(nouveauté) (perplexité) Shawn Carter, Allen George, Beyoncé
Knowles, Fred McFarlane, Terius Nash, Adam Pigott, Freddie Ross,
Christopher Stewart, Ryan Tedder… – « Renaissance » – Beyoncé,
LREM Orchestra (Parkwood Entertainment Columbia 2022)
1. Queen Bey
J’ai toujours admiré la technicienne en Beyoncé, suraigu insolent,
clarté d’élocution, médium très bien tenu, énergie agogique, et bien
sûr – cela m’intéresse moins mais demeure indispensable pour atteindre
ce genre de célébrité – des qualités de danseuse impeccable et un
charisme de scène incontestable. En matière de technique de chant, il y
a beaucoup à observer dans ce phénomène hors normes, par opposition à
beaucoup d’ambitus limités ou de voix se reposant sur les bienfaits de
la postproduction. Pour autant, j’écoute peu souvent ses productions,
dans la mesure où je suis assez peu touché par les boîtes à rythme et
les propositions largement rythmiques, où texte, contrepoint ou effets
harmoniques sont peu centraux.
J’étais donc curieux de mesurer mon ressenti à l’écoute de ce nouvel
opus. Résultat mitigé.
La voix reste très intéressante, capable de se couler dans des
identités très différentes, avec une virtuosité intacte, depuis le
suraigu flûté jusqu’aux médiums soufflés, timbre tantôt limpide, tantôt
sombre et autoritaire… J’aime moins la retouche numérique permanente ;
Beyoncé n’a pas besoin d’AutoTune (le logiciel qui permet aux vedettes
sans talent de chanter juste), mais à entendre l'artificialité du
résultat, il doit y avoir cinq logiciels du genre qui tournent
simultanément pour retraiter la voix ! (Difficile de comprendre
les critiques qui louent abondamment la puissance de sa voix – je ne vois
pas trop comment s’en rendre compte dans ce contexte.)
La variété des influences et des productions intéresse également,
saluée par la critique (davantage de House ici, mais on garde toujours
la trame RnB et Soul non loin), clairement l’album échappe au syndrome
récurrent de ces parutions qui intéressent à la première piste et
finissent par écœurer à mi-disque, à force d’entendre exactement la
même jolie chose de piste en piste. (Vu le nombre de collaborateurs à
la composition, et qui changent de piste en piste – je n’ai pas cité
tout le monde ! –, c’est bien le moins, vous me direz.)
2. Imaginaire verbal
Ma réserve se fonde plutôt sur la partie textuelle. Je connais mal, je
le disais, le détail des œuvres de Beyoncé, mais en vérifiant dans ses
textes passés, si en effet la connotation sexuelle était bien sûr
présente (il s’agit en grande partie de musique calibrée pour les dance floors, autrement dit les
zones de chasse du petit vérin), elle n’était pas exploitée de la même
façon. Dans Lemonade (2016),
si l'on extrapole les allusions, on suggère des choses sur le tempo
d’actes sexuels, mais toujours relié à une histoire émotionnelle, à un
état de couple. Ça ne me pose pas de problème en soi – c’est une partie
de la vie de l’humanité, et il n’est pas illégitime que l’art s’en
empare (ce qu’il a toujours fait au demeurant, fût-ce de façon plus
allusive, ne serait-ce que l’obsession répandue pour la virginité).
Or, ici, l’accumulation du même stéréotype me met mal à l’aise.
Quasiment chaque chanson (même celles non indiquées comme « explicites
») évoque un acte sexuel dans un contexte identique : Monsieur est
invité à y aller plus fort, il est remercié de faire l’aumône de jeter
un regard avant de rentrer chez lui, Madame mentionne l’argent que ça
vaut, et se vante de ses sacs Dior.
Et cela crée une gêne chez moi. Pas parce que ce ne sont pas des
personnages positifs – on ne peut pas dire que la littérature mondiale
manque de contre-modèles, parfois érigés en modèles –, mais parce qu’il
s’agit d’un modèle unique qui est présenté ici sans recul. Et qui a des
implications – en tout cas du fait de la popularité de la chanteuse, et
de la réception critique sans aucune réserve.
Autant on pouvait rencontrer des éléments d’affirmation féminine ou
afro-descendante dans les albums précédents (mêlés, bien sûr, au même
type de production visant les discothèques), autant ici, cela se limite
à quelques « nigga » qui
attestent l’appartenance ethnico-sociale de la chanteuse à partir d’un
argot que seuls les noirs peuvent utiliser sans honte ; sans plus ample
ambition.
Tout l’imaginaire de l’album semble fusionner deux figures : la femme
vue par la pornographie (qui désire, quoi qu’elle en die, se faire
défoncer le plus fort possible) et la figure de la michetonneuse, pour qui l’argent
est la principale valeur sûre de l’érotisme. L’emblème de la chanson
mondiale crée ainsi, dans cet album, un portrait cohérent de femme
archétypale et désirable (elle explique très bien dans ses entretiens,
par ailleurs, comment son alter ego scénique,
Sasha Fierce, représente une sorte d’absolu, notamment en matière de
séduction) : cet idéal décrivant peu ou prou une pornstar rémunérée
aussi dans le privé.
extrait de Church Girl
[Chorus]
I'll drop it like a thottie, drop it like a thottie
I said now pop it like a thottie, pop it like a thottie (You bad)
Me say now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Church girls actin' loose, bad girls actin' snotty (You bad)
Let it go, girl (Let it go), let it out, girl (Let it out)
Twirl that ass like you came up out the South, girl (Ooh, ooh)
I said now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Bad girl actin' naughty, church girl, don't hurt nobody
[Post-Chorus]
You could be my daddy if you want to
You, you could be my daddy if you want to
You could get it tatted if you want to
You, you could get it tatted if you want to (She ain't tryna hurt
nobody)
Put your lighters in the sky, get this motherfucker litty
She gon' shake that ass and them pretty tig ol' bitties (Huh)
So get your racks up (Word), get your math up (Huh)
I'ma back it up (Uh), back it, back it up (Back it, back it up)
I'ma buss it, buss it, buss it, buss it, actin' up (Actin' up)
I see them grey sweats (Grey sweats), I see a blank check
extrait de Summer Renaissance
(Ooh)
Boy, you never have a chance
If you make my body talk, I'ma leave you in a trance
Got you walking with a limp, bet this body make you dance
Dance, dance, dance
[Chorus]
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good
[Bridge]
Applause, a round of applause
Applause, a round of applause
Say I want, want, want, what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want, want, want what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want your touch, I want your feeling
(I want your touch, I want your feeling)
I want your love, I want your spirit
(I want your love, I want your spirit)
The more I want, the more I need it
(The more I want, the more I need it)
Need it
(Need it)
Versace, Bottega, Prada, Balenciaga
Vuitton, Dior, Givenchy, collect your points, Beyoncé
So elegant and raunchy, this haute couture I'm flaunting
This Telfar bag imported, Birkins, them shits in storage
I'm in my bag
[Outro]
Ah-ooh
Ah-ooh
Ah-ooh
extrait de Thique
[Bridge]
Boy, you crazy, body mean, back it up like limousine
You gotta make a fold out to fit a magazine, right
Girl, look at your body, right
Boy, take this in slow, don't let go
Tell me how bad you been wanting it
And hurry up, quick, 'fore the moment ends
I like what I hear, might be sleeping in
Screaming, "Beyoncé," chocolate ounces
Sit on that, bounce it, bounce it
[Chorus]
Ass getting thicker
Cash getting thicker
Cash getting larger
He thought he was loving me good, I told him "Go harder" (Baby, that's
that thick)
Thought she was killing that shit, I told her "Go harder" (That's that
thick)
Look at this alkaline wrist 'cause I got that water (Baby, that's that
thick)
Ass getting thicker (That's that thick)
Cash getting
Look at this shit
3. Implications
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas une réserve
morale de ma part (il faudrait être bien sot pour juger de la moralité
de personnages de fiction, et bien haut dans la hiérarchie épiscopale
pour décider des pratiques intimes licites), mais plutôt une inquiétude
sur les conséquences concrètes de cette fiction. J’ai pu constater de
première main et de façon récurrente, auprès d’adolescents (des cités
où le contrôle parental est plus lâche, mais aussi des beaux
quartiers), la puissance des représentations pornographiques et du
mythe de la michto. Je ne dis
pas du tout qu’il soit de la responsabilité de la chanteuse de vérifier
quelles sont les implications sociales de sa musique, évidemment ; en
revanche je perçois de possibles conséquences.
