Voici donc la nouvelle version, incluant cet été jusqu'à juillet 2021,
du relevé des concerts annoncés en Île-de-France. Pour ne pas passer
mon (reste de) jeunesse à colorer des cases en rouge ou gris, j'ai
simplement supprimé les concerts annulés. Et modifié les programmes où
j'ai aperçu les changements. Pour l'instant, ce sont essentiellement la
Philharmonie et la Maison de la Radio qui ont annulé / remanié, mais
nul doute que la jauge pleine des loges encaissées du Théâtre des
Champs-Élysées va imposer des ajustements radicaux, par exemple.
Malgré les incertitudes, vous trouverez de quoi vous divertir – si
d'aventure vous avez survécu à la fois à la Plaie et, pis encore, aux
privations de concert du semestre dernier. Pas beaucoup en symphonique
(très peu de nouveautés, et même les orchestres invités inhabituels ne
sont pas ceux qui font le plus rêver, ni en prestige ni dans mon goût
subjectif…), et la musique de chambre arrive plus tard, dans les
petites salles où les concerts sont annoncés dans la quinzaine qui
précède… En revanche côté opéra, beaucoup de propositions originales et
délicieuses, Sacrati, Desmarest, Campra, Keiser, Weill, Misraki,
Stockhausen, Gilberto Gil, Dusapin… Il n'y a guère que le XIXe qui soit
un peu déserté en nouveautés, mais je n'ai sans doute pas encore bien
exploré les propositions de Bru Zane…
Saison chorale extraordinaire à Radio-France, avec Batič qui reprend
vraiment en main la maison en proposant une quinzaine de concerts
mettant en valeur le chœur dans du vrai répertoire choral (original
dans l'absolu, mais en réalité fondamental pour chœur non seulement
soumis aux nécessités de la scène / du symphonique). On sent déjà le
frémissement stylistique depuis l'intérim Jeannin, j'espère que Batič
parviendra à libérer le potentiel de la maison (avec des voix recrutées
plutôt avec des qualités de solistes très charpentés, pas évident).
Pas de hâte de toute façon : beaucoup de ces propositions (et
particulièrement celles beaucoup de monde sur scène et / ou avec des
chanteurs) seront à nouveau remaniées, voire supprimées.
[Je me figure qu'au premier musicien ou spectateur malade, on fermera
la salle sine die, voire
toutes les salles de la ville, voire toutes les salles de France.]
Mais vous disposez déjà d'un petit relevé pour vous organiser… ou du
moins rêver un peu.
Car il est doux de croire – et il est permis d'espérer.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2020-2021 a suscité :
Petit bilan du mois écoulé. Nouveautés écoutées de ces dernières
semaines.
Du vert au violet, mes recommandations.
♦ Vert : réussi !
♦ Bleu : jalon considérable.
♦ Violet : écoute capitale.
♦ Gris : pas convaincu.
(Les disques sans indication particulière sont à mon sens de très bons
disques.)
Quelle jolie brassée ! Je suis frappé par le nombre de noms
particulièrement confidentiels (Ramhaufski, Hochreither, Romberg,
Johansen, Kuljerić, Mihajlović…) qui s'ajoutent à d'autres minorités
opprimées des programmateurs (les femmes avec Emilie Mayer, les «
petites langues » avec Gotovac, le second XXe très-tonal avec
Kuljerić…). Dans ces nouveautés, quelques merveilles absolues, en
particulier les Quatuors de Weigl,
fiévreux échos de ce que le style décadent début-de-siècle a produit de
meilleur, à la fois ardent, complexe et jubilatoire (tout l'inverse de
ses symphonies, en somme) et l'intégrale
des Symphonies de Bruchpar
Bamberg et Trevino, dont la réalisation de qualité supérieure
magnifie les beautés postschumaniennes… La Première Symphonie en
particulier ménage des trouvailles merveilleuses.
Côté interprétation, vu la pléthore d'offre, c'est sans surprise
Beethoven qui triomphe : moitié d'intégrale étourdissante par Savall, concertos de la plus belle
finition par le gigantesque Bellucci,
timbres inédits par le Freiburger
Barockorchester…
Dans mes découvertes personnelles, quantité de grands coups de cœur du
côté des opéras d'Alwyn, Usandizaga, Killmayer, Reznicek, Schillings bien sûr, la musique de
chambre de ces deux derniers.
Et écoutes comparées des Partitas
pour clavier de Bach et d'Unis dès la plus tendre
enfance. J'ai aussi enfin fini Barbe-Bleue d'Offenbach, un
de ses meilleurs opéras à mon gré, dont je n'avais pas achevé l'écoute
lorsque commencée (faute de temps simplement, car tout y est magnétique
de tout en bout).
commentaires
nouveautés : œuvres
commentaires
nouveautés : versions
Milan Mihajlović: Bagatelles pour violon,
clavecin et cordes, Memento… – Brandebourg StO, Griffiths (CPO)
→ Violon ultra lyrique et clavecin en agrégats hors tonalité.
→ L'élégie, à la voix à base de lyrisme, pizz et glissandi, sonne très
contemporain malgré ses bases totalement tonales. Ce n'est pas le grand
vertige, mais l'orchestre splendide de Frankfurt (Oder) y resplendit.
DUPONT,
G.E.X.: Songs (Je donnerais mes jours) (Rachel Joselson, Bo Ties)
(Centaur)
→ Dans un des plus beaux corpus de mélodie française, un piano
remarquablement timbré, présent, exact et versatile, un régal. La voix
en revanche, heureusement captée en retrait, vibre terriblement,
élimée, instable… difficile de traduire l'espièglerie ou la tendresse
avec ce matériau, même si la proposition de l'artiste est, comme ici,
de qualité.
(À choisir, j'aime nettement mieux que les mélodies chantées par
Florence Katz dans l'album Peintre / Jacquon.)
Fibich – Symphonie n°3 ;
Ouvertures Šarka, Bouře, marche funèbre Messine – Janáček PO Ostrava,
Marek Štilec
→ Les bois sombres du début de la Troisième font belle
impression ! Fibich écrit une musique romantique non sans
richesses, à défaut d'une personnalité très singulière.
Beethoven
– Symphonies 1,2,3,4,5 – Le Concert des Nations, Savall (Alia Vox)
→ Couleurs splendides, mais surtout une structure au cordeau et une
ardeur débordante, qui en font un tout premier choix pour une version
sur instrument d'époque, avec des cordes plus fondues et capables de
legato que chez Gardiner (où la disjonction cordes / vents est
totalement assumée), une ardeur semblable à Hogwood (dont les choix
sont plus extrêmes). Du niveau de ces deux-là en tout cas.
→ Le premier mouvement de l'Héroïque est d'assez loin le plus rapide
que j'aie entendu, sans doute assez proche de l'indication
métronomique ! La Quatrième rend remarquablement justice, elle
aussi, à son écriture à la fois fragmentée et très structurée.
→ Il faut préciser, pour les oreilles les plus sensibles, quelques
moments (vraiment fugaces) où les vents ne sont pas justes
(hautbois-clarinettes dans la 1, cors dans le II de la 3). Ça ne
couaque jamais, et ça ne gêne pas du tout à mon sens, mais il reste, au
sein de cette exécution superlative, ces détails qui peuvent gêner les
plus sensibles (à la réécoute surtout, je suppose).
Nielsen: The Mother, Op. 41, FS 94 –
Odense SO (Da Capo)
→ Musique de scène pour un Nielsen peu fantaisiste et pittoresque, de
la musique qui bouscule peu le langage, même si l'on y entend des
harmonies et trouvailles communes à la quatre.
→ Pas subversif, mais délectable, avec de très belles intuitions
(l'émergence des cors mélodiques dans le rêve-saga !).
→ Amusante série d'hymnes nationaux.
Mozart y Mambo –
Sarah Willis (cor), Havana Lyceum Orchestra, José Antonio Méndez Padrón
(Alpha)
→ Le programme du disque correspond exactement au titre : des
pièces de Mozart pour cor et orchestre… et du mambo ! (dont un
pastiche de Mozart)
Je n'aime pas trop le timbre très britannique (rond, sombre, un peu
poisseux) du cor de Willis, qui a un côté trombone / tuba pas tout à
fait dans mon idéal (limpide) de l'instrument. Chez les mêmes solistes
berlinois, Neunecker ou Dohr me séduisent autrement…
Kabalevsky: Complete Preludes –
Michael Korstick (CPO)
→ Symphonies et concertos pour piano absolument remarquables, dans des
genres assez différents (symphonies sombres quoique mélodiques,
concertos pour piano avenants mais bien intégrés à l'orchestre, dotés
d'une réelle substance musicale). Ces Préludes sont plus nus et
aimables, mais avec l'implication et la pensée structurelle de Korstick
(à qui l'on peut tout au plus reprocher un toucher toujours légèrement
cassant), on peut goûter cette simplicité avec un diamantin éclat.
Zemlinsky
– Die Seejungfrau – PBPO, Marc Albrecht (Pentatone)
→ Fluidité et clarté, élan, une grande version de cette œuvre, par un
orchestre rompu depuis des années aux décadents germaniques, qu'il joue
désormais avec un naturel déconcertant !
Beethoven: Symphonies Nos. 1 & 2
- C.P.E. Bach: Symphonies, Wq 175 & 183/17
Akademie fur Alte Musik Berlin, Bernhard Forck (HM)
→ Superbe projet que ces jumelages de symphonies (on a eu du Knecht
avec la 6, aux parentés édifiantes !). Les CPE sont belles en
première écoute, sans être nécessairement ses meilleures (et sans que
les parentés directes m'aient frappé, à réentendre).
→ Sur le résultat, l'Akademie avec Forck ne dispose vraiment pas, à mon
sens, du même feu qu'avec Goebel (qui fait maintenant des étincelles à
la WDR de Cologne…) : les œuvres, très bien jouées, manquent de ce
surplus de personnalité ou d'abandon qu'ajoutent les grandes
interprétations.
→ J'ai donc envie de recommander l'album… sans avoir été tout à fait
bouleversé.
Beethoven
– Concertos pour piano – Bellucci, Biel Solothurn SO, Kaspar Zehnder
(Calliope)
→ Bellucci encore une fois le virtuose des virtuoses (quelle
netteté !) : chez lui la pédale sert à gagner en résonance et
en ampleur, jamais à compenser le legato qui est déjà totalement
maîtrisé. Chaque strate musicale est audible, et les phrasés élégants –
dans Beethoven, il joue de plus à fond le raptus, l'ardeur, la hardgne
(sa Hammerklavier est d'une insolence assez incroyable).
→ Orchestre vif, fin, engagé, très belle surprise de la part d'une
phalange qu'on aurait pu croire secondaire (et qui est bien plus
engagée et précise que la moyenne).
→ En bonus, un grand nombre de cadences alternatives sont enregistrées
(Reinecke, Liszt, Brahms, Fauré, Busoni, Gould… !). Passionnant.
Alwyn – Miss Julie – Oramo (Chandos)
→ Splendide mise en valeur du texte, très intelligible dans cette mise
en musique, dans une atmosphère typiquement anglaise (degradés de gris
sophistiqués mais faciles d'accès), avec un véritable sens dramatique,
un bijou.
→ Néanmoins, j'aime bien davantage la version Lyrita, chantée avec des
voix moins vaporeuses et captée avec davantage de franchise.
Emilie Mayer
.: Symphonies Nos. 1 and 2 (North German Radio Philharmonic, McFall)
→ Une des premières femmes à vivre de ses compositions (1812–1883), et
non seulement à composer en plus de ses cours ou concerts.
→ À l'écoute, l'impression d'une belle musique, instrumentée avec
délicatesse, sur des carrures d'accompagnements assez classiques, peu
tournée vers les contrastes… Mais le résultat n'est pas très
enthousiasmant ; j'aimerais vraiment en entendre une version avec
plus de mordant, d'allant, d'accents. Quelque chose d'assez tranquille
et terne domine, alors qu'en tendant l'oreille vers le détail, on peut
penser aux plus belles ouvertures d'Auber, par exemple, un beau galbe
mélodique, une simplicité qui a ses séductions, dans des couleurs
plutôt mendelssohniennes.
→ Album peu exaltant en l'état, mais j'aimerais en avoir deux ou trois
autres versions avant de me prononcer sur les compositions, qui ont
l'air touchantes. En tout cas la Première Symphonie – la suivante a peu
sollicité mon intérêt.
Krommer: Symphonies Nos. 6 & 9 –
Svizzera Italiana, Griffiths (CPO)
→ Entre les accords dramatiques post-Gluck et un premier romantisme un
peu plus aimable, de belles compositions, hélas lissée comme d'habitude
par Griffiths (pourquoi confier aussi souvent ce répertoire à quelqu'un
qui le joue à rebours de ses spécificités de contrastes, de textures et
de coloration ?). Le résultat manque de relief, joué avec plus de
« conscience » musicologique et de feu, il y aurait là un
beau potentiel. Tout à fait respectable au demeurant, beau disque.
Ramhaufski, Hochreither – Festive Masses for
Lambach Abbey – Ars Antiqua Austria, Gunar Letzbor
→ Son typiquement autrichien, assez rococo (cuivres très présents,
notamment les trombones en contrechant dans les chœurs), qui sert des
messes baroques joliment contrapuntiques. Sans paraître du niveau des
fleurons du temps comme les grands Zelenka, de belles découvertes
correspondant à un style européen identifié, très bien exécutées.
