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Le théâtre chanté chinois et l'opéra occidental - III - Les conventions théâtrales

Suites à des pressions par courrier, nous sommes dans l'obligation de publier ce soir un troisième épisode de cette série.

Avec pour ambition avouée de pulvériser le record du billet le moins lu. Titre très prometteur pour réaliser l'objectif. Qui s'intéresse aux conventions ? La subversion, depuis le dix-neuvième siècle, est devenue la norme morale de l'art.

Quoi qu'il en soit, manière de poursuivre la publication de ces quelques données sur le théâtre chinois, trop méconnu [il n'existe quasiment pas de pièces traduites en français, une demi-douzaine maximum - un peu en anglais, en revanche], poursuivons.

Une jolie image attend ceux qui liront le billet.


Les conventions théâtrales



En Chine, le théâtre est prévu pour recevoir la musique, mais sans que l'un prévale sur l'autre, les deux se doivent d'être de qualité. Il n'existe pas de dinstinction entre genres, l'hétérogénéité et la variété sont la règle et, selon l'intensité de ce qui s'exprime, on passera de la prose à la poésie et de la poésie au chant. Les unités n'existent pas dans le théâtre chinois, qui a un temps privilégié la répartition 4 actes et 4 tableaux et plusieurs scènes, mais n'applique plus ces recettes, toujours dans l'idée de naturel et de souplesse.




On pratique volontiers les coupures, aujourd'hui encore (cf. Le Coq de fer, s'étendant sur dix soirées), afin de présenter des scènes caractéristiques, éventuellement de plusieurs ouvrages, pour former une soirée. Un monologue parlé fait alors office d'exposition pour chaque scène.




L'amour et les luttes qui l'accompagnent y sont également le sujet privilégié de certaines pièces, mais dans une logique d'exaltation de l'héroïsme de la résistance – alors qu'en Occident, l'amour triomphe nécessairement, quitte à en mourir, et l'attention se porte plutôt sur le devenir des protagonistes, servis ou perdus par l'amour.
Cette affirmation, que l'on trouve chez les théoriciens[1], est cependant à nuancer - il y a quelquefois chez eux un certain prosélytisme. L'amour triomphe tout de même avec délices dans certains pans du théâtre chinois, comme chez le célébrissime Pavillon des Pivoines. Evidemment, dans le théâtre d'inspiration bouddhique, ce ne peut être le cas, mais l'amour n'est alors présenté que sous la forme d'une concupiscence assez banale et peu obsédante ; ou alors d'un contrat social de cohabitation avec un représentation de l'autre sexe.
Quant au triomphe de l'amour, évident en Occident qui lui consacre tous ses sujets ou peu s'en faut jusqu'au vingtième siècle où les choses se brouillent, voire disparaissent pour le second vingtième, il est à nuancer sur quelques cas particuliers. On peut penser au Phaëton de Quinault / Lully, un opéra prévu comme contre-exemple de circonstance, où l'amour est foulé aux pieds par le héros pour la gloire égoïste du trône. Il s'agit ici de mettre en scène la chute de l'impudent, favori du Soleil, qui à cause de ses bienfaits s'en croit l'égal - la métaphore est claire. Ce faux héros, ce repoussoir ne peut évidemment être un amant sincère, et le vrai couple Lydie/Epaphus reste en retrait, leur noces ne sont pas présentées sur scène, et l'opéra s'achève dans le fracas de la chute de l'insolent dans la mer, foudroyé par Zeus - l'image de Dieu dans le code mythologique. Cette fin spectaculaire, qui faisait grand appel à la machinerie, valut un grand succès à l'oeuvre, si bien qu'on lui donna le surnom d' « opéra du peuple ». Mais on notera qu'ici l'intrigue amoureuse n'est plus le moteur de l'oeuvre ; l'intrigue politique, avec l'ascension puis la chute brutale de l'audacieux, en prend la place. Tout n'est donc pas si aisément 'cloisonnable' que le laisseraient entendre les propos de commentateurs qu'on reproduisait précédemment.




