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dimanche 22 mai 2016

MacParis, printemps 2016


La MacParis (Manifestation d'Art Contemporain) du printemps 2016 (il en existe une autre, automnale) se déroule jusqu'à aujourd'hui au Bastille Art Center. Très séduit par le principe, j'en touche un mot.

bastille arts center macparismacparis
Une porte cochère ouverte sur la rue débouche sur l'exposition.

¶ C'est gratuit, et plus que gratuit, c'est ouvert. Dans un lieu original qui change chaque année, on peut entrer à loisir, les portes sont ouvertes, même pas de billet symbolique. Les œuvres sont exposées sans protection, les fascicules d'information traînent négligemment sur de petites tables, les artistes sont présents autour d'un verre… pas du tout intrusifs, simplement disponibles pour parler de leur démarche, recueillir les impressions des visiteurs, boire un coup avec eux. Au détour d'un couloir, je vois ainsi l'un des plasticiens remettre un bout de la matière utilisée pour ses œuvres à des visiteurs curieux, leur expliquer comment la pétrir, etc. Personne pour règlementer la prise de photos (on est même incité à sortir les portables, chaque artiste ayant son QR code), pour dire dans quel sens déambuler… le sentiment d'être le bienvenu dans un lieu dans le prolongement de la rue, de ville, mais avec le confort et l'intimité d'une maison amie.
On peut aussi bien y passer incognito sans y être arrêté une seule fois, ou bavarder autour de chaque œuvre, pas du tout l'ambiance des grandes expositions solennelles, avec leurs stands et leurs regards intéressés ou inquisiteurs, vous jaugeant au gré de votre probabilité d'acquisition.

¶ Le lieu est très beau. Sous un grand puits de jour, une grande salle unique et sa mezzanine débouchent sur de petites pièces environnantes… à la fois spacieux et pourvu de mille recoins, un bâtiment pas si ancien qui respire pourtant une forme d'authenticité perdue. Le tout très bien exploité par la disposition des œuvres.

bastille arts center macparisbastille arts center macparis

¶ Par ailleurs, et je ne m'y attendais pas forcément, j'ai été assez fortement touché par deux des collections proposées (ce qui est plutôt beaucoup, sur une vingtaine d'exposants, lorsqu'on n'est pas forcément tout uniment enthousiaste des tendances bien en cour). Sans surprise, de son des réalisations relativement traditionnelles, qui ne cherchent pas l'effet, mais qui, dans le cadre réel d'une exposition, ont un impact assez fort.

=> La série photographique des Wastelands de Julien Cresp : des lieux utilitaires ou industriels partout autour du globe qui, par leur abandon, on atteint la poésie des ruines. Avec de grands angles majestueux, des teintes nostalgiques et toujours poétiques. C'est tout simple, peut-être, mais ça marche. J'y voyais pour la première fois l'intérieur des fameuses prisons cubaines inspirées du panopticon de Bentham (ce qui m'a valu une petite conversation avec l'artiste, charmant et facile d'accès), et toutes autres sortes de lieux reculés où il serait compliqué de se rendre pour le simple mortel, et qui n'intéressent pas vraiment les photographes des guides touristiques, à supposer que ces lieux soient licites d'accès, ce qui n'est pas souvent le cas.
Son site reproduit une grande partie de la série, en haute qualité.

julien cresp
« 1000 tout rond », l'intérieur de la prison désaffectée, avec le phare du veilleur.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le consentement de l'artiste.

julien cresp
Tiré de la sous-série « Sanctuaires ».
Volontairement ou pas, l'angle de ce simple escalier évoque les poursuites infinies des gravues de Piranesi.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le consentement de l'artiste.



julien cresp
« Nature divine », Mexique.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le consentement de l'artiste.



julien cresp
« Saint ciment », Italie.
Photographie de l'œuvre prise dans l'exposition et diffusée avec le consentement de l'artiste.