David Johansen (c-1) : Concerto pour
piano, Pan, Épigrammes sur des motifs norvégiens, Variations
symphoniques & Fugue – Triendl superstar, Kristiansand SO, Aadland
(CPO)
→ Vraiment un univers sonore original, concerto pour piano un peu
sombre, où l'évocation de l'orchestre tient une large part.
Reinecke : Symphonies 3 &
1, Radio de Munich, Henry Raudales (CPO)
→ Les cordes dominent dans ces symphonies typiquement romantiques, mais
élancées et non sans charme mélodique. Pas des découvertes
fondamentales, mais aussi bien jouées et enregistrées, un plaisir
auquel on revient très volontiers !
Bruch: Symphonies Nos.
1-3 & Overtures
Bamberger Symphoniker, Robert Trevino (CPO)
→ Très mendelssohnien lorgnant vers Brahms, et joué avec un tel
élan ! (quelle prise de son limpide et ample, aussi !) Il
faut dire que Bamberg / Trevino, ce n'est pas une alliance de seconds
couteaux !
Reznicek: String Quartets, Minguet
Quartett (CPO)
→ Beaux quatuors romantiques tardifs, bien réalisés. Plutôt le meilleur
de l'instrumental de Reznicek, en réalité !
Weigl: String Quartets Nos. 7 & 8
par Thomas Christian Ensemble (CPO 2017, parution en dématérialisé le 3
juillet 2020)
→ Weigl est donc un grand compositeur… mais certainement pas de
symphonies ! Ces quatuors, plus sombres, mieux bâtis, d'une veine
mélodique très supérieure et d'une belle recherche harmonique,
s'inscrivent dans la veine d'un postromantisme dense, sombre, au
lyrisme intense mais farouche, à l'harmonie mouvante et expressive. Des
bijoux qui contredisent totalement ses jolies symphonies toutes fades.
(On peut songer en bien des endroits au jeune Schönberg, à d'autres à
un authentique postromantisme limpide mais sans platitude.)
→ Aspect original, le spectre général est assez décalé vers
l'aigu : peu de lignes de basses graves, et les frottements
harmoniques eux-mêmes sont très audibles aux violons, assez haut. avec
pour résultat un aspect suspendu (le Quatuor de Barber dans le goût des
décadents autrichiens…) qui n'est pas si habituel dans ce répertoire.
Avenue Beat – the quarantine covers
→ Très sympathique. Le sommet étant l'hors-album : « In
december 2019 » avec son clip dépressif.
Kuljerić: Hrvatski glagoljaški
rekvijem - Gotovac: Himna slobodi (Live) – Radio de Munich (BR Klassik)
→ Très mignon, néoromantisme minimal. Pas forcément passionnant, mais
de jolies trouvailles dans les essais orchestraux – un peu massifs,
mais originaux par endroit (un peu cette façon de court-circuiter
l'orchestration traditionnelle qu'ont Orff ou Kancheli, toutes
proportions gardées…).
commentaires
nouveautés : rééditions
liste nouveautés :
œuvres
liste nouveautés :
versions
BRAHMS, J.: Piano Trios Nos. 1-3 (I.
Stern, L. Rose, Istomin) (Sony)
→ Un des rares volumes de cet extraordinaire trio qui ait un peu trop
vieilli à mon gré (timbres pincés, moindre fondu général). Par ailleurs
le piano très en retrait, qui fonctionnait fort bien dans Schubert,
voire Mendelssohn, est un problème dans l'architecture du Brahms.
Dommage.
telemann magnificat CPO
mozart mass C minko
gál music for voices (toccata)
Mélodies britanniques Bostridge
/ Pappano
Sange fra grænselandet
Musica Ficta
Graupner : Das Leiden Jesu: Passion Cantatas,
Vol. 4
Ex Tempore
katsaris original works used fot
mozart concertos
dallapiccola prigioniero chandos
rodrigo orchestral works, comunitat
valenciana
rossini nozze teti e peleo
(Naxos)
weinberg works for cello and
orchestra, wallfisch (CPO)
barmotin piano (Grand Piano)
Barjansky piano (Grand Piano)
Gotovac :
Ero the Joker (CPO)
Les 4 autres volumes du concours
Moniuszko (DUX)
Mélodies britanniques Gilchrist
autres
nouvelles écoutes : œuvres
autres nouvelles
écoutes : versions
Offenbach – Barbe-Bleue – Sénéchal,
Duvaleix, Revoil, Collart , Peyron, Daguerssard, Dassy ;
Radio-Lyrique, Cariven (Cantus Classics 2010, enreg. 1958)
→ Très plaisante musique, assez spirituelle, pas seulement truculente,
et livret tout à fait amusant, avec enjeux multiples et déplacement du
conte.
Offenbach
– Barbe-Bleue – Leguay, Lenoty, Dachary, Doniat, Terrasson…
Radio-Lyrique, Doussard (Orfeo d'Oro 1999, enreg. 1967)
→ Remarquable relief de Leguay dans son meilleur rôle. Orchestre plus
vif, moins articulé que chez Cariven ; même savoir-faire
déclamatoire.
Stockhausen – Mantra – (New Albion
1988)
→ Très joli et agréable, tintinabulant.
Bach
– Partita n°1 pour clavier – Dubravka Tomšić (Indésens, VOX à l'origine
?)
→ Lecture pour piano tradi mais très nettement articulée. Il n'y a pas
la même liquidité vivace que dans ses Scarlatti (inégalés, pour mon
usage), mais ce reste de belle facture.
→ Fun fact : la gigue évoque très fortement le grand air « Je
t'implore et je tremble » que Gluck met dans Iphigénie en Tauride
plusieurs dizaines d'années plus tard.
Bach
– Partita n°1 pour clavier – Buchbinder (Sony)
→ Très romantique, mélodique, fluide, très plaisant à écouter, en
lissant la complexité contrapuntique.
Bach – Partita n°2 pour
clavier – Buchbinder (Sony)
Bach – Suite anglaise BWV
808 – Buchbinder (Sony)
→ Se prête moins bien à ce jeu (manque de danse).
Marteau – Quatuor n°2, 8 mélodies
avec quatuor – Deshayes, Isasi SQ (CPO 2018)
→ Seul le Quintette avec clarinette, qui sert quelquefois de couplage
au Reger, est un minimum représenté.
→ Le Deuxième Quatuor est dans la même veine, très sérieux et
contrapuntique, franchement peu extraverti ni mélodique, malgré
l'impressionnante contruction fuguée du dernier mouvement, qui mérite
le détour.
→ Mélodies plus riantes, avec davantage de relief sensible.
Bach – Intégrale des
Partitas pour clavier – Pinnock (Hänssler 2007)
→ Vivacité et fondu, une version pour clavecin
« symphonique » qui fonctionne remarquablement ! Variété
de phrasé, confort des résonances, lisibilité des directions…
Bosmans & Bridge: Music for Cello and Piano –
Mayke Rademakers / Matthijs Verschoor (Quintone 2007)
→ Robuste construction de la Sonate d'Henriëtte Bosmans,
impressionnante de rigueur, de geste, d'élan. Bridge très réussie
également.
Bach
– Partita n°1 pour clavier – Zhu Xiao-Mei (Mirare)
→ Même atmosphère douce, mais davantage de travail sur le contrepoint,
plus de sous-texte, attaques un peu plus tranchantes.
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Verlet (Naïve)
→ Phrasé toujours avec beaucoup de liberté et de reliefs inégaux, mais
clavecins trop riches qui fatiguent vite (et sonnent un peu faux dans
ces harmonies complexes).
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Belder (Brilliant)
→ Clavein assez aigre, pas très agréable, malgré la vivacité de Belder.
WEIGL, K.: String Quartets Nos. 1
and 5 (Artis Quartet) (Nimbus)
→ Richesse et véhémence remarquables de ce corpus sans comparaison avec
les pâles symphonies ! Parmi les très grands quatuors du premier
XXe siècle.
Bach
– Partita n°1 pour clavier – Leonhardt (néo-Erato)
→ A clairement vieilli, on sent le surlié imposé par l'instrument, le
tempo est un peu contraint aussi ; beau hiératisme mais il existe
beaucoup plus brillant désormais.
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Ashkenazy (Decca)
→ Joli piano rond, avec des modalités de trille pas tout à fait
adaptées et une pensée qui reste très pianistique.
SCHILLINGS,
M. von: Hexenlied (Das) / Symphonic Prologue / Ein Zwiegesprach / Dance
of the Flowers (Mödl, Cologne Radio Orchestra, Stulen)
→ Clairement pas le Schillings le plus dense ni le plus inspiré, du
très gentil romantisme translucide.
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Vinikour (Dorian)
→ Très beaux contrechants, mais clavecin aux résonances un peu acides,
qui diminue le confort.
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Alard (Dorian)
→ Remarquablement réalisé, très sûr (et beaux placements d'agréments
!), avec un certain manque de déhanché.
Bach – Partita n°1 pour
clavier – Perahia (Sony)
→ Très rond, très fluide (et trilles très pianistiques), très fluide. A
son charme, en lissant le discours en quelque chose de plus aimable.
Reznicek – Symphonies 2 & 5 –
Bern SO, Beermann (CPO 2005)
→ Très sympathique, orchestration peu distinctive.
Beethoven,
Quatuor n°13 – Vertavo SQ (Simax 2009)
→ Organique et virtuose version, pleine d'élan et de textures.
SCHILLINGS, M. von: String Quintet
in E-Flat Major / String Quartet in E Minor (Vienna String Quintet)
(CPO 2011)
→ Délicieusement postromantique, encore généreux et quelquefois voilé /
vénéneux, beaucoup de beautés mélodiques et de climats à goûter !
Schillings – 2 Symphonische
phantasien / Glockenlieder / Préludes pour Ingwelde et Moloch – Worle,
Berlin Radio Symphony, Soltesz (CPO 1997)
→ Très beau postromentisme décadent postwagnérien, en particulier les
préludes intermédiaires des deux opéras et le cycle de lieder.
Wagner
– Ouverture du Vaisseau, extraits et arrangements orchestraux de
Tristan, du Crépuscule, de Parsifal – Sk Berlin, Schillings (1926-1928
édition Jube 2013)
→ Très vif, fin, dramatique !
Schillings – Mona Lisa – Bilandzija,
Bonnema, Wallprecht, Kiel PO , Klauspeter Seibel (CPO 1995)
→ Très schrekero-schoeckien, avec moins de surprises et de
contrecourbes, à la fois riche et assez apaisant. Ressemble un peu aux
meilleures parties des Oiseaux de Braunfels. Un régal.
Schillings
– Mona Lisa – Borkh, Beirer, Ahlersmeyer, Opéra Municipal de Berlin,
Robert Heger (1953, éditions Walhall ou The Art of Singing)
→ Orchestre évidemment moins détaillé, mais valeureux et généreux,
chanteurs excellents bien sûr (le métal de Beirer, le grain
d'Ahlersmeyer). Borkh assez fine et juvénile par rapport à ses rôles
habituels.
Presque aussi superlatif que la version CPO – qui dispose certes en
outre du livret bilingue anglais et surpasse cependant légèrement cette
version d'Âge d'Or, même vocalement !
Killmayer – Musique de chambre
(Quatuor à cordes, Trio à cordes, Quatuor piano-cordes, Brahms-Bildnis,
5 Romances…) – (CPO)
→ Effets de nappes et boucles, atonales et minimales, pas très
passionnantes. Le Trio fonctionne mieux que le reste.
Fibich
– Symphonie n°2, Au crépuscule, Idylle pour clarinette – Tchèque NSO,
Marek Štilec (Naxos)
→ Plus primesautière que la 3, peut-être moins de relief aussi. Dans
cette nouvelle version, elle bénéficie d'espace sonore et mérite d'être
écoutée.
Killmayer – Heine-Lieder – Prégardien
→ Grande nudité, très proche des textes, avec un langage très
tonal-naïf et des sorties de route assez marquantes. Très bel exercice
de poésie musicale, chanté divinement.
Brahms quintette
à cordes 2 – Mandelring SQ (Audite)
→ Version énergique, aux timbres pas toujours raffinés et aux
inflexions un peu brutes, comme si tout était joué assez fort. Mais
belle version très habitée.
Killmayer – Yolimba – Radio de
Munich, Peter Schneider (Orfeo)
→ Mélange improbable de thèmes d'opérette très entraînants façon
Misraki (le thème principal évoque beaucoup la loterie de Normandie…)
et de véritable sprechgesang, ensemble assez étrange, riche et
réjouissant !
Britten,
Albert Herring, Hickox (Chandos)
→ Bons chanteurs, prise de son aérée (quelquefois un peu lointaine).
Pour le meilleur opéra de Britten. Avec Gilchrist et R. Williams !
Usandizaga – Mendi Mendiyan (High in
the Mountains) – Bilbao SO (Marco Polo 2005)
→ Grand romantisme lyrique très réussi pour cet opéra-étendard de la
culture basque. Très bien chanté.
Alwyn
– Miss Julie – (Lyrita)
→ Splendide mise en valeur du texte, très intelligible dans cette mise
en musique, dans une atmosphère typiquement anglaise (degradés de gris
sophistiqués mais faciles d'accès), avec un véritable sens dramatique,
un bijou.
→ Version bien plus définie (et mieux captée et mieux chantée) que la
récente parution Chandos, très honorable au demeurant.