Comme la pornographie est désormais accessible partout – pire, si vos
parents n’ont pas Netflix ou que vous aimez du manga underground et que
vous allez chercher sur des sites de flux illégaux, vous en verrez sans
en avoir demandé –, la question n’est plus de se demander si vos
enfants ont vu de la pornographie, mais simplement s’ils en voient
plutôt à dix ans ou auparavant. Les médias ont beaucoup évoqué les
groupes d’entraide entre collégiens sur Snapchat à propos du
prolongement du harcèlement scolaire, mais ces endroits hors du
contrôle des adultes sont aussi les endroits où, pour s’amuser, pour
montrer qu’on est au courant, pour s’indigner, on poste des images
assez crues, pas toujours soigneusement sélectionnées – en effet la
pornographie gratuite contient beaucoup d’images volées et de vidéos
mettant en scène des personnes non consentantes, voire des mineurs ;
c’est même le modèle économique des plates-formes comme PornHub.
Or, beaucoup de parents refusent, par principe, par gêne ou par déni de
réalité, d’aborder ces sujets, si bien que la pornographie est devenue
une contre-culture dès des âges assez tendres (la proportion de jeunes
de 10 ans qui en ont vu est écrasante). Plus effrayant encore,
l’existence de ce modèle sous-jacent chez les jeunes incite les jeunes
qui n’en ont pas vu (jeunes filles surtout) à modeler leurs
comportements sur cette norme (vanter sa grosse bouche, faire des moues
évocatrices…).
De même, le mythe de la michetonneuse, popularisée par les thématiques
du rap – les femmes sont d’abord attirées par l’argent, elles ne vous
voient pas à votre juste valeur si vous n’êtes pas riche –, semble très
ancrée dans les croyances des adolescents.
Et c’est pourquoi je suis gêné : si même la musique considérée comme mainstream fait circuler sans
recul ces représentations, y a-t-il une possibilité pour la jeunesse de
savoir qu’il est possible de connaître des relations sentimentales qui
ne soient pas une lute de pouvoir implicite, de vivre des relations
sexuelles non violentes, de percevoir des représentations de la femme
non vénales ? Beyoncé se met quelquefois en scène dans ces
chansons et exprime qu’elle est en quelque sorte le Graal, le meilleur
coup possible… et le fait tout en demandant qu’on y aille fort, en se
félicitant de l’argent que cela vaut, en s’interrompant soudain pour
citer des marques de luxe. Je suis déçu qu’il n’y ait pas vraiment
d’autres messages, de points de vue variant de chanson en chanson.
Autant, musicalement, malgré l’aspect léché et calibré de la
production, la variété des ambiances sonores est immédiatement
sensible, autant l’imaginaire textuel paraît vraiment pauvre, voire
problématique – il s’agit clairement de chansons conçues pour danser en
boîte (voire pour s’agiter après la boîte), dont le propos m’a paru
singulièrement limité, et potentiellement néfaste.
La pochette, sur laquelle j’ai moins d’avis, rejoint assez cet esprit :
on glorifie un corps stéréotypé globalement impossible (taille de guêpe
à l’âge où l’on a eu des enfants, mais pourvue d'attributs sexuels
secondaires disproportionnés), et il s’agit manifestement de l’argument
de vente principal – c’est un bon coup car elle a le bon corps, et ça
prouve à quel point c’est une glorieuse chanteuse.
4. Échos musicaux
Tout cela rejoint aussi quelques réserves plus purement musicales : le
lien de la musique avec le texte est souvent ténu : pour un
couplet donné on entendra texte sur une ambiance globale, pas de mots
soulignés, on sent que tout cela a été écrit à quinze, chacun dans son
couloir. La pauvreté des refrains (plus ou moins des répétitions de
formules de gémissements) rend difficile de trouver le grand frisson où
un mot coïncide avec un effet sonore, nous touche par rapport à notre
expérience ou notre perception du monde.
J'y retrouve par ailleurs une mode qui m’agace, le chant gémissant (pas
du tout limité à la chanson suggestive, c’est vraiment une mode
esthétique très répandue), où j’ai toujours l’impression que les
chanteuses cherchent à me vendre de la viande plus ou
moins fraîche au lieu de me convaincre par leur timbre
ou leur expression reliée au texte. Ici, certes, gémissements
pleinement en contexte.
5. Généalogie du mauvais
modèle
Ce type de question sur les messages dangereux portés par la musique ne
sont pas neufs évidemment.
Philippe Quinault a été
disgracié et exilé parce qu’il était possible de lire un double sens
critique sur la possessivité de la Montespan dans le livret d’Isis de LULLY – on ne voit pas
comment cela aurait pu être le projet d’un poète de cour qui écrivait
des Prologues à la gloire explicite du souverain, mais la rumeur fut
telle qu’il fallut bien une réaction.
On n’a pas toujours pris au sérieux l’opéra – témoin l’incroyable absence de scandale devant Robert le Diable de Meyerbeer (livret de Scribe), où le héros est fils d’un
démon, et vole une relique sainte tout en culbutant une abbesse dannée
sur un autel consacré… (Et Meyerbeer & Scribe les empile, faisant
jouer le mauvais rôle aux catholiques dans Les Huguenots, critiquant
l'aristocratie dans Le Prophète
et l'Église dans L'Africaine…)
L'explication la plus probable demeure que personne ne se faisait
d'illusions sur la portée d'un opéra, par essence une fiction pas très
sérieuse.
On peut tout de même dénombrer quelques scandales : ainsi chez Verdi, accueil d’abord gêné de Stiffelio et de La Traviata, qui mettaient en scène
les désordres privés (et pour tout dire sexuels) de personnages de la
vie contemporaine (un pasteur et pire, une courtisane), avant le
triomphe de la seconde lors des reprises – en Angleterre, l’Église
anglicane avait recommandé aux fidèles de ne pas y assister, tandis que
la reine Victoria n’alla jamais au théâtre les soirs où la pièce était
donnée.
On se souvient aussi de Carmen
de Bizet, dont l’indécence du
sujet et des manières (la séduction purement animale, le désir dans les
basses classes et non plus l’habillage convenable des passions
aristocratiques) avait provoqué le rejet lors de la première.
Ou encore Thaïs de Massenet, d’après un roman d'Anatole
France tournant en dérision la foi, où il fallut non seulement
supprimer le ton critique, retirer certaines représentations païennes
(trop laudatives) ou diaboliques, et même changer le nom du
prédicateur, tant on craignait les épigrammes lancés du poulailler, où Paphnuce (devenu Athanaël) aurait
rimé avec prépuce.
Je vois aussi d’autres opéras qui ont moins été mis en accusation et
qui entrent plutôt dans la catégorie où je place cet album de Beyoncé. Don Giovanni est un cas intéressant
: le livret de Da Ponte dresse
le portrait d’un violeur vantard, d’un aristocrate lâche qui obtient
les faveurs des femmes par la force ou la ruse, sous la protection de
l’anonymat. Même sous la plume d’un homme peu tourné vers la morale
traditionnelle, le portrait n’est pas flatteur, et reste très proche de
ceux dressés par Molière puis Bertati (qui place la mort du
Commandeur en début d’ouvrage), appelant clairement la désapprobation.
Or, la musique de Mozart en
change totalement la perception : dès que Don Juan s’exprime, la
musique se pare de lumière (« Più fertile talento del mio non di dà »,
dans le trio d’éloignement d’Elvire, ou bien sûr « Vivan les femmine,
viva il buon vino »), si bien que le personnage attire toute la
lumière, devient admirable, presque exemplaire. Sans la musique de
Mozart, il n’est pas certain que cet abuseur sans aucune authenticité
eût jamais attiré l’intérêt des Romantiques, qui en font un étendard de
l’absolu (aimer toutes les femmes, suivre ses passions et sa quête
plutôt que Dieu, ce devient une forme d’allégorie du mouvement).
On pourrait aujourd’hui le voir avec le regard désapprobateur de
l’héroïsation de comportement destructeurs pour les individus et la
société – Don Juan ravage tout le contrat social d’Ancien Régime, qui
fait reposer (Molière l’explicite dans son Dom Juan) tout le système sur
l’exemplarité de ceux qui en sont à la tête, et qui n’ayant plus grande
justification militaire dans un pays unifié, doivent justifier leurs
privilèges par le modèle qu’ils donnent à voir.