=> Frédéric Messager explore, lui, un rapport très physique au dessin, par exemple en retravaillant sans cesse des fragments déchirés, compressés, qu'il fait enfler aux murs au fil des jours. Ce qui était présenté pour la MacParis, tirée de la série des Vues nouvelles, relevait d'une démarche plutôt inverse, entièrement numérisée avant le tirage sur papier coton : une photographie de paysage déformée numériquement par la superposition de dessins.
Le résultat est stupéfiant : on sort d'un tiroir (comme au Musée Moreau !) une sorte de gravure dont les détails paraissent figurer quelque chose d'à la fois indécelable et familier, un paysage abstrait ou d'un autre monde.

frédéric messager
Frédéric Messager, Faire des mondes – Vue nouvelle n°7-9_back back.rif
Reproduction tirée du site de l'artiste.

Pour percevoir l'aspect fractalaire et le grain de gravure, je me permets de proposer deux détails de deux œuvres différentes, pris sur place – hélas pas pu croiser l'artiste pour lui demander son avis, mais je crois que cela permet de bien mieux se rendre compte de l'intérêt des « toiles » que la reproduction officielle.

frédéric messager
frédéric messager
Deux détails des Vues nouvelles, captation sauvage.

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Je n'ai cité que ce qui m'a plu, mais on y trouvait aussi beaucoup d'œuvres de vidéastes ou plasticiens beaucoup plus tournés vers l'installation. Remarquablement éclectique sur une si petite surface, donc.

Une belle expérience de visite que je recommande, deux fois par an, toujours gratuitement. 

mercredi 5 février 2014

Traduire et adapter Onéguine – [de Tourgueniev à Markowicz et Tuminas]



Le Bal d'anniversaire de Tania dans la vision de Rimas Tuminas, avec les arrangements musicaux de Faustas Latenas. Chant assuré par des membres du Théâtre Vakhtangov.


1. Traduire

Eugène Onéguine est déjà un objet étrange : le roman en vers est passé de mode depuis quelques siècles, si bien qu'il se ressent plus aisément comme un grand poème narratif, voire une courte épopée au ton singulièrement badin. Sa lecture, en traduction, pose déjà d'innombrables problèmes, car il faut naviguer sans cesse entre la précision du texte originel (rempli d'images piquantes), sa syntaxe décisive pour le rythme d'ensemble, son caractère fluide et taquin, et enfin la contrainte poétique de la langue d'arrivée, car Onéguine est tout sauf de la prose (quoique son esprit ne soit pas si éloigné des meilleures nouvelles de Mérimée).

Certains traducteurs ont renoncé au vers (Tourgueniev-Louis Viardot, Revue nationale et étrangère 1863 ; Roger Clarke, Wordsworth 2005; Béesau, Franck 1868), d'autres ont raboté le sens, ou bien ont perdu le naturel ou le sourire (Jean-Louis Backès chez Folio).

On trouve néanmoins quelques belles traductions versifiées et rimées chez les anglais :
¶ Chez les versions anciennes, Henry Spalding (Macmillan 1881) se caractérise par la conservation du vers et du naturel ; son flux est très égal, jamais heurté, malgré les nombreuses incidentes du texte. Par ailleurs, d'une grande exactitude.
¶ Les qualités de Charles Johnson (Penguin 1977) seraient similaires, mais il semble davantage gagné par le sérieux – et ajoute des éléments absents de l'original pour pouvoir compléter ses vers.
¶ J'aime beaucoup le piquant de Tom Beck (Dedalus 2004), dont le caractère spirituel tente de répondre à celui de Pouchkine... la traduction de langue anglaise que j'aime le plus lire ; néanmoins beaucoup d'informations sont déplacées ou ajoutées, et le détail littéral est accommodé, si bien que ce n'est pas une référence pour qui veut véritablement aborder l'ouvrage de Pouchkine dans sa précision. En revanche, pour la lecture d'une belle œuvre, cette traduction apporte bien des satisfactions.

