The Curious Bards le 30 juillet 2023 au lavoir de
Pimelles.
Micro-série de podcasts inspirés par la démarche de l'ensemble The Curious Bards,
donnant à réentendre des pièces de musique populaire suédoise,
norvégienne, écossaise et irlandaise qui ont été relevées sur papier
(manuscrit ou imprimé) par leurs contemporains. Deux de leurs
programmes étaient proposés dans le cadre du festival Musicancy
à Ancy-le-Franc, qui met à l'honneur la voix à l'occasion de son
vingtième anniversaire !
L'occasion de m'interroger sur ce que cette musique retrouvée nous
apprend – notamment sur la musique que nous connaissons plus largement,
celle des compositeurs établis et passés à la postérité au service de
cours princières ou du public des grandes villes.
Épisode I – Musiques scandinaves
Épisode II – Instrumentarium
Épisode III – Musiques des îles britanniques
Épisode IV – Deux défis : instruire et faire danser
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Suite à notre petit apocalypse marial d'il y a quelques jours,
plusieurs
messages me pressent, toutes affaires cessantes, de proposer une petite
sélection de musiques relatives à Notre-Dame de Paris. Je m'exécute
donc, dans la logique de la série consacrée aux musiques dévolues à
divers ambiances et états d'esprit :
Le nombre de musiques créées sur place ou faisant simplement référence
au lieu étant bien sûr écrasant, je propose simplement un petit
parcours parmi bien d'autres.
1. Histoire de la musique
a) Naissance de la
polyphonie
Jusqu'en 1170, on pratiquait pour la liturgie comme partout le chant
grégorien, chant monodique interprété à l'unisson. Alors même qu'on est
en train de démolir progressivement, depuis 1160, l'ancienne
basilique-cathédrale romane Saint-Étienne pour la remplacer par la
gothique Notre-Dame, apparaît pour la première fois dans nos archives
la trace d'une musique (occidentale) réellement polyphonique. Léonin et son
successeur Pérotin composent des pièces à l'écriture encore très verticale (des quartes et quintes en
bourdon, c'est-à-dire tenues à l'infini, sur lesquelles se greffe une
mélodie), mais qui ouvrent la voie à toutes les autres formes
non-unisson possibles – et donc, ultimement, aux mouvements fugués de
Schönberg.
C'est ce que l'on appelle l'École de
Notre-Dame (qui continue par ailleurs à produire, simultanément,
des musiques monodiques).
[[]] Alleluia pour la
Naissance de la Vierge, un organum à trois voix écrit par Pérotin.
Ensemble Organum, Marcel Pérès (Harmonia Mundi).
Les consonances ne sont pas
les mêmes que les nôtres : la logique de l'accord en tierces do-mi-sol
se fixe au XVIe siècle avec Palestrina, et notre logique de composition
familière (par accords successifs plus que par bourdons ou contrepoint)
au début du XVIIe siècle avec l'installation du style dit baroque (nom
rétrospectif attribué par les romantiques). On est frappé par les
tremblements ornementaux de la mélodie, et surtout par ces mélismes par
à-coups, ces déraillements imprévus de la référence tonale (par
demi-ton), le tout procurant un caractère que nous associons plutôt,
d'ordinaire, aux musiques orientales.
Proposition de référence sonore : l'ensemble Organum, avec des voix très
franches, pas du tout lyriques, qui permettent de faire mieux
comprendre le goût pour les intervalles purs (pour des raisons acoustiques physiques) de quarte et de quinte.
b) Les offices du Grand
Siècle
Évidemment, les styles se succèdent pour accompagner la liturgie selon
les injonctions et les goûts de chaque époque. Aux XVIIe et XVIIIe
siècles cohabitent au sein de la liturgie plusieurs formes d'expression musicale
sacrée.
À côté des grands moments obligés de la messe (Kyrie, Gloria, Credo,
Sanctus, Agnus Dei…), on adjoignait des
motets (une notule sera publiée sur la question des esthétiques
parisiennes et provinciales dans les messes du XVIIe…), c'est-à-dire
des textes plus brefs qui complètent l'ordinaire (en général des
psaumes, on en trouve des guerriers, des funèbres, des apocalyptiques,
des consolateurs…). Tout cela dans le langage musical du temps, parent
de celui qu'on jouait en musique de chambre (vocale ou non) ou pour
l'opéra (même si la musique sacrée était davantage tournée vers les
effets d'imitation, d'écho, vers le contrepoint…).
[[]] « Dulcis Christe », du motet
Immersus es Domine,
composé par Campra pour Notre-Dame de Paris.
Ensemble Aquilon, Sébastien Maheuxe (chez Phaïa).
Mais on accompagnait aussi les messes
à l'orgue (témoin les livres qui nous sont parvenus, composés
pour diverses paroisses, de Lebègue,
Grigny, Marchand, Couperin, Clérambault, etc.), dans ce cas le texte de
la messe était exécuté en plain-chant,
c'est-à-dire par un chœur (d'hommes, ou de femmes pour les couvents
féminins) à l'unisson. Ce n'était cependant plus la musique
grégorienne, elle était récrite au goût du jour (quoique audiblement
d'un style plus archaïque que les motets baroques contrapuntiques et italianisants, évidemment).
Plus étonnant, si beaucoup de ces alternatim
en plain-chant nous sont parvenus anonymement, ils pouvaient être
l'œuvre des grands compositeurs du temps. Ainsi Campra.
Aixois, tenant des responsabilités
musicales à Aix, Toulon, Aix à nouveau, Arles, Toulouse, il est à de
nombreuses reprises suspendu (voire en procès), menacé de licenciement
en raison de ses libertés avec les règles, aussi bien musicales (il
était interdit à Aix de jouer ou même d'assister aux opéras pour les
membres du chœur) que sociales (beuveries et séductions de jeunes
filles, à Toulouse) ; cependant son
talent le protège de tout (même de la réquisition comme
mousquetaire sur un bateau), et les autorités ecclésiastiques lui
obtiennent sa grâce… ce qui ne l'empêche pas, lorsque comme (léger)
avertissement le chapitre de la cathédrale de Toulouse demande à
superviser ses compositions avant exécution, il prétexte un congé pour
postuler à la cathédrale Notre-Dame de Paris où, ai-je lu (est-ce vrai,
comme la légende douteuse de son apprentissage de la lecture en
quelques mois à 17 ans ?), il est reçu comme maître de musique en cette
année 1694, en étant même dispensé du concours. Sa période sur place
est brève : dès 1697 il se met à la scène profane (L'Europe galante écrite avec La
Motte est le succès fulgurant qui fait de l'opéra ballet le genre à la
mode à une époque où la tragédie en musique postLULLYste,
pourtant riche et variée, est ne rencontre que des demi-échecs), si
bien qu'il doit quitter pour de bon Notre-Dame en 1700, lorsqu'il donne
sa première tragédie, Hésione.
Campra est donc fort bien connu pour ses opéras (L'Europe galante, Tancrède, Les Feſtes Venitiennes furent les
grands succès du tournant du XVIIIe siècle), ses cantates profanes
(dont il est l'un des premiers représentants), son Requiem, ses (petits
et grands) motets sophistiqués marqués par la manière italienne, dont certains écrits
expressément pour Notre-Dame… Mais il a aussi écrit le plain-chant d'une messe,
mis au goût du jour !
[[]]
Alleluia de la messe en plain-chant de Campra, par l'Ensemble
Organum.
(improvisations à l'orgue de Marcel Pérès)
c) Les
organistes-compositeurs
Lieu de prestige, disposant d'un Cavaillé-Coll retravaillé (certains
tuyaux restent du grand Clicquot classique de 1783, et même des orgues
du Moyen-Âge), aux moyens considérables (même si je n'en aime pas
personnellement le son un peu vertical, « blanc » et lisse), la
cathédrale recrute des figures qui, sans être forcément de la trempe
d'autres organistes parisiens en matière de composition (Franck,
Saint-Saëns, Widor, Messiaen étaient à quelques pâtés de maison), sont
toujours de très grands virtuoses et de redoutables improvisateurs. On
dispose ainsi de transcriptions de leurs exploits, de bandes, parfois
de compositions mises sur le papier par leurs soins, en particulier au
vingtième siècle.
Je laisse de côté Arnoul Gréban,
qui officie dans les années 1450 comme organiste, mais ne nous a rien
laissé de musical : s'il est encore célèbre, c'est comme auteur
dramatique, pour son Mystère de la
Passion (où Satan se fait disputer par Lucifer pour ne plus
parvenir à terroriser les hommes après la Bonne Nouvelle).
Premier titulaire vedette dans notre histoire des
organistes de
Notre-Dame restés à la postérité comme compositeurs (alors que nous
disposons d'une liste assez fournie des organistes de Notre-Dame depuis
qu'un instrument est installé, dès la construction de la nouvelle
cathédrale !), Louis-Claude Daquin
(1755-1772, né en 1694), virtuose du clavecin (un Livre, en 1735, de
danses
canoniques et de pièces de caractère à titres pittoresques), auteur de
messes et motets (Te Deum, Miserere, Leçons de Ténèbres… inédits au
disque me semble-t-il), mais surtout resté à la postérité pour ses
arrangements organistiques de Noëls de
1757, toujours régulièrement au répertoire ! Luxuriants, riches
en contrepoint (très souvent des entrelacs de deux voix mélodiques
individuellement prégnantes), dansants, il s'agit d'ouvrages
d'orfèvrerie remarquablement aboutis malgré leur principe de paraphrase.
[[]]
Le dixième des Noëls du «
Nouveau Livre », par Marina
Tchebourkina à la Chapelle Royale de Versailles, chez Natives.
Le son est certes assez réverbéré, mais on entend tout de même le
détail, et servi par une fougue et une sorte de violence jubilatoire
qui me la rendent assez incontouranble dans tous les grands massifs
baroques français (Grigny, Couperin…), d'autant qu'elle enregistre en
général sur de jolis pipeaux (Boizard de Saint-Michel-en-Thiérache, Dom
Bedos de Saint-Croix de Bordeaux…).
Néanmoins on peut aussi se précipiter, pour une authenticité
folklorique et rugueuse encore plus saillante, sur le disque de Pierre Bardon (l'un de ses
meilleurs) chez Pierre Vérany, qui ose des saveurs extrêmement franches
– et au contraire capté de très près, fort peu réverbéré.
Armand-Louis Couperin, quoique
sensiblement plus jeune (né en 1727) que Daquin, tient simultanément la
tribune (1755-1789), organisée en quartiers (quatre titulaires au fil
de l'année). Il s'occupe aussi, simultanément, de la charge familiale
de Saint-Gervais, de la Sainte-Chapelle, de la Chapelle Royale, ainsi
que d'autres couvents et paroisses – il meurt d'ailleurs renversé par
un cheval, sur le chemin reliant la Sainte-Chapelle à Saint-Gervais
(considérant ses contraintes professionnelles, la probabilité de mourir
là était finalement particulièrement élevée, plus que pour n'importe
lequel d'entre nous).
Malgré cette place particulière dans les tribunes
parisiennes les plus prestigieuses ainsi que sa réputation
d'improvisateur particulièrement élogieuse, A.-L. Couperin (petit-neveu
de Louis, cousin de François) ne nous a laissé que deux pièces pour
orgue (manifestement écrites initialement pour le clavecin, de
surcroît), et un assez grand nombre de pièces de clavecin, d'un style
qui oscille entre la charpente du cousin et le pittoresque des opéras
de Rameau – globalement un style plutôt galant, reflet de l'évolution
du goût en cette fin de période baroque (les opéra-ballets tiennent le
haut de l'affiche tandis que les tragédies en musique deviennent
toujours plus galantes, moins tragiques et moins littéraires pour
complaire au goût dévoyé du public dénaturé).
[[]]
Parmi le choix en monographies,
je suggère Charlotte Mattax Moersch,
instrument très riche, et sens du discours qui prend son temps, avec un
babillement presque verbal. Témoins iciLa Chéron
et ses procédés clairement inspirés des Barricades du cousin François.
Mais on trouve d'autres beaux volumes consacrés tout entiers à A.-L.
Couperin : Harald Hoeren capté très nettement par CPO, Sophie Yates
avec un son pincé-nasal délicieux (presque du hautbois) chez
Chaconne-Chandos, les résonances sympathiques presques symphoniques de
Jennifer Paul chez Klavier…
Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, Claude Balbastre a cumulé tous les
honneurs chez les clercs (à Saint-Roch, à Notre-Dame) comme à la Cour
(organiste de Monsieur et co-titulaire de la Chapelle Royale,
professeur de Marie-Antoinette…) ; ce qui nous reste de lui est surtout
de l'ordre de la musique de chambre, de la transcription, du
divertissement. Sa musique pour orgue contient des Noëls très directs, épurés par le
style classique, servant des mélodies fortes par des figures
d'accompagnements en général non thématiques (parfois de simples
arpèges
brisés de type « basse d'Alberti), un Magnificat très agile pour les
doigts et même un de ses concertos, récemment retrouvé (non conforme
aux formats italiens ou allemands : Prélude-Allegro-Gavotte-Allegro).
Sa grande heure de
gloire advient paradoxalement à la Révolution qui ruine sa situation
personnelle : il perd tout ses titres et revenus, tandis que l'orgue de
la
cathédrale, devenue Temple de la Raison, est menacé de démolition – ses
improvisations sur les chants révolutionnaires suscitent
l'engouement et sauvent l'instrument. Balbastre est souvent présenté en
héros dans l'épisode (ou vu avec suspicion en opportuniste), mais
d'après ce que j'en ai lu (sous réserve, je n'en ai vu mention que dans
un article de Guy Tartelin sur « 1793 en musique », dans des actes de
colloque autour de la réception politique de Kant dans ces années !),
son libre arbitre et son rapport intime aux impératifs catégoriques
furent fort peu sollicités, puisqu'il fut tout simplement contraint de
donner satisfaction aux révolutionnaires. [L'épisode paraît
effectivement congruent avec les poussées de fièvres régulièrement
documentées dans les spectacles, qui amènent les auteurs à adapter les
pièces au gré des injonctions, enthousiasmes ou suspicions de groupes
d'engagés qui se manifestent durant la représentation – tenez, ce fut
aussi vrai pour Tarare, parmi mille autre
exemples.]
Il nous reste de cette période sa transcription de Ah, ça iraet ses variations sur La Marseillaise
publiées pour pianoforte, en grands accords démonstratifs, qui se
changent en fusées et aboutissent sur la « fuite des ennemis » (gammes
ascendantes en dixième d'où émerge encore le thème) et un grand cluster (toutes les notes blanches
activées simultanément sur deux octaves) pour imiter le coup de canon
victorieux.
Balbastre était réputé pour ses improvisations et sa digitalité
fulgurante.
Ses talents attiraient les curieux à telle enseigne qu'il fut plusieurs
fois interdit d'exercice par l'archevêque pour les grandes fêtes, afin
d'éviter un attroupement de badauds peu sensibles à la solennité de
l'occasion ; de même, ses adaptations de chants martiaux amenaient bien
au delà des convaincus politiques dans la nef du nouveau Temple.
[[]]
Le double disque de Michel Chapuis
et Marina Tchebourkina, chez
Natives, est la parution la plus complète à ce jour (quoique pas
intégrale me semble-t-il) du répertoire de Balbastre, assez mal
représenté au disque, une fois retiré les albums de clavecin. Je trouve
tout de même le son de Saint-Roch bien blanc et moderne dans leurs deux
registrations ; c'est pourquoi j'ai plutôt choisi en illustration
sonore un Offertoire joué à Saint-Roch également, mais par Françoise Levechin-Gangloff (chez
Skarbo), plus typé, et qui donne bien à entendre les accompagnements
épurés de style classique, propres à Balbastre.
Sur les titulaires du XIXe siècle,
il y aurait un sujet passionnant à
filer, mais Desprez, Blin, Pollet, Danjou et Sergent (titulaire de 1847
à 1900 !) n'ont pas marqué l'imaginaire collectif, ni même le
répertoire pour orgue tel qu'il est aujourd'hui ; ce serait le sujet
d'une notule à part, à construire par exemple avec les autres grands
pôles de la création organistique d'alors, entre Sainte-Clotilde
(Franck, Pierné, Tournemire), la Madeleine (Lefbure-Wély, Saint-Saëns,
Dubois, Fauré) et Saint-Sulpice (Widor).
Le dernier titulaire emblématique avant d'évoquer la
période contemporaine est bien sûr Louis
Vierne
(de 1900 à sa mort, en 1937). Auteur de beaucoup de musique de chambre
et de mélodies, de quelques poèmes chantés avec orchestre / petits
oratorios / cantates, il nous reste peu de musique sacrée, de sa main,
l'essentiel de sa musique d'orgue étant ou abstraite (les symphonies), ou profane (les 24 Pièces de fantaisie,
quoique évoquant quelquefois des aspects architecturaux ou sonores des
églises, gargouilles et carillons – j'y reviendrai), ou écrite pour des
circonstances exceptionnelles
(la Marche triomphale pour le centenaire de Napoléon – une pièce
splendide au demeurant).
Nous avons bien une Messe solennelle à deux orgues,
mais elle est conçue pour Saint-Sulpice, où elle est créée avec Widor
l'année où Vierne entre en fonctionne à Notre-Dame. Il reste donc
essentiellementquelques motets pour solo et orgue (Ave Maria, Ave Verum, trois motets Op.21
perdus), un Tantum ergo
composé à seize ans, et des œuvres pour orgue quelquefois (elles sont
très minoritaires) destinées à la liturgie : deux Messe basse pour orgue, très jolies
ponctuations sur les jeux de fond, un Prélude
funèbre, une Communion
(là aussi, ces deux-là ne furent pas écrits pour Notre-Dame a priori,
composés avant sa nomination). À cela s'ajoute le petit cycle de
mélodies – peut-être la plus belle chose qu'il ait écrite, avec la
mélodie « Marine » des Spleens et
Détresses – Les Angélus,
tout à fait profane, mais en lien avec les cloches et et les heures du
jour rythmées par le sacré.
Sa musique a plusieurs visages : il donne
quelquefois dans une forme de pittoresque
(ses Pièces de fantaisie à
l'orgue, ses Préludes à
titres au piano, ses mélodies parfois assez visuelles), mais reste
toujours marqué par une manière de
sévérité, de tristesse, qui peut devenir particulièrement
menaçante lorsqu'elle s'exprime dans ses œuvres abstraites comme son Quintette
piano-cordes (un tombeau pour son fils Jacques) ou ses symphonies pour
orgue, à l'harmonie chargée et aux atmosphères très peu lumineuses. Ses
quelques improvisations transcrites révèlent que, pour l'ordinaire de
la messe comme pour les grandes célébrations, il se contraignait à une
écriture plus simple et moins sinistre.
Il faut dire que la
vie
l'a peu épargné : menacé toute sa vie par une maladie héréditaire
l'emmenant progressivement vers la cécité, exclu de la succession de
Guilmant au Conservatoire à cause de disputes entre Fauré (directeur du
Conservatoire) et Widor (son maître), tôt séparé de sa femme Arlette
(qui lui était infidèle), il perd ses deux fils brutalement, André de
la tuberculose à dix ans, tandis que Jacques se suicide à 17 ans, alors
qu'il est engagé volontaire sur le front (pour lequel son père, en
raison de son âge, avait dû lui écrire une dispense). Clairement, chez
lui, la biographie a teinté la musique de cette absence de joie – qui
caractérise ses couleurs sonores, jusque dans les pièces de fête.
[[]] Steven Lancaster et Kevin Vaughn dans le troisième
Angélus, « Au soir ».
Album constitué d'un ensemble de chants sacrés (hors celui-ci,
profane à thème sacré), paru chez Albany.
(La seule autre version complète que j'aie trouvé est dans sa
version originale pour soprano, chez Herald, et couplée avec la Messe
Solennelle.)
La
malédiction se poursuit avec sa succession : son assistant et protégé Maurice Duruflé est écarté (Vierne
n'avait pas donné entièrement satisfaction à la hiérarchie), et c'est
un autre assistant, Léonce de
Saint-Martin, est choisi – son mandat dure jusqu'à l'ère
contemporaine, avec la nomination de Cochereau en 1954. Comme je crois
que l'empreinte des organistes-compositeurs suivants est plutôt celle
d'organistes-improvisateurs que de compositeurs ayant activement influé
sur leurs contemporains et successeurs (même s'ils ont pour certains,
comme Pierre Cochereau et Jean-Pierre Leguay, légué une œuvre écrite,
et qui pour ce dernier excède assez nettement le répertoire d'orgue),
je réserve leur exploration dans le cadre du troisième chapitre de
cette série : les interprètes actuels de la musique à Notre-Dame.
Un mot sur Duruflé
peut-être ? Très loin de l'esthétique tourmentée de Vierne
(surcharge harmonique, charge émotionnelle très lourde), Duruflé
travaille d'abord sur l'inclusion des modes grégoriens, sur une forme
d'ascèse, de retour à une épure qui regarde vers le passé – même si sa
musique est en réalité d'une sophistication tout à fait de son temps.
Il reste désormais régulièrement joué pour son Requiemet sesQuatre Motets sur des
thèmes grégoriens , son Notre
Père à quatre voix (en particulier par les ensembles amateurs,
car ils sont d'une exigence vocale modique tout en fournissant une
musique qui n'est pas de seconde catégorie), toutes des œuvres très
postérieures (1947-1977) à sa période à Notre-Dame (1927 à 1937,
lorsque Vierne meurt à la tribune alors que Duruflé l'y assiste).
Il a pourtant écrit un peu au delà, Trois Danses
pour orchestre (beaucoup plus hardies, on entend la préfiguration de
Jolivet et autres français traditionnels-profusifs du milieu du XXe
siècle), uneMissa cum
jubilo(pour baryton solo, chœur de barytons – là encore
une réminiscence grégorienne – et orgue ou orchestre !), une pièce
tripartite pour flûte, alto et piano, un peu de piano solo ou à quatre
mains (dont des versions, préalables et postérieures, de ses Danses symphoniques), et bien sûr
un peu plus d'une heure de musique
d'orgue.
