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Capriccio et la mise en abyme - lectures de Strauss et Carsen (6)


J'avais prévu de renvoyer, à l'occasion des représentations au Palais Garnier, aux cinq brèves savoureuses autour de... Capriccio précédemment publiées dans le chapitre consacré à Richard Strauss.

  1. Genèse du livret
  2. Le sextuor d'entrée
  3. Une 'conversation en musique', vraiment ?
  4. Le sonnet volé d'Olivier
  5. L'origine des chanteurs italiens


Je tâcherai de publier un mot plus musical sur la première d'hier, mais en me replongeant dans le livret et en revoyant la mise en scène de Carsen, l'envie m'a pris de parler d'un peu plus près du dispositif général de l'oeuvre, jusqu'ici effleuré par le seul biais de l'anecdote.

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1. Capriccio et la mise en abyme

Le choix de Robert Carsen fait par Hugues Gall se soutenait comme profondément logique, eu égard à la spécialité du metteur en scène dans les questions de mise en abyme et de théâtre dans le théâtre.

Le cas de Capriccio est particulièrement extrême de ce point de vue : l'opéra est censé être écrit après les événements que l'on voit, et les rapporter. On voit toute la tension du dispositif :
=> les personnages disent eux-mêmes que leur comportement "réel" va influer sur l'écriture de l'opéra ;
=> nous observons une action qui a l'air d'être immédiate, mais qui n'est en fait que le reflet de l'action originelle. Normal, on est précisément au théâtre ; mais comme on entend dans la pièce les personnages parler au futur de la pièce que l'on est en train de voir, il se crée une forme de confusion assez subtile ;
=> le dispositif est faux sur le plan historique et factuel, puisque Strauss, Krauss et Swarowsky ne sont pas du tout présents, même pas allégoriquement. Le télescopage avec les propositions de titres déjà écrits de Strauss (Ariadne auf Naxos, Daphne), alors que l'action est censée se déroulée au XVIIIe siècle, se révèle assez violent et troublant.

Cet entrelac de contradictions et d'illusions en fait assurément du « théâtre au carré ».


La scène en miroir, avant le zoom. (source)


A cela s'ajoutent les pastiches sonores (Gluck, seria...), les citations musicales (y compris d'oeuvres de Strauss), les adresses plus ou moins claires aux spectateurs.

Ces petits vertiges ne sont pas pour rien dans l'intérêt qu'on porte à Capriccio - car, sur les autres aspects (musique et intensité dramatique), je suis pour ma part sensiblement moins convaincu que par beaucoup de Strauss antérieurs.

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2. L'empreinte de Carsen

Ces étrangetés sont bien sûr prolongées par Carsen qui trouve ici un terrain de jeu idéal.

Comme toujours, les 'images' qu'on nous donne à voir sont très esthétiques, et la dialectique entre le réel d'une part, le représenté d'autre part, ce à quoi Carsen ajoute la coulisse, sont remarquablement mis en évidence. On pourrait citer le changement des chanteurs en spectateurs pendant le monologue de La Roche, les disputes entre la danseuse et l'imprésario, l'effet 'zoom' de la dernière scène (le salon en fond de scène pendant tout l'opéra occupe soudain toute la scène)...

Je suis moins enthousiaste sur le fait d'être une fois de plus dans la coulisse d'un théâtre. Oui, c'est censé représenter Garnier en miroir, mais mis à part que ce peut être joli au moment où le salon-façon-Garnier s'ouvre, je ne vois pas vraiment l'intérêt symbolique. [1] Et le procédé devient sacrément usé, on l'a déjà vu dans les Contes d'Hoffmann de Carsen (on était dans la fosse d'opéra avec Antonia), le Così fan tutte de Chéreau (où presse et spectateurs avaient longuement glosé sur le génie de la scénographie, alors qu'elle ne fait pas vraiment sens par rapport au sujet ni à la mise en scène), le Roi malgré lui de Pelly, etc.
De surcroît, comme cela arrive souvent pour le Ring, je n'aime pas du tout cette façon de saboter l'atmosphère musicale et dramatique de la fin juste pour faire un coup d'éclat de mise en scène. Comment être touché par une scène dont on fait exprès, dans les dernières secondes, de nous montrer les coutures, en nous rejetant ainsi hors du drame, dans notre état conscient de spectateur ? En signe de protestation, tenez, le public aurait dû applaudir avant la fin !

Mais, globalement, l'immense stature de scénographe de Carsen donne assez bien sa mesure, en écho avec les vertiges du texte, ses jeux de faux-semblants, ses impossibilités.


La scène finale, après le "zoom". (même source)


En revanche sa mise en scène pèche toujours par une direction d'acteurs assez faible : les acteurs sont relativement peu mobiles, avec un certain nombre de "tunnels" assez statiques, alors même que le débit verbal et le nombre d'informations délivrées sont parmi les plus denses du répertoire. A part Intermezzo, on ne doit pas trouver beaucoup plus plus empressé.