Le fonds thématique, quant à lui, est tout aussi varié. On rencontrera aussi bien des fables religieuses que des récits inspirés de faits historiques (tout un genre se développe très tôt autour de batailles et sièges célèbres – voir notre corpus, publié prochainement), des adaptations de grands textes (souvent la Romance des Trois Royaumes), des initiations amoureuses (comme le Pavillon aux Pivoines), des intrigues conjugales (comme le Pavillon de la Tablette Impériale)... Bref, ce que l’on peut respectivement trouver dans Les Huguenots de Scribe / Meyerbeer (la nuit de la Saint-Barthélémy) ou la Tosca de Giacosa / Puccini d’après Sardou (la bataille de Marengo), dans Hamlet de Barbier & Carré / Thomas ou Panurge de Massenet (grandes oeuvres-sources), dans L’Etoile du Nord de Scribe / Meyerbeer ou Louise de G. Charpentier (jeunes premiers), dans Il Turco in Italia de Romani / Rossini ou Stiffelio de Piave / Verdi (affaires d'époux)... Evidemment, les fééries, folkloriques, religieuses ou non, ont aussi leur place dans les deux théâtres.
Le fonds idéologique en est au même point ; de même qu'un texte dépendra étroitement en Occident des convictions de son auteur (la célébration du pouvoir royal chez Lully, la malédiction et le filiation chez Verdi, le statut de la femme et du héros chez Wagner, les obligations de la propagande chez Prokofiev...), en Extrême-Orient le type d'oeuvre, moins strictement rigoureux sur la structure formelle, variera très sensiblement, et plus encore, selon le paradigme idéologique choisi : représentation historique (batailles...), romanesque (aventures, grandes fresques, romances), légendaire (mythes divers), morale (larges tranches de vies, bouddhiques ou non, incitant à la réflexion sur la sienne ou se voulant directement exemplaires), initiatique (chemin bouddhique, dans la filiation d'un autre théâtre religieux, qui a fait voir le jour au théâtre chinois), etc. Selon la philosophie adoptée, le type d'ouvrage monté, on notera que le ton, la structure et la visée de l'oeuvre diffèrent du tout au tout, avec une grande liberté de construction. Pas de prologues ou de scènes obligées autres que celles qui sont le but du type de pièce choisi : le massacre pour la bataille, la correction et la rédemption[2] pour l'oeuvre initiatique, etc.




En revanche, contrairement à l’Occident, la Chine a conservé la priorité au texte. Le texte fameux de Tang Xiangzu (pour le Pavillon des Pivoines) a reçu la musique de Ye Tang (dont on ne cite jamais le nom sur les affiches, même en Europe) à trois siècles d’intervalle. Et le nom du second est largement éclipsé par le premier – comme le librettiste par rapport au compositeur, en Europe. Ce ne sont d’ailleurs pas les tessitures et les typologies vocales (assez vagues, et sujettes à évolution au cours du temps) qui permettent d’organiser le drame. Il existe toute une hiérarchie précise de personnages, où chaque type et chaque sous-type sont repérables par leur costume, leur maquillage. On distingue

  1. les Shêng, à savoir les hommes principaux (Wên pour les civils, Wu pour les militaires, lao-shêng pour les vieillards jouant les empereurs, les ministres, les maîtres, qui se divisent à leur tour en mo et wai, selon la couleur de leur barbe, etc.),
  2. les Tan, à savoir les femmes principales,
  3. les Ching, personnages masqués aux fortes couleurs,
  4. les Ch’ou (ou san-hua-lien), des personnages comiques.

Chaque catégorie a cependant ses habitudes dans la distribution des tessitures, même si ce ne sont pas elles qui déterminent le choix des types. En Occident, le compositeur choisira pour sa composition un baryton pour représenter la voix sombre et éclatante du jaloux, ou la voix centrale de l’homme du commun, le ténor pour l’être lyrique qui dépasse le vulgaire[3], la basse pour la stabilité de l’homme âgé ou sage. Ici, l’auteur du drame choisit un type, et la voix est seulement ensuite associée à ce type. Même si on notera à l’arrivée de nombreuses similitudes, la démarche n’est assurément pas identique.

Le personnage âgé comique d’un précepteur sera affligé d’un large vibrato, le jeune premier d’une voix claire usant volontiers du fausset jusqu’à prendre un timbre féminin, les pères auront des voix plus larges et graves, les « soubrettes » des voix aiguës et légères (voir Fragrance dans Le Pavillon aux Pivoines), les mères des voix plus graves que les filles plus lyriques... comme c’est largement le cas en Occident ! La fascination pour la voix aiguë, exaltée dans le théâtre chinois, ne laisse cependant la place à aucune démonstration vocale : la primauté du texte et la contrainte de la langue à tons[4] empêchent les ornementations trop développées ou les sauts d’intervalle trop extrêmes. On échappe ainsi à cette fascination hédoniste que le théâtre européen, d’origine profane, s’est rapidement permise. Le goût de la voix a en effet conditionné en grande partie l’évolution du répertoire, plus encore que les révolutions esthétiques imposées ou l’apparition du culte du progrès ; de la virtuosité, des notes extrêmes, des diminutions[5] imaginatives, des accents dramatiques... tout sera écrit sur mesure pour un type de chanteur existant, rêvé, ou, très souvent, pour un interprète précis.