De sa musique prévue pour exécution entre des murs
sacrés, seules deux pièces, pour orgue,
datent de sa période comme assistant
à Notre-Dame : lePrélude, Adagio & Choralsur le Veni Creator
(1930), caractéristique de son goût pour le grégorien, qui lui vaut
alors le Prix de Composition des Amis
de l'orgue, et sa Suite Op.5 (1932), davantage sombre et
marquée par l'esthétique de Vierne par endroit (le final !) contenant
Prélude, Sicilienne et Toccata.
[[]] Frédéric Ledroit dans le Prélude du Veni Creator de Duruflé,
sur l'incroyable Miocque-Beuchet d'Angoulême.
Il existe quantité de bonnes versions isolées de ces
deux pièces (Torvald Torén chez le spécialiste Proprius, par exemple),
mais on trouve facilement des intégrales : Henry Fairs chez Naxos (je
déconseille), Hans Fagius
chez BIS (pas énormément de relief), Friedhelm Flamme chez CPO
(très bien, même s'il existe prises de son plus physiques), Frédéric Ledroit chez
Skarbo (très belles atmosphères, contrastes frappants, certes capté un
peu loin du son, mais on entend tous les bruits de mécanique !), Todd Wilson chez Delos (le
fruité du Schudi de Dallas est un régal)…
Dans les prochains épisodes de cette série (qui devait n'être qu'une
courte sélection discographique, mais le sujet est trop stimulant pour
s'y limiter…) :
2. Littérature et
imaginaires
… où l'on explorera les évocations du Moyen-Âge qui peuvent
soutenir une rêverie autour des cathédrales (la « Fête des Fous et de
l'Âne »…), les descriptions
sonores d'éléments architecturaux (vitraux, rétables, gargouilles…),
bien sûr les adaptations du roman de Hugo (Bertin, Schmidt, Auric…).
3. Les
interprètes de Notre-Dame aujourd'hui
… où l'on s'interrogera sur les musiciens qui ont fait vivre la musique
de la cathédrale ces dernières décennies.
Conçue au départ pour satisfaire de simples
demandes, guidées par la vive émotion du moment, de playlists thématiques, cette
petite exploration revêt aussi, à mon sens, un réel intérêt pédagogique
: en se fixant sur un seul lieu
(a fortiori un lieu aussi
précisément documenté), je trouve intéressant de mesurer les évolutions des formats
musicaux liturgiques, para-liturgiques, extra-liturgiques, voire leur
rapport avec le le lieu et l'histoire.
Actuellement, Musiques
à Notre-Dame, qui animait avec des programmes ambitieux
(compositeurs peu joués, ensembles invités aussi bien que mise à
contribution de la formidable Maîtrise d'enfants et d'adultes) les
mardis musicaux du lieu, tend à déplacer ses concerts à Saint-Sulpice, la cathédrale par
intérim (aussi victime toute récente d'un incendie, mais passons).
Et que deviendront les titulaires de l'orgue ?
Certes souvent multi-titulaires et assez primés, éprouvés et admirés
pour trouver du travail sans trop d'effort, mais pour s'installer de
façon définitive à une tribune aussi prestigieuse, cela peut supposer
un déménagement assez lointain, ou beaucoup de patience – plus longue
potentiellement que la reconstruction, les tribunes de grande facture
étant en général conservées à vie, voire dynastiquement (les Bardon à
Saint-Maximin !)…
Ce sera peut-être le quatrième chapitre de cette série, tandis se
dessinera le choix de végétaliser les ruines sous un globe en verre
composite couronné d'une flèche en carbone vermillon gonflable offerte
par Jeff Koons.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Genres a suscité :
Inspiré par les récentes incursions de L'Oiseleur des Longchamps
(cantate Antigone d'André
Bloch en 2016 ; L'Amour africain
de Paladilhe et sa complainte du Prix de Rome, la semaine dernière) et
par la série discographique de Bru Zane autour des Prix de Rome
(Gounod, Saint-Saëns, Gustave Charpentier, Debussy, Max d'Ollone…),
plusieurs parutions discographiques (première génération avec Deshayes
/ Opera Fuoco) ou concerts (extraits de toutes époques par Les Solistes
de Lyon avec Noël Lee), ces dernières années, je me dis qu'il n'est
peut-être pas inutile de poser quelque part les principes du concours
d'accès à la Villa Médicis.
Depuis le rocking-chair dans la
véranda.
1.
Les sièges de l'Académie des Beaux-Arts
Installée
au sein des cinq Académies de l'Institut de France (Académie
Française de 1635, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de 1663,
Académie des Sciences de 1666, Académie des sciences morales et
politiques de 1795), l'Académie des
Beaux-Arts regroupe, à partir de
1816, les anciennes académies créées sous Mazarin (Peinture &
Sculpture en 1648) et Louis XIV (Musique
bien sûr, en 1669, avec Perrin, le poète prédécesseur de LULLY
; Architecture en 1671). Il
existait une Académie de
Danse dès 1661,
mais elle fut largement dissoute dans la Musique, et son caractère
peut-être moins érudit et plus pratique que les autres rendait, je
suppose, sa représentation moins indispensable dans le quota de
l'institution telle qu'elle fut fixée en 1816 (en réalité, l'Académie
de Danse devient peu ou prou le Ballet de l'Opéra de Paris et perd son
statut académique un peu avant la Révolution).
Actuellement,
l'Académie des Beaux-Arts comporte 9 sièges
en
peinture, 8 en sculpture, 9 en architecture, 4 en gravure, 8 en
composition musicale, 6 en cinéma & audiovisuel (Polanski, Moreau,
Annaud), 4 en photographie (Salgado, Arthus-Bertrand), auxquels
s'ajoutent 10 membres libres (Pierre Cardin, Hugues Gall, William
Christie, Patrick de Carolis) et des associés étrangers parfaitement
hétéroclites (le chef des ismaéliens, Ieoh Ming Pei, la dernière épouse
du Chah, Seiji Ozawa, la mère de l'émir du Qatar, Woody Allen). Côté composition
: Petitgirard, Mâche, Canat de Chizy, Levinas, Escaich, Amy (et deux
sièges vacants). on est parvenu au tour de force de ne choisir que des
compositeurs secondaires représentatifs d'une certaine mode, tout en
étendant le compas des dodécaphonisants dogmatiques (Amy, même si ça ne
s'est jamais entendu dans ses compositions finalement très accessibles
et avenantes…) jusqu'aux néo-tonals les plus flasques (Petitgirard), en
passant par l'atonalité moche vaguement habillée par l'orchestration
(Canat de Chizy). Au demeurant, j'aime beaucoup Mâche, Amy et certaines
choses d'Escaich, mais je trouve plaisant qu'on ait distingué
essentiellement des compositeurs qui sont perçus comme académiques
(sauf Levinas, il est vrai), chacun dans des univers esthétiques et
idéologiques assez opposés.
2. La
villégiature romaine
Les Académies (gravure & sculpture, puis
architecture), avant leur réunion, et dès le XVIIe siècle, ont proposé
un séjour pensionné à Rome
pour permettre aux artistes de se former à la source de tout art. Au
XIXe siècle, le lauréat était même exempté du service militaire, pour
être certain de ne pas mettre en danger sa valeur artistique.
Le modèle
s'est étendu à un assez grand nombre
de pays (1806 aux Pays-Bas via
Louis Bonaparte, 1832 en Belgique – qui couronne en 1893 l'Andromède de Lekeu… du Second Prix
–, 1894 aux États-Unis, 1987 au Canada) et dedisciplines (gravure en taille-douce
à partir de 1804, et aux États-Unis on ajouta Renaissance & Early Modern, History of Art, Landscape Architecture, Design…).
Ce concours
est initialement créé en 1663
pour la peinture et la sculpture, mais la
composition musicale n'est ajoutée qu'en 1803
(il s'en est fallu de peu que la musique soit considérée comme plus
mineure que la gravure en taille-douce, s'étrangleront les mélomanes).
Le trio des injonctions
contradictoires dans Alyssa
de Raoul Laparra.
(Elle emporte le Premier Grand Prix en 1903, l'année de la première
participation de Ravel)
3. La musique à la remorque
L'apparition
tardive de la musique dans les compétences du cours n'est pas illogique
au demeurant : la musique, en France, était essentiellement commandée
par les paroisses & couvents ou par le roi et quelques grandes
maisons (un sujet sur lequel on reviendra pour une prochaine notule sur
la musique sacrée provinciale du XVIIe siècle on a les loisirs
qu'on peut). Dans ce cadre,
il n'y avait pas vraiment lieu de distinguer des musiciens qui créaient
pour leur mécène local, on n'y cherchait pas la singularité
stylistique ou l'absolue prédominance de l'art ; selon leur cote, les
artistes obtenaient plus ou moins prestigieux / généreux patron.
À l'aube du XIXe siècle, les institutions
musicales ont pris une certaine autonomie (fin des privilèges
notamment), et la pensée de la
composition s'est elle aussi
individualisée ; les modes de
consommation des œuvres à grand effectif dépassent alors les seules
commandes des puissants.
Il n'est donc pas si fantaisiste que la nécessité de
distinguer individuellement des
compositeurs pour les réserver aux formes
reines (et qu'ils soient ensuite
repérés par les maisons d'Opéra) soit apparue à ce moment-là. Même si
le souverain ne choisissait plus les titres joués à l'Opéra depuis la
crise mystique un peu dédaigneuse du Louis XIV époque Maintenon, les
princes avaient
leurs favoris musicaux (Gluck et Sacchini pour Marie-Antoinette…), et
la fin de l'Ancien Régime a sans doute rendu plus évidente la nécessité
de mettre à l'épreuve les musiciens, à l'aune de leur mérite technique. Je suppose que l'Académie
Royale/Nationale/Impériale de Musique a largement débattu de cela et
que mes suppositions se trouvent confirmées ou infirmées de façon très
explicite dans les comptes-rendus de séance où je ne suis pas allé
fouiner, mon sujet étant plus bassement concret.
4.
Les règles du concours : éliminatoires
Le but de la cantate
du Prix de Rome
était de proposer aux candidats finalistes la possibilité d'écrire un
opéra miniature, en forme de cantate dramatique – à chaque fois, une
scène particulièrement intense, sorte de condensation de toute la
matière d'un opéra (la rencontre, l'amour, les tourments, la mort des
amants, tout peut tenir dans cette quinzaine de minutes). Puisque
l'espoir était bel et bien de distinguer de futurs talents, assez spécifiquement
pour l'Opéra.
Pour s'assurer de leur qualité technique et limiter le nombre de
finalistes (6 maximum), le jury imposait d'abord aux candidats deux épreuves sélectives :
♦ une fugue pour double chœur
(8 parties, donc) sur un texte latin, à écrire en loge pendant une
journée – dans une pièce fermée, sans communication avec l'extérieur,
comme cela se fait toujours pour les épreuves finales d'écriture
aujourd'hui, au moins dans les conservatoires supérieurs de Lyon et
Paris. De quoi juger des compétences contrapuntiques des candidats. Aux
débuts du concours (en 1803 pour la musique, donc), on
exigeait même qu'elle fût écrite en contrepoint
rigoureux
(c'est-à-dire selon des règles très contraignantes et harmoniquement
très archaïsantes), véritable sélection de musique pure, voire de
technique académique inaltérée ;
♦ un chœur à 6
parties
accompagné par un grand orchestre sur une texte poétique imposé, qui
pouvait être écrit de façon plus homophonique (c'est-à-dire par accord)
et permettait davantage de juger des qualités harmoniques, de
l'orchestration, voire de la sensibilité évocatrice – le concours
récompensant essentiellement les qualités nécessaires à la composition
pour la scène.
Si bien des cantates se révèlent intéressantes, y
compris dans leur cadre contraint, en
revanche ces deux exercices représentent rarement, pour ceux que j'ai
entendus ou lus –
même de la part de grands compositeurs précoces – un sommet dans leur
production.
Réellement des épreuves éliminatoires, destinées d'ailleurs au seul
jury de l'Académie des Beaux-Arts.
Didon de Gustave Charpentier.
Toute la délicatesse d'un livret où le génie le dispute à
la sobriété typographique.
5.
Les règles du concours : la Cantate des lauréats
L'épreuve finale consistait justement en la
présentation de la fameuse Cantate,
sur un livret unique imposé à
tous les candidats. Elle devait être orchestrée,
mais n'était présentée au jury qu'en réduction
piano (accompagnée par le compositeur, on se demande comment fit
Berlioz !).
♫ Au milieu du XIXe
siècle, le temps de composition était de 25 jours, en loge : ils avaient des
heures de visite (!) et le droit de dîner en compagnie, mais tout ce
qui leur était adressé était surveillé (jusqu'au linge…) de façon à ce
qu'aucune antisèche ne vienne biaiser l'évaluation des facultés
créatives de chaque impétrant.
♫ Le format
lui-même évolue : au départ à une
seule voix (comme celles d'Hérold, Berlioz, Boisselot, Thomas,
Alkan…), le cahier des charges finit par exiger trois voix (soprano, ténor, basse)
avec des numéros obligés (un
ou deux airs, un duo, un trio, une section sans accompagnement).
Henri Dutilleux, avec L'Anneau du Roi (qu'il a toujours
refusé de faire jouer, on peut espérer que la partition reparaîtra un
jour), fut l'un des derniers lauréats, avant que l'examen sur dossier des candidats ne
rende l'attribution de la distinction plus suspecte de collusion, et en
tout cas bien moins spectaculaires – plus grand monde ne semble
s'émouvoir de l'obtention du Prix, et on découvre au détour d'un
entretien ou d'une biographie que tel ou tel a passé du temps aux frais
des Français chez les Médicis…
6.
Et puis ?
J'aimerais en dire un
peu plus sur l'évolution de l'exercice, sur
les différents lauréats, sur certaines cantates proposées au concours,
voire faire un tour de tout ce qui est disponible au disque (pas mal de
choses, en réalité, même si on est loin, très loin de tout couvrir !)
et en mentionner quelques-unes survolées en lecture et intéressantes,
mais je n'ai pas le temps aujourd'hui. Partie remise !
Sources :
Règlement de 1871 du Concours (qui s'appliquait au
moins jusqu'en 1889), lisible dans les recueils de Léon Aucoc Lois, Statuts et Règlements concernant les
anciennes Académies et l'Institut, librement disponibles sur Gallica.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Genres a suscité :
En ce moment, je me fais à moi-même des remarques profondes sur le
répertoire lyrique.
Vers
un opéra
de zombies ?
Ainsi, à l'heure où les compositeurs
ne savent plus écrire que de la musique de film d'horreur,
comment se fait-il que nous n'ayons toujours pas eu d'opéra de zombies
? Je suis sûr, en plus, que le relatif statisme de la plupart des
créatures imaginées, la tension avant tout psychologique (et
éventuellement quelques vidéoprojections honnêtement hémoglobinées)
seraient très adéquats pour cet art du temps distendu qu'est l'opéra.
Je vois très bien les hordes chorales s'installer progressivement par
strates (façon Ligeti / Hillborg
?), un orchestre d'abord fragmentaire s'épaissir progressivement (comme
dans Marche au supplice ou
les marches d'opéras tchèques, de Dalibor
à Rusalka), et le tout
déferler en décibels terrorisants, à la façon d'un climax de Lady Macbeth de Mtsensk.
Pas besoin d'une intrigue très évoluée non plus, le tout est d'éviter
les discours trop didactiques sur la marche du monde, les déductions se
font très bien tout seul…
Ce serait un opéra qui ne chanterait pas trop, avec peu de mots,
accessibles dans toutes les langues :
– Riiiiiiiiiiiiick !
Aaaaaaaaaaaaaaah !
– They are here / Sono qui / Ils sont là / Aquí están / De er her
/ הם
כאן !
– Oh no ! Gleeeeeeeeeeeeeeeeeeeenn !
Et propre à quelques répliques-cultes :
– Tu es mordu ?
– Oui. Ils sont les morts qui marchent. Je suis le mort qui parle.
(Messieurs les Gouverneurs de théâtre ou de cités idéales,
je suis disponible pour toute collaboration, mes tarifs sont modiques.)
Lorsqu'on parle d'ouvrir l'opéra
aux jeunes, à d'autres classes sociales que les aisées / éduquées, on
tient probablement là un biais plus sûr que les invitations de metteurs
en scène et producteurs de cinéma (branchés comme Hanecke ou plus
populaires comme Dayan), ni même en invitant un compositeur de cinéma
pour faire revivre un film (The Fly de
Howard Shore était un opéra remarquables, mais très cohérent avec les
codes du genre et de la musique du XXe siècle, peu accessible aux
novices). Même problème pour les films adaptés en opéra – que ce soit,
dans deux esthétiques diamétralement opposées, Il Postino
de Catán (rétro) ou The Secret of
Brokeback Mountain (atonal) : c'est avant tout un opéra inspiré
d'une source filmique, qui se pense d'abord comme un opéra.
Car, dans cas de l'opéra de zombies,
ce ne serait pas l'affiche qui varierait, mais son contenu même : non pas changer
l'habillage thématique de l'opéra comme on le faisait dans le seria en remplaçant Tarquin par
Pyrame et Renaud par Néron, mais son cahier des charges tout entier. Il
ne faudrait pas faire un opéra
qui parle de tel sujet, mais s'emparer d'une matière populaire pour la
faire vivre par le biais de l'opéra. C'est le type même de sujet où les
masses chorales, la tension musicale, la présence scénique, la lenteur
tournoyante des répliques d'opéra peuvent prendre tout leur sens, même
pour un public habitué à des rythmes beaucoup plus cavalcadants,
l'occasion de se poser, avant même de parler de langage, la question du
traitement musical du sujet.
(Ce n'est nullement un propos prosélyte, je dis tout cela tout en
demeurant plutôt perplexe devant la mode du film de zombie – une chose
à laquelle on ne peut pas vraiment croire désormais, et dont la
symbolique est un peu univoque. C'est surtout le prétexte pour poser la
question de l'écriture d'un opéra qui ne soit pas enclavé dans le genre
de l' « opéra contemporain » ni de l' « opéra néo / rétro ».)
Extrait du livret de l'opéra tant espéré.
De la même façon, on attend toujours l'opéra wagnérien fondé sur les motifs (et les intrigues) de Star Wars. Quel
terrain de jeu pour un compositeur qui accepterait d'abdiquer son style
propre pour épouver pleinement l'exercice ! Et quel succès
public, se figure-t-on… (Je vous laisse rêver la
distribution avec Netrebko en alderaanaise, Kaufmann en Dooku, Dohmen
en Vader, Domingo en Jabba, Fouchécourt en Yoda,)
Les compositeurs de film
manquent parfois de sens de la structure pour réussir les opéras, mais
dans ce genre du renouveau pensé hors de la tradition exploratrice du
XXe siècle (ou de l'imitation du XIXe), l'un des plus convaincant est
pour moi Marius et Fanny
de Vladimir Cosma. L'opéra est bâti en séquences fermées, dans un
langage tonal un peu naïf, mais il s'empare de la couleur de son sujet
avec une fraîcheur qui lui correspond directement, au lieu de lui
imposer telle grammaire propre au compositeur.
J'avais déjà essayé de tirer, sous un autre angle (plus attaché aux convergences
des compositeurs de film dans ce répertoire), quelques lignes de force
autour de cette question. Mais je me dis qu'il y aurait vraiment, même
avec un compositeur qui ne soit qu'un habile faiseur, l'occasion de
proposer des opéras marquants et surtout à nouveau accessibles – ce qui
n'est plus guère le cas d'une large part du répertoire depuis… Wagner
(et de moins en moins au fil des décennies, il suffit d'observer le
nombre de lyricophiles qui s'abstiennent lors des créations, même ceux
qui ne sont pas rétifs aux langages du second XXe).
À quand le grand opéra-spectacle Glotte
of the Dead, ou
l'oratorio Singing in the Dead ?
J'attends.
Nabucco, opéra uchronique
En réécoutant l'œuvre, l'un des Verdi les plus aboutis (dans la période
pré-Rigoletto, Il Corsaro et Stiffelio sont aussi des
chefs-d'œuvre étonnants et, eux, assez peu représentés !), je me fais
une autre remarque pénétrante.
On commente les contre-choses et les volumes vocaux nécessaires,
l'agilité et la puissance d'Abigaille, sa propension à rompre les voix,
à commencer par celle de la dolce
amica du compositeur, et bien sûr la veine mélodique
inépuisable, les grands concertatos (le canon « S'appressan gl'istanti
» !) ahurissants d'un si jeune compositeur. Pourtant, lorsqu'on
découvre cet opéra, est-ce qu'il n'y a pas plus troublant encore ?
Je vous aide : à la fin de l'histoire, Nabuchodonosor
II se convertit au judaïsme, bâtit des synagogues, et tout
l'Empire néo-babylonien (ex-assyrien, futur perse) avec lui.
L'influence d'Israël s'étend jusqu'aux confins de l'Inde, et l'heure
est proche où les Hébreux manqueront de détruire Athènes.
Inventer des personnages est
assez commun, et même ordinaire et canonique dans tout le théâtre
classique : on peut inventer n'importe quel amant ou parent à ses
héros, pourvu que cela n'infléchisse pas le caractère connu. On peut
même éventuellement modifier un peu leurs morts, voire les ressusciter…
Acceptons donc la fille usurpatrice (à l'origine tout de même de deux
coups d'État), ce n'est qu'une parenthèse dramatique. La fille préférée
qui se trouve otage à Jérusalem (où elle faisait sûrement du shopping,
les chandeliers babyloniens sont tellement communs et ennuyeux…), on
peut aussi la tolérer, même si sa conversion un peu didactique au
judaïsme flatte plus la foi des spectateurs qu'elle ne paraît
nécessaire à l'intrigue.
Mais tout de même, l'opéra se finit avec un bouleversement complet de toute
l'Histoire du monde. Je ne vois pas d'exemples de pièces ou d'opéras
qui fassent ainsi échapper Louis XVI captif par Marat encore tout
trempé, ou Napoléon II être sacré sur le champ de bataille après la
victoire de Waterloo…
Authentique mouvement désordonné de foule babylonienne.