... et il en va de même en français :
¶ Tout le monde a vanté jusqu'à l'hystérie, et à juste titre, la version d'André Markowicz (Babel 2008), merveilleuse d'invention verbale, et comme toujours attentive au détail. Markowicz triomphe pour la sonorité, c'est une traduction à lire lentement et à haute voix : sa syntaxe est courte, mais ses articulations et références sont complexes à saisir en lecture cursive. Néanmoins, ce degré de soin se retrouve chez d'autres, avec d'autres qualités.
¶ À l'opposé, Roger Legras (L'Âge d'Homme 1994), avec un lexique infiniment plus simple, sonnerait peut-être platement au théâtre... mais son exactitude suprême (le plus proche de Pouchkine parmi ces trois versions, à ce qu'il m'a semblé – au prix de quelques déplacements d'un vers à l'autre, contrairement à Markowicz, mais ce me paraît un enjeu tout à fait secondaire) et sa fulgurance dans le badinage (il faut, à ce titre, absolument lire son Pan Tadeusz de Mickiewicz) en font un sommet, beaucoup plus conforme aux plaisirs de la lecture silencieuse.
¶ Moins spectaculaire que les deux précédents (mais les traductions de Legras et Markowicz sont en elles-mêmes, indépendamment des originaux, des sommets de la langue française), Charles Weinstein (L'Harmattan 2010) travaille sur la fluidité du texte d'arrivée – ici aussi, davantage dans la perspective d'une lecture silencieuse. Cela se dévore comme un vrai roman, tout glisse ; on perd un peu de la saveur des incidentes, références et saillies, mais tout le contenu littéral du texte est là, dans une traduction facile à lire à l'extrême.

Et, franchement, malgré ce qu'on entend souvent, on peut prendre un plaisir assez conforme à l'original avec ces traductions, en particulier Spalding, Legras, Beck et Markowicz.

2. Au théâtre

La question de la traduction ne se posait pas dans les représentations en russe du Théâtre Vakhtangov de Moscou, importées à la MC93 de Bobigny. Mais l'adaptation théâtrale d'une œuvre aussi emblématique, avec une intrigue aisément dramatisable, et contenant déjà de nombreux dialogues, est irrépréssiblement tentante – pour les artistes comme pour le public.


Evguenia Kregjdé en Tatiana.


En revanche, une adaptation théâtrale, à plus forte raison dans la langue originale, ouvre plusieurs possibilités.

¶ Je mets de côté les adaptations sauvages qui se contentent de tout récrire en développant simplement le synopsis des principales actions du roman, souvent en en profanant le caractère unique – souvent émouvant, mais toujours plaisant et légèrement distancié. Par exemple le pilonnage à l'arme lourde post-postromantique par le chorégraphe John Cranko.

¶ On peut donc utiliser une pièce de théâtre récrite (c'est dangereux en russe, du fait de l'inévitable comparaison), en insérant des moments de bravoure littéralement tirés de Pouchkine : la lettre, le poème de Lenski, le billet du repentir, la leçon finale de Tatiana... C'est le cas du livret de Chilovski & Tchaïkovski pour le célèbre opéra. Certes, cette version élimine très largement la légèreté du roman, mais elle offre sa lecture de plusieurs moments de parole cohérents dans le texte de Pouchkine – quitte à traiter la dernière rimaillerie de Lenski, pourtant moquée (sincèrement ?) par le narrateur lui-même, avec un bouleversant pathétique, complètement au premier degré.
Dans sa perspective sérieuse, c'est une éclatante réussite, mais on pourrait – et nul doute que cela a été fait – conserver le principe de l'œuvre nouvelle incluant des morceaux attendus du poème, et l'adapter plus exactement au ton du roman.

¶ Autre possibilité, et c'est ce à quoi je m'attendais dans la version de Rimas Tuminas hier, on peut fonder toute sa pièce sur le texte de Pouchkine, et ajouter des dialogues en prose pour combler les paroles ou les récits qui manquent dans tel échange, dans telle situation ; ou bien remplacer les endroits où le poème est chargé de références et de divagations qui ne conviennent pas bien à l'empathie de la scène.
Ce serait à mon avis la façon la plus satisfaisante esthétiquement... tout en restant possible scéniquement.

¶ Finalement, Rimas Tuminas a choisi un sentier difficile : l'usage exclusif du texte de Pouchkine. Avec tout ce que cela suppose de distorsion entre les ellipses du narrateur (ou les résumés sommaires) et les impératifs du théâtre, où il faut montrer – et, dans la mesure du possible, faire parler les personnages, dont les répliques sont la plupart du temps très courtes dans le roman.
Tuminas y ajoute quelques mots çà et là, et des chansons, mais il n'y a pas de paraphrase récrite du contenu de Pouchkine.

