EMI est mort
Par DavidLeMarrec, dimanche 10 février 2013 à :: Discourir - Disques et représentations - Vaste monde et gentils - Pédagogique - Portraits :: #2194 :: rss
Ceci n'est pas une simulation. Ceci est réellement arrivé.
L'occasion de remettre en perspective ce qui reste du marché du disque classique.
1. Le point de départ
Ce qu'on appelle les majors du disque, dans le domaine du classique, sont en réalité des labels adossés à un fonds de catalogue de musique "populaire", qui atteignent ainsi une force de frappe financière que n'ont pas les gros labels de musique classique qu'on appelle tout de même, comparativement, "indépendants", comme Naïve ou Harmonia Mundi.
Il y a encore une quinzaine d'années, on comptait comme majors Universal, EMI, Sony, BMG (maison-mère de RCA), Warner (très peu de classique en dehors de rééditions de Fonit Cetra). Universal regroupait déjà d'énormes maisons comme Decca, Deutsche Grammophon et Philips (l'entreprise s'était retirée depuis longtemps de la production de disques et avait cédé à Universal le droit d'utiliser son nom pour une dizaine d'années).
2. Un peu d'histoire
Les pièces du jeu se sont mises en place très en amont - ainsi, par exemple, Telefunken et Decca, qui donnent leur nom à Teldec, se retirent du projet et le vendent à Warner. Erato aussi appartient à Warner depuis 1992. Lors de la grande fusion des années 1997 à 2001, Warner ferme définitivement Teldec et Erato (qui avait été placée comme une dépendance de Teldec, bien que les deux labels n'aient rien en commun). Premier acte d'une grande descente aux enfers du classique chez les majors : Warner, aujourd'hui, à l'exception de quelques très rares récitals de prestige, se content de publier (de façon tout à fait anarchique) ses enregistrements Teldec et Erato sous la marque à très bas coût Apex. Rien ne nouveau n'apparaît au répertoire. A l'époque de la fermeture, des gens comme Christie, Harnoncourt, Sinopoli ou Grimaud se virent jetés sans ménagement, et tous les projets instantanément annulés, en l'espace de quelques semaines. On ne parle même pas de ceux dont la notoriété n'était pas suffisante pour retrouver aisément un contrat ailleurs. La fermeture d'Erato a causé un petit "blanc" dans la parution de nouveautés baroques françaises, par exemple.
En 2004, en même temps que Sony et BMG fusionnent à parts égales, l'un et l'autre ne produisent quasiment plus de classique, et de moins en moins au fil des années, à l'exception de quelques récitals de jeunes gens médiatisables ou de stars déjà établies. Si RCA reste encore assez disponible (jusqu'à épuisement des stocks ?), Sony devient de plus en plus mal distribué. Peu après, EMI annonce que le Tristan de Pappano sera sa dernière intégrale d'opéra - ce sera démenti par les faits, mais la production de nouveaux enregistrements se ralentit nettement et l'essentiel des efforts portent sur des rééditions, de plus en plus économiques - et qui rendent les nouveautés de moins en moins attractives, surtout qu'EMI n'a pas le sens de la communication grand public de Decca, ni le prestige intrinsèque de Deutsche Grammphon.
Il ne restait donc plus que quatre groupes : Universal, EMI, Sony et Warner. On a souvent parlé d'une fusion Sony-Warner (et leur incurie en matière de classique est en effet comparable), mais entre difficulté vis-à-vis des lois contre le monopole et diverses réticences, le projet n'a pas encore abouti à ce jour.
3. La fin d'EMI
Tout récemment en revanche, l'inconcevable est arrivé : Universal achète EMI - l'un des trois labels les plus célèbres (avec Decca et Deutsche Grammophon) est donc absorbé par Universal, vers un seul pôle de la production du classique. La Chute, ici aussi, vient de loin : déjà en difficulté financière (baisse des ventes notamment), EMI avait été racheté par le fonds d'investissement Terra Firma. Mauvais choix, si bien que le fonds a intenté un procès à son banquier Citibank pour mauvais conseil, et tenté de faire annuler la vente. Sans succès, et EMI est cédé en urgence à l'issue de la décision de justice.
Universal réunit une somme astronome et se porte acquéreur, mettant fin à toute une représentation (largement fantasmatique) de l'univers phonographique chez les mélomanes classiques : EMI le label de fond, Decca et DG les labels de prestige...
Néanmoins les autorités de la concurrence en Europe voient le problème, et refusent l'achat complet ; Universal revent donc la part la moins intéressante des sociétés acquises.
On vient de découvrir, début février (ce n'est annoncé dans aucune dépêche que j'ai pu trouver, mais Norman Lebrecht a décroché son téléphone, et c'est une source sérieuse), qu'EMI Classics et Virgin Classics font partie de la charrette - Universal se garde plutôt EMI et Virgin, donc les Beatles et les Sex Pistols.