(Milan 1987)
Cependant, comme la justice immanente n'est pas un vain concept,
semble-t-il, les chefs n'ont pas toujours eu plus de respect pour
l'œuvre que le livret de Temistocle Solera n'en avait eu pour
l'Histoire. En plus des coupes multiples, on rencontre ainsi des bidouillages dont l'opéra italien
est hélas coutumier (comme ces hideuses fins ménagées pour les
applaudissement à la fin d'È lucevan
le stelle ou Nessun dorma)
; ainsi en 1981 à Vérone, dans un cadre de plein air propice à toutes
les basses démagogiques, Maurizio Arena fait répéter la phrase de
louange de Nabucco (« Ah, torna, Israel ») de façon à placer le chœur «
Immenso Jehovah » après la mort d'Abigaille, coupant la réelle fin
(très brève et saillante, du grand Verdi) au profit de ce grand chœur a cappella monumental.
Le respect est mort, on cherche encore le corps.
→ Si vous souhaitez écouter l'œuvre
dans de bonnes condition, il existe bien sûr beaucoup de références
luxueuses, dont certaines très réussies, des historiques Gui 1949 (avec
Callas) et Previtali 1951 au studio Sinopoli, aux traces d'Oren (avec
Dimitrova et Bruson) à Vérone, ou de Santi à Paris en 1979 (Bumbry et
Raimondi, longtemps bande pirate et désormais parue en DVD). Mais pour
tous ceux qui doutent des qualités de la partition, ou qui veulent
renouveler leur écoute, la version Mariotti
à Parme (écoutez ici), parue chez C Major avec le reste de
l'intégrale Verdi de très haute tenue, est réellement un enchantement :
l'accompagnement vit avec beaucoup de finesse, et malgré son caractère
rudimentaire, marque quantité de fléchissements expressifs très
suggestifs. La reprise piano
de « Salgo già del trono aurato » n'a rien d'une coquetterie dynamique,
par exemple. Mariotti fait partie de cette nouvelle génération de chefs
d'opéra italien, avec Zanetti par exemple, qui construisent une réelle pensée et un discours très fin sur
des partitions où l'orchestre est pourtant conçu comme un
accompagnement – mais Verdi ménage suffisamment de détails précieux
pour le permettre.
→ Un sujet déjà abordé dans cette
notule, beaucoup d'autres détails de ce type restent en réserve
pour de futures entrées.
Et bien sûr, encore quelques idées hautement géniales, mais je ne les
livre pas toutes ce soir. À bientôt.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Genres a suscité :
À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le
XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène,
un mot pour replacer ce jalon important
dans l'ensemble du répertoire,
et en faire entendre quelques extraits.
D'abord, il faut lire la notule d'introduction
consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en
musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses
implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour
introduire cette notule et contient même une liste et une discographie
commentée de tous les opéras français de Sacchini.
1. Piccinni-Sacchini : un
duel jusqu'au sang
Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de
Musique en œuvres dans le nouveau
style
– les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les
directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et
on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux
compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style
itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni
et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en
tant que représentant du style italien.
Renaud (la suite du sujet de
l'Armide de Quinault, une
véritable sequel
pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes,
qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride
en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni.
On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et
la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre
les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.
À l'automne 1783, on décide de faire représenter
deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y
eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le
chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine, à ceci près que Chimène
me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a
encore jamais été décemment servie.
Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des
commandes jusqu'à sa mort – Dardanus,
Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un
livret de Guillard.
2. Guillard
: un livret volé mais raisonnable
Nicolas-François
Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique
« réformée » : librettistede l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard
des Horaces de Salieri,
arrangeant même Proserpine de
Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam
pour Le Sueur en 1809 ! Dans une ère où les livrets sont en
général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur
laquelle poser la musique, il fait partie des rarespoètes un peu soignés et ambitieux.
Les Horaces,
dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement :
entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes
minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est
habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte
romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.
Dans Chimène ou
le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.
D'abord, il est rare
que la matière soit empruntée aux périodes
récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à
la mythologie grecque, plus
rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les
aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste
; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en
scène des figures historiques de l'Antiquité.
Ce choix s'explique par la présence au répertoire
(parlé) du Cid de Corneille –
mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adaptéAndromaque
de Racine pour Grétry, évidemment.
Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui
avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la
citation directe de 80 vers ; ici, une
intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts,
sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus
pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains »
pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à
Corneille de toute façon.
Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est
pas ma faute !)
3. Corneille aplati, Guillard triomphant
L'intrigue.
Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de
l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses
conséquences portent tout le drame.
Début de l'acte III du Cid
dans l'édition de 1639.
Acte I
Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en
fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans
le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande
néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la
logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut
compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de
Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas
chez feu Gormas mais chez le roi.
Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son
père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès
pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui
apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un
danger dont le roi n'est pas encore informé.
Acte II
Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais
un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de
Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander
vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche
pour champion.
Acte III
Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant
qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache
sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à
demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle
aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle
agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle
finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour
annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour
les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.
Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.
Ce dernier acte
suit vraiment d'assez près la
matière de Corneille.
Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du
tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un
livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de
la musique.
L'acte I est particulièrement dense en informations,
avec beaucoup d'action
pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de
suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates
de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance
et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur
», on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De
même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la
forfanterie pour un héros classique.]
[[]]
Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
De même, les
incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du
combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre
– où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.
[[]]
Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier
2017.
Le résultat est évidemment sur le strict plan
littéraire assez plat, mais sa
structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire,
préparant pour chaque air
(certes pas très subtilement exprimés) un
contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus
efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière
de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du
duel.
4. Sacchini, le Mozart français
Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau
représentant du style germanique, Sacchini
écrit une musique
particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux
et
plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de
la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les
numéros isolés (airs et
ensembles), dans la mélodie, dans
l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions
de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée
trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.
Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.
Fusées et croches obstinées des violoncelles.
Réellement de son temps, sa musique, malgré les
nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une
même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes
rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous
apparaît tout de même légère,
sa gamme de sentiments « positive »
– le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches
régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
En revanche, le concertato
final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne
dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que
les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait
une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve
délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.
[[]]
Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le
13 janvier 2017.
À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est
étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des
commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de
force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est
surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs
qui est en cause, je crois…), mais
l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis
sur de belles mélodies. Le
plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés
(à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est
assez frappante dans les conclusions
des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe
mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique
quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les
petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs,
certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux
bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère
se sentir fâché.
D'où vient ce rapprochement ? Sans doute
surtout de l'autonomie des airs,
qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de
simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en
général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands
Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non
être le centre de toute l'attention
comme dans Chimène.
[[]]
L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de
Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento »
de Lucio Silla de Mozart
(1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
[[]]
La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend
les tournures de « Come scoglio » (Così
fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de
l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est
pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio
» dans le Falstaff de
Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela
marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus
grande que chez ses collègues, avec le style européen –
et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Bien évidemment, ce ne peut être comparé
structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique,
et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui
joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions
complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une
fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu
de racolage, dites-moi ? [J'ai ajusté le nom du site en
conséquence.]
Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas
exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.
Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts
de Don Giovanni
(1787) et de Chimène (1783),
lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en
concert. Le seul compositeur
d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à
mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux
(mais pas du tout celui de Richard
Cœur-de-Lion, d'Andromaque
et de la plupart des opéras comiques).
[[]]
Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent
déjà au début de Chimène ou le Cid
en 1783.
5. Coups de
maître
Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou
leur réussite :
►
L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une
entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction
élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de
simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la
fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut
concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très
réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as
donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».
[[]]
Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► L'exploit de Rodrigue contre les
Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui
habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez
original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et
le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très
varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au
contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il
nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un
effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la
musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort
l'ubiquité du héros.
Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais
elle étonne, favorablement.
[[]]
Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le
Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Lors des représentations, j'ai eu l'impression
que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en
mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé
un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une
vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement,
il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore
fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait
de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités
combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages
du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).
► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il
figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la
suggestion de sa suivante : « Si don
Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah !
ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à
l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la
hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants
et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame
« puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et
surtout un rare effet de musique
psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule :
l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé
entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).
[[]]
Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est
alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue
annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la
profondeur de son désarroi en reprenant
le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce
n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique
et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse.
L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la
fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un
aboutissement assez spectaculaire.
Similairement, l'accompagnement
de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ».
Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas
plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton…
pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des
opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les
musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les
variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante
émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve
que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux
exemples précis.]
[[]]
Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique,
malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation
des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques
préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il
n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra
(francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en
exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans
une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le
langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en
réalité, demeure sensiblement la même.
6. Le quasi
baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique
Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la
première fois ! Issu d'une scission au sein du Cercle de
l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo),
qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par
ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialoguesdes Carmélites avec le
Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur
un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la
musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais
aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats
du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et
le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque
(alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à
l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur
ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et
bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches
et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur
vrai nom.
C'est, je crois, leur seconde production scénique,
après Armida de Haydn l'an
passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une
personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique
(plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie
qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée
musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître
systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux
nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les
mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et
les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique
favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que
Rigel soit déjà de l'autre côté).
Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines,
l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle
nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la
cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur,
pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec
sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement
le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon
avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais
tout de même).
Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares
et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn
précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance
avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann
Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle
et Amadis de Gaule.
7. Une
production réelle
Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe
déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de
l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).
Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il
s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée
à l'ARCAL, avec le concours des Chantres
du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie
Beaudette, Paul Antoine Benos
(1,2,3,4 – putto
d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…
Étrange constitution
de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles,
une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une
formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou
bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?
Côté solistes, Mathieu
Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une
grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est
magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en
salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce
qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les
duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est
dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son
répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.
Agnieszka Sławińska
est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est
pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais
difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au
début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance
à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !
Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois
accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des
standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est
une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique
! Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je
la trouve magnifique…
La mise en scène de Sandrine
Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La
scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec
Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui
se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés
inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée
pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan)
ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque
le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la
disgrâce et de la mort de son père.
Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce
drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est
la semaine free hugs chez la
noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors
caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?
Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à
l'essentiel.
Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par
ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la
moitié, je n'exagère pas, la moitié
des spectateurs avait de dix à treize ans ! Évidemment,
sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas
optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des
airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très
lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ? J'ai adoré la
soirée, mais je suis dubitatif. Certains avaient étudié la pièce,
mais autant le Cid peut
fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version
aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une
heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son
âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.
La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas
encore si elle sera captée.
8.
Pour prolonger
♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette
notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de
Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place
spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en
musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des
représentations. Un bon point de départ pour explorer.
♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don
Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques
extraits sonores dont on disposait alors.
♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une
prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits
parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide
innocent pour tous les autres, les chut
! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes
froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par
l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à
disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement
d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant,
c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée
commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de
Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec
Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel
Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I
et le final de l'acte III de Chimène
ou le Cid.
♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble
Le Concert de la Loge Olympique,
à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.
Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles
aventures !
En lien avec la soutenance de la thèse de doctorat de Cécile Kubik (à la fois musicienne
professionnelle et chercheuse associée à la BNF), Penser l'interprétation
des sonates françaises pour piano et violon au XIXe siècle (1800 – 1870),
le CNSM se transportait à l'Amphi de la Cité de la Musique pour un
récital de trois sonates rares (et même, hors Alkan, ''très'' rares !),
joliment présenté. Il est rare que les concerts (ou même les musiciens)
explicitent les choix musicologiques, y compris lorsqu'ils sont
qualifiés pour le faire ; si bien que l'on ne fait jamais, sauf à être
soi-même versé dans les traités du lieu et du temps (ce que je ne suis
nullement pour le violon français du XIXe !), bien la part des choses
entre le choix artistique et la véritable information musicologique.
Ici au contraire, Cécile Kubik prodiguait des informations précises –
tirées des traités d'enseignement du violon ou des partitions publiées
– avant de jouer (sur un violon de 1786 non modifié, accompagnée une
copie d'Érard de 1802, puis sur violon de 1700 modifié, avec un Érard
authentique de 1890) les trois œuvres au programme. C'est qu'il s'agit
d'une thèse pratique, censée incarner ces observations dans
l'interprétation, et des propositions
pour le réaliser. Je vous en livre donc quelques-unes :
♦ il est d'usage, dans la France
d'alors, de jouer avec le coude bas,
ce qui suppose un son moins puissant (et aussi plus lié, ai-je eu le
sentiment, plus fragile et délicat) ;
♦ le manche est en général plus épais, la touche plus courte, le
chevalet plus plat, ce qui limite aussi l'ampleur des mouvements ;
♦ la variété de réalisation des
agréments (notes de goût notées comme des « mordants ») était
très grande, il n'y a donc aucune raison de les traiter
systématiquement comme des battements simples ou doubles (il peut y
avoir toute une figure mélodique, à la discrétion de l'exécutant) ;
♦ les liaisons et coups d'archet ne
sont qu'occasionnellement notés (même pas sur les partitions utilisées
et/ou annotées), Cécile Kubik propose donc de les laisser dans une
forme d'improvisation, malgré l'inconfort généré – je me suis dit que
ça ne prouvait en rien qu'ils ne fixent pas par cœur ce qu'ils jouaient
(quand même évident qu'on crée des automatismes…), mais je n'ai pas lu
toute la littérature qu'elle a lu, elle a sans doute des pistes pour
l'affirmer alors même que ça ne paraît pas la conclusion plus logique ;
♦ le vibrato était beaucoup
plus occasionnel (pas conçu pour embellir le son, mais pour des effets
expressifs ponctuels) ; en particulier, on se rend compte qu'il n'est à peu près jamais utilisé sur les tenues
longues, ce qui change vraiment le visage des pièces – dans
Alkan, on a l'impression que le violon, au lieu de s'intensifier se
suspend tandis que le piano prend le premier plan ;
♦ de même, les portamenti
(port de voix, en faisant glisser le doigt sur la touche, d'une note
vers l'autre) étaient nombreux, mais pas du tout utilisés comme de nos
jours ; il sont utilisés au sein de
phrasés (ou pour combler un doigt manquant, ce qui est considéré
comme une faute technique désormais), et jamais pour préparer l'arrivée sur une note
importante comme le font les grands solistes un peu emphatiques
– c'était jugé de mauvais goût (et ça l'est toujours, mais c'est devenu
une norme).
Sur les œuvres, je dis tout de même un mot très rapide.
¶ Sonate « pour piano et violon » d'Hérold.
Cet ordre dans le titre provient des nombreuses sonates pour piano avec
accompagnement de violon qui ont donné naissance au genre. Je suis bien
en peine d'en trouver spontanément un exemple, c'est manifestement un
type de pièce qui n'a pas beaucoup été documenté par le disque.
Dans l'œuvre, je suis frappé par le sens du contraste dramatique
: le thème sauvage de la première séquence vive est très impressionnant
pour 1810 !
¶ Le Duo concertant pour piano et violon d'Alkan (1840). Plus célèbre, en
particulier pour son mouvement lent « Enfer », avec ses agrégats même pas osés chez
Wagner, on est quasiment aux portes de Messiaen, dans une sorte de
tonalité chargée de notes étrangères… Sur un l'Érard de 1890, l'effet
caverneux de la partie de piano est absolument saissant. (Les Érard de
cette période sont de toute façon les plus beaux pianos du monde, on
devrait interdire de jouer tous les répertoires sur autre chose.)
¶ La Troisième sonate pour piano et violon de Godard (1867-1869) – à cette époque
le titre en est un peu désuet, on écrit véritablement pour violon et piano. Comme tous les
Godard que j'ai pu écouter, lire ou jouer, de la musique bien faite, mais qui me
paraît absolument banale, sans aucun effet saillant, sans même une
jolie veine mélodique qui donnerait une raison d'écouter attentivement.
Pourtant, après avoir testé plusieurs de ses opéras (un peu lu Jocelyn, joué La Vivandière, vu Dante) et
de sa musique de chambre, je n'ai toujours rien trouvé qui vaille
vraiment mieux qu'inoffensif
– peut-être le Troisième Quatuor, peut-être, vaguement
beethovenien et qui joue Joyeux
anniversaire dans son mouvement lent.
Épilogue :
À la suite de ce concert très instructif, fascinant et original, Cécile
Kubik a soutenu sa thèse mardi (avec Jean-Jacques Kantorow et son
professeur Christophe Coin dans le jury). Mention très honorable,
félicitations du jury.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Genres a suscité :
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Il est habituel d'entendre les chanteurs expliquer (c'est même truisme un peu consternant dans les entretiens de chanteurs) qu'ils choisissent de privilégier tels rôles, parce que c'est « bon pour leur voix », ce qui « correspond le mieux à [leur] évolution actuelle », etc.
C'est un peu agaçant, il est vrai — voire un brin mystérieux, de mon point de vue, quand il s'agit de chanteurs amateurs qui n'ont ni la prétention de faire carrière, ni la fatigue vocale d'un chanteur professionnel devant exercer, et par-dessus le son d'un orchestre, même les jours de méforme. Mais, globalement, on en perçoit très bien la logique : une voix peut changer considérablement selon sa technique, mais elle reste confinée dans des limites naturelles d'étendue, voire de couleur (difficile de désapprendre totalement son émission), et dans une certaine mesure de puissance. Donc, oui, assurément, quand on a telle étendue, et développé telle technique, on ne peut pas chanter tout ce qu'on veut si l'on projette à la fois de produire un son suffisamment puissant pour être agréablement entendu du public et de demeurer en état de le faire pendant plusieurs années.
Par ailleurs, la voix est un instrument indissociable du corps, de ses astreintes, de ses émotions, de son vieillissement… Particulièrement chez les femmes, bien sûr, où les grossesses et la ménopause ont un impact très perceptible sur l'instrument. Et chez les voix aiguës masculines ou féminines, qui peuvent facilement s'élimer avec la rigidification des tissus au fil de l'âge.
2. « Bon pour mon orchestre »
En revanche, même s'il paraît évident que le concept existe, c'est la première fois que je voyais cette rhétorique appliquée aussi littéralement à l'orchestre :
Anaclase : Comment une saison de l’Orchestre National d’Île-de-France se construit-elle ? Bien évidemment s’y trouvent les œuvres que vous avez envie de diriger, mais d’autres points entre en ligne de compte… comment tout cela s’équilibre-t-il ?
Enrique Mazzola : Je mêle ce que j’ai envie de faire avec ce qui me semble important pour le bien de l’orchestre. Le contenu de la saison n’est pas dicté par le fantasme de mon ego, mais aussi par ce que l’orchestre a besoin de faire à tel moment de son évolution. Par exemple, je sens qu’il faudra jouer Mahler la saison prochaine. C’est important pour les musiciens d’avoir un retour sur la grande symphonie démesurée. [...] Deux fois par an, je partage l’orchestre en deux : une partie travaille sur le répertoire baroque – ça fait du bien ; c’est comme chanter Mozart pour un chanteur : ça fait du bien ! – et l’autre se concentre sur l’action culturelle.
On croirait lire Flórez commentant son audacieuse transition de Rossini vers Bellini à l'échelle d'une dizaine d'années ou Gheorghiu expliquant quel Verdi elle pourra éventuellement ajouter à la liste dans vingt ans… et bien sûr tous ces chanteurs qui répètent à quel point Mozart est bon pour la voix – quitte à le beugler avec un format, une technique et un style pas franchement faits pour ravir le public.
Tout l'entretien de Mazzola (excellent chef, d'ailleurs) est hautement intéressant, comme beaucoup de contenus d'Anaclase, qui explore des recoins en général négligés par la presse musicale, ou peu mis en valeur. Il y parle des postures possibles d'un chef d'orchestre, de la façon de maintenir un orchestre en bonne santé, de la constitution d'un programme, de la relation entre la musique contemporaine et le public… Il y annonce même une création de Concerto pour public et orchestre – le concept est sympa, j'attends maintenant la nouvelle version de Dialogues de l'ombre double pour tousseur à tons et électronique.
Enrique Mazzola salle Pleyel, détail d'une photographie de Ted Paczula.
Je ne suis pas forcément en accord avec ses diagnostics et solutions, mais force est d'admettre qu'en peu de mots, au lieu de parler exclusivement de sa propre mixture et de ses idéaux (ce qu'on attend en principe des entretiens d'artistes), il soulève des questions fondamentales pour l'expérience musicale et son avenir.
3. « Jouer pour soi »
Après la guerre, on a voulu ne jouer que pour soi-même ; c’est ce qui a creusé un fossé entre le public et les musiciens. Encore plus dans le domaine contemporain : le compositeur en devint totalement intouchable, loin de tout le monde, incompréhensible, volontairement inaccessible. À l’heure actuelle, on a besoin de se retrouver ensemble, d’éviter les distances. Ce sujet me préoccupe beaucoup.
… sujet souvent soulevé sur CSS, et dont le processus est, à mon humble avis, très antérieur aux années cinquante : l'émancipation de l'artiste, depuis le statut d'artisan servant des mécènes (ou réellement tributaire du remplissage, pour les compositeurs d'opéra et de symphonies), sa revendication non plus comme l'illustrateur du goût du temps (avec sa personnalité propre, bien sûr) mais comme l'initiateur de nouveaux univers débute avec le romantisme, dès le début du XIXe siècle. Jusqu'au début du XXe, ce n'est que le fait de certains compositeurs que l'historiographie de la musique décrit maintenant comme à la pointe, mais leur nombre croît considérablement (au début du XIXe, il y a Beethoven, Weber, Schubert, Berlioz, Liszt, Chopin, Schumann… et pas beaucoup d'autres qui renouvellent à ce point vigoureusement le langage), jusqu'à devenir tout de bon la norme au XXe siècle, où écrire de la musique revient à créer son propre langage. D'où les difficultés d'accès lorsqu'il faut maîtriser des langages aussi complexes et disparates que ceux de Debussy, Scriabine, Roslavets ou Schönberg… et encore davantage après.
