait rien obtenu, avait eu une carrière décevante et avait émigré aux États-Unis, si bien qu'Ernest naquit à La Nouvelle-Orléans (puis partit étudier à Paris, avec Halévy notamment), ce qui n'est pas commun pour un compositeur parisien à la mode pendant le Second Empire. Clairement, la veine ne coulait pas dans les leurs.

Les illusions de l'Histoire de la musique
Il y aurait beaucoup à redire sur cette histoire-bataille communément transmise en musique, alors qu'elle a été remise en cause à peu près partout ailleurs : l'histoire de la musique n'est pas principalement une suite de gens célèbres qui ont tout seuls révolutionné le langage et ont, une fois le scandale passé, d'un coup embarqué tout le monde avec eux dans l'esthétique suivante.

Pour des raisons déjà explorées à plusieurs reprises (1,2,3), la musique est un art particulièrement conversateur, à la grande inertie : elle n'a pas de référent, vaut en elle-même, ne représente rien. Tout repose sur l'anticipation de schémas partagés ; aussi il n'est pas possible de bouger un curseur sans créer immédiatement incompréhension ou malaise (alors qu'on peut supprimer un mot dans une phrase, déformer un trait de visage et être parfaitement compris). Les évolutions stylistiques sont donc très progressives, et ne peuvent pas constituer en des ruptures aussi absolues que dans les arts du verbe ou de la vue. (J'imagine qu'il doit en aller de même avec les parfums, autre art très instinctif et par conséquent nécessairement conventionnel ?)

Aussi, les courants musicaux sont souvent décalés (d'assez longtemps) par rapport aux courants littéraires correspondants. Le cas du baroque est un peu particulier, puisque c'est un étiquetage postérieur pas très malin – évidemment que LULLY ne pensait pas mettre en musique du drame (néo)classique avec de la musique baroque… –, mais cela fonctionne très bien pour le romantisme, qui lorsqu'il naît dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est mis en musique avec un langage haydnien… L'évolution des codes musicaux, pour que l'effet en soit compris, doit être progressif. On a bien vu l'effet de la tabula rasa schoenbergienne, toujours inaccessible à une majorité du public aujourd'hui encore ! (Et même si j'en apprécie des aspects, je ne prétends pas moi-même y comprendre grand'chose spontanément…)

Tout cela pour souligner deux faits que je trouve très négligés dans les histoires de la musique que j'ai pu lire et dans le discours grand public sur la musique « classique ».

¶ À quelques exceptions près (effectivement, Das Rheingold, les Clairs de lune de Decaux, Le Sacre du Printemps, on ne voit pas trop d'où ça sort), les innovations sont le fruit d'une évolution qu'on peut documenter. Oui, Beethoven est un génie visionnaire absolument vertigineux, mais quand on écoute les derniers quatuors de Haydn, Oberon de Pavel Vranický, les aspects percussifs des symphonies postgluckistes de Gossec et Méhul, ou même simplement les choix musicaux de Léonore de Gaveaux (dont Fidelio imite vraiment les choix de mise en musique en les transposant dans son style propre), on voit que son langage ne provient pas complètement de nulle part. Il concentre de façon radicale et pour ainsi dire violente des éléments qui étaient déjà existants. On pourrait en dire autant de Bach. Et ces deux-là sont des exceptions considérables, dont l'influence personnelle est en effet incontestable. Les expérimentations modales de Debussy se retrouvent en partie chez Fanelli ou Rimski-Korsakov, même si lui aussi pousse tous les potards au maximum.

¶ Aussi et surtout, il faut bien être conscient que l'immense majorité de la musique composée – et qui n'est pas nécessairement de moindre qualité pour autant – est très conservatrice. La majorité des compositeurs des années 1850 ont un langage encore beethovenien – et même en général moins radical –, y compris chez des gens relativement connus, joués et dotés d'une personnalité saillante comme Carl Czerny ou Max Bruch. Le goût de l'expérimentation artistique en Allemagne et le verrouillage des commandes publiques par les bouléziens en France ne doit pas non plus masquer le fait que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'immense majorité de la musique « classique » mondiale était tout à fait tonale, marquée par Debussy, Richard Strauss, Bartók, Poulenc, Chostakovitch… Et c'est encore plus vrai, évidemment, aux époques d'artisanat local des XVIIe et XVIIIe siècle, où chaque cour avec son maître de chapelle qui écrivait ses propres œuvres dans le langage à la mode, ne cherchant pas spécialement à se distinguer dans la mesure où la circulation des musiques était plus limitée, et où le talent attendu était celui de la variation plutôt que de l'innovation.

Il ne faut donc pas se laisser abuser par l'idée que la connaissance des novateurs à succès suffit pour comprendre l'histoire de la musique, et il n'y a ainsi pas de raison valable de mépriser l'excellent Guiraud pour sa place dans la musique de son temps.



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« Vous voyez !  Vous voyez !  Je ris déjà comme un vieillard !  Ah ! Ah ! Ah ! »
Mise en scène de la création à l'Opéra-Comique.


Ernst GUIRAUD, le professeur patient

L'autre occurrence fréquente de Guiraud, qui m'intéresse ici – mais pouvais-je mentionner son nom et taire à mon tour ses mérites ? –, est à nouveau comme faire-valoir : professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1876, puis surtout de composition à partir de 1880. Il enseigne notamment à Erik Satie, Paul Dukas, André Gedalge (un futur professeur de contrepoint emblématique de la maison, excellent compositeur de musique symphonique et chambriste sur lequel je tiens une notule presque prête)… et à Claude Debussy.

Dans la grosse somme d'artistes et de documents Pelléas et Mélisande, cent ans après parue chez Bru Zane, Sylvie Douche propose une transcription de conversations notées par Maurice Emmanuel en 1889-1890, tenues entre Guiraud et son élève Debussy. J'en trouve certains extraits, que je vous livre, particulièrement révélateurs de l'approche harmonique de Debussy – de la patience de Guiraud. Pour plus de fluidité, je transforme (très marginalement) la prise de note de M. Emmanuel en phrases, sachez donc ce n'est pas toujours du verbatim, même si le contenu en est absolument identique. [Entre crochets, je précise les accords joués et ajoute éventuellement quelques commentaires.]

Récit d'Emmanuel :
Debussy ayant joué au piano des séries d’intervalles, Guiraud lui dit :

GUIRAUD — Qu’est-ce que c’est que ça ?

DEBUSSY — Ce sont des accords incomplets, flottants. Il faut noyer le ton ; alors on aboutit où on veut, et on sort par la porte qu’on veut. Ainsi l'on agrandit le terrain et l'on augmente les possibilités de nuances.

GUIRAUD — Mais quand je fais ceci :
[la-do-ré-fa#, autrement dit un second renversement de septième de dominante, autrement dit l'accord qui de tous appelle le plus fortement une résolution, une détente],
il faut bien que ça se résolve !

DEBUSSY — J’t’en fiche ! [sic] Pourquoi ?

GUIRAUD — Alors vous trouvez ça joli ?
[accords de fa majeur, sol majeur, la mineur en position fondamentale, autrement dit plein de quintes directes, qui sonnent durement et sont en principe « interdites » dans l'harmonie traditionnelle]

DEBUSSY — Oui ! Oui ! et oui ! [vous remarquez la formulation mélisandisante avant l'heure]
[à nouveau des seconds renversements, accords de fa, de la bémol, de sol bémol et à nouveau de fa]

GUIRAUD — Mais comment vous en tirez-vous ?  Ce que vous faites est joli, je ne dis pas. Mais c'est absurde, théoriquement.

DEBUSSYIl n’y a pas de théorie ! Il suffit d’entendre. Le plaisir est la règle.

GUIRAUD — Je veux bien, pour une nature exceptionnelle, ordonnée par elle-même et qui impose. Mais comment apprendrez-vous la musique aux autres ?

DEBUSSY — La musique, ça ne s’apprend pas.

GUIRAUD — Allons donc !  Vous oubliez, mon petit, que vous avez passé dix ans en Conservatoire !

Récit d'Emmanuel :
Debussy en est convenu. Et qu’il peut bien y avoir tout de même une doctrine.

DEBUSSYOui, c’est imbécile ce que je dis ! Seulement je ne sais pas comment concilier tout ça. Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j’ai fait mes classes et que je ne sors de la fugue que parce que je la sais.

Récit d'Emmanuel :
Il est étonnamment droit dans les discussions et il ne se dérobe jamais par une pirouette. […] Il ne veut pas démordre de son chromatisme. Il ne croit pas au plain-chant, ni aux chansons.

[Plus tard, après plusieurs enchaînements parallèles de type sib-mi-sol#-do : ]

GUIRAUD — C’est bien tortueux tout ça.

DEBUSSY — Mais non ! pas tortueux. Regardez donc l’échelle doublement chromatique. Est-ce que ce n’est pas notre outil ?  C’est pas pour des prunes le contrepoint. En faisant marcher les parties, on attrape des accords chics.

[Sans lien avec notre sujet du jour, mais pour le plaisir, cet avis sur Wagner qui éclaire la position de Debussy sur les leitmotive : ]

DEBUSSY — Ce que j’aime dans Tristan c’est les thèmes [sic] reflet de l’action. La symphonie [comprendre : l'accompagnement orchestral] ne violente pas l'action. Wagner trouve ici un bel équilibre. Les thèmes autant qu’il faut pour donner à l’orchestre la couleur qui convient à son décor. [Parle-t-il de la quantité de thèmes, de leur prégnance lyrique, de la durée des moments symphoniques purs ?]

[Et, dans cette lettre à Guiraud de 1889, tandis que Debussy est à Bayreuth pour la seconde fois, en compagnie de ses potes Ernest Chausson, Paul Dukas, Étienne Dupin et Robert Godet : ]
 
« Je vous envie d’être resté à Paris et de n’avoir pas eu l’appétit du voyage. Quelles scies, ces leitmotiv [sic] ! Quelles sempiternelles catapultes ! Pourquoi Wagner n’a-t-il point soupé chez Pluton après avoir achevé Tristan et Les Maîtres ? Les Nibelungen, où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même ils déteignent sur mon cher Tristan et c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache… »

J'ai trouvé ces dialogues éclairants parce que face à Guiraud un peu effrayé mais très à l'écoute, Debussy peut expliciter sa démarque, qui est véritablement expérimentale et surtout très intuitive : il « attrape » au vol des accords chics en tentant des enchaînements qui n'ont pas nécessairement de fonction grammaticale dans la logique tonale traditionnelle.

On le ressent souvent en lisant Pelléas : il y a des accords qui ne semblent pas le fruit d'un discours, mais simplement glissés là pour la couleur, ou encore des notes étrangères qui se baladent sans correspondre à la logique de l'extension de l'accord ou des appoggiatures.

On pense aussi à ces cas où Debussy écrit des notes vocales en dehors de l'harmonie explicite de l'accompagnement — ainsi lorsque Golaud pris de jalousie crie « et vous ! » dans sa scène avec Yniold ou encore « vous voyez !  vous voyez ! je ris déjà comme un vieillard » lors de l'outrage à Mélisande, son aigu est décalé d'un demi-ton (ou d'un ton dans le second cas) de la note correspondante dans l'accord (qui se situe, lui, dans une progression logique), une discordance volontaire et très saisissante.

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(On l'entend bien mieux au piano, avec orchestre cela passe quasiment inaperçu. Je vous renvoie donc aux épisodes correspondants, à paraître, de la série vidéo.)

À bientôt pour de nouvelles trouvailles autour de Pelléas et de quelques autres sujets !

lundi 8 septembre 2025

Chronologies de Pelléas


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Le décor de Jusseaume (pour la création de 1902) de la scène 3 de l'acte I.

Comme j'ai enfin pu mettre la main sur les dates de compositions de Pelléas, voici l'occasion de continuer d'égrener les dernières trouvailles autour de l'œuvre, tandis que la série vidéo (achevée de mon côté) continuera de s'autopublier tous les samedis jusqu'à mars 2026 — 52 épisodes.
(Oui, oui, il y aura bien une notule-bilan des motifs, mais pas aujourd'hui.)

Cette fois-ci, les chronologies de Pelléas : celle interne à l'histoire (combien de mois s'écoulèrent ?), mais aussi celle de la composition.



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Aquarelle et gouache (1912) de Carlos Schwabe (Hambourg 1866, Avon 1926).
[Acquisition de 2006 numérisée par le Musée d'Art et d'Histoire de la ville de Genève.]



I. Chronologie diégétique

Acte I, scène 1
Point de départ : une forêt, séparée par les mers du Royaume d'Allemonde où se déroule tout le reste du drame.

Acte I, scène 2
Une salle dans le château royal, à Allemonde.
Dans la lettre de Golaud à Pelléas, lue par Geneviève : « Il y a maintenant six mois que je l'ai épousée. »
On peut donc se figurer quelques semaines ou quelques mois entre la rencontre et le moment où Golaud, après l'avoir hébergée dans son pied-à-terre dans le pays lointain, lui propose le mariage. Même hâté, celui-ci ne peut pas non plus avoir lieu dans les deux jours. À cela, on ajoute les quelques jours qui séparent l'écriture de la lettre de sa réception  (pas si nombreux : « le troisième jour qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer »).
Disons donc globalement un intervalle d'un an.

Acte I, scène 3
Devant le château.
Indéterminé. Mélisande a déjà été présentée à toute la famille. Ce peut être aussi bien quelques jours que plusieurs mois. Cependant, le fait que le bateau soit « celui qui m'a menée ici » peut laisser penser que la scène se déroule dans un délai court. (Sans garantie néanmoins, ce peut être une route régulière pour les échanges de passagers ou de marchandises, avec les mêmes navires qui vont et viennent.)

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Acte II, scène 1
Une fontaine dans le parc.
Indéterminé. Quelques jours à quelques mois. Mélisande et Pelléas ont commencé à se fréquenter et à jouer ensemble.
« On étouffe aujourd'hui, même à l'ombre des arbres » : c'est l'été.

Acte II, scène 2
Un appartement dans le château.
Quelques heures plus tard. Golaud a été blessé à midi par une foucade de son cheval.

Acte II, scène 3
Devant une grotte.
Une heure plus tard environ, le temps pour Mélisande d'aller solliciter Pelléas et pour tous deux de marcher ou chevaucher à la nuit tombée jusqu'à la grotte – qui ne doit pas être très éloignée, pour permettre de refaire le chemin de nuit. Considérant que le château « regarde la mer » depuis sa tour et sa terrasse, ce peut être à directe proximité.
Les pauvres dorment dans une grotte au bord de la mer, ce qui confirme l'hypothèse été.

Acte II, scène 4
Un appartement dans le château.
Scène supprimée par Debussy, où Arkel défend à Pelléas la visite à la tombe de Marcellus, avant de le lui permettre du bout de ses (vieilles) lèvres : « si vous croyez que c'est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l'entreprendre ». Mais Pelléas doit d'abord attendre « quelques semaines ; peut-être quelques jours ». Ce délai est-il courant ou écoulé à l'acte suivant, rien ne le précise.

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Acte III
Supprimée par Debussy également, la scène où Yniold vient jouer auprès de Mélisande, qui est en présence de Pelléas. Ils sont une première fois surpris par Golaud, dans l'obscurité.

Acte III, scène 1
Une des tours du château.
Indéterminé, mais les jeunes gens se tutoient désormais. Un peu de temps a donc passé. [On pourrait aussi se figurer, comme dans le théâtre classique, qu'après être restés tous les deux dans l'obscurité à la scène précédente, le tutoiement ait une signification plus forte…]
Pour autant, le fait que tous les deux puissent rester ainsi « toute la nuit », dit Pelléas, suggère la saison chaude.
Golaud, après les avoir surpris, précise : « il faut qu'on la ménage d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère ». L'indication n'est pas très précise en réalité, puisque Golaud était marié six mois avant son retour… la conception a pu avoir lieu n'importe quand depuis son retour ou même avant.

Acte III, scène 2
Les souterrains du château.
Consécutif à la scène de séduction de la tour, on peut imaginer que Golaud donne cette leçon à Pelléas dans les jours qui suivent.

Acte III, scène 3
Une terrasse au sortir des souterrains.
Immédiatement après la scène précédente. La réplique (initialement retenue par Debussy) de Golaud « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! » confirme la période d'été. Est-ce le même été que pour la scène de la fontaine, ou une année s'est-elle écoulée ?

Acte III, scène 4
Devant le château.
Indéterminé. Dans le texte d'origine de Maeterlinck, quelques éléments évoquent plutôt l'automne, mais ce pourrait tout aussi bien se rapporter à un orage d'été (« il a plu », « le vieux jardinier qui essaie de soulever cet arbre que le vent a jeté en travers du chemin ») et à la cuisson de victuailles (« vois-tu là-bas ces pauvres qui essaient d'allumer un petit feu dans la forêt ? »).

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Acte IV, scène 1
Un corridor dans le château.
Le père de Pelléas « va mieux », nous sommes donc au terme des « semaines » annoncées par Arkel ; cependant, considérant que celui-ci se trompe tout le temps, ce n'est pas complètement certain.
La demande de rendez-vous de Pelléas « Il faut que je te parle ce soir. Te verrai-je ? », acceptée par Mélisande, permet de contenir tout cet acte en une seule journée.

Acte IV, scène 2
Un appartement dans le château.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 3
Une terrasse du château. (Terrasse où Yniold tente de soulèver une pière parle, depuis le parapet, en tout cas chez Maeterlinck, au berger.)
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 4
Une fontaine dans le parc.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

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Acte V
Une salle basse dans le château.
Dans cette scène supprimée par Debussy, les servantes parlent, à la façon entrecoupée et elliptique propre à Maeterlinck, du meurtre. La deuxième servante précise : « elle est accouchée il y a trois jours », sans plus de précision sur la distance qui la sépare de sa blessure avant l'accouchement.
La vieille servante, qui se vante d'avoir tout vu la première, annonce aux autres « vous verrez, mes filles ; ce sera pour ce soir », l'ensemble de l'acte se situe donc lui aussi dans une seule journée.

Acte V, scène unique
Un appartement dans le château.
Dans la même journée, donc. Mélisande demande plusieurs fois « alors, c'est l'hiver qui commence ? ». Arkel ne répond pas directement, mais ne la contredit pas ; il s'agit bien sûr d'un symbole de la fin de vie, comme lorsque Mélisande repousse Golaud dans la première scène, lui rétorquant « je commence à avoir froid » (i.e. 'ne venez pas contaminer ma jeunesse avec vos cheveux gris). Pour autant, l'écart entre le badinage estival de l'acte III et leur grand duo d'amour quelques jours plus tôt est congruent avec l'évolution d'une passion sur quelques mois.

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En somme, il n'est pas aisé de dresser un intervalle de temps précis : à part les distances au sein d'une même journée, assez claires, la plupart des écarts temporels sont plutôt mentionnés pour des raisons psychologiques ou symboliques (belle saison, maternité…).

Quelques mois séparent la scène 1 de la scène 2 à l'acte I, mais l'écart entre I,2 et I,3, puis entre l'acte I et II, et entre l'acte II et III, peut varier de quelques jours à quelques années

Le plus logique serait cependant que l'acte II et l'acte III se déroulent le même été, quelques jours ou quelques semaines après le retour de Golaud avec Mélisande à l'acte I ; et que les actes IV et V aient lieu quelques semaines plus tard, à la fin de l'automne, considérant qu'il s'agit d'une passion juvénile qui a l'air plutôt empressée.
L'intrigue couvrirait ainsi, peu ou prou, l'espace de la conception à la naissance de la fille de Mélisande.

On pourrait imaginer quelque chose comme :

I,2 → février
I,3 → mars
II,1,2,3 → une même journée de juin
III,1,2,3 → une même journée d'août
III,4 → quelques jours plus tard
IV,1,2,3,4 → une même journée de début novembre
V → quelques jours plus tard



pelleas_partition_voix_mer_printemps.png
Estampe de Jean Donnay (1897-1992) pour le baiser de la fin de l'acte IV.



II. Chronologie compositionnelle

On trouve facilement un peu partout l'information que Debussy a débuté l'écriture de son opéra par l'acte IV scène 4 – le grand duo d'amour –, en commençant par « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps ». En réalité, on peut être un peu plus précis que cela, et les commentaires selon lesquels il aurait tout écrit acte par acte sont exacts dans leur principe, pas dans leur détail.

J'ai donc fouiné un peu dans les monographies, et il n'est pas si évident de trouver l'information, même dans les plus fournies comme Robert Orledge. Heureusement, à partir de la correspondance de Debussy et des dates des manuscrits, David Grayson (auteur de la dernière édition critique du piano-chant, chez Durand) a établi une chronologie claire que je vous résume et simplifie. Si la question vous intéresse, il détaille tout cela dans l'indispensable ouvrage collectif des Cambridge Opera Handbooks consacré à Pelléas et Mélisande – dirigé par Roger Nichols et Richard Langham Smith.

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Découverte littéraire

Bien que la biographie (autorisée) de Louis Laloy indique que Debussy découvre Pelléas (en le lisant) à l'été 1892, Debussy lui-même affirme l'été 1893 dans Pourquoi j'ai écrit Pelléas, et mieux encore, dans ses propres papiers, notant qu'il a acheté et lu Pelléas à cette date.

Dès le début d'août 1893, Debussy écrit à Maeterlinck par l'intermédiaire du poète Henri de Régnier (que vous pouvez entendre mis en musique par Ropartz, notamment) : celui-ci explique que le compositeur sollicite l'autorisation du dramaturge avant de se lancer plus avant. Régnier précise même que de la musique a déjà été écrite !  Maeterlinck, devant les assurances du poète intermédiaire sur la qualité de la musique, donne sa bénédiction par retour de lettre, dès le 8 août.

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Premières esquisses

Un autre ami de Debussy, Robert Godet, nous en dit davantage sur cette musique : avant même d'assister à une représentation de la pièce, Debussy avait, à la seule lecture, immédiatement noté un certain nombre d'idées musicales.

Devinerez-vous lesquelles ?

→ La ligne (de cor) derrière « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps » ;
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→ la première moitié du thème de Mélisande (cinq notes) ; 
pelleas_partition_melisande_cinq_notes.png

→ le rythme du pas hésitant de Golaud – les fameuses alternances binaire-ternaire syncopées que je détaille abondamment au fil de la série vidéo.
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La première ne deviendra pas un leitmotiv, d'ailleurs, et restera réservée à ce moment (force de la nouveauté de l'aveu !), même si l'idée de sa volute innerve toute la scène – vous aurez l'occasion de vous en faire une idée dans les épisodes 47 et 48, consacrés à la scène 4 de l'acte IV, qui seront diffusés les 21 et 28 février 2026.

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Ordre de composition


IV,4
(le grand duo d'amour)
Fin août 1893 → mai 1895.
Beaucoup de retouches pendant cette longue période, donc, et cela englobe la composition d'autres actes.

Acte I
1, la rencontre
2, l'accueil à Allemonde
3, la terrasse au-dessus du voilier
Décembre 1893 → février 1894.

Acte III
1, le duo de la tour
2, les souterrains
3, la sortie des souterrains
4, violences sur Yniold
Mai à septembre 1894.
Les scènes ont été composées dans l'ordre, de la 1 (achevée en juin) à la 4 – les 2 & 3 achevées en août.

IV,3
(les moutons)
Août 1894.

IV,1-2
(le rendez-vous pris, l'outrage à Mélisande)
Plus incertain, probablement janvier-février 1895.

Acte V
Avril à juin 1895.

Acte II
1, la fontaine
2, Golaud blessé
3, la grotte
Juin à août 1895.

Donc, dans l'ordre : IV (filé sur toute la durée de composition), I, III, V, II.

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Conclusions structurelles

Les actes contigus ne sont pas nécessairement les plus semblables musicalement : le I et le II paraissent avoir des équilibres assez comparables, tandis que le V, plus désolé et univoque, paraît, selon comme on le voit, ou d'un lyrisme déploratoire plus traditionnel, ou d'une sophistication musicale plus tardive. La scène dans les jardins au-dessus de la mer (I,3), les moutons (IV,3), la grotte (II,3), qui paraissent obéir à la même recherche d'aplats d'accompagnements réguliers où tout se joue sur l'ondulation et le scintillement des harmonies, ne sont pas du tout composés dans la même séquence.

J'avais émis l'hypothèse que la variété de l'usage des leitmotive pouvait être liée aux périodes de composition : Debussy reprenant de plus en plus ses propres motifs, ou au contraire s'éloignant de ce procédé de composition.
En réalité, cette chronologie démontre qu'il n'en est rien, et que Claude de France n'en fait décidément qu'à sa guise.

L'acte I et la première moitié de l'acte II (lorsque Golaud s'échauffe à la fin de la scène 2, plus que de la musique dramatique ad hoc, quasiment pas de motifs récurrents) et l'acte V sont les plus riches en motifs transversaux (par opposition aux motifs qui ne sont utilisés qu'à l'intérieur de leur scène, comme en III,1 ou IV,4 par exemple). Or, l'acte I est le premier achevé, tandis que le V et le II sont les derniers écrits.
On ne peut donc pas se dire que Debussy, après avoir posé tous ses motifs, s'est amusé à les faire circuler – ou au contraire qu'il se soit lassé, ait changé de direction… Il a clairement agi selon son sentiment à chaque moment, un peu comme avec l'harmonie en somme : comme ça lui plaît quand ça lui plaît.




Retrouvez toutes les notules autour de Pelléas & Mélisande dans ce chapitre. (Pour les plus anciennes, il faut naviguer en remontant ensuite les mois sur la colonne de droite.)

J'ai encore quelques anecdotes et faits remarquables dans ma besace, outre la nomenclature des motifs à laquelle il faudra s'atteler… des choses à dire sur la mort de Mélisande, ou sur la conception de l'harmonie par Debussy, telle qu'elle transparaît dans ses inénarrables dialogues avec son maître Guiraud…

(Mais pour ne pas vous lasser, je vais continuer d'alterner avec les nouveautés discographiques, les pochettes invraisemblables et le Concile de Trente…)

mardi 29 juillet 2025

Le violentomètre Golaud


La troisième notule des nouveautés sur le front de Pelléas que je souhaitais vous proposer – après la question de l'emploi divergent des leitmotive pelléassiens et la transformation horrifique des motifs du grand duo de l'acte IV – adopte une angle plus léger.

Il y a quelques jours, tandis que je disais tranquillement du mal du cinquième acte (vaste question, on y reviendra en tant voulu), et que je souligne que son seul moment d'animation réside dans la terrifiante torture de Mélisande par Golaud, on me répond pour badiner « oh, il parle un peu fort, c'est tout ».

Dans mon esprit, le parallèle est immédiat : minimisation de violences intra-familiales → documentation de prévention → Golaud et le violentomètre.

J'ai d'abord tout de suite bricolé quelques flèches sur le document officiel, pour prouver mon argument et plaisanter un peu, puis, pris au jeu, je me suis dit que je ne pouvais pas sérieusement avancer de telles choses sans des sources circonstanciées. Me voilà donc à chercher les correspondances, ce qui se déclina en en un grand jeu collaboratif avec Christelle en IDF (qui ne parle hélas pas de Pelléas dans ses contenus publics, vous ne devinez même pas quelles takes vous manquez) sur le trajet du domaine co-dessiné par Hubert Robert – vous n'avez pas idée à quel point nos vies sont stylées !

Le résultat tient dans l'infographie que vous voyez, faisant correspondre à chaque item les citations correspondantes. Parcours transversal amusant à travers l'ouvrage – bien sûr, pour la relation entre Golaud et Mélisande, ce seront prioritairement les scènes I,1 (la rencontre dans la forêt), II,2 (Golaud blessé et l'anneau perdu), III,4 (l'espionnage avec l'enfant), IV,2 (l'outrage devant Arkel), IV,4 (le meurtre) et V (l'interrogatoire final) qui seront convoqués.

Amusant parce que façon ludique de redéployer thématiquement, dans le désordre, la matière littéraire de Pelléas. Mais cela va un peu au delà : comme le personnage de Pelléas est particulièrement évanescent, très peu incarné psychologiquement, et que Mélisande demeure assez mystérieuse et multiple (cf. notule traînée de Mélisande et commentaires en fin de vidéo du neuvième épisode de la série Pelléas), Golaud incarne facilement, pour le public, la mesure humaine du drame, muni d'affects familiers et compréhensibles. Cela se renforce même, à mon sens, dans ses travers – Yniold qui ne comprend rien et braille pendant un quart d'heure est tellement insupportable qu'on peut ressentir de l'empathie pour ce père autocentré qui cède à la colère stérile. Ce moment me fait toujours frémir, car je peux avoir l'impression de sentir plus d'empathie (du moins dans ce dispositif théâtral !) pour l'abuseur que pour sa victime.

C'est en cela que ce synoptique recèle, à mon sens, un intérêt véritable : il permet de se rendre compte de ce que serait Golaud dans le monde réel. En tout cas celui du temps de la création et de la réception actuelle, car on peut supposer que dans le contexte médiévalisant imaginaire de Maeterlinck, le crime d'honneur est bien mieux admis – c'est en tout cas ce que laisse supposer l'attitude déférente du Médecin, et l'absence manifeste de conséquence des deux meurtres.
Le décalage amusant entre la perception de Golaud par les autres personnages et cette grille de lecture (anachronique, mais assez raisonnable) met assez bien en évidence, je trouve, la tension entre le Golaud dramaturgique, central et humain, et le Golaud psychologique, bien plus inquiétant. Tension qui autorise des lectures très divergentes (je mets de côté l'ogre George London, qui paraît assez hors de propos), depuis le menaçant Tomlinson et le grimaçant MacIntyre jusqu'au patelin van Dam, en passant par des portraits intermédiaires comme l'aristocratique H. Etcheverry, qui paraît toujours faire mine de planer au-dessus des contingences du monde, rendant son passage à l'acte très imprévu.

En cela, ma proposition me paraît stimulante pour dialoguer, en quelque sorte, avec l'oeuvre depuis là où nous sommes.

Pour information, Mélisande (qui paraît toxique par certains aspects) arrive au niveau 10 et Pelléas, qui paraît tellement innocent… au niveau 21 !  (Si l'on extrapole les colombes qui quittent la tour sur le leitmotiv de Mélisande, et que l'on prend en considération qu'il refuse de lâcher ses cheveux.)  Il est vrai que Pelléas coche par ailleurs très peu d'autres conduites déviantes dans le tableau.

Je vous laisse à présent profiter du relevé consacré à Golaud… et frémir avec moi.

violentomètre Golaud dans Pelléas et Mélisande version Debussy

Transcription pour permettre les recherches en plein texte – et si jamais l'image s'avère difficile à lire selon la diagonale de votre écran (j'ai dû la compresser par erreur dans le logiciel, le texte me paraît un peu flou).



1. Respecte tes décisions, tes désirs et tes goûts
OUI
➤ « Je ne vous toucherai plus ! » (I,1)
puis clairement NON (cf. items suivants)

2. Accepte tes amies, amis et ta famille
Non pertinent : Mélisande est seule.

3. A confiance en toi
NON :
➤ « Et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux ! » (IV,2)
➤ « Je suis trop vieux ; et puis, je ne suis pas un espion. J’attendrai le hasard ; et alors… Oh ! alors !…  » (IV,2)

4. Est content quand tu te sens épanouie
NON :
➤ « Voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses… » (IV,2)

5. S'assure de ton accord pour ce que vous faites ensemble
OUI :
➤ « Voulez-vous venir avec moi ? » (I,1)
puis NON :
➤ « Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d’où elle vient et je n’ose pas l’interroger […] Il y a maintenant six mois que je l’ai épousée et je n’en sais pas plus qu’au jour de notre rencontre. » (I,2)

6. Te fait du chantage si tu refuses de faire quelque chose
➤ « Il faut dire la vérité à quelqu’un qui va mourir… Il faut qu’il sache la vérité, sans cela il ne pourrait pas dormir… » (V)

7. Rabaisse tes opinions et tes projets
➤ « Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant. » (II,2)
➤ « C’est donc cela qui te fait pleurer, ma pauvre Mélisande ? — Ce n’est donc que cela ? — Tu pleures de ne pas voir le ciel ? — Voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses…  » (II,2)

8. Se moque de toi en public
➤ « Pourquoi tremblez-vous ainsi ? — Je ne vais pas vous tuer. » (IV,2)
➤ « Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence !  » (IV,2)
➤ « Plus que de l’innocence ! On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !… » (IV,2)

9. Est jaloux et possessif en permanence
➤ « Pelléas et petite-mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là ? » (III,4)
➤ « Ils ne s’approchent pas l’un de l’autre ? […] Et le lit ?… Sont-ils près du lit ? » (III,4)
➤ « Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux, sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? — Croyez-vous que je sache quelque chose ? » (IV,4)

10. Te manipule
➤ « Mélisande, as-tu pitié de moi, comme j’ai pitié de toi ?… Mélisande ?… » (V)

11. Contrôle tes sorties, habits, maquillage
➤ MÉLISANDE. Je voudrais m’en aller avec vous… C’est ici, que je ne peux plus vivre…
GOLAUD. Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant. (II,2)

12. Fouille tes textos, mails, applis
➤ « À propos de Mélisande, j’ai entendu ce qui s’est passé et ce qui s’est dit hier au soir. » (III,3)
➤ « Ne fais pas le moindre bruit ; petite-mère aurait terriblement peur… La vois-tu ? — Est-elle dans la chambre ? » (III,4)
➤ « A-a-h ! — Il est derrière un arbre ! » (Mélisande, IV,4)

13. Insiste pour que tu lui envoies des photos intimes
Non représentable sur une scène du XIXe siècle – et non pertinent : ils vivent au même endroit et n'ont pas la technologie idoine de toute façon. 

14. T'isole de ta famille et de tes proches
➤ « Évitez-la autant que possible ; mais sans affectation d’ailleurs ; sans affectation. » (III,3)

15. T'oblige à regarder des films porno
Non représentable. Et technologie inexistante.

16. T'humilie et te traite de folle quand tu lui fais des reproches
➤ « On va te croire folle.  » (II,2)
➤ « Voyez-vous ces grands yeux ? — On dirait qu’ils sont fiers d’être riches… » (IV,2)

17. Se lance dans des colères incontrôlables lorsque quelque chose lui déplaît
➤ « Ah ! vos mains sont trop chaudes… Allez-vous-en ! Votre chair me dégoûte !… » (IV,2)
➤ « Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu ? » (IV,2)
➤ « Laissez-moi seul !  laissez-moi seul avec elle !… » (V)

18. Menace de se suicider à cause de toi
➤ MÉLISANDE. Qui est-ce qui va mourir ? — Est-ce moi ?
GOLAUD. Toi, toi ! et moi, moi aussi, après toi !… Et il nous faut la vérité… (V)

19. Menace de diffuser des photos intimes de toi
Non représentable. Pas la technologie non plus.

20. Te pousse, te tire, te gifle, te secoue, te frappe
➤ « — Vous allez me suivre à genoux ! — À genoux ! — À genoux devant moi ! — Ah ! ah ! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose !… À droite et puis à gauche ! — À gauche et puis à droite ! — Absalon ! Absalon ! — En avant ! en arrière ! Jusqu’à terre ! jusqu’à terre !… » (IV,4)

21. Te touche les parties intimes sans ton consentement
Pas passé loin :
➤ PELLÉAS. Était-il tout près de vous ?
MÉLISANDE. Oui ; il voulait m’embrasser…
PELLÉAS. Et vous ne vouliez pas ?
MÉLISANDE. Non. (II,1)

22. T'oblige à avoir des relations sexuelles
➤ « Votre frère avait un mauvais rêve. Et puis ma robe s’est accrochée aux clous de la porte. Voyez, elle est déchirée. » (IV,4)
 
23. Te menace avec une arme
➤ « Oh ! Ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs… » (II,2)
➤ « Où est mon épée ? Je venais chercher mon épée… » (IV,2)
➤ « Pourquoi tremblez-vous ainsi ?  Je ne vais pas vous tuer. Je voulais simplement examiner la lame. » (IV,2)
➤ « Fermez-les ! Fermez-les ! ou je vais les fermer pour longtemps !… » (IV,2)
➤ « Ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle peut mourir ; un oiseau n’en serait pas mort… ce n’est donc pas vous qui l’avez tuée, mon bon seigneur » (le Médecin, V)

lundi 28 juillet 2025

Pelléas & Mélisande – les cellules musicales de l'amour pour exprimer l'horreur


Autre élément que je voulais soumettre à votre sagacité, la structure du troisième grand duo entre Mélisande et Pelléas – II,1 ; III,1 ; IV,4 –, le retour à la fontaine pour le seul duo d'amour explicite de l'œuvre.

Comment mentionné dans la précédente notule, à l'inverse de l'acte I où les références transversales sont nombreuses, certaines scènes de Pelléas semblent exclusivement bâties sur leur propre matériau sonore : la dernière scène de l'acte II (la grotte), tout l'acte III à l'exception de la dernière scène (la torture d'Yniold), et à peu près tout l'acte IV.
Le duo d'amour n'est donc pas seulement l'occasion d'une récapitulation – les retours thématiques externes (la nuit de I,1, le destin de II,1, l'impatience de IV,1) occupent surtout le début de la scène, et ce sont plutôt des formules parentes qu'à proprement parler des motifs identiques. Ce duo, en réalité – en particulier après la déclaration de Pelléas – repose d'abord sur le développement de motifs internes à la scène.