De surcroît, même hors de ce contexte, il piétine le droit naturel de
tous ceux qu’il croise, valet contraint aux délits, femmes violées ou
abandonnées, maris déshonorés, rivaux ou gêneurs occis. On pourrait se
faire une cause féministe que de faire une lecture critique de la pièce
avant toute représentation de Don
Giovanni : sa matrice, qui était plutôt une représentation
critique de ce qui arrive aux mauvaises élites (« dormez sur vos
oreilles, bonnes gens, Dieu va réparer tout ça et plus vite que vous ne
croyez »), a été totalement renversée et semble célébrer
l’objectification des femmes. Mais l’opéra semble tellement adoré de
tous (non sans raison, musicalement comme dramaturgiquement !) qu’il a
échappé jusqu’ici à ce type de critiques.
Moins emblématique, et moins lié à la musique, je ressens davantage
cette gêne avec Jenůfa de
Janáček. L’intrigue est simple : Jenůfa est en couple avec un jeune
muguet un peu superficiel, son cousin Števa – il passe son temps à
boire, si bien qu’elle ne peut même pas lui révéler qu’elle est
enceinte de lui. Le demi-frère de Števa, Laca, est jaloux et, affirmant
que Števa n’aimerait jamais Jenůfa si ce n’était pour ces joues roses,
lui lacère le visage avec le couteau qu’il vient de faire aiguiser.
Quelques actes (et un nourrisson congelé) plus tard, tout est bien qui
finit bien : Števa a bien sûr quitté Jenůfa de dégoût, et Laca veut
bien de Jenůfa, qui a ainsi tout le loisir d’épouser son bourreau – le
livret et la musique présentent cela comme le triomphe de l’amour vrai.
Typiquement le genre d’intrigue où l’on est mal à l’aise sur la vision
du monde que les créateurs veulent nous amener à partager.
6. Apostilles
En vieillissant, bien que biberonné au « séparer le propos de la beauté
de l'œuvre », j'avoue apporter davantage d'attention aux comportements
antisociaux que valorisent certaines représentations. J'écoute quand
même du Wagner, bien sûr, mais je ne nommerais certes pas une rue à sa
gloire, à cause du mauvais exemple qu'il était en tant qu'humain – la
société de ses contemporains se serait vraisemblablement mieux portée
sans lui.
Et j'avoue être ainsi plus sensible les implications sur les
représentations et les comportements sociaux, surtout d'œuvres
destinées à toucher le plus grand nombre, et sans appareil critique
afférent – il suffit de voir que les questions que j'ai soulevées (insérer
métaphore à la mode) n'ont même pas été évoquées dans la
plupart des critiques de l'album Renaissance.
Surtout, autant l'opéra est destiné à une sorte d'élite culturelle
(pour faire simple, des vieux qui aiment lire), qui peut mettre tout
cela à distance – et si ce n'est pas le cas, les metteurs en scène s'en
chargent –, autant un album de RnB implique une identification plus
immédiate au contenu, par un public plus jeune… selon son degré de cool (ne dites plus swag, c'est très 2015), il peut
imprégner un sentiment d'appartenance commune, une partie des
représentations des mondes.
C'est pourquoi je m'alarmais plus tôt, davantage que pour les livrets à
base d'héroïnes perdues au milieu de mâles infâmes.
Et comme ce bavardage excède en longueur ce que je souhaite mettre dans
ma liste d'écoutes, je le glisse ici, sans prétendre
avoir fourni tout le contexte et toute la profondeur de champ que le
sujet mériterait. (J'en ai conscience.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Je voulais écrire un mot sur les géniales trouvailles motiviques de Falstaff (les bassons qui répètent
« dalle due alle tre » dans l'esprit de Ford rendu fou par la
jalousie), ou les parodies insensées (son propre chœur de louange à
Dieu dans Nabucco !), mais
en réalité j'ai déjà écrit la notule il y a près de cinq ans…
Je me contente donc, au lieu de refaire la même chose en moins bien,
d'y renvoyer.
Et je réalise en ce moment même une petite écoute comparée de
l'ensemble de l'œuvre, plusieurs versions que je réécoute ou que je
n'avais pas encore essayées, dont une nouveauté toute fraîchement
sortie hier. Dans la fameuse liste commentée et publique des écoutes.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
[[]]
(Extrait de Taras Bulba,
seul de ses opéras disponible au disque – Melodiya.)
Rapport
d’interruption
(Début de la série, avec ses préalables
linguistiques, historiques, politiques et bien sûr musicaux – lisible
sur cette page.)
Alors
que l’usage était de publier une ou deux notules par semaine, me voilà
rendu à une notule par mois. Ce n’est pas un choix de ligne éditoriale,
mais cela pourrait se reproduire : entre des engagements extérieurs
(écriture des programmes pour mon festival chouchou) et surtout la
masse de recherche nécessaire pour débroussailler un sujet comme celui
d’aujourd’hui, il serait très difficile de livrer ce genre de format en
une semaine, sauf à répudier ma femme, négliger mes amants, attacher
les enfants à un arbre et déshériter le chien.
Les
notules intermédiaires habituelles auraient aussi pris trop de temps,
surtout que j’ai scrupuleusement poursuivi l’alimentation de l’agenda
des concerts, des comptes-rendus de
spectacles, des commentaires des disques
écoutés.
J’aurais
aussi pu feuilletonner cette notule, mais, outre que ce serait
feuilletonner un épisode de ce qui est déjà une série (!), il y a
véritablement une logique interne dans ce parcours, qui permet de
tisser l’histoire, la musique, la langue et la culture au sens large,
et qui paraîtrait plus sèchement factuel en le démembrant, je crois.
J’espère que le format conviendra aux (éventuels)
lecteurs.
6. Les grands
compositeurs ukrainiens (suite) 6.2. Les
romantiques
nationaux
6.2.3. Mykola LYSENKO
6.2.3.1. Contexte
6.2.3.1.1. Construction sociale
Lorsqu'on songe à un
compositeur emblème
de l'Ukraine, c'est en général Lysenko (Lyssenko en translittération
française, beaucoup moins usitée) qui est cité – 1842-1912.
Il
est de la génération ultérieure à Hulak-Artemovskyi, et exerce dans les
années d'oppression suivant l'oukase d'Ems (1876, voyez la précédente
notule) qui marginalisait la langue et la culture ukrainiennes. Et
pourtant, en dépit de l’interdiction d’imprimer en ukrainien, il va
parvenir à collecter des chants, fonder des chœurs, faire représenter
des opéras… tout cela en ukrainien, et regorgeant de mélodies et de
sujets proprement ukrainiens. C’est possiblement cet accomplissement
qui le rend aussi central dans l’imaginaire musical de l’Ukraine.
Originaire
d'un village près de Krementchouk, métropole régionale de 200.000
habitants que la récente actualité a rendue célèbre malgré elle,
Lysenko a incarné le mouvement de la conscience nationale ukrainienne à
l'œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Ses
origines préparent ces prises de position : d'une famille d'officiers
cosaques ; son père était colonel de cuirassiers, très instruit,
parlant ukrainien à la maison ; sa mère descendait elle-même de
cosaques et de propriétaires terriens, jouait parfaitement du piano et
lui donna ses premières leçons. Les moyens financiers de la famille,
devant les dispositions de l'enfant, ont permis de lui dépêcher un
professeur particulier, puis de décider l'envoi en pensionnat à Kyiv.
Petite parenthèse utile :
Lysenko cosaque
Que Lysenko soit issu d'une
famille de
cosaques n'est pas tout à fait indifférent. Les Cosaques étaient des
peuples (à l'origine semi-nomades), essentiellement slaves,
situés
plutôt à l'Est du Dniepr (vers la frontière Est de l'Ukraine et au
delà), que les Russes ont à la fois redoutés et engagés comme
supplétifs dans leurs guerres contre les Ottomans ou les Polonais.
Les
Cosaques suivaient un entraînement militaire avancé ; ils étaient des
hommes libres, ni aristocrates ni laborieux serviles, statut original
qui a considérablement suscité l'envie / l'incompréhension / le mépris
/ la peur / le rêve chez les poètes et chez leurs contemporains en
général. Le mot d'origine écrit dans le Codex
Cumanicus (fin XIIIe s.), quzzaq, peut
être aussi bien synonyme de « garde » que de « pillard », signe de
cette double interaction avec les Russes.
L'Ukraine
moderne (qui signifie « la Marche ») apparaît en tant qu'État autonome
au XVIIe siècle, lorsque les Cosaques, alliés aux Russes et aux Tatars,
chassent les Polonais. Une autonomie significative leur est laissée
dans leur État-tampon (jusqu'aux restrictions de Catherine II). [Voircette
notule pour la récapitulation
brévissime de l'histoire de l'Ukraine.]
Lysenko
est ainsi élevé dans une culture qui valorise l'autonomie des individus
et de la culture locale, de surcroît en entendant parler ukrainien.