Vous l'aurez d'ailleurs noté, dans une histoire de la musique, ce qu'on distingue, ce n'est pas tant l'aboutissement de l'écriture que sa nouveauté. Certes, les grands compositeurs ne sont pas forcément les véritables inventeurs des notions qu'on leur prête, mais ils arrivent dans la même foulée (Monteverdi et Lully pour l'opéra, Haydn pour le quatuor, Schönberg pour le dodécaphonisme…) et sont généralement nommés grands en rapport avec cette nouveauté (même Haydn et Mozart sont largement cités pour leurs innovations dans le quatuor, la symphonie, le singspiel…). Cela peut expliquer la désaffection pour des compositeurs moins spectaculairement nouveaux, même si personnels et extrêmement aboutis.
Je n'avais pas senti aussi nettement que cela s'appliquait à l'interprétation, mais il n'est pas impossible qu'il y ait eu comme une méfiance envers la facilité de plaire au public, et le désir de sauver la musique des masses. Pour des raisons d'idéologie politique, mais surtout, à mon sens, dans la logique prolongation d'une longue évolution en matière d'idéologie artistique : ce n'est plus l'artiste (compositeur ou interprète) qui s'adapte au goût du public, mais le public qui doit aller à la rencontre d'une démarche singulière. Au bout de cette logique, il y a les compositeurs qui écrivent la note d'intention avant la partition et les pianistes qui marmonnent en jouant, même en studio d'enregistrement.
Cela a ses avantages (diversité immense de l'offre, des mondes à découvrir) et ses corollaires plus négatifs (difficulté d'accès, voire un certain onanisme égoïsme créatif).
4. « Faire sortir la musique contemporaine du ghetto »
L’an passé nous avons commandé un opus au jeune compositeur italien Alberto Colla. Il y eut près de cinq minutes d’applaudissements, ce qui est beaucoup sur une scène. Colla a été rappelé deux fois. N’est-ce pas formidable ? Je m’engage dans la création à ma manière. Serait-il justifiable de construire aujourd’hui une philharmonie de style haussmannien, par exemple ? On ne peut pas nier le langage de notre temps ; c’est le nôtre, alors… La musique d’aujourd’hui ne peut pas être celle d’hier. Pourquoi se sent-on plus facilement apte à apprécier ou juger les œuvres qu’on voit, comme un tableau de Picasso ou de Munch, par exemple ? Tout le monde a un avis sur le bâtiment de la Fondation Vuitton, sur telle architecture, sur telle œuvre d’art contemporain, mais dès qu’il s’agit de musique, les gens reculent. Pourquoi ? Tous nous avons un esprit de curiosité et de critique, il faut juste le mettre en mouvement avec quelques éléments d’explication. Cette saison, nous avons commandé au compositeur italien Nicola Campogrande une œuvre pour orchestre et public.
Tout cela est intéressant, défendu avec chaleur, et discutable : en quoi les formes du passé sont-elles discréditées parce qu'il faudrait faire de la musique d'aujourd'hui ? On n'aime donc Mozart qu'en le remettant dans sa perspective XVIIIe ? C'est une véritable question, et moi le premier, je suis en général déçu lorsque j'entends un compositeur se contenter d'imiter ce qui a déjà été fait… mais l'échelle évaluant une musique selon sa date n'est pas satisfaisante, sauf à considérer qu'il existe un progrès linéaire en musique, ou des styles devenus interdis. Il n'est pas question de récrire toujours dans le même style, pourtant ; et dans le même temps, on peut espérer que les compositeurs d'aujourd'hui fassent de la musique d'aujourd'hui, adaptée au public — ce qui n'est pas vraiment le cas de ceux faisant de la musique d'aujourd'hui, paradoxe supplémentaire : l'esthétique du public majoritaire reste plutôt du passé.
Il faut dire que l'évolution des langages a été bien trop rapide par rapport à ce qu'est une culture musicale – l'ouïe reste un sens très instinctif (pas d'occultation possible comme pour la vue) –, et que la culture musicale générale correspond plutôt à celle du premier vingtième, celle que l'on entend au cinéma par exemple.
Ce que dit Enrique Mazzola sur la plus grande facilité à émettre un avis sur d'autres arts est très vrai, mais cela ne tient pas particulièrement à notre temps : la musique, par essence, est plus abstraite, fondée sur des structures arbitraires. Elle ne représente rien… même la musique à programme reste largement fondée sur des conventions d'évocation. Un improbable peuple de forêt vierge, encore caché à tous les regards, reconnaîtrait sans doute une peinture d'oiseau ; en revanche, un chant d'oiseau stylisé dans une symphonie ou une pièce pour piano, on peut en douter.
En effet, on met toujours le concert de musique contemporaine à part, comme s’il s’agissait d’une chose étrange, marginale. Il poursuivait en se demandant « quand comprendra-t-on en Italie qu’il faut insérer la musique contemporaine dans les programmes de répertoire ? ». Ce serait la meilleure façon de la sortir de son ghetto, des festivals ultra-spécialisés, etc. Quand j’ai lu ça, je me suis dit que c’est exactement ce que je fais, en fait ! L’idée est d’avoir des petites pièces – je ne m’aventurerais pas sur des choses énormes ; pas de nouvel Hyperion, non ! –, des œuvres d’un maximum de dix ou quinze minutes.
Le petit paradoxe, dans sa démonstration, tient à ce que les compositeurs qu'il cite sont, justement, très intégrés dans la tranquille continuité de l'histoire (tonale) de la musique, et ne constituent pas du tout une audace aux oreilles du public : Alberto Colla écrit dans une veine lyrique assez traditionnelle (sorte de romantisme tout début XXe qui aurait entendu les côtés percussifs de Gershwin et Bartók), tandis que l'univers de Nicola Campogrande s'inscrit assez ouvertement dans la continuité (très réussie, d'ailleurs, il faut vraiment écouter R) du Concerto en sol de Ravel. Dans cette mesure, effectivement, il n'est pas très compliqué de l'intégrer à un concert contenant Mozart, Tchaïkovski ou Rachmaninov, et les isoler n'aurait pas vraiment de sens.
Pour la musique sérielle, spectrale ou acousmatique, le temps d'adaptation et la violence du contraste me fait plutôt pencher, au contraire, pour les concerts spécialisés – où, pour ma part, je prends plus de plaisir qu'en prélude à la Symphonie fantastique ou aux Danses symphoniques, tant l'attitude d'écoute est différente.
Outre le fait que l'on n'a pas forcément envie, à supposer qu'on aime toutes ces musiques, d'entendre à quelques minutes d'intervalle Mozart, Debussy et Ferneyhough (et rarement dans un ordre chronologique qui pourrait adoucir l'expérience), on peut aussi voir le saupoudrage comme une forme de mise à l'écart encore plus pernicieuse, dans la mesure où l'on se sert de titres célèbres pour contraindre le public (car on ne jouera jamais la pièce contemporaine pour clore le concert, comme par hasard) à écouter de la musique qu'il ne réclamait pas. Ce genre de métissage peut fonctionner s'il existe une thématique forte (évolution d'une esthétique nationale, musique en musique d'un même poète, etc.), mais je ne le vois vraiment pas comme la solution miracle qui convertira le public à n'importe quel langage.
Contrairement aux apparences peut-être, non, ce n'est pas un titre ironique.
Un brin hyperbolique peut-être, mais pas ironique.
Dans cette courageuse investigation, extraits à l'appui, nous combattrons les préjugés et feront triompher les lumières de la Raison des ténèbres de la généralité fallacieuse.
1. L'image de Donizetti
Il est d'usage, chez les mélomanes ou musiciens « purs » — ceux qui ne sont pas particulièrement amateurs de voix, disons, et qui ne se laissent pas abuser sur les qualités d'une partition par un joli timbre ou quelques contre-notes —, de mépriser ouvertement le belcanto romantique. Bien que n'étant pas suspect de glotto-indifférence, je dois admettre sacrifier souvent à ce petit plaisir – sans m'abstenir d'écouter avec grand plaisir certains de ces ouvrages par des glottes illustres ou obscures.
Donizetti est souvent l'étendard de ce type de musique. Pour une raison très simple : la plupart des compositeurs concernés (pré-verdiens, disons – même si Verdi est lui-même l'objet de sarcasmes à mon sens très injustifiés) restent très obscurs (et la plupart pas très bons). Or, Rossini — dont le legs sérieux est peut-être le plus caricatural de tous en matière de virtuosité vocale, d'harmonie sommaire et d'orchestration négligée — reste davantage célèbre pour ses œuvres bouffes, et Bellini a tout de même tendance à rechercher de petites couleurs (par exemple des notes étrangères sur le temps fort avant d'aller vers sont accord parfait), certes très modestes, mais qui le mettent à part du tout-venant des compositeurs belcantistes.
Reste donc Donizetti, qui a beaucoup écrit, et pas toujours des choses de premier plan. Même dans ses œuvres célèbres, on rencontre souvent des simplicités qui évoquent réellement le prétexte à exposer un timbre (harmonie minimale, rythmes identiques, même pas de mélodie saillante…).
2. La bonne blague de Bolena
Prenons Anna Bolena, mieux diffusée que d'autres (il existe une version Callas, coupée et pas bonne, mais ça aide toujours beaucoup…), et qui connaît un réel retour en grâce ces dernières années dans les théâtres du monde. Rien que depuis 2013, on a pu assister à des productions scéniques à Vienne (avec reprise en 2015), Zürich, Cologne, Catane, Cardiff, Buenos Aires, Chicago, Bordeaux, Toulon, Łódź, Ostrava et même une version de concert à Tenerife.
Pourtant, si l'on ouvre la partition (ou simplement ses oreilles), on ne peut qu'être frappé par le caractère sommaire de la composition :
« Non v'ha sguardo » (Anna). Leyla Gencer accompagnée par Gavazzeni.
La suite se complifie un peu, mais cela reste très représentatif de la manière de Donizetti (et belcantiste en général) :
¶ rythmes parfaitement réguliers et uniformes (une basse sur les temps forts et du remplissage de cordes sur l'accord, tout en croches) ;
¶ les rares effets d'orchestration (ici clarinette et cor, ça alterne tout de même) sont redondants avec la voix ;
¶ mélodie constituée presque exclusivement des trois ou quatre notes de l'accord – même les notes de passage qui les relient (pourtant tout à fait courantes dans les langages baroques ou classique) sont réduites au strict minimum –, ce qui cause de grands sauts d'intervalle non seulement plats, mais assez peu mélodiques (qu'on verra alors comme un test pour le chanteur) ;
¶ l'harmonie est embryonnaire, essentiellement deux accords (dominante pour la tension, tonique pour la résolution), parfois un troisième et de très rares emprunts extérieurs. Même les appoggiatures, procédé tout à fait banal de faire précéder une (ou plusieurs) note de l'accord parfait d'une note étrangère, pour donner un peu de relief, sont assez exceptionnelles (Bellini en fait déjà un peu plus usage).
Bref, essentiellement un écrin à voix, avec les grandes lignes et toutes les agilités qu'il faut pour mettre en valeur un timbre — la plupart des chanteuses disent d'ailleurs que c'est agréable à chanter, et les profs donnent ça presque systématiquement à leurs étudiants, parce que c'est « bon pour la voix ». [Ce avec quoi je ne suis que partiellement en accord, d'ailleurs : ça expose aussi les défauts chez les jeunes chanteurs ou les amateurs, et, surtout ça induit des biais stylistiques, en favorisant le nivellement des sons, voire un type d'émission flottant qui n'est pas forcément le plus opérant ni le plus intéressant (et peu exportable). Mais effectivement, chanter Donizetti, c'est comme faire une vocalise, ça chauffe bien. Il est seulement dommage qu'on ne propose pas un Wagner ou un Ravel une fois que l'opéra est fini, manière que l'échauffement serve à quelque chose.]
Il arrive même, lorsqu'il s'agit de présenter une chanson dans l'opéra (le personnage est supposer chanter dans la vraie vie), que Donizetti se parodie lui-même. Cette romance entière (« Deh, non voler costringere », chantée par Smeton dans le même opéra) ne contient que trois accords (essentiellement deux : tonique, dominante, et exceptionnellement la dominante de la dominante).
À l'échelle de l'harmonie occidentale, cette atrophie est quasiment de l'ordre du gag.
« Deh, non voler stringere » (Smeton). Bernadette Manca di Nissa accompagnée par Bonynge.
(J'ai mis la réduction piano pour gagner de la place, en version orchestrale la plaisanterie s'étend sur des pages entières.)
Voilà pourquoi l'on peut (et l'on doit !) se moquer de Donizetti.
Toutefois, outre le fait qu'on peut aussi aimer cette forme de minimalisme, ou tout simplement aimer l'écouter comme Donizetti l'a conçu, comme un prétexte à belles voix… notre homme est aussi l'auteur de bijoux beaucoup plus délicats. En particulier Il Diluvio Universale (harmoniquement sa partition la plus raffinée) ou Les Martyrs (assez différents de son style ordinaire), mais aussi…
3. Les merveilles de L'Élixir – ou du Philtre ?
Alors même qu'il fut composé en six semaines (on lit même souvent, même chez des auteurs sérieux, quatorze, dont sept pour le livret — comment est-ce donc seulement possible, rien qu'en recopiant mécaniquement toutes les parties des ensembles et de l'orchestration ?), L'Elisir d'amore est d'assez loin l'opéra de Donizetti qui cumule le plus de qualités.
¶ Est-ce l'abandon à son propre génie que suppose une telle hâte — ne cherchant plus les schémas simples pour plaire ou public ou mettre en valeur les chanteurs, mais laissant parler son métier de musicien ?
¶ Est-ce la nécessité d'un coup de pouce à de mauvais créateurs ? L'épouse du librettiste a rapporté cet avertissement célèbre que Donizetti aurait glissé à Romani :
Bada bene, amico mio, che abbiamo una prima donna tedesca, un tenore che balbetta, un buffo che ha la voce da capretto, un basso che val poco. Eppure dobbiamo farci onore.
Prenez garde, mon ami, que nous avons une prima donna tudesque, un ténor bègue, une basse bouffe à la voix de chèvre, et une basse qui ne vaut pas grand'chose. Et pourtant, nous devons tenir notre rang.
Il aurait alors dû écrire une musique qui suscite elle-même l'intérêt, au lieu de s'en reposer sur les chanteurs. Et limiter la virtuosité au profit de belles mélodies — quand on voit l'agilité extrême de la grande cabalette finale d'Adina, on reste dubitatif sur ce dernier point.
Il s'agissait peut-être de goût personnel, mais plus sûrement d'une façon de conjurer le sort, car le public apprécia fort la distribution, qui fut pareillement couverte d'éloges par la presse. Dès la création, la « gazzetta teatrale » de lEco'' de Milan décerne des prix d'incarnation vocale et théâtrale à l'ensemble de la distribution. Et l'œuvre connaît 32 représentations dans l'année de la création (à partir de mi-mai 1832).
¶ Est-ce le sujet ? Faute de temps, Felice Romani s'est tourné vers une valeur sûre : Eugène Scribe, qui venait d'écrire un Philtre pour l'Académie Royale de Musique.
Le synopsis de L'Elisir opère d'ailleurs un joli va-et-vient ultramontain : Il Filtro de Silvio Malaperta, adapté en français en 1830 par Stendhal pour la Revue de Paris, est transformé en opéra comique par Scribe pour Auber, qui le donne à Paris en 1831.
Pris dans l'urgence, Romani se contente quasiment de transcrire la pièce en italien. Même les noms sont des décalques : à part Térézine [sic] et Guillaume, Jeannette devient Giannetta, Fontanarose Dulcamara, et le sergent Jolicœur il sargente Belcore… Les traits d'humour sont exactement les mêmes : le philtre d'Iseult (« pourquoi faut-il que la recette en soit perdue » devient « que n'en sais-je la recette »), le prix exorbitant (trois pièces d'or ou un sequin, toute la fortune de Guillaume-Nemorino), la fuite du charlatan (« un jour entier – le temps de partir d'ici »), le vin du faux élixir (là aussi, plaisant échange : le Lacryma Christi de la version française devient du Bordeaux chez Romani), la chanson de Zanetto le gondolier, « Grand dieux ! / À mon rival je rends les honneurs militaires ! »…
En réalité, la traduction de Romani fait quasiment du réplique à réplique dans les récitatifs, et n'aménage les numéros qu'à la marge, selon les besoins musicaux italiens. Il existe néanmoins quelques différences (pas forcément mineures) :
Les références au Pays Basque sont gommées (« Habitants du bord de l'Adour, / Vous savez que sur ce rivage / On parle toujours sans détour ; / Du Pays Basque c'est l'usage ! »).
La scène de cour inversée faite par les demoiselles du village, à la fin de l'opéra, est plus licencieuse chez Scribe, où elles se l'arrachent littéralement. Jeannette a davantage d'épaisseur ici, puisqu'elle sort du rang pour consoler Guillaume au début de l'opéra – et finalement se moquer de lui.
Au passage, Frank Dunlop (le metteur en scène, à Lyon, dans la production avec Pidò, Gheorghiu, Alagna…) a manifestement lu l'original, puisqu'il traite non seulement le chœur de femmes avec le même abandon que chez Scribe, mais de surcroît, l'affrontement « Esulti pur la barbara » (où Nemorino défie la coquette, Adina piquée au vif) s'y passe à table, élément de décor explicitement indiqué dans les didascalies de Scribe (« Il va se rasseoir, et continue son repas »).
Toute la dimension mélancolique de Nemorino est due à Romani, ce sont même quasiment les seuls ajouts au livret d'origine (dont presque rien n'est retranché) :
la réplique à l'air d'inconstance d'Adina (plus développé chez Scribe, mais sans réponse) « Chiedi al rio perché gemente » ;
la cantilène désespérée qui romp soudain le grand ensemble où Adina se donne à Belcore pour faire enrager Nemorino « Adina, credimi, te ne scongiuro… » – Guillaume est seulement affolé, mais ne tente pas d'arrêter pas Adina par une telle supplique ;
et bien sûr « Una furtiva lagrima », l'air ineffable où se mélangent l'adieu à celle qu'il aime, partant pour la guerre, et la satisfaction de se sentir enfin aimé.
La situation est déjà présente dans le duo du recrutement, Romani n'ayant fait que traduire :
Oui, je sais que la vie
Demain peut m'être ravie,
Mais je dirai : pendant un jour,
Pendant un jour, j'eus son amour !
par :
Ai perigli della guerra
Io so ben che esposto sono [...]
Ma so pur che, fuor di questa,
altra strada a me non resta
per poter del cor d'Adina
un sol giorno trionfar.
(c'est-à-dire :)
Aux périls de la guerre
Je me sais exposé ;
Mais je sais aussi
Qu'il ne me reste pas d'autre voie
Pour pouvoir, du cœur d'Adina,
Triompher en un seul jour.
Mais le duo n'expose que fugacement cette couleur au sein d'un numéro globalement gai, porté par les forfanteries de Joli-Cœur (« Et les amours qui d'ordinaire / Suivent toujours le militaire »), tandis que l'air la développe à l'inverse sur un mode mélancolique qui n'est éclairé qu'un instant sur ces mots paradoxalement lumineux : « Cielo ! Si può morir… di più non chiedo » (« Mon Dieu, je puis mourir… je suis satisfait »).
La spectaculaire modulation majeure d' « Una furtiva lagrima » (Domingo, Covent Garden, Pritchard).
Cette dimension semisérieuse se retrouve dans le sous-titre donné par Felice Romani à son livret : melodramma giocoso. En Italie, les genres bouffes constituent une masse disparate face aux véritables œuvres élevées et sérieuses (où brillent d'ailleurs les meilleurs interprètes) ; on y trouve aussi bien de véritables farces (les opéras bouffes – opere buffe) que des œuvres aux caractères plus mêlés (Don Giovanni en est l'archétype : dramma giocoso, c'est-à-dire drame joyeux, alors qu'il comporte tout de même des facettes sombres et qui nous paraissent, dans notre regard actuel, même très majoritaires). Giocoso précise que ce n'est pas un sujet pleinement sérieux, mais dramma laisse entendre une forme d'épaisseur psychologique, voire des moments de tristesse ou de mélancolie (melodramma plaçant plutôt l'œuvre dans un cadre quotidien).
Il ne faut pas donner à ces catégories (très perméables) plus de sens qu'elles n'en ont, mais en l'occurrence, la petite nuance apportée par Romani en (disons le mot) recopiant Scribe est vraiment contenue dans ce sous-titre.
Ces circonstances, cette provenance des meilleurs maîtres et ces qualités littéraires ont concouru à produire cette œuvre fortement roborative et pas aussi superficielle qu'elle l'aurait dû… néanmoins, notre sujet était d'explorer la musique de Donizetti sur le plan pratique. Nous y voici.
4. Donizetti, génie de l'orchestration
Pourquoi l'Élixir est-il si différent du reste de la production de Donizetti ? Parce que l'opéra non-serio est plus libre, sans doute, mais il est aussi très supérieur aux autres opéras bouffes du temps, à commencer par ceux (très plats musicalement) qu'il a lui-même écrits.
J'ai déjà évoqué la mobilité harmonique, beaucoup plus grande que dans ses autres ouvrages (Diluvio universale excepté), et donc les changements de couleurs qui adviennent… mais ce ne serait pas très spectaculaire à montrer, dans la mesure où ce n'est impressionnant qu'en comparaison de la norme du lieu et du temps. À côté du Freischütz ou de Robert le Diable, ça reste très… gentil.
Allons donc voir d'un côté qu'on se figure (non sans fondement) comme tout à fait négligé par les compositeurs italiens, l'orchestration.
J'ai pris pour exemple le grand final du I, qui comporte quelques petites mystifications très adroites.
À la fin du grand ensemble de jalousie de Nemorino et Belcore, la troupe des militaires est évoquée, très logiquement, par des rythmes pointés, dans un orchestre prodigue en doublures, mais contenant cors et trompettes. Très traditionnel.