Et leur évolution est assez spectaculaire. Je prends deux exemples frappants. Lorsque Pelléas arrive et prépare le public à son aveu à venir, on trouve cette une formule de ponctuation, par deux fois. Liée, donc, au départ, à l'impatience.

acte IV pelleas & melisande
Une formule parente, plus régulière rythmiquement, plus hoquetante mélodiquement, mais assez équivalente (même visuellement !), apparaît au moment où les portes sont fermées. L'orchestre produit d'abord un son mimétique d'un bruit sourd, puis commente avec la première partie du motif de Golaud (souvent lié à l'idée de surveillance et de menace), et aboutit sur ce motif comparable.
acte IV pelleas & melisande
Le même motif se trouve exactement utilisé lorsque Pelléas propose de s'interposer face à Golaud (fermate !), dans une situation où l'enfermement contient des conséquences plus tragiques. On évolue ainsi d'une formulation qui accompagne le départ de Pelléas vers une situation où la fuite est impossible, puis où la mort est certaine. Et tout cela s'agite progressivement, avec des marches harmoniques (progressions de la même structure musicale, par paliers) de plus en plus longues et menaçantes.
acte IV pelleas & melisande
C'est à ce moment qu'intervient la version en miroir du même motif, quand le piège est refermé sur les amants et que le motif d'exclusion se change en motif d'amour éperdu. Renversement de matériau et de sens impressionnant.
acte IV pelleas & melisande
Il se produit la même chose, plus évidente à l'oreille, pour le motif de l'amour des amants – la première chose que Debussy a écrite dans Pelléas !  Au moment où Pelléas s'émerveille de la réponse de Mélisande : « On dirait que ta vois a passé sur la mer au printemps », avec sa volute de quintolets (cinq notes groupées, ce qui est inhabituel dans des mesures où tout fonctionne par deux ou par trois) énoncée au cor puis à la flûte.
acte IV pelleas & melisande
Ce motif, qui n'apparaît, me semble-t-il, que dans cette portion de la scène 4 de l'acte IV, se resserre toujours plus au fil du désir plus pressant et de l'action plus tendue, jusqu'à éclater dans l'abandon des baisers finaux, avec des couleurs harmoniques plus inquiétantes (accord de quinte augmentée). (oui, il y a une erreur de bémol à la main droite au piano, lab et non dob)
acte IV pelleas & melisande
On pourrait même relever que la scène s'achève sur un autre motif, qui parcourt la fin de la scène – la vengeance de Golaud –, qui s'enroule sur lui-même, et qui semble une sorte de contamination de cette volute des amants par les intervalles de seconde du motif de Golaud. C'est davantage un ressenti à l'écoute qu'une évidence à la lecture, mais je trouve quelque chose, volontaire ou non, de proche du galbe du motif amoureux et de la sévérité du motif de Golaud (ou même des octaves ascendantes de sa vengeance). Je n'ai rien trouvé sur l'intention de Debussy, pas sûr qu'il l'ait commentée : ce peut aussi bien être une trouvaille délibérée qu'instinctive, ou même simplement une coïncidence que je relève parce que je suis baigné des différentes « briques » qui constituent le discours musical de Pelléas – toute proximité n'est pas parenté, ni même intention.
acte IV pelleas & melisande

Dans tous les cas, je suis impressionné par le caractère très organique de l'écriture de Pelléas, et notamment de cette scène, où des couleurs harmoniques, des formules reviennent, pas toujours chargées de sens, mais très cohérentes entre elles – si bien que l'atmosphère de Pelléas diffère profondément de toute autre œuvre de Debussy. C'est un univers en soi, avec des moyens musicaux mobilisés très spécifiquement, qui ne relèvent pas simplement d'une habitude stylistique.

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Comme vous le voyez, il n'est pas évident de regarder tout cela sans extraits sonores, sans manipuler, sans s'interroger, nuancer chaque élément – surtout considérant la façon dont Debussy traite son matériau, tantôt signifiant à l'échelle de l'opéra, tantôt à l'échelle d'une scène seulement, faisant basculer des motifs porteurs de sens en accompagnement, ou faisant émerger des accompagnements liés à des types d'atmosphères définis… Il faudra donc être patient et attendre les vidéos consacrées aux motifs de l'acte IV, dans quelques mois… J'attendrai, j'attendrai…

J'ai une troisième notule à vous soumettre sur mes dernières marottes du côté de Pelléas. Elle arrive très vite, en principe, avant une grande notule consacrée à un panorama des pochettes de disque les plus remarquables (pas toujours en bien…) !

dimanche 27 juillet 2025

Les leitmotive élusifs & les formules purement musicales de Pelléas


violentomètre Golaud dans Pelléas et Mélisande


Je voulais faire un point sur mes dernières observations pelléassiennes : les vidéos qui explorent méthodiquement l'apparition des leitmotive / motifs récurrents dans l'œuvre continuent de paraître chaque samedi, s'approchant de la fin de l'acte I. Cependant, de mon côté, j'en suis déjà au milieu de l'acte III. Et, surtout, je trouve bon de tirer parti de cette série vidéo pour poser quelques points d'étape dans cette découverte des jolies ficelles de Debussy. Avant, je l'imagine, en fin de parcours, de pouvoir constituer quelques notules plus « transversales », autour de l'évolution d'un motif particulier par exemple.

Vous le verrez, ça ne tourne pas comme prévu.

C'est parti pour la première des trois notules.




Après avoir été très surpris de la densité en motifs porteurs de sens, dans les trois tableaux de l'acte I, et vous l'avoir signifiéPelléas est peut-être encore plus sophistiqué et précis en sens que la plupart des scènes du Ring, de ce point de vue ! –, j'ai été à nouveau étonné du changement : dans l'acte II, le phénomène s'atténue, et dans la plupart des scènes l'acte III, la logique compositionnelle semble avoir changé.

Si je résume mes trouvailles, donc.

1) Oui, il existe incontestablement des leitmotive dans Pelléas, ces thèmes ou cellules musicaux qui sont porteurs de sens et évoluent au fil de leurs itérations dans l'opéra. Ils ne se limitent pas aux personnages, contrairement à ce qu'assertait Maître Pierrot.

2) Leur contour est assez différent de ceux de Wagner. Debussy altère énormément ses motifs : il n'en utilise qu'un fragment lorsqu'il le convoque (ainsi Golaud se résume souvent à un rythme pointé ou à une alternance binaire-ternaire avec syncope), en change l'harmonie et même la mélodie. C'est souvent surtout le rythme, ou le type d'intervalle, qui permet d'en retrouver la trace. Ceux de Wagner restent beaucoup plus fermes, en particulier dans la mélodie qui n'est guère altérée en général, et même souvent dans l'harmonisation.

3) Les motifs debussystes apparaissent souvent dans des endroits où ils n'ont pas encore pris leur sens (interludes, ou avant que le texte ne les désigne comme tels) ; ils peuvent aussi être repris comme pure matière musicale (sans sens particulier) ou se transformer en formule d'accompagnement.

4) Certains motifs sont transversaux à tout l'opéra, mais la majorité d'entre eux reste interne à des scènes précises. Par exemple, dans la scène de la Tour (III,1), le motif des cheveux est très identifiable, mais ne correspond pas du tout au matériau musical utilisé dans la scène de la fontaine (II,1). De même pour la clarté, avec des trouvailles marquantes, mais qui changent dans chaque scène où la lumière paraît.

5) Debussy utilise aussi énormément de formules récurrentes, des enchaînements harmoniques en particulier, qu'on ne trouve pas forcément ailleurs que dans Pelléas mais qui ne correspondent pas, pour ce que j'ai pu en juger, à des notions précises – ou alors très vaguement attachées à une atmosphère mélancolique, par exemple. Pour résoudre cette ambiguïté, j'ai fini par par les appeler « formules (musicales) », afin de les différencier des « motifs (signifiants) »

→ On peut donc nuancer l'idée de leitmotive : il y en a (berger, où vont-ils ?), et qui mutent encore davantage que chez Wagner, mais certains restent cantonnés à la matière musicale de leur scène close, et d'autres formules récurrentes ne sont pas nécessairement porteuses de sens.
Par ailleurs les leitmotive peuvent eux-mêmes être utilisés hors de leur sens propre, simplement comme matière sonore, sans doute pour conserver une homogénéité d'ambiance.

Pour le dire autrement : cela varie beaucoup d'une scène à l'autre, et explique pourquoi on peine à nommer ces motifs : ils se cachent beaucoup, et souvent ce ne sont que des « formules » musicales récurrentes, qui ne sont pas attachées à un sens particulier. Ou alors des motifs signifiants récurrents, mais à l'échelle d'une scène seulement et pas repris ailleurs. Il faut bien voir que Debussy a écrit son opéra acte par acte, mais en commençant par le quatrième, sur quasiment une décennie, ce qui explique potentiellement les différences de conception d'un acte à l'autre, et la plus forte densité en motifs transversaux aux actes I & II qu'aux III & IV, je suppose.

Vu comme cela, tout paraît sans doute bien abstrait, mais il est impossible de détailler tout en notule écrite (aucun ouvrage publié ne le propose, d'ailleurs) – je le ferai sans doute sur un leitmotiv à titre d'exemple, quand j'aurai les idées bien claire à la fin du parcours, mais pas tout de suite –, aussi je vous invite à jeter un œil sur les vidéos si le sujet vous rend curieux. Je sais que le format (plan fixe, son moyen) n'est pas très avenant, a fortiori comparé à la qualité professionnelle qui est devenue la norme sur YouTube, mais je ne dispose pas du temps pour proposer un contenu cinématographiquement satisfaisant. En revanche, quitte à picorer dans telle ou telle vidéo, je pense qu'il y a de quoi comprendre un peu mieux ce que j'avance ci-dessus : on met vraiment les mains dans le moteur, mesure par mesure.

mercredi 2 juillet 2025

Leitmotive de PELLÉAS & Fortune du FREISCHÜTZ – les notules vidéo


vidéos Carnets sur sol
Aperçu des prochaines publications en format vidéo.



A. Le concept

À présent que la série Leitmotive de PELLÉAS est lancée en vitesse de croisière (tout l'acte I est capté, ainsi que la première scène de l'acte II, échelonnement de publication tous les samedis jusqu'à fin juillet) et que la série Fortune du FREISCHÜTZ est achevée (publication automatique tous les mercredis, jusqu'en septembre), je ne reviendrai probablement pas ici sur chaque nouvelle parution. Mais je voudrais en dire un mot supplémentaire.

Sachez donc que cette série qui explore les leitmotive dans Pelléas – un phénomène réel, quoi qu'en die Pierrot le Fou –, et de même, celle dédiée à l'influence de la Gorge du Loup, dans le Freischütz de Weber, sur toute la musique du XIXe siècle, sont issues de désirs de notules contrariés par la lourdeur logistique de l'entreprise et la charge considérable en temps à allouer.

Je me figure, dans l'imaginaire épique qui est le mien, qu'un certain nombre de lecteurs fidèles se sentent apassablement trahis par ce passage de l'écrit, plus structurant (et plus rapide à ingérer !), au profit de la superficialité de la vidéo, accréditant toutes les craintes de tiktokification de l'humanité.
Pourtant ce n'est pas un renoncement à la notule écrite – j'ai conscience qu'elle est plus commode, et je suppose que les lecteurs réguliers de CSS sont attachés à son format, à son ton –, mais bien la possibilité de faire vivre celles qui, trop ambitieuses, ne pourraient jamais voir le jour.

En réalité, outre que ce format m'était réclamé depuis un certain temps par quelques lecteurs ou amis, l'impact se révèle nul sur la production de notules écrites : ce n'est pas le même quota temps qui est utilisé. Et, surtout, ce travail que je souhaitais réaliser depuis longtemps peut voir le jour à court terme, tout simplement impossible à réaliser en notule, puisque je joue dans l'ordre l'intégralité de l'opéra, en l'entrecoupant de commentaires et de références à d'autres œuvres. La quantité de texte à écrire et de sons à incruster (passage complet, sous-passage, détail, parentés…) n'est tout simplement pas envisageable, sauf à en faire un temps plein sur plusieurs années.

S'il en existe un jour une déclinaison écrite, ce sera donc plutôt la transcription du texte des vidéos sans les extraits afférents, en guise de témoignage.

En revanche, je prévois bien, à la fin de l'exercice (un mois et demi pour publier les 11 épisodes de la scène 1, je vous laisse mesurer le temps qui nous sépare de l'achèvement du cycle), de produire quelques notules autour des faits « motiviques » les plus marquants de Pelléas : quelques-unes des mutations ou des superpositions les plus parlantes ; ou bien certains thèmes que je n'aurais pas rencontrés dans les livres mais que j'aurais identifiés, à travers plusieurs moments de l'œuvre – le motif de la clarté me semble un client intéressant pour cet exercice, mais il faut encore que je confronte mon intuition à l'entièreté de la partition d'abord, et du corpus critique ensuite. Car il est possible que je n'aie pas encore lu les pages où il est identifié, ou bien qu'il soit attribué à une autre idée – ce qui m'amènera à coup sûr à débattre des différentes hypothèses.
Bref, il faudra vraisemblablement attendre avant que tout ceci ne soit publié sous forme écrite, et de façon très partielle. C'est pourquoi j'invite les pelléassiens curieux, qui sont nombreux parmi les lecteurs de ces pages, à aller jeter un œil à la série.

Certes, c'est, pour des raisons évidentes de temps – j'abomine le montage, aussi, très long et abrutissant –, produit de façon totalement brute : capté sans interruption, cadrage fixe, vraiment juste une communication filmée. Rien à voir avec les productions merveilleuses qui sont devenues la norme sur YouTube, où des professionnels de la musique jouent parfaitement filmés sous huit angles, avec des incrustations d'images rigolotes, des écrans dans l'écran et un montage extrêmement rythmé. Par ailleurs, dans les premiers épisodes, en l'absence de matériel adéquat, la voix paraît captée de façon un peu lointaine, il faut clairement pousser le potentiomètre par rapport aux autres vidéos de la plate-forme. (Mais je passe quelques heures à enregistrer ça, vous pouvez bien, si le contenu vous intéresse, augmenter un peu le volume, ce n'est pas un drame. Simplement ça ne s'adressera qu'à un petit contingent, aucun spectateur externe ne sera attiré par la forme, clairement. Même si, croyez-le ou non, des non mélomanes que je ne connais pas regardent et semble-t-il apprécient ! Leur intrépidité m'impressionne.)

Surtout, je pense que ce format, même sous sa forme rudimentaire actuelle, conserve plusieurs atouts.

1) Il n'existait pas, à ma connaissance, de proposition vidéo un peu précise et longue sur la structure musicale de Pelléas. Les ouvrages qui l'abordent le font, par une contrainte évidente de place, de façon très ponctuelle et fragmentaire, en isolant quelques exemples frappants pour illustrer leur propos : aucune étude sur toute la longueur de l'œuvre, mesure après mesure, n'a été publiée, pour ce que j'ai pu en voir. Par ailleurs, lorsque ces questions sont abordées, c'est souvent de façon assez technique, sous-entendant une connaissance préalable de la théorie musicale.
Mon projet était donc de proposer une approche aussi exhaustive que possible, qui commente l'intégralité de la partition et non seulement des moments significatifs, afin de bien prendre la mesure de la dimension structurante et de la récurrence des motifs ; et cela tout en explicitant à chaque fois les événements dans un langage vulgarisé, accessible même sans lire la musique. (C'est toujours un défi pour l'harmonie, sujet autoréférentiel s'il en est, mais pas impossible en expliquant la fonction « mécanique » ou expressive des couleurs et attractions.)
J'ai ainsi tâché de tenir un double objectif qui, à mon sens, peut être fécond : d'une part être aussi complet et minutieux que je le puis, en relevant chaque occurrence que je peux rencontrer. Le format feuilleton le permet bien, surtout que les titres et descriptions peuvent orienter les curieux qui seraient intéressés par une parenté, un aspect en particulier. D'autre part rendre la série accessible à tout mélomane qui aurait simplement entendu l'œuvre, sans connaissances préalables, y compris solfégiques.

2) Le format vidéo permet un déroulé très progressif et précis de la pensée musicale : on peut reprendre plusieurs fois le même motif, le faire tourner, le décomposer. Ce n'est pas infaisable du tout en notule, mais la longueur extrême du découpage en fragments et de la mise en forme limite mécaniquement l'explication, la reformulation. Sous forme de notule, la série sur le Freischütz aurait pris au moins une centaine d'heures de travail (et je pense davantage), assez fastidieuse de surcroît (planifier tous les extraits, les enregistrer, faire de même avec les partitions à mettre en regard, tout organiser et mettre en page...).
Le plus probable est que j'y aurais finalement renoncé – près d'un an après avoir conçu le projet, alors que j'avais relevé toutes les références que je voulais mettre en évidence, je n'avais toujours pas achevé la simple récolte d'extraits sonores, encore moins des fragments de partitions, et rien de la rédaction. Dans le meilleur des cas, vous auriez eu une notule de ce genre tous les deux ans, au lieu d'avoir tout de suite, ici, deux séries ambitieuses intégralement disponibles en l'espace de quelques mois.

3) Le fait de jouer soi-même les extraits permet de ne pas dépendre des prises de son (à l'orchestre, on n'entend pas toujours bien les parties intermédiaires), de posséder les droits des extraits (la notule n'est pas dépendante d'une potentielle réclamation), et surtout de pouvoir détailler des éléments en les isolant (telle mélodie cachée dans l'ensemble, comme le thème de la forêt lointaine dans Pelléas, souvent indiscernable lorsqu'il se mêle à d'autres accords). Ce peut être utile pour rendre accessible l'explication harmonique, par exemple : si on ne le sort pas de son contexte immédiat et touffu, seuls ceux qui savent déjà pourront comprendre.
Par ailleurs, je trouve l'aspect « conversation autour d'un piano » plus convivial qu'une simple « conférence », surtout avec ce format rudimentaire en plan fixe. C'est un peu d'animation. (Et je trouve très sympathique, comme pour la série Musique en Ukraine, le côté artisanal de tout faire : recherche, textes, exécution musicale, captation, montage. L'impression de dorloter mon lectorat / spectatorat.)




B. Réception

Je suis impressionné de constater des statistiques confidentielles mais régulières, avec un petit noyau de passionnés qui suivent tout. C'est plus que je n'en espérais – je comptais simplement le déposer là, si jamais quelqu'un était intéressé, moi ça m'amuse à produire et j'avais, pour Pelléas, de toute façon prévu d'en explorer la structure pour mon usage personnel avec ou sans notule ! –, quelques dizaines pour chaque vidéo, et des retours, des commentaires positifs, même quelques purulents qui attendent chaque nouvel épisode. Et j'imagine que les statistiques gonfleront un peu au fil des mois, puisque j'ai beaucoup publié (et peu annoncé) ; tout le monde ne peut pas suivre le rythme, et tout le monde ne regardera pas tous les épisodes.

J'ai aussi essayé, comme produit d'appel, les shorts. L'idée était de profiter de l'algorithme de YouTube (je ne me suis pas épuisé à dupliquer sur d'autres plates-formes, l'objectif n'est pas de faire des vues, et j'imagine que ce sera plutôt regardé par une fraction de ceux qui ont déjà l'habitude de lire le site) pour attirer quelques curieux supplémentaires. Ce ne sont que des fragments d'une minute, très faciles à produire (il suffit de sélectionner le passage dans la vidéo d'origine et hop, le short est créé), pas du tout montés, donc pas réellement des raisonnements complets, juste des instantanés (que je prends très peu de temps à sélectionner, donc un peu arbitraires).
Quelle ne fut pas ma surprise en constatant les chiffres hallucinants de leur visionnage : souvent plus de 1000 ou 1500, et même l'un d'eux (pas spécialement le plus spectaculaire ou intéressant) à plus de 6000 spectateurs. Absurde.
J'imagine que l'algorithme refourgue ça aux gens qui regardent de la musique pour piano, ça doit entrer dans une case où ils manquent d'offre… Ça n'a d'ailleurs pas vraiment d'effet sur la chaîne (vues, abonnements sur les autres vidéos), mais c'est assez déconcertant, un peu comme les fausses musiques ou les chansons interprétées par des avatars qui submergent les plates-formes de musique et de vidéo – je doute que ça touche vraiment son public, même s'il y a en effet des likes et des réactions positives (que je ne m'explique pas trop).

En somme, il existe un public, même si moins vaste (pour ceux réellement intéressés) que pour les notules, et cela me permet d'opérer un travail de documentation parallèle à ce qui est fait à l'écrit sur le site, avec un effort de production et une chronophagicité bien moindres. La possibilité de communiquer sans effort sur des sujets que je tiens par-devers moi depuis des années, impressionné par l'énergie nécessaire pour sa présentation et sa rédaction, rend même la facilité de ce nouveau format un peu grisante !




C. Productions futures

À présent que la série Freischütz est achevée, avec quoi faire alterner la série Pelléas ?

Pour situer : l'idée est plutôt de ne pas refaire des notules existantes – moins stimulant pour moi, et vu que les vidéos font beaucoup moins de lectures que les notules, pas sûr que ce soit une contribution essentielle –, et de privilégier les sujets où la plus-value de jouer des extraits en direct est la plus évidente. Donc pas de commentaires discographiques, par exemple. (Pour ce format, j'aimerais plutôt le faire avec des amis, ce pourrait être sympathique, je pose ça là, n'hésitez pas à me signaler si vous êtes tentés, par exemple les dernières trouvailles discographiques, nouveautés ou non, ou conseiller des découvertes par thème…)

Je m'interroge.

La suite des leitmotive ? Je ne voudrais pas faire que cela sur la chaîne, mais il y a encore quelques beaux candidats. J'aurais beaucoup aimé faire Arabella de Richard Strauss, peut-être l'exemple le plus vertigineux que je connaisse en la matière ; mais je crains de tomber exactement dans un creux entre deux formats : peu de monde connaît déjà suffisamment l'œuvre pour disposer d'un public minimal, et ce n'est pas non plus une découverte d'œuvre qui pourrait attirer un autre type de curieux. Tosca de Puccini paraît un candidat plus fructueux : tous les amateurs d'opéra le connaissent, et on l'écoute rarement en soulignant cet angle (pourtant il y a là aussi des motifs partout, même si les concaténations et mutations y sont assez peu spectaculaires par rapport à nos précédents exemples francogermaniques). C'est par ailleurs très agréable à jouer et il y a de jolies choses à dire.
Dernière possibilité, L'Aigle de Jean Nouguès, un inédit qui n'a pas vocation dans une telle série à être joué en entier, mais dont je pourrais détailler des extraits significatifs : variations & fugato sur la Chanson de l'Oignon, empilement de chants révolutionnaires, consulaires & impériaux qui constituent, retravaillés, l'essentiel de la matière musicale de l'opéra ! – La Carmagnole, Ah ça ira, Nous n'irons plus au bois, Il était un petit homme tout habillé de gris, Veillons au salut de l'Empire, Marche consulaire de Marengo, Le Chant du Départ, La Marseillaise… J'en ai déjà capté deux épisodes, je trouve cette musique vraiment incroyable ; mais je ne suis pas certain que ce type de travail de détail sur un inédit puisse réellement toucher son public. Je suis curieux des retours, je publierai probablement ça avant la fin de la série Freischütz, afin de recueillir des retours et des statistiques. Dans ce même esprit, il y a La Glaneuse de Félix Fourdrain, un drame naturaliste particulièrement intense et inspiré, mais pour profiter des motifs, il faudrait tout jouer, et on retomberait un peu dans l'esprit des « déchiffrages filmés », dont il reste un peu difficile de s'emparer, je trouve – j'adore faire ça, mais je ne pense pas que ce soit ce qui apporte le plus aux visionneurs.

Une autre grande série thématique ? Par exemple la suite de la série ukrainienne. (Mais ce sera davantage enregistrer des pièces de musique avec du contexte et moins du commentaire de détail.) J'ai quelques bijoux inédits de Bortniansky et d'Akimenko sous le coude, par exemple. Et je serais ravi de parler de Mosolov, Roslavets, Ornstein
Ou bien une série sur les chants de la Révolution et leur usage musical, sans doute pas mal à chercher et à montrer, et accessible à un vaste public !  À étendre peut-être à l'exploration du style révolutionnaire.
Problème : beaucoup d'œuvres ne sont pas aisément disponibles en partition par mes réseaux habituels. Pourquoi pas sous forme assez courte : je donne un peu de contexte sur le compositeur (et éventuellement les enjeux de son attribution nationale), je joue une pièce, je souligne quelques-unes de ses caractéristiques intéressantes.

¶ Des inédits décortiqués, quelque chose d'équidistant entre mes déchiffrages filmés et l'approche minutieuse de Pelléas : vraiment donner la becquée au public pour pouvoir s'approprier une œuvre inconnue. C'est que j'ai été bouleversé par Le vieil Aigle de Raoul Gunsbourg à chaque lecture, combinaison d'un livret simple mais bouleversant, et d'une musique intelligente qui va droit au but et touche juste à chaque fois. Mais idéalement, il me faudrait le concours, sinon de chanteurs, de récitants. (Et bosser quelques passages périlleux, ça se lit à vue sans effort et sans chausse-trappe la plupart du temps, mais il y a des marines assez virtuoses à des moments critiques qu'on ne peut pas affaiblir sans diminuer l'œuvre elle-même.)
Vercingétorix de Félix Fourdrain pourrait aussi intéresser un public assez vaste, j'avais commencé à en diffuser le déchiffrage avec des commentaires (1,2), parmi les premières vidéo de déchiffrage de la chaîne. Et cela dépasse la musique (leitmotive également, couleurs harmoniques, etc.), puisque cela entre évidemment en résonance avec nos interrogations actuelles sur les évolutions et l'usage du roman national.
Plus simple à réaliser, car plus court (et déjà un peu travaillé), une version vidéo et commentée de la Symphonie de la Tour Eiffel d'Adolphe David, mon étrange trouvaille d'il y a deux ans.

¶ Ou encore (et cela adviendra sûrement à un moment ou un autre), des épisodes isolés, sur des remarques précises. Là tout de suite, je pense à des choses aussi disparates que des trouvailles dans des inédits ou des détails d'architubes. D'une part, représentation d'une troublante justesse des viols de guerre à la fin de l'acte II d'Ivan le Terrible de Raoul Gunsbourg – qui fut médecin de guerre du côté russe contre les Turcs, et même un contributeur actif à la victoire de Nikopol. D'autre part, les détails qui répondent à la question Pourquoi Mozart est-il aussi génial ?, les mutation du motif pointé initial dans le mouvement lent de la Quatrième Symphonie de Beethoven (avec un solo de timbale à peu près totalement inédit, je crois, hors concertos et roulements), l'usage des modulations pour varier les éclairages et les émotions dans Die Winterreise de Schubert… Donc différents degrés de découverte un peu inédite ou au contraire de vulgarisation.

Bien sûr, s'il y a des avis et des souhaits dans cette liste ou hors liste, je prends note ! Vu le faible nombre de personnes concernées, deux ou trois demandes convergentes peuvent valoir commande. Pour l'heure, la principale suggestion convergente, de plusieurs regardeurs, portait sur un décorticage de Wozzeck de Berg sur le modèle de Pelléas – mais j'ai poliment décliné pour l'instant, cette musique m'affecte tellement violemment que si je mets le nez dedans au quotidien, cela va littéralement ruiner ma vie.




D. Le contenu

Cette notule a été longue à paraître parce que je ne souhaitais pas me contenter d'une autopromotion satisfaite, l'idée est tout de même de fournir un peu de contenu informatif.

Par conséquent, à présent qu'on a réalisé le petit tour d'horizon du principe (et des prochains thèmes), comme je ne voudrais pas avoir l'air de dépouiller le site en renvoyant simplement aux contenus vidéo, je vous propose ici une petite table des matières. Ainsi vous pourrez retrouver, même sans regarder les vidéos, les contenus des investigations et les moments où chercher dans la partition. (C'est tout de même plus facile en regardant, évidemment.)

Dans les deux séries, ce sont des vidéos de 20 à 40 minutes : dans l'idée d'être assez long pour pouvoir développer le propos, mais assez bref pour rendre l'ingestion en une seule fois indolore.



Série Leitmotive de Pelléas

Publication :
Tous les samedis.

Présentation :
« Série consacrée à la structure en leitmotive – très dense, davantage encore que dans le Ring selon les scènes ! – de Pelléas & Mélisande de Debussy. »
Et cela va à l'encontre de ce que l'on entend le plus souvent sur Debussy (coucou Pierrot), peut-être pour avoir pris trop au sérieux les propres déclarations du compositeur.

La playlist leitmotive pour retrouver toutes les vidéos.

Les notules autour de l'œuvre – les dernières abordent précisément cette question.

Épisodes :

0. Le pilote : 1h45 d'investigations motiviques dans le grand duo de l'acte III de Die Walküre de Wagner.

1. « Allemonde ou la forêt lointaine ? ». Dans ce premier épisode, apparition d'un premier motif (Allemonde ?  la forêt ?  les temps lointains et mystérieux ?). Opposition (stylistique, mais aussi modale) au motif de Golaud.

2. « Golaud et les destructions de la gamme par tons ». Dans ce deuxième épisode, apparition du motif de Golaud. Ses composantes. La gamme par tons et ses conséquences destructrices pour la tonalité.

3. « Motifs attachés à Mélisande ». Dans ce troisième épisode, apparition du motif principal de Mélisande. Mais ce n'est pas du tout celui qui la caractérise le plus souvent dans cette première scène !  Plutôt ceux attachés au désir de Golaud pour elle et au rejet de Mélisande envers lui (ou au passé de Mélisande ?).

4. « Entrée de Golaud (chasse, première superposition…) ». Dans ce quatrième épisode, le rideau est levé et Golaud prononce sa première réplique !  On observe comment les deux premiers leitmotive de l'opéra (la forêt lointaine & Golaud) vont déjà se superposer.

5. « Comment délimiter les motifs ? » Dans ce cinquième épisode, on se pose la question de la limite entre un élément identique au motif (intervalle mélodique, rythme) et la volontaire référence à ce motif par Debussy. Pas toujours facile.
Moment : fin de la première tirade de Golaud.

6. « Motifs du désir, du rejet, de la couronne… et premières fusions ! » Dans ce sixième épisode, on découvre le motif du désir de Golaud, celui du rejet de Mélisande, celui de la couronne… et on observe déjà des mutations impressionnantes où leurs caractéristiques respectives se mêlent.
Moment : acte I, scène (tableau) 1. De « J'entends pleurer » à « Y a-t-il longtemps que vous avez fui ? ».

7. « Le "vrai" motif Allemonde et... Tosca ! ». Dans ce septième épisode, on explore le figuralisme de la couronne, les mutations du motif de Mélisande, et on parle un peu de Boris Godounov et de Tosca.
Moment : acte I, scène (tableau) 1. De « Qu'est-ce qui brille ainsi au fond de l'eau » à « Si, si, je les ferme la nuit ».

8. « Boris Godounov (et syncopes, accompagnements, fusions...) ». Dans ce huitième épisode, on observe la suite des fusions des motifs et des naissances de nouveaux... et l'on explore la fameuse parenté avec Boris Godounov de Moussorgski. (Tout en annonçant celle entre le motif initial de la forêt et un extrait mineur des Huguenots de Meyerbeer.)
Moment : acte I, scène (tableau) 1. De « Pourquoi avez-vous l'air si étonnée » à « Je n'en sais rien, je suis perdu aussi ».

9. « Rivalités de sopranes, procès, duel, Huguenots, portraits de Mélisande ». Un neuvième épisode assez dense : on regarde la citation (involontaire) des Huguenots en examinant les hypothèses de cette parenté, on rappelle la genèse de Pelléas (le blanc-seing de Maeterlinck et le procès perdu, la compétition entre les sopranos Germaine Leblanc et Mary Garden, la question de la diction, la provocation en duel, l'assassinat de la chatte de Maeterlinck…), et on se pose aussi la question des interprétations possibles du personnage de Mélisande (fillette, victime, coquette, vouivre ?). Tout en poursuivant notre avancée chronologique sur les motifs.
Moment : acte I scène 1 « La nuit sera très noire et très froide », puis début de l'interlude entre les scènes 1 & 2.

10. « Sommeil de Brünnhilde et hallucinations de Boris Godounov ». Dans ce dixième épisode, on regarde la version longue du premier interlude, et on observe les réminiscences de fragments du sommeil de Brünnhilde et des hallucinations de Boris Godounov.
Moment : acte I, interlude entre les scènes 1 & 2.

11. « Apparition de Parsifal ». Ce onzième épisode est l'occasion d'explorer de près la fameuse référence à la marche qui ouvre et innerve la première musique de transformation de Parsifal : contrairement à ce que suggèrent beaucoup de résumés de cette affaire, cette cellule est déjà présente dans la version courte de l'interlude entre les deux premières scènes de Pelléas !  Mais elle est plus développée, et encore plus proche, dans sa version longue, ce qui explique les remarques soulignant qu'un Debussy pressé écrit du Wagner – rappelez-vous, Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, commande l'allongement des interludes, trop brefs pour la machinerie de scène, mais seulement au moment les répétitions, quelques semaines avant la première (et Debussy lui répond en substance qu'il ne peut pas écrit de musique au kilomètre). C'est pourquoi on retrouve dans les (incroyables) interludes longs beaucoup de matière issue des différentes scènes de l'opéra, parfois sans lien direct avec les scènes entre lesquelles elle se trouve (il faut y prendre garde lorsqu'on feut faire l'exégèse du sens des motifs !
Comparaison des deux interludes en fin d'épisode.
Moment : interlude long (version définitive après répétitions de 1902) et interlude court (version d'origine avant répétitions) entre les scènes 1 & 2.

12. « La lettre & la généalogie ». Ce douzième épisode tourne autour de la lecture de la lettre par Geneviève. On met le doigt sur un motif qui pourrait lui être lié (et manifestement parent du motif du « monde lointain » qui ouvre l'opéra), on réentend quelques suggestions évoquant la forêt du début ou Mélisande ; mais domine surtout la sobriété, qui accentue cette impression de hiératisme propre à ce Moyen Âge de fantaisie.
On pose aussi la question de la généalogie. Geneviève est-elle la mère de Golaud & Pelléas ?  Est-elle la fille d'Arkel ou issue de l'alliance avec une famille extérieure ?
Moment : I,2. Lecture de la lettre.

13. « Arkel, la guerre, le réel, Dieu, les neumes ». (Parution le samedi 5 juillet.) Ce treizième épisode explore la tirade d'Arkel :
a) Écriture qui évoque le plain-chant à faux-bourdon. Je raconte à cette occasion l'histoire incroyable de la redécouverte des neumes grégoriens par Félix Danjou, et l'engouement qui s'ensuivit, ainsi que les rivalités dans les églises. Cf. cette notule.
b) Éléments de réalité (ici, la guerre) qui affleurent dans l'univers éthéré de Pelléas. Cf. cette notule.
3) La place de Dieu dans Pelléas. Cf. cette notule.
Moment : I,2. Tirade d'Arkel entre la lettre et la première entrée de Pelléas.

14. « Pelléas-personnage, la jalousie, le danger ». (Parution le samedi 12 juillet.) Ce quatorzième épisode dévoile plusieurs motifs importants :
a) celui, peu marquant de prime abord, attaché à Pelléas, qui pourra par moment fusionner avec d'autres (Mélisande, évidemment !) ;
b) celui lié à la jalousie et aux tentations de violence de Golaud (ces octaves ascendantes) ;
c) une couleur spécifique liée au danger (au destin ?) en plusieurs endroits.
Moment : I,2. Entrée de Pelléas.

15. « Interlude n°2 (long et court), harmonie parsifalienne, retour du désir ». (Parution le samedi 19 juillet.) Ce quinzième épisode explore la version courte et la version longue du deuxième interlude de Pelléas, avec notamment :
a) nouvelles réminiscences parsifaliennes (harmoniques notamment) ;
b) retour du motif du désir, intégré et retravaillé.
Moment : interlude entre les scènes I,2 (la lettre) et I,3 (le navire).

16. « Sombre ou clair ? ». (Parution le samedi 26 juillet.) Ce seizième épisode se concentre sur le contraste obscurité / lumière, et la nature de motifs d'accompagnement, qui s'oppose à la réutilisation de motifs récurrents :
a) formule simple et répétitive pendant l'évocation des jardins « où ne pénètre jamais le soleil » ;
b) motif de Pelléas qui intervient au moment où il est question de la clarté, avant même que le bruit de ses pas ne soit évoqué ;
c) poussée harmonique et illumination d'accords « purs » de trois sons (procédé pour figurer la lumière ?).
Moment : début de la scène I,3, « Devant le château ».

17. « Les marins : Golaud ou la mer ? ». (Parution le samedi 2 août.)  Ce dix-septième épisode s'esbaudit de l'ambiguïté, dans toute la scène du navire qui sort du port, du motif de Golaud – qui paraît aussi un motif de la mer :
a) omniprésence du motif de Golaud ; désigne-t-il Golaud qui a conduit Mélisande en bateau depuis le pays lointain de la première scène ?  le voyage (pour cette même raison) ?  le danger en général (la mer déchaînée d'une part, la colère de Golaud d'autre part, puisqu'on sait que Mélisande a aimé Pelléas au premier regard) ?  ou faut-il, comme certains érudits, le considérer comme un motif à plusieurs sens, pouvant aussi bien désigner Golaud que la mer (je ne suis pas convaincu, mais des gens sérieux l'ont écrit) ;
b) contraste de formules ténébreuses (« il y a encore une brume sur la mer »), avec ces accords dans le grave prodigues en quintes directes, et des motifs lumineux (« le navire est dans la lumière », avec ses triolets pépiants), qui ne constituent pas nécessairement des motifs récurrents (à surveiller pour la suite) ;
3) superposition du choeur des martins, des motifs de Mélisande, de Golaud, et de la formule d'accompagnement du début de la scène, tout cela simultanément avec des répliques de personnages.
Moment : scène I,3, "Devant le château", observation du port et choeur des marins hors-scène.

18. « II,1 : motifs aquatiques, Pelléas qui affleure, Fiodor Godunov... ». (Parution le samedi 9 août.) Ce dix-huitième épisode suit l'apparition des premiers motifs de l'acte II :
a) Pelléas, qui ouvre la scène à la flûte solo et glisse ensuite en plusieurs instances ;
b) liquidités aquatiques sur plusieurs motifs (pas nécessairement récurrents) ;
c) les accords d'Allemonde / d'Arkel / du destin, pour la « fontaine miraculeuse » ;
d) le motif de l'eau silencieuse, avec ses acciaccatures, qui impose à chaque fois une rupture harmonique très soudaine ;
e) une parenté étonnante entre le motif liquide de l'eau (les petites volutes descendantes) et la scène où Fiodor, fils de Boris Godounov, étudie la géographique (chez Moussorgski, donc).
Moment : scène II,1 « Une fontaine dans le parc », début.