Après avoir reçu les cours particuliers
susmentionnés, le jeune Lysenko
étudie à Kharkiv, Kyiv, Leipzig (Reinecke et Moscheles au piano, Ernst
Richter à la théorie…). Ces années d'études ne sont pas simplement
citées ici pour remplir du pixel à peu de frais. J'y relève deux faits
remarquables.
6.2.3.1.2. Formation
juridique locale
a) Pendant deux ans, entre son diplôme de
l'Université de Kyiv et son
départ pour Leipzig, Lysenko exerce comme médiateur de paix(1865-7),
une fonction qui n'avait été inaugurée dans l'Empire russe que quatre
ans plus tôt.
Lysenko juge
La fonction de médiateur de paix était en général
confiée à des propriétaires ou des notables
d'un territoire pour régler les conflits sur le foncier, sur le respect
des conditions d'autonomie locale, sur le droit
du travail, et en particulier sur les contentieux liés au nouveau
statut des paysans libérés du servage (1861)– en réalité, le prix pour
racheter la terre restait inaccessible à beaucoup d'entre eux, qui
demeuraient, de fait, enchaînés à leur maître.
Lysenko fait partie des progressistes
(je
ne maîtrise pas la terminologie, mais ma source en ukrainien écrit
прогресивно ; je ne sais si c'est un équivalent exact, s'il y a
d'autres termes techniques, etc.) qui s'emparent de cette
fonction après sa création. Parmi les titulaires célèbres, Tolstoï
!
Je ne connais pas assez la biographie de l'écrivain pour en juger, mais
il y a sans doute là un lien assez étroit avec les réflexions de Levine
sur l'avenir du monde paysan dans Anna
Karénine.
Je n'ai pas le loisir, dans le cadre de cette série,
d'approfondir complètement chaque compositeur abordé, et je n'ai pas
trouvé, en l'état, si Lysenko souhaitait donner de sa personne avant de
poursuivre ses études, comme une forme de service civique, ou s'il
avait réellement hésité avec une carrière plus politique.
Le pouvoir central russe, constatant cette tendance
progressiste et cette tendance à la décentralisation,
a très vite resserré l'étau – Lysenko a aussi pu être évincé, ou tout
simplement découragé par la perte d'influence du poste au cours des
années 1860.
Tout cela éclaire en tout cas le caractère de
l'engagement de Lysenko,
certainement pas uniquement musical, mais aussi lié à sa culture
ukrainienne, à sa terre, voire aux petites gens.
6.2.3.1.3. Formation musicale
cosmopolite
b) Durant ses études à Kyiv, 3 des 4 professeurs
mentionnés dans les textes parcourus étaient… tchèques ! Je trouve cela
intéressant à plusieurs titres.
D'abord, cela peut éclairer d'une façon ou d'une
autre l'enseignement qu'il a reçu
et le style sonore qui est devenu le sien. Je connais trop mal le fonds
tchèque du rang du milieu du XIXe siècle (et pas du tout ces
compositeurs-là : Neinkwich, Panocini, Vilchek) pour me rendre compte
de ce qui pourrait s'être passé de ce côté-là, mais il y aurait de
belles recherches à effectuer de ce côté – il serait étonnant que ça
n'existe pas déjà, au moins chez les chercheurs ukrainiens.
Par ailleurs, cela illustre (même si c'est probablement fortuitement) l'intrication entre les nations
dans cette zone : naguère territoire polonais, l'Ukraine était
désormais partagée entre deux empires, Russie à l'Est, et à l'Ouest une
portion de l'Ukraine ukraïnophone, au sein de la Galicie, où
cohabitaient ukraïnophones, germanophones et tchécophones. Lysenko n'a
pas vécu dans cette zone, qui correspondrait au secteur actuel de Lviv
(l'histoire de ce côté-là moins documentée dans les documents grand
public que les zones plus centrales autour des grandes villes de Kyiv
et Kharkiv ; il semble que la vie musicale y ait davantage été ordonnée
autour de sociétés artistiques semi-professionnelles) ; cependant,
jusque dans l'Ukraine sous emprise russe, les Tchèques semblaient
circuler et échanger avec beaucoup d'aisance, entrelac de cultures dont
je n'avais pas nécessairement conscience avant que de préparer cette
notule.
(J'espère que tout ceci vous mindblowe
comme moi.)
La carrière internationale de Lysenko débute d'ailleurs à Prague, où il
joue ses arrangements pour piano de chansons ukrainiennes. Si vous êtes
curieux de son répertoire de pianiste : il jouait les grands succès
ambitieux de la génération précédente : Wanderer-Fantasie de Schubert, Phantasiestücke de Schumann…
Dernière étape de ses études :
Saint-Pétersbourg,
évidemment. Il étudie l'orchestration avec Rimski-Korsakov (ce que je
vous mets au défi d'entendre dans ses compositions, particulièrement
traditionnelles sur cet aspect), et croise pas mal d'autres
compositeurs importants du temps, dont Moussorgski – qui écrivait
alors, il n'y a pas de hasard, La
Foire à Sorotchyntsi, sur une nouvelle de Gogol tirée du même
recueil que La Nuit de Noël et
Nuit de mai, dont Lysenko tire
plus tard deux opéras !
6.2.3.1.4. Vie
Le reste de sa vie est davantage prévisible :
tournées en Ukraine (Tchernihiv notamment), deux mariages (le second,
qui lui donne sept enfants, avec une de ses élèves pianistes), place
centrale dans la musique à Kyiv, et le qualificatif de « père de la
musique ukrainienne » qui lui est accolé de son vivant.
Voilà pour le contexte, qui est éclairant en
lui-même sur l'ensemble de la situation artistique en Ukraine au XIXe
siècle et nourrit tout autant notre compréhension de ces musiques que
l'évocation des œuvres elles-mêmes.
6.2.3.2.
Legs musical
À présent, que retenir de la musique de Lysenko ?
6.2.3.2.1. Langage
formel conservateur
1)
Sur le plan de l'écriture, sa musique est peu singulière :
essentiellement mélodique, d'un
lyrisme romantique simple, quelquefois
expansif (mais souvent assez mesuré), où se repèrent quantité
d'emprunts et allusions au folklore.
La chose rend encore plus complexe
la considération envers son talent de compositeur en tant que tel, dans
la mesure où la plupart de ses mélodies doivent être des emprunts ou
des transcriptions.
En entendant pour la première
fois ses compositions (transcriptions pour piano, pour violon-piano, et
même Taras Boulba !),
je n'avais pas été très impressionné : peu de surprises harmoniques
(même si les enchaînements d'accords ont, à la marge, une certaine
couleur locale), pas du tout de contrepoint, et une veine mélodique pas
particulièrement vertigineuse.
Pour autant, pas sans
beautés, je les mentionnerai plus loin dans le détail des œuvres.
6.2.3.2.2. Rôle dans
l’ethnomusicologie ukrainienne
2)
Sur le plan ethnomusicologique, en revanche, Lysenko est lui-même allé
transcrire des chansons, voire des cérémonies de mariage entières, et a
collecté un très grand nombre de mélodies folkloriques. Il les a
ensuite réutilisées dans ses
pièces pour piano (beaucoup de
transcriptions et de paraphrases de thèmes populaires), pour violon
& piano, et bien sûr les sept
volumes de relevés de chansons
folkloriques, qu'il élabore à partir de 1868 jusqu'à sa mort.
Malgré
l'interdiction d'imprimer en
ukrainien après l'oukase d'Ems en 1876,
Lysenko fonde toute son œuvre sur le patrimoine et la langue
ukrainiennes, et remporte de vifs succès dans les années où les
autorités font tout pour limiter la diffusion de cette culture, créant
de nombreux opéras dans les années 1880 et 1890, dirigeant des chœurs,
écrivant des arrangements de thèmes folkloriques, documentant le
patrimoine sonore de toutes les façons possibles.
6.2.3.2.3.
Catalogue
3)
Ses opéras, eux aussi, qu'ils
soient complètement mis en musique ou
conçus selon un format d'opéra comique (alternance des « numéros »
chantés avec des dialogues parlés), obéissent à cette même recherche :
trois opéras pour enfants, trois sur des sujets de Gogol – qui était
ukrainien – Nuit
de Noël, La Noyée, Taras Boulba. Également d'autres sujets locaux
comme l' « opérette » Natalka Poltavka, La Sorcière… et
puis quelques sujets de culture classique pour ses dernières œuvres : Sapphô, L'Énéide…
Beaucoup
de ses œuvres vocales, dont une cantate et un grand nombre des 133
mélodies qu'il a écrites, empruntent leurs textes aux poèmes de Taras
Shevchenko, le grand poète
national (qui était parfois nommé Kobzar, «
le Barde »). Une seule mélodie en russe sur les 133 composées !