Herzogenberg – Colombus – Oper Graz
(CPO)
→ Œuvre très largement chorale assez recueillie, émaillée de quelques
tirades solo un peu plus exaltées – elle n'évoque pas très
spectaculairement les grands espaces, ni le frisson de l'épopée. Sorte
de méditation profane assez plaisante – mais les interprètes de Graz ne
parviennent pas complètement à la joliesse espérée. Plaisant.
Beethoven
Sonates 26, 6, 29 – Bellucci
→ Net et claquant, impressionnant dans les 26 et 29. Un peu sec
peut-être dans la 6, qui appelle à mon sens davantage de rondeur et de
forme que de virtuosité et d'ardeur.
Johann Nepomunk David: Symphonies Nos. 2 & 4 –
ÖRF, Wildner (CPO 2018)
→ Hindemithien en diable : pour la 2 un aspect affligé, des côtés
néos, assez ouvertement sophistiqué – je n'adore pas forcément. En
revanche la 4, quel contrepoint ! Malgré son sérieux et sa grisaille,
particulièrement réjouissante (la fugue infinie du II !). On a
l'impression d'entendre les deux meilleures minutes de Mathis der Maler
développées pendant 30 minutes, tout à fait génial – et bien meilleur
que Hindemith, en réalité !
Reznicek – Ritter Blaubart –
Pittman-Jennings, Radio Berlin, Janowski (CPO)
→ Déclamation acérée, ambiances puissantes, grandes plages orchestrales
plus simples que du Strauss (le premier interlude a cependant un vrai
côté Rosenkavalier) mais qui ne sont pas du postromantisme répliqué,
vraiment quelque chose de personnel dans ces consonances tuilées.
J'adore, absolument.
Avenue Beat – the quarantine covers
→ Très sympathique. Le sommet étant l'hors-album : « In
december 2019 » avec son clip dépressif.
écoutes à
(re)faire
réécoutes œuvres (dans
mêmes versions)
réécoutes versions
The Aspern Papers, de
Michael Hurd.
harris s3
reznicek schlemihl, s5 tanz
concours Moniuszko
robert still symphs 3-4 lyrita
van Gilse
Symphonie n°3 – Porcelijn (CPO)
Ô Richard, ô mon roi – Dens, Doneux
pausole honegger
venzago, spanjaard
impros bartók
Cozzolani: Vespro
par I Gemelli, Emiliano Gonzalez Toro
Johann Nepomuk David: Symphonies n°1 en la mineur, op. 18 et n°6, op.
46:
Aho symph 12
Braunfels :
Große Messe – Jörg-Peter Weigle (Capriccio 2016)
→ D'ample ambition, une œuvre qui ne tire pas Braunfels vers du
Bruckner complexifié comme son Te Deum, mais vers une véritable pensée
généreuse et organique, dotée en outre de fort belles mélodies.
(bissé)
Rott
, Symphonie en mi / Pastorales Vorspiel – ÖRF, Dennis Russell Davies
(CPO)
→ Plus fondu que d'autres, très beaux timbres. Meilleurs trois premiers
mouvements, seul le final est un peu moins trépidant que Rückwardt ou
P. Järvi.
ireland bax bowen cello
watkins
georg schumann chb CPO
honegger quatuors
krumpholtz
Music for Piano Solo / Ronal Center (Christopher Guild, piano)
Pfitzner: Von deutscher Seele, Op.
28 (Live)
par Münchner Philharmoniker, Horst Stein
→ Étonnante audace, en particulier dans les interludes, pour un
compositeur aux convictions ouvertement conservatrices. Quelque chose
de presque décadent.
« Unis dès la plus tendre
enfance », quelques grandes versions
Winbergh (Muti) 4,5T
Beuron (Minkowski) 5T
Alagna (Billy) 3,5T
Thill (Bigot) 4,5T
Chauvet (Etcheverry) 4T
Alxinger 3,5T
Aler (Gardiner) 3T
Bruch:
Symphonies Nos. 1-3 & Overtures
Bamberger Symphoniker, Robert Trevino (CPO)
→ Très mendelssohnien lorgnant vers Brahms, et joué avec un tel
élan ! (quelle prise de son limpide et ample, aussi !) Il
faut dire que Bamberg / Trevino, ce n'est pas une alliance de seconds
couteaux !
(bissé)
Gluck
– Iphigénie en Tauride – Vaness, Winbergh, Allen, Surjan ; Scala,
Muti
→ Lecture ample et tendue, avec des dictions variables mais une ampleur
vocale qui suscite indiscutablement le respect. Les moments les plus
déclamés et contemplatifs s'amollissent clairement (il ne sont pas
pensés, tout simplement), mais les éclats dramatiques y sont presque
aussi réussis que dans les grandes versions musicologiquement soignées.
Kilpinen mélodies, hynninen / gothoni
- Von Schacht, celle en si bémol majeur (vol 1 disque CPO)
- Eberl, celle en si bémol majeur (concerto Köln)
Arnold Bax, Edward Elgar, William Mathias Jonathan Lloyd
Reznicek:
String Quartets, Minguet Quartett (CPO)
→ Beaux quatuors romantiques tardifs, bien réalisés. Plutôt le meilleur
de l'instrumental de Reznicek, en réalité !
(bissé)
Massenet
– Le Roi de Lahore – Martínez, Gipali, Stoyanov, Zanellato ;
Marcello Viotti (Dynamic)
→ Œuvre fabuleuse, version mal captée et un peu frustrante. Bonynge
reste le premier choix, même imparfait.
Musique de chambre pour alto, flûte et harpe :
(...)
Rachel Talitman, harpe
Marco Fregnani-Martins, flûte
Pierre-Henry Xuereb, alto
ginastera quatuors
kalliwoda quatuors
einem quatuors
HAUSEGGER, S. von:
Aufklänge / Dionysische Fantasie / Wieland der Schmied (Bamberg
Symphony, Hermus)
scène finale Salomé Dreisig
Montpellier Schønwandt
→ Orchestre et chanteuse superbes.
• Firminus CARON: Chanson «Accueilly m’a la belle». Missa «Accueilly
m’a la belle»
The Sound and the Fury: David Erler (contre-ténor), John Potter,
Christian Wegmann (ténors), Colin Mason, Michael Mantaj (basses)
Mauerbach, 2012
Fra Bernardo «Paradise Regained»
SCHILLINGS,
M. von: String Quintet in E-Flat Major / String Quartet in E Minor
(Vienna String Quintet) (CPO 2011)
→ Délicieusement postromantique, encore généreux et quelquefois voilé /
vénéneux, beaucoup de beautés mélodiques et de climats à goûter !
hölderlin :
holliger, killmayer, ligeti Sommer
messiaen quatuor fin temps
Hallberg
& Dente: Orchestral Works
PER ENGSTRÖM
Vocal Recital: Carewe, Mary - BARRY, J. / WEILL, K. / DUKE, J. /
HOLLAENDER, F. / COWARD, N. / BARBER, S. / VINE, C. / BOLCOM, W.
(Serious Cabaret)
graener
prinz eugen, NDRP Hanovre, W.A. Albert x4
Gilse,
concerto pour piano tanzskizzen
→ Quelle merveille, beaucoup trop organique et intéressante pour être
qualifiée de concerto (pour célesta, de surcroît, dans le premier
mouvement !)
Gilse,
variations sur saint Nicolas, PBSO, Porcelijn (CPO)
→ Dans le genre de Graener, mais bien moins virtuose
Davichi
8282
Reznicek –
Donna Diana – Kiel (CPO)
Méhul
– Joseph en Égypte – Dale (Chant du Monde)
→ Hors les airs de Joseph, très touchants, pas le plus grand Méhul.
Mais superbe distribution, chantée dans un français de haute volée.
(Vous pouvez écouter l'œuvre en question ici sur Deezer avec un compte gratuit (ou autres plates-formes de flux, Spotify, NaxosMusicLibrary, Qobuz… Le livret bilingue allemand-anglais peut se trouver sur le site de Chandos, qui distribue CPO (onglet « Media », puis cliquez sur « Download booklet »).
1. Mona Mona Mona
Cette semaine, alors que je reviens du concert du Quatuor Mona, un ami me demande en
passant la Salle des États – tandis que nous déambulons paresseusement
dans le Louvre réaménagé, nous arrêtant au hasard de notre humeur pour
commenter tantôt les pièces présentées, tantôt les murs inamovibles :
— Mais au fait, pourquoi la Joconde est-elle
aussi célèbre ?
— Je peux te donner une réponse, mais elle va te décevoir.
— Je sais, tu es comme ça.
— Parce qu'elle est célèbre.
(S'ensuit une courte tirade où je tempère cette affirmation avec
quelques remarques distraitement lues çà et là sur l'art du sfumato, la nature « moderne » de
ce genre de portrait, l'incertitude du modèle, la figure même de Vinci Léonard, les
qualités picturales propres. Banalités lues partout, dont j'ai peine à
déterminer la pertinence, tant je suis moi-même né avec Mona Lisa comme
emblème de ce qu'est la peinture même. Ce que je m'empressai de
préciser, naturellement – je doute de toute façon que j'aie pu
l'abuser, il me connaît trop bien ce brigand-là.)
Je ne sais pas bien, à la vérité, à quand remonte cet engouement. Je
lis (dans Wikipédia qui cite un ouvrage pas du tout spécialisé de
Philip Freriks Le Méridien de Paris)
que Sade en aurait déjà fait «
l'archétype de la femme fatale » et me demande si, à nouveau, on ne
prête pas trop aux riches. (Je ne vois pas bien Sade faire ce genre de
comparaison – je me souviens plutôt des fraises écrasées évoquées dans La Philo –, et encore moins abonder
un mythe qui apparaît près d'un siècle plus tard.)
En tout cas, dès le milieu du XIXe siècle, alors même qu'elle ne
figurait pas parmi la sélection retenue pour l'ouverture du Musée
Central des Arts de la République en 1793 (prélude au Musée du Louvre),
elle se diffuse sous forme de gravures
pour les particuliers, est citée par les poètes (Gautier, D'Annunzio, sûr pour eux), fait
l'objet d'une comédie de Jules Verne (Monna Lisa, débutée en 1851 – amour
réciproque du peintre et de son modèle). La conscience de sa valeur
touche même les autorités, puisque le tableau est mis à l'abri des
incursions fridolines en 1870 (à l'Arsenal de Brest).
Mona Lisa dans son nouveau scaphandre au Louvre, le 10 juillet
dernier.
Une chose est sûre, à la fin du XIXe
siècle, la Joconde
dispose déjà d'un statut particulier
– emblème d'une féminité rêvée, peut-être à cause du caractère
équivoque de son sourire créé par le sfumato
(ses contours sont si incertains qu'on a l'impression qu'il
glisse d'une position à l'autre) ; c'est en tout cas mon hypothèse, et
les causes sont sans nul doute cumulatives. Léonard était aussi un
modèle rêvé pour les romantiques, cet homme-démiurge qui à lui seul
invente des mondes et maîtrise tous les arts.
De l'avis général, ce qui la fait basculer du statut de tableau révéré,
très célèbre, intriguant, au statut de tableau le plus célèbre du monde
est sans doute l'incroyable affaire de son vol décontracté (et de sa
conservation, puis de son écoulement tout aussi désinvoltes), en 1911.
Le fait divers ajoute au chemin déjà tracé par l'histoire de l'art
prolongée par l'imagination. S'ensuivent les mille détournements que
l'on connaît, à commencer par Duchamp en 1919.
Lorsque, au printemps 1913, le
tableau reparaît de façon inespérée (à cause d'une erreur de recel d'un
niveau assez décevant), alors que la police française s'était épuisée
en vain pendant des mois, Beatrice
Dovsky, actrice et autrice viennoise de la génération Richard
Strauss, écrit une Mona Lisa, une
pièce de théâtre inspirée par le tableau, retraçant une vie possible et
imaginaire du modèle de Léonard. En excluant Léonard des personnages,
soit dit en passant – et en changeant la réalité historique, puisque le
tableau qu'on voit dans le palais florentin ne fut jamais livré à
Francesco del Giocondo (ce qui a ouvert la discussion à propos du réel
commanditaire).
[[]]
La situation-cadre de l'opéra, version Kiel-Seibel (CPO).
Beatrice Dovsky devait fournir un livret à Max von Schillings, directeur de
l'Opéra de Stuttgart qui avait peu eu le loisir de composer depuis son
passage du côté administratif des arts – ce dont il se plaignait
abondamment. Celui-ci l'avait rencontrée car il souhaitait utiliser sa
pièce Lady Godiva
(la comtesse de Mercie qui aurait traversé Coventry nue sur son cheval
pour forcer son mari à abaisser les impôts) ; mais en lisant sa toute
récente Mona Lisa, ce fut
l'enthousiasme (dès l'été, une esquisse pour piano de l'opéra !). Et la
partition fut finie à la guerre, tandis que Schillings était affecté
aux services sanitaires allemands en Belgique et en france. En 1915,
l'opéra est créé à Stuttgart
(alors que Vienne, Berlin et New York étaient volontaires !). Il laisse
la critique réservée (sur le
ton du livret en particulier) mais remporte un réel succès auprès du public, dépassant
les 2000 représentations toutes maisons confondues.