19. « L'arbitraire de l'harmonie coloriste, dialogues avec Ernest Guiraud ». (Parution le samedi 16 août.) Ce dix-neuvième épisode poursuit l'exploration du matériau du premier tableau de l'acte II. On s'y attarde, autour du motif de l'eau étale et silencieuse, sur le caractère coloriste plutôt que fonctionnel d'une partie des enchaînements d'accords chez Debussy. (À travers notamment ses conversations avec son maître Ernest Guiraud, le compositeur des récitatifs de Carmen et des Contes d'Hoffmann, dépositaire d'un langage plutôt conservateur – telles que notées par Maurice Emmanuel, camarade et ami de Debussy.)
Moment : II,1 (suite).

20. « Souvenir de la rencontre, l'anneau & les symboles ». (Parution le samedi 23 août.)
Ce vingtième épisode aborde la conversation sur la rencontre de Mélisande avec son futur mari, sur un soubassement obstiné de fragments du motif-de-Golaud. On y rencontre le motif de l'anneau, on se pose la question sur son importance symbolique, encore plus évidente dans le tableau suivant, où Golaud semble comprendre que, dans un drame symboliste, l'objet a autant de valeur que la chose même – et que perdre l'anneau, c'est perdre le lien, perdre son empire sur sa femme. [Un forum entier est dédié à cette question.]
On s'intéresse aussi aux motifs aquatiques, pas forcément transversaux dans l'opéra (donc pas toujours des leitmotive), qui parcourent toute la scène.
Moment : II,1. Le souvenir de la rencontre avec Golaud et la perte de l'anneau.

Vous pouvez aussi aller lire les notules autour de l'œuvre – les dernières abordent précisément cette question.

Je dois enregistrer demain les épisodes 21 (comparaison des interludes entre II,1 et II,2, la version longue est vraiment plus généreuse et étrange) et 22 (début de II,2, la blessure de Golaud). L'aventure se poursuit !

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Série Fortune du Freischütz

Publication :
Tous les mercredis.

Présentation :
« Le principe de cette série ?  Explorer les influences considérables de la scène de la Gorge du Loup sur les compositeurs du XIXe siècle – jusqu'à la fin du siècle et même jusqu'en Russie ! »

La série est désormais achevée, 16 épisodes qui seront diffusés jusqu'à mi-septembre ; vous pouvez en retrouver la playlist ici.

En jouant une poignée de fois, pour mon édification personnelle, la scène de la Gorge du Loup – il y a un an environ – j'ai été frappé par le nombre de correspondances qui s'imposaient dans mon esprit : Mendelssohn, Marschner et Wagner, en bonne logique, mais aussi Schubert, Meyerbeer, Halévy, Berlioz et même Tchaïkovski !  C'est ainsi que m'est venu l'envie de faire remarquer la densité de cette scène en matériau, à peu près inédit à l'époque de la création, qui est ensuite devenu le langage commun à toute l'Europe symphonique !

L'autocitation, aussi, à ce degré, c'est peut-être une première ; et cela ouvre la voie ensuite aux versions altérées de ce genre de répétitions – les leitmotive. Les plus frappants éléments précurseurs que je connaisse autrement se trouvent dans les Huguenots, très ponctuellement (et 15 ans plus tard !).

Épisodes :

1. « Trémolos, orchestration, chromatismes ». Dans ce premier épisode :
→ La clausule joyeuse (mais plagale) du tableau précédent.
→ Explication de la question du référentiel musical (« la tonalité pour les nuls »).
→ L'usage dramatique du trémolo depuis Gluck.
→ Différences pratiques et esthétiques entre le trémolo de cordes et celui au piano.
→ Les choix d'orchestration. L'histoire du trombone dans l'orchestre classique (à l'Opéra).
→ Le principe du chromatisme.
Moment : fin du premier tableau de l'acte II et début de la Gorge du Loup.

2. « Les portails de téléportation (ou quintes diminuées) ».
Dans ce deuxième épisode :
→ L'usage (préexistant mais très développé dans le Freischütz) des accords de quinte diminuée. Je tâche d'expliquer, sans avoir besoin de préalables solfégiques particuliers, ce que cette astuce permet : couleur sombre, effet de tension, téléportation possible dans beaucoup d'autres référentiels…
→ Les cris de chanteurs hors scène, avec rappel de l'histoire du chant choral hors scène et de la transgression, ici spectaculaire, des tessitures.
→ Dichotomie majeur / mineur.
Moment : Chœur hors scène qui parle du lait, de la lune et du sang sur la toile d'araignée.
3. « Fantastique, paternités musicales & autres contraintes, opéra allemand ».
Ce troisième épisode pose quelques grandes questions générales sur la musique :
→ Le fantastique à l'opéra. Influence du Freischütz en Europe. (De façon générale et très peu érudite.)
→ Comment déterminer la paternité musicale d'une invention sonore ?  Les précautions à prendre.
→ Contraintes intrinsèques de la grammaire musicale : faute de référent concret (la musique ne décrit rien), les possibilités de rupture sont limitées sans perdre totalement le lien avec les émotions du public.
→ Rapide rappel de l'histoire de l'opéra allemand.
Moment : Chœur hors scène qui parle du lait de la lune et du sang sur la toile d'araignée. (Je joue très peu de musique dans cet épisode.)

4. « Influences sur La Walkyrie & Dalibor (Smetana), le mélodrame musical ». Dans ce quatrième épisode :
→ Le mélodrame à l'opéra : dispositif musical de type voix parlée + accompagnement musical. Ses contraintes. (Où je parle même du Théâtre de l'Odéon…)
→ Chœur de spectres qui sert de matrice au chœur du public au procès de Dalibor, chez Smetana.
→ Accords de tension et ponctuations de timbales dont procèdent manifestement l'Annonce de la mort (Todverkündigung) dans Die Walküre de l'horrible Richard Wagner.
Moment : Chœur hors scène qui parle du lait de la lune et du sang sur la toile d'araignée. Invocation de Samiel (le chasseur maudit et démoneau local) par le méchant Kaspar. Apparition de Samiel.

5. « Matrice de La Juive, de Don Carlos ; refontes de Castil-Blaze, Berlioz… ». Dans ce cinquième épisode :
→ Le motif de l'invocation de Samiel par Kaspar se retrouve comme intermède de l'air le plus célèbre de La Juive d'Halévy (14 ans plus tard).
→ Apparition d'accompagnement / transition en accélération, comme on en trouve dans « Toi qui sus le néant » / « Tu che le vanità » de Don Carlos de Verdi.
→ Succès européen du Freischütz, et notamment les adaptations françaises – le Robin des Bois de Castil-Blaze, la version avec récitatifs de Berlioz, ou encore Durdilly, le pote de Gounod.
Moment : Kaspar invoque Samiel et renégocie la durée de son séjour sur Terre.

6. « Arabella de Richard Strauss ». Dans ce sixième épisode :
→ Une étonnante concordance, dans l'évolution de l'idée musicale réutilisée dans La Juive d'Halévy (épisode 5), avec le leitmotiv le plus central dans Arabella de Richard Strauss.
Moment : Kaspar invoque Samiel et renégocie la durée de son séjour sur Terre.

7. « Robert le Diable de Meyerbeer ». (Parution programmée le mercredi 9 juillet.) Dans ce septième épisode :
→ La matrice de l'air « Nonnes qui reposez sous cette froide pierre» avant le ballet fantastique des nonnes damnées à l'acte III de Robert le Diable de Meyerbeer.
→ Les leitmotive, dont l'embryon apparaît chez Weber puis Meyerbeer.
Moment : Kaspar invoque Samiel et renégocie la durée de son séjour sur Terre.

8. « Autocitation, Mozart, Mendelssohn, Berlioz, Tchaïkovski ». (Parution programmée le mercredi 16 juillet.) Dans ce huitième épisode, pléthore de parentés en à peine quelques mesures :
→ réminiscences de Don Giovanni de Mozart ;
→ source de l'orchestration des bois chez Mendelssohn (A Midsummer Night's Dream) et Tchaïkovski (Roméo & Juliette) ;
→ source de l'imaginaire de la cavalcade dans La Damnation de Faust de Berlioz ;
→ à nouveau Meyerbeer ;
→ autocitation et naissance du leitmotiv.
Moment : Kaspar invoque Samiel et renégocie la durée de son séjour sur Terre.

9. « Le Vampire & le Hollandais volant ». (Parution programmée le mercredi 23 juillet.) Dans ce neuvième épisode :
→ modèle du mélodrame au premier acte de Der Vampyr de Marschner ;
→ source de plusieurs effets utilisés dans Der fliegende Holländer de Wagner ;
→ usage du cor.
Moment : Kaspar invoque Samiel et renégocie la durée de son séjour sur Terre.

10. « Autocitations & Vaisseau fantôme ». (Parution programmée le mercredi 30 juillet.) Dans ce dixième épisode :
→ autocitation du motif de la dérision de Kaspar et de celui de la scène de dérision du village qui ouvre l'opéra ;
→ trémolos et harmonies comparables à Der fliegende Holländer de Wagner.
Moment : Max arrive en haut de la cascade qui domine la Gorge du Loup, et hésite à rejoindre Kaspar.

11. « Auf dem Wasser zu singen (!) & autocitations ». (Parution programmée le mercredi 6 août.) Dans ce onzième épisode :
→ parenté avec le lied superstar de Schubert ;
→ autocitation de l'air de Max ;
→ effets de circulation du matériau thématique dans l'Ouverture.
Moment : Max voit une image d'Agathe prête à se jeter dans la cascade, et se décide à descendre dans la Gorge.

12. « Oiseaux de nuit berlioziens & chromatisme huguenot ». (Parution programmée le mercredi 13 août.) Dans ce douzième épisode :
→ chromatisme dramatique simple, avec l'exemple du grand duo du IV des  Huguenots de Meyerbeer (« JE T'AIME ») ;
→ retour du motif de Samiel (parent du Destin et de l'Annonce de la mort dans La Walkyrie de Wagner) ;
→ disposition d'accords, rythmes et orchestration de l'évocation des oiseaux de nuits, très similaire à celle de Berlioz dans sa Course à l'Abîme de la Damnation de Faust.
Moment : fonte des première et deuxième balles.

13. « La jeune Fille & la Mort, le Winterreise et… Armide de LULLY ». (Parution programmée le mercredi 20 août.) Dans ce treizième épisode :
→ à nouveau, parentés frappantes avec Schubert (avec quelques années d'avance de Weber, et donc potentiellement d'influence) : la variation-climax du thème & variations du Quatuor n°14 de Schubert (sur le second thème du lied Der Tod und das Mädchen), mais aussi le Winterreise (en particulier « Die Post », et potentiellement « Erstarrung ») ;
→ un clin d'œil à la Passacaille d'Armide de LULLY.
Moment : Fonte des troisième, quatrième et cinquième balles.

14. « Sources littéraires & création "dans le noir" ». (Parution programmée le mercredi 27 août.) Dans ce quatorzième épisode :
→ sources littéraires du livret de Friedrich Kind (Gespensterbuch & Hoffmann) ;
→ état initial du livret (duo liminaire entre Agathe et l'Ermite) ;
→ vedettes présentes dans la salle (Heine, Hoffmann, Mendelssohn !) ;
→ évolution de la commande (de Dresde à Berlin) et opinion de Weber.

15.  « Chasseurs damnés, Vaisseau fantôme, références déformées de l'Ouverture ». (Parution programmée le mercredi 3 septembre.) Dans ce quinzième épisode :
→ motif des chasseurs damnés, inspiration manifeste de celui des marins spectraux du Vaisseau fantôme ; → autoréférences (altérées) avec l'air de Max et l'Ouverture. Exploration des différences.
Moment : Fonte de la septième balle et début de l'orage final.

16. « Orage final : follets Nonnes damnées, feu de Wotan, cabalette Vampyr ». (Parution programmée le 10ercredi 3 septembre.) Dans ce seizième (et dernier) épisode :
→ l'orage final, finalement très original et peu copié (les parentés sont plus diffuses que précédemment) ;
→ feux follets du début du ballet des Nonnes damnées dans Robert le Diable de Meyerbeer ;
→ apparitions de Loge & enchantement du feu de Wotan pour le sommeil de Brünnhilde ;
→ cabalette d'Aubry dans Der Vampyr de Marschner ;
→ conclusion générale sur l'impact de cette scène dans l'imaginaire musical européen.
Moment : Orage final. Fin de la série.

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« Série révolutionnaire » : usage de chants révolutionnaires, consulaires & impériaux comme leitmotive

Parmi toute la liste des sujets possibles, j'avais très envie de proposer au moins des fragments (je doute que davantage que quelques épisodes puisse trouver un public de plus de deux personnes) de L'Aigle de Jean Nouguès, un opéra à la gloire de Napoléon, avec un livret lourdement hagiographique, mais une musique d'un esprit incroyable : l'essentiel de la matière musicale repose sur l'usage, la concaténation, la superposition, la mutation de chants traditionnels ou patriotiques. Ah ça ira, La Carmagnole, Le Chant du Départ, La Marseillaise, Marche consulaire de Marengo, Veillons au salut de l'empire, Nous n'irons plus au bois, Il était un petit homme tout habillé de gris… Et bien sûr, au sommet, cet interlude orchestral en forme de variations sur J'aime l'oignon frit à l'huile !

Épisode 1 – l'interlude de l'Oignon, avant le tableau de Marengo.

Épisode 2 – début de l'opéra et premières superpositions (quelquefois la seconde moitié du chant se superpose sur lui-même !).

Pour l'instant, deux épisodes captés, que je diffuserai sans doute très prochainement, afin de disposer d'un premier retour en commentaires ou en statistiques et de décider de la prochaine série au long cours.

Tiennent la corde pour l'instant : les leitmotive de Tosca, l'usage des chants révolutionnaires, la série ukrainienne. Mais qui sait ?

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À bientôt pour de nouvelles aventures (écrites) !

mercredi 14 mai 2025

Structure de Pelléas : CSS vs. Boulez



Article

Où notre héros va rosser publiquement un adversaire réputé invincible : tout à la fois un spécialiste incontesté et un mort attesté.



J'ai construit la semaine écoulée, sans du tout m'en rendre compte, une expérience sociale assez intéressante.

Alors que j'étais en bibliothèque – pour préparer le concert que je présenterai le 1er juin d'une part ; pour consolider mon discours lors de la série vidéo en cours leitmotive de Pelléas d'autre part –, je profitai de l'occasion pour jeter un œil à l'Avant-Scène Opéra, pour vérifier si cette publication « intermédiaire » (à cheval entre la vulgarisation et la littérature spécialisée) intégrait l'idée de leitmotive dans Pelléas. Car si cela me paraît désormais évident à la lecture de la partition (beaucoup moins saillant à l'écoute !), je m'en suis rendu compte par mes propres moyens : je n'ai guère entendu parler de tout cela à part du « thème de Mélisande » quelquefois, en ayant pourtant écouté France Musique pendant mes jeunes années, et lu çà et là de petites choses sur l'œuvre. Je voulais vérifier ce qu'en disaient les spécialistes – s'il y avait débat, et surtout si leur conception formelle de leur usage, ainsi que leur étiquetage (quel motif symbolise quoi ?), correspondait ou divergeait du mien, pour enrichir mes propositions et ne pas donner sans contexte des noms qui iraient à rebours de tous ce que les sachants ont écrit avant moi.

Il se se trouve que ceux que j'ai lus – j'ai promis dans les vidéos déjà publiées de fournir les références des « érudits » que j'invoque, les voici –

parlent tous ouvertement de leitmotive, et en vantent même souvent la sophistication supérieure, secondant Debussy dans sa posture antiwagnérienne – de fait, Debussy reprochait à Wagner d'écrire de façon grossière ses leitmotive, façon « carte de visite ». Le personnage est là, l'objet est montré, hop, le motif apparaît pour le souligner. On peut même en retirer l'impression que Debussy réprouve en soi le procédé du motif récurrent ; impression ensuite démentie par la lecture de la partition. (Était-ce posture nationaliste de sa part, ou simplement opposition à un usage trop sommaire du motif récurrent ?)

Quoi qu'il en soit, les spécialistes considèrent comme une évidence l'existence de ces motifs, et insistent même sur le fait qu'ils ne désignent pas aussi nettement un élément précis que chez Wagner — et en effet, j'ai ainsi débusqué des motifs que j'associe à Allemonde mais que les exégètes nomment « temps lointains » ou encore aux refus de Mélisande, désignés ailleurs comme « passé de Mélisande ». Et puis le motif de Golaud se trouve utilisé en soubassement pendant toute la scène du bateau qui quitte la rade (I,3), faut-il en déduire qu'il s'agit plutôt d'un motif lié à l'errance plutôt que figurant exclusivement Golaud ?

J'ai aussi isolé des motifs liés à la jalousie (ces octaves montantes), la peur (lors des interrogatoires de Mélisande par Goland, en II,2 et V), la clarté (qui va se transformer en volute de l'amour en IV,4), etc. Je n'ai pas encore eu le temps de vérifier ce qu'en disent les érudits, mais cette matière est clairement là, se fondant parfois en accompagnement pour sourdre de nouveau un peu plus loin, conservant souvent l'ambiguïté sur son statut de motif ou de coïncidence.

Et puis voilà que, dans L'Avant-Scène Opéra de 1977, où Henri Barraud a pourtant rapidement mentionné les différents motifs au fil de l'analyse du livret et de la musique, je tombe nez-à-nez avec cet entretien accordé par Pierre Boulez :



Je suis interloqué – comment a-t-il pu passer à côté ?

« Liés [qu']aux personnages », « sans variation autre que décorative », « n'irriguent pas totalement la texture », voilà qui va à rebours de tout ce les érudits en disent. Et cela se vérifie très bien sans trop forcer son observation : on rencontre quantité de motifs non liés aux personnages (clarté, obscurité, anneau, Allemonde, forêt, jalousie, peur… je le montrerai en temps voulu dans la série en cours) ; l'harmonisation des motifs change radicalement au fil des itérations (l'harmonie, c'est décoratif ?) ; des scènes entières sont bâties exclusivement sur des motifs, et non sur de la musique dramatique ad hoc comme c'était la norme avant Wagner.
Et, tout simplement, cela se vérifie en ouvrant un livre… celui dans lequel paraît son entretien, par exemple !

Donc comment Boulez peut passer à côté de ça (ou pourquoi il fait exprès de feindre ne rien voir), mystère. Est-ce parce qu'il connaissait encore trop peu la partition ? Parce qu'il était pris dans ses propres certitudes préconçues ? Ou bien niait-il sciemment cet aspect – et dans ce cas, pour soutenir quel agenda ?

Je veux dire par là que, si moi-même, qui n'ai assurément pas la solidité de la formation de Maître Pierrot, ni son expérience, ai pu apercevoir ces motifs, et si toute la littérature secondaire autour de Pelléas les détaille… comment croire raisonnablement que lui, alors même qu'il était fasciné par cette œuvre, réputé pour son esprit analytique et son amour de la forme, ait pu s'y soustraire ?
Or, de mon point de vue, son affirmation est aussi fantaisiste que d'affirmer que Wagner ne varie jamais ses leitmotive et se contente de les citer lorsque le nom du personne ou de l'objet apparaît – comme le prétend Debussy d'ailleurs, mais lui on voit très bien pourquoi il fait ça !

En attendant de publier les épisodes de ma série leitmotive de Pelléas, je postai donc cette vignette boulézienne sur mes réseaux, en guise de devinette, avec pour commentaire provocateur « quel imbécile – qui n'y connaît manifestement – a écrit ceci ? ».

Le résultat m'a étonné, à tous les titres.



Illustration de Nicolas Roerich, 1905.
Illustration de Nicolas Roerich, 1905.


1) Pour commencer, la plupart de mes lecteurs… ont immédiatement deviné qu'il s'agissait du plus célèbre ondiste des Folies Bergère. Le ton polémique, j'imagine, sur ce type de sujet, et bien sûr la question que je pose, qui suppose qu'il s'agit de quelqu'un de connu de tous – les wagnéro-debussystes superstars capables de pondre de l'exégèse un peu cassante, il ne doit pas y en avoir de pleins cartons.
J'étais manifestement le dernier à en être surpris, tout le monde semblait trouver très logique que ce soit lui.

2) Beaucoup de réactions, pour me conforter ou pour me contredire, sur le lien entre Debussy et Wagner (que ni Boulez ni moi n'avons cherché à minorer).

3) De prévisibles débats autour de « l'imbécilité » – et c'est plus le cas sur Facebook que sur Bluesky / Mastodon / Twitter / Threads / Instagram où cette vignette a également été diffusée. « Oui Boulez aime l'emporte-pièce », « Toujours insupportable celui-là », « Sa réflexion me paraît pertinente », « Personne ne connaît mieux le sujet que lui », chacun a nuancé selon sa sensibilité, sans toujours se rendre compte que l'expression « quel imbécile » ne valait que par périphrase pour amuser le temps que la devinette soit résolue ; on sait que Boulez n'est ni un ignare, ni un crétin. (L'idée était simplement de suggérer « mince, j'aurais pas cru que quelqu'un d'informé puisse affirmer ça ! », pas véritablement de débattre des moyens intellectuels de Pierrot le Fou.)

4) Et, le plus intéressant, quelques irréductibles qui se plaçaient du côté de Boulez, avec des arguments ou par principe qu' « il sait mieux que quiconque », et soutenaient qu'il avait forcément raison. (Les innocents, entrer dans un débat avec CSS, ils allaient évidemment déclencher une série de sauvages notules démonstratives et rétributives.)
Je leur ai fourni quelques pistes dans l'esprit de celles que j'ai mentionnées ici – si, les motifs sont très structurants dans Pelléas, des scènes entières en sont exclusivement constituées, et on retrouve des parentés et mutations comme dans le Ring, peut-être même davantage ; et, plus évident encore, leur signification ne se limitent pas du tout aux personnages – qui sont liés à plusieurs motifs, dont on n'est pas toujours sûr de ce qu'ils désignent vraiment. Même le motif de Golaud semble suggérer d'autres idées (l'errance, la fragilité humaine…) !





Je vous promettais une expérience sociale, et vous êtes sans doute déjà déçus.

Pourtant, j'ai trouvé ce moment révélateur à de nombreux titres.

a) Les règles d'engagement. On vérifie une fois de plus le principe qu'un contenu clivant et superficiel reçoit beaucoup plus d'écho. Après une analyse, peu de commentaires, parce qu'il faudrait que le lecteur propose quelque chose qui n'a pas été dit ; mais après un contenu plus émotionnel, chacun peut partager son ressenti, c'est universel. Le message contient à la fois un jeu (devinette), une célébrité, et une insulte – autant d'angles sur lesquels réagir, qui rend finalement l'implication possible pour tous ceux qui lisent. C'est incroyable à quel point ça fonctionne immanquablement, y compris sur un contenu un peu spécialisé comme ici. (Et ça ne se limite pas qu'aux réseaux qui poussent ces contenus, c'est là une constante que j'ai pu observer depuis toujours sur CSS, d'où proviennent les titres plaisamment emphatiques que j'aime bien adopter.)

b) L'identité des réseaux. Selon la structure et le public des différents réseaux, les réactions ont été très différentes. Sans surprise, sur les plateformes de microblogging (Twitter, Mastodon, Bluesky, Threads), où je suis suivi par une communauté qui connaît bien mon humeur, peu de quiproquos, plutôt des réactions sur la personnalité de Boulez ou la question des leitmotive. Sur Facebook en revanche, où le flux d'actualités est filtré de façon arbitraire et obscure par l'algorithme (favorisant telle personne, tel sujet, puis les faisant disparaître, occultant des pans entiers des abonnements), on est mis en relation avec des personnes dont on connaît moins bien les opinions et les manières… et en ce qui me concerne, beaucoup d'artistes ou d'agents y sont abonnés à mon flux, souvent à la suite d'un mot agréable dit sur leur travail. Il n'est donc pas étonnants que certains aient pu croire que je souhaitais réellement insulter Boulez, ou aient manqué la part malicieuse de ma démarche. (Je ne serais pas le premier à énoncer des vérités définitives du haut de mon petit mont de la stupidité…)

c) J'avais clairement trop le nez dans mes propres lectures de la journée ; poster une plaisanterie en sortant d'une demi-journée de bibliothèque n'était pas l'idée du siècle : le risque d'être trop allusif, n'ayant pas encore tout à fait rejoint le monde réel, était strictement non nul – voire plutôt égal à 1. Ce qui me paraissait évident, à savoir que le caractère remarquable de cette citation reposait sur la négation du rôle des motifs dans Pelléas, quelque chose que tout le monde sait évidemment… revenait un peu à plaisanter avec le moi-même de quelques heures plus tôt, enfermé dans la salle des manuscrits & de la musique, en face de la Galerie Mazarin. « Oh tu as vu la fameuse erreur de cote dans la note 767b dans la seconde réédition d'Orledge ? Ce truc de fou, je vais faire une vanne dessus, tout le monde va être mort de rire. »

Bien, vous me direz, ça permet toujours de convoquer Maître Pierrot, et on le sait, il est impossible de bider avec Pierrot.


La grotte (II,3). « Oh, voici la clarté ! » Préparation pour des décors de Richard Teschner, 1911.
La grotte (II,3). « Oh, voici la clarté ! »
Préparation pour des décors de Richard Teschner, 1911.

La grande leçon que j'en tire ? Rien n'est évident si on ne l'explicite pas ; ni les causes de mon étonnement sur les réseaux ; ni les motifs pelléassiens pour Boulez.

C'était aussi – et surtout – l'occasion de lancer quelques premières pistes sur ces histoires de leitmotive que je me suis proposé d'explorer de façon méthodique. Comme le travail serait incommensurable à réaliser en notule (avec énormément de travail de mise en forme des partition et des sons, pas très stimulant pour moi…), j'ai choisi le format vidéo, quitte à en résumer ensuite à l'écrit quelques moments forts.
[Typiquement, la façon dont le motif que j'identifie au « désir de Golaud » et celui que je nomme « refus de Mélisande » fusionnent dans la première scène lorsque Golaud dit « vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit, toute seule », voilà qui mériterait exégèse écrite ! En attendant, c'est expliqué dans l'épisode 6 de la version vidéo, à paraître la semaine prochaine.]

Cette exploration sera publiée à raison de deux épisodes par semaine (les mercredis et samedis) sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol. Vous pouvez aussi y accéder grâce à la playlist réalisée à cet effet, qui empilera tous les épisodes par ordre chronologique.

L'idée est la suivante : les leitmotive de Pelléas forment un réseau fascinant, et assez élusif – même Boulez ne les a pas vus ! Les livres indiquent quelques occurrences (sans le son, forcément…), mais il n'existe pas à ma connaissance d'exploration minutieuse et méthodique de l'ensemble de l'opéra. C'est ce que je me propose de faire, d'abord de façon purement cursive, en suivant le déroulé de l'œuvre pour voir sourdre ces motifs et observer leur complexification progressive ; et peut-être ensuite, lorsque ce deviendra fastidieux, de façon plus transversale, en allant observer comment tel motif s'insère et resurgit au fil de l'œuvre – mais je crois que c'est finalement plus difficile à comprendre pour l'auditeur.

Cette série s'adresse à toute personne connaissant Pelléas et Mélisande de Debussy – il faut avoir écouté l'œuvre auparavant pour que ces observations aient quelque intérêt. En revanche, pas de prérequis musicologiques ou solfégiques, je réexpose toutes les notions (motif récurrent, tension-détente harmonique, gamme par tons…) au fil de leur apparition.



Ici, la fontaine est tout de bon au bord de la mer, pour une représentation, manifestement suédoise, de <em>Pelléas och Mélisande</em>.
Ici, la fontaine est tout de bon au bord de la mer, pour une représentation, manifestement suédoise, de Pelléas och Mélisande.


Quelques liens pour poursuivre la découverte :

¶ Toutes les notules autour de Pelléas & Mélisande de Maeterlinck & Debussy. Les deux dernières concernent justement l'existence de ces leitmotive et leur ambiguïté.

¶ Deux notules pour comprendre Pierre Boulez : rétrospective rituelle à l'occasion de son passage vers le passé, ou plus généralement, sur son langage, Boulez et l'intelligible.

La chaîne YouTube de Carnets sur sol, incluant notamment les déchiffrages d'inédits (Adolphe David, Youferov, Samson-Himmelstjerna, Gunsbourg, Hüe, Oberleithner…) ou leurs fragments expliqués (Loewe). Vous pouvez aussi y accéder grâce à la playlist leitmotive réalisée à cet effet, qui empilera tous les épisodes de façon chronologique. 3 épisodes publiés à ce jour, 3 autres sont déjà prépubliés (publication automatique le jour prévu) jusqu'à fin mai, et 2 de plus devraient être enregistrés aujourd'hui même.

… À très vite pour de nouvelles aventures, en Allemonde ou ailleurs !



mardi 14 novembre 2023

La foudre Maeterlinck – L'Intruse, Les Sept Princesses, Intérieur… à l'ESAD


maeterlinck esad

Une proposition

L'ESAD Paris (École Supérieure d'Art Dramatique, sise dans la Cour Carrée des Halles) proposait la semaine dernière une expérience hors du commun : 1h30 de Maeterlinck, regroupant trois de ses meilleures pièces (peu célèbres) quasiment en entier et entrecoupées d'extraits de ses célèbres (et plus longues) La Princesse Maleine et Pelléas & Mélisande.

1. L'Intruse
2. extrait de La Princesse Maleine (recontre dans la forêt)
3. Les Sept Princesses
4. extrait de La Princesse Maleine (la scène dans la tour avec Maleine et la Nourrice)
5. extrait de Pelléas & Mélisande (fin de l'acte III, Golaud et Yniold au pied de la tour)
6. Intérieur

Comme il s'agissait d'un atelier interne des deuxième année (et dans une toute petite salle), la représentation n'était pas annoncée au public – je l'ai su par Clément Mariage (que vous lisez peut-être ici ou là sous le pseudonyme transparent d'Adalbéron Palatnįk), qui y étudie en troisième année et qui a eu la délicatesse de me tenir informé, ainsi que par une amie chère qui m'a rappelé à temps l'échéance (j'avais manqué le courriel l'annonçant !). C'est lui aussi qui a reconstitué la distribution ! – qui n'est annoncée nulle part.
Je présente toute mes excuses aux camarades qui se reposaient sur ma veille ou sur l'agenda : j'ai réellement été rappelé à l'existence de cet atelier la veille de la représentation, et heureusement qu'on avait réservé pour moi !

L'idée de Jean Massé (mise en scène) et Pierre Lesquelen (dramaturgie) était de donner à entendre un Maeterlinck sans apprêt, revenant au texte nu (pas de décor ni réellement de costumes), et essayant des modes d'élocution totalement différents d'une pièce à l'autre.

Je le dis d'emblée, une des meilleures expériences théâtrales de ma vie. Et une des expériences les plus frappantes de ce qu'est un choix théâtral en matière d'interprétation.

(Tout en haut, il y a La mort de Tintagiles de Maeterlinck dans la version Podalydès-Knox-Coin, le meilleur spectacle que j'aie jamais vu, tout genres confondus ; et puis pas mal d'Ibsen ensuite, comme Rosmerholm par Braunschweig ou Brand par le même. Et un peu plus loin – jugez-moi – Edmond de Michalik. Sans doute aussi beaucoup d'autres choses que j'oublie – Come tu mi vuoi de Pirandello par Braunschweig, par exemple.)


Lignes de force

Dans cette proposition, on retrouve donc le meilleur Maeterlinck, avec ses formules suspendues et étranges très parentes : les silences, les expressions imagées un peu insolites – comme désuètes d'un temps lointain que nous avons pas connu.

On rencontre aussi régulièrement, au sein de cette atmosphère vaporeuse qui pourrait presque se passer à n'importe quelle date dans n'importe quelle civilisation – il n'y a sans doute pas assez de représentations de Maeterlinck pour oser des versions transposées dans l'Amérique précolombienne ou l'Inde du XXIIIe siècle, mais ce serait sans doute totalement possible sans grande déperdition de sens et d'atmosphère –, de petits détails très concrets qui viennent nous ramener à une vie quotidienne et une temporalité très précise. Le paysan mort de faim ou le prie-Dieu dans Pelléas (tiens, il y a un mobilier catholique spécifique), le roi « de très pauvres gens » dans Les Sept Princesses, dans L'Intruse la Sœur de Charité qui se tient auprès de la malade… Ce qui pose aussi la question, déjà abordée en ces pages, de Dieu en Allemonde – royaume qui paraît purement imaginaire, mais où l'on retrouve par touche la même religion que celle des spectateurs de la création.

Chacune des scènes sélectionnées (à l'exception du premier extrait de Maleine) comporte aussi la vue par procuration comme pivot central : le spectateur se retrouve comme les personnages, à chercher à comprendre ce qui est mal expliqué par le seul qui voie. Un dispositif puissant pour l'identification à la situation, mais aussi pour la tension dramatique : nous cherchons à appréhender ce qui vient, mais nous n'y parvenons pas, bien que tous les indices d'un grand malheur soient sensibles.


Pelléas

La scène de Pelléas retenue était la fin de l'acte III (la scène 4 chez Debussy), celle de l'entretien entre Golaud et son fils Yniold, qui se termine par une scène de violence domestique et psychologique difficilement supportable. J'en ai parlé mainte fois : la scène, son décalque chez Samain, notre empathie dérangeante avec le père, la réplique du lit

C'est la seule scène qui ne m'ait pas pleinement convaincu – mais elle a beaucoup marqué mes co-spectateurs ! –, le choix était de confier les deux rôles à Jules Pellissard, qui jouait Golaud et se donnait la réplique en Yniold en actionnant une marionnette (de souris bipède, de mémoire ?), et en altérant minimalement sa voix. L'idée était intéressante, mais elle se heurte pour moi à la caractéristique principale de ce moment : c'est bien la présence d'un enfant, d'un enfant qui ne comprend pas l'importance des questions – ou feint de ne pas les comprendre en pressentant le drame –, qui irrite le père, nous irrite nous, et crée ce halo de violence dont le spectateur se sent diffusément coupable. En le remplaçant par une marionnette, on perd ce ressort (moral), qui donne pour moi la force à cette scène. Ça reste remarquablement écrit – même si les belles répliques ajoutées par Debussy me manquent ! – mais manque d'enjeu pour moi.

Au demeurant, on restait pris par la force de la scène et sa belle réalisation – il faut dire aussi que l'empilement de chefs-d'œuvre – dont deux que je n'avais jamais vus en scène – (me) rendait la concentration plus difficile à ce moment assez avancé du spectacle.

Maleine


Également en interlude, deux extraits de La Princesse Maleine.

D'abord la scène de badinage dans la forêt entre Hjalmar le jeune et Maleine. Choix audacieux de traiter la langue de Maeterlinck de façon drolatique, en mettant en avant ses images cabossées (la chasse aux hiboux !), ses répétitions, ses invraisemblances… sans abîmer le texte, les acteurs parviennent à donner une couleur plaisante, à mettre à distance les personnages avec tendresse. Ce n'est pas la pente la plus naturelle, et ce serait difficile à tenir sur une pièce en entier sans nous priver d'une partie du charme évocateur – et terrifiant – du théâtre de Maeterlinck, mais je trouve l'expérimentation particulièrement intriguante, stimulante et convaincante !

Puis la scène de la Tour, où Maleine enfermée avec sa Nourrice parvient à apercevoir le jour à travers une fente du mur descellé ; après avoir été longtemps aveuglées par la lumière (motif récurrent là aussi, façon Souterrains de Pelléas, mais encore plus évident dans Alladine et Palomides), et s'être réjouies de voir enfin le soleil, elles découvrent la disparition du pays, totalement dévasté par la guerre. Là aussi, le monde concret fait irruption dans les intrigues sentimentales éthérées de ces petites cours symbolistes. Scène absolument déchirante qui parle aussi beaucoup de notre humanité contemporaine, peut-être bien la meilleure de la pièce.
Par ailleurs la Nourrice est un personnage ouvertement savoureux, qui nourrit d'autant mieux le tragique par la rupture de ton lorsqu'elle cherche en vain villes et fermes connues du regard.

La scène est très bien dite et l'évocation totalement réussie, alors qu'il n'y a pas réellement de costumes, pas du tout de décors, et que les deux acteurs sont assis face à nous sur les gradins normalement dévolus au public – nous sommes en bas. Grand coup de chapeau à eux.

Hjalmar le jeune : Joël Dufey
Maleine : Louise Housset et Zdenka Tchamkerten
La Nourrice : Antoine Werne
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Intérieur

Et nous voilà du côté des trois pièces intégrales (avec des coupures significatives pour tenir en 1h20 de spectacle, mais jouées de bout en bout).

Intérieur est l'un des trois petits drames pour marionnettes (avec La mort de Tintagiles et Alladine & Palomides) écrits par Maeterlinck, et, je crois, le plus court des trois.

Le principe est simple : un vieil ami de la famille arrive devant la porte d'une maison, accompagné de l'étranger qui a trouvé le corps de leur fille noyée. Ils ne savent pas encore. Toute la pièce se résume à l'hésitation du vieil homme à venir briser l'insouciance de cette famille qui ne connaît pas encore son malheur. Il invente toutes sortes de prétexte pour ne pas y aller tout de suite, les chants de la procession se rapprochent, il est rejoint par ses petites-filles, ils observent le rituel du soir de la famille… Ici aussi, sur le terreau du désespoir, le texte est parfois à la frontière de l'humour léger, de la petite dérision des personnages qui s'inventent de fausses raisons…

J'avais été traumatisé par la version de Nâzim Boujenah à la Comédie-Française : entre 5 et 20 secondes entre chaque réplique (j'ai compté, ce sont les vrais chiffres), ce qui tuait totalement la possibilité d'immersion, comme si on avait eu la flemme de programmer trois pièces de 20 minutes, ou qu'on s'était rendu compte en cours de production que c'était trop court pour vendre un spectacle. (Et puis les projections à peine animées détournaient l'attention tout en favorisant l'ennui par leur platitude littérale – on voyait les ombres de la famille typiquement, donc aucune place pour l'imagination.)
C'était donc un grand plaisir de l'entendre interprété à un débit décent et avec une belle intensité, sans se départir du petit détachement un peu insolite inscrit dans le texte.