Par
ailleurs, lorsqu'il choisit Heine ou Mickiewicz, c’est toujours par le
truchement de traductions ukrainiennes.
Son catalogue est assez mal
documenté par le disque. Des 133 mélodies, il existe une très belle
collection gravée (par thèmes des poèmes – amour, histoire,
philosophie, L’Amour
du Poète de
Heine dans sa traduction ukrainienne) par l'électrisant Pavlo Hunka,
grand Holländer & Wotan, baryton-basse britannique d'origine
ukrainienne par son père. L’ensemble contient un écrasant volume de
poèmes de Taras Shevchenko (sept séries de parfois plus de dix mélodies
!) mises en musique, plus douze mélodies « hors série ». Je ne crois pas qu’il existe de vaste
anthologie de ses six volumes de transcriptions de chansons
folkloriques,
dont la variété des thèmes donne pourtant envie : « chansons cosaques
», « chansons historiques », « chansons de recrutement », « chansons
familiales », « chansons sur le deuil et l’amour », « chansons
humoristiques », « à propos du chagrin, de l’amour et de la trahison »,
« chansons artisanales », « chansons de célibataires de rue », «
chanson laiteuses »… On trouve aussi, à part de ce fonds, quelques
transcriptions de chants d’autres nations : russes, moraves, serbes.
Je n’ai rien trouvé des six choeurs sacrésqu’il
a légués, mais il existe au moins une version accessible de sa Prière pour
l’Ukraine,
choeur patriotique de 1885, à une époque où les publications en
ukrainien étaient bannies, et jouées dans les églises d’Ukraine, aussi
bien orthodoxes que catholiques. Son style, en forme de choral, évoque
tout à fait les harmonies et équilibres des choeurs orthodoxes. Les choeurs profanessont particulièrement nombreux, transcriptions comme
compositions (ceux avec piano s’organisent en douze douzaines !).
Sa musique pour violon & piano,
elle aussi, consiste essentiellement dans des arrangements de mélodies
préexistantes – seules ou sous forme d’assemblages rhapsodiques,
variablement virtuoses. J’avoue, dans ce cadre, ne pas les trouver très
stimulantes, simples mélodies accompagnées, sans effort particulier
dans le langage ou la forme, ce n’est clairement pas l’objectif. Le piano,
abondant, m’a paru dans le même esprit : pièces de caractère, de salon,
transcriptions, assez peu nourrissant dans l’ensemble. [Il existe des
disques documentant le violon comme le piano chez Toccata Classics.] Le
reste de sa musique
de chambrese
limite à une transcription pour violoncelle et piano d’une élégie pour
piano, à un quatuor à cordes en trois mouvements et à un insolite trio
pour deux violons et alto.
Seulement cinq oeuvres symphoniques, essentiellement des pièces de
caractère (dont une Fantaisie
cosaque) et le premier mouvement d’une
symphonie de jeunesse. 6.2.3.2.3.1. Les opéras
Ses oeuvres les plus ambitieuses musicalement se
trouvent du côté de l’opéra. 13 titres, dont
la composition débute dès ses 22 ans, et qui dressent assez bien le
portrait des préoccupations du compositeur.
→ Trois opéras pour les enfants, les premiers du
répertoire ukrainien : Chèvre-Dereza (1888), M. Kotsky(1891),
Hiver &
Printemps ou la Reine des Neiges(1892),
témoin d’un souci du public et de la transmission.
→ Trois opéras d’après Gogol:
La Nuit de Noël (1874)
etLa Noyée (1883)
sont tirés de nouvelles des Soirées du hameau près de Dikanka(dans les livraisons respectivement de 1832 et 1830). Le premier est souvent considéré comme le
premier opéra national ukrainien – mais, après la notule autour de Hulak-Artemovskyi,
vous savez que c’est aussi abusif que de considérerL’Orfeo de
Monteverdi comme le premier opéra jamais composé, en suivant la
mauvaise logique qu’il est le plus célèbre des premiers opéras composés
: Les Zaporogues datent
déjà de 1863… Le sujet est celui de des Chaussons (Tchérévitchki) de
Tchaïkovski, de la Nuit
de Noël de
Rimski-orsakov… avec les personnages bien connus : le démon, Vakoula et
Oksana.
Musicalement, l’œuvre mélange de la couleur locale entraînante avec des
aspects plus dramatiques. [Il existe une bande avec narrateur disponible
ici.] Le sujet du deuxième est mieux connu par la
première partie du titre de la nouvelle Une nuit de mai–
où, de fait, Gogol s’attarde sur la singularité des atmosphères de sa
région natale centre-ukrainienne, dans des récits inspirés de sa propre
vie et des histoires entendues. Le troisième opéra, Taras Boulba,
est un véritable opéra sérieux, ambitieux, complet et épique ; si le
langage musical demeure celui d’un romantisme très tempéré, avec des
harmonies consonantes et peu aventureuses, des mélodies simples, un
contrepoint rare, le ton y est cependant plus grandiose et emporté,
avec de très beaux airs baignés de lyrisme – et, comme toujours, des
traits mélodiques empruntés au folklore. Il est, lui, tiré d’un roman
historique autonome, plus tardif (1853), qui met en scène un cosaque
zaporogue qui donne sa vie (et celle de ses fils) pour défendre « la
foi orthodoxe ». Cosaques et orthodoxie, chanté en ukrainien,
clairement un manifeste. [Même si, vous le verrez tout de suite, il
fauty ajouter quelques subtilités.]
→ Deux opéras d’après
Kotliarevsky: L'Énéide (œuvre
fondatrice pour la littérature ukrainienne) et Natalka Poltavka –
l'œuvre emblématique de la vocation folkloriste de Lysenko.
Kotliarevsky est, au tournant du XIXe siècle, le grand représentant de
la langue ukrainienne, langue vernaculaire, comme langue de littérature
– ce qu'elle n'était guère auparavant. Le mettre en musique est aussi
prestigieux, disons, que pour un Polonais Mickiewicz.
→ 5 opéras dont les
livrets sont dus à Mikhail Starytsky son cousin(Andrashiada, Chernomoretset
les 3 opéras d'après Gogol), et 3 opérasà
Liudmila Starytska-Chernyakhivska, sa nièce(Sapphô, L’Énéide et l'opéra-minute Nocturne, ses
trois derniers opéras). On a longtemps cru que le livret de L’Énéideétait
dû à Mykola Sadovskyi, mais son nom n’a été mis sur la partition que
par commodité : il était le directeur de théâtre qui possédait les
droits pour l’adaptation musicale, et il était plus facile de procéder
sans redemander une autorisation.
→ À la fin de sa carrière, 2 pièces aux sujets grecsplus habituels en Europe : Sapphô et L'Énéide –
même s'il s'agit d'un livret tiré d'une réécriture ukrainienne d'une Énéide travestie !
→ De nombreuses pièces à thématique locale,
dont La Sorcière sur un texte de Liubov Yanovska (inachevée).
6.2.3.4.
Quelques opéras fondateurs
6.2.3.4.1.
La Noyée (1883)
1883. La Noyée.
L’œuvre
puise d’une part dans le sentiment national et la couleur locale,
d’autre part dans la tradition lyrique européenne. Le sujet est adaptée
d’une œuvre importante du patrimoine russo-ukrainien, à savoir la
première des deux livraisons des Soirées du hameau près de
Dikanka de
Gogol (1830). D’abord parce que Gogol est né en Ukraine centrale, à
Sorotchintsy – dans l’oblast de Poltava, comme Natalka, l’héroïne de
l’opéra suivant de Lysenko –, d’une famille d’anciens cosaques, nourri
de récits ruraux locaux. Cette publication, inspirée de faits racontés
par la famille de Gogol ou par des habitants de la campagne
environnante,
représente son premier succès. Il s'agit donc à la fois d'une œuvre
emblématique de la littérature russe et d'une exaltation spécifique de
la culture ukrainienne. Témoin l'évocation vibrante de la nuit
d'Ukraine qui ouvre le deuxième chapitre de la nouvelle Une nuit de mai ou La Noyée,
qui donne son sujet à l'opéra. L'intrigue mêle ainsi des récits
fantastiques (la suicidée persécutée par sa marâtre sorcière) à une
intrigue d'amourettes militaires… avec ces descriptions assez lyriques
des nuits et paysages de la région de Poltava.