2. La musique de Mona Lisa
Max von Schillings, formé à Munich aux côtés de son condisciple Richard
Strauss, avec lequel il partage une longue amitié (lui succédant à au
moins trois postes sur sa recommandation expresse), est surtout resté
célèbre pour sa pratique du mélodrame (déclamation parlée accompagnée),
en particulier Das Hexenlied
où s'illustra Martha Mödl dans les années 90 (!). Pour autant, il
demeure un véritable compositeur d'opéra, inscrit dans cette première
vague de modernité germanique (ce mélange d'expressionnisme et de
postromantisme décadent) chez
les continuateurs de Wagner – avec R. Strauss ou Pfitzner, qui
deviennent au fil des ans des figures au contraire conservatrices, face
aux nouveaux compositeurs explorant des dispositifs nouveaux (musique ouverte chez Schreker, jazz
chez Křenek…), voire des langages radicalement nouveaux (Seconde École
de Vienne évidemment).
À l'écoute, l'œuvre a en effet quelque chose de très conforme au goût
de ces années 1910 (les Gezeichneten
de Schreker, composés au fil de la décennie, sont créés en
1918), proche de Schreker ou du Schoeck chatoyant de Venus ou Das Schloß Dürande, disposant d'un talent déclamatoire particulier – le
débit des paroles est rapide, les appuis de la langue
naturels, le texte très intelligible malgré le grand orchestre.
Schillings ne cherche pas les grandes lignes lyriques, longues,
mélodiques qui segmentent le texte, et lui-même considérait que cette «
froideur » – qu'on lui a quelquefois reprochée – était un symptôme de
la finesse supérieure de son art, qui n'empruntait pas de formules
stéréotypées ou attendues. Les leitmotive
eux-mêmes ne sont pas soulignés, ni nécessairement structurés –
plusieurs thèmes différents pour les mêmes idées… (Pour autant, je
trouve ses formules très caractéristiques de la période, mais il est
vrai que le débit musical a tendance à couler, à ne pas chercher
l'effet d'une mélodie forte, d'une rupture…)
Le duo d'amour, très
tristanien, ainsi que la double fin
(récit enchâssé et récit-cadre), sont néanmoins composés avec une
intensité musicale assez remarquable – tout l'opéra gravit doucement
les échelons d'une tension qui ne redescend pas, c'est impressionnant.
La nomenclature orchestrale est
atypique et intéressante (pas si gigantesque à la vérité), incluant les
versions graves des familles : 3 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1
heckelphone (hautbois baryton), 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3
bassons (dont contrebasson), 6 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba
basse, beaucoup de percussions (dont l'incontournable célesta !) et
même une mandoline ! Dans les deux versions discographiques, il
n'apparaît pas qu'il en fasse un usage particulièrement subversif ni
coloré : son orchestre est généralement assez homogène, tout en
fluctuations fines (permanentes !) et peu en contrastes (rares). En
vérifiant sur la partition aussi : les lignes du heckelphone,
notamment, sont en général des doublures des autres bois, ou des
cuivres.
Parmi les belles trouvailles,
le sourire du tableau évoqué par le violon solo (ponctuellement doublé
de célesta), l'écho du dernier appel du mari (« Lisa ! ») à
l'orchestre, amplifié par paliers via
l'orchestration, comme si la parole réverbérait dans un esprit
épouvanté. Et beaucoup de choses qui en rappellent ou annoncent
d'autres : les personnages qui chantent non dans le masque mais dansles murs, façon Tosca ; la découverte des amants
façon paroxysme d'Elektra, ou
les servantes qui commentent (même source), la reprise de la sérénade
par le mari en grotesque valse d'Ochs (ou du II d'Arabella), les cloches du Mercredi
des Cendres dans une ambiance très procession-Tote Stadt…
Pas de copies, mais un état d'esprit général qui s'inscrit dans cette
généalogie-là, dans ce théâtre qui invente de nouveaux dispositifs, qui
se sert aussi de la musique pour exprimer avec des moyens variés ce qui
peut manquer au texte.
[[]]
Le tristanien duo d'amour, version Kiel-Seibel (CPO).
Pour autant, bien que la musique en soit saisissante et sublime – toute
cette montée de tension par paliers,
des conversations presques blanches
de la présentation du coffre à perles à l'explosion d'amour du duo du
balcon… puis à l'explosion de haine du mari Francesco envers Lisa, puis
de Lisa elle-même envers Francesco –, la valeur distinctive de l'œuvre tient dans son livret, que j'ai
découvert en lecture seule, frémissant à chaque nouvelle page…
3. Le livret tétanisant
Je suppose que Beatrice (von) Dovsky
avait produit initialement une ébauche plus développée pour la scène
parlée (mais ne dispose pas d'éléments là-dessus, juste une hypothèse
sachant comme les choses se passent en général).
Partir du tableau pour imaginer une histoire
d'amour, cela avait déjà été fait (notamment par Jules Verne au
début des années 1850), mais B. Dovsky invente un dispositif assez
puissant, pour enchâsser une intrigue
elle-même assez paroxystique –
ce serait d'ailleurs la faiblesse principale de ce livret, tant
d'énergie s'en dégage, en s'inspirant d'un tableau dont émane tant de
tranquillité.
L'histoire de Mona Lisa (renommée Fiordalisa et devenant Lisa par
diminutif, ce qui n'est pas attesté, je crois) est racontée par un
frère convers qui conduit la visite de la Chartreuse surplombant l'Arno, et
mentionne l'appartenance ancienne de ces murs à Francesco del Giocondo,
rendu célèbre par sa jeune femme. Deux étrangers sont là, un homme
sensiblement plus âgé, et une femme portant un collier de perles ;
celle-ci se montre immédiatement fascinée par l'histoire rapportée. Le
moine raconte donc les malheurs qui ont entouré ce tableau et la vie de
cette femme. L'opéra, après le dénouement, se termine par un bref
retour à la Chartreuse et à ses touristes. Après qu'ils ont pris congé,
le moine s'exalte, croyant avoir vu dans l'étrangère la figure de Mona
Lisa, puis retourne à son travail.
Plusieurs enjeux s'entrecroisent de façon assez dense et virtuose :
¶ Le récit-cadre est chanté
par les mêmes chanteurs principaux.
Le vieux mari est tenu par le baryton dramatique qui chante Francesco
Del Giocondo, sa jeune épouse par le grand soprano qui interprète Mona
Lisa, et le frère lai par le ténor lyrique chargé de Giovanni De'
Salviati (l'amour de jeunesse de Lisa).
Le dénouement est ainsi ambigu : le moine reconnaît-il une figure de
Mona Lisa (mariée à un vieil homme, séduisante, dotée des mêmes perles
qu'on lui impose de porter), ou a-t-on affaire à une prise de
conscience de métempsychose, le convers étant le seul à se rendre
compte de leurs identités profondes ? Rien ne l'explicite dans le
texte, mais le choix de confier ces rôles aux mêmes chanteurs, ainsi
que la mention d'une très claire attraction entre le moine et la
visiteuse (« Les regards des deux jeunes gens se rencontrent. D'un
geste brusque la femme veut ouvrir le col de son manteau. »), soutient
souterrainement cette impression. Effet d'écho entre les actions.
¶ Le portrait n'est pas
central en lui-même dans l'action, mais il constitue un moteur (et une singularité), en
particulier pour l'époux jaloux. Contrairement à ce qu'on sait de
l'histoire réelle du tableau (emporté inachevé en France par Léonard),
la Joconde se trouve
accrochée chez Francesco Del Giocondo, et le sourire aimable de la
froide Fiordalisa rend fou le mari : il ne connaît pas cet aspect de sa
propre femme, capté par le génial peintre. Il surprend par la suite ce
sourire lorsque Lisa vient de laisser partir son amour de jeunesse ; et
c'est pour le revoir paraître qu'il la viole tandis qu'il laisse mourir
son amant (oui, il y eut quelques réactions dans la presse devant la
dureté de l'action).
Le tableau de Léonard ne joue donc pas de rôle prépondérant dans
l'action, mais agit comme un motif psychologique pour le mari, qui
lui-même met en branle l'essentiel de l'intrigue. Par ailleurs, il
révèle quelque chose de la nature mélancolique, de la blessure
primordiale du personnage féminin – l'apparition-disparition de ce
sourire aura aussi, en fin de compte, des connotations potentiellement
démoniaques.
¶ L'action repose sur un traditionnel
triangle amoureux (vieux mari jaloux, jeune nouvelle épouse
triste, et son amour de jeunesse qui réapparaît soudain), avec quelques
particularités qui lui procurent un relief singulier. L'amant (l'envoyé du Pape pour le
commerce des perles) n'a pas vraiment de caractère développé, mais il
est tout de suite surpris par le mari
et sa mort très tôt dans l'œuvre
(à la moitié environ) est une audace rarement explorée – il y a bien
l'exemple d'Athamas dans Philomèle
de Roy, musique de La Coste (qui est arrêté à l'acte III et dont on
apprend la mort par la suite), dont j'ai déjà
souligné l'effet, mais l'œuvre n'appartient pas au répertoire
(jamais rejouée depuis sa création au début du XVIIIe siècle, où elle
n'eut pas vraiment de succès) et reste très marginale dans son procédé,
volontairement à couper le souffle, façon Psycho de Hitchcock.
Autre particularité : il ne meurt pas soudainement, mais
par étouffement – enfermé dans le coffre-fort, suffoquant tandis que
Lisa est violée par son mari, puis s'endort… Et sa mort reste incertaine jusqu'à la
toute fin de l'histoire (45 minutes plus tard).
Oui, c'est assez dur, sans être du reste du tout sordide : le texte reste
assez tenu, et la musique de Schillings ne cherchant jamais la
description, on sent les affects plus qu'on ne décrit musicalement les
situations (ce n'est pas Lady
Macbeth de Mtsensk L'atmosphère demeure étrangement assez peu
poisseuse, disons), plutôt une histoire qu'on nous raconte.
¶ Tout à fait absents du tableau,
les perles et le coffre constituent
deux éléments-clefs du dispositif dramatique.
Le coffre
est un système inviolable,
utilisé par Francesco Del Giocondo pour conserver ses perles et décrit
à ses amis au début du récit enchâssé, suite de clefs uniques et de
combinaisons, permettant aux perles de reposer dans l'eau de l'Arno, et
ne laissant pas même passer l'air. Il est l'arme par destination des morts du
drame : une fois enfermé à l'intérieur, seul le possesseur de la clef
peut vous sauver. Et si elle est jetée à la rivière…
Objet original autour duquel se déroulent les aveux
sur le balcon, les regards jetés par le mari, les tentatives de fuite,
les accès de désespoir, les meurtres.
Les perles sont plus ambiguës :
Mona Lisa les porte au cou la nuit, pour les nourrir « de son jeune sang »,
selon la formule de son mari, tandis qu'elle se sent dévorée et
empoisonnée. Dans la scène-cadre, l'étrangère, émue par son échange de
regard avec le jeune convers, arrache par mégarde son collier en
voulant ouvrir son col et elles tombent une à une… Le texte évoque
explicitement les larmes, mais le contexte invite à songer à des
gouttes de désir, ou à une perte de force vitale, s'étant pour ainsi
dire vendue…
Comme le coffre, leur présence innerve beaucoup de
scènes.
[[]]
La jalousie implacable de Francesco Del Giocondo ayant surpris
les amants… et le sourire.
Version Kiel-Seibel (CPO).
→ Beatrice Dovsky a ainsi développé une simple figure de tableau non
seulement en replaçant son histoire au sein d'une scène-cadre contemporaine, qui rend
compte de la célébrité de l'œuvre désormais, mais aussi en adjoignant beaucoup d'éléments à
sa simple présence dans l'histoire des époux Del Giocondo : sans
surprise les amours contrariées
de deux jeunes gens, mais aussi toute cette intrigue commerciale autour des
perles, le thriller du coffre fermé-ouvert, la
fascination pour le sourire fugace
et mystérieux, le tout s'enroulant et gagnant en intensité pour
culminer d'une part dans la scène du viol (viol voyeur de surcroît, qui est imposé
dans le but d'être entendu par l'amant en train de suffoquer dans le
coffre), d'autre part dans la vengeance terrible de Fiordalisa.
Cette façon de tisser simultanément plusieurs
thématiques d'importance équivalente évoque vivement la manière du
livret des Gezeichneten
de Schreker
(politique de la cité, intrigue médicale, triangle amoureux difforme,
enlèvements). Les répliques se resserrent et gagnent en véhémence (en
particulier celles de Francesco), de façon impressionnante, à défaut de
grands effets orchestraux spectaculaires comme l'auraient fait Strauss
ou Korngold.
Œuvre d'art total en effet, la
musique tempérant la violence du livret, lequel en retour anime une musique
qui pourrait paraître un peu trop tranquille sans un texte aussi propre
à soulever la curiosité. (On se demande vraiment ce qui va arriver : est-ce qu'il
est possible d'échapper à ce coffre, est-ce que Lisa va lever la
suspicion de son mari, comment allons-nous enfin savoir ce qui est
enfermé, comment va-t-elle manifester sa haine envers Francesco… Rien
qu'à la lecture seule, on peut y prendre beaucoup de plaisir.)
Pour couronner l'intrication : Dovsky fait appel à divers aspects de
couleur locale, comme les invitations au repentir par un chœur de moines de Savonarole (par-dessus
les chansons des joyeux compagnons) ou de la poésie… de Laurent de Médicis, incluse comme un
des chants de jeunes gens qui ponctuent l'action et lui donnent de
l'ampleur en la projetant dans la ville.