Le Vieillard : Paul Dussauze
Marthe : Zdenka Tchamkerten
Marie : Louise Housset
L'Étranger : Pierre Sutra



Les Sept Princesses

Le Prince Marcellus (oui, les prénoms circulent beaucoup dans le Canon maeterlinckien) revient d'un long exil pour y retrouver ses grands-parents le Vieux Roi et la Vieille Reine, ainsi que les Sept Princesses qui l'attendent pour peut-être l'épouser. Elles sont dans une pièce spécifique, allongées sur des marches, sont malades depuis longtemps, et tout le drame consiste en une description de leur état, depuis les fenêtres qui permettent aux personnages d'observer – mais nous ne voyons rien, et eux sont trop loin pour y voir bien. Toute la tension se crée autour de la prémonition de ce qui peut se passer, d'indices parfois contradictoires laissés au fil du texte.
Je suis très séduit par ce théâtre descriptif – Maeterlinck aimait beaucoup les descriptions, témoin son récit en prose inspiré par la contemplation de Brueghel.

Probablement la pièce la plus difficile à rendre : c'est essentiellement la Vieille Reine qui parle, s'agite autour de la vue des princesses, se répète beaucoup… Ici, le choix est fait d'adopter un débit très rapide, où tout est quasiment énoncé sur le même ton, un peu sans façon, presque niais. Et cela fonctionne superbement : au lieu de distendre le texte par des pauses, qui pourraient rendre les répétitions un peu fastidieuses, le résultat ressemble à une incantation alla Péguy, que je trouve très persuasive et poétique. Jeanne Lebeau s'y livre totalement, d'une façon particulièrement convaincante.

La Vieille Reine : Jeanne Lebeau
Marcellus : Manon Gerbouin
Le Vieux Roi : Pierre-François Orsini


L'Intruse

La plus frappante des pièces (avec la scène de la Tour de Maleine, mais je l'avais déjà vue sur scène !) était probablement L'Intruse : en toute honnêteté, après ces vingt minutes-là, j'étais déjà épuisé émotionnellement et prêt à rentrer chez moi. Tous les tropes maeterlinckiens y sont concentrés : le regard par procuration, les discours incomplets ou inachevés, l'obscurité, les signes faibles que l'on peine à comprendre, les silences et même les questions sur les portes ouvertes et fermées… Le ressort, comme pour Tintagiles, n'est pas si éloigné de l'épouvante : on perçoit des sons, on imagine ce que ce peut être, on ne comprend pas : ici une famille qui semble de haute lignée, réunie dans un château mal éclairé et mal isolé, autour dela chambre d'une malade dont on ne veut pas clairement parler, attend de pouvoir visiter la fille de l'Aïeul. Une présence semble parcourir le parc, des portes grincent, la lampe s'éteint, l'aïeul aveugle demande à la petite Ursule de lui raconter ce qu'elle perçoit – mais elle le fait maladroitement, incomplètement, on ne comprend pas toujours ce qu'elle veut dire –, il compte les membres de la à table en demandant en vain qui s'est levé, la porte sur l'extérieur est restée ouverte, la servante ni s'approcher de celle de la malade… Un univers immédiatement frappant, en peu de mots.

Par ailleurs, c'était la scène jouée la plus traditionnellement, avec toute l'intensité de ces silences gênés et énigmatiques, de ces répliques qui se ne répondent pas, de ce texte qui tombe en aphorismes dégingandés… Et la distribution était aussi à très haut niveau, je n'avais pas entendu à ce jour du Maeterlinck théâtral aussi bien joué – même pour Tintagiles, spectacle d'art total, je n'avais pas trouvé le ton aussi juste – au premier rang de ces comédiens, le Père de Matéo Cichacki, voix remarquablement assise, sobriété presque vindicative envers l'Aïeul curieux, tourmenté, grave et immédiatement sympathique de Sara Valeri. De même, la voix claire et précise et le petit accent d'Anastasiia Kholina procurent à Ursule une véritable profondeur, comme un oiseau qui n'est pas d'ici, un enfant qui parle un autre langage que celui des adultes, avec lesquels la communication n'est pas complètement possible – et peut-être une background story de fuite d'un royaume lointain comme pour Maleine ou Mélisande.
(Tenez, au passage, Maleine avec un accent à couper au couteau, je serais très curieux de voir ça, ça rendrait l'exil tellement plus directement palpable.)

L'Aïeul : Sara Valeri
Le Père : Matéo Cichacki
Ursule : Anastasiia Kholina
La Servante : Joël Dufey
… et les autres comédiens dans les rôles de la famille.



Lessivé

La seule réserve que je pourrais énoncer, c'est la densité de ces 80 minutes, qui m'ont paru durer deux soirées entières – non pas d'ennui, surtout pas, mais par la richesse de ces drames empilés, dont chacun m'aurait comblé largement assez pour une soirée. En les jouant sans coupures, on aurait 30 minutes pour une pièce (et peut-être davantage en ralentissant le débit inhabituellement précipité des Sept Princesses), ce serait en toute honnêteté suffisamment puissant pour me combler. C'était un peu ce qu'avait fait Podalydès pour Tintagiles : pour dépasser l'heure de spectacle, il avait fait précéder la pièce d'une lecture (pas passionnante) de Pour un tombeau d'Anatole, poème pour le feu fils de huit ans du poète. On pourrait très bien imaginer, à la scène, jouer une seule de ces pièces avec un petit prélude d'autre chose pour que la soirée ne soit pas trop courte.

Ce n'était évidemment pas l'objet d'un tel atelier : il fallait permettre à chaque élève d'avoir une partie intéressante à jouer, et faire explorer à la classe différentes façons de mettre en action le texte de Maeterlinck – d'où la sélection de scènes parmi les plus marquantes de Maleine et Pelléas. On empilait ainsi chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre : les meilleures portions de deux de ses plus grandes pièces, ainsi que trois miniatures incroyables, où la mort plane et finit par se révéler. J'étais déjà lessivé par les émotions (esthétiques et personnelles) à la fin de L'Intruse, heureusement que le ton variait entre les pièces et que je connaissais déjà sur scène Maleine, Pelléas et Intérieur, ce qui me permettait de relâcher un peu la tension pour tenir sur la durée, qui m'a paru immense, tant chaque instant était lourd de sens et de possibles.

Petit plaisir et grande rêverie au passage : contrairement à l'opéra, où l'on est obligé de choisir une œuvre en fonction des tessitures disponibles (on ne peut pas vraiment donner Méphistophélès à chanter à une soprano, ni Lakmé à un bayton-basse), au théâtre il est réellement possible de choisir la pièce d'abord et de couper les rôles, de répartir la parole indifféremment des âges et des sexes, sans rien retrancher à la force de la représentation. Ce qui nous a permis, en l'occurrence, de voir sous nos yeux une compilation du tout meilleur de Maeterlinck, au lieu d'être contraint par l'offre des tessitures présentes.

Un grand coup de chapeau aux comédiens, remarquablement talentueux – je n'ai pas entendu imposer, comme souvent au théâtre, un style d'acteur préexistant aux textes – et à leurs encadrants, qui ont touché juste et rendu le meilleur hommage imaginable au théâtre de Maeterlinck.

samedi 20 août 2022

Autour de Pelléas & Mélisande – XXV – jouer Pelléas : emprunts (Wagner, Moussorgski, Stravinski, Messiaen), morale de classe, bateau & leitmotive


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En jouant pour la première fois en entier l'acte I de Pelléas dans sa version piano-chant (je l'avais bien sûr déjà souvent lu, mais je n'avais jamais posé mes mains sur la troisième scène !), plusieurs détails sont venus me frapper au visage.

Chacun pourrait presque faire l'objet d'une notule spécifique, mais cet horizon lointain – surtout avec la quantité de notules rapides ou de fond dont les projets concrets encombrent un peu l'avenir proche de CSS – me paraissait trop incertain pour ne pas en partager immédiatement, à défaut de réflexions profondes, au moins les points de départ.

Pour gagner du temps aujourd'hui, et pouvoir achever les notules en cours, je vous livre cette ébauche. Les extraits sonores sont tirés de sites de flux (donc de sources impermanentes par nature), sans quoi je n'aurai pas le temps d'achever celle-ci.



1. Difficulté à la baisse

À ma grande surprise, ayant déjà pleuré des larmes de sang en essayant d'accompagner de miens compères dans cette partition déroutante, ce n'est pas si insurmontable qu'il m'avait paru d'abord. Il ne faut pas chercher à intégrer les lignes vocales dans la partie de piano (ni à s'aviser de chanter…), et il faut surtout le temps de s'immerger dans la logique harmonique spécifique de l'ouvrage (accords de quatre sons nombreux, quintes augmentées fréquentes…). Seuls quelques enchaînements rapides d'accords très riches demandent vraiment un travail spécifique – « ne pleurez pas ainsi » [extrait] ou « je ne suis pas d'ici, je ne suis pas née là » [extrait]. Moments très proches de l'esprit des accords empilés utilisés plus tard par Messiaen. [Je ne parle que de l'acte I : à la fin du III et du IV, par exemple, les épisodes acrobatiques pour le pianiste ne manquent pas.]



2. Parsifal et Boris

En le jouant, le fameux premier interlude ne me paraît pas si éhontément parsifalien : on rencontre certes un rythme pointé avec une marche harmonique [extrait], et le fait de mettre le pointé sur un renversement d'accord recrée une mélodie proche de la première musique de transformation de Parsifal [extrait]… mais si l'on est honnête, c'est surtout parce que c'est une tournure banale, et ce n'est vraiment pas écrit de la même façon : chez Wagner, c'est une continuité depuis l'accompagnement des dernières paroles échangées, qui se densifie et va s'épancher au fil de la musique de transformation, alors que chez Debussy ce sont des relances isolées, entrecoupées de silences. Et elles ne proviennent pas de nulle pas, elles sont la mutation du motif de Golaud [notule], qu'on entend dès le début de l'interlude [extrait]. La ressemblance est réelle, mais il n'est pas si certain qu'il y ait eu une influence de l'un sur l'autre.

Pour Boris Godounov (ouverture du premier tableau de Pimène [extrait]), en revanche, les triolets tournoyants, créant un thème à base de secondes dans le grave, relèvent d'un geste de composition vraiment proche [extrait].



3. Walkyries et Oiseau

Au contraire de ce Parsifal fugace qui pourrait être une coïncidence, l'obsession des quintes augmentées au début de l'opéra (première intervention de Golaud [extrait]) m'a vraiment fait soupçonner l'influence de Wagner et de son omniprésent accord des Walkyries dans le Ring [extrait], dans des évocations un peu farouches du même genre (la chasse et l'errance de Golaud ici, les chevauchées et les tourments des Walkyries là-bas).

Autre influence évidente : on retrouve quasiment trait pour trait, il me semble, l'accompagnement de « Qui est-ce qui vous a fait du mal ? » [extrait] dans L'Oiseau de feu de Stravinski.
Comme l'accompagnement est masqué par le chant (le texte est marquant, la mélodie affirmée, la nuance forte), on ne se rend pas compte de la chose sans l'isoler – même en venant de le jouer il y a quelques instants, je trouve l'écho subtil à la réécoute des enregistrements pour orchestre et voix, alors que c'est frappant au piano seul.

On entend facilement l'influence française dans l'Oiseau (et réciproquement l'influence de Moussorgski et Rimski chez Debussy), mais le lien direct avec Pelléas, je ne le remarque qu'à présent.



4. Arkel et la morale de classe

Frappé plus qu'à l'accoutumée par la parole d'Arkel : « et ce mariage allait mettre fin à de longues guerres, à de vieilles haines », qui s'enchaîne avec « il sait mieux que moi son avenir ». Mis en relation avec le paysan mort de faim mentionné par Golaud et les pauvres qui dorment dans la grotte, l'engeance du château d'Allemonde paraît indifférente à un point assez invraisemblable au sort du peuple qu'elle est censée gouverner et protéger. En substance : « Il préfère épouser une enfant inconnue ; c'est son affaire après tout, les gens mourront et puis voilà. »

Cette réplique semble initialement une marque de sagesse et de bienveillance d'Arkel ; peut-être l'est-ce, vis-à-vis de son petit-fils – j'y vois plutôt son aveuglement et son impuissance proverbiales, une fois de plus il n'a rien vu venir…, mais elle accentue aussi la souffrance du monde réel autour de la bulle dynastique d'Allemonde, qui ne vit que pour ses intrigues amoureuses et ses vengeances internes, retirée et inacessible dans son château.

Le traitement même de Maeterlinck laisse cet aspect en toile de fond, comme un peu de couleur locale.  J'avais déjà tenter d'expliciter ce contraste entre intrigues symbolistes éthérées dans le château et quotidien misérable tout autour, dans la notule « Allemonde, royaume imaginaire ? », mais cela m'a frappé plus vivement en le jouant.



5. Bateau et leitmotive

En le jouant, j'identifie enfin clairement le motif de Pelléas (lorsqu'il entre pour la première fois, tout simplement), assez parent – malgré leur aspect très différent – de celui de Mélisande, comme une forme très simplifiée de cet aller-retour entre montées et descentes.

Pendant l'apparition du bateau qui quitte le port (I,3), on entend distinctement le motif de Mélisande (en bonne logique tandis qu'elle mentionne « c'est le navire qui m'a menée ici ») ; mais pendant toute la description du bateau, et y compris simultanément au motif de Mélisande, on voit apparaître le motif de Golaud – le motif où il est perdu dans la forêt. [Petite séance de rattrapage ici si vous ne voyez pas de quoi je veux parler.]
Cette présence sonore de Golaud (absent de cette scène) est d'abord envisageable parce qu'il est question de brume sur la mer, donc que l'on retrouve la même idée d'égarement qu'au début de l'opéra, lorsqu'il s'est perdu en chassant le sanglier loin d'Allemonde [extrait]. Mais le motif persiste longuement, accompagne obstinément le thème de Mélisande, se maintient pendant toute la contemplation du bateau, avant extinction [début de la séquence].
Peut-être est-ce pour signifier que Golaud a accompagné Mélisande sur la nef (« je l'apercevrai du haut de notre navire », dit-il à Geneviève, et de toute façon Allemonde ne semble pas accessible par la terre). Il est très envigeable également que Golaud soit aussi sur ce navire métaphorique où l'on embarque sans retour (l'amour imprévu, la vie tumultueuse, voire le voyage vers le pays des morts façon Avalon) – toute ce moment peut en effet être lu à double, littéral (un navire quitte le port) ou métaphorique (les personnages se demandent ce qui va advenir, ils voient leur libre arbitre fuir au loin, leur vie leur échapper, ils sont montés sur une embarcation sans deviner les tempêtes ni l'issue de la nuit).

Cette mer qui est le moyen de fuir Allemonde, qui symbolise la liberté (l'air pur après les souterrains, la fraîcheur par rapport à l'été accablant), sert donc aussi de symbole pour la vie même (ou du moins le destin des amours). L'image n'est pas neuve : la tragédie en musique regorge d' « Après tant d'orages / Et tant de naufrages / Chacun à son tour / S'embarque avec l'Amour » (Alceste de LULLY [extrait]) et autres « Embarquez-vous, amants, sans faire résistance / Embarquez-vous, l'empire de l'Amour est doux » (Le Carnaval de Venise de Campra [extrait]), pour ne rien dire des émotions maritimes du seria, façon « Agitata da due venti » (Griselda de Vivaldi [version de référence]).

Il y aurait, entre l'usage des motifs à cet endroit et la symbolique maritime étendue, de quoi écrire quelques notules, qui viendront sans doute, en leur temps.



Ce sera tout pour cette fois, mais je compte bien avoir le temps de faire mieux un peu plus tard.

mardi 20 avril 2021

Autour de Pelléas & Mélisande – XXIV – les leitmotive de Pelléas : la preuve par Golaud


(Du moins, je crois que c'est Golaud.)


1. La grande hésitation

    Quoique mes lectures ne soient pas du tout encyclopédiques autour de Pelléas – on lit tellement de légendes urbaines et d'anecdotes répétées sans vérification, dans maint ouvrage (généraliste) de musicologie, que j'aime mieux me plonger directement dans la musique elle-même… sans parler du plaisir incomparablement supérieur de découvrir tout seul, et progressivement, les merveilles qui se cachent dans la pièce et la partition –, j'ai beaucoup vu passer, au fil des années, les mentions autour des leitmotive dans Pelléas. J'avoue ne pas y avoir prêté attention du tout au début, et puis, tout de même, on le remarque facilement, le « thème de Mélisande » (ce bout de mélodie comme effleuré négligemment, souvent aux bois aigus – inspiration possible de celui de la Princesse Leïa ?).

    En général, les commentateurs (je ne parle pas des érudits qui écrivent des monographies, bien sûr, mais du discours public propagé, y compris par des gens instruits, Boulez par exemple) survolent la question, et s'en remettent avec confiance aux propos du compositeur – qui pestait contre les effets de la wagnéromanie. Oh, certes, on concède qu'il existe bien quelques thèmes récurrents, mais ils se limitent aux personnages principaux, leur mutation n'est pas du tout signifiante comme dans le Ring, ils ne structurent pas la musique…

    Après avoir prêté particulièrement attention au sujet ces derniers mois en vue de répondre à la question pour moi-même (encore une fois, ma confiance est limitée dans les jugements musicologiques reproduits de génération en génération) et, si possible, de produire une petite notule… je me sens prêt à affirmer (et démontrer) tout à fait le contraire.

    C'est-à-dire ?  Il y a des leitmotive dans Pelléas. Ils ne concernent pas que des personnages principaux, mais aussi des éléments de décor / atmosphère. Leur mutation réagit très directement au contenu du texte, et ils peuvent constituer l'armature principale de la musique sur des sections entières. Bref, les arguments qui conduisent à penser que Pelléas ne contient pas à proprement parler de leitmotive pourraient disqualifier la plupart de la production de Wagner et R. Strauss…

    Comme je m'en voudrais de vous demander de me croire sur parole quand je ne le fais pas moi-même pour des plumes autrement éminentes, je vous emmène pour un (tout petit) parcours.

    Je n'ai pas encore percé tous les mystères de l'œuvre absolument foisonnante, mais il existe en fin de compte un nombre assez important de motifs récurrents (dont il faudrait vérifier ensuite, au cas par cas, si l'on peut bien parler de leitmotive). Je suis en cours d'imprégnation progressive et je reparlerai, à l'occasion, du rôle de chacun.
    On peut relever les motifs attachés à Golaud, Mélisande, Pelléas, la forêt (qui ouvre l'œuvre), l'anneau (les secondes majeures montantes et descendantes), , la jalousie (notes régulières ascendantes et pentatoniques), la nuit (les « escaliers » de la cellule de Pimène), la fontaine, le château, la mer…

    Je ne me charge pas aujourd'hui de les présenter : trop gros travail pour une seule notule. Et je voudrais encore m'imprégner quelque temps pour en tirer le meilleur que je puis.

    En revanche, ce que je puis faire, c'est déjà tâcher de vous convaincre que ces motifs récurrents sont bel et bien employés avec une finesse (et une importance structurelle) toute wagnérienne.

    Je commence par concéder que l'écriture de Pelléas est assez discontinue, en effet, par rapport aux Wagner les plus fluides, beaucoup de parole ponctuée par des accords. Mais pas davantage que dans l'acte I de La Walkyrie, par exemple. Et, en fin de compte, un grand nombre de sections sont fondées autour de motifs rapidement développés – dont certains sont de véritables leitmotive.

    Je vous propose de partir, si vous le voulez bien (et sinon c'est dommage pour vous puisque la notule est déjà publiée et que j'ai autre chose à faire), sur le motif de Golaud, l'un des plus ouvertement prégnants dans l'ouvrage, et dans un fragment de scène précis : le badinage autour de la fontaine et la perte de l'anneau, au début de l'acte II.




2. Les mains dans le pot de motifs

    Commençons par repérer le motif de Golaud. C'est cette ligne irrégulière de secondes majeures, qui avance à coups de rythmes pointés, de triolets et de simples croches binaires, qui se succèdent. Elle apparaît d'abord aux cors dans le court Prélude de l'acte I, lorsque Golaud arrive sous les traits d'un chasseur égaré dans la forêt :

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On ne peut pas se tromper, il est énoncé à nouveau tandis que Golaud énonce sa première réplique : « […] Je crois que je me suis perdu moi-même ».

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Et il reviendra très souvent, lorsque Golaud parle ou que sa présence, sa personne sont suggérées. Motif récurrent donc. Mais leitmotiv ?  Se transforme-t-il, construit-il à ce point le discours musical qu'on puisse le désigner comme tel ?

Voici ce qui se passe à la première scène de l'acte II, autour de la Fontaine des Aveugles. Pelléas amorce le small talk, et semble un peu trop intéressé par les réponses évasives à ses questions indiscrètes.

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Il est question de la rencontre avec Golaud, et son thème apparaît clairement aux bassons, paisible et affirmatif – la structure rythmique en est parfaitement intacte, pas d'équivoque possible.

Puis :

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Son motif fait plus que dominer, il constitue le discours musical de l'orchestre, alors qu'il est question de raconter sa rencontre avec Mélisande : [violoncelles], [cor anglais + violons 2], [violons 1].

Mieux encore, il se prolonge, après la question de Pelléas, par une version très contractée de lui-même – où ne subsistent plus que le rythme pointé mais accéléré, et le même intervalle mélodique –, utilisée de façon récurrente dans l'opéra pour signifier la menace émanant de Golaud. (Je présente cette déformation plus tard pour plus de clarté.)

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(En vert, on retrouve les triolets.)

Quatre mesures, quatre fois le motif comme matière principale. Et il évolue.

Lorsqu'un motif commence à être la substance musicale d'une section, on peut commencer à se dire qu'il s'agit d'un leitmotiv, mais voyons la suite.

Mélisande se met à jouer avec l'anneau.

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Le motif de Golaud est caché dans des figures plus vives, et simplifié (la partie en triolets à disparu), mais on retrouve la même ligne mélodique en secondes majeures (sauf pour les bassons, où elle est partiellement modifiée), pas d'équivoque possible, c'est bien l'anneau de Golaud. Ici aussi, cette intégration fine (et assez cachée : sans la partition, elle ne saute pas aux oreilles, d'autant que les cordes commettent trilles et traits pendant ce petit instant) caractérise le motif organique à la wagnérienne.

Le processus continue :

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… même motif simplifié, seulement laissé à la flûte tandis que le reste de l'orchestre joue suffisamment fort pour l'occulter partiellement. (Est-ce le souvenir affaibli de Golaud par le jeu avec l'anneau et l'instant de complicité avec Pelléas, ou simplement le résultat purement musical du développement du motif par Debussy ?)

De même, le souvenir (la peur ?) de Golaud submerge-t-elle Pelléas devant ce défi vertigineux, ou bien ne faut-il y voir que la remarquable conclusion de la matière musicale de toute cette courte section :

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Quoi qu'il en soit, ce quasi-tutti qui précède la perte de l'anneau, irrigué par ce motif de Golaud, se trouve comme saturé de la présence symbolique de l'époux.

J'avoue le ressentir comme si, dans ces deux mesures, le symbole lui-même s'affolait du drame qui se noue – car – comme le pressent Golaud dans la scène suivante – dans un drame symboliste, perdre le symbole, c'est perdre la chose même. Perdre l'anneau, c'est rompre le lien autrement indissoluble du mariage. J'aimerais mieux avoir perdu tout ce que j'ai, plutôt que d'avoir perdu cette bague.

(Pour renforcer cette interprétation : en vert, les tierces palpitantes du motif de l'anneau, aux bassons et altos, se superposent au motif de Golaud joué aux hautbois 1 & 2, cor anglais, cor 1 et violoncelles.)

    Quand on observe la construction de ce fragment de scène autour de ce seul motif, qui une fois identifié se simplifie, irrigue tous les pupitres, et finit par se mêler dans un tutti superposant plusieurs thèmes, en lien avec le texte, on ne peut que se persuader que le leitmotiv pelléassien valide tous les critères du leitmotiv wagnérien :

    → lien avec le texte immédiat (il apparaît lorsqu'on parle de Golaud ou pense à lui) ;
    → mutation du motif (tonalité, instrumentation, altération de sa forme rythmique et mélodique initiale) ;
    → construction « horizontale » d'épisodes autour de la manipulation d'un motif précis (comme ici, le motif est la matière principale de la section) ;
    → superposition simultanée des motifs pour exprimer des émotions complexes (comme ces deux mesures de tutti).

Pour moi, la démonstration est faite, Debussy c'est du Wagner utilise de véritables leitmotive, il n'y a pas de « oui mais c'est à la marge, seulement pour les personnages, et il ne les manipule pas » qui tienne.

Et je n'ai pas parlé du troisième motif de cet extrait, présent en plusieurs occurrences également, qui occupe flûtes et violons. (Ce sera pour une autre fois, j'ai insuffisamment étudié sa circulation à travers l'œuvre pour en dire quelque chose de cohérent sans reprendre des nomenclatures préétablies, ce qui n'aurait pas grand intérêt.)

Je redis que, bien sûr, la pensée musicale n'est pas la même : les meilleurs exégètes de l'harmonie debussyste soulignent la recherche de la couleur du compositeur dans ses choix d'accords, d'où l'aspect suspensif et onirique que nous lui connaissons. Sa pensée musicale, qui s'interrompt et bifurque volontiers, est aussi différente que possible de celle de Wagner, où au contraire l'harmonie reste toujours tendue vers l'avant, dans une poussée continue où chaque accord a sa nécessité, prolonge l'effort. (Dans l'acte III de Parsifal, on ne trouve quasiment aucune cadence au repos, les phrases s'enchaînent perpétuellement jusqu'au dénouement… Pas beaucoup de haltes non plus dans l'acte I des Maîtres-Chanteurs.)

Mais, pour autant, leur définition du « motif directeur » semble belle et bien similaire. Autant ne pas se le cacher. Il faut dire la vérité aux enfants. Car vous êtes des enfants.




3. Chambre d'échos

Bien sûr, l'aventure se poursuit tout au long de l'œuvre.

À commencer par l'interlude qui s'enchaîne à la scène. De multiples fois, le motif de Golaud y fait retour, autant comme annonce du tableau suivant où le personnage est blessé (d'une manière générale, le motif de Golaud est très présent dans les interludes ; c'est lui qui produit par déformation le fameux passage parsifalien du premier interlude…) qu'en tant que menace sourde sur le badinage des deux amants.

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Il se répond à lui-même entre clarinettes (en haut) et violoncelles-contrebasses (en bas) :
    ■ pour les clarinettes dans une version simplifiée du motif, qui a beaucoup circulé pendant le tableau de la fontaine, comme vous l'avez vu (sans les triolets) ;
    ■ pour les cordes en simple esquisse, sous la forme de ce rythme pointé intimidant qui se retrouve très souvent pour exprimer la menace dans l'œuvre.

Plus loin dans l'œuvre, on retrouve cet assèchement du motif de Golaud à des parties essentielles, sous forme d'accords véhéments entrecoupés de silences. Dans le premier groupe ci-dessous, il manque la noire pointée au début, la dernière croche à la fin… mais ces accents de cor qui introduisent Golaud dans sa chambre au tableau suivant sont bel et bien issus du même matériau !

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(Version Rattle-LSO contrairement aux autres extraits.)

Encore plus déformée, l'entrée de Golaud lorsqu'il interrompt la scène du balcon (III,1), à peu près le même balancement sur de petits intervalles. (Et préparée par les timbales en alternance de binaire et ternaire, comme dans les rythmes du motif complet.)

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(Version Rattle-LSO contrairement aux autres extraits.)

Il y aurait des pages à noircir sur ce seul motif, sans parler des autres, de leur agencement respectif, de l'économie générale de l'œuvre (sont-ce les motifs qui la font tenir, finalement ?).

Mais, pour aujourd'hui, vous avez pu mettre le doigt sur ces récurrences que nous sentons confusément sans toujours nous interroger plus précisément – distraits par les beautés de l'intrication texte-musique, sans doute.

Il faut dire que les exégètes insistent étonnamment peu sur cet aspect (même Orledge !). Combien de fois ai-je lu « oui, il y a des leitmotive , mais ce n'en est pas vraiment / ils ne sont pas si importants en réalité ». Alors que rien qu'en s'arrêtant quelques instants en dilettante, on met au jour des éléments qui laissent sérieusement accroire que, délibérément ou non, Debussy en a fait une part assez conséquente de la structure de Pelléas.




Voilà des années que je voulais m'y mettre sérieusement, pour une véritable série autour des leitmotive potentiels de Pelléas. Je crois que nous voilà lancés !

Je vous laisse savourer les extraits de l'excellente version, issue d'une captation sauvage qui a le mérite de très bien faire entendre l'étagement réel des timbres d'orchestre : Benjamin Levy et l'Orchestre de chambre Pelléas (quelles couleurs, quel luxe de détails !), avec Sabine Devieilhe, Guillaume Andrieux (absolument radieux), Alain Buet. Concert superlatif au Théâtre des Champs-Élysées en 2018 – je n'y étais pas, j'entends donc la même chose que vous.

Bonne survie à vous, estimés lecteurs.

samedi 27 mars 2021

Autour de Pelléas & Mélisande – XXIII – Pelléas coupé, Pelléas caché : ET LE LIT ??


1) Pelléas, un objet musical cohérent ?

    Pendant des décennies, pour le mélomane, le cas de Pelléas paraissait assez clair : œuvre du XXe siècle, dont le compositeur a évidemment livré une version définitive – à partir de cette époque, les partitions laissent assez peu de part à l'interprétation compositrice (il ne s'agit plus d'inventer des figures d'accompagnement, ni même d'enjoliver les lignes vocales). Dans une œuvre aussi aboutie que Pelléas, on se figure bien que Debussy a laissé peu d'éléments au hasard.
    Tout au plus connaissait-on l'histoire admirables de ces interludes, joués même en concert (alors qu'ils paraissent bien uniformes ainsi présentés…), composés durant les répétitions pour des raisons très contingentes de changements de décor… Fin de l'histoire.

    Pourtant, ces dernières années, on a pu remarquer, de plus en plus fréquemment, des altérations de détails plus ou moins frappants lors de représentations de Pelléas. Que s'est-il passé ?  En réalité, les musiciens connaissent la chose de première main depuis très longtemps, puisque même dans le matériel d'exécution… c'est un assez grand désordre. Je vous propose donc un rapide tour du propriétaire, pour que ces surprises et divergences ne troublent plus vos nuits.

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Fin de l'acte III dans son édition habituelle, avec coupures.
Chloé Briot (Yniold), Jean-François Lapointe (Golaud),
Orchestre National des Pays de la Loire, Daniel Kawka
(
Nantes 2014, captation France Musique).



2) L'élan de la composition

   En 1890, Catulle Mendès, qui cherchait un compositeur pour son livret Rodrigue et Chimène de 1878, dans le but de le donner à l'Opéra, le propose à Debussy, en qui il pressent un futur grand. Le compositeur accepte (il n'a essayé que des esquises jusqu'ici, dont Diane au bois), notamment pour la rémunération et la célébrité que cet accomplissement lui procurerait instantanément, mais ne cesse de souligner dans ses lettres ses souffrances : le livret, trop conventionnel, le fait travailler à rebours de son inspiration peu sensible aux figures obligées issus du grand opéra à la française ; par ailleurs, le wagnérisme affiché du librettiste semble l'irriter. Plus tard, après son abandon, il prétendra l'avoir brûlé par erreur – ce qui, nous le savons désormais que en avons retrouvé les partitions, est faux.
    Le Prélude et le duo liminaire constituent pourtant un accomplissement majeur, une atmosphère post-tristanienne totalement renouvelée par une transparence qui sera bientôt, grâce à lui, la marque de l'école française. La suite semble s'essouffler progressivement, il est vrai. Les grandes déclamations conventionnelles de sentiments élevés ou stéréotypés semblent le laisser totalement de marbre – c'est d'ailleurs exactement ce qu'il confesse à Paul Dukas lorsqu'il lui en joue des extraits.

    En 1893, c'est la révélation. Il voit Pelléas lors de ses premières représentations théâtrales, et en sort enchanté. Il demande l'autorisation à Maeterlinck, qui lui donne pleins pouvoirs sur son texte (pacte à l'origine de leur célèbre brouille, culminant dans la provocation en duel et la mort de Messaline…), et achève son œuvre dès 1895, sous la forme d'une partition piano-chant. (Rodrigue est subséquemment abandonné.)

    Il réalise alors sans cesse des retouches, mais ne débute l'orchestration qu'à partir de 1898, lorsque la commande de l'Opéra-Comique est confirmée.

    À partir de ce moment, nous disposons d'un matériel assez mouvant.



3) Ce qui n'a pas été écrit / ce qui a été ajouté

    Certaines scènes n'ont jamais été mises en musique :

Scènes d'emblée coupées
(numérotation des scènes de Maeterlinck)
I,1
L'espèce de Prologue avec les servantes (de qui essuient-elles le sang ? du père de Golaud ?  ou bien de la tragédie qui va se dérouler sous nos yeux ?) ;

II,4
les remarques d'Arkel sur la mort de Marcellus ;

III,1
les jeux d'Yniold dans la tour en présence de Mélisande et Pelléas (d'où est tirée et extrapolée la chanson de la Tour, de la main de Debussy) ;

V,1
les dialogues des servantes sur le drame qui vient de se produire (V,1).

    Le texte en est donc coupé, mais pas la musique.

    En 1901, Debussy a achevé une partition « définitive » pour piano et chant, qui a longtemps été utilisée pour préparer les chanteurs, mais elle diffère en plusieurs points de la version orchestrale que nous connaissons (révision de 1905) – ce qui réclamait une certaine acrobatie pour se conformer ensuite à la partition d'orchestre lors des représentations.
    Certains spectacles ont d'ailleurs été conçus en utilisant cette réduction piano comme une réelle œuvre autonome – par exemple le DVD réalisé à Compiègne, des représentations accompagnées par Alexandre Tharaud ou encore celles du New York City Opera avec Patricia Petibon.

    Arrive le moment de la création, en 1902. Au cours des répétitions, André Messager – qui avait co-commandé l'œuvre avec Albert Carré (directeur de l'Opéra-Comique), et devait diriger l'œuvre – demande des mesures supplémentaires aux interludes des actes :
I
→ scènes 1-2, entre la forêt et le château, 33 mesures supplémentaires ;
→ scènes 2-3 entre une salle du château et les jardins, 18 mesures supplémentaires ;
II
→ scènes 1-2 entre la fontaine dans la forêt et la chambre de Golaud, 37 mesures supplémentaires  ;
→ scènes 2-3 entre la chambre de Golaud et la grotte, 15 mesures supplémentaires ;
IV
→ scènes 2-3 entre un appartement du château et la fontaine, 45 mesures supplémentaires.
La scène de l'Opéra-Comique étant peu profonde, la substitution des décors est difficile entre les tableaux (nommés « scènes » dans le livret, mais ce sont en réalité des changements de décor et non seulement de personnages), et le 1er avril (la générale était le 28, la première le 30) Messager réclame précisément le nombre de mesures nécessaire à la bonne exécution des opérations. Cet épisode est largement connu et documenté, s'agissant de la part la plus souvent jouée de l'opéra, même loin des scènes de théâtre.
    Messager précise qu'il a collecté une à une les pages écrites en urgence par Debussy pour allonger les transitions. Tout fut monté pour la première, et le public a toujours connu Pelléas avec ses interludes longs.

    Toutefois, la partition parue en 1902 chez Fromont présente au contraire la version sans interludes allongés – mais intégrant les coupures admises pendant les répétitions. C'est sur elle que se sont fondées les tentatives de représentations de la version « originale » avec orchestre (en réalité un état de la partition jamais entendu par le public), par exemple Gardiner à Lyon ou Minkowski à l'Opéra-Comique pour le centenaire. (Retrancher ces mesures écrites certes dans l'urgence, mais aussi dans une veine très inspirée, paraît toujours un peu décevant.)



4) Ce qui a disparu et mérite peut-être de renaître

    Pour autant, Debussy, qui recevait volontiers chez lui les chanteurs qui reprenaient Pelléas au fil des séries, continuait de corriger sa partition… Des mélodies et rythmes chez les chanteurs, par exemple. Ce n'est qu'en 1905, avec la parution de sa version réorchestrée (chez Durand), que s'achèvent, je crois, la série des variantes – en tout cas des variantes publiées / publiables.

    Est-ce la version complète ?  Non. Car, et c'est là le plus intéressant, à divers stades, Debussy a écarté des groupes de mesures, et surtout du texte qu'il avait déjà mis en musique. Les voici résumés.

Les coupures sur la musique
III,3
(la terrasse au sortir des souterrains)
→ Suppression d'une remarque sur les moutons « Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu'ils sentent déjà le boucher » et d'un climax où Golaud chante « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! »

III,4
(torture d'Yniold)
→ Le fameux « Et le lit ? Sont-ils près du lit ? », qui est revenu en grâce dans plusieurs représentations et parutions récentes (Rattle par exemple). Je reviens sur son histoire pour conclure cette notule.
→ 13 mesures allongeaient la fin de l'acte, dont une phrase qui complète la dernière parole de Golaud – qui ne s'éloigne pas avec Yniold, mais va au contraire se rapprocher : « Viens, nous allons voir ce qui est arrivé. » (et non « Viens ! »).

IV,4
(monologue de Pelléas avant la grande scène d'amour)
→ Référence au père de Pelléas dont la guérison confronte Pelléas à ses choix : « Mon père est hors de danger, et je n'ai plus de quoi me mentir à même » (avant « Il est tard, elle ne vient pas. Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir »).
→ 24 mesures avant la fermeture des portes.
→ Suppression d'une glose de Pelléas autour de « il ne sait pas que nous l'avons vu », quand ils aperçoivent Golaud caché.

    Uniquement des portions courtes, mais à l'exception du « lit », ces extraits n'ont jamais été enregistrés – officiellement du moins. Il semble néanmoins que ces dernières années soient apparues certaines de ces variantes (notamment « viens, nous allons voir ce qui est arrivé ») dans des versions en DVD. Je n'ai pas encore réuni toutes les références ni tout vérifié.

    Il me semble aussi avoir lu incidemment que la scène d'Yniold avec les moutons n'avait pas été donnée à la création, mais je n'ai pas le temps de vérifier ce point avant publication, et il n'est pas crucial : il s'agit d'une scène entière, bien connue et aisée à rétablir sans rien altérer.