«
Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la
nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ;
la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore
; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière
d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il
suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit
divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent
pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et
immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement
emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré
vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans
le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un
frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur
surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout
respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent
des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent
harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse
! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes.
Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble
que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline,
le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux
rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes,
surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ;
tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là,
cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare
cabane, une famille attardée achève de souper. »
Sur
le plan musical, Lysenko utilise une forme
lyrique traditionnelle avec
des aspects plus populaires –
dans une esthétique équidistante, en
quelque sorte de Natalka et
de Boulba, dont on va dire un mot tout de suite.
1889. Natalka
Poltavka (« Natachounette de l'oblast de
Poltava ») est un objet particulièrement intéressant, un archétype de la démarche de Lysenko.
Il
s'agit, si je comprends bien mes sources (en ukrainien et en russe), de
la pièce de Kotliarevsky, à
peine adaptée, et mêlée de chansons :
format d'opéra comique donc – c'est pourquoi l'œuvre est souvent
présentée comme une « opérette ». La
pièce d'origine est due au grand auteur qui fait (considère-t-on, car
c'est toujours beaucoup plus progressif et subtil que cela) entrer
l'ukrainien dans la littérature. Elle cherchait à compenser l'échec
d'une tentative de drame exaltant les coutumes villageoises locales,
due à Oleksandr Shakhovskyi. Cependant, malgré l'engagement de la
démarche, Poète
cosaque fut mal
accueilli par les spectateurs à Poltava : le dramaturge connaissait
trop mal la vie paysanne, il y avait bien trop d'erreurs et
d'incohérences pour que l'on puisse s'identifier à ses villageois de
papier. Kotliarevsky essaie en quelque sorte de répondre à cela en
proposant un drame vrai,
proche de la vie des vrais gens, dans une
veine qui combine le réalisme et le penchant au sentimentalisme qui
prévalait aussi. À ce que j'ai lu, il s'est inspiré de « chansons de
bain » pour nourrir son inspiration, comme Limerivna,
Un nuage noir arrive, Une fille a pris du lin, L'eau qui coule sur
quatre gués, Oh ma mère m'a donnée pour un mariage mal aimé… ! Je trouve la pensée très séduisante,
documenter la matière de l'intrigue d'une pièce folklorique par des
chansons.
L'intrigue est
particulièrement simple : les parents de Natalka recueillent le petit
Peter, les deux s'enamourent, le père chasse Peter qui part faire
fortune. Après la mort du père, le domaine et vendu et Natalka part
vivre avec sa mère dans une modeste cabane. Tout le monde essaie de
persuader Natalka d'accepter la proposition du riche Tetervakovsky,
mais elle ne veut que Peter. Celui-ci finit par revenir enrichi au
village, pour découvrir que Natalka va céder aux instances de sa mère,
et se prépare à la laisser vivre heureuse sans l'aviser de sa présence.
Mais Tetervakovsky, devant l'amour évident des deux jeunes gens, cède
la place à Peter et tout finit bien. (Ou plutôt, tout commence, puisque
les opéras ne racontent que rarement la partie la plus intéressante :
après la conquête.)
Lysenko
reprend la pièce qui est depuis longtemps un classique (1819 !) et y
insère de brèves mises en musique, sous forme d'ariettes, de brèves
chansons ou chœurs folkloriques : ce sont clairement les tournures
mélodiques du terroir qui prédominent – aucune musique dramatique (à la
rigueur les airs un peu plus longs de Natalka, mais ce n'est pas non
plus la lettre à Onéguine !), uniquement de la jolie couleur locale.
Pour l'auditeur extérieur, ce n'est pas forcément saisissant ni très
touchant, mais l'œuvre permet d'appréhender en action le projet
d'exaltation de la langue – et plus généralement du patrimoine
populaire sonore.
Vous pouvez vous en faire une
idée avec cette
représentation récente à Lviv ou même avec le
film de 1978 dans son esthétique
réaliste un peu figée (mais qui adjoint du bandoura, le luth-cithare
traditionnel d'Ukraine).
6.2.3.4.3. Taras Boulba (1890)
6.2.3.4.3.1. Premières
représentations avortées
1890.
Taras Boulba
est le grand ouvrage sérieux et ambitieux de Lysenko. Il y
travaille dix ans à partir de 1880, mais ne peut jamais voir
représenter l’œuvre. Il le joue avec ses amis dans les cercles de la
« jeune Gromada » (voir notules précédentes, sur le
libéralisme
panslave et ses clubs de « municipalités » /
« hromadas »), avec
accompagnement de piano. En 1890, pourtant, Lysenko rencontre
Tchaïkovski, qui, admiratif,
lui propose de monter Taras Boulba à
Saint-Pétersbourg, sur la scène du théâtre impérial… mais Lysenko
décline obstinément, s’opposant à la traduction de son opéra en russe –
refus insensé en termes de carrière et de satisfaction artistiques,
cependant nous comprenons pourquoi, à présent que nous disposons du
contexte de sa vie et de sa vocation : Lysenko était d’abord un
ukrainien militant (au besoin juge de paix !) et son engagement se
manifeste par son rôle de compositeur. Ce n’est pas un compositeur qui
s’inspire du folklore, mais un militant de la culture ukrainienne qui a
choisi d’exercer ce sacerdoce par la musique. Traduire ce manifeste de
la culture ukrainienne en russe était sans doute une dénaturation
insoutenable pour lui, à rebours de toute la logique de sa vie, bien au
delà au seul domaine musical.
La première n’a donc
pas eu lieu du vivant du compositeur (mort en 1912).
En
1918, pourtant, tout était prêt à Kyiv : décors, costumes, musiciens.
Mais juste avant la première (je lis « à la veille », mais mon
ukrainien n’est pas assez bon pour déterminer s’il s’agit d’une
temporalité précise ou d’une expression plus générale), les Dénikites
(les troupes « blanches » tsaristes du général Anton
Dénikine) prennent
Kyiv. Le théâtre brûle, ainsi que tout ce qu’il contenait. Seuls les
croquis des costumes nous sont parvenus.
La création n’a donc
lieu qu’en 1924 à Kharkiv (et
en 1927 à Kyiv).
Le
succès et sa place emblématique dans l’art national lui a valu beaucoup
d’éditions, certaines retouchées (notamment en 1937 par Liatochynsky !)
6.2.3.4.3.2. Le sujet
Sujet ukrainien
archétypal, mais remarquablement ambigu, c’est pourquoi j’y passe un
petit moment.
Le
sujet est issu du roman historique de
Gogol – qui a possiblement été
inspiré par la figure historique d’Okhrim Makukha, qui tua son fils
Nazar passé aux Polonais pendant le soulèvement de Khmelnytsky (années
1650) qui marque le point de bascule, le moment où les Polonais sont
repoussés par les Cosaques alliés aux Russes, créant ce nouvel
État-tampon, cette « marche » associée à l’Empire russe, qui
donne son
nom à l’Ukraine et en modèle la forme et les influences modernes. C’est
donc une fiction assise sur un moment
absolument central dans le
sentiment national ukrainien.
Le
cosaque zaporogue Taras Boulba a deux fils, Andriy et Ostap.
Andriy est
romantique et rêveur, Ostap est intrépide. Tous trois combattent les
Polonais, décrits par Gogol comme des ultracatholiques persécuteurs des
orthodoxes (et secondés évidemment dans leurs méfaits par les juifs,
j’y reviens aussi et je vous explique comment Rotschild et Soros tirent les
ficelles).
Pendant le siège de Dubno, une tatare parvient jusqu’à Andriy : elle
est la servante de la Polonaise Maryltsa, qu’il aime. [Dans l’opéra,
elle est la fille du voïvode, le gouverneur pro-polonais, et plusieurs
scènes de rencontres furtives sont développées en amont.] Andriy la
suit alors dans la forteresse ravagée par la faim, et apporte à la
famille de sa bien-aimée du pain. Il est saisi d’effroi par la
souffrance dont il est le témoin, mais aussi charmé par la beauté de
Maryltsa, et reste sur place, oubliant son père et les combats.
La
trahison est révélée à Taras par le Juif Yankel, qu’il a sauvé plus tôt
– confidence dont on se doute qu’elle n’est pas de la meilleure
intention et tend (par un procédé qu’on retrouve dans La Juive de Scribe) à faire
s’entre-déchirer les infidèles.
Lorsque,
dans la bataille, Taras aperçoit Andriy porter l’uniforme polonais
[dans le livret, il est même le chef du détachement qui sort de la
forteresse], il le pourchasse dans les bois, le jette à bas de son
cheval et, lui disant « je t’ai donné la vie, je vais te la
prendre »,
lui tire une balle en pleine poitrine.