4. Les deux faces de Schillings
Le nom de Schillings, comme pour beaucoup de mélomanes de ces 25
dernières années, je crois, m'est venu en découvrant son mélodrame Das Hexenlied,
où déclamait Martha Mödl… en 1994 ! Il en existait par ailleurs
déjà une captation bien antérieure, sous la baguette du compositeur.
La musique n'en était pas particulièrement impressionnante ni variée,
accompagnement / ponctuation postromantique où la personnalité musicale
ne paraissait pas le plus évident enjeu. (J'ai réécouté à l'occasion de
cette notule : impressions sensiblement identiques.)
J'ai donc considéré pendant longtemps Schillings comme un
postromantique de second intérêt, une sorte de sous-Pfitzner. Et, de
fait, certaines de ses œuvres orchestrales (notamment celles du disque
de 1994, dont le Dialogue
pour violon et orchestre) ne sont pas tout à fait électrisantes.
Pour autant, les extraits des drames (Ingwelde, Moloch), les
deux Fantaisies
symphoniques Op.6 (« Salut de la mer », « Matin en mer »)
possèdent un très bel élan, et le cycle de lieder orchestraux Glockenlieder,
très vivant et éloquent(là
encore dans sa relation avec le texte plutôt que dans son expansivité
musicale, à rapprocher peut-être des Vier
dramatische Gesänge de Gurlitt plutôt que des derniers lieder de
Strauss ou Schreker)mérite
véritablement un grand détour.
Sa musique de chambre aussi (Quatuor en mi mineur, Quintette à cordes en mi bémol) se
révèle très avenante, délicieusement postromantique, encore généreux et
quelquefois voilé ou vénéneux, avec davantage de beautés mélodiques que
d'ordinaire et une belle variété de climats à goûter !
Mona Lisaest, me semble-t-il, son unique
opéra publié, mais il en existe une seconde version, dirigée à l'Opéra
Municipal de Berlin (l'actuelle Deutsche Oper) par Robert Heger (élève
de Schillings en composition !), avec Inge Borkh (plus légère que dans
ses grands rôles Salomé-Elektra-Teinturière), Hans Beirer (radieux ce
jour-là, sans comparaison avec son enregistrement le mieux connus, son
Tannhäuser avec Karajan), Mathieu Ahlersmeyer (quel grain, le
Vanni-Marcoux allemand en quelque sorte !). Très vivant, très abouti,
mais l'équilibre orchestre-voix (et même les chanteurs eux-mêmes) me
paraît supérieur dans la version Seibel chez CPO (Bilandzija, Bonnema
et Wallprecht avec le Philharmonique de Kiel).
L'édition Walhall adjoint une version de studio du duo d'amour
dirigée
par Schillings lui-même, avec Barbara Kemp (créatrice du rôle) et Josef
Mann.
[[]]
La vengeance de Fiordalisa, version Kiel-Seibel (CPO).
Il existe donc toute une face de Schillings à redécouvrir, où se
manifeste un compositeur plus riche et personnel qu'il peut sembler de
prime abord. Comme sa vie.
5. Politique et
postérité
Schillings a peut-être aussi pâti de son rôle sinon politique,
institutionnel (je connais trop mal sa vie pour connaître le caractère
actif ou passif de celui-ci) : il devient Président de l'Académie
Prussienne de Musique en 1932 et reçoit, à sa mort en 1933, les
honneurs du pouvoir.
Il était par ailleurs réputé (il faut toujours
vérifier les informations sur ces questions, où l'on trouve toujours
des zélotes pour noircir les caractères a posteriori, ou au contraire des
fans musicaux pour dédouaner leurs idoles – et je n'ai pas eu le loisir
ni les documents, état d'accessibilité des bibliothèques oblige, pour
évaluer sérieusement ce point) être hostile à la République de Weimar
et ouvertement antisémite. C'est en tout cas sous son mandat que furent
exclus Thomas Mann ou Franz Werfel, que Schönberg perdit sa place de
professeur, et que Schreker fut invité à se retirer.
Il va de soi que le programmateur a davantage envie
de louer des figures de victime incontestable comme Schreker ou
Schulhoff, ou de combattant du handicap (sensible au « génie national »
mais pas du tout ami des nazis, se retirant même dès 1933 pour donner
des cours particuliers) Waltershausen
– auquel il manquait le bras droit et la jambe droite. Considérant
qu'on ne joue plus guère que du patrimoine dans les salles,
l'implication de jouer des sales types comme Wagner n'a pas du tout la
même gravité à mon sens.
(Mais je suis ouvert à toute contre-proposition si l'on préfère
boycotter Schillings et Orff, et jouer plutôt Waltershausen et Gilse.
Tant qu'on exhume le patrimoine et qu'on renouvelle un peu le
répertoire…)
6. Richard Strauss
et son double
Fils de la petite-nièce de Brentano, Schillings étudie (bien sûr) le
droit, mais aussi l'histoire de l'art et la littérature à Munich à la
fin des années 1880. Il y rencontre Richard Strauss et les deux
demeurent liés toute leur vie : ils reçoivent l'enseignement de Thuille
(progressiste postwagnérien, même si les quelques pièces de chambre que
l'on joue encore ne le montrent pas avec éclat), successeur de
Rheinberger (école germanique romantique « formelle »), tout comme
Mottl (l'orchestrateur des Wesendonck-Lieder)
ou Hausegger.
Au moins par deux fois, il succède à Strauss sur sa recommandation (la
dernière étant en 1930, soit assez tard dans leurs vies !).
Schillings est donc à classer idéologiquement dans le camp des
postwagnériens et même des novateurs (malgré la sagesse de son
expression musicale), exactement comme Strauss, dépassé par la suite
par la nouvelle génération, plus hardie encore (Schreker, pour ne rien
dire de la Seconde École de Vienne !). Il faut considérer aussi que,
quoique mort en 1933, il ne compose plus beaucoup à partir de 1908,
devenant directeur de l'Opéra de Stuttgart (il se plaint, dans une
belle intemporalité, de gâcher son temps en tâches administratives
superflues), et plus du tout à partir de 1918, lorsqu'il prend la tête
de l'Opéra d'État (Staatsoper) de Berlin. L'essentiel de son legs se
situe donc dans les années
1890-1900, où il figure, en effet, plutôt parmi les hardis – quoique en
deçà de ce qui se fait ensuite, le style de Mona Lisa évoque les opéras, même
novateurs, des années 1910-1920…
[[]]
Le duo d'amour dirigé par Schillings lui-même en studio, avec
Barbara Kemp et Josef Mann.
Il était aussi chef d'orchestre (son dernier poste en la matière fut
celui de chef
invité à l'Opéra d'État de Berlin, après en avoir été chassé comme
directeur), et nous a laissé plusieurs témoignages : extraits
orchestraux du Vaisseau fantôme,
de Tristan, du Crépuscule, de Parsifal (interprétations pleines
de vivacité, très loin du Wagner monumental qui prévaut majoritairement
dans les décennies suivantes), une Troisième
Symphonie de Beethoven, et même son propre Hexenlied.
Ceci a beaucoup moins d'intérêt proprement musical, mais sa carrière a
été assez difficile. Il obtint certes la création d'Ariadne auf Naxos – mais était-ce
bien un exploit en 1912 (version originale, sans le Prologue),
considérant ses liens avec le compositeur ? –, mais sa liaison avec
Barbara Kemp, la soprano qui crée Mona
Lisa (le seul nouvel opéra qu'il ait composé après 1908) fait
scandale, dans la mesure où sa première femme refuse le divorce, si
bien que son contrat est résilié en 1918.
De même, à la Staatsoper de Berlin de 1919 à
1925, il est accusé (admirez l'écho) de ne pas faire venir assez de
personnalités vocales, de grands chefs, de ne pas renouveler le
répertoire, ainsi qu'une mauvaise gestion financière et de contrats
avantageux pour son épouse. (Là encore, il faudrait observer quelle est
la part de jeux d'influence politique, et quelle est la réalité des
accusations, je n'ai pas fait les recherches pour en juger.) Il suffit
simplement de savoir que refusant l'administrateur « commercial » qui
devait l'épauler, ni de négocier son budget, il fut mis à la porte par
le ministre de la Culture.
Barbara Kemp, soprano et seconde épouse de Schillings à partir
de 1923. Les chefs (et les compositeurs) épousent les sopranes.
Après un exil à Riga, il revient comme chef invité à l'Opéra d'État de
Berlin, puis obtient l'année de sa mort le poste de directeur de
l'Opéra Municipal de Berlin (Städtische Oper Berlin, l'actuelle
Deutsche Oper, deuxième opéra le plus important de la ville).
7. Monna
Vanna, la Joconde nue ?
Vous vous demandez peut-être si la Monna
Vanna de Février (1909) d'après le drame de Maeterlinck (1902)
procède de la même fascination pour l'œuvre de Léonard.
La Joconde nue, ou Monna Vanna, par Salai, inspiré par
le dessin du maître Léonard.
Non : la « Joconde nue » ne reçoit son surnom de Monna Vanna (« Dame Vaine ») qu'en
1939. Il faut sans doute y voir une référence (vague, vu le ressort
assez différent de la pièce !) à l'amie de Beatrix chez Dante. (De la
même façon, par exemple, qu'Alladine n'est pas un personnage oriental
chez Maeterlinck.)
Mais écoutez Monna Vanna si
vous aimez Pelléas : le texte
est plus directif, a moins de recoins à s'approprier, mais l'esprit de
la mise en musique en est comparable, une déclamation très singulière,
qui met remarquablement en valeur les étrangetés de Maeterlinck.
8. Streetcred
de Schillings
Je m'étonne (et me lamente un peu) qu'on ne joue pas une œuvre aussi
facile à publiciser : un opéra sur Mona
Lisa, avec un trésor et des assassinats, servi par un livret
tellement efficace qu'il n'y aurait pas beaucoup à imaginer en mise en
scène pour le faire réussir…
[[]]
Le retour final à la situation-cadre, version Heger (Walhall).
Ne serait-ce pas (j'insiste là-dessus)
une façon d'élargir le public, de donner envie de découvrir des
histoires palpitantes, de faire travailler la culture commune /
uniserselle au service de la diffusion de l'opéra ?
Vous me direz que ça fera des polémiques parce qu'il était antisémite.
Pourtant, Saint-Saëns fréquentait de très jeunes gens en Afrique du
Nord et on joue souvent Samson,
Orff était aussi un compositeur officiel des années nazies et on joue
tout le temps Carmina burana
(et même quelquefois ses autres œuvres).
Non, il s'agit vraiment soit d'un manque de connaissance du répertoire
par les programmateurs, soit (plus vraisemblablement) d'une peur du
manque de remplissage. Une Traviata avec
Dessay, on sait comment ça marche, on balance un nom de chanteur qui
fait les couvertures de magazine… et on fera les couvertures des
magazines. Un opéra plus rare avec un thème pareil, on remplirait aussi
bien, mais il faudrait penser différemment la communication (et
organiser davantage de
répétitions, chercher plus longuement les titulaires, avec le risque en
cas de défection de devoir annuler…).
Promouvoir le répertoire demande d'être plus vertueux pour un succès
souvent moindre… Mais précisément, en choisissant intelligemment des
titres (réussis et) susceptibles d'attirer, il y aurait de quoi
retrouver le frisson de découvrir une intrigue en s'asseyant dans son
siège – émotion très différente de celle de la comparaison des voix, et
qui devrait aussi pouvoir être accessible dans les théâtres lyriques.
Un grand, grand merci à Mefistofele pour la recommandation !
L'exercice est devenu compliqué au fil de ces dernières semaines :
suivre la piste des multiples annulations, substitutions, adaptations
et créations de formats de concerts musicaux !
J'ai relevé (pour moi, donc seulement les concerts qui me tentaient le
plus) ce qui se faisait en Île-de-France et je vous le partage, comme
naguère – ou, peu s'en faut, jadis.
Vous trouverez tout dans ce tableau, jusqu'à fin septembre.
Il manque donc beaucoup de dates, mais vous y trouverez les principaux
bons plans de l'été :
→ superbe programmation, originale et de haute volée, de Jeunes Talents (à Sainte-Croix des
Arméniens catholiques et à l'Hôtel de Soubise) ;
→ nouvelle initiative du Potager Royal
de Versailles, avec à la fois de très beaux programmes et de
très beaux ensembles (5€) ;
→ le Conservatoire Américain de
Fontainableau joue dans le Jardin Anglais du château et dans le
parc du Manoir de Bel-Ébat (gratuit) ;
→ le Festival Ouvertures, de
la musique ancienne et folklorique au contemporain, par divers
ensembles partout en Île-de-France ;
→ quelques concerts à la Maison de la
Radio (10€) ;
→ Orchestre de Chambre de Paris
dans les hôtels du centre (10€).
Je vends aussi des places (10€ !) pour Mozart dans la cour de l'Hôtel
de Sully (acoustique splendide, orchestre idéal, expérience adaptée à
tous les publics) et le ballet composé par Chtchédrine d'après Carmen de Bizet à la Maison de la
Radio. Petits veinards.