    En attendant, tout cela permet de bénéficier de petits suppléments, de surprises, de fragments qui peuvent éclairer les éléments restés vaporeux dans les intentions des personnages – Debussy a eu tendance à gommer les aspects généalogiques trop précis, en particulier. Et, je l'espère, permettra de vous rassurer quant à l'origine de ces variantes : il y a effectivement eu quelques années où certaines articulations ont connu un peu de jeu sous la plume de Debussy.
    On ne peut qu'être étonné, devant la célébrité de l'œuvre, sa fréquence sur les scènes et le profil plutôt intellectualisant de ses amateurs, que des versions alternatives, fût-ce sur des détails, n'aient pas servi d'argument commercial.

pelleas supplement pelleas supplement
Deux versions différentes de cette phrase du monologue de Pelléas supprimée à l'acte IV.

    Je vous quitte, estimés lecteurs, avec ces quelques éléments autour du Lit.

Et le lit ??

    Alors que Golaud interroge vainement Yniold, juché sur ses épaules en espion innocent, sur ce que font Mélisande et Pelléas dans la Tour (« Que font-ils ? », « Sont-ils près l'un de l'autre ? »), il finit par lâcher le fond de sa pensée, alors que l'orchestre se tait soudain : « Et le lit ?  Sont-ils près du lit ? ». Pourtant, nous ne le connaissons que dans de rares versions de ces dix-quinze dernières années.

    Nous disposons d'une lettre de Debussy qui l'explique : les coupures de la fin de l'acte III sont dues à une censure. En effet, le jour de la générale costumes, le « directeur des Beaux-Arts » (je retraduis d'après le texte anglais proposé par Robert Orledge… est-ce un ministre ?  un agent du ministère ?  un censeur ?  je n'ai pas eu le temps ni l'intérêt, à vrai dire, de vérifier), M. Roujon, avise le caractère trivial de cette scène de voyeurisme, et demande à Carré la suppression du tableau entier. Debussy refuse absolument, et propose en échange les coupures (très ciblées, finalement) que nous venons de parcourir ensemble. Il ne s'agit que de celles de l'acte III, les autres semblent réellement issues de choix artistiques de Debussy, de repentirs dirions-nous s'il était peintre…
    Il avance même qu'il aurait dû modifier le passage litigieux lui-même, et que seule la « ridicule dispute » (je retraduis la lettre de l'anglais, n'ayant pu la retrouver en français, je ne garantis pas l'exactitude de l'expression ici non plus) qui l'opposa à Maeterlinck l'avait empêché de lui demander des altérations. Ceci me paraît d'une tartufferie confondante, dans la mesure où Debussy a précisément fait ce qu'il voulait de la prose de Maeterlinck, non seulement en coupant (ce qui est inévitable en adaptation une pièce parlée à l'opéra, et ce à quoi avait consenti le poète), mais aussi en récrivant un assez grand nombre d'expressions !  Une bonne partie des citations désormais célèbres de Pelléas ont été remaniées, voire écrites par Debussy… La lettre finit d'ailleurs par des flatteries assez obséquieuses envers le critique qui semble avoir bien accueilli la première.

    Changement de dernière minute et commandé par la menace imminente d'une suppression pure et simple d'une scène complète d'une douzaine de minutes. Mais qu'en est-il musicalement ?  Hé bien, et apparemment pas mal de mélomanes et même d'exégètes partagent mon sentiment, cette interruption pleine de crudité, presque dans le silence – qui traduit très efficacement l'obsession de Golaud – freine en réalité la progression implacable de cette dernière section, de plus en plus trépidante dans sa version coupée, jusqu'à l'explosion de fureur orchestrale finale. Au contraire, en rétablissant les questions autour du Lit, c'est une pause qui est ménagée, certes saisissante, avant la brève reprise, terrifiante, de la cavalcade. Très réussi aussi, mais la musique nous a soudain relâchés et la conclusion se révèle alors un peu courte.
    À cela s'ajoute que, systématiquement, le public rit généreusement à l'aspect vaudevillesque de la situation. [Je suis toujours fasciné par ces spectateurs capables de rire spontanément au moindre trait d'humour au sein de la tragédie la plus noire, alors que je suis moi-même écrasé par la pesanteur des enjeux et peut-être encore plus dévasté par l'ironie mordante de certains traits. Je ne sais quel mécanisme me manque.]  Ces rires, dans une œuvre mise en musique, tendent à interrompre d'autant plus la continuité et briser l'atmosphère : du point de vue très terre-à-terre du confort d'écoute, le supprimer représente également un gain. 

Je ne suis pas nécessairement convaincu non plus, sur le papier, par la nécessité des autres ajouts – sauf l'allongement des parties instrumentales, comme en cette fin d'acte III, précisément, qui rééquilibre peut-être la rupture du Lit !  Il est cependant très probable que mon habitude de Pelléas me rende toute nouveauté vaguement décevante, triviale ou sacrilège ; aussi je suis très curieux de les entendre, dès qu'il sera possible, avant de me prononcer.

[[]]
Fin de l'acte III avec rétablissement du Lit.
  Elias Mädler (Yniold), Gerald Finley (Golaud),
London Symphony Orchestra, Simon Rattle
(CD LSO Live
2017).



5) Une édition critique… vers l'avenir

    Les entendre avant de se prononcer, ce devrait être chose faite bientôt, puisque les éditions Durand-Salabert-Eschig ont lancé, en grande pompe l'an dernier, une édition critique de Pelléas, incluant une nouvelle réduction piano, correspondant réellement à la partition d'orchestre cette fois, et contenant ces passages coupés (avec la possibilité de continuer à les omettre si le chef le souhaite).
    J'aurais envie de les féliciter, mais Durand est quand même la maison qui est restée pendant tout ce temps assise sur son tas d'or à toucher des droits d'auteur automatiques avec ces éditions bancales de Pelléas (contenant de surcroît des fautes…), dont elle avait, grâce au droit de la propriété intellectuelle français, une parfaite exclusivité. D'une part grâce au principe de l'œuvre collective, protégée jusqu'à la mort du dernier collaborateur (Maeterlinck est mort en 1949, très longtemps après Debussy) ; d'autre part grâce aux années de guerre, très longues lorsque les œuvres ont été composées avant la première guerre mondiale (quelque chose comme 14 ans), qui s'ajoutent aux 70 ans de protection post mortem.
    Alors les voir produire cette édition rigoureuse que tout le monde attendait maintenant, alors que l'œuvre sera, d'ici 2025 au maximum – probablement avant – dans le domaine public (donc utilisable sans rien reverser à l'éditeur historique)… Je ris doucement, et je leur souhaite cordialement de se faire tailler des croupières par la concurrence qui rééditera l'ancienne édition ou en fera de nouvelles tout aussi documentées. (Oui, je n'ai pas pardonné, quand j'étais étudiant, la pratique de vendre les cycles de Ravel uniquement en mélodies détachées, pour obtenir les 5 pages à 25€ – à l'époque où, avec 25€, on pouvait acheter une Mercedes…)

    Pour autant, il s'agit d'une nouvelle merveilleuse pour tous les amateurs de Pelléas, qui irradiera à travers les représentations et enregistrements que nous découvrirons dans les années à venir !

    J'espère que cette notule aura contribuer à réduire vos alarmes devant la multiplicités des bizarreries pelléassiennes, toutes prêtes à déferler sur vos salles et disquaires préférés, et qui n'auraient pas tardé à envahir votre disponibilité auditive et mentale.

    Puissent, estimés lecteurs, ces quelques explications parvenir à éclairer, autant qu'il est possible, les jours sombres que notre engeance maudite traverse.

dimanche 22 novembre 2020

Autour de Pelléas & Mélisande – XXII – Dieu en Allemonde ?


Dans une démarche comparable à une question déjà posée en ces pages (« Allemonde, royaume imaginaire ? »), à propos de mentions presque incongrues de paysans, de famines, de guerres, en somme d'événements larges, quotidiens et concrets – au sein de ce huis-clos en un royaume imaginaire, qui ne semble accueillir que les sept membres de la dynastie parmi des pièces vides –, l'envie me prend de vous entretenir de la place de Dieu dans Pelléas et Mélisande.

[[]]
La chanson de la Tour réinventée par Debussy – et son fragment de litanie.
Angelika Kirchschlager, Philharmonique de Berlin, Simon Rattle (8 avril 2006 à Salzbourg).


Dans un royaume imaginaire, impossible à situer ailleurs que dans un Moyen-Âge imprécis – les demandes de costumes de Maeterlinck, pour la création par Lugné-Poë, étaient circonstanciées et les lieux et accessoires indiqués par les didascalies non plus ne laissent pas beaucoup de doute à ce sujet –, quelle était la nécessité d'inviter Dieu ?  On aurait aussi bien pu imaginer un pays lointain qui aurait un autre culte, nommeraient Dieu autrement, ou tout simplement n'y feraient pas référence.
Peut-être est-ce une question superfétatoire, et Maeterlinck n'a-t-il tout simplement pas imaginé une société autrement qu'avec Dieu, étant ce qui lui était le plus immédiatement familier – la religion n'intervient pas directement dans l'action, et sa présence ou son absence ne sont pas décisives.
Après tout, Maeterlinck n'explique-t-il pas : « C’est une aventure de jeunesse que j’ai transposée. Il ne faut jamais chercher très loin. » ?

Paradoxalement, plutôt qu'une profondeur mystique ou surnaturelle accrue, cette référence à Dieu agit comme un effet de réel, au même titre que le paysan mort de faim ou les trois vieux pauvres qui se sont endormis : elle ancre Allemonde dans un lieu de notre propre monde, dans un ailleurs médiéval qui reste très européen et familier.

Je vous propose un petit tour des citations, dans les deux états principaux de Pelléas, le texte de Maeterlinck et sa révision debussyste – Maeterlinck lui ayant laissé (et par écrit !) tout pouvoir de retouche, Debussy est beaucoup intervenu, et en plus des coupures attendues a changé des expressions, ajouté des phrases… [Cause invoquée par Maeterlinck pour leur brouille et sa provocation en duel, même s'il paraît clair aux biographes qu'il était surtout fou de rage qu'on n'ait pas choisi sa maîtresse Georgette Leblanc pour la création à l'opéra-comique.]



cherubini requiem en ut mineur
Dessin préparatoire pour le décor de la création debussyste de 1902, par Eugène Ronsin (acte IV scène 2).



a) Dieu grammaticalisé

On peut laisser de côté ce qui relève de l'invocation grammaticalisée (désémantisée en tout cas) : expression d'intensité qui n'a pas de rapport direct avec la transcendance – quand on dit « mon Dieu » ou « pour Dieu », on n'atteste pas l'existence du divin, on utilise surtout une formule figée. Ce peut affecter la couleur locale, évidemment – on ne les emploierait pas dans une société qui connaîtrait d'autres cultes –, mais n'apporte pas beaucoup de profondeur sur ce qu'est réellement le rapport au sacré dans Allemonde.

GOLAUD : Ils sont prodigieusement grands ; c’est une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait où. (III,3 chez Maeterlinck ; III,2 chez Debussy, où la phrase est coupée)
LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ! Devinez un peu ce que je vois !… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
GOLAUD : Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit par le bras.) Pour Dieu !… Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre !… (III,3 ; III,2 où est coupée)
GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)

Un peu plus liés à la croyance, ces autres exemples demeurent essentiellement des expressions :

GOLAUD : Ah ! ah !… patience, mon Dieu, patience… (III, 5 chez Maeterlinck ; III,4 chez Debussy)
GOLAUD : Elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant… Venez, venez… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Je n’y comprendrai rien non plus… Ne restons pas ici. (V,2 ; V)
GOLAUD : Mélisande !… dis-moi la vérité pour l’amour de Dieu ! (V,2 ; V)



b) Dieu objectifié

Plus intéressante, l'apparition du sacré par la vie quotidienne, les objets. En creux, on peut lire l'existence non seulement d'une foi, mais d'unepratique religieuse.

MÉLISANDE : Ici, sur le prie-Dieu. (IV,2)
→ Soit il s'agit simplement d'un meuble (nommé d'après notre monde – mais pourquoi ne pas avoir parlé de fauteuil ?), soit il indique la régularité d'une observance privée, confirmée par la citation suivante.
GOLAUD : Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment… (III,5 ; III,4)

PELLÉAS : Midi sonnait au moment où l’anneau est tombé… (II,1)
PELLÉAS : Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner… (III,4 ; III,3)
→ Confirme indirectement l'usage de cloches, donc de lieux de culte – et peut-être même, s'il y a des cloches, de lieux de culte collectifs, où pourraient se réunir les simples hommes, les paysans à peine esquissés. À nouveau, la présence de Dieu crée avant tout un effet de réel : un monde qui nous est familier, dont nous connaissons les codes. Allemonde hors des brumes, hors du huis-clos dysfonctionnel, serait une contrée normale.

En ce moment, toutes les servantes tombent subitement à genoux au fond de la chambre.  (V,2 ; V)
→ Geste traditionnel de piété, dont l'unanimité témoigne, à nouveau, d'une pratique habituelle et collective. Clairement, il existe une transcendance à Allemonde.



c) Dieu et la Foi

Une fois établi l'existence de cette religion sur le territoire isolé – insulaire, puisqu'on n'y accède qu'en bateau ? –, culte qui ressemble d'assez près aux nôtres : qu'apporte-t-elle aux humains et aux personnages de Pelléas ?

MÉLISANDE : Saint Daniel et saint Michel, saint Michel et saint Raphaël… (III,1 chez Maeterlinck)
→ Chez Maeterlinck, la scène 1 (coupée chez Debussy), où Yniold, miroir de la dernière scène de l'acte, regarde à la fenêtre (mais vers l'extérieur, et non en espion comme dans la scène conservée par Debussy). Mélisande chante à mi-voix en filant ce qui ressemble à un fragment de litanie – on imagine plutôt un chant religieux.
MÉLISANDE : Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ! […] Saint Daniel et Saint Michel, Saint Michel et Saint Raphaël, je suis née un dimanche, un dimanche à midi ! (III,1 chez Debussy)
→ Debussy réutilise ce fragmant en l'intégrant dans toute une chanson (qui remplace « Les trois sœurs aveugles ») pour sa première scène de l'acte III (III,2 chez Maeterlinck). C'est la Chanson de la Tour, évoquant aussi bien ses longs cheveux que son jour de naissance.
→ Les saints y sont invoqués sans aucun lien apparent avec le reste de la chanson – cette seconde strophe a-t-elle un sens, en tout état de cause ?  Le dimanche où l'on peigne ses cheveux évoque bien sûr le mythe de Mélusine, mais que viennent faire-là ces saints ?  Encore plus inutiles que dans la litanie où ils étaient séparés du sujet de leur invocation, ils sont ici devenus de simple motifs démonétisés au sein d'une chanson profane qui, elle-même, n'a pas une portée discursive très claire… 

PELLÉAS : C’est une vieille fontaine abandonnée. Il paraît que c’était une fontaine miraculeuse, — elle ouvrait les yeux des aveugles. (II,1)
→ Le miracle se conjugue au passé : comme dans les Chansons de Bilitis (1894), « Les satyres sont morts » (XLVI, « Le Tombeau des Naïades »). Le culte a perduré – le même, ou sont-ce les vestiges d'anciennes croyances ? –, mais la présence magique de la divinité s'est tarie.

Par ailleurs, dans la bouche de Golaud, l'invocation d'êtres surnaturels ou bibliques se teinte souvent d'ironie, de menace – elle est en général l'outil d'une contemption, ou d'une supplique (« dis-moi la vérité, pour l'amour de Dieu »).

GOLAUD : Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence ! (IV,2)
GOLAUD : On dirait que les anges du ciel s’y baignent tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… (IV,2 chez Maeterlinck)
GOLAUD : On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !…  (IV,2 arrangé par Debussy)
→ Golaud prend à témoin la pureté des yeux de Mélisande. L'invocation d'êtres célestes sert de support à une comparaison, et suppose donc que la référence est familière à tous ; pour autant elle ne témoigne pas d'une foi particulière, et l'utilise même pour blesser, convoque Dieu et les anges pour tourner en dérision la vertu de Mélisande – non sans fondement, certes.

GOLAUD : Absalon ! Absalon ! (IV,2)
→ Je renvoie à cette notule, qui est entièrement consacrée à cette exclamation, pour préciser le détail des sources bibliques et interprétations possibles du cri de Golaud – avertissement à lui-même, menace à Pelléas absent, dérision de Mélisande violentée par ses longs cheveux… Il s'agit ici d'un personnage vétérotestamentaire, donc moins immédiatement présent que les figures plus incarnées des Évangiles, et, à nouveau, dans un emploi uniquement négatif. Le point culminant de la violence de Pelléas et Mélisande est probablement là (paradoxalement, les violences à Yniold à la fin du III et le meurtre de Pelléas à la fin du IV n'ont pas la même emphase – bien que tout à fait aussi sidérants), et c'est un protagoniste biblique qui se retrouve dans la bouche de Golaud pour accompagner cette explosion violente.

Les traces d'un culte et d'une foi, dans Pelléas – peut-être à cause des nécessités pour écrire un drame intéressant, peut-être à cause du caractère intrinsèque d'Allemonde – secondent ainsi essentiellement un discours négatif : les saints ne servent pas à grand'chose, les miracles ont disparu, Dieu est plutôt convoqué comme témoin des péchés des hommes ou gardien impuissant de leurs vertus (« patience, mon Dieu, patience ! », dans la scène d'outrage à Yniold), les anges sont des outils symboliques d'humiliation.

L'impact positif de la Foi et de l'Espérance sur l'humanité, ou même la présence d'une réelle dévotion vivace qui aiderait les hommes à (sur)vivre dans Allemonde, ne sont pas évidents en surveillant les références religieuses au fil de la pièce, chez Maeterlinck comme chez Debussy.



d) Dieu et l'Espérance

Au delà de ces références, que pourrait-on dire de la façon qu'ont les résidents du vieux château d'Allemonde d'aborder la vie ?

Domine une sensation de hasard, de désordre même, et de malheur inévitable de tout côté.

GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)
→ Hasard.

ARKEL : Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles… (I,2)
→ Incertitude. Considérant qu'Arkel, du haut de ses paroles graves et apparemment sages, se trompe à chaque fois – l'épisode le plus cruel étant la prévision de guérison de Marcellus et de la mort du père, qui pousse Pelléas à commettre le mauvais choix –, l'espérance osée dans la seconde phrase n'est pas totalement rassérénante.

PREMIÈRE SERVANTE : Oui, oui ; c’est la main de Dieu qui a remué… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
→ Notre malheur est ainsi lié à un geste divin, à peine perceptible, dont il ne se rend peut-être pas même compte, comme la fourmi qui s'attarde sous notre talon insouciant… En tout cas, Dieu est plutôt relié à l'événement catastrophique qu'à l'espoir d'un monde meilleur.

ARKEL : C’est au tour de la pauvre petite… (V,2 ; V)
→ La vie même apparaît comme un fardeau, transmis en cycle, sans que l'au-delà soit mentionné comme un horizon de réconfort. Il faut vivre sur terre, comme un aveugle, tourmenté par les hasards de Dieu.

Le moins qu'on puisse dire est que la transcendance n'apparaît pas comme une source d'apaisement dans Pelléas.



e) Dieu et l'Au-delà

La mort de Mélisande ne révèle pas grand'chose à ce sujet, et ne contredit pas la vision tout à fait bouchée d'une vie comme vallée de larmes, sans horizon décelable.

ARKEL :  Non, non ; n’approchez pas… Ne la troublez pas… Ne lui parlez plus… Vous ne savez pas ce que c’est que l’âme… (V,2 ; V)
→ Si Golaud, après avoir encore tenté d'arracher des aveux à Mélisande au moment où elle s'apprête à mourir, se fait réprimander pour son impiété, il semble qu'Arkel ne sache pas trop ce qu'est l'âme non plus.
ARKEL : On dirait que son âme a froid pour toujours… (V,2 ; V)
ARKEL : Maintenant c’est son âme qui pleure… (V,2 ; V)
ARKEL : L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule…  (V,2 ; V)
→ Toutes ces descriptions paraissent très concrètes… Arkel observe Mélisande en train de se laisser mourir, et ses grandes observations sur l'âme ne révèlent en réalité, rien de spirituel.

L'espoir de la salvation (le Salut, n'y pensons même pas) et de la résurrection semble tout à fait hors de portée dans ce château aux plafonds bas et étouffants – et à en juger par les guerres et famines, il n'en ira pas plus aisément pour le petit peuple.



f) La vision d'un monde avec Dieu

En découle cet abattement omniprésent, qui crée la toile de fond de Pelléas : cette présence-absence presque désespérante d'un Dieu qui n'apporte aucune espérance aux vivants, même par-delà la mort, participe pour large part à cette impression de sombre résignation qui sert d'écrin à chaque dialogue.

ARKEL : Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes… (IV,2)
→ (On se demande, au passage, s'il s'agit des hommes masculins, tempêtueux et faibles comme Golaud, ou du genre humain qui n'est certes pas en sa meilleure posture au fil de Pelléas…)
GOLAUD : Et puis la joie, la joie… on n'en a pas tous les jours. (II,2)
LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ce n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)

Par ailleurs, le conseil d'Arkel, après avoir induit en erreur Pelléas – lui laissant croire que son père mourrait avant son ami –, de négliger la tombe des morts, achève de me persuader de ce que les habitants d'Allemonde ne nourrissent pas d'espoirs trop ambitieux sur leur joie au delà du cycle – déjà désespérant – de la vie.

ARKEL : Marcellus est mort ; et la vie a des devoirs plus graves que la visite d’un tombeau. (II,4 chez Maeterlinck uniquement)

La dernière réplique de l'opéra, « c'est au tour de la pauvre petite », ressortit davantage à une perception cyclique de type métempsychose, ou bien à une représentation très matérialiste d'une société où chaque enfant prend une place laissée vacante… qu'à une solide espérance dans un monde meilleur ou simplement dans une entité qui nous voudrait du bien.



pelleas_lucien-jusseaume_acte_v.jpg
Le décor de la création debussyste de 1902, par Lucien Jusseaume (acte V).



Que retirer de tout cela ?

1) Je n'avais pas mesuré, avant de regrouper ces occurrences (forcément partielles, j'en ai inévitablement manqué, et ce pourrait altérer les conclusions à en tirer), à quel point Dieu est cité, mais sous forme d'expressions dévitalisées. On trouve pourtant quantité de traces d'une pratique religieuse très similaire au catholicisme, mais ici les saints sont tout au plus des sujets de chanson, les anges et les personnages bibliques servent à humilier, la présence de Dieu est ressentie dans les malheurs qui nous dépassent et non dans un idéal de vie en société ou une espérance que pourraient apporter l'au-delà ou la résurrection. Le destin semble harrasser les personnages, et jusqu'à leur rapport à la mort paraît désespéré, voire d'une indifférence un peu irrespectueuse.
Si la religion est présente dans Pelléas, plus que je ne l'avais remarqué de prime abord, en revanche elle ne semble avoir aucune prise sur la moralité et la vie des personnages. Dieu, si jamais sa présence est décelable, s'incarne plutôt dans le destin qui tourmente les hommes.

2) On remarque la concentration de citations chez deux personnages : Golaud & Arkel invoquent énormément Dieu, le premier à base d'expressions figées ou pour exprimer sa colère, le second pour essayer de donner du sens au monde, mais avec une hauteur de vue de toute évidence plutôt limitée. Les servantes en parlent avec peut-être plus de sagesse (et de superstition, et de résignation), mais elles ne sont que des silhouettes fugaces – encore plus chez Debussy où leur seul rôle est de s'agenouiller à la mort de Mélisande ! 
Mélisande & Pelléas, à l'inverse des deux aînés, semblent s'en moquer totalement, et n'y font jamais référence – Pelléas entend sonner la cloche, Mélisande esquisse le nom de trois saints sans même les gratifier d'une phrase…
Cette différence illustre très bien les mondes parallèles dans lesquels évoluent les deux amoureux d'une part, les vieillards perdus et déprimés de l'autre – et ce sont ces derniers qui parlent de Dieu, ce qui renforce encore l'impression soulignée en 1).

3) Je trouve tout de même intéressant, dans un univers évanescent, constitué de phrases parcellaires, d'allusions clairsemées, d'imaginer que ces personnages ont lu assez attentivement la Bible pour connaître et partager des implicites autour des différents épisodes de la vie du fils rebelle de David. Il y a quelque chose d'incongru dans ce détail concret, comparable à ce moment où Golaud semble soudain comprendre la poétique de Maeterlinck et s'en effrayer : « J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. », comme s'il avait l'espace d'un instant compris que, dans un drame symboliste, perdre la bague signifiait dissoudre le mariage pour de bon.  Ici aussi, les personnages de cet univers quasiment sans détail – peut-être parce que nous ne prenons pas assez au sérieux les didascalies qui dessinent de façon assez évidente un château médiéval – semblent être informés de façon étonnamment précise, sur des matières qui nous sont familières (les textes sacrés de la religion que nous connaissons le mieux) à nous les vrais humains qui n'habitons pas les drames symbolistes. Comme s'ils débordaient soudain sur le monde réel.

4) De cela découle que Dieu, plutôt que l'empreinte d'un mysticisme impalpable, constitue d'abord, dans Pelléas, un effet de réel, au même titre que les trois vieux pauvres ou le paysan mort de faim, une façon d'ancrer Allemonde – qui me paraît tellement ailleurs que j'y aurais spontanément associé des cultes inconnus, peut-être même tellement coupé du monde que l'idée de transcendance ne serait pas parvenue jusqu'à lui, un royaume athée par défaut de capacité de penser au delà – sur notre Terre, et dans notre généalogie temporelle. Allemonde est donc probablement plutôt, dans l'esprit de Maeterlinck, un petit royaume germanique du Moyen-Âge qu'un univers alternatif.
Évidemment nous, lecteurs (qui avons lu la science-fiction), en faisons ce que nous voulons, et je peine pour ma part à comprendre Pelléas et à y prendre autant de plaisir en l'inscrivant dans des limites géographiques et chronologiques.

5) Je me demande dans quelle mesure il ne faut pas attribuer cette présence étonnamment concrète, voire incongrue, d'un catholicisme implicite (alors même qu'Allemonde semble abandonné par la transcendance, la Providence et l'espérance…) à la culture de Maeterlinck qui, en pensant son Moyen-Âge indéfini, a spontanément baigné dans sa propre culture européenne, qu'elle soit historique ou contemporaine. Il n'est pas impossible que toute ma glose n'ait aucun sens et que Dieu soit là par défaut, conséquence involontaire d'un Moyen-Âge décrit avec des éléments qui sont de l'ordre du réflexe impensé.




Sur cette exploration pleine de joie et profondément utile comme on vient de le voir, je vous abandonne aux mains (peut-être pas expertes, mais) bavardes de l'excellent moi-même, dans la série consacrée depuis les débuts de Carnets sur sol à l'univers de Pelléas et Mélisande (pour remonter vers les notules les plus anciennes, il faut utiliser la colonne de droite, section « archives », où l'on peut cliquer sur les mois où les notules ont été publiées.

Dieu vous garde, seigneurs. Mieux que Marcellus, s'il est possible.

mardi 14 avril 2020

Autour de Pelléas & Mélisande – XXI – Absalon ! Absalon !


1. Un petit pan de ma vie

« Au moment de mon voyage à Naples, un critique ayant écrit que dans Le Festin d'Absalon de Preti (accroché en permanence dans la collection Farnèse), tableau que j'adorais et croyais connaître très bien, la main d'Amnon (que je ne me rappelais pas) était si bien peinte, qu'elle était, si on la regardait seule, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, je mangeai quelques crocchè di patate, sortis et entrai dans le musée. Dès les premières marches que j'eus à gravir, je fus pris d'étourdissements. Je passai devant plusieurs tableaux de la collection Farnèse et eus l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Palerme, ou d'une simple maison au bord de la mer à Sorrente. Enfin je fus devant le Preti, que je me rappelais plus éclatant, plus différent de tout ce que je connaissats, mais où, grâce à l'article du critique, je remarquai pour la première fois de petits gâteaux orangés, que le ciel était brun, et enfin la précieuse matière du tout petit vase bleu. Mes étourdissements augmentaient ; j'attachais mon regard, comme un enfant à une mouche bleue qu'il veut saisir, au précieux petit vase bleu. Dans une céleste balance m'apparaissait, chargeant l'un des plateaux, ma propre vie, tandis que l'autre contenait le vase si bien peint en bleu.
Cependant je m'abattis sur une banquette droite ; aussi brusquement je cessai de penser que ma vie était en jeu et, me demandai les conclusions à en tirer au sujet de Pelléas. »

Car, oui, c'est en me promenant dans les collections du Palais de Capodimonte, au sommet de Naples, au-dessus de son Observatoire, que j'eus enfin de la révélation de toute une vie.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Mattia Preti, La Festa di Assalone
(fin des années 1650)


En réalité, je crois l'avoir vu au Petit-Palais pour l'exposition Luca Giordano, car c'est une acquisition du Musée des Beaux-Arts du Canada ; mais avouez que l'histoire serait moins jolie.



2. Une parole obscure

À la scène 2 de l'acte IV, lorsque les soupçons de Golaud le submergent et qu'il violente Mélisande, pourquoi ces cris qui invoquent Absalon ?

GOLAUD
Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu?
Va-t'en !  Je ne te parle pas.
Où est mon épée ?
Je venais chercher mon épée…

MÉLISANDE
Ici, sur le prie-Dieu.

GOLAUD
Apporte-la.
(à Arkel)
On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer.
On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.
(à Mélisande)
Eh bien, mon épée ?
Pourquoi tremblez-vous ainsi ?
Je ne vais pas vous tuer.
Je voulais simplement examiner la lame.
Je n'emploie pas l'épée à ces usages.

[…]

GOLAUD
Une grande innocence !
Plus que de l'innocence !
On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême.
Je les connais ces yeux !
Je les ai vus à l'oeuvre !
Fermez-les !  fermez-les !  Ou je vais les fermer pour longtemps!
Ne mettez pas ainsi votre main à la gorge ;
je dis une chose très simple…
J'ai pas d'arrière-pensée
Si j'avais une arrière-pensée pourquoi ne la dirais-je pas ?
Ah! ah! ne tâchez pas de fuir !
Ici !
Donnez-moi cette main !
Ah !  vos mains sont trop chaudes
Allez-vous-en !  Votre chair me dégoûte !
Allez-vous-en !
Il ne s'agit plus de fuir à présent !
(Il la saisit par les cheveux.)
Vous allez me suivre à genoux !
A genoux devant moi !
Ah !  ah !  vos longs cheveux servent en fin à quelque chose.
A droite et puis à gauche !
A gauche et puis à droite !
Absalon !  Absalon !
En avant ! en arrière !
Jusqu'à terre ! jusqu'à terre
Vous voyez,
vous voyez ; je ris déjà comme un vieillard
Ah ! ah ! ah !

Ce moment d'outrage (quoique pas dépourvu de fondement) glace le sang… et Debussy écrit sur « Absalon ! » des aigus terrifiants (un saut de quarte vers un mi 3, agité d'un triolet, puis un long saut de quinte diminuée vers un fa 3), qui ne laissent pas de doute sur la fureur de Golaud.

absalon golaud
absalon golaud absalon golaud

Mais pourquoi cette invocation au juste ?

Telle que la présente la situation, et surtout telle qu'elle est mise en musique par Debussy, on pourrait croire à une insulte, traîtresse comme une Dalila, luxurieuse comme une Jézabel aux abois…

Mais ce n'est pas ce que révèlent les Écritures.




Dessin préparatoire du Guerchin pour L'assassinat d'Amnon à la fête d'Absalon.




3. Hypothèse n°1 : Absalon le vengeur

Absalon, dans le second livre de Samuel, est ce fils de David qui, pour venger le viol de sa sœur Tamar par leur demi-frère Amnon, fils aîné du roi, fait assassiner le coupable par ses serviteurs lors d'un banquet où l'a convié, en présence de tous les fils du monarque.

(Oui, il est fascinant que Tamar soit resté un prénom féminin en vogue !)

Dans la traduction de Martin (1744), voici ce qu'il advient :

     2 Samuel 13
1.     Or il arriva après cela qu'Absalom, fils de David, ayant une sœur qui était belle, et qui se nommait Tamar, Amnon fils de David, l'aima.
2.     Et il fut si tourmenté de cette passion, qu'il tomba malade pour l'amour de Tamar sa sœur, car elle était vierge ; et parce qu'il semblait trop difficile à Amnon de rien obtenir d'elle.
6.     Amnon donc se coucha, et fit le malade; et quand le Roi le vint voir, il lui dit : Je te prie que ma sœur Tamar vienne et fasse deux beignets devant moi, et que je les mange de sa main.
8.     Et Tamar s'en alla en la maison de son frère Amnon, qui était couché; et elle prit de la pâte, et la pétrit, et en fit devant lui des beignets, et les cuisit.
9.     Puis elle prit la poêle, et les versa devant lui, mais Amnon refusa d'en manger; et dit : Faites retirer tous ceux qui sont auprès de moi : et chacun se retira.
10.     Alors Amnon dit à Tamar : Apporte-moi cette viande dans le cabinet, et que j'en mange de ta main. Et Tamar prit les beignets qu'elle avait faits, et les apporta à Amnon son frère dans le cabinet.
11.     Et elle les lui présenta, afin qu'il en mangeât ; mais il se saisit d'elle et lui dit : Viens, couche avec moi, ma sœur.
12.     Et elle lui répondit : Non, mon frère, ne me viole point; car cela ne se fait point en Israël ; ne fais point cette infamie.
13.     Et moi, que deviendrais-je avec mon opprobre ?  et toi, tu passerais pour un insensé en Israël. Maintenant donc parles-en, je te prie, au Roi, et il n'empêchera point que tu ne m'aies pour femme.
14.     Mais il ne voulut point l'écouter ; et il fut plus fort qu'elle, et la viola, et coucha avec elle.
15.     Après cela, Amnon la haït d'une grande haine, en sorte que la haine qu'il lui portait, était plus grande que l'amour qu'il avait eu pour elle ; ainsi Amnon lui dit : Lève-toi, va-t'en.
16.     Et elle lui répondit : Tu n'as aucun sujet de me faire ce mal, que de me chasser ; ce mal est plus grand que l'autre que tu m'as fait; mais il ne voulut point l'écouter.
17.     Il appela donc le garçon qui le servait, et lui dit : Qu'on chasse maintenant celle-ci d'auprès de moi, qu'on la mette dehors, et qu'on ferme la porte après elle.
19.     Alors Tamar prit de la cendre sur sa tête, et déchira la robe bigarrée qu'elle avait sur elle, et mit la main sur sa tête, et s'en allait en criant.
20.     Et son frère Absalom lui dit : Ton frère Amnon n'a-t-il pas été avec toi ?  Mais maintenant, ma sœur, tais-toi, il est ton frère ; ne prends point ceci à cœur. Ainsi Tamar demeura toute désolée dans la maison d'Absalom son frère.
21.     Quand le Roi David eut appris toutes ces choses, il fut fort irrité.
22.     Or Absalom ne parlait ni en bien ni en mal à Amnon, parce qu'Absalom haïssait Amnon, à cause qu'il avait violé Tamar sa sœur.
23.     Et il arriva au bout de deux ans entiers, qu'Absalom ayant les tondeurs à Bahal-hatsor, qui était près d'Ephraïm, il invita tous les fils du Roi.
27.     Et Absalom le pressa tant, qu'il laissa aller Amnon, et tous les fils du Roi avec lui.
28.     Or Absalom avait commandé à ses serviteurs, en disant : Prenez bien garde, je vous prie, quand le cœur d'Amnon sera gai de vin, et que je vous dirai : Frappez Amnon, tuez-le ; ne craignez point; n'est-ce pas moi qui vous l'aurai commandé ?  Fortifiez-vous, et portez-vous en vaillants hommes.
29.     Et les serviteurs d'Absalom firent à Amnon comme Absalom avait commandé, puis tous les fils du Roi se levèrent, et montèrent chacun sur sa mule, et s'enfuirent.
37.     Mais Absalom s'enfuit, et se retira vers Talmaï, fils de Hammihud Roi de Guesur : et David pleurait tous les jours sur son fils.
38.     Quand Absalom se fut enfui, et qu'il fut venu à Guesur, il demeura là trois ans.
39.     Puis il prit envie au Roi David d'aller vers Absalom, parce qu'il était consolé de la mort d'Amnon.

Dans ce cas, Golaud se désignerait lui-même par « Absalon ! » : il annonce à Mélisande qu'il est prêt à tuer son demi-frère pour avoir touché à une femme de la famille, ou bien il s'avertit lui-même du fratricide qu'il risque de commettre.

Debussy ferait alors une mise en musique à contresens : on pourrait s'attendre à ce que Golaud se murmure à lui-même, comme un garde-fou, ses « Absalon ! », tout sauf cette rage extravertie.

Cet épisode n'est cela dit pas le seul emblématique parmi les récits des Nevi'im autour de ce fils de David.



absalom_niccolo_de_simone.png
Niccolò de Simone, Le Banquet d'Absalom
(vers 1650, collection particulière)




4. Hypothèse n°2 : Absalon le révolté

Absalon a ses manières. Voyant que le roi l'avait autorisé à retourner à Jérusalem, mais non admis en sa présence, il trouve un utile moyen de se faire remarquer de Joab, neveu de David et chef de son armée.

    2 Samuel 14
30. Alors Absalom dit à ses serviteurs : Vous voyez là le champ de Joab qui est auprès du mien, il y a de l'orge, allez et mettez-y le feu. Et les serviteurs d'Absalom mirent le feu à ce champ.
31.     Alors Joab se leva et vint vers Absalom dans sa maison, et lui dit : Pourquoi tes serviteurs ont-ils mis le feu à mon champ ?
32.     Et Absalom répondit à Joab : Voici, je t'ai envoyé dire : Viens ici, et je t'enverrai vers le Roi, et tu lui diras : Pourquoi suis-je venu de Guesur ?  il vaudrait mieux que j'y fusse encore. Maintenant donc que je voie la face du Roi ; et s'il y a de l'iniquité en moi, qu'il me fasse mourir.

Les causes de cette soif de pouvoir ne sont pas explicitées, mais Absalon se fait proclamer roi et marche sur Jérusalem, obligeant son père à la fuite, et récupérant non seulement son palais et ses conseillers, mais jusqu'à ses concubines.