C’est dans la phase la plus contemporaine que les deux drames se séparent : en Chine, on admet généralement que la qualité a baissé ; en Occident, on se plaint au contraire du renouvellement excessif des formes et de leur peu d’adaptation à l’opéra : grands sauts d’intervalles qui empêchent la compréhension du texte, l’éloignent de la voix parlée, sonorisation des interprètes malgré la technique du formant[6], tessitures inhumaines, effets dangereux pour la voix du chanteur, dramaturgie éclatée, jeux monophonématiques[7] comme chez Aperghis, etc.




Chose promise, chose due :

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Notes

[1] C'est-à-dire bon nombre de chercheurs contemporains sur la question, francophones ou anglophones.

[2] On fait court. Pardon pour ces termes déplacés.

[3] Le ténor, dans le théâtre baroque et belcantiste italien, où les voix aiguës sont tenues pas des castrats alto ou soprano, tient plutôt les rôles de père, leur voix étant plus grave... (_L’Europa Galante_, _Farnace_, _Il Crociato in Egitto_, pour prendre trois exemples dans trois siècles distincts) Le rôle de l’être élevé et idéaliste est toujours tenu par la voix irréellement aiguë, dans ce cas des castrats. Il faut attendre le vingtième siècle pour que le doute généralisé se moque ou se défie de ces voix trop brillantes pour n’être pas suspectes – significativement, les héros du vingtième siècle sont des barytons, y compris les poètes (_Oedipe_ d’Enescu, _Wintermärchen_, _Aleksis Kivi_...). Les ténors deviennent des rôles dits "de caractère", ou alors dotés d'un verbiage suspect, tel le Prince de _Schneewittchen_ de Heinz Holliger, qui tout en regardant émoustillé la marâtre de Blanche-Neige copuler avec le Chasseur, vocalise à sa fiancée des promesses pépiantes, en forme de chant d'oiseau emphatique et déplacé.

[4] Une contrainte majeure, puisque, comme expliqué dans les précédents volets, elle impose impérativement, pour préserver le sens, que la voix monte ou descende, sans latitude pour le compositeur.

[5] C’est-à-dire des ornementations ajoutées, en dédoublant les rythmes.

[6] Le formant est une gamme d'harmoniques, propre au chanteur d'opéra, qui permet de passer un orchestre et de chanter de façon audible dans une grande salle, sans amplification sonore par un masque, par le lieu ou par un micro.

[7] Des bribes de mots, des sons sont énoncés sous forme de listes étranges, de langage désarticulé.


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Commentaires

1. Le mardi 6 juin 2006 à , par DavidLeMarrec

Lire la série ici.

2. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par Morloch

Elle est jolie la petite image.

Je suis désolé de faire stupidement appel une fois de plus à la ligne verte 08 08 DavidLeMarrec Assistance, mais est-ce qu'il existe des DVDs d'opéra chinois ? J'ai lamentablement échoué à en trouver. J'ai pourtant un souvenir agréable de spectacles au Palais des Congrès de Paris, salle pleine, il y a une quinzaine d'années. Mais est ce que cela n'interesse plus personne à ce point ? Snirf.

3. Le vendredi 22 décembre 2006 à , par DavidLeMarrec

Elle est jolie la petite image.

Que veux-tu, ça se vend tout de suite mieux lorsqu'on cause politique ou médias que lorsqu'on cause plus "niche", mais c'est normal !


Je suis désolé de faire stupidement appel une fois de plus à la ligne verte 08 08 DavidLeMarrec Assistance, mais est-ce qu'il existe des DVDs d'opéra chinois ?

Il existe un film brodé à partir du Pavillon aux Pivoines, assez court. Pas extraordinaire, mais c'est un début. Il existe quelques disques, en revanche (tous épuisés).
Tu peux peut-être écrire à Arte qui avait diffusé il y a un lustre environ des extraits commentés du Pavillon aux Pivoines (très convaincant).
Sinon, rien.

J'ai pourtant un souvenir agréable de spectacles au Palais des Congrès de Paris, salle pleine, il y a une quinzaine d'années. Mais est ce que cela n'interesse plus personne à ce point ? Snirf.

Cela intéresse peut-être en spectacle vivant, comme on va au cirque, mais manifestement pas assez pour que les éditeurs investissent. Si on additionne, il y a eu un certain nombre de publications, mais toutes épuisées et jamais rééditées.

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