Al tradimento ! [le public du Met a disparu]
Par DavidLeMarrec, vendredi 31 août 2007 à :: Carnet d'écoutes :: #704 :: rss
Petite question incidente : qu'est-ce qui peut empêcher le public du Met d'applaudir pendant la fin d'une oeuvre ?
Ah, bien sûr, vous nous direz certainement les deux dernières minutes du Götterdämmerung[1], où au terme de quinze heures de pérégrinations, l'univers ancien s'effondre pour, peut-être, laisser place au nouveau ; cette récapitulation grandiose mais pas moins sublime où s'entrelacent les leitmotivs qui courent sur plusieurs générations ; principe originel du rhin, walhalla en flammes, rédemption par l'amour s'énoncent simultanément tandis que le bûcher des époux flambe et que l'humanité bégayante contemple, stupide, sans comprendre ce qui se joue.
Et le monumental orchestre qui après avoir tant fanfaronné pendant cinq heures, s'éteint à la wagnérienne, dans la seule survivance de la résonance des bois.
Bien, trêve de rêverie. [2]
Notes
[1] Le Crépuscule des Dieux, de Richard Wagner.
[2] Kubelik le 8 mars 1974, avec Birgit Nilsson dont on reconnaît le legato admirable, la grâce infinie et surtout la diction merveilleuse. Si vous entendez les bois piano, seuls à conclure, vous pouvez vous dispenser d'un test d'audition chez un spécialiste, tout va pour le mieux chez vous. A propos, malgré la lourdeur de ces dernières mesures, l'ensemble de la soirée par Kubelik était incroyablement électrisante, d'une présence physique surprenante.
Qu'est-ce que vous croyiez ! Lorsqu'on arrive à masquer la moitié d'un interlude dans le même opéra, et à couvrir la chanteuse (pourtant bruyante) dont on ovationne l'entrée, pensez-vous qu'on soit capable de se retenir pour une bête histoire de secondes en plus ou en moins ? Naïfs que vous êtes.
Non, non, on n'exagère pas. [1]
Qu'est-ce qui pourrait donc endiguer l'enthousiasme envahissant, la joie presque salissante de ce public en délire ? Qu'est-ce qui pourrait donc le forcer, comme les esthètes autoproclamés, ou du moins comme les gens bien élevés, sans même parler d'attendre que la résonance s'éteigne paisiblement dans la salle, à patienter jusqu'à ce que la musique cesse ? A ne pas considérer un postlude génial, un monument de la musique tout court, comme l'appendice obligé, agréable mais superflu, d'une oeuvre lyrique ?
CSS a enquêté.
Et CSS a trouvé.
Si vous ménagez une fin très brève, brutale, extrêmement bruyante, avec une action finale essentielle pendant le postlude, la plus paroxystique possible, alors les applaudissements sont repoussés au delà de la musique.
Si de surcroît vous pouviez ajouter après le grand élan final une petite parole anecdotique musicalement, et même par-dessus le marché changer absolument de ton pour finir, de façon à interdire tout déchaînement prématuré, ce serait parfait.
A croire que cette clausule aurait été conçue pour dompter le redoutable public métropolitain !
Par ailleurs, dans cette soirée[2], si Valery Gergiev, tout en insufflant son énergie habituelle, ne propose pas une lecture profondément nouvelle de la partition comme il le fait assez souvent, en restant ici parfois essentiellement attaché à une véhémence presque tapageuse, le plateau offre encore plus de satisfactions. Le soin de Polenzani, impeccable comme toujours, même si à l'étroit dans ce rôle court ; la rugosité sans fard de Dohmen ; l'aisance de Jerusalem, habitué à la rigueur musicale du répertoire, et encore très en voix pour se permettre le luxe de chanter plus que de jouer, comme c'est souvent le cas (et on a raison au demeurant) ; la stature de Diadkova, son mordant reptilien, qui révèlent une fois de plus l'oubli injuste de cette chanteuse, hors du Met ; tout y est délectable, même si chacun peut faire son marché ailleurs.[3]
Quant à Karita Mattila, si l'on passe sur la beauté invraisemblable du matériau vocal, sur la musicalité profonde qui habite cette artiste[4], on s'interroge volontiers sur ses choix. Elle semble camper une jeune femme extrêmement féminine, en insistant précisément sur les instants de séduction - le chantage à Narraboth est particulièrement éloquent de ce point de vue. A ce titre, le blocage terrifiant sur l'exigence du prix acquis (ich will den Kopf des Jokanaan !) tend un peu à minauder, puisque l'enfant et la folle semblent résolument écartées de ce portrait. Au lieu d'assumer la répétition terrible, Mattila cherche à varier les effets - de façon variablement heureuse ; certaines idées d'altération de la voix vers une voix naturelle[5] sont en tout cas originales.