Et puis voilà, ils sont interrompus, le chœur des militaires arrive et annonce la nouvelle de l'ordre du départ, qui va précipiter le mariage et rendre le philtre inopérant.
Dans ces 15 secondes, on remarque donc quatre strates principales (et simultanées).
Deux motifs « techniques » :
¶ Les triolets chromatiques qui trompent un peu la gamme et descendent en pirouettes (aux violons I et parfois II, puis aux flûtes et piccolo), donnant le sentiment de précipitation tournoyante de la scène — sans doute de la musique subjective, la fanfare telle qu'ouïe par Nemorino. Tout se brouille.
¶ Les contrebasses seules (chose rare, surtout pour un motif entier et non des ploum-ploums) qui jouent un motif à contretemps (appuyé sur les temps faibles de la mesure), et qui donnent à la fois un rythme resserré (les deux triples croches) et une façon de rebond dégingandé. Figurant la précipitation générale ou le ressenti de Nemorino, je suppose.
Un cinquième motif utilise aussi ces accentuations inversées (en indigo sur la partition).
Et deux motifs « thématiques », en lien avec l'action :
¶ Les altos et les violoncelles jouent un tétracorde montant (une demi-gamme, quoi) qui évoque beaucoup ce que dira le chœur une fois sur scène, comme un écho des paroles des militaires encore en coulisses. Lorsque le chœur s'y met, le basson entre aussi dans la danse les mêmes rythmes.
¶ Enfin, et c'est peut-être l'astuce la plus adroite, au lieu de figurer directement la fanfare par un instrument cuivré, l'arrivée imminente de la troupe est évoquée simplement par le rythme pointé (vu précédemment), aux bassons — et il est vrai que le basson peut sonner comme une trompe étouffée, pour donner une impression de lointain je suppose, et en tout cas pour faire bruisser discrètement l'identité de ceux qui vont arriver (car, dans le livret, c'est la babillarde Giannetta qui entre d'abord pour annoncer que quelque chose se passe).
Le premier hautbois, dont le timbre peut aussi évoquer, dans cette tessiture, une trompette douce ou lointaine, prend ensuite le relais, et ce n'est qu'une fois que le chœur des militaires a commencé à parler que Donizetti s'autorise à employer franchement les cors.
Tout cela se passe en 15 secondes, et à un moment où l'on est en principe à la fois tétanisé par la beauté du grand trio qui a précédé (voire couvert par les applaudissements du public!), et captivé par le coup de théâtre dramatique qui se déroule… Donizetti aurait aussi bien pu écrire de grands aplats… Mais précisément, c'est cette superposition de procédés (pas exceptionnels pris individuellement, mais plutôt subtils) qui créent à la fois cette urgence, ce climat, cette impression d'avoir déjà entendu les militaires… on n'a pas le temps de le penser, mais on le sent.
Et c'est bien cela qui peut créer une forme de vertige musical : nous sommes assaillis d'informations que nous ne pouvons traiter rationnellement, mais dont nous percevons confusément la signification.
5. Ce dont on peut déduire que…
Ce n'est pas grand'chose en termes de technique de composition, mais être capable de les convoquer de cette façon, avec cette circulation rapide (et expressive) des instruments, rien que pour évoquer un hors-scène qui était de toute façon visuellement évident (on aurait aussi pu mettre une petite trompette en coulisse), c'est sans doute ce qui fait la différence d'avec les opéras plus lisses et attendus du même auteur…
D'ailleurs Donizetti poursuit l'instillation du procédé lorsque le mariage vient d'être décidé : les triolets et la basse décalée reprennent, Adina reprend le tétracorde militaire en chantant, et la clarinette joue les pointés (là aussi, comme un écho dégradé de la fanfare). Subtilement persuasif.
Toute l'œuvre regorge de petites délicatesses dans le genre – sans même mentionner la simple beauté mélodique des contrepoints dans les ensembles vocaux.
Pour un étronneur de cabalettes, on peut y trouver des finesses inattendues, et ainsi nuancer son jugement : Donizetti, c'est souvent mauvais, mais quand même, ça dépend.
Puisse cette sentence profonde vous accompagner longtemps.
Bientôt représenté, ce qui est excessivement rare… et je m'aperçois que si j'en parle souvent, je n'ai jamais proposé de présentation un minimum évocatrice.
Début de l'œuvre, très représentatif de ses qualités. Édition autorisée de l'Auteur, vendue chez Mme Boivin (rue St Honnoré [sic]) et M. Le Clerc (rue du Roule).
En en attendant la version versaillaise (Niquet à nouveau, avec les époux Benizio) prochainement vidéodiffusée par CultureBox, voici le studio issu de la production en 1988, seule version disponible à ce jour :
1. Destination
Il s'agit d'un très court « ballet comique » (l'ensemble dure une heure environ) de 1743, plutôt conçu pour servir de préambule ou d'intermède à des œuvres de plus vaste ambition, qu'elles soient sérieuses (par exemple Le Pouvoir de l'Amour de Royer, ballet à entrées, léger mais pas comique) ou bouffonnes (l'œuvre préludait, pour sa création à une reprise des Amours de Ragonde, divertissement pastoral de Mouret, assez farcesque).
En ce sens, sauf informations qui me seraient inconnues, il ne manque évidemment pas de texte et l'œuvre fonctionne de façon très cohérente – ce qui rend douteuses toutes les tentatives fauxjetonnement authenticisantes de s'octroyer les droits de bidouillage sur le livret. Il n'était pas d'usage d'introduire des dialogues parlés dans les (opéras-)ballets chantés – et bien que Boismortier ait composé pour la Foire où ces alternances avaient cours, son Don Quichotte fut conçu pour l'Académie Royale de Musique, en temps de Carnaval… et fut même parodié à la Foire Saint-Germain l'année même de la création.
2. Adaptation
Le livret de Charles-Simon Favart cumule les vertus : à un sens véritable de la farce (les bastonnades et les faux enchantements s'enchaînent à un rythme infernal), il adjoint une remarquable conscience de la structure et du drame — ce Don Quichotte constitue un véritable opéra miniature, où les situations très brèves évoquent, en courant plus qu'en passant, tous les standards de la tragédie en musique.
À cela, il faut ajouter que contrairement à toutes les déformations romantiques postérieures, faisant comme pour Faust ou Don Juan un idéal de ce qui était quand même un contre-modèle, le livret reste non seulement très fidèle à l'esprit des personnages, mais va jusqu'à utiliser très fidèlement la matière du roman. Le détail n'est pas le même, et adapté aux contraintes du théâtre (la scène du cheval de bois, c'était beaucoup demander !) et au goût du public (mignardises obligées), mais le principe est très exactement celui de la mystification de Don Quichotte à la cour du Duc, dans lequel on a simplement inclus la Grotte de Montesinos (pour une interprétation sarcastique de cet épisode énigmatique). Favart conserve, adapte et exploite jusqu'à la manie des proverbes de Sancho !
Degré de virtuosité supplémentaire, le Duc lui-même intervient dans l'opéra, tantôt comme personnage (Merlin), tantôt comme Duc, sans briser l'équilibre merveilleux de toutes ces danses paysannes et airs d'enchanteresses furibardes.
3. L'objet
La musique de Boismortier n'a pas une grande réputation de profondeur et, de fait, sa musique instrumentale et même sa musique sacrée sont largement d'essence décorative, flattant joliment l'oreille par des mélodies qui ne débordent pas d'ambition. Néanmoins, pour ses grandes œuvres lyriques (on n'a pas encore remonté Les Voyages de l'Amour, où intervient Ovide !), Daphnis & Chloé et Don Quichotte, force est de constater la très large étendue des moyens expressifs et des techniques musicales à sa disposition.
Don Quichotte montre cela à un degré extrême, et peut-être plus que n'importe quel autre opéra, il convient parfaitement au goût de notre temps : les récitatifs d'action, les airs (une minute en moyenne) et les danses (deux minutes) s'enchaînent sans coupure, et avec une prestesse et une urgence permanentes, faisant se succéder les styles, les effets et les situations comme dans une synthèse miniaturisée de tout l'art du temps. À rebours de l'habitude coupable de l'opéra d'adjoindre, à la lenteur incontournable du débit chanté, l'épanchement superfétatoire du verbe et le mauvais goût de la couleur locale, Don Quichotte explore tout, effleure tout, juxtapose les combats, les enchantements, les romances, les bastonnades, les réjouissances pastorales, sans jamais s'attarder. C'est une épopée entière… en cinquante minutes.
Chose tout aussi rare, le livret et la musique concourent vraiment à l'amusement, et pas un amusement forcé d'opéra où l'on fait semblant d'être jovial malgré la pesanteur des contraintes musicales : tout virevolte ici dans un même flux primesautier, au gré de surprises permanentes.
4. Le conseil
Don Quichotte chez la Duchesse n'est pas seulement un opéra qui, subjectivement, se place parmi les tout meilleurs ; c'est aussi, à mon sens, l'une des meilleures portes d'entrée pour initier à l'opéra. Bien sûr, tout dépend d'où l'on vient (l'amateur de Black Dark Death Lethal Metal entrera souvent plus facilement dans Wozzeck que dans Così fan tutte, bien logiquement), mais pour un public standard plus ou moins ingénu en musique, la densité de cette miniature échevelée et sa bonne humeur permanente ont vraiment tout pour rendre l'opéra accessible.
Par ailleurs, je n'ai sans doute pas assez insisté sur ce point, mais chaque numéro incarne, en soi, le meilleur de ce qui peut se faire en matière de récitatif dramatique, d'ariettes ornées et de danses pseudo-populaires : la musique est en permanente de très haute tenue, sans la moindre possibilité de baisse de tension vu la brièveté non seulement de la forme d'ensemble, mais de chaque section à l'intérieur.
Question (faussement) ingénue qui m'a été posée récemment… et dont la réponse, sans être particulièrement complexe, a de réels fondements qu'on peut détailler.
Alors embarquons.
1. Ce n'est pas vrai
D'abord, il faut préciser que cela ne concerne qu'une portion du répertoire.
André d'Arkor en gentil soldat colonial (amoureux) — costume de scène pour Gérald, dans Lakmé de Delibes.
[Rappel : on classe en général les voix, de l'aigu au grave, de la façon suivante. Soprano, mezzo-soprano (contr)alto pour les femmes ; ténor, baryton, basse pour les hommes. C'est-à-dire aigu, médium, grave.]
¶ Au XVIIe siècle, il existe essentiellement quatre tessitures : voix de femme, alto (par un homme ou une femme), ténor (souvent dans une tessiture de baryton), basse. De ce fait, effectivement, les couples mettent en général en relation une femme (on va dire soprano, même si les tessitures sont basses) avec un ténor, que ce soit chez les premiers opéras italiens (Peri, Monteverdi, Cavalli) ou dans les tragédies en musique françaises — il n'existe pas vraiment, à de rares touches près, d'autres écoles d'opéra à cette époque.
Quelquefois la tessiture masculine est écrite pour un tessiture d'alto (Nerone dans L'Incoronazione de Monteverdi, typiquement), ce qui nécessite soit une voix particulière, soit le travestissement d'une chanteuse.
On a donc déjà la structure réunissant les deux voix aiguës de chaque catégorie, mais le nombre de combinaisons possibles est tellement réduit qu'il n'est pas réellement significatif. On peut simplement remarquer que la basse est en général réservée pour les rôles incarnant l'autorité (les dieux, les rois, les vieillards), ce qui est un choix arbitraire dont nous ressentons aujourd'hui encore le prestige dans notre vie quotidienne — une voix grave impressionne tout de suite. Les basses amoureuses existent (en France, on a Roland et Alcide…), mais elles incarnent en général une virilité guerrière, souvent malheureuse en amour.
Malin Hartelius (Melanto) et Bogusław Bidziński (Eurimaco), petits amants au début du Ritorno d'Ulisse in patria de Monteverdi — tiré de la version d'Harnoncourt à Zürich en 2002.
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¶ Au XVIIIe siècle, le ténor reste le héros des tragédies en musique en France (avec des tessitures de plus en plus aiguës et virtuoses, censées incarner ses qualités surnaturelles, souvent d'essence divine), mais pour le reste de l'Europe qui utilise le modèle italien (quitte à le faire en allemand, en anglais ou en suédois), l'opéra seria triomphe. À ce moment charnière dans l'histoire de l'opéra, le texte n'est plus premier (c'était pour cela qu'on l'avait créé, pour recréer l'intensité théâtrale des représentations grecques de l'antiquité), la fascination pour les voix l'a emporté. Et, en Italie puis dans le reste de l'Europe, c'est l'agilité qui fascine, le fait de transformer une voix en instrument capable de rivaliser victorieusement avec un solo de violon, hautbois ou trompette dans les airs concertants.
Anna-Maria Panzarella (Aricie) et Mark Padmore (Hippolyte), amants – momentanément – fortunés à l'acte IV d'Hippolyte et Aricie de Rameau — tiré de la version studio de Christie.
Or, dans le seria, comme l'on utilise des castrats (en général alto, parfois soprano) ou, à défaut, les voix de femme correspondantes, la voix de ténor n'incarne pas cet aigu triomphant… Très souvent, le ténor est un rôle de comprimario (rôle d'utilité, secondaire) ou prend la place de la basse comme roi ou père, particulièrement à l'époque classique : Mitridate, Idomeneo et Tito, chez Mozart, en sont les exemples les plus célèbres, mais ne font pas figure d'exception. Le ténor, pour une fois, incarne donc la voix grave, par opposition à toutes les autres du plateau, et donc le pouvoir et l'âge ; ceci tout en permettant davantage d'agilité spectaculaire qu'une voix de basse. Ainsi, à part en France, les ténors amoureux du XVIIIe siècle sont des opposants dangereux pour les jeunes amants.
Giuseppe Sabbatini (Egisto, ténor), guerrier cruel qui impose sa loi aux époux Diana Damrau (Europa, soprano) et Genia Kühmeier (Asterio, rôle de castrat soprano), au début de l'Europa riconosciuta de Salieri.
Les sopranos restent en revanche les voix féminines privilégiées pour les amoureuses. En France, la distinction (dessus vs. bas-dessus) se faisait uniquement au niveau du timbre au XVIIe siècle (exactement les mêmes étendues vocales), mais au cours du XVIIIe les sopranes éprises développent de plus en plus d'extension aiguë et d'agilité dans leurs ariettes, tandis que les voix plus centrales et sombres vont se spécialiser dans les magiciennes. Toutefois le mouvement reste ténu. Dans le seria en revanche, les voix féminines graves étant souvent monopolisées pour les rôles travestis, et comme il y a toujours plus d'hommes que de femmes dans les intrigues héroïques… les voix aiguës sont en général réservées aux femmes véritables. Mais ce peuvent aussi bien être les jeunes premières que les magiciennes perfides (témoin Armida ou Alcina, chez Haendel).
Patricia Petibon (Aspasia), soprane et amante persécutée par un ténor roi et père de son amant dans Mitridate, re di Ponto de Mozart.
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¶ Au XXe siècle, les frontières se brouillent. Le baryton remplace volontiers le ténor comme personnage principal, car il incarne l'homme du rang, et non plus l'aristocrate ou l'élu divin, le héros hors du commun. Lorsqu'on adapte Woyzeck ou 1984, le personnage principal ne peut pas être un vaillant ténor à contre-ut ni un limpide ténor léger, c'est l'évidence. Les ténors deviennent alors des personnages veules ou faux, ceux dont l'éclat n'exprime que la vanité ou l'hypocrisie. On va ainsi souvent se retrouver à front renversé avec des héros faibles mais barytons, et des persécuteurs sadiques ténors.
Nancy Gustafson (Julia, soprano dramatique assez grave) et Simon Keenlyside (Winston Smith, baryton), amants sans pouvoir ni bravoure, trahis par l'agent double Richard Margison (O'Brien, ténor) dans la création de 1984 de Maazel.
Pour les sopranos aussi, le monopole disparaît : le goût, notamment promu par le cinéma et la télévision, des voix graves comme comble de la sensualité (valeur qui a en quelque sorte remplacé la « transcendantalité » aristocratique ou divine des voix aiguës) a permis, à la suite de Carmen, le mezzo-soprano comme voix de l'amoureuse. Et pas forcément la vénéneuse prédatrice ; on peut y rencontrer nombre d'ingénues dont la voix charnue traduit peut-être une nubilité précoce, mais pas nécessaire une conscience sensuelle forte — Erika dans Vanessa de Barber, par exemple. C'est moins le cas pour le contralto, car la voix est rare et souvent moins puissante, donc difficile à exploiter derrière un large orchestre du XXe siècle, et son extension aiguë est moins longue et éclatante, ses poitrinés sont moins spectaculaires. Il n'empêche qu'en ce début de XXIe siècle, la voix enregistrée qui fait le plus l'unanimité demeure peut-être celle de Kathleen Ferrier.
Rosalind Elias (la ci-devant ingénue Erika, mezzo-soprano) et sa confidente Regina Resnik (la Baronne, contralto) au début de l'acte II de Vanessa de Barber — studio de Mitropoulos.
Même si la colorature est devenue à son tour suspecte (attribut des reines folles, mais plus des amoureuses authentiques), le soprano n'a pas quitté pour autant sa place originelle, et les héroïnes demeurent, en assez nette majorité, écrites pour cette tessiture.
Grażyna Szklarecka (Sophie Scholl, soprano) et Frank Schiller (Hans Scholl, pour ténor ou baryton avec extension aiguë) dans la version révisée de Die Weiße Rose d'Udo Zimmermann (et non B.-A. Z.). Certes, ce n'est pas une amoureuse au sens classique, mais parmi les innombrables choix possibles, c'est l'occasion de faire entendre l'un des assez rares vrais duos contemporains réussis.
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2. … mais cela reste la norme dans le grand répertoire
En revanche, l'opéra le plus présent sur les scènes, et celui le plus familier du grand public, celui du XIXe siècle, reproduit très largement cette norme. Bien sûr, on trouvera des exceptions, avec des hommes travestis parce qu'on descend de l'opéra seria (I Capuletti e i Montecchi de Bellini hérite directement de la nomenclature de la fin du XVIIIe siècle) ou, plus tard, parce qu'on veut imiter Mozart (Chérubin de Massenet, Der Rosenkavalier de R. Strauss) ; ou bien des barytons héros pour bien souligner leur caractère tourmenté et finalement leur impossibilité d'accéder aux joies de l'amour (Hamlet de Thomas). Mais l'écrasante majorité demeure dans la nomenclature : soprano & ténor amants, et mezzo, baryton ou basse opposants.
Milada Šubrtová en gentille Nixe noyeuse d'hommes (amoureuse) — dans Rusalka de Dvořák.
Vu du XXIe siècle, rien n'est moins évident que les pouvoirs de séduction du ténor (petit et gros, dont la voix aiguë semble chercher à imiter les femmes) ou que la suprématie du soprano par rapport à une voix chaude et un rien voilée de mezzo qui invite à la confidence. Mais une fois expliqué les périodes précédentes, on peut facilement se représenter pourquoi il en fut ainsi.
Les Français, eux, ne changent pas vraiment : ils adoptent le style romantique après avoir adopté le style galant de la fin du baroque et le style classique, et les techniques vocales évoluent, mais les distributions demeurent les mêmes. Le ténor (aigu) reste le héros, la basse (très peu de barytons en France, ils deviennent à la mode tardivement) incarne l'autorité (ou le méchant). Du côté des femmes, on a surtout des sopranos (les mezzos sont introduits par la marge au fil du siècle) qui, comme du temps de Lully, s'opposent en soprano colorature (l'équivalent du dessus clair) et en soprano dramatique (l'équivalent du bas-dessus sombre) ; la différence est que la voix sombre peut être librement attribuée à l'amoureuse.
Annalisa Raspagliosi (Valentine de Saint-Bris, soprano dramatique) et Marcello Giordani (Raoul de Nangis, ténor avec grande extension aiguë, chantable avec ou sans ut de poitrine), dans la fin du tournoyant duo d'amour de l'acte IV des ''Huguenots'' de Meyerbeer — archive inédite, dirigée par Rumstadt en 2003.
Pour le reste de l'Europe, chaque nationalité adopte progressivement un style propre qui émerge à partir du style italien préexistant, mais largement dans le même sens (en ce qui concerne les tessitures). Les castrats tombent en désuétude, et on invente l'ut de poitrine à Naples, qui permet de chanter les aigus de ténor avec vaillance. Dans le même temps, les sujets plus tourmentés du romantisme, ainsi que le goût pour des affects plus débordants et moins élégants, favorisent l'expression plus sonore des désespoirs. De ce fait, c'est le ténor qui incarne la voix la plus aiguë parmi celles qui peuvent s'exprimer avec des éclats dramatiques. Il remplace donc les castrats ou les femmes travesties, mais dans la même logique : le goût de la voix poussée dans ses retranchements, où l'aigu campe symboliquement la force donnée par la naissance ou par la Grâce. Pour les femmes, de même, on va exploiter les extrêmes, et en particulier les aigus, ce qui place les sopranos au premier plan… Les mezzos reviennent progressivement dans la fin du XIXe siècle siècle, pour varier les couleurs.
Soirée électrique de la parfaite distribution stéréotypée (soprano & ténor amoureux, mezzo sorcière, baryton râleur, basse vieille) : Gilda Cruz-Romo (Leonora, soprano), Richard Tucker (Manrico, ténor), Siegmund Nimsgern (il conte di Luna, baryton) dans le grand trio qui clôt l'acte I du Trouvère de Verdi. Le jeune Zubin Mehta, le seul à faire exécuter très exactement, dans cette œuvre, les valeurs pointées et/ou brèves à ses chanteurs, fouette le Philharmonique d'Israël en juillet 1973.
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De ce fait, si soprano et ténor deviennent systématiquement amants, c'est dans la pure continuité d'une tradition… où ce n'était pas le cas.
L'opéra est disponible en vidéo et en intégralité (sans sous-titres, mais la diction est correcte) sur CultureBox, qui documente décidément les spectacles lyriques les plus essentiels de l'actualité française. L'occasion de prendre un peu de recul.