3. Rimas Tuminas et le Théâtre Vakhtangov

En réalité, la logique du spectacle ne repose pas sur l'usage exclusif du texte de Pouchkine, dont il faudrait tâcher de rééquilibrer les résumés par quantité d'astuces visuelles.

Le poème de Pouchkine, à l'exception de grands moments (un peu du début, la nuit de la lettre, la prémonition de Tania, le dernier poème de Lenski, les paroles de la Tante, les reproches finaux...), n'est présent qu'à l'état de fragments ; par ailleurs les stances utilisées sont sévèrement ébarbillées pour en retirer les digressions et ornements (en effet gênants à la scène).

Les parties narratives ne sont pas évitées, et tenues par plusieurs personnages, dont l'Onéguine mûr (tandis que le jeune Onéguine mime surtout ses scènes) et plusieurs figures aux identités moins définies (dont une sorte de Lenski « futur », d'après le suicide). Quelquefois les personnages-acteurs eux-mêmes empruntent les paroles du narrateur qui les décrivent. La parole du poète circule ainsi à travers le plateau, sans tenir compte des compartiments narratologiques : le narrateur peut dire des dialogues et les personnages peuvent commenter, ce qui permet une plus grande souplesse (et davantage de surprises) dans la circulation de la parole.

L'équilibre se fait en réalité avec la musique, omniprésente, en bande son amplifiée ou en chansons (accompagnées d'un piano sur scène, de l'accordéon d'Olga, de la mandoline de la vagabonde...). Faustas Latenas inclut des chansons populaires russes et françaises de toutes époques, arrange des thèmes de Tchaïkovski et Chostakovitch... et utilise même la Barcarolle des Contes d'Hoffmann dans une version pour trompette concertante par lents aplats d'accords, si bien que la parenté n'est pas d'abord décelable. Ces moments musicaux peuvent durer très longuement, et représentent des sortes de numéros clos, voire de points d'arrivée, d'apogée – ainsi la succession infinie de chansons pour le Bal d'anniversaire de Tatiana (vingt minutes ? une demi-heure ?), qui semble une œuvre en soi, comme le bal de la Cendrillon de Viardot, qui permet à la musique de s'épanouir longuement.

Et tout est remarquablement soigné de ce point de vue : les chanteuses du « corps de ballet » présent sur scène (les voisines de Tatiana, sans doute) font montre d'une remarquable technique vocale – l'une d'elle, Anna Antonova, parvient même, dotée d'une très belle voix d'alto, à exécuter un air comique où elle caricature sa propre voix, tout en passant soudain au belting le plus glorieux, immédiatement suivi d'un saisissant effet de saturation (exécuté de façon parfaitement saine).
De même, l'air de rien, les gestes sont synchronisés au cordeau avec la bande son : lorsque la ritournelle module au ton supérieur, on aboutit à la fin du geste chez le « vieil » Onéguine, alors même qu'il n'y a pas d'impératif musical à ce moment-là.


Anna Antonova.


Ainsi, pendant une très large part du spectacle, les personnages défilent sans texte sur cette bande originale. Le spectacle m'a en bonne logique paru assez long à démarrer – « à quoi servent ces intermèdes ? », « quand commence-t-on ? », le temps d'appréhender pleinement son économie : le texte nourrit ce qui est montré sur scène, mais ce qui est montré sur scène ne se limite pas au texte.

Parmi ces étranges arrêts, quelquefois le metteur en scène se joue de nous et extirpe trois vers innocents pour monter une scène entière – ainsi de la chasse au lapin complètement fantaisiste, pendant le voyage vers Moscou, qui est de toute évidence inspirée d'une comparaison prise à un autre endroit du roman : Tatiana, au moment où Onéguine paraît pour la première fois après la lecture de la lettre, est comparée au lièvre qui tremble d'apercevoir soudain le chasseur embusqué (III,40).
D'autres fois, la logique d'inclusion est encore moins évidente, comme cette jolie scène de rencontre où Tatiana (représentée à l'instant dans un bal de Saint-Pétersbourg) avec le prince, où ils se partagent ingénument un pot de confiture – dans le texte, tout indique au contraire que Tania a choisi un époux par devoir, et plutôt d'assez mauvaise grâce (« Ma mère me suppliait en pleurant… toutes les destinées m’étaient égales… je me mariai. »), et cette figure d'un calme bonheur alternatif doit tout aux désirs des adapteurs, bien peu au propos de Pouchkine. (Il y a même contradiction explicite de Pouchkine lorsqu'elle paraît être affectée par la vue d'Onéguine alors qu'elle est au bras de son mari : « Rien de ce qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le même ; son salut fut également affable et gracieux. Parole d’honneur ! Non seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle ni rouge ; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne se serra point. »)