Sans être démesurément profonde, la vision reste cohérente. Et étrangement opaque. On ne saisit guère le cheminement, et cela ne semble pas troubler Mattila. L'opéra va ainsi, et nous le suivons.
Dans une esthétique de femme, également, Behrens semblait plus cohérente dans la mesure où elle intègre, certes à la marge, un peu d'enfance ou de folie à son portrait. Pour une lecture qui brosse parfaitement l'évolution, depuis l'enfant persécutée, puis l'adolescente désirante, jusqu'à la princesse impérieuse et au blocage terrible qui bascule dans la folie, Studer, de surcroît intégralement intelligible (de bout en bout) (et sans exception), nous paraît incontournable. Idéal pour la temporalité de l'opéra. Cependant, pour les amateurs de réalisme, il semble, de source sûre, que la composition de Welitsch, certes un peu moins passionnante théâtralement (car déjà complètement azimutée lors de son entrée), s'approche tout à fait de comportements étudiés par les spécialistes.
Il va sans dire que nous nous sommes tout de même (!) régalés de cette soirée métropolitaine, avec en prime la jouissance - intense - de leur avoir enfin coupé le sifflet !
La vengeance de CSS fut terrible.
Notes
[1] A préciser, il s'agit de la même soirée du 8 mars 1974, et Birgit Nilsson avait chanté malgré accident à l'épaule, ce qui explique peut-être ces débordements, bien qu'on ait toujours aimé applaudir les stars et les décors au Met... En tout état de cause, cela prouve bien, s'il en était besoin, que l'opéra y est considéré par une frange conséquente du public comme un écrin à voix, et non comme un spectacle complet qui comprendrait - entre autres choses légères - du théâtre. Cet autre fait explique sans doute partiellement l'absence dramatique de renouvellement dans le choix du répertoire nord-américain, qui sert d'épreuve, de rite de passage quasiment plus que d'oeuvre elle-même, si on veut pousser un brin la caricature.
[2] Spoiler : Il s'agit de la Salome (Richard Strauss) du 27 mars 2004, dirigée par Valery Gergiev, avec Karita Mattila (Salome), Larissa Diadkova (Herodias), Siegfried Jerusalem (Herodes), Albert Dohmen (Jochanaan) et Matthew Polenzani (Narraboth).
[3] CSS reste indéfectiblement attaché à Sinopoli/Studer/Terfel pour la qualité de la diction, la finesse psychologique, la beauté des timbres et le raffinement sonore, mais on peut tout aussi bien recommander Krauss/Cebotari/Rothmüller pour un orchestre inégalé ; et même, bien sûr, les plus célèbres Karajan/Behrens/van Dam ou Reiner/Welitsch (plusieurs versions dans les deux cas). Sur scène récemment, à signaler la très belle lecture fruitée d'Evelyn Herlitzius (Marc Albrecht, Lübeck 2005).
[4] Et, si on tient absolument à être désagréable, sur la diction moyenne qui est l'apanage de ce moelleux.
[5] A propos, Antonacci assume cette option de façon totalement renversante dans l'acte II de ses Carmen.
Commentaires
1. Le samedi 1 septembre 2007 à , par Philippe D :: site
2. Le samedi 1 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le dimanche 15 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
4. Le mardi 17 mars 2009 à , par Morloch :: site
5. Le mardi 17 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
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