1. Les deux voies de l'opéra d'aujourd'hui
Depuis assez longtemps, Carnets sur sol explore pas à pas l'évolution du genre opéra en dehors des milieux de la création officielle. Du fait de la muséification du répertoire, essentiellement tourné vers le passé (célèbre ou obscur), les créations sont peu nombreuses, ce qui réduit structurellement le nombre de réussites.
Dans ce cadre restreint, à côté des œuvres de compositeurs contemporains reconnus, certaines maisons font le choix de compositeurs moins réputés et complexes, parfois du milieu de la musique de film. Progressivement, deux genres se mettent à cohabiter, l'un qui représente une extension (en général difficilement adaptable à l'action théâtrale) de la musique symphonique la plus savante ; l'autre, sans la même ambition musicale, qui cherche plutôt à présenter une action de façon naturelle et agréable, avec une musique accessible pour le plus grand nombre.
Le premier groupe est bien documenté, c'est ce que l'on appelle généralement l'opéra contemporain ; le second est sans doute décrit de façon moins systématique, moins pris au sérieux — on dit que c'est joli, et puis on passe à autre chose. On ne grave pas de disques, on n'en parle plus dans les magazines. C'est pourquoi, par touches, CSS essaie de se pencher sur cet autre avenir possible du genre opéra — du moins si l'on considère que le musical du West End et de Broadway n'a pas déjà réglé la question.
2. L'état de la création
Avant de dire un mot de Colomba, il faut peut-être conseiller aux lecteurs de se reporter à quelques notules qui explorent la question ici résumée en quelques mots, de façon un peu plus précise. D'abord cette antique entrée consacrée aux difficultés structurelles de l'opéra contemporain (en particulier liées à ses langages musicaux) : on se rend compte que l'opéra fondé sur les langages dominants du second vingtième ne peuvent pas conquérir un large public, vu leurs contraintes (amélodisme, intelligibilité, tensions vocales, langages musicaux difficiles…).
Sur les courants de création et le genre « nouveau » de l'opéra de goût filmique, une notule a tenté de dresser un état des lieux davantage complet, d'Ibert & Honegger à Cosma, en passant par Herrmann, Shore et Maazel. Avec leurs vues justes sur la façon d'atteindre directement le public, mais aussi leurs maladresses, comme dans Marius et Fanny.
Un peu plus ancienne, la notule autour du Postino de Catán abordait ces enjeux, avec ses limites et ses charmes.
Il est vrai qu'étant moi-même dubitatif sur l'orientation de nombreux langages actuels largement inintelligibles (même par les plus passionnés, même par les pros), et particulièrement concernant leur compatibilité avec les contraintes du théâtre musical traditionnel ; et qu'étant largement sensible aux potentialités de la comédie musicale anglophone… je ne me sens pas le plus légitime pour trancher cette question, mon goût pour la mignardise pouvant être suspecté (à bon droit) de troubler mon jugement sur les intérêts respectifs des deux démarches.
Néanmoins, pour ce qui est de toucher le public au delà des amateurs du contemporain, il est certain que l'opéra d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans de solides qualités théâtrales (Boesmans, plus que par la musique, a sans doute réussi par là) ou une musique plus familière et pittoresque (comme dans ces opéras à musique « filmique »)… en cela, ces opéras moins « sérieux », plus grand public (et pas forcément plus ratés) peuvent représenter un avenir réel pour la création musicale.
Au demeurant, mon propos n'est absolument pas de discréditer l'opéra contemporain « ambitieux », comme en atteste cette liste de recommandations qui traverse largement les styles. Mais les opéras contemporains bien faits mais un peu tièdes dans le genre de Written on Skin de Benjamin, qui croule sous les récompenses parce qu'on n'a pas tous les jours un opéra récent vaguement écoutable, regardable et reprogrammable, n'a quand même pas de quoi susciter l'hystérie ou l'envie irrépressible de réécouter absolument celui-là, comme cela arrive avec Don Giovanni, Le Trouvère, Tristan, Lady Macbeth de Mtsensk et quantité d'autres moins absolus. J'ai le sentiment (peut-être biaisé, comme dit ci-dessus) qu'à médiocrité égale, voire supérieure, les jolis opéras un peu naïfs, qui peuvent représenter une régression objective en matière de technicité, de subtilité et d'orchestration, toucheront plus directement le public.
En tout cas, en ce qui me concerne, j'aime réécouter Marius et Fanny de Cosma, alors même que l'œuvre me paraît un peu bancale, attestant d'un manque flagrant de familiarité avec les conventions opératiques. (Mais j'ai encore davantage réécouté Ocean of Time d'Ekström, et pas mal aussi L'Autre Côté de Mantovani et Hanjo de Hosokawa, tous résolument sur l'autre versant… Néanmoins ce sont là des inclinations que je crois beaucoup moins aisément universalisables, en tout cas pour les deux derniers.)
Une fois tout cela mis en perspective, on peut se pencher sur Colomba de Jean-Claude Petit.
3. Colomba : promesses et dangers
Lorsque j'ai vu qu'on programmait une Colomba, j'ai été très tenté de voyager jusqu'à Marseille : je tiens le court roman (la grosse nouvelle) de Mérimée pour un (pour ne pas dire le) sommet de l'art français d'écrire. Et même en acceptant qu'une adaptation théâtrale, même excellente, dénaturerait forcément les fines qualités de l'original, la matière narrative est suffisamment sympathique pour servir efficacement un opéra dont le compositeur saurait saisir quelques-unes seulement des couleurs du roman.
Et dans le même temps, vu ce qui se produit musicalement sur les scènes actuellement, la probabilité éminente d'être fort déçu.
Je n'ai pas voyagé.
J'avais manqué la retransmission radio (s'il y en eut), et je me aperçu il y a à peine quelques jours que l'œuvre a été diffusée en direct et reste disponible sur CultureBox. Dont voici un extrait :
Parfois, on vous pose des questions simples, qui peuvent paraître des inepties… et qui ouvrent de petits fossés pas si évidents à combler. C'est ce qui arrive lorsqu'on se fait interroger sur le « style révolutionnaire » en musique : bien que la réponse soit relativement ferme, cette corrélation ouvre des perspectives assez stimulantes.
Pour accompagner votre lecture : s'il existe une musique révolutionnaire, c'est bien Le Triomphe de la République ou Le Camp de Grand Pré, grand oratorio profane (appelé divertissement lyrique) de François-Joseph Gossec. Vous y entendrez successivement le culte de la nature, le dévouement patriotique des gens simples, les chansons et danses populaires, l'appel aux armes, la descente de la déesse de la Liberté, sur une musique encore tout à fait classique – quoique le premier ensemble au Soleil annonce un peu la manière romantique.
Tiré de l'enregistrement de Diego Fasolis chez Chandos, le seul jamais réalisé (vous y retrouverez notamment Salomé Haller, Philippe Huttenlocher et l'inimitable Guillemette Laurens).
Je suppose que cela a bien été documenté par la recherche musicologique, et j'avoue que vu le peu de matériel aisément disponible jusqu'à une date très récente (Bru Zane pour les disques, les numérisations progressives des grandes bibliothèques pour les partitions), je n'ai pas encore eu le loisir d'aller fouiner très longuement autour de cette question. Ce seront donc des remarques fragmentaires, à partir de quelques faits qu'on peut observer dans les oeuvres disponibles à l'écoute (disques et bandes radio) ou à la lecture des partitions accessibles sans passer sa vie au Plessis.
1. Problèmes
D'abord, pour être tout à fait clair, il n'existe pas de tel style, ni pour les spécialistes (à ce qu'il m'en a semblé), ni en regardant soi-même dans la production de cette époque. Néanmoins, la question soulève beaucoup d'enjeux très intéressants sur le rapport de la musique avec les circonstances politiques et les autres arts.
À gauche, un perfide ci-devant ; à droite, un sanguinaire sans-culotte (qui vient manifestement d'achever un Te Deum, mais ça, c'était avant Damas).
Je vois deux raisons assez évidentes d'affirmer, d'emblée, la difficulté d'établir un « style révolutionnaire » :
a) Malgré son importance, le phénomène politique ne concerne directement que la France ; les autres nations européennes étaient certes affectées, mais perpétuaient le même système de commandes d'aristocrates sous forme de mécénat, et la même économie des théâtres. Il y aurait sans nul doute des observations très intéressantes à fournir sur la disparition ou la rémanence des loges à l'année avec l'exil des anciens titulaires, mais je n'ai pour l'heure pas d'éléments sur ce sujet et m'en tiendrai donc à la production musicale elle-même.
On imagine de toute façon difficilement (et cela se vérifie en ouvrant les partitions) que les compositeurs d'Europe se mettent à écrire, quel que soit le pays, les opinions de leurs commanditaires et les leurs propres, de la musique révolutionnaire pour faire plaisir aux Français.
b) La France a toujours été à part de l'Europe en matière musicale, même à l'époque de son plus intense rayonnement. Elle a influencé çà et là la culture sonore de villes, de compositeurs, d'œuvres isolés, mais son style est resté assez profondément autonome, tout en suivant l'évolution des styles de la Renaissance au Romantisme. Quelle qu'ait été la place des idées des Lumières ou de la Révolution en Europe, la France garde de toute façon son idiosyncrasie musicale pour très longtemps (ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle qu'elle se dissout largement, et qu'il devient difficile de la distinguer des autres nations musicales).
c) La musique a toujours été en décalage avec son temps, et même avec les autres arts. C'est un fait mesurable et intéressant : le style de la musique révolutionnaire est encore celui de Marie-Antoinette, de même que la musique de Louis XIII est encore largement "renaissante", que la musique des tragédies classiques sous Louis XIV est aujourd'hui classée comme de "baroque" (même si cette étiquette a posteriori est discutable), etc. A l'époque où Goethe écrit Werther, la musique de l'Europe, ce sont des galanteries mannheimoises – il suffit d'écouter la simplicité joviale de la musique (pourtant dense) de Gaetano Pugnani pour accompagner une version scénique du roman.
Je suppose que, la musique étant l'art qui a le moins de lien avec le sens (elle ne représente pas forcément quelque chose, contrairement à la littérature et aux arts visuels – du moins avant le XXe siècle), elle n'évolue pas de façon aussi rapide. Elle se fonde profondément sur l'instinct et la tradition, bien plus que les autres arts (il est plus facile de s'habituer à l'écriture automatique ou à l'abstraction visuelle que l'atonalité, qui paraît immédiatement déprimante ou agressive...), et repose sur des schémas (comme un syntaxe) beaucoup moins souples et interchangeables, plus difficiles à changer que la parole ou la vision. Son plaisir vient de l'acquisition héréditaire de la signification de certains enchaînements, et c'est probablement pourquoi son évolution est nécessairement lente.
Déjà, structurellement, on voit bien que vu la courte durée de la période révolutionnaire, on pourrait difficilement aligner la création musicale européenne sur la politique française d'une décennie.
Mais on peut s'interroger, au delà de la période elle-même, sur l'impact de la Révolution dans l'imaginaire des musiciens, et les potentielles hardiesses et réformes qu'elle aurait autorisées.
Voyons donc.
2. Les Philosophes
La Révolution française intervenant au terme d'un processus de remise en question du pouvoir monarchique (je ne suis pas compétent pour certifier les liens entre les deux faits, vu le nombre de théories historiographiques en circulation), on peut être tenté de chercher des altérations de la théorie musicale chez les grands théoriciens qui ont présidé aux Lumières.
En France, les plus célèbres étaient en fait assez nuls en musique, et leurs goûts assez homogènes : tournés vers la facilité séductrice des mélodies de la musique italienne – qui n'avait pas du tout la même complexité comparative qu'au XVIIe siècle. Je me contente donc de convoquer Rousseau, le principal informé en la matière.
Jean-Jacques Rousseau, lui-même musicien, théoricien et compositeur, était lui aussi partisan de la musique italienne, et vigoureux contempteur de la musique française. Ses arguments étaient les mêmes que ceux de ses contemporains moins informée : la musique italienne était considérée comme plus mélodique, plus simple, plus directe, une sorte de retour à la nature, ou du moins à une forme d'authenticité. Un peu comme ceux qui protestent contre l'atonalité artificielle aujourd'hui.
La musique française, au contraire, était conçue pour servir des poèmes dramatiques, fortement codifiés, chantés avec un mode de déclamation expansif et artificiel, jugé geignard ou criard par nombre de contemporains. Un art formel, dont la complexité s'est renversée par rapport au début du siècle où le style italien était rejeté comme trop modulant – depuis Rameau (et l'évolution toujours plus vocale du seria italien), c'est l'inverse.
On pourrait donc être tenté de croire que Rousseau souhaitait par là une démocratisation de la musique ; rien de plus anachronique. Il s'agissait d'une querelle réservée à l'élite, faisant s'affronter le Coin de la Reine (des partisans de la musique italienne) au Coin du Roi (du côté de la musique française officielle) ; ces débats avaient lieu dans des salons débordant d'aristocrates, à coup de rhétorique – on peut s'amuser à relier les différents genres musicaux à des visions du monde. Pour Rousseau le lien avec son exaltation de la nature (comme modèle social ou éducatif, mais aussi comme objet d'émerveillement) et son goût des systèmes simples (en politique, cela se manifeste par la magie de la volonté générale) est assez évident, puisque la moindre sophistication de la musique italienne, moins contrainte et moins « fardée », est censée manifester plus de « vérité » et toucher plus directement au cœur. D'une certaine façon, la dispute opposait les musiciens (puisque, à l'exception d'intermèdes, la musique des scènes officielles était de style français, plus ou moins influencé par l'Italie) aux philosophes (les plus célèbres d'entre eux étant du côté de la seule musique qu'ils pouvaient comprendre, les pauvres).
Par ailleurs, l'Académie Royale de Musique donnait des représentations des nouveaux opéras à Paris, ouvertes au peuple. L'enjeu n'était donc absolument pas la diffusion. On pourrait davantage s'interroger sur la fin de la polyphonie dans les oeuvres sacrées au cours du XVIIe siècle (outil de la Contre-Réforme), ou sur les cantates sacrées (parfois subversives...) du XIXe siècle, qui avaient effectivement un impact sur la perception d'un vaste public. Mais pas la musique défendue par Rousseau.
Quant au système de notation proposé par Rousseau (à base de lettres et chiffres, un peu comme pour LilyPond), il s'agit d'une rationalisation, complètement dans l'esprit des Lumières, visant à remplacer la répétition de la Tradition par la simplicité de la Raison, mais qui n'est pas du tout assimilable à un projet de battre en brèche l'influence musicale de l'aristocratie. De toute façon, sa simplicité (utilisant les degrés de la gamme plutôt que les notes) la rendait surtout exploitable pour noter des mélodies simples, donc plutôt adaptée à la musique italienne qu'aux fréquents changements de mesure et aux raffinements harmoniques de Rameau, Leclair ou Mondonville – les modulations (changements de tonalité) rendent ambiguës la notation rousseauiste, pour ce que j'ai pu en voir.
3. Le tellurique Beethoven
Beethoven incarne un bouleversement quasiment sans exemple dans l'histoire de la musique – même Wagner, qui conduit le système tonal vers une sophistication qui aboutit en peu d'années à une perte de repères assez totale, ne change pas à ce point la logique profonde de l'acte de composition : Beethoven inaugure, d'une certaine façon, le désir de singularité du langage de chaque compositeur ; et plus une singularité de l'ordre de la variation, mais vraiment du contraste.
En ce sens, Beethoven, bien plus que la musique de la période du Sturm und Drang qui s'intéresse aux tonalités mineures et aux émotions un peu plus sombres, mais qui demeure résolument classique dans sa forme, ouvre le romantisme musical. Après nombre d'œuvres isolées d'autres compositeurs fondamentalement classiques (quelques exemples plus loin).
Néanmoins, on peut difficilement relier ses opinions politiques sur le jeune Bonaparte avec la démarche interne de sa musique : Beethoven était hors de la sphère d'influence française, et ne cherchait pas à écrire de la musique d' « idées », sauf peut-être à la fin de sa vie (Neuvième Symphonie, mouvement lent du Quinzième Quatuor), à une époque assez éloignée des événements, et dans un style déjà tout à fait romantique.
D'une manière générale, de toute façon, les innovations de Beethoven sont liées à une pensée nouvelle de la construction musicale (notamment l'importance de motifs courts comme base du discours, quelle que soit la structure générale), et à ses explorations... Une nécessité profondément musicale, qui n'a pas vraiment de lien avec un quelconque référent de la vie réelle ou même des autres arts.
La chaconne est une objet de fascination assez répandu chez les mélomanes, des plus ingénus aux plus aguerris. Notre mission : essayer de toucher du doigt pourquoi. Et au passage organiser une petite visite guidée du genre.
La Chaconne, parfum d'ivresse et d'interdit.
1. Naissance de la chaconne et de la passacaille
Les origines folkloriques nous apprennent assez peu de ces danses : la passacaille provient de passacalle, parce que les marins espagnols de la fin du XVIe siècle se seraient échangés à quai des motifs obstinés qu'ils chantaient pendant le travail. Plus intéressant, la chaconne, originaire du Nouveau Monde, existe à la même époque en Espagne sous forme de danse suggestive, parodique et vive.
Ce n'est qu'à partir du début du XVIIe qu'on trouve les premières traces écrites… en Italie. Et c'est donc à partir de là que l'aventure peut commencer pour nous.
Ces danses appartiennent à la famille des pièces à ostinato (fondées sur la répétition obstinée d'une même cellule, d'un même thème, d'une même harmonie, etc.). Dans la musique du XVIe siècle, la voix la plus importante était celle du ténor (sur quatre lignes mélodiques, la deuxième en partant du grave), qui assurait par conséquent ces motifs mélodiques cycliques. Progressivement, c'est la basse qui prend ce rôle — ce qui coïncide grossièrement avec la bascule vers le baroque, la basse chiffrée, la déclamation monodique… et l'apparition de nos deux danses dans le répertoire écrit / savant.
2. Qu'est-ce que la chaconne ou la passacaille ?
Pour commencer, comme tous les bons auteurs, je ne vais pas les différencier (cette question arrive juste après).
Version courte (sans les chants) de la Passacaille de l'acte V d'Armide, à laquelle nous allons nous intéresser. Les Talens Lyriques sont menés par Christophe Rousset, lors d'un concert à Versailles.
N.B. : Les commentaires et les extraits sont en principe suffisants pour sentir ce qui se passe, même si vous ne lisez pas la musique. Si ce n'est pas le cas, réclamez, on retravaillera ça.
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
Voici une seule mesure de la célèbre Passacaille d'''Armide'' de Lully (Christie & Arts Florissants chez Erato). On entend très nettement l'appui sur le premier temps, puis le deuxième temps qui est allongé (note pointée faisant foi) sur le troisième (la ''levée'', qui se termine par une note courte qui lance la mesure suivante).
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée, en général sur une quantité fixe de mesures (parfois avec des effets de symétrie du type 4 mesures + 4 mesures, comme dans les thèmes classiques de forme question-réponse).
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
Et on voit que les harmonies indiquées par le chiffrage ne changent pas.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
Quelques variations dans la même passacaille :
D'abord trois flûtes. On voit que la ligne de taille (la troisième) qui sert de soubassement ne tient pas les mêmes notes que la basse, et l'harmonie n'est pas toujours exactement équivalente (en violet).
Vous remarquez également que la découpe des phrases (qui débutent ou finissent sur un premier temps, en rouge) ne correspond pas avec l'accentuation, souvent plutôt sur le deuxième temps.
Ensuite une section plus vive, où les valeurs se dédoublent. La basse est en réalité la même (on ajoute seulement des notes répétées pour donner une attraction supplémentaire sur le premier temps).
Puis on échappe à la basse obstinée : elle est remplacée par des harmonies équivalentes (ici, des arpèges tempêtueux), mais son mouvement mélodique disparaît. Il y a même des modifications harmoniques (en violet) par rapport au thème d'origine – on est globalement dans les mêmes fonctions et effets, mais les accords ne sont pas les mêmes à strictement parler.
À la haute-contre de violon (en vert), on voit le début d'un mouvement chromatique (glissement par demi-ton), très apprécié pour donner de la couleur à ce type de pièce. Il continue à circuler et investit la basse obstinée en en modifiant l'harmonie :
C'est en réalité la même basse, mais le premier temps est attaqué un demi-ton plus haut que dans la progression originale, altérant l'harmonie par une sorte de coquette discordance.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
Cette fois, c'est la chaconne de Roland, par Rousset et les Talens Lyriques :
En bleu, la basse traditionnelle de chaconne, qui plonge sur le deuxième temps ; en vert, une basse plus « naturelle », qui plonge sur la levée du troisième temps, juste avant la résolution sur le temps fort. (j'ai par erreur inversé les couleurs sur la seconde ligne) À ce moment-là, les appuis de la mélodie ne changent pas. Cette hésitation entre les temps principaux est assez caractéristique de la chaconne – ici, les appuis vont jusqu'à se contredire au sein de la même phrase musicale !
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino (pour le « Lauda Jerusalem »). D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
3. Pour récapituler sans la surcharge visuelle :
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée.
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino. D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
4. Mais quelle est la différence, en réalité ?
Tout amateur de chaconne s'est immanquablement posé la question : mais quelle est la différence, à la fin, avec la passacaille ?
Les ouvrages savants nous disent généralement que c'est plus ou moins la même chose, voire que ce n'est pas très clair. Alors, en quoi cela diffère-t-il ? Je crains de devoir vous décevoir, mais j'essaie tout de même de remplir ma mission.
=> D'abord par son origine : chant polyphonique modéré pour la passacaille, danse exotique rapide pour la chaconne. Les deux ont effectivement fini par fusionner complètement.
=> Ensuite, on peut aller regarder chez les auteurs du temps, qui ressentaient de plus près la nuance : de Loulié (1696), Brossard (1703), L'Affilard (1705), Mattheson (1739), Choquel (1759), Quantz (1752), Rousseau (1768) ont tous leur avis sur la question. Mais ils écrivent déjà à une époque où les deux genres ont profondément fusionné, si bien qu'ils sont assez fortement contradictoires entre eux.