D'autres jeux avec le texte sont plus subtils, comme l'écho de Tatiana se cachant du narrateur lorsqu'il révèle qu'elle trace les initiales d'Onéguine sur les vitres, ou comme cette figure de Nicolas Poussin (remplaçant Triquet ?) qui dépose à ses pieds un de ses paysages – il m'a semblé, de loin, que c'était celui au Buveur.


Chez Tuminas, Tatiana est clairement le personnage principal : c'est elle qu'on voit le plus, c'est aussi le seul personnage principal à parler relativement abondamment (l'Onéguine mûr n'étant pas vraiment inclus dans les actions du plateau). Son profil tranche avec la représentation qu'on peut légitimement s'en faire, en lisant le texte : la Tania de Tuminas est très décidée et burlesque, très touchante mais moins timide et fragile que l'originale, soulevant avec énergie et gaucherie le lit en fer forgé qu'elle installe et tire elle-même hors de scène, se cachant sous le banc pour ne pas être vue, puis, gênée des reproches et interdite, restant debout sur l'assise, en décalage complet avec toute logique.
Et, une fois qu'Onéguine est éconduit, tout s'arrête, et c'est elle qui fait la dernière image, semi-onirique, du spectacle – enlacée à l'ours de son rêve (qui avait déjà discrètement été convoqué pour son anniversaire sous forme de peluche).


La scène de la chambre, avec Tania (Evguenia Kregjdé) et Filipevna (Ludmila Maskakova).


On peut être à juste titre frustré, tandis que ces digressions occupent une place que les moments forts de l'intrigue sont obligés de céder, de ne pas voir réellement Onéguine, mais plutôt une rêverie assez libre sur sa matière ; et je l'ai été pendant une partie du spectacle, jusqu'à ce que la force de ces étranges atmosphères me fasse rendre les armes. Par ailleurs, la moindre allusion est nourrie d'une lecture attentive des recoins du poème, et l'esprit espiègle qui règne est une façon indirecte, au bout du compte, de rendre justice au ton singulier du roman de Pouchkine.

4. Moments forts

Suite de la notule.

dimanche 24 octobre 2010

La perte des repères - [il n'y a plus de saisons]


Vieille antienne, aussi bien en matière politique que morale ou artistique. Tout en se défiant donc des illusions d'optique, je me faisais la réflexion en parcourant le quatrième étage Centre Pompidou, avec sa célèbre collection controversée "Elles". Je partage assez les réserves sur la légitimité d'un tel tri émises lors de ladite controverse. Certes, on trouve peu d'artistes féminins à l'étage supérieur où se situent les collections de la première moitié du vingtième, mais je peine à voir en quoi cette distinction en sous-catégorie serait plus légitime que créer un section pour les artistes noirs ou les artistes amateurs de courses de tricycle. (La femme étant alors, au passage, une sous-catégorie remarquable de l'humanité...)

C'est néanmoins le contenu seulement qui a suscité ma réflexion.

Suite de la notule.

mercredi 27 janvier 2010

Van Dyck en légendes


Devant l'immense succès recueilli par un rare Ibsen, une petite fantaisie picturale sans conséquence pour ce soir (cliquez pour agrandir) :


Steady-steady, chum, it hurts.

Suite de la notule.

samedi 20 septembre 2008

Cohabitation

En nous replongeant dans le contenu des Salons parisiens des années 1750 et 1760, nous rencontrons une facette de Jean-Baptiste Deshays (1729-1755) qui nous était moins connue.

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Hector exposé sur les rives du Scamandre, 1759
244x180, musée Fabre de Montpellier

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Le tableau illustre un bref moment du chant XXIII de L'Iliade [1] :

[Achille :]
- Sois content de moi, ô Patroklos ! dans le Hadès, car j'ai accompli tout ce que je t'ai promis. Le feu consume avec toi douze nobles enfants des magnanimes Troiens. Pour le Priamide Hektôr, je ne le livrerai point au feu, mais aux chiens.