    2 Samuel 15
4.     Absalom disait encore : Oh! que ne m'établit-on pour juge dans le pays! et tout homme qui aurait des procès, et qui aurait droit, viendrait vers moi, et je lui ferais justice.
10.     Or Absalom avait envoyé dans toutes les Tribus d'Israël des gens apostés, pour dire : Aussitôt que vous aurez entendu le son de la trompette, dites : Absalom est établi Roi à Hébron.
13.     Alors il vint à David un messager, qui lui dit : Tous ceux d'Israël ont leur cœur tourné vers Absalom.
14.     Et David dit à tous ses serviteurs qui étaient avec lui à Jérusalem : Levez-vous, et fuyons; car nous ne saurions échapper devant Absalom. Hâtez-vous d'aller, de peur qu'il ne se hâte, qu'il ne nous atteigne, qu'il ne fasse venir le mal sur nous, et qu'il ne frappe la ville au tranchant de l'épée.
    2 Samuel 16
21.     Et Achithophel dit à Absalom : Va vers les concubines de ton père, qu'il a laissées pour garder la maison, afin que quand tout Israël saura que tu te seras mis en mauvaise odeur auprès de ton père, les mains de tous ceux qui sont avec toi, soient fortifiées.
22.     On dressa donc un pavillon à Absalom sur le toit de la maison : et Absalom vint vers les concubines de son père, à la vue de tout Israël.

C'est alors que commence la chasse contre le roi :

    2 Samuel 17
8.     Cusaï dit encore : Tu connais ton père et ses gens, que se sont des gens forts, et qui ont le cœur outré, comme une ourse des champs à qui on a pris ses petits;
12.     Alors nous viendrons à lui en quelque lieu que nous le trouvions, et nous nous jetterons sur lui, comme la rosée tombe sur la terre, et il ne lui restera aucun de tous les hommes qui sont avec lui.

Des épisodes plus concrets et personnels se mêlent – le roi David est accueilli par des jets de pierres, ou bien caché dans un puits pour échapper aux éclaireurs d'Absalon.

Une fois retiré au désert, les fidèles de David livrent enfin bataille.

    2 Samuel 18
4.     Et le Roi leur dit : Je ferai ce que bon vous semblera. Le Roi donc s'arrêta à la place de la porte, et tout le peuple sortit par centaines, et par milliers.
5.     Et le Roi commanda à Joab, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Epargnez-moi le jeune homme Absalom; et tout le peuple entendit ce que le Roi commandait à tous les capitaines touchant Absalom.
6.     Ainsi le peuple sortit aux champs pour aller à la rencontre d'Israël; et la bataille fut donnée en la forêt d'Ephraïm.

Le Troisième Psaume fait aussi référence à la révolte de ce fils indigne et débute ainsi « Psaume. De David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. / — Yahvé, qu'ils sont nombreux mes oppresseurs […] »

L'invocation d'Absalon dans la bouche de Golaud est plus évidente à partir de cet épisode : Golaud s'en prend à la figure d'un fils de roi révolté. [Étrange silhouette tirée de l'Ancien Testament, alors qu'il n'est que vaguement question de Dieu – « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes » – ou de « prie-Dieu » ailleurs dans la pièce, allusions par ailleurs concentrées dans cette scène.]

Pour autant, cela signifie qu'ici encore Golaud s'adresse non pas à Mélisande, mais à Pelléas qui est absent — comme un avertissement à son jeune rival, ou comme un cri de rage annonçant ce qu'il va faire – le châtier.

Il reste une troisième hypothèse, plus concrète encore – il n'est pas impossible que, dans la logique symboliste, ces trois épisodes se superposent dans un flou censé nimber la situation de toutes ces connotations possibles.



absalom_guercino.jpg
Je n'ai pas d'illustration picturale de l'usurpation d'Absalom, voici donc une autre esquisse de Guercino, que je trouve très frappante.
L'indifférence horizontale du jeune homme glabre face à la barbe et aux gestes diagonaux des sicaires…



5. Hypothèse n°3 : Absalon le supplicié

À la fin de l'histoire, Absalon, quoique à la tête d'Israël, est défait par les serviteurs de David.

    2 Samuel 18
7.     Là fut battu le peuple d'Israël par les serviteurs de David, et il y eut en ce jour-là dans le même lieu une grande défaite, savoir de vingt mille hommes.
9.     Or Absalom se rencontra devant les serviteurs de David, et Absalom était monté sur un mulet, et son mulet étant entré sous les branches entrelacées d'un grand chêne, sa tête s'embarrassa dans le chêne, où il demeura entre le ciel et la terre, et le mulet qui était sous lui, passa au delà.
10.     Et un homme ayant vu cela, le rapporta à Joab, et lui dit : Voici, j'ai vu Absalom pendu à un chêne.
11.     Et Joab répondit à celui qui lui disait ces nouvelles : Et voici, tu l'as vu, et pourquoi ne l'as-tu pas tué là, le jetant par terre? Et c'eût été à moi de te donner dix pièces d'argent, et une ceinture.
12.     Mais cet homme dit à Joab : Quand je compterais dans ma main mille pièces d'argent, je ne mettrais point ma main sur le fils du Roi, car nous avons entendu ce que le Roi t'a commandé, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Prenez garde chacun au jeune homme Absalom.
13.     Autrement j'eusse commis une lâcheté au péril de ma vie; car rien ne serait caché au Roi; et même tu m'eusses été contraire.
14.     Et Joab répondit : Je n'attendrai pas tant en ta présence; et ayant pris trois dards en sa main, il en perça le cœur d'Absalom qui était encore vivant au milieu du chêne.
15.     Puis dix jeunes hommes qui portaient les armes de Joab, environnèrent Absalom, et le frappèrent, et le firent mourir.
17.     Et ils prirent Absalom, et le jetèrent en la forêt, dans une grande fosse; et mirent sur lui un fort grand monceau de pierres; mais tout Israël s'enfuit, chacun en sa tente.

Tant qu'à faire, je vous indique le dénouement avec le désespoir du roi David, en dépit des menaces exercées sur lui par son fils usurpateur – mais je ne suis pas persuadé que ce soit pertinent pour notre histoire :

    2 Samuel 18
31.     Alors voici Cusi qui vint, et qui dit : Que le Roi mon Seigneur ait ces bonnes nouvelles, c'est que l'Eternel t'a aujourd'hui garanti de la main de tous ceux qui s'étaient élevés contre toi.
32.     Et le Roi dit à Cusi : Le jeune homme Absalom se porte-t-il bien? Et Cusi lui répondit : Que les ennemis du Roi mon Seigneur, et tous ceux qui se sont élevés contre toi pour [te faire du] mal, deviennent comme ce jeune homme.
33.     Alors le Roi fut fort ému, et monta à la chambre haute de la porte, et se mit à pleurer, et il disait ainsi en marchant : Mon fils Absalom! mon fils! mon fils Absalom! plût à Dieu que je fusse mort moi-même pour toi! Absalom mon fils! mon fils!

    2 Samuel 19
4.     Et le Roi couvrit son visage, et criait à haute voix : Mon fils Absalom! Absalom mon fils! mon fils!
5.     Et Joab entra vers le Roi dans la maison, et lui dit : Tu as aujourd'hui rendu confuses les faces de tous tes serviteurs qui ont aujourd'hui garanti ta vie, et la vie de tes fils et de tes filles, et la vie de tes femmes, et la vie de tes concubines.
6.     De ce que tu aimes ceux qui te haïssent, et que tu hais ceux qui t'aiment; car tu as aujourd'hui montré que tes capitaines et tes serviteurs ne te [sont] rien; et je connais aujourd'hui que si Absalom vivait, et que nous tous fussions morts aujourd'hui, la chose te plairait.
7.     Maintenant donc lève-toi, sors, [et] parle selon le cœur de tes serviteurs; car je te jure par l'Eternel que si tu ne sors, il ne demeurera point cette nuit un seul homme avec toi; et ce mal sera pire que tous ceux qui te sont arrivés depuis ta jeunesse jusqu'à présent.

Il existe également d'autres Absalom, dans les Maccabées (1;11-13, « Jonathan, fils d'Absalom » ; puis 2;17 « Jean et Absalom, vos émissaires »), mais dont le texte ne dit rien… Maeterlinck fait nécessairement référence au fils de David.

La mort d'Absalon constitue donc un épisode extrêmement violent, atypique et graphique – sa « tête » est en général comprise (étymologiquement, symboliquement ?) comme ses cheveux, attributs de jeunesse, de beauté et d'orgueil, qui rendent sa fin encore plus spectaculairement pathétique. Elle est, ce me semble, l'épisode le plus représenté dans l'iconographie, en dehors du XVIIe siècle où le banquet d'assassinat règne en vedette.

Dans la scène d'outrage de Pelléas qui nous occupe, la référence aux cheveux qui servent à être mis à mort paraît la plus transparente : « je ne vais pas vous tuer… vos longs cheveux servent enfin à quelque chose ». Golaud, cette fois-ci, accable bel et bien Mélisande, en punissant sa révolte (?), ou du moins ses péchés, au moyen des attributs de beauté qui font sa fierté. Ce qui suscitait l'admiration, tant de fois mentionné dans le texte (et en particulier par elle-même) devient le moyen de son châtiment. Le cri signifie alors : « vois comment je vais te punir », et s'adresse en propre à la trahison de Mélisande.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Tiré du Speculum humanæ Salvationis
(XVe siècle)




7. Trois identités

Même si l'hypothèse d'un Absalon-Mélisande (lié à l'accablement par les cheveux) est la plus évidente – elle ne peut, en tout cas, avoir échappé à Maeterlinck –, la multiplicité des épisodes capitaux dans le second Livre de Samuel permet de laisser planer l'hypothèse d'une pluralité de références, comme celle à un Absalon-Pelléas (le « fils » qui usurpe la place du père, et jusqu'à ses concubines !) – qui a l'originalité de s'adresser à un personnage absent – ou à un Absalon-Golaud (le vengeur de sa « sœur » violée, assassinant son demi-frère coupable) – qui s'avertit ainsi lui-même à voix basse du crime supplémentaire qu'il risque de commettre.

Ces hypothèses peuvent aisément coexister, tant la figure biblique d'Absalom semble se couler avec naturel dans chacun des types des trois personnages principaux – ses conseillers malavisés (le texte hébraïque souligne leurs erreurs d'appréciation) ont d'ailleurs quelque chose d'Arkel, mais ce sera pour une autre fois.



8. Quelques incarnations

Afin de ne pas vous laisser la faim au ventre après quelques considérations purement exégétiques, je vous propose en complément un petit parcours sonore autour des interprétations (vocales) possibles de ce moment, sur le modèle de la notule Traînée de Mélisande, lorsque celle-ci laisse échapper son anneau.


[[]]
Gilles Cachemaille, Orchestre Symphonique de Montréal, Charles Dutoit (Decca)

Ici, Golaud est débordé par sa fureur. On sent la colère qui a débordé l'homme affable… c'est tout entier l'époux blessé qui prend possession de l'homme. Il demeure quelque chose de compréhensible, d'humain, d'encore sympathique dans cet homme qui passe la mesure mais auquel on peut s'identifier. La voix rocailleuse gomme toute aristocratie, le mari outragé parle de ses émotions, sans chercher de contenance, jusqu'au gigantesque cri de dépit « servent enfin à quelque chose ». Au demeurant, dans cette rage ne semble percer nulle haine – on y perçoit même l'amour désespéré pour Mélisande qui lui échappe.


[[]]
Henri Etcheverry, Orchestre Symphonique (non identifié, ad hoc ?), Roger Désormière (EMI / Warner)

Etcheverry conserve sa distinction de classe : pas de cris, la voix tonne sans jamais se déformer. Pas d'effet d'éclat, de changement de texture de la voix, d'aperture des voyelles. L'outrage reste habillé par une forme de mépris de classe, Golaud lui parle de toute sa hauteur d'héritier du trône : sa colère ne lui fait pas oublier sa supériorité sociale. Il exerce son droit et préserve l'empire sur lui-même.


[[]]
Michel Roux, Orchestre National de la RTF, Désiré-Émile Inghelbrecht (Montaigne / Naïve)

Dans la finesse d'articulation de Michel Roux, on entend la volonté de toucher juste et de blesser, de trouver les mots les plus cruels, jusqu'à cette acmé où il semble totalement débordé par l'ivresse de sa propre puissance « à genoux, devant moi ! ».
[D'un point de vue technique, c'est la couverture vocale qui crée cet effet – pour protéger ses aigus, il « arrondit » les voyelles, « à genoux devant mwôôôôôa », ce qui donne l'impression de fluidité, de moindre articulation, d'expression plus animale.]


[[]]
Gérard Souzay, Orchestre de la Suisse Romande, Jean-Marie Auberson (Claves)

Enfin, le plus terrible. D'abord d'un calme glaçant (« Je dis une chose très simple »), la voix laisse percevoir des éclats de moins en moins maîtrisés, et de plus en plus violents, presque physiques, comme s'ils s'accompagnaient de coups. Dans « servent enfin à quelque chose », on entend la précipitation de son visage qui se rapproche de celui de sa victime effondrée. Le tout culminant dans une sorte de jubilation sadique.


(Au passage, bien que j'aie choisi les extraits pour leurs Golaud, ceci constitue une sélection de quatre des meilleures versions discographiques de Pelléas, toutes d'esprit très différent… Le nébuleux Dutoit avec un orchestre superbe, l'oppressant Désormière, les vents capiteux et les dictions superlatives d'Inghelbrecht 62, le grain théâtral exceptionnel d'Auberson.)



absalom_de_mattias_stomer.jpg
Mattias Stomer, La Rissa (« La Rixe »)
Malgré ce nom attribué dans le catalogue de 1961 au Musée Filangeri de Naples (à cause de ses allures caravagesques, je suppose ?), il s'agit bien d'une représentation du « Banquet d'Absalom ».





Je tiens à remercier vivement Christellerie pour sa participation aux réflexions ci-dessus.

J'espère que ce voyage vous aura intrigué comme moi (trois épisodes compatibles !)… je suis curieux de vos opinions à ce sujet, et accepte toutes les hypothèses concurrentes évidemment.

vendredi 23 mars 2018

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — VI — Diane au bois de Théodore de Banville (et les coffrets-anniversaire)


1. Offre nouvelle

Je comptais en parler seulement à la fin du parcours, car c'était la seule œuvre lyrique d'assez longue durée – une demi-heure – du catalogue de Debussy (avec Le Diable dans le Beffroi composé assez étrangement par Robert Orledge en incluant les esquisses de Debussy, depuis également paru en disque), qui ne fût pas encore publiée officiellement.

Parmi le grand nombre de projets d'opéra, c'est après Rodrigue et Chimène et La Chute de la Maison Usher ce qui nous reste de plus élaboré de sa main. Le reste, ce sont deux pages pour Le Diable dans le Beffroi, des musiques de scène, et surtout des esquisses de livrets avec des partenaires divers : un Bouddha et un Orphée tribal avec Segalen, plein de projets avec Louÿs (Cendrelune, Ariane, Psyché, la Reine des Aulnes, Œdipe, Faust !) un Huon et un Chat botté avec Mourey, un Tristan d'après Bédier, notamment.

Or j'avais pu en écouter une bande, donnée dans un petit concert universitaire américain. Je comptais en toucher un mot et en faire entendre quelque chose.

Mais grand nouvelle, Warner, peut-être pour compléter son archi-intégrale Debussy (qui inclut Rodrigue & Chimène, les travaux du Prix de Rome, les versions pour piano de La Mer, Lear et autres œuvres orchestrées !), a publié en janvier un disque qui contient à la fois les parties de la Chute de la maison Usher achevées par Debussy (piano-chant, le reste ayant été reconstitué, extrapolé et orchestré magnifiquement par Robert Orledge) et les esquisses de Diane au bois, des fragments de duos pour piano et voix sur près de trente minutes, prévus pour une œuvre de nature comique qui n'a jamais abouti.

Le disque, immédiatement intégré dans l'intégrale, a aussi paru séparément. L'occasion de presser le moment de vous en parler (surtout si vous désirez investir dans un cube Debussy, considérant les prix avantageux).

Vous pouvez l'écouter intégralement, gratuitement et légalement ici.



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2. Banville et Debussy

Théodore de Banville est l'un des contemporains de Baudelaire restés célèbres, quoique plus guère lus que des spécialistes. Mais son nom est familier ; il était par ailleurs journaliste musical, goûtait la musique de Berlioz, fréquentait Gounod. C'est le poète dans lequel Debussy a baigné (il se promenait à seize ans avec un volume de ses poèmes sous le bras), et même après qu'il se fut tourné vers Verlaine et Mallarmé, il continuait de le citer régulièrement dans ses conversations privées.

Banville avait théorisé la vocation musicale de la poésie, sa potentialité de support pour une composition. Dans son Petit traité de poésie française (1872), on trouve ainsi : « Le vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être chantée, et, à proprement parler, il n'y a pas de poésie et vers en dehors du Chant. Tous les vers sont destinés à être chantés et n'existent qu'à cette condition. »  Il conseillait aussi Verlaine et Mallarmé en ce sens.

Banville est très présent dans les mélodies de jeunesse de Debussy (j'en ai compté quinze), dont la plus célèbre est probablement Nuit d'étoiles, où le style musical reste encore assez traditionnellement lyrique (malgré des audaces harmoniques déjà audibles).

Par ailleurs, avant même son Prix de Rome, Debussy se met successivement à trois projets d'opéra inspirés de comédies de Banville (au fil des notules, on en est arrivé à bien, bien plus que douze, vous aurez noté – et je n'ai pas du tout fini !).
→ D'abord Florise, en 1882, une comédie de 1870 où une actrice choisit son art plutôt que son bonheur personnel (ai-je lu : je n'ai pas eu le temps de la lire avant d'achever cette notule qui traîne déjà depuis janvier). Le peu de musique qui a dû être esquissé a été perdu.
→ Puis la même année Hymnis, une comédie lyrique de 1879 qui avait déjà sa musique de scène (de Jules Cressonnois). Trois numéros ont survécu (jamais enregistrés, les partitions dorment dans des collections privées uniquement), dont une « Ode bachique » pour deux voix et piano, tout cela dans le style de Massenet, précise Robert Orledge (ce qui paraît très logique, considérant le style de ses autres compositions d'alors) – et sans doute pas aussi capiteux que vi-vat Bacchus, sempe-er vi-iva-a-a-a-at.
→ Enfin Diane au bois.



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II,4.



3. Diane au bois

Debussy commence cette œuvre en 1883 tandis qu'il est encore élève d'Ernest Guiraud au Conservatoire, avant son Prix de Rome. Il la poursuit ensuite à la villa Médicis (jusqu'en 1886), sans jamais en faire un envoi, même fragmentaire ; sans jamais l'achever non plus, même s'il est certain, au vu de sa correspondance, qu'il en a composé plus long que ce que nous avons. Il avait pourtant formellement requis l'autorisation de Rochegrosse (le gendre que Banville, ce que je découvre à l'occasion), et manifestement fourni un assez respectable effort ; il était déjà conscient de choisir un texte inhabituel, qui requérait une nouvelle approche musicale. On est étonné, quand on connaît les postures fières du Debussy plus âgé, de lire (correspondance avec Vasnier) son désir de trouver sa voie à la façon de Wagner (en le présentant comme un modèle d'accomplissement qu'il serait ridicule d'essayer d'approcher, dans la forme comme dans la qualité), de trouver sa propre continuité, mais sans sacrifier, lui, le lyrisme à l'orchestre.

De fait, à l'écoute, on entend un héritier de Massenet, mais traité de façon beaucoup plus neuve que ses cantates, quelques miroitements typiques de son style (qu'on retrouve plus tard, sis sur une harmonie sans comparaison, dans La Mer), de beaux accords de quatre sons dans l'accompagnement ; et, aux voix, un élan mélodique plus simple, plus conforme à la norme du temps, un vrai duo romantique plutôt léger. On n'est peut-être pas si loin de Briséis de Chabrier, lyrisme vocal et sophistication discrète du matériau d'accompagnement.

Ce n'est pas le Debussy habituel, mais c'est déjà assurément personnel (et prometteur) – vous ne perdrez pas tout à fait votre temps en l'écoutant. Plus singulier en fin de compte que les cantates du Prix de Rome de Ravel (même si Alyssa est une merveille absolue) et, a fortiori, que celles de Debussy.

Debussy en a réalisé une particelle (partition orchestrée présentée de façon condensée sur quelques portées – le mot est inventé par Rameau et toujours employé en français pour short score), jamais exécutée à ma connaissance, seulement disponible dans une collection privée… tout ce que j'ai pu en lire, c'est qu'il y aurait un côté Berlioz dans ses accords très serrés du côté des basses (alors que  l'ordinaire est d'étendre le spectre).

Le sujet ?  Diane a chassé une nymphe pour avoir rompu ses vœux mais Éros, qui avait emprunté les traits du chasseur Hylas, fait de même pour Endymion… et Diane succombe à son tour. Tout cela dans une belle langue fermement versifiée, tout à fait directe et élégante. Debussy a mis en musique cette scène de l'acte II où Éros tend son second piège.



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4. Le disque et les coffrets

Warner n'a pas fait les choses à moitié : pour cette demi-heure de musique, ont été requis Natalie Pérez, Cyrille Dubois (et son français très franc, presque rugueux), Jean-Pierre Armengaud (auteur d'une très belle intégrale pour piano, très sobre et juste, chez Arts).

L'intégrale Warner pour laquelle ce disque, également disponible en séparé, a été enregistré, mérite précisément l'intérêt pour cette raison : outre que les interprétations y sont très bonnes (Martinon, Märkl, Ciccolini, Armengaud, Égorov, N. Lee, Baldwin, Ameling, Souzay), on y trouve surtout vraiment tout ce que le catalogue propose (Rodrigue & Chimène, les cantates et chœurs du Prix de Rome, la Première Suite, des orchestrations…), quitte à emprunter à d'autres maisons (Actes Sud pour le disque Roth).

Dans les coffrets des autres labels, constitués du corpus habituel, c'est sans doute Sony qui est le plus appétissant – Boulez, Tilson-Thomas, Crossley… mais je n'y ai pas regardé d'assez près. Le caractère exhaustif du coffret Warner le rend de toute façon incontournable, et les interprétations n'y sont pas vilaines. (Le coffret DGG me pose un gros problème avec l'intégrale des mélodies par Véronique Dietschy, peu de variété donc, et pas bien très chanté non plus.)



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Puisse votre soir, honorables lecteurs, se trouver illuminé par l'ardeur du charbon (propre).

mercredi 24 mai 2017

Maurice Maeterlinck – Trois petits drames pour marionnettes : Tintagiles, Intérieur, Alladine (1894)


    Je relis La mort de Tintagiles, je lis Alladine et Palomides – et je m'aperçois qu'ayant vu Intérieur cette saison, j'ai parcouru récemment les Trois petits drames pour marionnettes de Maeterlinck, publiés en 1894, et chaleureusement accueillis par toute la critique que j'ai pu lire, de la création jusqu'aux années 1930.

    Maeterlinck, dans ses différentes pièces, a largement creusé le même sillon du même théâtre qui peine à nommer, des pauses suspensives, des mêmes métaphores naïves et transversales… contre toute attente, je trouve que cela fonctionne très bien (alors que le théâtre ou le cinéma contemplatifs ou profonds ne sont pas exactement mon genre, avouant être un garçon assez superficiel), sans doute parce que Maeterlinck fait valoir, l'air de ne pas y toucher, des talents remarquables de construction dramatique.

    À ce titre, La mort de Tintagiles est l'une des choses les plus effroyables (et trépidantes) que j'aie vues sur scène : cette fin, derrière une porte, où rien n'est décrit, où toutes figures bien connues de Maeterlinck sur le silence, l'impossibilité, l'obscurité, l'enfance sont là… culmine à un degré de violence et de beauté que je ne croyais pas pouvoir jamais si bien se combiner.
    Surprise supplémentaire, à la relecture, l'impression demeure tout aussi vivace.

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Représentation en mai 2015 aux Bouffes du Nord : Leslie Menu en Ygraine.
Knox (violon & assimilés) et Coin aux parties musicales.


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René de Planhol résume assez bien mon sentiment, dans la revue de 1935 La Nouvelle Lanterne :

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Oui, Maeterlinck se rend hommage à lui-même, lorsqu'il les introduit, avec Mélisande, dans son livret d'opéra Ariane et Barbe-Bleue – raison pour laquelle il ne faut probablement pas s'exagérer (a fortiori considérant la chronologie des œuvres) leur lien avec les histoires de leurs pièces respectives, comme la couronne de Mélisande (du royaume de fées ?  de fleurs d'oranger ?).

    Comme dans l'extrait sonore que je vous ai proposé, la pièce a disposé de plusieurs musiques de scène, et notamment celles de Loeffler ou de Nouguès. Pour la création parisienne de décembre 1905, au Théâtre des Mathurins (toujours en activité de nos jours), avec Georgette Leblanc, la musique de Nouguès, écrite pour l'occasion, c'était un orchestre entier – celui des Concerts du Conservatoire, dirigé par le compositeur Philippe Gaubert – qui accompagnait ce prétendu petit théâtre qui ne tenait plus guère du format marionnette… Nouguès était familier des formes ambitieuses, auteur d'un bel opéra vantant l'Empire, L'Aigle (romantique tardif aux harmonies enrichies, traditionnel sans être du tout rétro), ou d'un Quo vadis qui a aussi bénéficié d'une certaine notoriété (mais dont je n'ai pas encore ouvert la partition).

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Le Figaro du 28 décembre 1905.

    Intérieur est un drame beaucoup plus simple, dans lequel, encore davantage que pour Tintagiles, tout est donné d'emblée : une jeune fille s'est noyée, et les porteurs de message observent la famille encore insouciante, dissimulés dans l'ombre qui se couche, tentés de dérober à leur douleur qui ne finira jamais ces quelques minutes avant de bouleverser leurs vies. Seulement cela. C'était raté lorsque je l'ai vu sur scène (trente secondes, j'ai compté, entre chaque réplique, ce ne peut fonctionner, a fortiori s'il ne se passe rien visuellement), mais la pièce elle-même a un beau potentiel.

    Alladine et Palomides (ce sont mes colombes, Pelléas) est plus développé, un triangle amoureux avec un vieux roi auquel même le titre ne laisse pas sa chance. Les actes sont courts, la matière est très pelléassisante (avant même l'écriture de Pelléas, donc).

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On y retrouve clairement l'univers étouffant des couloirs clos de Tintagiles.

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Illustration de Minne et/ou Keukelaere pour l'édition originale de 1894.

Mais majoritairement Pelléas – avec une petite inflexion vers l'architecture et le paysage, un peu plus Rivage des Syrtes :

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↑ « Il est vrai que ce château est très vieux et très sombre… Il est très froid et très profond. » (acte II de Pelléas et Mélisande, la chambre de Golaud)

↑ « Tu pleures de ne pas voir le ciel ? » (acte II de Pelléas et Mélisande, la chambre de Golaud)

↑ « Il y a des endroits où l'on ne voit jamais le soleil. » (acte I de Pelléas et Mélisande, les jardins au bord de la mer)

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L'assassinat de Tintagiles vu par les premiers illustrateurs de l'œuvre, avec cheveux et couronne.

    Je n'ai pas achevé la lecture d'Alladine, j'y reviendrai donc, il paraît que la fin est terrible. J'avais simplement envie d'examiner la lame de partager cette promenade dans le théâtre de marionnettes de Maeterlinck, gratuitement, sans entrer dans les détails pour cette fois.
    Au demeurant, cela fait écho à d'autres œuvres pour théâtre de marionnettes de la même période (les pionnières, paraît-il), celles d'Ernest Chausson pour Maurice Bouchor, auxquelles j'avais récemment consacré une notule un peu plus structurée.

    Et, bien sûr, vous pouvez toujours vous replonger dans les nombreuses notules de la série autour de Pelléas et des opéras (achevés ou non) de Debussy. Voyez aussi cette notule sur le court récit Le Massacre des Innocents, écrit peu après ces petites pièces (1886).

    Enfin, voici une bonne source pour lire les œuvres de Maeterlinck si elles sont tombées dans le domaine public de votre pays.

dimanche 3 janvier 2016

Étrennes : Pelléas avec Kožená-Gerhaher-Finley-Berlin-Rattle, la bande radio


Un concert très en vue, mis en espace à la Philharmonie de Berlin par Peter Sellars (avec le résultat que l'on sait). J'ai trouvé la bande, et j'aimerais avoir le temps de vous narrer avec la verve nécessaire le dévouement épique qu'il m'a fallu susciter, pour déjouer les pièges et arcanes du site de la radio allemande correspondante (parmi les dix mille existantes)… mais en réalité, merci Xavier !

Voici :

Suite de la notule.

jeudi 24 décembre 2015

De saison


Comme, en cette période, personne ne doit lire CSS, profitons-en pour jouir de tout son potentiel de bac à sable. Je suis un garçon consciencieux, je m'informe sur le récent Pelléas de Berlin, n'ayant pas pu atteindre les autres bandes avec Gerhaher, et c'est ici quasiment la meilleure équipe possible : Rattle-Berlin (les meilleurs là-dedans – à l'exception de Kawka-ONPL, bien sûr), Kožená (là aussi, il n'y a pas beaucoup mieux, même si la concurrence est très fournie : Kirchschlager, Vourc'h, d'Oustrac, Marin-Degor, Gens, et probablement d'autres que je n'ai pas pu entendre, Manfrino, Devieilhe, Guilmette… Kožená demeure néanmoins à mon sens la meilleure avec les trois premières citées), la délicate Fink, le prince Gerhaher, le spécialiste Finley, le noble Selig… Le tout mis en espace par Peter Sellars. Et tout bascule.


pelléas sellars


De grâce, dites-moi que je ne suis pas le seul à avoir mauvais esprit.


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All this time, Darth Maugda was a hidden Sith Lord.


rattle lightsaber


With her evil apprentice Darth Curlious – and his tiny lightsaber –, she intended to fulfill the dark design to rule the Galaxy. On the bright side, she had to crush the rebel and futile resistance of her son(-in-law).


kozena_vader


— Tu ne sais pas pourquoi il faut que je m'éloigne. Tu ne sais pas que c'est parce que… je t'aime !
— Pelléas, I am your Mother.

(Elle a brisé la glace avec son fer rougi.)


kozena_vader

— Pelléas, join me, and together we can rule the Galaxy as mother and son.
— Ta bouche !


Au passage, en juillet, on a joué Pelléas au Mariinsky (où il a déjà été donné en version scénique, les choses ont avancé en Russie depuis la réaction russe de 2007, au Théâtre Musical Stanislavski de Moscou, par Py & Minkowski), sous la direction du grand Emmanuel Villaume… et d'un chef de chœur du nom d'Andreï Petrenko, peut-être appelé à diriger des orchestres, manière de mettre encore plus la pagaille dans les nomenclature. Pour l'instant, aucun des Petrenko (Mikhaïl, Kirill, Vasily) n'a le même prénom, c'est déjà ça.

Pour retrouver les autres notules (plus intéressantes en principe) sur Pelléas et les (nombreux) autres opéras de Debussy, voyez ce chapitre (il faut ensuite sélectionner les mois en bas de la colonne de droite pour accéder aux entrées les plus anciennes).

vendredi 1 mai 2015

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — V — L'ami Louÿs : Cendrelune, la Reine des Aulnes, Œdipe, Ariane, Psyché, Faust…


En poursuite de notre série sur les opéras inachevés de Debussy, deux astres considérables de la galaxie debussyste, parmi ceux qui ont non seulement été des proches, mais qui ont aussi atteint la postérité par leur propre œuvre. Louÿs aujourd'hui, Toulet bientôt.


1. Louÿs : Œdipe à Colone

Premier projet, brièvement évoqué en septembre 1894 : Pierre Louÿs devait collaborer avec Ferdinand Hérold pour un drame scénique incluant une musique de scène de Debussy, mais rien ne se concrétisa.

2. Louÿs : Cendrelune et La Reine des Aulnes''

À cette même époque, Louÿs explorait tous les fonds traditionnels : à la fois la religion (Joseph – dans un goût sensualiste assez verbeux), l'Antiquité (Alphésibée, esquisse pour La Jeunesse de Persée – où il rapporte à sa mère un bout de sanglier fraîchement découpé, comme Siegfried avec son ours…), et le fonds folklorique (Hänsel et Gretel, qui semble une traduction de la pièce des époux Wette : « Souse, chère Souse qui vient [sic] sur le foin »). Souvent avec une distance et une distorsion propres aux décadents (comme la Salomé nécrophile de Wilde), une relecture profane/profanante des mythes sacrés.

Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique, avait commandé, début avril 1895, un petit conte musical (envisagé un temps comme une pantomime), à livrer pour Noël. Néanmoins, à la fin du mois d'avril, Debussy se prend de passion pour l'acte V de Pelléas, avant de reprendre la quatrième scène de l'acte IV (par laquelle il avait commencé à la fin de l'été 1893)… et le pas est finalement cédé au travail pour la création de Pelléas dans la même salle.

Les deux hommes continuent néanmoins de discuter sur le sujet jusqu'en 1898, et Louÿs fournit plusieurs synopsis détaillés, dont deux nous demeurent. Je n'ai mis la main que sur l'un d'eux, que je résume ici (Cendrelune est évidemment le nom ajusté de Cendrillon).

  • Acte I
    • Scène 1. C'est Noël. Cendrelune, petite fille battue, se plaint de ne pouvoir d'aller dans la forêt alors que des voix l'y appelle… à Marie-Jeanne (si, si). Celle-ci la met en garde contre la Dame Verte qui enlève les enfants.
    • Scène 2. On chante une messe à quatre voix (comment ça, tu donnes des ordres au compositeur) et Cendrelune prie devant les saintes du portal (sainte Agnès et sainte Marguerite).
    • Scène 3. Dans la forêt, les Petites Filles Enchantées paraissent entre les arbres. La Dame Verte a chargé la première d'entre elles, Perséphone (!), d'enlever Cendrelune – en réalité la fille de la Dame Verte. Mais elle ne peut y entrer que de son propre gré (merci Stoker ?) et sans connaître sa naissane. Ballet des Petites Filles autour de la maison et de l'église.
    • Scène 4. Perséphone offre des fleurs à Cendrelune qui sort de l'office, mais les saintes interviennent pour l'empêcher d'accomplir son dessein.
    • Scène 5. Finalement, Cendrelune convainc Marie-Jeanne d'aller se balader en forêt et de cueillir des simples.
  • Acte II
    • Scène 1. Perdue dans la forêt enneigée, Cendrelune grelotte ; Marie-Jeanne lui donne son fichu, mais Cendrelune entend à nouveau les appels.
    • Scène 2. Perséphone paraît et lui offre des bonbons « des cerises, des fraises et des grappes de raisin ». Les autres Petites Filles apparaissent avec d'autres fruits (ballet). Elles emmènent Cendrelune.
    • Scène 3. Changement de tableau. Cendrelune se jette dans les bras de Perséphone (oui, ça fait une scène).
    • Scène 4. Sainte Agnès et sainte Marguerite sortent des fourrés avec les pommettes rouges et du foin dans les cheveux, lui rappellent « sa prière du matin, sa communion, sa première victoire contre la tentation » et lui promettent bien sûr un remède contre le mal d'amour et la calvitie les délices infinies du Paradis.
    • Scène 5. La Dame Verte paraît, et lui offre le seul vrai paradis, à condition qu'elle déclare l'aimer plus que sa propre mère. Cendrelune s'effondre en sanglots, elle ne peut pas, elle aimait tant sa mère qui lui chantait des berceuses. Alors la Dame Verte qui, rappelons-le, est une kidnappeuse d'enfants lui chante une douce chanson du soir, et Cendrelune la connaît. La Dame Verte la prend dans ses bras pour lui faire franchir le seuil du Parc « tandis que le Chœur des Enfants Enchantés [heureux ou malheuruex ?] se mêle aux voix des deux saintes qui pleurent son âme perdu.


Oui, un sacré gloubi-boulga (loin de l'érudition habile des fantasmes d'unicité des cultes aux XVIe et XVIIe siècles, quand même !), mêlant folklore silvestre, christianisme de parvis et pseudo-hellénisme, le tout dans un parfait déséquilibre entre scènes tout à fait inégales, une débauche de personnages inutiles et une intrigue absolument prévisible et ennuyeuse. L'œuvre d'un homme sans doute cultivé et profond, mais ne témoignant pas des qualités d'un grand artiste.

Louÿs était lui-même très lucide, à en juger par la lettre jointe, à l'intention de Debussy – les deux hommes étaient suffisamment proches pour se tutoyer dans leurs lettres :

Mon cher Claude.
Je n'ai rien fait de la soirée et j'ai passé tout mon temps à ruminer Cendrelune. – Sais-tu que c'est très mauvais ? et que çà [sic] n'intéressera personne ? Ou alors que si je l'écris franchement et d'une façon intéressante, cela révoltera la majorité ? En somme d'explication que nous ne pouvons pas faire réciter par les personnages c'est une légende qui ne rentre dans aucun cadre, comprends-tu ?
Il me semble que si tu veux faire autre chose que Pélléas [sic], nous devrions prendre un thême [sic] connu, que je rajeunirais le mieux possible et qui ne dérouterait pas les gens. (Mon idée de derrière la tête ce serait de te faire faire un Faust, mais tu ne voudras sans doute pas.)
le sujet est devenu la lutte de deux religions autour d'une malheureuse petite paysanne qui finit par lâcher l'Eglise pour le temple de Démêtêr. (!!) Je crois qu'on pourrait en faire un livre mais mettre cela au théâtre en 1895, il n'y a pas moyen. Cela paraîtra pèdant [sic], inutile et ennuyeux. Un sujet comme celui-là a besoin de 75 paragraph [manque de place ?]
Veux-tu une Psyché, le conte le plus dramatique et le plus charmant qu'il y ait ? Ariane serait trop grand opéra, mais il y en a d'autres. Comme ces sujets-là sont fixes, il suffirait d'une soirée pour en faire le scénario. Toute l'originalité serait dans les paroles. Crois bien que ce serait assez.
Nous en parlerons ensemble.
Ton Pierre Louÿs.–.
[en petit] Cette lettre ne veut pas dire du tout que si tu tiens quand même à Cendrelune, je ne la ferais [sic] pas. Mais réfléchis, – dans ton intérêt, comme disent les oncles.