[L’opéra
s’arrête ici : Andriy dit une dernière fois le nom de celle qu’il aime,
et les Cosaques se jettent furieusement à l’attaque.]
Le
roman, lui, se poursuit : la lutte continue, Ostap est fait prisonnier.
Malgré les tentatives de Taras pour le libérer, il est exécuté et subit
le supplice de la roue. Il ne profère pas un mot, mais lorsque la mort
vient, il nomme son père, dont il ignore la présence dans la foule.
Après une fausse trêve passée avec les Polonais, à laquelle Taras ne
croit pas, il est trahi, ses cosaques sont massacrés et il est brûlé
vif tout en haraguant ses hommes, les exortant à poursuivre le combat
pour un nouveau tsar qui gouvernera la terre et pour la victoire de la
foi orthodoxe.
L'opéra existe au disque (Melodiya), écoutez-le ici par exemple.
6.2.3.4.3.3. Quelques paradoxes
Si
le sujet est, globalement, parfaitement représentatif de l’une des
périodes fondatrices de l’Ukraine (l’émancipation de la
domination
polono-lituanienne et l’inscription autonome dans une orbite russe),
son choix soulève cependant quelques enjeux contradictoires.
→
La source est un roman d’un auteur né en Ukraine, certes, mais dont la
langue d’expression est le russe, et qui exprime dans ce texte un fort
sentiment d’appartenance à l’Empire
russe. Il est symptomatique,
notamment, que soit exaltée la foi
orthodoxe comme purement ukrainienne
– si l’on considère les chiffres actuels, ils ne sont que 65% à
pratiquer ce culte en Ukraine, majorité certes, mais loin de
l’universalité.
→
La représentation de la vocation de l’Ukraine à défendre le tsar, telle
qu’elle est décrite dans le roman, est une vision très utilitariste et
russocentrée de l’existence de l’Ukraine : celle-ci s’est en effet
formée, sous sa forme moderne, en se libérant du pouvoir
polono-lituanien, mais sa langue, par exemple, comporte de très
nombreux doublets (i.e.
synonymes, en l'occurrence) provenant soit du russe, soit du polonais…
on
constate aujourd’hui qu’en réaction aux ingérences et à l’Opération
Spéciale Humanitaire de Maintien de la Paix et de Bisous dans le Cou,
un certain nombre d’Ukrainiens privilégient les mots d’origine
polonaises, pour mieux affirmer leur autonomie. Taras Boulba est
finalement un héros de l’Empire russe (un héros certes très couleur locale) plus qu’un héros spécifiquement ukrainien.
→
Le roman de Gogol est en lui-même problématique : sa description des
Polonais comme des oppresseurs sanglants correspond à la représentation
propagée par la propagande tsariste
après le soulèvement polonais de
novembre 1830 : toute la société baignait dans l’idée du danger que
faisait peser la Pologne (pourtant multi-démembrée !) sur tout l’espace
slave. Toute la population russe éduquée était pénétrée de l’idée que les Polonais
étaient des agents d’instabilité, une puissance hostile (la rivalité
remonte à loin, avec les intrigues de la Pologne et de la Suède, au
XVIe siècle, pour installer une dynastie de tsars à leur main), et la
description qu’en fait Gogol rejoint assez précisément les idées alors
en circulation. [C’est un des problèmes du roman en général : la part
de la documentation est toujours difficile à démêler de la prise de
position personnelle…] Jusque dans les milieux panslavistes, on
considérait couramment que la Pologne avait « trahi la famille
slave ».
L’édition révisée de 1842
accentue encore l’usage des thèmes de la propagande tsariste (en
particulier le bûcher de Boulba et sa harangue finale, qui n’existent
pas dans la version de 1835), ce qui concorde plutôt, au demeurant,
avec ce qu'on sait de l’évolution de
l’idéologie de Gogol. Le traitement des
Juifs suit la même logique et reprend tous les clichés propagés
par la
Russie tsariste, qui ont innervé une bonne partie de la littérature
antisémite européenne : couards, manipulateurs, cruels, ils tirent en
secret les ficelles du monde. C’est de cette matrice que proviennent
les Protocoles, tout
de même.
En
cela, il peut être étonnant que Lysenko utilise comme matière un roman
qui célèbre, d’une certaine façon, la sujétion
ontologique de
l’Ukraine…
6.2.3.4.3.4. Sens à donner ?
À
cela s’ajoute l’intrigue
elle-même, assez ambiguë :
célèbre-t-elle
l’amour par-dessus tout, l’abandon aux passions des romantiques, ou
bien glorifie-t-elle le sacrifice pour la patrie avant toute autre
valeur ? La musique, dramatique au besoin, mais assez peu
tourmentée,
ne permet pas de sentir un propos délibéré qui choisirait l’une des
deux visions.
À
la lecture cependant, un degré de subtilité s'adjoint : même dans le
chapitre final de 1842, Gogol présente les actions de Taras avec une
certaine distance, sans donner
le moins du monde l'imprimer que
l'auteur endosse les motivations de son personnage.
«
Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la
Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et
s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes ;
il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques
défoncèrent et répandirent les tonnes d’hydromel et de vins séculaires
qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs ; ils
déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les
vêtements de parade, les objets de prix qu’ils trouvaient dans les
garde-meubles.
—
N’épargnez rien ! répétait Tarass.
Les
Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les
jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant ; elles ne
purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec
les autels. Plus d’une main blanche comme la neige s’éleva du sein des
flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému
la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le
sol l’herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien
et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les
jetaient aux mères dans les flammes.
— Ce sont là, Polonais
détestés, les messes funèbres d’Ostap ! disait Tarass. »
Traduction Louis Viardot, Gallimard 1882.
Dans
ce moment, l'apothéose supposée du mythe, Gogol décrit d'une façon
détachée, presque plaisante – comme on ferait une gazette – le délire
de destruction absurde, comme une habitude innocente, qui habite Taras
et ses cosaques. La somme résumée et narrativisée des actions les nomme
sans du tout en offrir les détails insupportables ; ce décalage entre
l'horreur de ce qui est suggéré et le ton léger, presque indifférent,
qui le rapporte, permet de se rendre compte de la distance
incompressible entre Gogol et ses personnages – ce qui est
particulièrement courant chez lui – : il ne faut pas se limiter à
l'idéologie qui affleure par ailleurs dans l'œuvre, qui existe
évidemment, mais tout cela est plus subtil.
Cela
présente aussi, en filigrane, Boulba comme agissant
mécaniquement, sans but ni compassion, d’une façon où il est difficile
à la fois de juger, mais aussi de s’identifier au personnage. Il ne
faut pas donc pas y voir un
ouvrage de propagande univoque,
même si
l’imaginaire de Gogol est clairement imprégné des théories
suprémacistes alors répandues par la propagande tsariste dans une très
vaste part de la société éduquée.
À
cela s'ajoute, je l'ai mentionnée, la mise
en musique peu introspective
de Lysenko, plutôt des ariettes ou des scènes dramatiques qu'une
construction psychologique cohérente qui puisse transmettre, en soi, un
message puissant. (Je n'ai pas eu accès au texte ukrainien du livret
pour saisir d'éventuelles subtilités de ce point de vue, je parle à
partir de l'écoute de l'opéra et à la lecture de synopsis pas toujours
précis ; ce serait peut-être un sujet de recherche intéressant pour une
notule complète sur les enjeux de Boulba et
de ses adaptations.)
6.2.3.4.3.5. La musique
Plusieurs caractéristiques à
souligner dans Boulba.
La musique y est permanente – durchkomponiert –,
pas d'alternance avec des dialogues. Le style en paraît de prime abord,
surtout pour la date, assez peu
extraverti, ménageant une harmonie très
traditionnelle, peu prodigue en éclats ou en contrastes expressifs : en
somme, plutôt l'impression d'entendre le style italien ou allemand du
milieu du siècle qu'un drame de la dernière génération romantique.
Et
cependant, une fois accepté le ton très mesuré de Lysenko par rapport à
son sujet épique et paroxystique – ce qui ne transparaît pas,
clairement, de sa mise en musique –, on peut apprécier toutes ses
autres qualités : un beau lyrisme,
avec des mélodies persuasives,
quelques très belles pages orchestrales (Ouverture, préludes…),
toujours très accessible, toujours une jolie ligne
supérieure à
écouter. Peu ou pas de contrepoint, certes.
Les
finals du III et du IV sont très réussis, plus intenses
dramatiquement
et musicalement. Les deux airs du IV
sont également très réussis par
leur élan et/ou leur grâce.