Pour la rentrée, cela s'annonce plus compliqué : le virus fait déjà son
retour ces jours-ci, beaucoup de salles ont vendu des jauges complètes
en mars à juin dernier, la Philharmonie a publié ses annulations /
révisions de septembre-octobre, l'Opéra ne rouvrira que le 23 novembre
avec un bout de Ring en version de concert…
Profitez si vous le pouvez, les concerts que j'ai vus sont bien
organisés (distanciation, port du masque général), les programmes
stimulants et les musiciens évidemment galvanisés par l'occasion de
revenir sur scène.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2020-2021 a suscité :
Grâce à la généreuse proposition de Laupéra,
graveur émérite & pianiste wagnérien de première classe, et à la
promesse d'une soprane itinérante,
spécialiste de Beethoven et Wagner en français, je me replonge avec
délices dans l'entreprise de traduction de lieder, les poids de la
logistique en moins : partitions déjà gravées, interprètes tout trouvés.
Première pièce achevée, « Die Nachtigall », le tube (non sans cause) des Frühe-Lieder d'Alban Berg.
[[]]
Karg / Martineau au Wigmore Hall.
1. Le poème et le lied
Structure très simple : deux
strophes, l'une « positive » autour du
rossignol, l'autre plus
concrète (le « Sommerhut ») et un peu plus
sombre, centrée autour de cette silhouette féminine.
Berg répète exactement la même
musique (à l'exception de la dernière
note, conclusive à la strophe 3). La strophe 2 est très sobre, presque
prostrée, écrite dans le grave, plus récitative – même si elle reprend
des éléments mélodiques de la première strophe.
Les strophes 1 et 3 sont écrites par paliers, sur le modèle du poème,
où l'idée d'écho se retrouve dans la musique : Schall, Hall, Widerhall,
Rosen… chaque étape fait culminer plus haut la ligne vocale,
très
lyrique.
2. Le principe
Déjà évoqué mainte fois dans la série, je le reformule. Il s'agit de
rendre accessible à un public non germanophone (ou tout simplement
désireux d'une expérience plus directs avec ces textes) la substance du rapport texte-musique dans
le lied.
La traduction tâche donc, par rapport à ce qui s'est beaucoup jusqu'au
milieu du XXe siècle, de ne pas
récrire librement
un poème autour du thème de l'original, de ne pas (trop) infléchir le
sens précis sur lequel le compositeur a posé sa musique, pour se
rapprocher au plus près de l'expérience – inégalable, bien sûr – de
l'émotion singulière du lied – lorsqu'on comprend intimement le poème et son
redéploiement par la musique.
Le résultat final s'adresse donc certes aux amateurs de poésie, de
traduction et de musique (changer de langue peut renouveler le plaisir,
même lorsque le résultat est moins convaincant que l'original !), mais
peut être employé pour introduire au genre des mélomanes non germanophones, ou
permettre à des chanteurs
d'aborder ces œuvres dans leur propre
langue, sans en perdre la saveur.
Cela suppose quelques contraintes, en plus de l'exactitude qui est déjà
un enjeu pour toute traduction.
a) Le nombre de syllabes,
évidemment, pour que le nombre de notes y corresponde.
b) Plus important encore (car on peut modifier à la marge quelques
rythmes, ajouter ou supprimer des levées, des prolongations pour les
syllabes faibles, dédoubler ou unifier des valeurs…), il faut s'assurer
que les appuis sont identiques,
c'est-à-dire que les temps forts et les notes accentuées ou dans
l'éclat de l'aigu ne tombent pas sur des syllabes faibles, ou pire, sur
des mots-outils comme le français en met partout (« Je m'étonne de ce que »… trois syllabes
inaccentuables !). Contrainte considérable.
c) Pour se repérer dans les vers et que le résultat ne sonne pas trop
platement prosaïque, il faut des rimes
– ce qui, dans le cadre d'un sens prédéfini, de syllabes contraintes et
surtout d'accents internes à respecter absolument, devient très vite
assez exigeant.
d) Afin de l'expérience conserve tout son sens, je m'efforce de
conserver au maximum l'emplacement
exact des mots
(avec pour limite que le texte français d'arrivée ne doit pas être trop
emprunté / contourné / difforme, mais au contraire le plus direct
possible pour une intelligibilité déjà amoindrie par la musique), ou, à
défaut, de placer les idées importantes sur des moments accentués ou
mélodiques. J'expliquerai la démarche avec des exemples ci-après.
3. Les limites
Si les quatre éléments ci-dessus sont raisonnablement respectés, et que
le texte français est un minimum élégant, respectant quelques règles de
base de la poésie – les mots trop techniques sapent en général le
potentiel d'évocation : contrairement à ce qu'on croit quelquefois en
débutant, les mots simples sont souvent les meilleurs –, alors le
résultat peut être assez stimulant,
voire proche de l'effet de
l'original. Peut-être même supérieur, puisque l'auditoire entendra le
même matériau, mais dans la langue qui lui est la plus familière.
Mais vous vous en doutez, les choses sont rarement aussi simples.
♦ D'abord, tous les poèmes ne
sont pas d'égale difficulté.
Certaines grandes scènes récitatives
(Der Vampyr)
se prêtent très bien à la traduction sur des appuis prosodiques
françaises, de même que des airs au
format de chanson (ballade de Tomski)
– à mon avis les deux réalisations que j'ai faites qui fonctionnent le
mieux. Il n'est peut-être pas tout à fait fortuit que ce soient des
extraits d'opéra, plutôt sous forme de récit que de cantilène, et sur
un rythme rapide. Plus le poème est lent et contemplatif, plus les
valeurs sont longues, plus l'accentuation doit être exacte, plus la
couleur des mots doit être parfaitement adéquate. Une bizarrerie qui
passe sans être trop remarquée, une construction syntaxique un peu
complexe (ou une rupture de construction) deviennent tout de suite
insupportables dans un format poétiquement plus exposé.
♦♦ Typiquement,
l'anglais et l'allemand peuvent avoir une économie en syllabes (et en
tout cas en mots non accentuables) qui les rendent difficile à rendre
en français sans supprimer des bouts de phrase, des liens logiques… il
faut tout compacter en simplifiant la syntaxe, ou prendre des détours
de sens, ou laisser le sens exact flotter… Ce n'est pas évident.
(Typiquement Ich grolle nicht,
que je viens de retraduire et qui fera aussi l'objet d'une notule.)
♦♦ Ainsi, certains poèmes semblent se traduire
tout seuls,
se couler immédiatement dans la prosodie du français, rien qu'en
suivant la pente de leur littéralité (Tomski, à mon avis ma meilleure
adaptation, a aussi été celle qui a réclamé le moins d'efforts,
d'inventivité, de remise sur le métier), tandis que d'autres semblent tout simplement impossibles (Ich grolle nicht, précisément).
♦ L'ensemble des contraintes énoncées impose donc un arbitrage dans la littéralité du
poème, car il n'est évidemment pas
possible de reproduire
aussi exactement le sens de l'original qu'avec un nombre de syllabes
illimité et, surtout, la liberté d'où poser les accents de sa phrase.
Il faut donc chercher des équivalents aussi exacts que possibles ; et
même lorsque cela s'avère possible l'emplacement des mots mis en
valeurs par la musique, mais arrive toujours un moment où il est
nécessaire de faire des choix : couper un morceau de sens, se contenter
d'un éclairage imparfait qui
pousse un peu le sens du poème d'un côté ou de l'autre.
♦ En plus de cela, il faut composer
avec le son : certaines tournures exactes et respectueuses sont
moches. À cause de leur accentuation,
de la couleur de leurs voyelles…
Typiquement, on évitera de faire de grandes tenues sur des syllabes en
[in], ou sur certains mots qui paraîtraient un peu ridicules. «
J'aperçois depuis la tour les servantes préparer leur lessive » peut
avoir un aspect poétique, mais si je commence à parler de leur «
lessiiiiive », l'effet risque vite de basculer vers la parodie
involontaire de la Mère Denis.
♦ Les vers français se
fondent, en principe, sur un rythme
régulier. Et cela pose plusieurs problèmes assez considérables.
♦♦ Les « mesures »
allemandes peuvent comporter un nombre irrégulier de syllabes (2 ou 3).
Un vers allemand à quatre mesures peut contenir, en théorie, de 8 à 13
syllabes… Ainsi, si l'on traduit un tel poème allemand en décasyllabes
réguliers, parce que le premier vers fait 10 syllabes, on va se
retrouver, dans la mise en musique, avec des moments où l'on aura trop de notes
(gérables) ou pas assez (très
gênant) pour mettre le texte français.
♦♦ Par ailleurs, la
mise en musique distend la temporalité, dédouble la valeur de
certaines syllabes sur plusieurs notes, les attribue à des rythmes
divers : on n'entend absolument pas
le mètre d'origine.
C'est une traduction chantable en vers réguliers s'impose une
contrainte non seulement contre-productive sur plan du naturel du
résultat, mais même absolument inaudible lors de l'exécution musicale
! J'ai donc fini, au fil de ces années de pratique, par y
renoncer tout à fait.
♦♦ En revanche, si l'oreille ne dispose d'aucun
repère, l'impression de prose un peu arbitraire peut affadir
considérablement le résultat sonore. C'est pourquoi il faut des rimes.
À rebours de tout l'effort d'écriture en mètres réguliers, qui repose
d'abord sur le rythme (la rime étant même facultative en anglais ou en
allemand), ici le timbre représente le
seul repère sonore dans le poème, pour l'auditeur.
♦♦ Ménager des rimes rigoureuses, ou des alternances
entre rimes masculines et féminines représente parfois une contrainte
trop lourde pour laisser la priorité au sens, mais il faut au moins de
véritable assonances bien
perceptibles à la fin de chaque vers, pour mieux permettre de suivre le
développement de la pensée dans le texte.
♦ Tout cela combiné fait que le texte d'arrivée, même lorsqu'il
fonctionne très bien en musique, peut paraître extrêmement plat et maladroit à la lecture.
Je le précise, c'est important, car j'en ai bien conscience : ces
traductions, malgré leurs efforts de fidélité, ne doivent surtout pas
être lues pour aborder la poésie d'un auteur. Elles n'ont pas vocation
non plus à être jugées en autonomie, car les mètres seraient faux, les
rimes imparfaites, les cadences bancales. Elles sont totalement
dépendantes de la version musicale – où, en revanche, elles
fonctionnent beaucoup mieux que ne le feraient de belles traductions
versifiées régulièrement. [Je veux dire, tout auteur égal par
ailleurs…] Bien sûr, des auteurs ont déjà écrit des livrets
entiers en vers rigoureux, et quelquefois en respectant fort bien le
texte original (pas si souvent, mais il en existe quelques
occurrences). Mais c'est une contrainte qui n'est pas nécessaire à
l'oreille, et qui peut s'apesantir lourdement et négativement sur le
reste des paramètres.
4. Le Rossignol de Berg
Je vais donc présenter ici la cuisine interne et la démarche, si cela
vous intéresse, pour confectionner une traduction chantable. Sans
fausse pudeur lorsque je serai satisfait de mon résultat (ce qui ne
veut pas dire que j'aie raison de l'être, entendons-nous bien…), sans
détour lorsque j'estimerai que j'ai failli.
Suis-je Montaigne ou Rousseau, vous le déciderez vous-mêmes.
LeRossignol (« Die Nachtigall ») de
Berg, architube de la musique postpostromantique décadente, tiré de son
cycle nommé Lieder de jeunesse
(« Frühe-Lieder »), se caractérise par sa grande courbe lyrique, propre
à mettre en valeur les voix, sur un versant particulièrement musical,
mélodique, presque opératique (l'ampleur de la ligne vocale !) du genre
lied. Le poème est caractéristique de Storm, lui aussi tourné vers la
nature, l'amour, l'élan.
Je vous livre une traduction que j'estime fonctionnelle et décente, qui
a ses trouvailles mais aussi ses expédients. Toutefois le principe
n'étant pas de vous convaincre que ma traduction est bonne – j'ai fait
ce que j'ai pu, tout simplement – mais plutôt de permettre un petit
passage dans les arrières-cuisines,
avec beaucoup de questions
brûlantes, d'arbitrages insatisfaisants : à quel paramètre donne-t-on
la priorité, dans les sections les plus difficiles à rendre ?
Theodor Storm
traduction (chantable) DLM
Das macht, es hat die Nachtigall
Die ganze Nacht gesungen;
Da sind von ihrem süssen Schall,
Da sind in Hall und Widerhall
Die Rosen aufgesprungen.
Sie war doch sonst ein wildes Blut,
Nun geht sie tief in Sinnen,
Trägt in der Hand den Sommerhut
Und duldet still der Sonne Glut
Und weiß nicht, was beginnen.
Das macht, es hat die Nachtigall
Die ganze Nacht gesungen;
Da sind von ihrem süssen Schall,
Da sind in Hall und Widerhall
Die Rosen aufgesprungen.
Alors, le rossignol chantait,
Toute la nuit sans cause ;
Aux accents de sa voix si frêle,
À l'écho de son doux appel,
Les Roses sont écloses.
C'était alors un cœur de feu –
Désormais elle songe,
Traîne à la main son canotier,
Glacée, sous le soleil altier –
Et ne sait pas ce qui la ronge.
Alors, le rossignol chantait,
Toute la nuit sans cause ;
Aux accents de sa voix si frêle,
À l'écho de son doux appel,
Les Roses sont écloses.
D'un commun accord, nous avons mis à disposition les sources LilyPond, si jamais vous souhaitez
transposer par exemple.