Il parla ainsi dans sa colère ; mais les chiens ne devaient point déchirer Hektôr, car, jour et nuit, la fille de Zeus, Aphroditè, les chassait au loin, oignant le corps d'une huile ambroisienne, afin que le Pèléide ne le déchirât point en le traînant. Et Phoibos Apollôn enveloppait d'une nuée Ouranienne le lieu où était couché le cadavre, de peur que la force de Hélios n'en desséchât les nerfs et les chairs. [2]

L'oeuvre date de 1759, mais Deshays en a réalisé une autre sur le même sujet pour le Salon de 1765.

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1. La figure d'Hector - détour par Diderot

Le 'jeune' Diderot [3], dans sa première tentative de description des oeuvres d'un Salon - pour la Correspondance Littéraire, sorte de revue privée au ton assez informel et destinée à fournir les mécènes d'Europe -, étale toute la superbe de l'ignorant qui cherche dans chaque oeuvre d'art ce qu'il souhaite et non ce qu'on lui offre. Au lieu de goûter ce qui lui est présenté selon les critères esthétiques de celui qui l'a produit, il va sans cesse faire et refaire à l'aide de la plume ce qui lui semble le plus juste et le plus à son goût. Exercice très stimulant sur le plan littéraire - quitte à outrepasser les codes et les possibilités matérielles du peintre - mais qui, dans les premiers temps, prend l'allure d'un démolissage systématique pour mimer l'esprit pénétrant qui perçoit toutes les fautes.

Jugez vous-même comment est expédié le malheureux Hectôr, préservé de la corruption, mais non de l'infamie.


Extrait de l'édition libre de droits Kraus reprint (Nendeln, Liechtenstein)

Pour ceux qui le trouveraient écrit un peu petit :

On loue un Martyre de saint André, par Deshays. Je ne saurais qu'en dire. Il est placé trop haut pour mes yeux... Quant à son Hector exposé sur les rives du Scamandre, il est vilain, dégoûtant et hideux. C'est un malfaiteur ignoble qu'on a détaché du gibet...

Un peu à la manière de ces lecteurs déraisonnés de Diapason, à la recherche de la version idéale qui remplira toutes les idées personnelles d'amateur sur la meilleure façon de jouer l'oeuvre (vice que seconde, évidemment, l'industrie du disque classique), de façon totale et sans faiblesse, jusqu'à se dégoûter des meilleures interprétations [4], Diderot manque ce tableau comme bien d'autres en cherchant dans l'oeuvre d'art ce qu'il sait déjà et non ce qu'elle peut lui apprendre.

Qu'on se permette un instant une remise en perspective. Précisément, Hector est ici vilain, dégoûtant et hideux (quoique de mesure fort impressionnante, qui sent son héros). Car son cadavre, livré aux chiens selon l'Iliade, doit inviter à la frayeur la plus complète : pour un Grec, le néant, le chaos sont la pire chose du monde ; le pathétique du héros valeureux qui ne peut trouver de sépulture (et donc le repos et une place dans l'autre monde) est le plus violent de tous, précisément par ce contraste entre sa vie glorieuse et son assignation au néant après sa mort. Au lieu de rejoindre les ombres, au moins bienheureuses par l'oubli, il demeure errant, sans statut, hors de toute société.
A Athènes, des généraux victorieux ont subi ce sort, la plus lourde peine imaginable, précisément pour ne pas avoir assuré une sépulture à des soldats morts au combat. [C'est aussi le ressort du mythe d'Antigone, qui explique le caractère impérieux d'assurer une sépulture au frère - qui à mourir soi-même, peine bien moins grave que l'anéantissement.]
En cela, la représentation de Deshays est parfaitement conçue : un personnage gigantesque, en qui l'on pressent l'être d'exception, gît, abîmé, hideux, hors de toute société, prêt à se trouver englouti dans le néant, à errer sans fin sur les rives de l'Achéron [5], en contraste absolu avec une vie de dévouement à sa patrie et une ardeur exemplaire. Hector comme le réprouvé détaché du gibet, tout à fait. Diderot le pressent dans son dégoût, mais en manque le sens.

