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La Nuit Transfigurée d'Oskar FRIED


Une réjouissante découverte dont je veux parler depuis quelques années : la première parution au disque d'oeuvres d'Oskar Fried (dont les partitions étaient alors complètement introuvables : aujourd'hui encore, aucune bibliothèque française ne semble en posséder d'exemplaire, mais il est désormais possible de commander La Nuit Transfigurée en partition d'orchestre chez l'éditeur).


La vision du poème par Oskar Fried ; interprétation Matthias Foremny (Capriccio, voir ci-après).


1. Oskar Fried compositeur

Oskar Fried est un chef d'orchestre réputé dont les gravures du répertoire allemand (Beethoven, Weber, Liszt, Wagner), en particulier Mahler dans les années dix à trente, ont conservé quelque notoriété.

Mais c'est aussi un compositeur. Nos aimables lecteurs sont ainsi invités à lier connaissance avec sa version du célèbre poème de Dehmel tiré de Weib und Welt : "Die Verklärte Nacht" - "La Nuit Transfigurée".

Un récent disque chez Capriccio, la première monographie Fried au disque, la propose, accompagnée d'oeuvres d'intérêt divers :

  • Praeludium und Doppelfuge, une architecture sévère et rigoureuse, typiquement germanique, dans le goût de Reger, de certains Hindemith - très réussi, mais pas à proprement parler amusant ;
  • un pot-pourri sur des thèmes de Hänsel und Gretel de Humperdinck, très roboratif, et toutefois tellement proche de l'original, jusque dans l'orchestration, que l'intérêt d'une oeuvre intensément délectable mais aussi peu personnelle... échappe quelque peu dans le premier disque-portrait consacré à ce compositeur ;
  • un vaste mélodrame de vingt minutes, âpre et incisif, assez original, Die Auswanderer (Les Emigrants), sur la traduction par Stephan Zweig du poème "Le Départ", dans Les Campagnes Hallucinées d'Emile Verhaeren.


L'achat est chaleureusement recommandé, ne serait-ce que pour les dix minutes de Die Verklärte Nacht... mais mérite aussi le détour pour le singulier Die Auswanderer. Par ailleurs, personnellement, je trouve extrêmement agréable la paraphrase de Humperdinck, malgré son intérêt compositionnel limité. Pas mal de bonheur en perspective.

2. La Nuit Transfigurée de Richard Dehmel

Les poèmes de Dehmel ont leur propre fortune littéraire, et ont été très abondamment sollicités par les compositeurs du temps, d'Alma Schindler-Mahler à Webern, mais ce poème-ci dispose d'une célébrité particulière, puisqu'il est le support de l'une des oeuvres les plus connues et appréciées de Schönberg - le sextuor qui porte le titre du poème, et qui en épouse la structure.

Voici le texte, accompagné de la traduction de Pierre Mahé proposée sur le site d'Emily Ezust.

J'ai apporté quelques modifications typographiques au texte allemand présent chez Emily Ezust (majuscules en particulier, qui figuraient irrégulièrement en début de vers, alors qu'elles ne se trouvent chez Dehmel que pour les débuts de phrase ou pour "Du").

Texte de Dehmel et traduction de Pierre Mahé :

Zwei Menschen gehn durch kahlen, kalten Hain ; / Deux personnes vont dans le bois nu et froid,
der Mond läuft mit, sie schaun hinein. / la lune les accompagne, ils regardent,
Der Mond läuft über hohe Eichen ; / La lune court au-dessus des grands chênes ;
kein Wölkchen trübt das Himmelslicht, / pas le plus petit nuage ne trouble la lumière du ciel
In das die schwarzen Zacken reichen. / vers laquelle tendent les noires cimes.
Die Stimme eines Weibes spricht : / Une voix de femme dit :

Ich trag ein Kind, und nit von Dir / Je porte un enfant, et il n'est pas de toi,
ich geh in Sünde neben Dir. / je marche à côté de toi, dans le péché,
Ich hab mich schwer an mir vergangen. / J'ai gravement péché contre moi.
Ich glaubte nicht mehr an ein Glück / Je ne croyais plus au bonheur
und hatte doch ein schwer Verlangen / et pourtant je désirais ardemment
nach Lebensinhalt, nach Mutterglück / une vie accomplie, le bonheur d'être mère
und Pflicht ; da hab ich mich erfrecht, / et obéir à mes devoirs ; et puis je me suis dévergondée,
Da liess ich schaudernd mein Geschlecht / et frissonnante j'ai laissé mon sexe
von einem fremden Mann umfangen, / être étreint par un étranger,
und hab mich noch dafür gesegnet. / et je m'en suis pourtant absoute.
Nun hat das Leben sich gerächt : / Maintenant la vie se venge :
nun bin ich Dir, o Dir begegnet. / Maintenant toi, ô toi, je t'ai rencontré.