Il ressort de tout cela qu'on définit en général une passacaille comme plutôt lente, souvent en mineur, et fondée sur une basse obstinée ; tandis que la chaconne est plus vive, en majeur, et suit plutôt un schéma harmonique qu'une ligne de basse immuable. Mais un nombre conséquent d'auteurs, tout en conservant les mêmes critères, les attribue à l'envers, qui plutôt sur le tempo, qui plutôt sur le mode, etc.
À partir du XIXe siècle, il y a fort à parier que les définitions soient très influencées par la distinction entre la Passacaille BWV 582 et la Chaconne de la Seconde Partita pour violon BWV 1004 de Bach, devenues les principales références, donc largement fondées sur des cas d'espèce vus pendant les études des théoriciens, et pas forcément représentatifs.
Par ailleurs, ces éléments, quoique intéressants, ne résistent pas à l'observation du répertoire : clairement, beaucoup de compositeurs ne font pas la différence, et proposent parfois eux-mêmes les deux titres pour la même pièce (c'est par exemple le cas chez Couperin).
Il existe d'autres danses comparables, qu'on peut assimiler à ces deux-là : le ground anglais en particulier, qui au XVIIe siècle, repose sur les mêmes principes — témoin la « passacaille » finale de Dido and Aeneas de Purcell, expression vocale sur une basse obstinée. La fameuse Follia (qui est un thème fixe, comme la Romanesca, le Passamezzo ou le Ruggiero, au XVIe siècle) procède des mêmes règles, en insistant plutôt, à l'ère baroque et au delà, sur l'enchaînement harmonique que sur la ligne de basse (peu distinctive).
5. Que faire de ces informations ?
À partir de maintenant, on parlera donc indifféremment de passacaille ou de chaconne, en adoptant la terminologie désignée par le compositeur. On peut privilégier la passacaille lorsqu'il est question de tonalité mineure (elles le sont souvent, même s'il existe beaucoup de chaconnes en mineur) ou que le tempo est lent (eu égard à l'origine vive de la chaconne, et à quelques indications de tempo disséminées dans les ouvrages), parce qu'on trouvera peu de passacailles en majeur ni surtout rapides, mais cela ne prive pas les chaconnes, plus nombreuses, de leur emprunter ces caractéristiques.
D'une manière générale, leur spectre étant plus large et leur nombre plus grand, chaconne est souvent employé comme terme générique pour passacaille ou chaconne, et c'était déjà plus ou moins mon usage, que cette petite enquête m'engage à maintenir.
6. Pourquoi est-ce si bien ?
On a déjà esquissé quelques pistes en §2, mais on va revenir avec une observation plus précise.
Si Daphnis & Chloé est devenue l'une des œuvres les plus jouées et enregistrées du patrimoine (au moins sous forme de suites ou fragments), ce n'est que fort rarement qu'il a l'occasion d'être donné conformément à sa conception, comme musique de ballet. L'occasion de se déplacer, et d'observer l'œuvre à l'épreuve de la scène.
1. Un ballet qui ne raconte rien
Auparavant, la soirée de l'Opéra Bastille proposait un couplage avec la Symphonie en ut de Bizet, délicat bijou qui parcourt énormément de styles, du développement à l'allemande (on entend Beethoven, Schubert et Schumann à de nombreuses reprises dans les structures générales, alliages instrumentaux et harmonies) aux modes françaises les plus récentes (en particulier l'orientalisme du grand solo de hautbois dans l'adagio).
Philippe Jordan en propose une lecture plutôt large (six contrebasses, déjà...), mais sans épaisseur poisseuse ; pas la référence ultime de l'histoire pléthorique de l'exécution de l'œuvre, mais une belle lecture, honnête et investie, qui donnait bien du plaisir.
Sur cela, George Balanchine a bâti un ballet purement décoratif, Palais de Cristal, qui m'a paru à peu près sans intérêt, ne racontant rien et passant à côté des spécificités de la musique – rien de palpable en écho aux développements classiques du I, ni à la succession d'atmosphères très différentes du II (de l'orientalisme du hautbois au lyrisme discret ou intense des cordes, très occidental)... Certes, le scherzo est traité avec vivacité (encore heureux), et le rondeau final est davantage réussi, avec une nouvelle couleur à chaque reprise, qui finit dans une jolie alliance des entrée en guise de final. Mais qu'est-ce que cela raconte, qu'est-ce que cela apporte à la musique, ou bien qu'est-ce que la musique met en valeur ? Un exercice très formel avec de grands pas, j'avoue passer tout à fait à côté de cela, et ne pas y voir beaucoup plus d'exaltation que dans une Étude de Czerny ou une vocalise de Vaccai (deux grands compositeurs chouchous de CSS, par ailleurs).
Si j'en crois ce que j'ai vu et ce que j'ai lu, l'intérêt tient avant tout dans la succession de costumes (rubis, diamant noir, émeraude et perles) évoquant les pierres précieuses ; il semblerait que les tutus de Christian Lacroix aient réussi à marier rouges, verts et bleus sans trop heurter l'œil (en effet, en dehors des perles rose-bonbon-déjà-sucé, l'ensemble, quoique clinquant, était plutôt agréable), contrairement à d'autres productions antérieures. Dont acte.
Le plaisir musical étant très réel (première fois que j'entendais cette symphonie en concert, alors que je l'écoute très souvent au disque), et constituant ma motivation pour cette partie (salut tout particulièrement au hautbois solo, dont l'aigu étroit, plein et flexible distillait un charme tout français), je n'ai pas lieu de me plaindre – à part de mon insensibilité éventuelle.
Disponible gratuitement en vidéo chez Culturebox jusqu'en décembre.
Au passage, si cela intéresse quelqu'un, je recommande sans réserve cette version, qui fait affleurer toutes les influences avec goût et simplicité : James Judd et l'Orchestre Symphonique de Nouvelle-Zélande (Naxos, existe dans deux couplages différents).
2. Un ballet qui raconte bien...
Daphnis était clairement beaucoup plus intéressant visuellement.
La musique, à la fois séquentielle et étale au disque, prend du sens et de la force en nourrissant une action scénique, même sommaire. La puissance poétique se révèle d'autant mieux, notamment dans les épisodes naturels de coucher et lever du soleil. De même pour le désordre de la liesse générale, assez jubilatoire dans la chorégraphie de Benjamin Millepied. Les costumes de Holly Hynes sont remarquablement réussis, d'une grande simplicité, avec ces jupes-toges qui semblent toujours agitées par le vent (sans paraître jamais froissées, je n'ose imaginer l'ingénierie nécessaire pour la création du tissu et la réalisation de la coupe), dans un univers tout blanc (noirs pirates exceptés) qui ne se colore que lors de la réjouissance finale très bigarrée, offrant une rupture de ton qui fait opportunément écho à la soudaine quasi-sauvagerie de la musique.
La chorégraphie elle-même est marquée par l'épure de mouvements simples, sans virtuosité ostentatoire (un petit manège tout de même, sinon on serait tous déçus, moi le premier), avant tout fondée sur une fluidité douce qui campe l'harmonie de la vie pastorale rêvée, et gomme les frontières entre les sections musicales. La chose est d'autant plus étonnante que les plus érudits pourront y repérer maint emprunt du chorégraphe à lui-même et à d'autres – le résultat, néanmoins, frappe plutôt par sa cohérence et son homogénéité.
J'ai particulièrement apprécié le Daphnis de Marc Moreau (le danseur parisien qui m'ait le plus touché jusqu'à présent, alors qu'il n'est que « sujet » dans la nomenclature aristocratique de l'Opéra), d'une aisance tranquille très congruente avec le propos scénique. Dans des rôles plus payants, Allister Madin (Dorcon, le rival) et surtout Fabien Revillion (Bryaxis, le chef des pirates) convainquent par leur énergie contenue, sans recherche d'extraversion superflue, en harmonie avec la nature musicale de l'œuvre. Belle trouvaille aussi de la Lyceion telle que confiée à Léonore Baulac, plus agile et anguleuse, d'une espièglerie directive qui se lit en toutes lettres dans le programme originel du ballet. Les ensembles étaient fort réussis aussi, en particulier les impalpables nymphes des airs qui consolent Daphnis.
Pour ne rien gâcher, le Chœur de l'Opéra était élégant comme jamais, beaucoup plus doux, souple et nuancé qu'à l'accoutumée ; certes, aidé par la coulisse qui atténue toujours les défauts et les grains épais, mais il n'y avait pas que cela. Une évolution paraît tout de même en cours depuis la nomination de Patrick Marie Aubert (arrivé dans les bagages de Nicolas Joel) qui, sans changer la nature des voix déjà embauchées, bien sûr, les conduit très progressivement, à ce qu'il semble, vers davantage de nuance et de ductilité.
Une belle réussite, lisible, élégante, sur une musique considérable... qui méritera beaucoup de reprises. En attendant, vidéo gratuitement disponible sur Culturebox jusqu'en décembre.
Bonne surprise, même si le public applaudit les danseurs entre les mouvements de la symphonie (et çà et là sur la musique de Ravel), une qualité d'écoute remarquable, que je n'attendais pas du public de ballet dans une œuvre aussi « difficile ». Et comme souvent, réception très chaleureuse aux saluts, qui fait aussi le charme de ce type d'auditoire.
Et cependant, je suis (légèrement) partagé.
3. ... mais qui ne raconte pas tout
Ce serait parfait, si l'on ne se plongeait pas dans l'argument du ballet.
Or, celui rédigé par Fokine et Ravel montre beaucoup plus de détails et même d'événements que ce que nous avons pu voir à Bastille. Bien sûr, le chorégraphe ayant lui-même préparé un argument sur mesure, il n'est pas absurde que son successeur en retouche le contenu... mais nous n'avons pas seulement été dans le sens de la suppression des détails pittoresques (qui sont effectivement un choix esthétique, et qu'on pourrait trouver littéral, inutile ou pesant), nous avons aussi vu disparaître des éléments importants de la narration.
Ainsi, la présence de Pan est absolument implicite : pas de supplication de Daphnis à la fin de la première partie, pas de Deus ex machina à la fin de la deuxième – la libération des pirates s'explique très mal dans la vision de Millepied, il est recommandé d'avoir Longus pour suivre...
En ce sens, la scénographie très épurée (et pas très signifiante) de Daniel Buren, pour agréable qu'elle soit, nous prive d'une partie de l'œuvre.
4. Ce qui manque dans le Daphnis de Millepied
On peut très bien accepter une simplification d'éléments pour éviter le kitsch, comme dans la description du début de la deuxième partie :
Derrière la scène, on entend des voix, très lointaines d'abord. des appels de trompes au loin. Les voix se rapprochent. Une lueur sourde. On est au camp des pirates. Côté très accidentée. Au fond, la mer. À droite et à gauche, perspective de rochers. Une trirème se découvre, près de la côté. Par endroits, des cyprès. On perçoit les pirates, courant çà et là, chargés de butin. Des torches sont apportées, qui finissent par éclairer violemment la scène.
En effet, on peut trouver les accessoires contre-productifs. En revanche n'identifiait les pirates comme pirates (satyres, buveurs, étrangers, démons ?), et le jeu avec les torches, les évolutions d'éclairages offraient une animation intéressante.
On a perdu également des détails, lissés par la fluidité de la danse chez Millepied. Témoin le début de la troisième partie :
Aucun bruit. Que le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches. Daphnis est toujours étendu devant la grotte des Nymphes.
Peu à peu le jour se lève. On perçoit des chants d'oiseaux. >Au loin, un berger passe avec son troupeau.
Un autre berger traverse le fond de la scène.
Entre un groupe de pâtres à la recherche de Daphnis et Chloé. Ils découvrent Daphnis et réveillent. Angoissé, il cherche Chloé du regard.
Elle apparaît enfin, entourée de bergères. Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Daphnis aperçoit la couronne de Chloé. Son rêve était une vision prophétique. L'intervention de Pan est manifeste.
Le vieux berger Lammon explique que, si Pan a sauvé Chloé, c'est en souvenir de la nymphe Syrinx, dont le dieu fut épris autrefois.
Daphnis et Chloé miment l'aventure de Pan et de Syrinx.
Il manque tout de même beaucoup de détails, et même des personnages : pas de bergers à troupeaux, pas de Lammon, pas de mime de Pan & Syrinx... Les grands traits sont là, ils se cherchent, se trouvent, croisent les autres bergers, mais tout le détail qui fait l'épaisseur et la singularité du mythe a disparu. L'histoire est agréable à voir, mais elle pourrait être celle de n'importe qui.
Mais le plus grand problème est celui de la causalité, voire de la lisibilité de l'action. Témoin la grande résolution de la fin de la deuxième partie :
Soudain l'atmosphère semble chargée d'éléments insolistes.
Par endroits, allumés par des mains invisibles, de petits feux s'allument.
Çà et là, des êtres fantastiques rampent ou sautillent. La terreur gagne peu à peu le camp entier.
Les chèvre-pieds surgissent de toutes parts et entourent les brigands.
La terre s'entr'ouvre. Formidable, l'ombre de Pan se profil sur les montagnes du fond, dans un geste menaçant. Tous fuient éperdus. Sur la scène désertée, Chloé se tient immobile. Une couronne lumineuse est posée sur sa tête.
Le décor semble se fondre. Il est remplacé par le paysage de la première partie à la fin de la nuit.
Moi, tout ce que j'ai vu à ce moment-là, c'est le coucher ardent du soleil et tout le monde qui s'étend soudainement au sol. Très joli moment, mais c'est un peu moins dense, tout de même.
J'ai tendance à partir du principe que l'important est le résultat, et il était très convaincant, donc je suis content, excellent moment.
Néanmoins, s'il est question de donner à découvrir Daphnis au public, il faut être conscient que tout n'a pas été transmis. Je n'ai pas vraiment d'avis si c'est grave ou pas, dans la mesure où le résultat et beau et sans réelle longueur... mais le fait méritait mention.
À bientôt pour des nouvelles aventures bizarres. [Il y a justement un Maeterlinck en préparation.]
Les Heures dolentes de Gabriel Dupont sont données ce mercredi à l'Amphi Bastille.
Pour ceux qui seraient intrigués sans avoir écouté les disques, on peut se reporter à cette vieille notule autour des mélodies (avec extrait sonore). Ses opéras, dans des styles très différents – du vérisme de La Cabrera, très apprécié en son temps, à la veine épico-orientale d'Antar (extrait là) – n'ont pas encore eu les honneurs du disque. En revanche, en musique de chambre, on trouve son Poème pour piano et quatuor à cordes, et ses deux grands cycles pour piano.
Ceux-ci s'inscrivent dans la veine française des grands cycles pittoresques pour piano seul, sous forme de vignettes, travaillant la couleur harmonique et le figuralisme évocateur – au contraire de la littérature germanique, concentrée sur la forme abstraite du développement d'idées purement musicales.
C'est tout un pan du patrimoine pianistique, parfois de premier plan, qui est ainsi absent des salles et à peine représenté au disque. Dupont figure parmi les premiers à exploiter ce type bien particulier.
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Ont à ce jour été édités commercialement :
Florent SCHMITT : Les Crépuscules (1898-1911).
Comme les Clairs de lune de Decaux, les Miroirs de Ravel et les Images de Debussy, ce sont encore des recueils courts et un peu dépareillés, où les points communs restent lâches entre les pièces qui ne forment pas de réelle progression. Néanmoins une très belle œuvre thématique, avec des couleurs harmoniques originales et superbes, comme toujours chez Schmitt.
Il en existe plusieurs versions (Wagschal chez Saphir est excellent).
Reynaldo HAHN : Le Rossignol Éperdu (1899-1910).
C'est le premier cycle véritable, une très vaste fresque de plus de deux heures, répartie entre quatre livres (« Première Suite », « Orient », « Carnet de voyage » et « Versailles »), qui exploitent toute l'étendue des possibles pianistiques, avec énormément d'aspects et de techniques différents. Cette volonté totalisante se réalise sous forme de catalogue, mais avec un soin de l'évocation, de la couleur, du climat, très particulier, et typiquement français. Peut-être le plus ambitieux de tous, avec Les Clairs de lune et Les Heures persanes.
Deux versions : Earl Wild (Ivory Classics) et récemment Cristina Ariagno (Concerto).
Abel DECAUX : Clairs de lune (1900-1907).
Quatre pièces qui exploitent l'atonalité franche (les deux premières), en 1900. On ne trouve rien d'autre d'aussi radical, à ma connaissance, avant Erwartung (1909) et le Sacre du Printemps (1913), avec une avance d'une ou deux décennies sur toutes les grandes recherches hors de la tonalité traditionnelle, sans que Decaux semble s'être illustré par ailleurs dans la composition. Surtout un professeur, et d'autres de ses pièces sont beaucoup plus académiques. Pourtant, ces pièces ont un pouvoir atmosphérique rare – en particulier la troisième, « Au cimetière », qui alterne atonalisme et lyrisme de glas.
Ce cycle, ces deux dernières années, est joué de temps à autre à Paris (par Kudritskaya cette saison à Orsay, par Bavouzet la saison prochaine au Louvre... et il me semble l'avoir vu passer ailleurs). C'est le mieux enregistré de sa famille : Chiu chez Harmonia Mundi (1996), Girod chez Opes 3D (2001, épuisé), Hamelin chez Hyperion (2006) ; les deux dernières versions sont tout à fait remarquables.
Gabriel DUPONT : Les Heures dolentes (1905).
Le premier cycle publié, et aussi le premier à ménager une forme de contnuité – sur près d'une heure. Les pièces s'enchaînent selon un ordre logique qui raconte les épisodes de la maladie, avec des moments particulièrement spectaculaires (les délires cauchemardesques), un figuralisme permanent (mais sous forme d'esquisse plutôt que d'imitation, un peu comme chez Schubert). L'ensemble est un sommet de l'esprit « illustratif » français.
Assez nombreuses versions à présent : Blumenthal, Girod, Naoumoff, Lemelin, Paul-Reyner...
Claude DEBUSSY : Premier Livre des Images (1905).
Maurice RAVEL : Miroirs (1904-1907).
Claude DEBUSSY : Second Livre des Images (1907).
Désiré-Émile INGHELBRECHT : La Nursery (1905-1911).
À rebours des cycles « sérieux », une série d'arrangements délicieux. Quelques extraits dans cette notule (Lise Boucher chez Atma).
Maurice RAVEL : Gaspard de la nuit (1908)
Gabriel DUPONT : Les Maison dans les dunes (1908-1909).
Versant lumineux des Heures dolentes ; un peu plus court, un peu moins spectaculaire, mais tout aussi abouti, avec la contemplation émerveillée de paysages plaisants, au gré de recherches de figures pianistiques et de couleurs harmoniques adéquates.
Là aussi, de rien auparavant, les versions se sont accumulées en moins de dix ans : Girod, Naoumoff, Kerdoncuff, Lemelin, Paul-Reyner. Je recommande Kerdoncuff (Timpani), en particulier pour débuter : jeu très harmoniques, qui fait très bien entendre le contenu des accords, et les changements de textures sont spectaculaires (on entend des traits translucides, je ne vois même pas comment c'est techniquement possible). Sinon, Girod, avec plus de rondeur, fait de très belles nuances, et ses Dupont ont été réédités il y a quelques semaines par Mirare. Ou bien Naoumoff (intégrale chez Saphir), dans une perspective plus narrative et cursive, sur un piano plus cassant.
Claude DEBUSSY : Deux livres de Préludes (1909-1913).
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Debussy n'est donc absolument pas pionnier dans ces Préludes, même s'il pousse la recherche de la couleur et de la singularité à son plus haut degré.
Paul LE FLEM : Sept prières enfantines (1911).
Elles s'inscrivent, à l'opposé, dans la recherche de la plus grande sobriété : pas d'ostentation digitale, harmonique ou même mélodique. Un petit cycle charmant, sans rechercher l'envergure.
Gravé par Girod pour Accord. Il existe aussi une orchestration, bien plus tardive (1946).
Florent SCHMITT : Les Ombres (1912-1917).
Langage proche des Crépuscules.
Charles KOECHLIN : Les Heures persanes (1913-1919).
Autre véritable cycle, qui décrit réellement un parcours à travers l'Orient. La musique sent la touffeur des étés généreux et les vapeurs lourdes de styrax, sans non plus verser dans la couleur locale simili-orientale alors à la mode. C'est à travers un langage personnel et tout à fait inédit que Koechlin bâtit ces vignettes évocatrices. Il faut en particulier entendre les mélismes infinis d' « À l'ombre, près de la fontaine de marbre » (XI), dans le goût des Nectaire et les couleurs résonantes des « Collines au coucher du soleil » (XIII), des sommets de la littérature universelle pour piano.
À ce jour, quatre versions, et on entend de plus en plus souvent des extraits en concert : Herbert Henck (Wergo 1986), Kathryn Stott (Chandos 2003), Michael Korstick (Hänssler 2009) et Ralph van Raat (Naxos 2011). À cela, il faut ajouter deux disques consacrés à la version orchestrée par le compositeur (qui perd l'essentiel de son charme, à mon humble avis) : Segerstam (Marco Polo) et Holliger (Hänssler). Je recommande Henck sans hésiter, pour la qualité des plans et de la suspension générale, mais Stott (plus ronde) et van Ratt (rond aussi, et rapide, par peur d'ennuyer le public dit-il, puisqu'il l'ose manifestement en concert !) s'écoutent très bien. Korstick est différent, la prise de son plus sèche laisse moins de place à la poésie, mais ici encore, beau jeu d'une assez bonne clarté.
Charles KOECHLIN : Paysages et Marines (1915-1916).
De même que pour les Heures, un beau travail de peintre d'émotions, sans la progression / procession de l'autre cycle, bien sûr. La version pour petit ensemble (flûte, clarinette, quatuor à cordes, piano), achevée un an plus tard, est plus chatoyante et entraînante.