L'usage en est libre (sous réserve d'en attribuer la source). Nous
serions ravis, si jamais vous en faites usage pour votre loisir, ou
pour vos étudiants, pour des concerts, d'en être informés !
5. Contraintes, conflits
et ajustements
Contrainte 1 : le poème doit
conserver cette fluidité sans façon.
Éviter les inversions abusives qui briseraient le flux, en particulier.
Je m'y suis tenu.
Contrainte 2 : le réseau de rimes.
Je n'y ai pas donné priorité absolue à cause des grandes contraintes
d'accent imposées par la ligne mélodique, qui culmine de façon assez
spectaculaire.
Vous remarquez que j'ai laissé, dans chacune des deux strophes, un vers
orphelin de rime ; que lesdites rimes ne sont d'ailleurs pas de
le même ordre. C'est une concession que j'ai faite aux autres
impératifs – j'admets tout à fait que c'est un pis-aller, même si, à
l'écoute, ce n'est pas forcément un problème, surtout dans la première
strophe.
Strophe 1
Contrainte 3 : Le jeu d'écho des sons
sur macht
/ Nachtigall / Nacht est difficile à rendre.
Das
macht, es hat die Nachtigall Die ganze Nacht gesungen ;
« Il advint que le rossignol avait
Toute la nuit chanté »
Avant même de commencer à
traduire, il faut décider si c'est là que va porter l'effort, l'intérêt
de la traduction. On
m'a conseillé « Toute la nuit le nuissignol a chanté », ce que j'ai
considéré avec intérêt jusqu'à ce que je considère qu'il aurait
fallu une sacrée note de bas de page étymo-néologistique pour rendre le
lied viable. J'ai
donc plutôt fait porter mon effort sur les paramètres qui étaient
réellement en mon pouvoir, comme les contraintes 4, 5 et 6.
Contrainte 4 : les appuis
expressifs sur les mots importants.
J'ai tâché de les conserver (Nachtigall / rossignol & gesungen / chanter),
on pouvait même essayer de garder « rossignol » à sa place initiale
dans le vers : « Le
chant disait du rossignol », compliqué pour négocier la syntaxe de la
suite ; ou « Entends chanter
le rossignol », tout à fait correct, mais
que j'ai choisi d'abandonner pour les raisons suivantes.
a) Il modifie
légèrement le sens (tout se passe au présent).
b) Il fait porter
l'accent principal sur « rossignol
», ce qui est peu naturel.
c) Ce qui étonne n'est pas la présence du
rossignol, mais bien son chant, il y a dans l'ordre des mots un
dévoilement logique (« le rossignol… chantait [alors qu'il faisait
nuit] »), alors que « chanter le rossignol » donne d'emblée la
solution, beaucoup plus plat. Mais syntaxiquement, c'est la solution la
plus fluide, je l'admets.
On se trouve tout de même dans une situation acceptable où les mots importants (rossignol / chanter
/ nuit) figure sur les appuis
principaux. Faiblesse
: il me restait de la place, et j'ai donc ajouté uneexplicitation
(« es macht » sous-entend une forme d'événement) – le rossignol chante
la nuit alors qu'il n'est pas supposé le faire (« sans cause »). Est-il
légitime que cette adjonction figure à la rime, on pourrait en débattre
en effet.
Contrainte 5 : « Das macht »
est une formule assez formelle
(« il advint que »), qui permet d'ouvrir le récit (Berg le met vraiment
à part, sur son saut de quinte ascendant initial). Difficile de faire
ça en français. J'ai fait le choix de ne pas allonger la phrase
française et de véritablement conserver ce disyllabe autonome – un choix lourd
de conséquence, impossible à changer sans ensuite bouleverser toute la
traduction. Options possibles :
a) « Entends » / « Vois-tu ».
On ajoute un interlocuteur au poème, mais l'esprit est le même «
attention, on va vous raconter une histoire ». Le français n'a pas de behold
pour faire ça en deux syllabes. C'était mon choix de départ, mais en le
testant en conditions réelles : le [è] de l'imparfait sonne très
étrangement, parce qu'on anticipe tous « Entends le rossignol chanter
» et non « Vois-tu, le rossignol chantait » (sans mentionner la
discordance entre « voir » et « chanter », ni l'étrangeté d' « entends
» utilisé seul). Dans le flux aussi, cette formule secondaire a trop
peu d'importance pour débuter le poème – faiblesse qui existe aussi
dans l'original, mais en temps que francophone, je suis assez gêné par
ma solution.
b) Possibilité, donc : utiliser un véritable mot avec du sens, quitte à
l'ajouter au poème. Quelque chose comme « miraculeux », « surprenant ».
Mais « subtil » sonne trop
précieux, « miracle »
est prosodiquement déséquilibré (il faut ajouter une finale faible,
pour commencer) et syntaxiquement douteux. Je n'ai pas trouvé
d'adjectif de deux syllabes qui me convienne, jusqu'ici : « grisant » ou « vibrant » sont tentants, mais trop
spécifiques, trop habillés
pour débuter un poème. La solution est cependant séduisante, je
continue à creuser.
c) Comme il s'agit de décrire une situation, un résultat, j'ai pensé
aussi à « ainsi ». Mais les
sons paraissent tout simplement trop
serrés, ce [i] tenu surtout… Ce n'est pas beau à l'oreille. Pour « ce
jour », « souvent » ou
« parfois », mais les sens
concordent mal (c'est la nuit, et c'est un événement, non une
habitude).
d) « Soudain » était
envisageable. L'idée d'incongruité y est bien, et capte d'emblée
l'attention. En revanche il se marie mal à l'imparfait (c'est soudain
plusieurs nuit de suite, ce qui renvoie potentiellement au sens du
poème – est-ce récurrent ?), et le présent passif « sont écloses »
choquerait après un passé simple (qui sonnerait aussi trop factuel,
trop « récit »).
e) J'en suis venu à « alors »,
tout simplement : parfait pour lancer une histoire, le mouvement
ascendant suit assez bien l'idée de commencement qu'il y a à la fois
dans le texte allemand et dans la musique. Je reste insatisfait de
débuter un lied par un adverbe essentiellement fonctionnel,
mais c'est la même chose (et même encore plus formel) dans le poème de
Storm, on sauve donc la fidélité à défaut de la beauté.
Contrainte 6 : Même enjeu de sons que pour la contrainte #3. Trois mots « Schall » (le son qu'on émet), « Hall » (le son qu'on entend », « Wiederhall » (le son qu'on
réentend), qui incarnent dans le texte lui-même le principe du son
lointain et de l'écho – à cause
des retours des mêmes timbres dans les mots, mais aussi de leur
rapprochement (« Hall und Widerhall »). J'ai donc conservé une rime (imparfaite,
mi-féminine avec « frêle »
mi-masculine avec « appel »),
ainsi que la symétrie de « da
sind » (« là sont [par l'écho] [ouvertes les roses] ») au moyen d'un groupe prépositionnel comparable (« aux accents » / « à l'écho »),
qui fait sentir concrètement le retour du chant du rossignol se
répercutant dans l'espace. J'ai tâché de l'accentuer en convoquant
aussi des synonymes qui
s'intensifient, et placés au même endroit du vers (« accents », « écho »).
Comme la musique crée un effet d'accélération, de resserrement avec ses
sommets mélodiques successifs, la combinaison de ces effets parvient, à
mon sens, à reproduire une partie de l'atmosphère de l'original.
Contrainte 7 : La rime imparfaite «
frêle / appel » impose, à cause de la syllabe faible de son
premier terme, impose d'ajouter une
note (si
on gagnait une syllabe, « -le » ne pourrait pas tomber sur le temps
fort écrit). Heureusement Berg avait prévu une virgule respiratoire à
cet endroit, ce qui évite de trop tasser la ligne !
Ce n'est pas grave en soi, mais le but reste d'altérer aussi peu que
possible les valeurs écrites, en plus du sens du poème d'origine.
Contrainte 8 : Le climax du
poème et du lied explose sur « Die
Rosen »,
qu'il faut donc conserver sur un mot fort. Rien n'empêche, dans l'ordre
des mots, de conserver le même, d'autant que le [ô] est une bonne
voyelle pour le chant. « Écloses » oblige
à une formule passive qu'on peut trouver un peu précieuse, mais outre
que le mot est inattaquable du point de vue de la cohérence, il comporte l'avantage
considérable de créer une rime
interne au vers, qui poursuit l'écho des deux vers précédents,
la répétition du chant du rossignol à travers l'espace se matérialise en quelque sorte dans
l'ouverture de la rose.
J'aimerais pouvoir prétendre que j'outrepasse ici la virtuosité de
l'original, mais à la vérité, les finales en « -en » à « Rosen » et «
augesprungen », certes plus communes, suivent la même pente !
Contrainte 9 : Afin de pouvoir placer mon verbe à la fin du premier
vers et d'éviter le risque #1 (se prendre dans un réseau d'inversions
inextricable), j'ai considéré toute la
première grande phrase musicale (les deux premiers vers) comme un seul vers. C'est un
expédient qui s'oublie vite à l'écoute. Pour le reste, j'ai conservé la disposition des rimes
(embrassées, avec féminine encadrante).
J'ai reproduit la même chose à la
strophe suivante – j'ai hésité à placer « soleil vainqueur »,
mais la rime est trop loin
: on a « songe » et « canotier » qui passent sans rimer auparavant
! Le début chanté étant déjà sensiblement plus lent que le débit
parlé – comparez le nombre de vers qu'on peut mettre dans une tragédie
en musique par rapport à une tragédie classique, c'est 1000 au lieu de
1700, pour un temps de représentation sensiblement plus long. On ne
peut donc les mettre trop à distance, correctes ou pas, sans que
l'auditeur ne perde le fil – les rythmes embrassées, à l'oreille, se
perdent déjà vite une fois mises en musique. Il ne faut pas aller au
delà. Par ailleurs « canotier »
est trop en valeur (et
déjà trop incongru, j'y reviendrai), il a besoin de rimer, et vite,
pour se justifier. J'ai donc fait le même choix, consiédérer les deux
premiers vers comme une continuité.
Strophe 2
Contrainte 10 : Cette strophe est vraiment difficile à négocier. Son
esprit oscille entre le goût de l'époque pour les aventures d'initiation de jeunes
héros qui rêvent d'art (« ein wildes Blut », comme si quelqu'un devait
jeter sa gourme), et pourtant des détails
concrets,
dérisoires (cette immobilité sous le soleil, un chapeau d'été à la
main), affleurent. On hésite entre la fougue de la jeunesse, les abîmes
métaphysiques et l'ennui poli de la bonne société oisive. Tenir cet équilibre tout en
traduisant avec un rythme contraint est assez périlleux.
Contrainte 11 : Les deux premiers vers sont écrits sur un balancement
faible-forte caractéristique du vers allemand, mais ici secondé
par la
musique, il faut vraiment en tenir compte en français. « C'était alors un cœur de feu ». Sur le fa dièse aigu, on attend un mot
important, et l'appui final sur le la
pointé portera
le plus de sens. J'ai hésité avec « C'était alors un fier grand cœur »,
mais outre que la mouillure sur « fyèr » met facilement en retard le
chanteur, l'idée la plus importante
est celle du sang qui bout
dans les
veines (« wildes Blut » = « sang sauvage »), donc plutôt le feu que le cœur lui-même. Ayant abandonné la
rime avec « soleil vainqueur » pour les raisons énoncées en #9, plus
rien ne me retenait.
Contrainte 12 : Moment le plus délicat
du poème, ces trois derniers
vers. Rupture de ton avec ce
qui précède, dans la mesure où non
seulement le personnage féminin est
apparu, mais il se se trouve placé
dans une situation très concrète
: sous le soleil, avec un chapeau
d'été. J'ai, peut-être à tort, considéré que « chapeau d'été » serait
un peu lourd, trop long pour
un vers de huit syllabes. Il en
occuperait déjà la moitié, alors qu'il faut souligner qu'elle traîne, et à la main,
non sur sa tête, toute lasse qu'elle est, ce chapeau léger à larges
bords. On le voit bien, même faisant au plus court, « traîne en main
[moche…]
son chapeau d'été », on a fini le vers, et tout est compact. Surtout,
les accents tomberaient au
mauvais endroit (sur « son » au lieu de «
main ») : il faut du point de vue de la musique obligatoirement quatre
syllabes pour la première moitié du vers ; or « chapeau d'été »
fait
quatre syllabes… il manque la place pour un déterminant. Même si je
trouvais un expédient qui le fasse tenir dans le vers, les accents
tomberaient à côté ; et le rythme régulier serait dénaturé si
je
dédoublais une croche. Game over.
Ce faisant, j'oriente le poème
– vers la partie de campagne sans
façon
plutôt que vers la grande dame harassée –, et tout en restant vraiment
proche de sa prosodie et de sa littéralité, je le détourne de son sens
profond ; et déroge partiellement à la contrainte 10. Je suis
conscient
du biais. C'est toute la difficulté de l'exercice : très souvent, il
faut arbitrer entre l'infidélité au sens, au rythme et (quand même le
paramètre le plus important) au rendu dans le texte d'arrivée. Ici,
cela fonctionne et conserve l'essentiel du sens, au prix de nuances
précieuses, hélas.