Qu'on imagine le résultat avec Hector splendide à la chair rose, reposant sur un bûcher mortuaire paré - non seulement l'épisode serait difficilement identifiable, mais de surcroît tout le pathétique serait perdu.

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2. Pourquoi ce tableau ?

Pourquoi avoir retenu ce tableau ? Le contraste nous en a frappé, et pourtant, malgré l'opposition radicale entre les différentes manières, une grâce singulière s'en dégage.

En effet, comme le perçoit Diderot (qui se révèle plutôt adepte d'un style néoclassique, avec donc un goût aussi sûr qu'en musique... [6]), une certaine rugosité dans la figure d'Hector attire l'oeil, mais - ce qu'il ne semble pas sentir - en contraste et en échange avec un environnement d'un rococo bien plus débridé. Cette Vénus avenante et très ingénument terrestre tient à vrai dire plutôt d'une scène intimiste de Boucher que d'un grand sujet épique.

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3. Composition et caractères

Ce qui me séduit ici est avant tout le contraste très violent entre les deux univers, supérieur et inférieur (la divinité et les morts), réalisés dans deux esthétiques fortement divergentes - d'une part les muscules distendus du cadavre et sa chair déjà grisâtre, d'autre part les roses moelleux d'une déesse peut-être magnanime, mais fort peu en majesté. Dans cette composition en sautoir [7], l'oeil va sans cesse du cadavre à sa protectrice, sans cesse attiré, une fois dans un univers, par l'autre, sans pouvoir se décider sur le sujet principal, toujours bousculé par la coprésence de deux univers visuels incompatibles, et errant de l'acteur à l'objet. De même que dans le titre, il n'est pas possible de déterminer le personnage principal de la situation, et la composition même ne saurait nous aider : les armes, les nuées, les drapés bleutés opèrent un mouvement du bas gauche au haut droit, mais les regards des deux divinités invitent au chemin inverse.

La gêne de ces tons et de ces postures incohérentes conduit à toujours vérifier instinctivement, à l'autre bout du tableau, la nature de l'intrusion. Ainsi le regard se retrouve captif de cet échange entre l'objet regardé et la nature exceptionnelle de qui le regarde.

Les rochers du fleuve de Troade sont plus discrets, et seule l'épaisseur et l'alignement des cylindres nuageux, ainsi que la présence oblique du putto, en indiquent la présence.

De surcroît, les figures sont superbes. La gestuelle encore grandiose, le cheveu arrogant, les éléments démesurés du visage, le foisonnement des armes sur lesquelles il repose dressent le portrait d'un être d'une générosité d'exception, renforçant le pathétique de son anéantissement. En contraste, la Vénus, les cheveux assez sobrement attaché, la pose très peu formelle, se présente comme extrêmement accessible, jetant des regards attendris et apaisés, et préparant depuis son balcon de nuées des gestes non pas sublimes et exemplaires, mais courts et affectueux. Rien ici de la séduction terrible qui peut faire tomber les empires (et dont les conséquences sont en train de ruiner Troie) ; bien au contraire, le personnage prête, dans son attitude extrêmement proche, volontiers à sourire, tout occupé à répandre les herbes bienfaisantes sur le corps en putréfaction, et écrasant sans y prêter garde l'inévitable petit putto coincé sous son bras, qui se défend maladroitement.
A cet égard, on pourrait s'interroger sur le caractère volontaire de ces colombes un peu inutiles, où le rococo semble contempler ses propres accessoires, non sans malice.

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4. Donc ?

Malgré la simplicité apparente de la disposition des trois personnages (et le relatif manque d'intérêt de la figure infernale), malgré le déséquilibre vers la gauche de la composition (mais avec un creux au niveau du Scamandre), la disposition des regards et des gestes, jointe à cette cohabitation esthétique incongrue et à la persuasion des caractères, ne lasse pas - et le spectateur se promène sans cesse d'un pôle à l'autre, enjambant du regard le centre vide du tableau.

Lire la suite.

Notes

[1] Et non, comme le dit le livret du Salon de 1759 (tel que nous le trouvons cité par Stéphane Lojkine), le chant XXII.