Autrement dit : EMI Classics est mort. Le phénomène avait déjà commencé avec les énormes coffrets destinés à faire entrer au plus vite de l'argent en bradant son catalogue bâti à grands coups d'Histoire, mais il n'est même pas sûr que Warner s'embarrasse à organiser ce genre de parution. En tout cas, EMI, maintenant, ne produira vraiment plus rien - Pappano, Rattle, Bostridge et quelques autres vont devoir changer de maison. Virgin Classics aussi produisait moins ces dernières années, et davantage du récital avec des noms célèbres que des parutions réellement cohérentes, mais c'est un label important de plus qui disparaît.
Ces étiquettes semblent si peu intéresser Warner que leur acquisition n'est mentionnée dans aucun de leurs communiqués !
4. Le futur
Dans un premier temps, elles me sont tout à fait égales : aussi bien pour les oeuvres que pour les interprétations, je trouve davantage satisfaction chez des labels plus confidentiels, qui n'ont pas le même modèle économique. Mais avec EMI disparaîtront peut-être des étalages des enregistrements majeurs de l'histoire du disque, et aussi un pan du répertoire anglais que peu d'autres ont enregistré (parmi les maisons encore en vie).
Et les oeuvres chères qui n'étaient enregistrées presque que par les majors sont aujourd'hui faciles à capter, avec la généralisation des prises sur le vif, des labels attachés aux orchestres et des partenariats des maisons d'Opéra avec les producteurs de DVDs.
Mais dans un second temps, cela ne prélude-t-il pas à l'effondrement tout entier du marché ? Nous vivons un âge d'or : il n'y a jamais eu autant de labels, grands et petits, autant de répertoire disponible, autant de choix dans les interprétations (comment une simple maillon de la musique de chambre de Herzogenberg chez CPO peut-il être rentable ? comment une 75297e symphonie de Mahler par un petit orchestre et un chef obscur peut-elle se vendre correctement ?), et aussi longtemps disponibles à la vente. Par ailleurs, la duplication aisée de ces disques permet aisément de les entendre sans les acheter - et même légalement, en copiant des disques de médiathèque ou en allant sur des sites ayant passé des accords comme MusicMe, Deezer et dans une certaine mesure YouTube.
Pour le classique, le concept des livres-disques, avec des notices très complètes de gens sérieux, écrites pour l'occasion, serait une solution - mais qui ne s'adresserait finalement qu'aux plus fanatiques des mélomanes, et pas aux auditeurs occasionnels qui constituent toujours, quel que soit le répertoire, la majorité des acheteurs.
Je n'ai pas de solution.
5. Ce qui reste
En attendant, tant qu'on me conserve Naxos (qui pourrait être considéré comme une major, au demeurant), CPO, Timpani et quelques autres labels qui produisent du répertoire, je ne m'alarme pas. Si Naxos était le seul label, on aurait quasiment tout, à l'exception de quelques niches (qui me sont chères, il est vrai). Et dans beaucoup de cas, vu l'évolution de la politique artistique de la maison depuis ses débuts, des versions parmi les meilleures.
Mais cela, dans quelles conditions de distribution, puisque le disque classique déserte les disquaires généralistes ? Considérant que, sur Internet, il faut entrer un mot-clef, c'est-à-dire concevoir ce que l'on veut trouver, et non découvrir par hasard en fouinant négligemment, cela contriburait grandement à l'éloignement du disque classique - accessible seulement à ceux qui s'y intéressent déjà.
Peu réjouissant.
En attendant, EMI est mort. Adieu EMI.
Commentaires
1. Le lundi 11 février 2013 à , par Ouf1er
2. Le lundi 11 février 2013 à , par Cololi :: site
3. Le mardi 12 février 2013 à , par Olivier
4. Le mardi 12 février 2013 à , par Olivier
5. Le mercredi 13 février 2013 à , par David Le Marrec
6. Le mercredi 13 février 2013 à , par Olivier
7. Le mercredi 13 février 2013 à , par David Le Marrec
8. Le jeudi 14 février 2013 à , par Jérémie
9. Le vendredi 15 février 2013 à , par David Le Marrec
10. Le lundi 18 février 2013 à , par Papageno :: site
11. Le lundi 18 février 2013 à , par David Le Marrec
12. Le mardi 19 février 2013 à , par Palimpseste
13. Le mardi 19 février 2013 à , par David Le Marrec
14. Le jeudi 21 février 2013 à , par Jérémie
15. Le vendredi 22 février 2013 à , par David Le Marrec
16. Le jeudi 5 juin 2014 à , par 5915961t
17. Le vendredi 6 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
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23. Le vendredi 18 octobre 2019 à , par DavidLeMarrec
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