Par ailleurs, comme beaucoup de metteurs en scène, il semble ne pas avoir une conscience historique très poussée des époques et des milieux qu'il met en scène (d'où la tentation de transposition permanente, je suppose). Les relations très tactiles entre les personnages paraissent totalement incongrues : pour Flamand et Olivier, il semble normal de toucher la Comtesse (et ne parlons même pas de l'embrasser contre son gré !), alors que même si elle condescendait à les regarder favorablement, leur différence de condition, XVIIIe de Lumières ou pas, leur intimerait l'ordre d'attendre. Cela paraît extrêmement étrange, en fait, et ne semble pas résulter d'une volonté de montrer les coutures ou les différences d'époque. Ca ne fonctionne pas, de mon point de vue, tout simplement. Même chose pour la danseuse qui essaie de séduire le Comte, jolie trouvaille, mais dont la clarté (la main sur la joue) paraît, dans ce contexte de salon, quasiment obscène.
C'est le problème souvent chez les metteurs en scène, ils réduisent ce qu'ils sont censés servir aux émotions et catégories qu'ils connaissent déjà, en diminuant souvent la singularité de situations qui leur échappent.

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3. Nazillonnerie

Carsen ajoute la présence d'un S.S. mondain mais à l'allure farouche, qui déambule dans le salon - qui fait écho au troisième objet de tension : contrairement à ce que disent les personnages, il ne racontent pas la genèse véritable de l'opéra. Et la date d'écriture n'est pas la moins fascinante là-dedans : Strauss et Krauss se passionnaient pour cette question de l'équilibre en verbe et musique en ce début des années 40 alors que leur Vienne cosmopolite avait été démantelée, et alors que l'empire nazi rencontrait les premières difficultés qui allaient mener à l'effondrement politique de toute la région - l'Autriche échappant de peu, par des négociations au-dessus de sa tête, au Rideau de Fer...
Je goûte peu d'ordinaire cette obsession et cette facilité pour la symbolique IIIe Reich, mais elle fait écho ici à une singularité du compositeur : Strauss, qui était conservateur à son âge, mais très critique sur le caractère clivant et discriminant des nazis, a accepté (dans les années 30) d'être placé à la tête de la musique du Reich pour pouvoir interdire aux orchestres de province de mal jouer Wagner. Non, je n'exagère pas, c'était vraiment le projet qui lui tenait à coeur, les orchestres qui n'avaient pas le niveau ne devaient pas jouer la grande musique, voilà son combat. Et ce n'est pas pur égoïsme, puisqu'il prend la défense de Zweig jusqu'à sa propre disgrâce.

Tout simplement, Strauss ne semblait pas avoir réellement conscience de ce qui était à l'oeuvre, depuis sa retraite de Garmisch : il ne semble pas comprendre pourquoi on en veut à Zweig qui n'a rien fait de mal et qui est fort utile à ses projets artistiques, il accepte un poste lourd d'implications politiques simplement parce qu'il veut améliorer la vie musicale en Allemagnes, et le clou du « spectacle » se trouve sans doute dans l'anecdote célèbre où, las de demandes infructueuses, il tente de faire libérer sa bru Alice en allant à la porte du camp se présenter comme « le compositeur du Rosenkavalier ».

Strauss n'était assurément pas une grande conscience politique.

En cela, ce gadget S.S. que je trouverais stupide et nuisible ailleurs (dans du Wagner, dans du Schreker, dans du Orff...) conserve quelque chose de cette impression de bizarrerie. L'officier ne cherche rien, n'arrête personne, ne participe pas aux échanges... il est simplement là, source de décalage et d'étrangeté.

Je ne suis toutefois pas persuadé que cette coquetterie soit très intelligible pour les spectateurs qui, même familiers de l'oeuvre, ne se seraient pas penchés sur les dates et circonstances de composition et de création.

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Pour ceux qui souhaiteraient en juger, la vidéo de la première série de cette production est disponible en DVD (avec Renée Fleming, oui, mais cela reste complètement endurable).

Notes

[1] Je veux dire par là que le décalage entre ce qu'on voit et ce qu'on entend n'est pas justifié par un supplément de sens. Le livret et le reste de la mise en scène de Carsen mettent suffisamment en évidence ce décalage entre l'opéra que nous voyons et l'histoire de sa genèse qui est représentée sur scène, qui prétend que l'opéra n'est pas encore réalisé et qui raconte de surcroît une histoire imaginaire. Peut-être veut-on nous faire adopter le point de vue du machiniste, mais je ne l'ai en tout cas pas ressenti de cette façon, ni en vidéo, ni en salle. S'il y a des témoignages en ce sens...


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