Contrainte 13 : Grand débat avec l'éditeur sur le dernier vers de
la strophe. Ma proposition de traduction oblige à un changement
rythmique : ajouter une croche. Or, dans toute la strophe, aucun vers
ne commence sur le temps (ou avant ou après, vous pouvez
vérifier) :
c'est peut-être altérer la logique
de l'ensemble. La phrase est un peu
contrainte par le nécessaire retour
de rime – « ronge » force un
peu le
sens (dans l'original, elle est pensive, perdue, peut-être
désorientée
plutôt que tourmentée), mais son couple avec « songe » me plaît assez,
les mots ont suffisamment de relief
pour mettre en valeur le retour de
son, et appuient assez bien les
articulations du sens de l'original (en
plaçant, par ailleurs, les accents de la musique sur les mêmes idées
qu'en allemand !). Ayant considéré ceci, quels sont les ajustements
possibles ?
a) Enlever le « et », le plus
évident, rend non seulement la phrase un peu maladroite (ça ne se dit pas),
mais aussi la syntaxe plus complexe à sentir – or elle paraît toujours
plus vaporeuse à l'écoute, et encore davantage à l'écoute d'un texte
chanté. Refusé.
b) « Et sans savoir » fait
gagner une syllabe. Deux problèmes.
D'abord l'expression a un côté plus factuel, plus technique – ce qui
fonctionne
mal en général dans les poèmes. Ensuite l'infinitif donne l'impression
d'un tableau clinique, et plus vraiment dynamique (où on la verrait
s'interroger) ; avec le verbe conjugué, elle est là hébétée sous le
soleil, on la voit chercher son problème au moment même où le poète la
présente.
c) Supprimer le « pas » de la
négation. Problème, les sifflantes
successives sonnent assez mal esthétiquement : « et ne sait ce », on
dirait qu'on bafouille.
→ J'ai donc considéré l'ajout de la note supplémentaire comme légitime,
d'autant qu'il reste de la place pour
respirer et que cela n'affecte
pas fondamentalement la nature de la
ligne mélodique.
Contrainte 14 : L'accent placé sur le pronom « ce » a été discuté avec
la chanteuse destinataire, également. La note la plus longue sur une
syllabe « blanche », qui ne porte pas de sens fort ? En réalité,
si, je trouve l'effet intéressant : « elle ne sait pas ce [suspension
de la révélation, comme si elle cherchait elle-même l'explication] qui
la ronge ». Ce « ce » contient
l'incertitude, l'indicible. En revanche,
et c'est là aussi l'une des délicatesses des traductions chantables,
sur certains choix nous avons besoin
du concours de l'interprète : si
le « ce » est chanté dans la suite de la phrase, de façon
indifférenciée, l'auditeur va tout de suite se demander ce qu'il fait
là, à cette place. En revanche, en le faisant respirer (par exemple
avec une petite
accentuation suivie d'une césure, comme pour dévoiler un mystère), je
suis persuadé qu'il remplit assez bien son office. Un pari donc, un
acte de foi
dans la clairvoyance / l'engagement / les possibilités expressives de
l'interprète.
→ L'exercice de traduction est-il donc à comparer à l'écriture d'un
opéra belcantiste ? Ne soyez pas grossiers s'il vous plaît.
6. Édition
J'ai invité l'éditeur
à s'exprimer, ici ou sur son propre site, sur sa démarche (pourquoi
graver, pourquoi graver avec LilyPond, quels en sont les pièges
techniques, les choix éditoriaux, etc.). Tiré de ma propre expérience
(bien plus sommaire, comme vous le verrez dans les autres notules
incluant mes gravures) avec le logiciel, ainsi que de nos
conversations, je puis déjà donner mon point de vue en quelques mots.
¶ Le travail proposé ici est très
près du texte (indications complètes et vérifiées), et donc
assez complexe à réaliser techniquement. Il faut entrer beaucoup de commandes simultanées
pour permettre les chevauchements de hampes à travers des mesures, pour
rendre les lignes polyphoniques telles qu'elles ont été écrites. À la
main, on trace un trait sans y réfléchir ; en ligne de code, c'est une
tout autre affaire. Grand travail de précision de l'éditeur, qui a
souhaité non pas produire une version de travail (ligne vocale +
repères du piano), mais un minutieux report de chaque indication, au
besoin en confrontant des sources – cette question des variantes de
Schubert par rapport à lui-même nous a pas mal occupés pour l'édition
du Winterreise.
¶ Un des points névralgiques de notre réflexion (et en particulier du
travail d'invention et de mise en œuvre de l'éditeur !) a été le rapport au texte d'origine. Vu
que ces traductions ont pour but de donner la possibilité à des
amateurs / des non locuteurs de chanter et / ou d'écouter ces lieder au
plus près de leur intention initiale, il semblait cohérent de
l'inclure.
→ Au début de la page, cela fait des tournes inutiles. À la fin, c'est
un peu impoli. L'éditeur n'aimait pas trop l'idée de les isoler dans
des pages intermédiaires. S'est donc posée la question de l'inclusion simultanée des deux partitions
– sachant que j'ai fait le choix en plusieurs endroits, pour des
raisons de cohérence prosodique en français, d'altérer certains rythmes. C'est un
gros travail, et l'éditeur a dû ruser avec le code existant (ce cas de
figure de la version vocale bilingue reste manifestement rare !) pour
en venir à bout, avec l'exclusion de formules que je puis témoigner
être assez complexes (je bataille encore pour les générer, et je dois
vraiment lire attentivement le code en parallèle de la partition pour
retrouver ce qui se passe dans les variantes).
→ Restait à choisir entre :
♦ un ossia (la
variante est exprimée sur un bout de portée supplémentaire au-dessus),
que la chanteuse dédicataire et moi trouvions un peu inconfortable à
lire, surtout que l'intérêt de la partition est bel et bien de chanter
en français… et qu'on n'allait tout de même pas mettre l'original en ossia. (Ce n'est pas poli non plus
!)
♦ une vraie version bilingue
avec variantes rythmiques écrites en
petit. Ce que fit notre graveur. Le vrai luxe.
→ On dispose donc d'une comparaison
en conditions réelles des deux textes ! Parfait pour
apprendre à sentir
l'original, en passant (définitivement ou transitoirement) par cette
traduction française.
→ Pour autant, afin de ménager le confort de lecture et d'exécution, en
particulier chez des amateurs qui n'apprendront pas nécessairement le
lied par cœur, une adaptation simple du code (appel à « jouer » la
partie française séparément) a permis de générer simultanément (sur le même PDF) une version exclusivement française,
plus lisible et dégagée. On se retrouve ainsi avec une double édition, l'une d'étude et
de référence, incluant toutes les indications et l'original allemand,
l'autre de travail et d'exécution, avec la seule version française. Ne
serait-ce que conceptuellement, l'objet me paraît très satisfaisant.
¶ LilyPond a l'avantage, par rapport aux logiciels visuels (WYSIWYG – what you see is what you get), de
ne pas être un ajustement bancal d'emplacements à la souris, mais le
fruit d'un véritable algorithme très élégant qui transforme les notes et indications explicitement
nommées en répartition spatiale harmonieuse sur le
papier. Avantage considérable : en cas de conflit dans le code, on peut
accéder à sa source (qu'on a de toute façon rédigée soi-même) et
reprendre ce qui n'est pas toléré par le logiciel (retours d'erreur
très détaillées et pédagogiques). Je le trouve plus difficile avec les
interfaces purement visuelles – combien de fois, arrivé à la moitié de
la gravure, la polyphonie est refusée, décale toutes les notes, et il
est impossible d'avancer sans tout casser…
Évidemment, il y a une forme d'ascèse à entrer toutes les indications
sous forme de texte, mais cela rend vraiment l'action, les essais, les
débats beaucoup plus faciles dans le détail – surtout avec éditeur qui
maîtrise très bien l'architecture des fichiers.
¶ Tout cela est intéressant, au delà de l'écume technique, mettant en
valeur une difficulté
consubstantielle à la notation / la composition / l'écriture de
musique : c'est précis, c'est long. Je me suis laissé dire que les
compositeurs professionnels eux-mêmes en souffraient, et que cela
décourageait quelques vocations. Moi le premier, quand je mesure le
nombre d'heures nécessaires pour écrire quelques minutes de musique, je
suis tout à fait calmé de mes ardeurs à écrire un grand opéra génial…
(On mesure mieux aussi pourquoi les
graphies pouvaient être moches, les formules
automatiques réutilisées chez certains compositeurs, pourquoi
les opéras de trois heures peuvent avoir des faiblesses qui ressemblent à du
remplissage automatique. Indépendamment même de l'inspiration, les contraintes matérielles de la durée
d'une journée et du temps nécessaire pour écrire de la musique peuvent
expliquer une partie du phénomène.)
De surcroît, sur papier, lorsqu'on se trompe, ou qu'on veut changer sa
transition avec une nouvelle modulation… on doit tout transposer, c'est-à-dire tout récrire, fût-ce la même chose,
aux nouvelles hauteurs !
L'éditeur vous apportera en son temps, s'il le souhaite, son propre
contrechamp. Je n'ai tiré que quelques généralités de mon point de vue
d'éditeur (bien plus dilettante) de LilyPond et de nos échanges / nos
contraintes pendant cette entreprise. (Qui excède ce seul lied : Stances du Cid de Charpentier, Rien du tout de Grandval, Winterreise intégral, lieder de
Robert Schumann et Alma Schindler-Mahler…)
7. Discographie
Évidemment, rien dans cette traduction inédite. (On publiera
prochainement une bande, une fois la pièce un minimum travaillée, la
première lecture eut lieu jeudi dernier !)
Mais vous pouvez d'ores et déjà vous occuper avec une jolie quantité de
versions (je m'en tiens aux versions piano, qui ont de toute façon mes
faveurs, pour mieux suivre avec cette nouvelle partition).
Par ordre d'intérêt personnel.
Karg / Martineau (Wigmore
Hall) : Lent et recueilli, avec une voix claire, des mots pesés, de
beaux médiums assez ouverts, des aigus ronds, une très belle courbe
maintenue sur tout le lied. Superbe référence, je n'ai pas trouvé
mieux.
von Otter / Forberg (DGG) : À
nouveau une version lente, aux mots pesés, dont l'investissement
émotionnel se révèle particulièrement communicatif. Et les aigus sont
faciles et tendus à la fois, sans aucune disjonction entre registres –
ce qui est d'autant plus inattendu et admirable pour une mezzo. La
version plus consciente du
poème. La petite réserve vient, pour moi, de l'impression parfois que
la chanteuse pousse un tout
petit peu sur ses cordes. Selon les jours, cela peut ne pas du tout
faire écran à mon plaisir admiratif ou me mettre dans l'inconfort.
Boog / Lakner (CPO) : Jolie
voix petite et nette, pas parfaite, mais bien expressive.
Isokoski / Viitasalo (Wigmore
Hall) : Clarté et ampleur, le texte n'est pas forcément totalement mis
en valeur, mais la beauté et la fièvre de l'ensemble forcent
l'admiration.
Shirai / Höll (Capriccio) :
Beaucoup de retenue et de rubato,
de portamenti,
une lecture très sophistiquée, à l'aigu un peu tendu en tant que mezzo
(et, à mon sens, à la couverture vraiment prononcée, qui gomme un peu
le texte, bien que compensé par l'expressivité exceptionnelle de
Shirai). Le piano est capté de façon assez métallique.
Röschmann / Uchida (Decca) :
Voix splendide, courbe très réussie, mais la diction se relâche dans
l'aigu, large et très beau, manquant de mordant ici.
Kuhse / Oertel (Berlin
Classics) : Pour une grande voix (Eva des Meistersinger chez Solti),
joliment pincée, à un tempo très vif qui ôte peut-être un peu du
mystère, sur un lied déjà très court.
Toutes celles-là sont d'excellentes versions, que je recommande
vivement.
J'espère que le principe de la balade dans les arrières-cuisine d'une
traduction à la fois contrainte par la rime et la musique vous aura
diverti ! C'est un témoignage qu'on trouve peu, j'ai
l'impression. (Certes, peut-être d'abord parce que l'exercice de
traduction chantable ne semble plus guère pratiqué – une erreur à mon
sens, car chanter dans sa langue est très important pour
prendre de bons repères.)
Il faut dire que si la traduction a pris un après-midi (et sa révision
– je n'en étais pas satisfait – une ou deux heures supplémentaires), la
préparation de cette notule s'est étendue sur six semaines… Entrer dans
le détail du processus (instantané) en essayant d'être clair prend
beaucoup de temps. C'est dommage, j'aurais vraiment aimé faire ça pour
expliquer les enjeux de chaque traduction, sans spéculation sur les
motivations des choix opérés puisque ce sont les miennes… mais ce n'est
pas matériellement possible, sauf à en produire une tous les six mois,
et j'ai justement d'autres projets. (Beaucoup de Schindler à achever,
bien envie aussi d'oser de grands Tchaïkovski : la Lettre de Tatiana,
la grande scène de Lisa au I…)
J'espère que quelques-uns d'entre vous y verront l'occasion, en tant
qu'auditeur, amateur, étudiant (ou, qui sait, concertiste), d'approcher
un peu plus intimement ce bijou. Je suis bien sûr ouvert au débat sur
la traduction elle-même et n'hésitez pas à me communiquer
l'usage que vous en aurez fait, sauf bien sûr si j'ai fait concurrence
au Trèfle.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Projet lied français a suscité :
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