Dans l'ensemble, l'esthétique de
Boulba (me) rappelle Dalibor, ou du
moins Libuše, de
Smetana – et cela m'amuse, dans la mesure ou Lysenko a précisément
étudié toute sa jeunesse, vous l'avez vu, avec des compositeurs
tchèques de cette génération !
La
partition inclut des airs populaires
(moins reconnaissables que pour
ses ouvrages plus folkloriques) et desleitmotive
(pas très
sophistiqués pour ce que j'ai pu en juger, mais agréablement
structurants).
6.2.3.4.4.
L’Énéide (1910)
1910. L’Énéide.
Ici aussi, un livret
inspiré de Kotliarevskyi… mais
pas de n’importe quelle matière : son œuvre la plus célèbre.
Dès
le séminaire, l’auteur écrivait des vers en малоросійською (« petit
russe », le mot « ukrainien » étant alors banni par les
autorités).
6.2.3.4.4.1. Épopée burlesque et
folklorique
L’Énéide de
Kotliarevskyi reprend les épisodes de Virgile ; pour autant il ne
s’agit pas d’une traduction. Tout en mettant en scène les héros et
dieux attendus, le poème recèle beaucoup de détails d’ordre
ethnographique : les descriptions développent en réalité de
nombreux
aspects du folklore… ukrainien ! Aussi bien les costumes, les
meubles,
les mets, les jeux, les danses, les musiques, les chants que les
cérémonies, les veillées, les séances de divination, les funérailles…
tout cela ne provient pas de la culture grecque.
Il s’agit donc plutôt d’une
représentation burlesque de la
matière de L’Énéide,
où les héros de la mythologie sont parés du décorum de la paysannerie
de la « petite Russie », mais dont le but est moins de
susciter
l’hilarité que de rendre hommage à
une culture. D’une certaine façon,
cetteÉnéide est l’épopée de la langue ukrainienne,
au même titre quePan Tadeusz pour
les Polonais, qui contient également une matière riche autour du
quotidien, et beaucoup d’épisodes plaisants ou dans l’intimité des gens
du peuple.
On
considère généralement l’ouvrage comme le premier chef-d’œuvre de la
littérature ukrainienne moderne ; et son succès a tenu notamment dans
ce
qu’il puise au plus près de la culture
dont il emprunte la langue –
tout en parant ces climats familiers d’une intrigue
« élevée » tirée
des études classiques. Plus qu’un abaissement deL’Énéide,
le projet et d’enoblir la culture
ukrainienne, de la hisser au même degré de dignitié que celle
des autres grandes nations.
Les
Ukrainiens d’alors pouvaient ainsi reconnaître des catégories sociales
familières dans les personnages : Énée et les Troyens, qui
fuyaient
leur patrie détruite, représentaient les Cosaques (Énée en étant
l’ataman, le chef politique & militaire), caractérisés par leur
bravoure et leurs coutumes pleines de jovialité ; les Dieux figuraient
les grands propriétaires terriers, héritiers de la féodalité et
particulièrement corrompus (mépris envers le peuple, intrigues,
pots-de-vin) – comme chez Virgile, selon leurs intérêts propres, ils
aident ou détournent Énée de son but. Quant aux héros / demi-dieux, ils
figurent des
propriétaires ukrainiens de moindre importance, décrits dans leur vie
quotidienne.
Cette
identification a été particulièrement importante pour le succès public
rencontré par l’œuvre, où le lectorat a pu reconnaître la célébration
de
sa propre nation.
6.2.3.4.4.2. La naissance de
l’ukrainien littéraire
Les
deux premières publications, en 1798 et 1808, ont été produites sans le
consentement de Kotliarevskyi, par un riche admirateur… ce qui
rendit
l’auteur particulièrement furieux : dans l’édition enfin autorisée de
1809 (intitulée « nouvellement corrigée et complétée » – de
fait, c’est
la première parution du Quatrième Livre, et à terme le poème en
contient six), Kotliarevskyi accuse cette « certaine personne, qui
a
tordu son âme pour le profit » car « elle a donné la presse
de
autres », et souhaite « qu’elle aille en enfer pour se faire
griller
sur le barbecue » (ce n’est probablement
pas
le terme le plus historiquement authentique, mais c’est aussi le mot
utilisé en ukrainien moderne pour désigner ce très pratique objet
cancérogène, prisé de tous les Laurent).
Dans
les premières éditions comme dans celles de l’auteur (qui poursuit sa
publication des livraisons suivantes : 1822, 1822, 1833, et enfin 1842
– il y travaille toute sa vie), le poème est assorti d’un dictionnaire
pour traduire les mots du « dialecte petit-russien », à
destination du
public russe. Il faut dire que l’ensemble de ces publications ont été
imprimées à Saint-Pétersbourg, et distribuées à destination d’un public
russophone. [J’admets qu’il y a là une étrangeté, provenant d’un
écrivant souhaitant procurer une autonomie à la culture ukrainienne.
Mais cette publication dans la capitale russe constitue aussi une forme
de reconnaissance aussi bien interne qu’internationale, d’une certaine
façon.]
Cette
« collection de
mots du petit russe contenus dans L’Énéide, et au surcroît de nombreux
autres depuis longtemps entrés dans le dialecte du petit russe par
d'autres langues, ou provenant du russe, mais inusités »
contenait, dans la dernière édition approuvée par Kotliarevskyi, 972
mots.
Il faut dire qu’il y avait délibérément utilisé du
vocabulaire ancien, et même inventé quelques termes archaïsants !
C’est
ainsi avec ce glossaire légèrement condescendant, béquille pour
russophones souhaitant lire ce long poème, que l’ukrainien fait son
entrée officielle, en quelque sorte, parmi les langues littéraires
écrites de notre temps !
Vous pouvez en découvrir une
version scénique, imaginée comme une forme de comédie musicale (la
musique n’est pas de Lysenko !) ici.
6.2.3.4.4.3. L’opéra
J’aurai
peu à dire de la musique : il n’existe pas de disque qui reprenne
intégralement sa musique, et on y retrouve les tropismes de Lysenko, chants
ouvertement issus du folklore, mais aussi quelques
belles scènes dramatiques, comme la scène
finale de Didon.
Dès
l’an suivant, un autre opéra est représenté sur le même sujet (preuve
qu’il était possible de demander l’autorisation et que la nièce de
Lysenko aurait peut-être pu apposer son nom sur le livret…), composé
par Lopatynsky – de près de
30 ans son cadet, j’en parlerai donc plus
tard.
6.2.3.5. Envoi
Je
comptais initialement, ayant déjà abordé l’histoire de l’Ukraine et les
enjeux du sentiment national dans la notule autour de
Hulak-Artemovskyi, qui aurait dû comprendre Lysenko d’un même geste,
écrire un bref paragraphe pour présenter une musique qui n’est pas un
legs incontournable à l’échelle de l’histoire de la musique européenne…
Cependant la vie de Lysenko
(juge de paix, étudiant européen), sa démarche musicale (procédant de
son engagement national),
les sujets de ses opéras soulèvent tellement d’enjeux proprement
ukrainiens, sur les contours de cette culture, sur ses grandes
références… qu’il était sans doute avisé de se permettre ces un peu
longues parenthèses extra-musicales.
Il
y aura évidemment moins à épiloguer lorsqu’on parlera de musiciens
d’origine ukrainienne qui ont essentiellement exercé à Moscou, et sans
rien revendiquer de leurs origines sonores, comme Roslavets ou Mosolov
(même si, en réalité, ils ont étudié les folklores d’Asie Centrale et
conseillé les troupes locales pendant leurs éclipses ou leurss
disgrâces, ce qui affleure quelquefois dans leurs propres compositions
– à commencer par le chef-d’œuvre Les Nuits turkmènes, évidemment !).
J’espère
que ce petit voyage vous aura intéressé : j’ai finalement rencontré peu
de sources de français sur le sujet, et même en anglais / ukrainien /
russe, soit des textes très généraux, soit des fragments très précis
sur telle œuvre, telle période de tel auteur… le résumé que j’ai
proposé ici ne doit pas se trouver aisément sous cette forme en
français, c’est pourquoi j’espère qu’il trouvera son public.
Vous pouvez retrouver toute la série
dans cette chapitre qui regroupe toutes les entrées autour de la
musique ukrainienne. À bientôt pour de nouvelles aventures – peut-être
la mise à jour des listes des bijoux de musique de chambre, qui se sont
beaucoup enrichies depuis les derniers enrichissements, il y a quelques
années déjà !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
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