[2] Dans la belle traduction archaïsante de Leconte de Lisle.

[3] 'Jeune' dans ce domaine, bien entendu.

[4] Lisez donc un peu les sites persos de spectateurs parisiens pour vous en rendre compte, tous n'ont pas le tact de Simon Corley ou l'enthousiasme de Laurent, loin s'en faut... Jusqu'à médire le plus vertement du monde d'interprétations excellentes, mais pas aussi bonnes que le disque ou pas assez proches de l'image mentale qu'on s'est faite de l'exécution idéale.

[5] Le fleuve-frontière des Enfers où sévissent le nocher Charon et son tribut en obole, qui ne peut être passé qu'une fois célébré mort par les siens selon les rites.

[6] Diderot, comme de nombreux littérateurs (dont le compositeur grétryste Rousseau), appartenait au camp des traîtres, au Coin de la Reine. Les Italianisants vomissant leur haine d'ignorants contre la Tragédie Lyrique, les misérables !

[7] C'est-à-dire comme répartie autour de frontières en X.

Suite de la notule.

samedi 22 mars 2008

Gioconda fa ritorno

Après avoir fait parler d'elle, ou plutôt après avoir parlé sous la torture, Mona Lisa revient sous une autre forme. Et ce n'est pas de l'opéra - on est sérieux, ici.

Suite de la notule.

vendredi 31 août 2007

André LHOTE - I - présentation rapide et oeuvres figurativo-cubistes

CSS s'est rendu mercredi à l'exposition André Lhote au musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Evidemment, il s'agissait par cet événement[1] de promouvoir l'oeuvre d'un enfant du pays, surtout connu pour avoir fréquenté la fine fleur des arts, visuels ou littéraires, du temps ; mais, par bonheur, Lhote vaut mieux que cela. Non pas qu'il ait inventé quoi que ce soit en cette époque (1885-1962) d'innovations radicales ; au contraire, Lhote construit son oeuvre comme un creuset kaléidoscopique, qui réunit ou juxtapose, d'un tableau à l'autre, de nombreux courants, avec une fraîcheur et une maîtrise vraiment délectables.

Comme la construction d'une note complète serait sans doute longue et malcommode, avec l'accumulation de vignettes et de commentaires, on se propose d'égrener plutôt notre visite à coup de notulettes.

On peut répartir la production de Lhote, de 1910 à 1960, en plusieurs courants, schématiquement. Par exemple :

Notes

[1] L'exposition, pas notre venue.

Suite de la notule.

dimanche 1 mai 2005

Explicitation : Le pauvre Joseph

Je disais de la représentation traditionnelle de Joseph :

''Un bon second rôle, pour les utilités.
S'il avait été artiste lyrique, il aurait tenu sur les plus grandes scènes internationales le Conte de Lerme (dans la version de Milan).''

Pour ceux qui ne connaîtraient pas bien Don Carlos, je précise que l'opéra dure plus de quatre heures (sans les entractes) dans sa version la plus complète (V actes, ballet, aucune coupure), et qu'il atteint à peine les trois heures dans sa version dite de Milan, retaillée pour les moeurs italiennes tout comme l'original avait été conçu pour les moeurs françaises. Cependant, le Conte de Lerme existe toujours dans cette version de Milan.

Je vous propose d'entendre l'intégralité de son rôle (au format .ogg ou au format .wav) pour comprendre précisément ce que je voulais dire.

David - fiatlux

Le pauvre Joseph

Ce tableau est avec Noli me tangere celui qui m'a le plus marqué, de toute la production du Correggio.

Suite de la notule.

vendredi 29 avril 2005

Noli me tangere - Correggio

Quelques impressions sur ceci :

Il serait mentir que prétendre que ce qui séduit ici d'emblée n'est pas lié à ces teintes sublimes, à ces verts troublants. La reproduction fournie ne permet pas d'en juger, hélas - je laisse (lâchement) à votre charge de le vérifier sur un meilleur support.

Noli me tangere ("Ne me touche pas") du Corrège est conservé au Prado. Il représente, on s'en aperçoit aisément, l'apparition du Christ à une femme, que l'on peut vraisemblablement identifier à Marie de Magdala.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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