Je suppose que Louÿs souhaitait, par ce biais, traiter la religion chrétienne comme les autres mythes – tout en la décrivant comme moins satisfaisante. Mais là aussi, il n'est pas le seul à faire des prophètes cylothymiques et des saintes nymphomanes, en son temps… et le scénario n'est pas de la première finesse ici (on reste un peu englué dans la lutte binaire façon Tannhäuser).

Par la suite, il fut question de reprendre cette matière pour en faire (on voit désormais comment) une Reine des Aulnes. Mais Debussy mit d'abord la priorité à Pelléas, et comme Segalen avant lui, Louÿs finit par abandonner à force des critiques et des demandes de réécriture de Debussy.

Suite de la notule.

dimanche 1 mars 2015

Mélisande Mélusine — II


Allé voir Pelléas dans cette mise en scène déjà vue en retransmission. L'occasion de quelques remarques éparses.

1. Motifs

La présente physique de l'orchestre et la lisibilité extrême de la lecture de Jordan permettent de remarquer quelques coïncidences intéressantes qui devraient nourrir de nouvelles notules :

  • lorsque l'anneau tombe dans la fontaine, on entend le thème de Golaud ;
  • même chose pour la mention du saule, débloquant le thème du château ;
  • l'accompagnement du « voyez-vous » de Mélisande mourante mélange les motifs de Mélisande et Golaud ;
  • les moutons sont accompagnés par les palpitations du même motif que celui qui précède et suit le meurtre de Pelléas (soit un procédé de tension commun, soit lien symbolique avec leur destination)…


Et quelques autres choses (frappé par exemple par des procédés de resserrement, à la fin du III, qui évoquent beaucoup le final du I de Walküre). J'ai beaucoup parlé du texte sur Carnets sur sol ; il faudra prendre le temps de faire de même une petite exploration des motifs et de leurs effets d'écho, qui ne recoupent pas exactement ceux du texte.

2. Scène

J'en ai déjà parlé, mais si l'immobilité très prononcée et le refus de montrer ce qui est explicite peuvent lasser, je suis en revanche très séduit par le parti pris de Bob Wilson (qui n'entre pas du tout en contradiction avec la littéralité du texte), explorant à son maximum l'hypothèse de la Mélisande manipulatrice (jusqu'à en faire une sorcière aquatique), poussant Golaud à la colère et ressuscitant pour retrouver son lit liquide une fois sa domination assurée et la dévastation achevée. Ou la façon dont elle mène avec sûreté Golaud hors de la forêt à la fin de la première scène.
Le sourire glaçant arboré par Tsallagova a beaucoup fait parler, et non sans raison.

Ce choix est bien sûr excessif, mais il est tellement plus fécond dramatiquement que la Mélisande victime… son excès même – alors qu'on peut se figurer, de façon plus équilibrée, que Mélisande manipule les hommes sans préméditation, prenant soudain plaisir à un pouvoir qu'elle ne ressent que discontinûment – met en valeur les conséquences qu'on peut tirer sur les modèles et les potentialités psychologiques des personnages.

La récurrence symbolique de l'anneau (figurant les fontaines, ou le gouffre), est aussi très congruent avec la poétique de l'écho et des métaphores « horizontales » à l'œuvre chez Maeterlinck.

3. Orchestre

Suite de la notule.

mercredi 8 octobre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — IV — Le monde sonore de Segalen : Orphée-Roi


On a vu que Debussy, très motivé par les propositions de son admirateur Segalen, l'avait engagé à une collaboration inspirée de son drame Siddhârta… avant de s'en retirer, vu la difficulté immobile du sujet (et, apparemment, le caractère très « écrit » du poème de Segalen).

Je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme. […] Je ne prétends pas à impossibilité, très simplement… cela me fait peur.

L'écrivain fut semble-t-il très déçu, mais Debussy lui propose immédiatement, dans la même lettre contenant son refus, de s'inspirer de sa nouvelle récemment publiée, Dans un monde sonore, pour façonner un opéra sur le thème d'Orphée — projet connu (si l'on peut dire) sous le nom d'Orphée-Roi.


La LYRE triomphante de la Tragédie, dans le premier Orphée composé : Euridice de Jacopo Peri — version Cetrangolo (chez Pavane).


(Les trois versions du livret intégral nous sont parvenues. Des extraits en sont reproduits ci-après.)

1. Le monde sonore de Segalen

Dans un monde sonore fait intervenir un narrateur à la première personne qui, dans le style blanc propre à la littérature de Segalen (sensiblement meilleur ethnologue qu'écrivain, à mon sens — je n'ai pas testé le médecin), rapporte (avec un assez grand nombre de dialogues) l'histoire d'un esthète des sons qui veut récupérer sa femme, partie aux Enfers (dans le monde vulgaire de la vue et du toucher), et la ramener dans la chambre sonore où il se berce de voluptés auditives.

— Tu vas me répondre étourdiment que c'est là une infirmité avec laquelle on peut vivre, et, sinon s'aimer d'enthousiasme, au moins se tolérer sans trop de contrainte… Eh bien ! non. Cette perversion dans son être sensoriel a tout bouleversé de ses manifestations affectives. D'abord nos goûts ont divergé, même les plus insignifiants. Et ces petits discords ne sont pas, je te l'assure, négligeables ; elle s'est mise à chercher partout la lumière, à se réjouir grossièrement quand il fait soleil, à s'égayer de couleurs vives, comme un enfant, ou… un sauvage.

[André se confie au narrateur.]

Je suis sans doute mauvais juge, n'ayant jamais été un enthousiaste (pour le dire avec mesure) de Segalen littérateur — sa postérité tient d'ailleurs davantage, et non sans raison, à son œuvre ethnologique.

Ce mélange de parole quotidienne légèrement relâchée et de jargon philosopheux a quelque de chose de poseur, maladroit ou un peu infatué, je ne sais, mais qui m'évoque un peu les prétentions des étudiants en lettres qui écrivent leurs premiers textes. En réalité, c'est surtout cette absence de sensation de rythme, l'impression de formules et de syntaxes qu'on pourrait indifféremment remplacer par d'autres, qui me donnent cette impression de « style blanc » (sans rechercher la simplicité cependant), et m'empêchent de m'immerger dans le propos ; on dirait davantage un texte de commentaire philosophique qu'une fiction, en réalité.

Il est possible que je passe tout à fait à côté, donc je ne m'attarde pas ici et passe à la collaboration avec Debussy.

2. Trois livrets

Il existe trois livrets rédigés par Segalen.

¶ Le premier est transmis acte par acte au fil de sa rédaction (novembre 1907 – avril 1908).

¶ Le deuxième, achevé en octobre 1908, prend en compte les remarques de Debussy.

¶ Le troisième, réalisé de 1915 à 1917, est largement détaché des contingences de la composition, après l'abandon de Debussy (pas complètement formel, Segalen le relançant jusqu'en 1916). Publication en 1921.

Debussy est initialement à nouveau enthousiasmé :

J'y vois précisément ce que je veux faire en musique… quelque chose de plus… ce serait ainsi mon testament musical.

Il continue très poliment à féliciter Segalen après réception du premier livret :

Les deux actes que vous m'avez envoyés me semblent presque définitifs. Il n'y aura plus qu'à les dégager des phrases parasites ; quelquefois aussi, le rythme est plus littéraire que lyrique. Pour mieux m'expliquer, je vous citerais – si j'en avais la patience – des pages de Chateaubriand, V. Hugo, Flaubert que l'on trouvait flamboyantes de lyrisme, et qui ne contiennent – à mon avis – aucune sorte de musique. C'est un fait que les littérateurs ne voudront jamais admettre, puisqu'il est plein d'un mystère qui ne s'explique pas.

Segalen se prête au jeu et fournit rapidement un second livret amendé.

Néanmoins, Debussy reste circonspect. Une conversation rapportée entre les deux hommes exprime assez bien ces réserves, qui sans s'accroître, demeurent sans cesse les mêmes :

DEBUSSY — Il y a dans ce quatrième acte trop de… trop de… (Les mains achèvent l'idée)
SEGALEN — Trop de matière ?
DEBUSSY — Oui… Non, pas trop de lyrisme. Il y en a beaucoup, et de bon. Mais je ne vois pas quelle oreille pourrait jamais supporter ça. J'ai d'abord lu d'un bout à l'autre, en me disant « c'est très beau ». Et c'est à la longue, en imaginant la réalisation, que j'en ai vu la surabondance.
SEGALEN — Mais c'est destiné à être raccourci, tassé.
DEBUSSY — Oui, mais c'est très malheureux, très embêtant d'enlever quelque chose, parce que la plupart est bien.

Finalement, Segalen part pour la Chine, Debussy traverse une relative crise créatrice, la guerre éclate, Debussy tombe malade… Le projet n'atteindra pas, ici encore, sa phase musicale.

On ne peut vraiment pas blâmer Segalen, qui tenait la porte grand ouverte :

J'ai nettement posé à Debussy qu'Orphée prime tout dans la mesure où Orphée aura vraiment besoin de moi. Et d'ailleurs, jusqu'à la veille de mon départ en Chine, je me réserve tous les droits à demeurer. Simplement : je vais comme si je partais.

Quand on considère l'importance de ce voyage dans la carrière de Segalen, cela ne peut que laisser rêveur sur l'importance qu'il attachait à devenir le librettiste de Debussy plus que tout autre chose.

3. Quelques raisons de l'échec

À l'origine, en 1907, Debussy voyait un Orphée non chanté (on retrouve là le même désir de procédé alternatif que pour le Diable dans le Beffroi, où Debussy souhaitait à l'origine faire seulement siffler le diable), et semble regretter le chemin suivi par Segalen :

Quant à la musique qui devait accompagner le drame je l'entends de moins en moins. D'abord, on ne fait pas chanter Orphée, parce qu'il est le chant lui-même – c'est une conception fausse, il nous restera d'avoir écrit une œuvre dont certaines parties sont très belles.

Le « nous » est assez significatif de l'implication de Debussy dans ses livrets, se considérant co-auteur de textes dont il n'a pourtant fourni que le sujet et les orientations dramaturgiques.

Les autres problèmes, signalés par les auteurs, tiennent au caractère ambitieux, totalisant, wagnérien du poème de Segalen. Et, de fait, son écriture se révèle très descriptive, souvent auto-commentatrice : Debussy souhaitait de l'espace pour créer ses atmosphères, là où Segalen précise tout (avec une dimension contingente assez prosaïque à mon sens).

Segalen, plus tard, admettra lui-même avoir profité de cette expérience pour chercher plus d'épure et de maîtrise dans dans son style.

Tout cela explique que Debussy ait laissé, au fil des remaniements et des propositions de Segalen, ses refus s'accumuler — quel degré d'enthousiasme, quel degré de conscience de l'incompatibilité stylistique avait-il, c'est difficile à dire ; mais on voit bien que ce projet était finalement assez peu avancé du côté musical, Debussy n'ayant jamais vraiment décidé ce qu'il voulait y faire.

4. Segalen dans le texte

Orphée-Roi, comme Siddhârta, a été publié séparément, mais émanant directement de la commande de Debussy, et non d'un projet antérieur, il nous donne une meilleure idée de ce que pouvait être le livret à venir — même si, lors de l'achèvement de 1917, l'auteur s'est sûrement permis de l'étoffer, n'étant plus contraint par la musique ni par la scène.

Voyez par exemple le début du premier acte :

Suite de la notule.

samedi 27 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — III — Siddhârta (Segalen) et les autres Mourey


Après nous être attardés sur Tristan, qui a bénéficié d'un livret à un stade relativement avancé, et d'aborder les deux œuvres dont on vient de restituer la musique, un petit tour d'horizon des projets brièvement envisagés, mais jamais concrétisés.


La fin de Saint François d'Assise de Messiaen, version Nagano.
Vous verrez pourquoi.


1. La filière Mourey

Vous avez tout loisir de vous reporter à l'épisode précédent pour une présentation de ce littérateur de belle envergure. Toujours est-il que suite à l'abandon de Tristan, Mourey, avec qui l'entente artistique semblait très bonne, revient proposer plusieurs projets à Debussy.

Huon de Bordeaux. Debussy refuse rapidement, ne voulant pas retrouver de chevaliers en armures et de légendes stéréotypées (dit-il en substance).

Le Marchand de rêves lui plaît bien davantage, autorisant toutes les libertés et toutes les techniques d'évocation.

Le Chat botté, pensé sous forme de pantomime (dans le sens de l'harlequinade à l'anglaise, genre assez prisé des familles, joué à Noël à partir de la matière des grands conteurs européens), plus grand public.

2. La rencontre de Segalen et l'aporie de Siddhârta

Victor Segalen, demeuré célèbre comme ethnologue (mais également médecin en mer, romancier et quelques autres choses), a tant aimé Pelléas, venant le voir plusieurs fois depuis Brest, que Debussy avait accepté de le recevoir. On a peu conscience, je crois, que malgré la controverse autour de Pelléas, Debussy était devenu un emblème très courtisé, croulant sous les propositions de livret au point de toutes les refuser. [À cette époque après la création de son principal opéra, il travaillait de toute façon sur des projets fondés sur propres livrets d'après Poe : La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans Beffroi.]

Néanmoins, il accepte de rencontrer Segalen en avril 1906. Celui-ci lui propose comme base son drame en cinq actes Siddhârta, qu'il est en train d'écrire.
Debussy y fait deux objections : le caractère wagnérien de l'entreprise, et la difficulté de mettre la métaphysique en musique (car, de fait, il ne peut pas se passer grand'chose dans un drame exemplaire bouddhique — bien que cela existe abondamment, et que ce soit beaucoup plus amusant qu'on pourrait le croire).


Lorsqu'ils se revoient, en septembre, Segalen s'est surtout consacré à sa rédaction des Immémoriaux, mais son propos sur les musiques polynésiennes passionnent Debussy qui lui réclame un article — qu'il fait paraître le 15 octobre 1907 dans Le Mercure musical. [De fait, cet article passionnant mérite la lecture, abordant le phénomène musical maori sous tous ses aspects : aussi bien la technique musicale que ses implications sociologiques. Segalen y relève même la présence d'une glottophilie maorie : ]

[...] certaines tenues des voix – où l'on devine une satisfaction – n'ont pas d'autre but que le son en lui-même et pour lui. Ces longues tenues abondent et se répètent et s'éternisent. Ni le rythme ni les paroles ne suffisent à les expliquer : on entend, on sent que le Maori les aime en dépit de toute signification liturgique et du symbolisme guerrier ou festoyeur qui les suscita peut-être.

Toute ressemblance avec d'autres ethnies moins lointaines ne devrait pas être fortuite.

Dans cet artiste, Segalen fournit des traductions de chants, et jusqu'à la présentation de cadences caractéristiques.

Debussy relance Segalen à propos de Siddhârta, mais lorsqu'il en reçoit enfin la matière, se rétracte :

C'est un prodigieux rêve ! Seulement, dans sa forme actuelle, je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme ! Elle ne pourrait guère servir qu'à souligner certains gestes ou préciser certains décors. En somme, une illustration beaucoup plus qu'une parfaite union avec le texte et l'effarante immobilité du personnage principal.

Cette lettre est très intéressante : polie ou sincère, elle révèle assez bien les ambitions de Debussy, désireux de servir des textes exigeants et difficiles à mettre en musique, mais souhaitant tout de même s'exprimer dramatiquement, sans se limiter à planter un décor.
Difficile aussi de ne pas être frappé par l'expression préciser certains décors (et vu avec condescendance !), qui dénote une croyance affirmée dans les qualités descriptives de la musique, avec une exactitude supérieure à la vue !

Suite de la notule.

dimanche 21 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — II — L'histoire de Tristan


… quelquefois aussi présentée (fautivement) dans les notices sous le titre La Légende de Tristan. Légende à tout point de vue.


Pour accompagner votre lecture, la meilleure version de Tristan qui soit : le meilleur arrangement orchestral de Pelléas, par Marius constant.
Tiré de l'intégrale Jun Märkl / Orchestre National de Lyon.


1. La source : Joseph Bédier

En 1900, alors qu'il est en voie d'achèvement de Pelléas, Debussy lit le Roman de Tristan de Joseph Bédier, à peine publié. Il s'agit d'une refonte cohérente du mythe (dont les versions les plus anciennes de Béroul et Thomas, qui font référence, ne sont que des fragments, qui ne couvrent pas toute leur histoire), dans une langue simple et pure, émaillée occasionnellement de mots un peu archaïques — c'est même encore l'une de celle qu'on lit le plus souvent, avec celles d'André Mary et de René Louis.

La refonte plus tardive de René Louis (1972) est la plus souvent convoquée dans les manuels scolaires, très adaptée à notre temps et à un public moins averti : elle restitue avec minutie l'intrigue, dans une belle langue simple pas si éloignée de Bédier, mais sans difficultés de vocabulaire.

André Mary publie la sienne, plus expansive, en 1937, un an avant le décès de Bédier – qu'il admirait beaucoup. Il avait poussé la déférence jusqu'à lui offrir, dans un exemplaire de ses Légendes épiques, un rondeau laudateur :

De ce Tristan ne vous émayez mie, Maître Bédier ou sire Béduyer :
Es cors, jadis, Champenois, Hennuyer,
Rebaudissaient la gent sans ennuyer,
Chantant sans fin de Tristan et s'amie.

La noble joute et la belle escrémie !
A l'autre l'un n'enviait son loyer :
Chacun gangait à dire et rimoyer
De ce Tristan.

Clerc de grand los, qui la Dame endormie
En la gaudine allâtes réveiller,
Et mon printemps sûtes émerveiller,
Si je vous puis à mon tour égayer,
Soulas petit n'aurai n'aise demie.

Bédier se montra plus losengier, parlait sans dissimulation d'une œuvre qui contenait « de l'attristant et Iseut ».

Néanmoins cette admiration collective a un sens : c'était la première refonte sérieuse, me semble-t-il — c'est-à-dire liant les sources et en faisant nécessaire des choix dans leurs contradictions, mais sans y adjoindre sa propre fantaisie — qui ait paru en langue française. En tout cas, c'est pour le grand public la première fois que le détail de la légende lui parvient, et un très beau succès salué par tous.

Immédiatement, Debussy souhaite préparer un opéra sur ce sujet. Louis Laloy fait les présentations. Bédier était un ancien professeur de Debussy à l'École Normale Supérieure, et le caractère réservé en société des deux hommes s'accordait paraît-il très bien.

En 1907, il se décide à concrétiser le projet, sérieux dès l'origine, avec un livret de Gabriel Mourey (contrairement aux deux Poe qu'il réalise lui-même).

2. Le librettiste : Gabriel Mourey

Les deux hommes sont quasiment du même âge (Debussy naît en 1862, Mourey en 1865) ; ils se rencontrent en 1889 et ont une assez grande confiance réciproque Debussy s'embarque pour son projet de Tristan.

Mourey n'est pas un petit littérateur : il a traduit tous les poèmes de Poe (parus l'année de sa rencontre avec Debussy), puis l'intégralité des Poems et Ballads de Swinburne, passait pour l'un des grands spécialistes d'Odilon Redon, écrivait lui-même des vers et des drames, et était un wagnérien éminent.


Malwine et Ludwig Schnorr von Carolsfeld dans leur petit canapé de l'acte II, pour la création du ''Tristan'' de Wagner en 1865 au Théâtre Royal de Munich.
Photographie de Joseph Albert.


Il écrit d'ailleurs dans la Revue Wagnérienne (du 15 janvier 1887) une version de Tristan et Isolde qui ressemble à ceci (plutôt élégant eu égard au modèle) :

Avoir le ciel entier pour soi, n'être plus qu'un
Et deux pourtant ; fondre mon être dans ton être ;
Devenir azur, nuage, étoile, parfum,
Loin des hommes, loin des demain, loin des peut-être !

Debussy raconte à Victor Segalen (lettre du 27 juillet 1907) qu'il avait oublié le projet jusqu'à ce que Mourey le lui propose.

J'ai lu le Roman de Tristan dès sa sortie et j'ai tout de suite voulu en tirer un opéra, tant sa beauté m'impressionnait, et tant me semblait nécessaire la restauration du caractère légendaire de Tristan, tellement déformé par Wagner… Puis j'oubliai ce projet jusqu'à ce que, récemment, Mourey (que je n'avais pas vu depuis des années) vînt me voir et me parlât de ses projets pour Tristan. Mon enthousiasme, tristement assoupi, je le confesse, s'est réveillé immédiatement et j'ai accepté !

(Retraduit de l'anglais, pardon.)

Debussy, s'il avait été très critique envers les Maîtres Chanteurs et la Tétralogie, avait néanmoins toujours admiré Tristan et Parsifal. Cela ne l'empêchait pas de les critiquer en public, mais la conversation avec Mourey semble avoir porté, dès les débuts, notamment sur la musique de Wagner. Plusieurs témoignages insistent sur sa fascination et son imprégnation, telles qu'il ne pouvait composer rapidement pour l'opéra, sous peine d'écrire dans un style wagnérisant.

Il paraît que les premières esquisses de Pelléas (que j'aimerais bien pouvoir voir un jour…) ont été abandonnées car trop marquées par l'influence wagnérienne, précisément.
Et cela peut se mesurer facilement en observant les interludes allongés en catastrophe pour les changements de décor de Pelléas : on y entend de gros morceaux de Wagner à peine altérés — notamment les interludes I,1-2 et II,1-2, où resurgit sans ambiguïté (comment ne s'en est-il pas aperçu !) la marche de la Présentation du Graal de Parsifal. C'est d'ailleurs parmi ce que Debussy a écrit de plus beau, et ce n'est pas un Wagner simplement transposé dans une esthétique française comme avec Fervaal de d'Indy ou Le Roi Arthus de Chausson, mais bien un Wagner décanté, qui affleure par moment mais nourrit une esthétique assez profondément distincte.
On l'a déjà un peu regardé ici (et là pour les leitmotive… et Moussorgski )

En 1908, Debussy est tellement enthousiaste et confiant (et en manque d'argent) pour l'avancée de son Tristan qu'il signe un contrat avec Giulio Gatti-Casazza, directeur du Metropolitan Opera de New York, et touche une avance, pour trois opéras — il a posé la condition qu'ils soient indissociables, et jamais couplés avec des pièces d'autres compositeurs. On parle souvent des deux Poe (La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans le Beffroi) à cette occasion, rarement de L'histoire de Tristan qui figure pourtant dans le contrat.

Je reviens après sur le contenu de leurs travaux.

L'inachèvement de Tristan n'a pas mis un frein à la collaboration entre les deux hommes puisque Debussy écrit, en 1913, Syrinx pour la scène de la mort de Pan (puisqu'une phrase ambiguë chez Plutarque peut laisser entendre qu'il peut mourir – dans ce cas, il est fils d'Hermès et… Pénélope), prévue pour un écho hors scène dans une scène pastorale de Psyché de Mourey. C'est Debussy qui insiste sur les qualités d'évocation de la flûte solo.
Par ailleurs, quelques auteurs malicieux ont relevé les potentielles convergences entre Lawn-tennis, une pièce de Mourey au lesbianisme évident, et Jeux, qui présente quelques parentés dans l'argument — bien sûr, le second (1912) n'est pas une adaptation du premier (1891, refusé par le théâtre).

3. La raison de l'inachèvement : Louis Artus

Dans le cas de L'histoire de Tristan, qui avançait lestement, l'absence d'aboutissement n'est pas due à des crises de doutes, d'inspiration, ou tout simplement un manque de temps, causes dont Usher et le Beffroi ont souffert. Non, il semblait, à cette époque où la musique n'était pas encore composée, que rien n'était parti pour arrêter Debussy, et que l'ombre de Wagner lui traçait finalement une voie nécessairement alternative, plutôt facile à suivre.

Paradoxalement, c'est le succès de Bédier qui va ruiner le projet.

Peu après la publication du Roman de Tristan (1900), le cousin de Joseph Bédier, Louis Artus (ça ne s'invente pas !), lui demande l'autorisation d'en réaliser une adaptation théâtrale. Il met 28 ans à mener à bien le projet (qui arrive sur la scène en 1929). Considéré comme médiocre par les commentateurs, Artus était manifestement admiré pour son aisance en société par le timide Bédier. Lors de la première des quatre candidatures, toutes infructueuses, à l'Académie Française, il fut même le seul à voter pour Artus aux quatre tours de scrutin.

La chronologie est alors difficile à déterminer : on assiste à un chassé-croisé raconté par fragment chez les auteurs concernés, chacun défendant de plus son poulain et le déclarant de la meilleure volonté du monde. Louis Artus ayant le moins biographes, c'est structurellement lui qui prend cher. Aussi, je vous livre les différents éléments, un peu contradictoires, en ma possession, sans chercher à les réorganiser logiquement (je risquerais d'introduire des causalités imaginaires) :

¶ Le 20 février 1909, Debussy écrit à Mourey qu'il n'est pas satisfait du détail de la réalisation, et lui demande d'abandonner l'alternance entre parlé et chanté :

Vous traitez la question de la mise en musique avec trop de légèreté. D'abord, nous de pouvons pas avoir de chanteurs qui jouent aussi bien que cela. Les chanteurs n'ont pas plus d'idée sur ce qu'est jouer que n'en a le pied d'une table en bois ; et concernant la combinaison de vers parlés et chantés, voilà qui est redoutable. Le résultat sera que les deux sonneront faux. Je préfèrerais un opéra sans cette ambiguïté poétique.

(Pardon, encore une retraduction à partir d'un – autre – exégète anglais.)

¶ En avril 1909, au terme d'un opposition avec Debussy, Louis Artus défend au compositeur de traiter directement avec Bédier. Artus avait conditionné l'autorisation de la mise en musique au travail sur son scénario, ce que Debussy avait refusé, tenant à son travail avec Mourey (dès 1907, Mourey lui avait fourni un synopsis complet, et Louis Laloy avait déjà commencé à travailler sur des détails avec le compositeur).
Marcel Dietschy commente plaisamment (dans son ouvrage de 1962) : comment Debussy aurait-il pu être enthousiaste à collaborer avec le vaudevilliste qui a écrit La culotte ?
C'est à ce moment que le projet est abandonné.

¶ En 1910, Debussy dit à Laloy qu'il espère encore travailler avec Bédier (mais le projet n'a semble-t-il pas progressé pour autant).

¶ Néanmoins, étrangement, en juin 1912, Déodat de Séverac (peut-être informé avec retard, puisqu'il paraît que le sujet n'est devenu public qu'à partir de 1914, autre information démentie par la lettre suivante) écrit à Artus qu'il renonce à composer un opéra sur son livret, par peur de se confronter à Debussy. Manifestement, Artus (dont je n'ai pas les lettres) ne l'a pas contredit, pourquoi ?

Un de mes camarades m'a dit hier soir que M. Debussy mettait en musique un Tristan fait d'après le livre de Bédier. Cette nouvelle avait été annoncée par Comœdia il y a quelques jours paraît-il et si le fait est vrai, je me vois dans l'obligation de renoncer à votre beau poème ! Je ne voudrais pas avoir l'air de « concourir » avec un Debussy, c'est déjà beaucoup trop pour moi du Tristan de Wagner.


¶ Le 4 juillet 1912, une lettre de Bédier à Debussy montre qu'il tente encore, sans trop d'espoir, de convaincre le compositeur d'écrire cette fois de la musique de scène pour ce qui devient une pièce de théâtre. Sans succès.

Il est donc difficile de dénouer exactement le moment de l'abandon définitif du projet, mais Debussy et Mourey ont cessé le travail depuis 1909, et la bonne volonté semblait assez absente de part et d'autre pour pouvoir collaborer, pour des raisons d'intérêt personnel ou artistique assez compréhensibles (la concurrence écrasante de Debussy ou l'association à un auteur mineur).

4. L'œuvre achevée d'Artus

Vous êtes peut-être curieux, d'ailleurs, de voir à quoi ressemble cette pièce d'Artus, finalement co-écrite avec Bédier, et créée sous forme théâtrale à Nice, en 1929. C'est dans un genre un peu didactique et autoexégétique, mais ça se laisse lire (du moins comme livret d'opéra putatif, car le passage à la scène doit être un peu rude) :

TRISTAN
Oui, tu es à moi, et je te garde : j'ai droit sur toi. Ils nous ont chassés dans ce désert du Morois : j'ai droit sur toi.
ISEUT
Je bénis leur cruauté. Par elle, tu es mon droit seigneur. Quand ils nous ont emmurés dans cette forêt, ils ont affranchi nos cœurs.
TRISTAN
Puisqu'ils nous traquent comme des bêtes des bois, aimons-nous comme les bêtes des bois, innocentes et farouches.
ISEUT
Nos amours traquées sentent bon l'odeur des herbes sauvages…
TRISTAN
Et l'odeur du sang. Aimons nos amours.

Il semble tout de même que Louis Artus ait été doté d'un caractère peu facile, si l'on croit sa correspondance ultérieure avec Bédier, lorsque celui-ci rechigne à ajouter certaines scènes de caractère.

Vous maintenez que votre scène de la harpe est excellente, je maintiens qu'elle est très mauvaise. Cependant, pour vous être agréable, je me résigne à la contresigner. Livrez-la donc à Brulé [metteur en scène de la création et acteur de Tristan, ndDLM], soit telle qu'elle est, soit modifiée pour ce qui est du style, des « mots » dans la mesure que vous voudrez.
Si je cède en la circonstance, la menace que vous me faites entrevoir d'un dédit que j'aurais, dites-vous, à payer, n'y est pour rien : vous me connaissez, vous savez qu'on ne me fera jamais faire pour l'argent une chose que, pour des raisons littéraires, j'aurais résolu de ne pas faire.

(Brouillon de lettre du 25 juillet 1928 de Joseph Bédier à Louis Artus.)

S'il va jusqu'à menacer de poursuites son généreux cousin s'il ne lui permet pas de défigurer son œuvre, on peut imaginer le peu d'appétence d'autres artistes à collaborer avec un aussi bouillant personnage. Je me demande d'ailleurs s'il n'y a pas une possibilité (je ne connais pas assez le caractère de Séverac pour le dire) que l'impossibilité évoquée ne soit pas un refus poli…

5. Le contenu final du Tristan inachevé

Suite de la notule.

samedi 20 septembre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — I — Point de départ


Un événement est passé assez inaperçu, du moins de ce côté-ci de l'Atlantique : il y a déjà deux ans, une exécution complète du Diable dans le Beffroi de Debussy a été effectuée, à l'occasion d'un colloque à Montréal.
Comme un bonheur n'arrive jamais seul, j'ai pu récupérer la bande du concert. Dont je vous communiquerai bientôt de larges extraits, soyez patients.

En moins de dix ans, ce qui n'était qu'une liste de noms allusifs dans une correspondance s'est largement incarné : La Chute de la Maison Usher, le Diable dans le Beffroi… et quelques autres plus obscurs encore. Car contrairement à ce que peut laisser croire un œil rapide jeté sur le catalogue ou la discographie de Debussy… au moins huit opéras ont été sérieusement en projet (on peut aller jusqu'à douze en incluant d'autres entreprises plus velléitaires), sans compter les oratorios, ballets, cantates. Et sur ces huit, on dispose au moins de fragments pour cinq !

Les moyens de communication étant devenus ce qu'ils sont, il devient aujourd'hui possible de trouver les brouillons de ces partitions, ou d'entendre les bandes de minuscules concerts furtifs sans parcourir le vaste monde. CSS sera votre médiateur dans cette petite entreprise.

1. Les opéras déjà connus de Debussy

On parle toujours de Debussy comme le compositeur d'un seul opéra – et effectivement, Le Gladiateur, L'Enfant Prodigue , La Damoiselle Élue et quelques autres (les divers Printemps), sont des cantates, des formats réduits (et assez éloignés, en tout cas pour les deux premiers, de son style de maturité). Quant au Martyre de saint Sébastien, il a tout de l'oratorio : bien que rapportant une action, c'est de façon contemplative, en évoquant des tableaux et non en faisant progresser une scène théâtrale.

Rodrigue et Chimène, depuis l'enregistrement (de l'orchestration conçue par Edison Denisov) par Kent Nagano et l'Opéra de Lyon, est bien connu : on ne dispose que de la première partie de l'opéra, dans un genre quelque part entre Le Roi Arthus et Tristan, encore un peu imitatif peut-être, mais déjà puissamment évocateur – en particulier le duo initial. On voit bien ce qu'il y a de terrien dans le livret de Catulle Mendès par la suite, et qui a dû décourager le compositeur.

Pourtant, avant même d'avoir découvert Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (en 1892-3), dès 1889 (au plus tard 1890), Debussy envisage une adaptation de Poe (d'abord une Symphonie évocatrice sur La Chute de la Maison Usher, projet qui évolue vers un opéra). L'œuvre, jamais terminée, témoigne néanmoins de l'esthétique d'un Debussy tardif, beaucoup plus sombre que celui de Pelléas, et d'une forme générale encore plus libre s'il est possible — il en a déjà succinctement été question sur CSS à travers les expériences de restitutions pour le concert, en s'arrêtant aux larges parties achevées ou au contraire via la spectaculaire reconstruction de Robert Orledge, je n'y reviens pas.

Par ailleurs, pour un autre aspect du domaine scénique, Debussy avait aussi commencé le travail sur un ballet en un acte (dont il reste manifestement des esquisses, datées de 1914), Le Palais du silence, d'après Georges de Feure — dans sa version la plus récente, l'œuvre est renommée No-ja-li.

2. Sur Carnets sur sol

Avant de démarrer, voici de quoi réunir ce qui a déjà été évoqué :

Le Gladiateur, cantate pour le Prix de Rome (dans un style encore proche de Saint-Saëns et Massenet).
Existe au disque (chez Glossa, avec Hervé Niquet).

Le Martyre de saint Sébastien, oratorio d'après Gabriele D'Annunzio — inclut une interprétation inédite avec le Philharmonique de Berlin et la déclamation de Sophie Marceau.
Du grand Debussy, mais l'orchestration (excellente) est due à son condisciple et co-lauréat romain André Caplet.
Existe au disque en de multiples interprétations, plus ou moins complètes, plus ou moins bien déclamées. Michel Tilson-Thomas est une valeur sûre (complète et très bien exécutée), même si j'y trouve, à la longue, une forme de confort qui confine à la tiédeur.

Rodrigue et Chimène, son premier opéra, largement inachevé, et orchestré par Edison Denisov. On dispose tout de même du premier acte, dans un style de jeunesse encore très romantique (et très marqué par Tristan).
Existe au disque par Nagano (chez Erato, donc sans doute devenu plus difficile à trouver hors médiathèques).

Pelléas et Mélisande : il existe une série d'une vingtaine de notules abordant l'œuvres sous divers angles (narratif, thématique, comparatif, interprétatif, musical, prosodique…), regroupées sur cette page et accessibles (sauf les dernières sur la prosodie et les voix des créatrices) dans l'index.
Énormément de versions au disque et au DVD (plus de cinquante), dont la plupart sont excellentes, et quasiment aucune qui ne soit au minimum très intéressante (trois ou quatre).

La Chute de la Maison Usher, évoquée à la double faveur d'un concert utilisant tout le matériau laissé par Debussy (au piano) et de la reconstruction complète de Robert Orledge (avec orchestre), extrapolée à partir de ce qui a été laissé.
Outre les extraits gravés par Georges Prêtre, il existe un DVD reprenant la version d'Orledge (avec Scott Hendricks), désormais officiellement disponible.

Le Diable dans le Beffroi, à partir de l'exécution en concert des bribes écrites par Debussy.
Rien n'a été enregistré (il faut dire qu'il n'y a pas grand'chose à voir), mais il y a donc du nouveau sur ce front, on en reparlera.

¶ … et au moins quatre autres titres (dont, pour un en tout cas, inspiré de Banville, il reste des esquisses musicales !). Là aussi, on pourra vous en faire écouter, si vous le méritez.

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Bonne lecture… rendez-vous à l'épisode II.

samedi 16 août 2014

Autour de Pelléas & Mélisande – XX – Les vraies voix de Mélisande


Car l'opéra italien n'a pas le privilège absolu des études de glottologie.

Le rôle de Mélisande est diversement étiqueté, sous des considérations plus ou moins fantasmatiques. L'occasion de refaire le tour du propriétaire.

1. Composition et duo d'amour

Il existe plusieurs traditions expliquant la première rencontre de Debussy avec la pièce de Maeterlinck, chacun voulant en être : le conseil de lecture aurait émané de Mauclair, de Cocteau (ce qui paraît confortablement improbable vu son âge), du hasard d'une simple promenade chez un libraire… Néanmoins, il semble, à en juger par sa propre correspondance, qu'il ait découvert l'œuvre sur scène.

Lugné (autopseudonymé Lugné-Poe), fondateur de la Compagnie Théâtre de l'Œuvre, qui doit précisément ses lettres de noblesse à la création de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, aux Bouffes-Parisiens, reçoit en mai 1893, au moment exact de la création, une lettre de Debussy lui demandant des places (précisant même qu'il ne la connaît pas). Qu'il ait été influencé ou pas, il est donc probable – sauf découverte dans un très court intervalle – qu'il ait rencontré, pour la première fois, ses personnages sur scène.


Mary : Voyez, voyez, j'ai les mains pleines de fleurs.


Le reste a lieu assez vite : entre mai et septembre, une large part de la partition sera composée. Henri de Régnier intercède auprès de Maeterlinck qui accepte immédiatement. Debussy lui rend visite, et les deux s'accablent d'amabilités pour déterminer qui fait une faveur à l'autre. Maeterlinck, en plus de sa bénédiction pour les coupures de Debussy, propose même les siennes, qui paraissent « très utiles » au compositeur.
Par la suite Maeterlinck écrit même une lettre donnant tout pouvoir à Debussy pour effectuer toutes adaptations nécessaires à son drame.