Sie geht mit ungelenkem Schritt. / Elle va d'un pas gauche.
Sie schaut empor, der Mond läuft mit. / Elle regarde en l'air, La lune l'accompagne.
Ihr dunkler Blick ertrinkt in Licht. / Son regard sombre se noie dans la lumière.
Die Stimme eines Mannes spricht : / Une voix d'homme dit :

Das Kind, das Du empfangen hast, / L'enfant que tu as conçu
sei Deiner Seele keine Last, / ne dois pas être un fardeau pour ton âme,
o sieh, wie klar das Weltall schimmert ! / vois comme le monde entier resplendit !
Es ist ein Glanz um Alles her, / Il y a une clarté qui baigne tout ici ;
Du treibst mit mir auf kaltem Meer, / Tu flottes avec moi sur une froide mer,
Doch eine eigne Wärme flimmert / et pourtant une chaleur particulière vibre
von Dir in mich, von mir in Dich. / de toi à moi et de moi à toi.
Die wird das fremde Kind verklären / Elle va transfigurer le fils de l'étranger,
Du wirst es mir, von mir gebären ; / Tu enfanteras pour moi, comme s'il venait de moi,
Du hast den Glanz in mich gebracht, / Tu as mis du soleil en moi,
Du hast mich selbst zum Kind gemacht. / Tu as fait de moi-même un enfant.

Er fasst sie um die starken Hüften. / Il étreint ses fortes hanches.
Ihr Atem küsst sich in den Lüften. / Le souffle de leur baiser s'échappe dans les airs.
Zwei Menschen gehn durch hohe, helle Nacht. / Deux êtres vont dans la nuit claire et vaste.

Ce poème, dont le sens est diaphane, me laisse toujours suspendu : le sujet est beau, mais en même temps qu'il expose le pardon, il laisse percevoir une telle charge de culpabilité (que dirait-on de cette femme si elle n'avait pas reçu l'absolution magnanime) qu'un peu de malaise demeure. Néanmoins, je crois que j'aime beaucoup cette naïveté de la résolution, cette jubilation insolite après un début vénéneux aux saveurs plus décadentes et tourmentées.

L'oeuvre instrumentale de Schönberg respecte les cinq parties du poème, avec des changements explicites de tempo et de caractère : description de la forêt nocturne, confession de la femme, attitude de la femme, réponse de l'homme, épilogue transfiguré.

Mais l'oeuvre de Fried est un poème symphonique au sens le plus complet du terme, puisqu'il s'agit d'un lied avec orchestre (à deux voix, tantôt dialoguant, tantôt se mêlant), et la structure y est d'autant plus sensible.

3. Structure de l'oeuvre de Fried
Apparition du couple

D'emblée apparaît à l'orchestre le thème matrice, celui qui évoque d'abord la chute, puis se métamorphose en illumination intense. Ici, il évoque assez un petit tourbillon ascendant, comme une vapeur légère qui s'élève depuis les profondeurs. Ce motif se déploie longuement jusqu'à la prise de parole de l'homme.

Les deux "personnages" (mezzo-soprano et ténor) chantent en homorythmie pendant ce texte descriptif, et se décalent peu à peu.

Tirade de la femme

Dans des couleurs sombres, l'aveu de la femme, peu mélodique, plutôt déclamatoire, sur fond du même motif, entrecoupé de quelques ponctuations orchestrales dramatiques. L'ensemble évolue en crescendo, avec de plus en plus d'éclat à partir de "da hab ich mich erfrecht", où le motif conducteur s'efface le temps de quelques paroles véhémentes.