Mais en septembre, alors qu'il vient d'achever la fin du quatrième acte (tout ce qui précède était-il composé ?), Debussy décide de reprendre son travail à zéro. Au cours de l'année 1894 ont lieu plusieurs auditions chez Pierre Louÿs, compagnon de la première heure dans cette aventure : Debussy s'accompagne et chante le premier acte dans son état originel, le tableau de la fontaine (II,1) et une portion du tableau du balcon (III,1).
J'aimerais pouvoir trouver ces ébauches, mais alors que tout le monde les mentionne, les partitions ne semblent pas publiées ; peut-être sont-elles même perdues, mais j'aimerais en être assuré : un second Pelléas, au langage probablement plus archaïque (ou du moins plus traditionnel), voilà qui aiguillonne les curieux et les gourmands. De (petites) recherches en perspective, nul doute que cela a déjà été documenté.

2. Maîtresses, glottophilie, création et rixes

C'est après que le ciel se couvre.


To the happy couple.


Maeterlinck considérait manifestement qu'il existait un accord plus ou moins explicite pour l'engagement de Georgette Leblanc, sa maîtrisesse, dans le rôle principal. Debussy avait-il suggéré que ce ne serait pas un problème, ou simplement dit poliment qu'il considèrerait l'option, c'est un détail qu'on ne peut que difficilement déduire.

Toujours est-il qu'Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, choisit à sa place un autre profil vocal… et une autre maîtresse, celle d'André Messager, Directeur de la Musique et chef en charge des représentations de l'opéra, que Carré avait en vain demandée en mariage : Mary Garden.


Mary, affairée à ses modestes préparatifs pour un départ en Thébaïde (il fait chaud là-bas).


Maeterlinck ne l'apprend que par le journal, et tous les témoins décrivent une fureur sans exemple, et qui dure pendant plusieurs mois.

¶ Refusant la médiation de la Société des Auteurs, il assigne Debussy en justice — mais le compositeur dispose de l'autorisation écrite de l'auteur, et l'emporte.

¶ Il se rend chez Debussy pour le provoquer en duel, et Albert Carré se propose pour prendre sa place.
C'est semble-t-il la période où Maeterlinck tue sa chatte Messaline d'un coup de pistolet (selon les commentaires, par fascination pour les affects en jeu, ou pour s'entraîner sur une cible vivante – le sujet ne me passionne pas assez pour que je sois allé vérifier dans les sources, je l'avoue).

¶ Finalement, Maeterlinck opte pour la bastonnade, et se rend chez Debussy qui fait un malaise en le voyant dans une colère qui, ici encore, est rapportée comme particulièrement effrayante par les témoins.
En 1918, il écrit à un correspondant qui l'interroge : « tous les torts étaient de mon côté et qu'il eut mille fois raison », mais l'objet de la contrition n'est pas totalement clair à mon sens : est-ce l'épisode de la correction seulement, ou le sujet même de la querelle ?
De toute façon, à l'époque, Pelléas s'était durablement imposé au répertoire lyrique et il se séparait la même année de Georgette Leblanc (qu'il trompait avec une autre actrice… née l'année de la première rencontre avec Debussy !), ce qui rendait sans doute l'admission de ses torts plus aisée.

¶ Quelques semaines avant la création (avril 1902), il écrit une lettre ouverte où il proteste de la malhonnêteté de ses interlocuteurs, conteste son ostracisation de la création, et souhaite la chute « prompte et retentissante » de l'opéra.
La lettre est en elle-même contradictoire avec son argumentaire précédent, puisqu'il explicite la raison de son ressentiment (le refus de la seule interprète qu'il souhaitait pour Mélisande), alors qu'il avait récusé les coupures (comme défigurant son œuvre) devant les tribunaux.

3. Deux aspects de Mélisande

Tout cela, c'est de l'histoire et de l'anecdote. Fascinantes peut-être, surtout que Maeterlinck semble avoir fait grand cas d'un engagement de sa maîtresse (qui faisait une belle carrière sans cela), et perdu la mesure à un point difficile à se figurer, surtout pour un homme mûr et jouissant déjà d'une grande réputation – sensiblement plus grande que celle de Debussy. Un moment d'irrationnalité publique et très durable (deux paramètres relativement rares) qui passe plutôt le sens commun.

Mais ce qui est intéressant, c'est que le choix d'Albert Carré (et celui de Maeterlinck), indépendamment des enjeux de maîtresses, révèlent deux orientations esthétiques très différentes pour Mélisande… et qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les distributions du rôle.


Mary-Thaÿs-et-non-Margueryte, simple parvenue quand même ; et Georgette-Vanna, qui va bientôt tout perdre, jusqu'à son manteau (sous lequel il n'y a rien).


Les amateurs les plus chevronnés de Pelléas, ou simplement les possesseurs du coffret Desormière dans certaines rééditions EMI, ont déjà entendu Mary Garden : elle a laissé quelques traces avec Debussy au piano (en 1904, donc dans un état vocal très proche de la création), dont quelques mélodies (Beau soir, Spleen, Green) et une chanson de la Tour.


Début de l'acte III de Pelléas.


Elle a laissé aussi d'autres témoignages dans des répertoires plus lyriques (Traviata, Thaïs, Salomé d'Hérodiade, Louise) :


Salomé (Massenet), Thaïs en 1907, Violetta en 1911, Louise en 1912.


Moins célèbres, les traces laissées par Georgette Leblanc :


Amadis de Lully (acte II), et le même extrait de Thaïs.


L'auditeur profane (que nous sommes tous plus ou moins, face à la rareté des témoignages de cette période, et à son éloignement dans les usages linguistiques) ne peut qu'être frappé par la proximité de ces deux témoignages d'un autre temps. D'abord, la très faible intelligibilité : on se figure qu'on articulait mieux autrefois, parce qu'on se fonde sur les témoignages (effectivement extraordinaires de ce point de vue) des années 30 à 60… mais au début du vingtième siècle, l'esthétique était plutôt aux voix très lisses et homogènes, sans arêtes (très peu de mordant), presque blanches (peu vibrées, ou légèrement et irrégulièrement), très « couvertes » (avec des voyelles assez peu différenciées), et des consonnes très peu proéminentes (effet peut-être accentué par la prise de son). Quelqu'un ferait ça aujourd'hui, on considèrerait immédiatement qu'il chante mal.
S'il y a bien une preuve qu'on ne peut absolument pas se figurer comment on chantait en 1840

Néanmoins, on a bien affaire à deux formats différents : Mary Garden est une voix de lyrique (qui pourrait paraître léger en écoutant Mélisande), s'inscrivant dans la tradition française de l'époque même pour des rôles à l'origine ou désormais tenus par des voix des grands lyriques, voire lyrico-dramatiques (Violetta, Thaïs, Louise, Katyucha de Risurrezione d'Alfano – le modèle en est devenu Magda Olivero –, Tosca, Salomé de Massenet… et de R. Strauss !), mais aussi des rôles graves qu'elle chantait avec sa voix légère (comme on le fait avec le baroque aujourd'hui), tels le Prince Charmant de Massenet, Carmen, Charlotte, Dulcinée… tous d'authentiques rôles de mezzo, témoins d'une autre façon de penser les catégories vocales au début du XXe siècle en France.
Ses grands succès ont été faits sur la scène de l'Opéra-Comique, comme première soprano – d'où sa distribution naturelle en Mélisande, d'ailleurs (indépendamment des questions de format).

Georgette Leblanc a partagé certains rôles (Carmen, Thaïs, Fanny de Sapho de Massenet), néanmoins la voix est audiblement plus sombre et chaleureuse, plus dramatique. Il n'est pas sûr du tout que la voix ait été plus glorieuse, puisque Garden semble particulièrement bien projetée, mais qu'elle ait créé Ariane et Barbe-Bleue de Dukas est assez révélateur sur une nature de voix plus large : on peut donner Salomé à une voix souple et relativement légère, si elle est suffisamment dynamique ; pour Ariane, il faut vraiment de l'assise, c'est un rôle isoldo-brünnhildien, sorte de mezzo avec de grands aigus. L'extrait d'Amadis révèle assez bien ce fait : Garden, dans le grave, sonne comme une soprano avant le passage, tandis que Leblanc s'approche vraiment du mezzo-soprano.
Certains témoignages attribuent d'ailleurs le refus de Leblanc par Carré (outre la position de Garden dans la maison et sa relation avec Messager) à son caractère vocal plus corsé, pas assez évanescent pour Mélisande.

Mais, techniquement, personne n'a jamais contesté que Leblanc (qui ne l'a pas fait ensuite semble-t-il, pour les raisons de bouderie qu'on se figure aisément, vu la durée de la querelle) pouvait chanter Mélisande.

4. Coïncidences avec les distributions du rôle

Ainsi, dès l'origine, deux potentialités de Mélisande, soprano et mezzo, coexistent. Et si le profil soprano dramatique façon Leblanc a finalement été très peu employé (Los Ángeles et Duval ont chanté ces rôles, mais n'appartiennent pas exactement à la catégorie), les représentations et enregistrements, à toute époque, alternent toutes les tessitures.

Je me limite à celles qui ont été captées par le disque ou la radio (date de première captation que j'aie eue entre les mains, rien de scientifique), et la liste n'est bien sûr pas exhaustive :

soprano léger colorature : Yvonne Brothier (1927), Marthe Nespoulous (1928), Irène Joachim (1941), Éliane Manchet (1988), Cécile Besnard (1999), Patricia Petibon (2005), Natalie Dessay (2009)
soprano lyrique léger : Bidu Sayão (1945), Suzanne Danco (1952), Jeannine Micheau (1953), Erna Spoorenberg (1964), Jeannette Pilou (1969), Colette Alliot-Lugaz (1987), Allison Hagley (1992), Christiane Oelze (1998), Marie Arnet (2004), Karen Vourc'h (2010)
soprano lyrique : Mary Garden (1904), Elisabeth Schwarzkopf (1954), Los Ángeles (1956), Anna Moffo (1962), Denise Duval (1963), Helen Donath (1971), Michèle Command (1978), Rachel Yakar (1979), Mireille Delunsch (1996), Véronique Gens (2003), Isabel Rey (2004), Sophie Marie-Degor (2007), Elena Tsallagova (2012)
soprano (lyrico-)dramatique : Georgette Leblanc (-), Liuba Welitsch (1948), Elisabeth Söderström (1970)
mezzo-soprano lyrique léger : Anne Sofie von Otter (2000), Magdalena Kožená (2002), Lorraine Hunt-Lieberson (2003), Angelika Kirchschlager (2006), Monica Bacelli (2013), Stéphanie d'Oustrac (2014)
mezzo-soprano lyrico-dramatique : Micheline Grancher (1962), Frederica von Stade (1978), Anne Howells (1978), Marie Ewing (1990)
mezzo-soprano grave : Marta Márquez (2010)

Bien sûr, il est impossible de tirer des conclusions sérieuses de cela : même si l'on relevait tous les noms de toutes les titulaires (ce que je suis loin d'avoir fait), pour brosser un tableau plus réaliste des tendances (sans doute différentes selon les pays, je devine un tropisme léger en France, par exemple), on ne pourrait faire la part de ce qui relève de la circonstance (une bonne chanteuse disponible) et de ce qui relève de la conviction profonde sur ce que doit être Mélisande (puisque l'on trouve de grandes titulaires dans toutes les catégories, le paramètre tessiture n'est pas forcément déterminant dans le recrutement, un des rares rôles pour lesquels on ait cette liberté).
Néanmoins, on peut relever, avec toutes les réserves nécessaires, quelques petites choses.

Globalement, les sopranos lyriques restent une valeur très prisée.

Il est intéressant de remarquer que les formats sont assez également répartis au fil du temps. Néanmoins, la tendance est globalement l'éloignement des formats très légers majoritaires à l'origine, vers des formats toujours légers, mais plus centraux (des mezzos de type « second soprano », ce qui est peut-être l'emploi le plus logique vu l'écriture du rôle). Seule catégorie manquante, les sopranos très dramatiques, pour des raisons évidentes de lourdeur et de grain – sans compter les physiques de cinquantenaires aux larges hanches, souvent peu compatibles visuellement avec la femme-enfant, l'oiseau hors d'haleine du livret…

Du fait de la tessiture basse et des valeurs précises, en tout cas, les formats les plus larges sont exclus. Mais le rôle n'est jamais concurrencé par l'orchestre (c'est un peu moins vrai pour Pelléas par exemple), il n'y a donc pas d'impératif de recruter une mezzo – même si, hors baroqueuses, les sopranes ne sont plus forcément à leur aise dans les œuvres largement écrites sous le passage.
De fait, l'emploi de Mélisande, sans impératifs de volume (l'orchestre joue rarement simultanément, et toujours discrètement), sans grande extension (pas de graves, très peu d'aigus, et jamais très haut), peut être distribuée à n'importe quelle voix capable d'articuler suffisamment dans cette tessiture-là, même sans grande projection.

Pour ma part, j'avoue que j'ai beaucoup d'intérêt pour les mezzos légers, parce que le confort est maximal et permet plus d'expression, sans que la couleur ne soit ternie. Mais c'est sans doute lié aussi au fait que cela correspond à une esthétique d'aujourd'hui (ils entrent plus récemment dans la danse que tous les autres !), liée aux progrès extraordinaire en matière de baroque et de lied — autant pour l'opéra, on peut vraiment discuter de l'évolution vocale (engorgement, opacification, volapük) depuis cinquante ans, autant pour le baroque et lied, le progrès ne fait pas un pli. Et ce sont ces timbres limpides et ces dictions généreuses que l'on retrouve en Mélisande, bien souvent, ce qui explique sans doute, plus que le format, le taux de réussite dans ce type de voix.

5. Pourquoi Mary Garden ?

Manière de boucler la boucle, on peut considérer un autre paramètre intéressant que je n'ai pas abordé de front, mais qui ouvre d'autres possibilités. Mary Garden avait les bons réseaux, Mary Garden occupait déjà un poste à l'Opéra-Comique, Mary Garden avait la voix et le physique juvénile qu'on attendait.

Pourtant, le public lui a reproché son accent écossais — franchement tout sauf évident, mais si vous écoutez les descentes vers le grave de sa Salomé d'Hérodiadeci-dessus (« Ah ! quand reviendra-t-il ? »), vous entendrez effectivement des sonorités que ne produirait pas une francophone (le [t] légèrement adouci, le [i] qui tire un peu sur le [ü]), même si d'une manière générale tous les paramètres de diction sont très peu distincts de n'importe quelle francophone de l'époque. (C'est flou comme les copines, mais ça ne sonne pas anglais.)
En mettant de côté un probable zeste de mauvaise foi chauvine, il faut considérer cependant qu'elle venait à peine de percer en France (1900 est son premier grand succès, en remplaçant au pied levé la titulaire de Louise à l'Opéra-Comique), que Mélisande est un rôle très exposé du côté de la déclamation, et qu'à l'époque, le public n'entendait que des opéras écrits ou traduits en français, interprété par des chanteurs francophones devant un public français. Son oreille était sans doute plus chatouilleuse que la nôtre — sans compter tout un tas d'implications morales sous-jacentes, ce n'était pas la même chose pour un écolier d'avoir un accent étranger qu'aujourd'hui.

On aurait donc pu choisir quelqu'un d'autre, même si on ne voulait pas Leblanc.

C'est là où la consultation des témoignages et entretiens de l'artiste se révèlent intéressants.


D'abord, Mary Garden postule le respect absolu de la partition, et en particulier des rythmes écrits par le compositeur, qui a toujours raison. Je ne suis d'accord avec ni l'un ni l'autre postulat, puisque les rythmes de Pelléas doivent être assouplis pour ne pas rendre raide une prosodie déjà étrange, avec ses répétitions, ses intervalles soudainement inattendus, ses successions brutales de binaire et de ternaire ; par ailleurs, que le compositeur ait toujours raison, ce peut être une position éthique (fort respectable), mais certainement pas esthétique, car les choses ne sont jamais aussi simples (on se rapproche de l'histoire-bataille de bien des Histoires de la Musique, où un compositeur, voire une œuvre, inaugure un nouveau système musical).
À cette époque où la rigueur d'exécution n'était pas une qualité aussi répandue ni aussi maîtrisée qu'aujourd'hui, on peut supposer que ce désir de bien faire (Garden ne m'a pas parue si nette que cela dans les différentes captations…) a été fortement apprécié, surtout pour de la musique contemporaine, très neuve et assez difficile.

À cela, Mary Garden ajoute une caractéristique intéressante, qu'il est difficile de mesurer, vu l'absence de Mélisande captées, me semble-t-il, entre son extrait de 1904 et les scènes enregistrées par Piero Coppola (1927) et George Truc (1928). Elle déclamait en effet, dans ces parties graves, avec sa voix de tête, la même voix qu'au-dessus du passage, effet indispensable pour ne pas obtenir une Mélisande poitrinant lourdement (je crois n'en avoir rencontré qu'une, sur une soixantaine de versions écoutées) ; ce parti pris de légèreté, c'est ce que j'entends chez ses contemporaines, le poitriné étant plutôt à la mode en Italie vers les années 40, mais il y avait peut être une qualité de coloris particulière, assez limpide, qu'on craignait de ne pas retrouver chez Georgette Leblanc ou d'autres titulaires potentielles.
Garden affirme en tout cas que Debussy l'avait hautement félicitée, parce qu'elle touchait à une forme d'idéal dans ce compromis particulier entre netteté de la déclamation et clarté de la voix de tête.

6. Prolongements potentiels

Rien qu'avec ces éléments de dispute et ces fragments de son, il y a donc beaucoup de fils à tirer à propos de l'évolution de l'élocution (et pas seulement lyrique) ; on n'est même pas près d'en avoir seulement mentionné tous les enjeux.

Pour entendre en intégralité une voix forgée sur une esthétique un peu similaire, on peut écouter les témoignages de Victoria de los Ángeles (comme Tito Gobbi dans un autre répertoire, et dans une moindre mesure Teresa Stich-Randall, elle dispose d'une formation technique qui reflète une autre époque que la sienne) : studio Cluytens en 56, Morel au Met en 60, Fournet au Colón en 62. Même type de voix un peu blanche au vibrato irrégulier, elle aussi étrangère. Clairement pas ma Mélisande de chevet, mais ça documente un style, dans un son beaucoup plus audible – et finalement plus proche de l'original que Sayão, par exemple.

D'ailleurs, il y aurait peut-être de quoi dire sur les autres créateurs — dont les voix sont à mon avis plus intéressantes, comme Jean Périer et, surtout, Hector Dufranne. À voir.

En attendant, vous pouvez retrouver toutes les notules autour de Pelléas et Mélisande dans le chapitre adéquat de CSS. Quelques autres sont en préparation.


dimanche 6 avril 2014

[Carnet d'écoutes] Debussy – Pelléas & Mélisande – Angers-Nantes 2014 : d'Oustrac, Noguera, Lapointe, Kawka


Représentations et retransmission très attendues. La soirée reste audible sur le site de France Musique.

Le résultat est intéressant, et pas du côté prévu.

La surprise n'émane pas des deux barytons : le premier, Armando Noguera, est un peu robuste pour le rôle (et son français coloré d'un accent qui ne l'aide pas), pas particulièrement subtil dans les intentions – étant difficile d'auditionner pour Pelléas, il a dû impressionner grandement par son la 3, d'une sûreté et d'un éclat admirables en effet.

Quant à Jean-François Lapointe, il doit être marquant en salle, comme souvent, mais en retransmission, la voix paraît forcée, comme si ce Pelléas s'efforçait sans cesse d'entrer dans les chaussures de Golaud – le déplacement forcé du centre de gravité est audible. Sinon, son portrait de Golaud, vif et assez brutal, à l'élocution directe et claire rejoint de près celui d'un autre métamorphosé, François Le Roux – sans la même variété d'intentions, mais il est probable, vu l'instrument et les habitudes du style, que ce devienne un grand Golaud, à l'instar de Laurent Naouri (qui avait fort mal commencé, d'ailleurs, comme en témoigne le terne disque Naïve).

Stéphanie d'Oustrac était un vrai pari : serait-elle trop incarnée dans un rôle évanescent, trop charnue pour le mystère, trop affirmative pour l'absence de réponse ? On pouvait espérer que sa générosité tire Mélisande du côté d'un personnage fascinant par son verbe et sa présence, quitte à être plus décidé qu'à l'ordinaire. À l'écoute (mais ici encore, prise de rôle), c'est plutôt l'hypothèse négative qui se confirme : la voix est vraiment celle de Geneviève plutôt que d'une Mélisande mezzo-soprano ; d'abord techniquement, car les transitions sont audibles dans le médium aigu, et les allègements impossibles ; la diction aussi est intimement liée à l'émission lyrique, et pas « indépendante » comme chez la plupart des grands interprètes de Pelléas, ce qui rend la mobilité expressive plus difficile, alors qu'elle est capitale en Mélisande. Pis, les contrainte vocales mènent parfois d'Oustrac à adopter un ton d'autorité, voire d'agressivité, que je peine à relier à Mélisande malgré mes bonnes dispositions envers son inspiration d'interprète. Dans le grave, la lourdeur de l'instrument (terni par la tessiture) n'a plus grand rapport avec les aphorismes d'un rôle conçu pour la touche légère des sopranos pépiants (Mary Garden).
Néanmoins, pour qui l'a entendue en salle, on devine, malgré un petit abus de couverture (sans doute la prudence des premières représentations), la présence physique de la voix, toujours très saisissante.

En somme, pas de quoi faire un disque sans doute (il reste de toute façon pas mal de décalages des chanteurs dans les moments les plus touffus, tout à fait normaux en débutant dans une partition de cette difficulté tout en jouant sur scène), mais ce devait être très dépaysant et très chouette dans la salle.

Certes, on a pris la peine de distribuer Geneviève à un instrument plus sombre, grâce à l'excellent mezzo grave Cornelia Oncioiu, mais on se retrouve finalement avec une Mélisande-Geneviève et une Geneviève trop héroïque, là où la partition requiert peu de volume au profit d'une déclamation délicate.

Mais la soirée reste fascinante, contre toute attente du côté orchestral : l'Orchestre National des Pays de Loire, malgré sa modestie en virtuosité et timbres, joue impeccablement une partition qu'il possède à la perfection, et la familiarité avec la partition de Daniel Kawka, spécialiste de la musique contemporaine, est complètement audible. Transparence maximale qui n'est pas seulement due à l'effectif réduit, je ne crois pas avoir déjà entendu une telle radiographie de Pelléas, où les motifs sont exaltés sans être jamais soulignés, et où la mise en valeur de chaque plan n'empêche pas une poussée permanente. Il faut au moins écouter la scène de la grotte (II,3), miraculeuse... chaque détail est saillant, et pourtant on a l'impression d'être sans cesse rejeté par l'avant. Et quelle élégance suprême dans le grand duo de l'acte IV – par exemple le hautbois dans « on dirait qu'il a plu dans mon cœur », qui prend son temps avec liberté, ineffable comme jamais.
Les équilibres, les respirations, tout force l'admiration. Une des grandes directions de Pelléas, j'aurais peine à citer un chef qui m'ait davantage satisfait ici alors même qu'on dispose au disque des plus grands noms et orchestre, et de très belles réussites.

Suite de la notule.

mercredi 19 mars 2014

Paul DUKAS et Claude DEBUSSY sur instruments anciens – L'Apprenti Sorcier, Velléda, Polyeucte, Première suite, La Mer – Roth, Les Siècles


Situation

La parution de cet album chez Actes Sud a fait quelque bruit : à présent le phénomène des instruments anciens, qu'on croyait nécessairement voir s'arrêter à l'orée du XXe siècle, vu les évolutions relativement réduites de la facture instrumentale – et l'existence d'enregistrements par les artistes créateurs, ce qui rend toute velléité de reconstruction sans objet – touche la génération Debussy.

Le phénomène n'est pas tout à fait une nouveauté : Gardiner a déjà joué Stravinski avec l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique, La Mer a été gravée à la fois par Immerseel et Roth avec leurs orchestres sur instruments anciens, l'Opéra-Comique a programmé Pelléas par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique et par l'Orchestre des Champs-Élysées... Mais le mouvement semble s'accélérer d'autant plus que des chefs emblématiques de l'exploration du répertoire baroque, comme Gardiner, Minkowski et Niquet, semblent mettre leur énergie au service d'un XIXe siècle de plus en plus tardif. Bon nombre de résurrections se font désormais par le truchement d'Hervé Niquet et François-Xavier Roth, devenus partenaires privilégiés du Palazzetto Bru Zane.

Dukas

Les extraits (ci-dessous) donnaient une image très attirante de l'Apprenti Sorcier (1897), mais au disque, je suis frappé par l'excès de chatoyance : l'orchestration étant déjà extrêmement colorée, la disparité des timbres masque la dimension harmonie au profit du pittoresque des couleurs. C'est intéressant, mais confirme plutôt le gain des interprétations avec fondu d'orchestre. En revanche, pour l'Ouverture de Polyeucte (1891), la légère astringence des timbres procure un relief très particulier – et, Roth étant un grand chef, on est bien sûr intéressé par la conduite du discours.


On était en droit d'espérer une découverte marquante, mais on s'habitue à l'esthétique imposée par le Prix de Rome : cette cantate (Velléda, 1888 – Second Prix, derrière Camille Erlanger) ressemble à celles de Saint-Saëns, G. Charpentier, Debussy, Caplet et tant d'autres. Toujours la même structure : petit décor dramatique, duo d'amour, événements catastrophiques qui l'interrompent. Et largement la même musique. Dans cette période, celles d'Ollone et de Ravel se dégagent par leur personnalité plus saillante ; Dukas, lui, interroge la tradition de façon beaucoup plus feutrée.

De belles couleurs harmoniques, une orchestration traditionnelle mais bien fonctionnelle... on est loin des explosions de couleurs de la maturité, mais cela s'écoute sans déplaisir. Pour compléter le tableau, la distribution est de grande valeur : Chantal Santon (avec un chant et un français beaucoup plus fermes que ne le laissent entendre les extraits ci-dessus), Julien Dran (à la limite de sa largeur, mais qui chante fort bien), Jean-Manuel Candenot (jamais phonogénique, mais doté d'un charisme dans le registre grave particulièrement prégnant, en vrai). En somme, quoique plaisantes, les impressions s'effacent vite.

Debussy

Le disque Debussy, paru un peu auparavant, était autrement marquant.

D'abord pour une Mer (1905) remarquablement vive et détaillée, parmi les plus intéressantes et originales gravées jusqu'ici. (Pour ma part, sinon, je vais du côté d'Elder-Hallé, Cantelli-Philharmonia, Bernstein-New York, pour des qualités très différentes ; versions auxquelles il faudra joindre désormais celle de Roth.)

Les instruments anciens sont utilisés de façon à éclaircir le spectre : chaque partie est audible individuellement – et contrairement à l'Apprenti Sorcier, ce n'est pas au détriment d'une pâte plus générale et cohérente.


Mais le gros point fort du disque réside dans la Première Suite pour Orchestre (1883), qu'on croyait perdue et qui est gravée pour la première fois. Il s'agit réellement de sa première œuvre pour orchestre (Le Triomphe de Bacchus de 1882, n'a été orchestré qu'en 1928, et pas par lui), en dehors sans doute de travaux d'étudiants qui n'apparaissent pas dans les catalogues.

Et déjà, quelle maîtrise ! Certains ont pu s'écrier, tout à la stupeur de lui découvrir un prédécesseur inattendu, qu'il devait beaucoup à Fanelli (qu'il n'a pas forcément entendu, au demeurant)... mais ce coup d'essai le place déjà très en avance, harmoniquement et orchestralement. On voit aussi que le chemin emprunté n'est pas celui d'un impressionnisme un peu naïf harmoniquement, comme Fanelli, mais plutôt d'une complexification progressive d'un langage qui serait plus proche de Massenet, au départ.

Les chatoiements orchestraux et la densité harmonique sont remarquables dans l'absolu, indépendamment de son âge (21 ans !). Et la personnalité des mouvements particulièrement forte, avec des atmosphères extraordinairement variées : on débute avec les échos de « Fête », par le balancement qui clôt Daphnis (30 ans plus tard) ; on passe, dans le « Ballet », par l'orientalisme à la mode chez Bizet, Massenet ou Rabaud, mais à son plus haut degré de concentration musicale, vraiment pas un alibi par la couleur locale ; on découvre déjà, dans le « Rêve », les vibrations régulières et fantastiques des Nocturnes pour orchestre, leurs balancements harmoniques improbables et leurs moirures orchestrales inédites (l'orchestration de ce mouvement étant manquante, Philippe Manoury a peut-être un peu trop anticipé le « vrai » Debussy qu'il a étudié).

Le final « Cortège et Bacchanale », plus académique (mais encore inventif et personnel), passe aussi par des épisodes de toute beauté, même s'il ne réalise pas l'apothéose que Debussy aurait sans doute écrite avec quelques années de plus.

C'est, en ce qui me concerne, l'une des plus belles œuvres de Debussy, tous genres confondus, et l'une des plus intensément séduisantes. Et d'autant plus précieuse qu'en plus de documenter la jointure entre le romantisme tardif et l'impressionnisme, elle fait entendre une nouvelle pièce pour orchestre. Or, il en existe finalement très peu de la main de Debussy : la plupart, très bien orchestrées au demeurant, et par de grands noms (Büsser, Caplet, Roger-Ducasse, Koechlin – je n'aime pas vraiment Ansermet en revanche). En dehors de Pelléas, de la Mer et des premiers Nocturnes, on dispose surtout d'œuvres dont l'orchestration est davantage tournée vers le XIXe siècle, ou l'intérêt moindre (je ne suis pas fanatique des Images).

Bref, un véritable événement.

Bonus

Par ailleurs, vu qu'un tel bijou, appartenant à l'un des compositeurs les plus haut placés au panthéon, a pu dormir impunément, je suis devenu curieux sur les pièces orchestrales manquantes, que je me figurais mineures : qu'en est-il de Zuleima (de jeunesse également : ode symphonique de 1885, d'après Alcansor de Heine), de La Saulaie (avec baryton, sur un poème de Rossetti traduit par Louÿs – 1901) et particulièrement des Trois scènes au crépuscule (1893) ? Avec un titre pareil et ces talents de coloriste qu'on peut désormais faire remonter à sa plus tendre jeunesse professionnelle, voilà qui fait rêver...

Autres bonus

Suite de la notule.

dimanche 16 mars 2014

Innocence

Le lendemain, on l'enterra, et il n'y eut plus d'événements extraordinaires à Bethléem cette semaine-là. Mais le dimanche suivant, des loups affamés parcoururent le pays, après la grand'messe, et il neigea jusqu'à midi ; puis le soleil brilla soudain et les paysans rentrèrent dîner comme d'habitude et s'habillèrent pour le salut. [...]

À ce moment il n'y avait personne sur la place, car il gelait cruellement ; seuls, les chiens et les poules vaguaient sous les arbres, où des moutons broutaient un triangle de gazon; et la servante du curé balayait la neige dans son jardin. [...]

Alors une troupe d'hommes armés passa le pont de pierre au bout du village et s'arrêta dans le verger. [...]

L'aubergiste et le barbier sortirent de leur maison et demandèrent humblement aux soldats ce qu'ils désiraient ; mais ceux-ci n'entendaient pas le flamand et entrèrent afin de chercher les enfants.

Suite de la notule.

mardi 18 février 2014

Debussy – Pelléas & Mélisande en (petite) scène – Braunschweig, Langrée


Redécouvrir Pelléas : après avoir écouté 42 des 46 versions officielles, plus une quinzaine de témoignages radio, je m'étais réservé depuis longtemps, pour une première approche sur scène dans des conditions idéales. L'œœuvre est tellement particulière, tellement suggestive et délicate, que je ne voulais pas laisser ternir cette occasion par une interprétation pataude ni surtout une mise en scène systématique, forcée ou prosaïque. Non pas que Pelléas ne soit pas souvent donné, ni avec soin, mais je voulais être sûr de sortir satisfait ; chacun ses caprices.

La production de l'Opéra-Comique (complète lors de la première série en 2010) offrait ces garanties. L'expérience est intéressante, parce qu'elle fait porter un autre regard sur l'économie générale de l'œœuvre et ses équilibres.


L'interlude de l'acte IV ce lundi.


1. Éphiphanies

¶ On se rend compte, avec les baissers de rideau systématiques de Braunschweig : alors que la musique paraît très continue, même d'un acte à l'autre, le drame est extrêmement fragmenté, en très courts tableaux d'une quinzaine de minutes. C'est plutôt un point faible à la scène par rapport au disque, mais évité dans la plupart des mises en scène par le décor unique ou, grâce à l'ingénierie actuelle, les changements à vue. Je me suis d'ailleurs demandé pourquoi Braunschweig, qui maîtrise son sujet, avait besoin de ces délais, et même de précipités entre les actes, parfois pour ajouter quelques meubles... Car mis à part le phare qu'il faut mettre ou enlever de l'élément de décor principal, le reste s'escamote facilement dans la plupart des mises en scène actuelles. Il y a sans doute une raison (peut-être la volonté de laisser la musique parler dans les interludes... mais les précipités ?).
Pour ma part, j'aurais attendu, de la part d'un grand metteur un scène, des interludes habités scéniquement, qui permettent de développer les sous-entendus et d'effectuer les transitions, voire d'ajouter des éléments nouveaux.


¶ Le rapport des dynamiques est étonnant aussi : toujours douces, ce qui est accentué par l'effectif limité et les instruments d'époque. Les chanteurs peuvent murmurer, l'orchestre bruisse plus qu'il n'accompagne. C'est aussi un choix musical, parce que même dans les interludes, on n'a pas toujours l'impression que la musique prenne la parole. Mais l'équilibre entre les voix et un orchestre aussi généreux est passionnant : malgré sa chatoyance, les voix n'ont jamais besoin de rivaliser avec lui, ce qui autorise des tessitures basses, des timbres plus naturelles, et une infinité de nuances dans les couleurs vocales et les détails textuels.

¶ Dans le détail, la scène est l'occasion de remarquer telle ou telle allusion – et j'en ai thésaurisé quelques-unes pour compléter la série. Je cite simplement celle-ci, en lien avec la présence physique dans la salle de spectacle : je me suis toujours demandé la raison de cette citation particulièrement audible de la marche de Montsalvat tirée de Parsifal ; le lever de rideau (indiqué juste après dans la partition, ce qui explique sans doute que je ne l'aie pas remarqué jusqu'ici) le rattache à l'atmosphère du sombre château d'Arkel. Et, de fait, cette marche sied parfaitement à la description de l'atmosphère simili-médiévale qui y règne... la parenté wagnérienne s'éloigne d'autant plus d'une possible coïncidence, évidemment.

Suite de la notule.

mercredi 18 décembre 2013

Dialogues des Carmélites de Francis POULENC – Pelléas repeint en gris


C'était un moment de la saison attendu de tous, une œuvre qui ne déçoit jamais pour son potentiel dramatique, mettant en valeur une distribution de feu, et mise en scène par un spécialiste en vogue des allusions chrétiennes.
Tout le monde voulait le voir (et le théâtre était plein comme un œuf, vraiment, comme si on avait joué un grand titre de Mozart, du belcanto ou de Verdi), tout le monde y était, et à peu près tout le monde en est sorti ravi. Les moins convaincus semblent ceux qui ont vu le plus de Dialogues et sont donc susceptible de comparer de près d'autres très belles productions.

1. Une œuvre

D'abord, les Dialogues, c'est immanquable. Quel que soit le style qu'on aime, on y trouve généralement son compte : les amateurs de théâtre sont suffoqués, les amateurs de musiques simples y trouvent une forme d'accompagnement très nu de la déclamation, les amateurs de musiques complexes peuvent y explorer une rare science harmonique, les amateurs de voix y trouvent des moments de bravoure mettant remarquablement en valeur les instruments féminins.

Et tout cela est très loin de l'essentiel de la production de Poulenc, un hapax.

Plusieurs choses me frappent toujours :


Détail d'un cliché de Julian Weyer


La langue très soignée du livret, aucun personnage, fût-ce dans les affres les plus violentes, ne semble se départir de son quant-à-soir ; c'est aussi ce qui fait la couleur très particulière de cette pièce, qui évoque avec tant de force la réserve propre aux communautés religieuses, où l'introspection et l'effusion sont fortement codifiées. En cela, ce texte peut aussi bien être vu comme l'exaltation de l'héroïsme paisible de femmes de foi, qu'en tant que peinture d'un monde de pénitence très noir, rempli de chausse-trappes où la perdition guette tandis que Dieu se dérobe. Une grande part des échanges consiste en réprimandes contre de fausses évidences (résolues par des paradoxes douteux) sur la façon de chercher Dieu, avec un sentiment affolant que l'inverse pourrait tout aussi bien être soutenu sans contredire davantage les Écritures ; ces questions sont volontairement laissées sans résolution – ainsi la controverse de Mère Marie de l'Incarnation avec Madame Lidoine à propos du caractère délibéré ou fortuit du véritable martyre.

¶ Du côté de la musique, la cohérence force l'admiration : la pulsation lente et régulière (il suffit de regarder les violoncelles et contrebasse jouer sans cesse des rythmes de type noire-noire-noire-noire) épouse le train de la vie religieuse, l'accablement de pénitences dont l'objet n'est pas toujours sûr. Les motifs (dont celui qui ouvre l'opéra, l'une des introductions les plus marquantes de l'histoire du lyrique, saillante et irrésistible) mutent avec clarté et élégance au fil des scènes, de pair avec une musique de plus en plus lyrique après le second parloir (celui avec le Chevalier).

¶ En salle, la ressemblance avec Pelléas est frappante, en particulier à cause cet accompagnement qui laisse souvent la voix complètement à nu, et complète à coups de grands accords complexes, sans grandes mélodies évidentes. Et puis les récitatifs omniprésents, la prosodie étrange, la langue anti-naturelle, les riches interludes...
Évidemment, on trouvera beaucoup moins de couleurs dans la musique de Poulenc, très homogène, très grise, parfaitement adaptée à son sujet. Je trouve d'ailleurs la prosodie assez mauvaise (ce qui n'est pas le cas dans Pelléas, malgré sa bizarrerie), très terne, ménageant peu de variations de hauteur, accentuant à côté ou de façon monotone, comme le feraient de mauvais acteurs.
Et puis, au fil de l'œuvre, c'est la cohérence d'ensemble qui subjugue, créant un univers pénétrant et sans discontinuité, qui ne s'achève qu'avec le dernier baisser de rideau. Chaque fois, on commence un peu dubitatif, et on rend les armes sans même s'en rendre compte, jusqu'au bouleversement.

2. Une soirée

Suite de la notule.

David Le Marrec

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