Silence

Exactement comme le texte, le matériau thématique est le même pour cet intermède - mais malgré son ton apaisé, les deux voix débutent en décalé, et en se retrouve que sur "in Licht". Annonce de la prise de parole de l'homme identique à la précédente.

Tirade de l'homme

Alors que l'orchestre poursuit en mineur, dans un caractère similaire au couplet de la femme, la réplique de l'homme s'illumine en majeur dès l'entrée du ténor. Le thème change, même s'il est fondé sur le même type de mouvement mélodique (un grand nombre d'intervalles descendants se succèdent), dans une sorte de jubilation extatique, à la fois très animée et comme suspendue. Et prosodiquement, les appuis sont si naturels et font si bien "résonner" le texte que la fusion qui en résulte devient suprêmement émouvante.

Eloignement

Les deux voix s'entrelacent dans une fièvre croissante, et les trompettes hurlent le thème libérateur. La tension qui retombe doucement évite le tapage de type appelle-rappels.

4. Particularités de l'oeuvre de Fried

Malgré son statut principal de chef d'oeuvre, l'oeuvre n'est pas intéressante sur le plan de l'orchestration. Quelques vents bien audibles dans les transitions, mais les thèmes sont essentiellement portées par les cordes en formation opaque, particulièrement dans les doublures et contrepoints de la tirade lumineuse de l'homme, qui aurait pu être plus colorée.

Par ailleurs, l'ensemble doit largement son intérêt à l'inspiration des deux dernières sections, car la première partie reste finalement un peu sucrée, assez confortable (et pas à la pointe harmoniquement - l'oeuvre est écrite au tout début des années 1900, peut-être même un peu plus tôt).

Mais en réalité, le charme de la pièce tient essentiellement à un petit paradoxe. Toutes les lignes mélodiques (par segments assez brefs, contrairement aux apparences !) s'appuient, comme sur des pivots, sur les accents du vers allemand, et suivent également les courbes vocales parlées : les temps forts, les protases et apodoses coïncident extraordinairement. Et les couleurs harmoniques aussi. Et pourtant, l'oreille remarque surtout les lignes mélodiques, très évidentes, très lyriques, très longues... Ce lien étroit avec le poème, mêlé à ce naturel musical, produit sans doute la fascination très particulière qui émane de cette Nuit Transfigurée.

Un des sommets des lieder orchestraux postromantiques et décadents, auxquels une petite liste de suggestion sera bientôt consacrée.

5. Crédits

On peut trouver que Matthias Foremny laisse le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin (ancienne radio de Berlin Est, voir ici pour les dénominations) dans une certaine opacité, néanmoins la tension imprimée permet amplement de se satisfaire de cette interprétation-là. Par ailleurs, si Katharina Kammerloher s'acquitte fort bien de sa tâche de mezzo, Stephan Rugämer rayonne absolument (clarté de l'émission, chaleur de l'élocution) dans son "rôle", avec une voix légèrement nasale, mais ronde et sans constriction. Un de ses rôles de chevet est d'ailleurs celui de Loge (on peut notamment l'entendre dans la vidéodiffusion de 2010 du premier volet du Ring Barenboim / Cassiers à La Scala, place qu'il reprendra dès juin de cette nouvelle année), où la tradition est effectivement celle du ténor "de caractère" allemand, souvent très nasalisée - mais chez un certain nombre d'interprètes (Gerhard Stolze, Graham Clark, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke...) simultanément très bien timbrée. L'essentiel de sa carrière se déroule dans le plus prestigieux des théâtres berlinois (Unter den Linden), où il alterne les rôles de caractère avec ceux de Lyrischer Tenor (Tamino) ou même de Jugendlicher Heldentenor (Max). [1]


L'achat du disque Capriccio est évidemment chaleureusement recommandé.

Notes

[1] En effet, en Allemagne, les catégories étranges de la Fach (trans-époques) demeurent largement en vigueur. Un autre sujet de notule en perspective...


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Commentaires

1. Le jeudi 10 janvier 2013 à , par malko

Ecouté (et lu) et donc commandé...Pourquoi, connaissant les génies, tombe-t-on néanmoins amoureux des simples perles ?

2. Le vendredi 11 janvier 2013 à , par David Le Marrec

Ca fait plaisir à lire. :)

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David Le Marrec

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