Deux versions au piano (et davantage pour la version septuor) : Michael Korstick (Hänssler) et Deborah Richards (CPO). La seconde est particulièrement élégante.
Gustave SAMAZEUILH : Le Chant de la Mer (1918-1919).
Le moins intéressant de la liste. Même principe, mais la densité musicale y est moindre.
Existe par Girod (3D Classics, épuisé) et par Lemelin (Atma).
Charles TOURNEMIRE : Préludes-Poèmes (1931-1932),
dotés de titres mystiques. L'une des œuvres pour piano les plus virtuoses de tous les temps, dans une langue musicale totalement différente de l'œuvre pour orgue : c'est une réelle écriture pour piano, bardée de traits (souvent récurrents, d'où la dénomination de Préludes), mais avec un pouvoir évocateur et la volonté de créer un ensemble cohérent, une sorte d'univers propre. La diversité des moyens et des atmosphères est phénoménale, à telle enseigne que l'œuvre figurait dans la sélection des dix disques.
Bien qu'organiste, le disque de Georges Delvallée chez Accord est stupéfiant de robustesse et de finesse à la fois.
Charles KOECHLIN : L'Ancienne Maison de campagne (1933).
Plus apaisé et épuré que ses autres cycles, mais une autre très belle collection de moments convergents.
On trouve Christoph Keller chez Accord (réédité), Jean-Pierre Ferey chez Skarbo (épuisé), Michael Korstick (Hänssler), Deborah Richards (CPO).
Georges MIGOT : Le Zodiaque (1931-1939),
évocation thématique dans le style de ses confrères, moins personnelle que les meilleurs cycles, mais qui mérite l'écoute.
Existe par Girod chez 3D Classics (2001, épuisé) et Lemelin chez Atma (2004).
La brochure de l'Opéra-Comique est disponible en avance (format pdf), dès ce soir, sur le site de l'institution.
Assez peu de concerts dans cette saison du tricentenaire, mais côté drames scéniques, au moins deux monuments immenses, jamais documentés intégralement au disque et excessivement rares sur scène !
Dessin (plume, encre noire, lavis gris, traces de pierre noire) de Jean Berain, représentant une « forge galante », probablement pour le Prologue de L'Europe galante d'André Campra sur un livret d'Antoine Houdar de La Motte, acte de naissance de l'opéra-ballet.
1710 – André Campra – Les Festes Vénitiennes
Attentes
J'avais un peu maugréé lorsque Hervé Niquet avait choisi le Carnaval de Venise, au titre certes plus vendeur, mais sans la même fortune critique chez les contemporains de Campra, et surtout avec un librettiste pas du tout de la même trempe qu'Antoine Danchet. Voilà à présent ce manque documentaire réparé, et avec une équipe de tout premier plan : Les Arts Florissants, William Christie, Robert Carsen, Emmanuelle de Negri, Cyril Auvity, Reinoud van Mechelen, Marc Mauillon...
Les Festes Vénitiennes ont été un succès immense, une grande date dans l'histoire de la scène lyrique française. Il s'agit de l'une des œuvres les plus reprises de toute façon l'histoire de l'opéra français avant la réforme gluckiste : outre les Lully qui se taillent la part du lion, seuls L'Europe Galante de Campra, Issé de Destouches, Tancrède de Campra et Les Nopces de Thétis et de Pélée de Collasse connaissent davantage de reprises au cours du XVIIIe siècle. Ce phénomène a déjà été évoqué, et vous pouvez le comparer à la liste complète des œuvres scéniques de première importance données dans ces années à Paris et dans les résidences royales.
L'œuvre appartient au genre de l'opéra-ballet, dans cette période étrange qui voit s'affirmer simultanément la tragédie la plus radicale et la galanterie de l'opéra à entrées – l'opéra-ballet étant conçu comme une suite de tableaux plus ou moins indépendants. Beaucoup de compositeurs (dont Campra et Destouches) ont contribué à la fois aux deux genres, et en entrelaçant les deux types de production au sein de la même période.
Bien que je trouve personnellement le premier genre infiniment plus intéressant – on y trouve les plus beaux jalons de toute la tragédie en musique, Médée de Charpentier, Énée et Lavinie de Collasse, Didon de Desmarest, Idoménée et Tancrède de Campra, Callirhoé et Sémiramis de Destouches, Philomèle de La Coste, Pyrame et Thisbé de Francœur & Rebel... –, force est d'admettre que les tragédies post-lullystes ont surtout rencontré des semi-succès ou des échecs, à commencer par les plus audacieuses d'entre elles. En revanche, le public raffolait de ces ballets dramatiques que l'on associe d'ordinaire plutôt à la troisième génération de tragédie lyrique (celle de Rameau et Mondonville), écrites au même moment par les mêmes compositeurs.
Fait amusant, la prermière des Festes Vénitiennes était précisément dirigée par... Louis de La Coste, le compositeur d'un des livrets les plus horrifiques de toute la tragédie en musique.
L'œuvre n'a été redonnée qu'une fois sur instruments anciens, par Malgoire en 1991 (avec Brigitte Lafon, Sophie Marin-Degor, Douglas Nasrawi, Glenn Chambers ; mise en scène de François Raffinot). Hugo Reyne a fait le Prologue seul, Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps de Carnaval, en 2010, à La Chabotterie et à Versailles. Des extraits ont été enregistrés par Gustav Leonhardt (1995 ?), en couplage avec son Europe galante.
Bref, ce n'est pas forcément ce que j'ai le plus envie d'entendre, alors que les tragédies lyriques de tout Collasse et La Coste, sans parler des compositeurs moins illustres et des compositions restantes des plus célèbres, restent à réveiller... mais c'est un témoignage capital si l'on s'intéresse à la musique baroque française. Et confié à ceux qui servent le mieux cette musique de ballet : Les Arts Florissants.
Retour d'expérience
… suite à la représentation des Fêtes Vénitiennes à l'Opéra-Comique, le 26 janvier 2015 (première).
Je ne vais pas proposer une notule rien que pour cela, parce que tout était merveilleux, si bien qu'accumuler les superlatifs aurait peu d'intérêt. En outre, la spectacle sera visible dans deux jours sur CultureBox, si bien qu'il deviendra universellement accessible et qu'il sera peu nécessaire d'en faire la présentation pour les absents. Néanmoins, quelques éléments supplémentaires à ajouter à l'énoncé des attentes préalables, une fois la représentation passée.
Robert Carsen et son équipe tirent très habilement parti des clichés d'une Venise de fantaisie : dans les œuvres psychologiques, leurs jeux formels manquent parfois de réel propos, mais dans un opéra-ballet à entrées, avec de micro-intrigues et beaucoup d'effets visuels nécessaire, leur art consommé des jeux scénographiques en fait les meilleurs prétendants possibles.
Sans aucune fausse prétention à la finesse, tout y passe : les touristes, les habits de doge, les dominos noirs, les robes-tables de jeu pas nettes, les coulisses et miroirs, les gondoles à gambettes…
L'œuvre s'y prête très bien. Grand moment d'hilarité lorsque paraissent, dans l'opéra pastoral qui clôt l'œuvre, des danseurs figurant des moutons grâce à des perruques XVIIe… très semblables à celles utilisées dans l'Atys de Villégier ! La pièce se jouait dès sa création en quatre entrées (incluant le Prologue, parfois remplacé par une simple entrée), variées au cours de son vaste succès : de nouvelles ont été composées, et leur ordre chamboulé.
Le Prologue « Le Carnaval et la Folie » conte, d'une façon qui deviendra par la suite un lieu commun de la scène lyrique, la victoire de la Folie sur la Raison (en temps de Carnaval). Seul trait rarement vu, la présence de deux philosophes, Démocrite (haute-contre !) et Héraclite (basse-taille), sortes de suivants de la Raison (qui chante elle aussi). Pour la suite, trois entrées dans la version originale de juin 1710:
La Feste des Barquerolles, compétition de gondoliers ;
Les Sérénades et les Joueurs qui s'achève au Ridotto du Palazzo San Moisè (appelé « la Ridote » dans le livret) ;
L'Amour saltimbanque, sur la place Saint-Marc.
Le succès conduisit à ajouter de nouvelles entrées dès 1710 :
La Feste marine
Le Bal ou le Maître à danser
Les Devins de la Place Saint-Marc
L'Opéra ou la Feste à chanter
Le Triomphe de l'Amour et de la Folie
En 1729, une Cantate préalablement écrite fait office d'entrée ; en 1731, Le Jaloux trompé, remaniement d'une entrée composée pour complément les fameux Fragments de M. de Lully (1703, succès considérable pour le goût nouveau des divertissements à entrées). La dernière reprise complète (avant l'exhumation au XXe) a lieu en 1759, et l'œuvre est donnée par extraits au moins jusqu'en 1762, bien après la mort de Campra (1744) et Danchet (1748).
Outre le Prologue, la sélection faite par William Christie ne contenait trois entrées de 1710, dont une seule tirée de la première version de l'œuvre :
Le Bal ou le Maître à danser
Les Sérénades et les Joueurs
L'Opéra ou la Feste à chanter
Le Bal, sur fond de travestissement alla Marivaux (le puissant se déguise en valet pour éprouver l'amour de sa soupirante, mais ici les rangs sont bouleversés, et il aime bel et bien une petite servante), sert surtout de support à la joute jubilatoire entre le Maître de Musique et le Maître à Danser, dont les arguments sont soutenus par autant de citations du répertoire. On y retrouve notamment deux des moments les plus célèbres et spectaculaires de la tragédie en musique : la tempête d'Alcyone et les songes agréables & songes funestes d'Atys. D'autres citations parcourent l'œuvre, comme un pastiche frappant de l'Ouverture d'Atys en guise d'intermède dans l'entrée de « L'Opéra ou la Fête à chanter », des emprunts à Issé de Destouches (Sommeil et Scène d'après nature), autre immense succès, voire une basse obstinée très parente de celle des chaconnes du début du XVIIe italien (Merula, Rossi…)
Les Sérénades et les Joueurs met en scène un séducteur basse-taille, chose rare (le précédent lullyste, Roland, et son décalque Alcide dans Omphale, était surtout des guerriers : amoureux mais éconduits), mais que Campra aimait manifestement beaucoup (témoins le rôle-titre Tancrède et Pélops dans Hippodamie).
Tableau délectable, où deux femmes séduites, jalouses et suspicieuses, se rendent compte, dans une rue de Venise, qu'elles sont en réalité trompées pour une troisième (qui, elle, chante en italien !). Les scènes d'affrontement entre femmes ou avec l'amant sont assez électrisantes, remarquablement taillées par le grand librettiste qu'est Antoine Danchet, plutôt passé à la postérité pour ses œuvres sombres et sérieuses comme Tancrède et bien sûr Idoménée (le livret de l'Idomeneo de Mozart, une fois dûment ratiboisé par Varesco pour en faire un seria insipide, est directement emprunté à Danchet).
L'amant tancé reçoit donc le conseil d'aller plutôt taquiner la Fortune (dans toute son ambiguïté) au Ridotto (ouvert, ce n'est pas une coïncidence, pendant le… Carnaval de 1638) où s'achève l'entrée, dans un court second tableau.
Enfin L'Opéra ou la Fête à chanter nous gratifie d'un plaisant dispositif de théâtre dans le théâtre, où l'amour hors scène culmine dans un enlèvement pendant la représentation (où Borée s'empare de Flore), avec un panache romanesque digne… de la réalité (certes ultérieure).
La semi-parodie d'opéra pastoral est sans doute un peu plus difficile à digérer aujourd'hui, car elle est plus difficile à goûter autrement qu'au second degré, contrairement aux autres parties de l'œuvre.
Le plus étonnant est en réalité que la musique de Campra est d'une constante richesse et d'une très grande qualité : pour un opéra-ballet, on n'y entendra que très peu de remplissage pittoresque. La plupart des divertissements servent l'action, et les canevas sont très divers et virtuoses par rapport à l'usage du temps — et même des périodes ultérieures.
Je n'en attendais pas beauccoup sur ce plan, n'étant pas particulièrement friand de ce genre assez décoratif, et je dois admettre avoir été très impressionné.
Cette variété doit beaucoup aussi à William Christie et aux meilleurs talents des Arts Florissants (pardon pour les autres, mais Thomas Dunford et Béatrice Martin étaient dans la fosse !). Comme pour son second Atys, le parti pris est clairement celui de la grande diversité de procédés, dans une richesse exubérante qui me paraît plus contemporaine qu'authentique (les alternances de pupitre, les doublures des violons par l'aigu du clavecin, le grand nombre d'effets de textures et d'essais d'alliages… tout cela est très mobile et très « écrit », finalement, pour ce type de musique)… mais autant pour Atys on pouvait sentir que l'intensité du drame supportait facilement plus de sobriété, autant ici, cela sert au contraire l'exubérance des thématiques sollicitées par le librettiste et le compositeur : difficile d'en exalter mieux l'esprit versatile.
Quant au chant, il est inutile de détailler, les noms parlent d'eux-mêmes, c'est le meilleur du chant baroque qui défilait. Même des chanteuses dont j'ai plusieurs fois souligné l'émission ronde, voire la prosodie et l'expression un peu prudentes, comme Émilie Renard, Élodie Fonnard ou Rachel Redmond, donnaient ici au contraire le sentiment d'une appropriation complète du texte et de la musique entrelacés. [J'en profite pour recommander avec la dernière vivacité le disque d'airs de Kapsberger de Redmond, dont je n'ai pas eu encore le temps de parler, et qui est l'un des plus beaux jamais publiés dans ce répertoire.] Cyril Auvity, Marc Mauillon (toujours la même clarté fulgurante, mais plus guère de métal superflu, et plus le moindre maniérisme), Emmanuelle de Negri (d'un abandon verbal remarquable, et beaucoup plus finement focalisée qu'autrefois, presque tranchante) m'apparaissent même au sommet de leurs moyens, de leur carrière, de leur style et de leur inspiration, de grandes figures dont on évoquera avec mélancolie le souvenir dans quelques années, comme celui d'un Âge d'or…
Pour que des musiciens dont les standards sont si élevés puissent encore surprendre en bien, pour qu'un ballet à entrées soutienne à ce point l'intérêt scénique, et pour qu'une musique de ballet puisse à ce point d'épanouir indépendamment même du visuel… on assiste à un petit miracle.
Pas besoin de publier d'extraits, mais ne le manquez pas sur CultureBox lorsqu'il y paraîtra.
1829 – Ferdinand Hérold – Le Pré aux clercs
Il a déjà été amplement question de Zampa ou la Fiancée de marbre, que je tiens pour le chef-d'œuvre de son auteur :
¶ Structure.
¶ Un peu de musique et distribution de la version donnée dans la même maison.
¶ Une parodie de Don Giovanni.
¶ ... vu sous l'angle de l'humour en musique.
¶ « Comique mais ambitieux » : une plus vaste évocation des finesses musicales de la partition.
Mais le Pré aux clercs n'est pas en reste, et vaut bien davantage que les meilleurs Boïeldieu ou Auber. La seule notule qui lui est consacrée à ce jour l'est vraiment par le petit bout de la lorgnette, il faudra remédier à cela.
Intrigue virevoltante tirée de la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, musique assez rossinienne (mais plus variée et raffinée), très positive, ne dédaignant cependant pas la mélancolie ou la poésie. Si l'on aime la Dame Blanche de Boïeldieu, c'est comparable, mais sans les baisses de qualité – les scènes continues et les ensembles sont le point faible de Boïeldieu, mais le point fort d'Hérold. Deux disques d'extraits ont été disponibles par le passé (l'un avec Pasdeloup, l'autre avec Radio-Lyrique), absolument épuisés aujourd'hui ; il faut peut-être tenter en médiathèque.
Sinon, quelques rares bonnes représentations ont eu lieu (en particulier Serebrier à Londres, au début des années 90), les bandes radio sont parfois trouvables. Malheureusement, la plupart des documents sont bidouillés, puisque le monde musical (metteurs en scène inclus) ne sait manifestement jamais quoi faire des dialogues parlés dans ce type de répertoire, et particulièrement face à un public non locuteur...
L'Opéra-Comique frappe fort sur ce titre : je ne peux pas préjuger de la direction de Paul McCreesh que je ne crois jamais avoir entendu dans ce type de répertoire (à peu près dans tous les autres, en fait, mais pas dans celui-là...), en revanche la distribution impressionne par son calibrage parfait.
=> Marie-Ève Munger, une Lakmé (gros succès à Saint-Étienne tout récemment), pour le rôle de soprano colorature d'Isabelle Montal.
=> Jaël Azzaretti, profil un peu plus léger et étroit, pour le rôle de second (semi-)comique de Nicette.
=> Michael Spyres (Mergy), à la fois souple et héroïque, grand maître de ces rôles paradoxaux du répertoire français.
=> Emiliano Gonzalez-Toro pour le ténor grave Comminges, choix astucieux que ce timbre étrange et ce petit accent pour terrifiant bretteur.
=> Éric Huchet pour le ténor bouffe Cantarelli, du grand luxe – seul risque, qu'il couvre les autres, notamment dans le grand trio de ténors final.
=> Les chœurs, qui ont de belles parties intégrées à l'action, avec Accentus, une bénédiction à chaque fois.
Extrait d'une version inédite de la BBC enregistrée en 1987, le final mis en ligne sur la chaîne de CSS il y a quelques années (attention spoiler !) :
BBC 1987 — Nan Christie (Marguerite de Navarre) — Carole Farley (Isabelle) — Marylin Dale (Nicette) — John Aler (Mergy) — Paul Crook (Comminge) — Stephen Richardson (Girod) — BBC Symphonic Orchestra & Choir — direction José Serebrier
Et puis
Mais ce n'est pas tout. Parmi les choses sympathiques :
On a déjà grossièrement présenté le genre du ballet de cour en ce début du baroque, et ce qu'il en restait concernant le Ballet d'Alcine qui va nous occuper.
A présent va se poser la question de la restitution.
5. Quelles sources ?
Comme précisé précédemment, toute la partie instrumentale est perdue ; il ne nous reste plus que les deux récits d'Alcine et un chœur de nymphes – en réalité, les seules parties vocales du ballet.
Deux sources parues chez Ballard, possesseur du privilège d'impression pour les œuvres lyriques données à la Cour.
¶ Un recueil d'airs à cinq parties : dessus, haute-contre – c'est-à-dire alto masculin – taille (ténor), cinquiesme (basse 1), basse.
¶ Un recueil d'airs avec accompagnement de luth (noté en tablatures), contenant notamment du Guédron. Les auteurs ne sont pas nominalement crédités, sans doute parce que l'origine en était évidente pour les initiés, ou bien parce que cela paraissait une question secondaire, je n'ai pas de réponse définitive. Quoi qu'il en soit, il est assez facile de réattribuer ce qui appartient à chacun, et on y trouve, groupés à la suite, les trois « numéros » d'Alcine.
Par ailleurs, on trouve certains couplets supplémentaires dans l'in-octavo de Jean de Heuqueville décrivant la soirée, que j'ai joints à l'ensemble.
Merci à Diamantine Zirah qui a accepté de tenir la partie de soprano – et que je diffuse notre grossière séance de travail.
Malgré la réalisation précaire (j'espère en fin de parcours vous proposer un produit fini plus satisfaisant), vous entendez un exemple de couplet ajouté à partir du témoignage de Jean de Heuqueville – le dernier : « J'aime bien mieux dans les Enfers, / Parmi les flammes et les fers, / Me voir sans mourir embrasée, / Que vivre, et me voir méprisée ». J'ai écrit les contrechants en me fondant partiellement sur le recueil à cinq parties, partiellement sur le style ; ils ne figurent pas chez Bataille, mais me semblaient nécessaires d'un point de vue à la fois historique et pratique – j'en parlerai plus tard.
6. Quel choix de sources ?
J'ai donné la préférence au second, pour plusieurs raisons. D'abord parce que, par goût, je me sens plus proche de la monodie baroque qui met en valeur le texte (Guédron, successeur à la charge du grand polyphoniste Claude Lejeune, en a été l'un des premiers champions) que des écritures madrigalesques issues de la Renaissance (et des périodes antérieures), pratiquées encore très avant dans le siècle, et qui tendent au contraire vers la musique pure, l'évocation un peu technique au abstraite.
Ensuite parce que, dans mon projet de faire réentendre pour la première fois ce corpus, il était plus facile de trouver un ou deux continuistes pour m'accompagner, ou au contraire un chanteur à accompagner, que quatre voix différentes (plus basse continue de préférence) à réunir. Surtout que les autres inédits en préparation se rattachaient plutôt à la tragédie en musique qu'à la polyphonie Renaissance.
À présent que ces airs sont enregistrés, je crois qu'il serait intéressant d'ajouter aux reprises (un peu fréquentes, on va jusqu'à six couplets, sans compter les sections répétées à l'intérieur d'un couplet dans les n°2 et 3) des contrechants (éventuellement variés) tirés du premier volume. Après tout, je n'ai que les doigts d'occupés, donc autant enrichir un peu le résultat.
7. La tablature
Premier obstacle : la version monodique est accompagnée par une tablature ancienne. Il faut donc la décoder.
Le principe de la tablature française n'est pas très complexe : elle va, de bas en haut, du grave vers l'aigu (donc dans le sens théorique, et pas dans le sens pratique, qui va sur un luth du grave en haut vers l'aigu en bas). Les lettres indiquent la position : rien si la corde n'est pas actionnée, « a » pour la corde à vide, « b » pour la première case et ainsi de suite. Le reste se déduit facilement, même sans manuel.
Les lettres s'inscrivent au-dessus des cordes concernées. Au-dessous, on ajoute des traits qui figurent les cordes supplémentaires (un « a » sous la dernière ligne désignera la septième corde, « /a » la huitième, « //a » la neuvième, etc.).
Les liaisons, traits et points indiquent les déplacements de doigts et ne concernent donc pas le transcripteur. Les rythmes sont notés au-dessus des accords de façon traditionnelle (ils ne sont répétés que lorsqu'ils changent).
Cela prend un donc un peu de temps à lire, mais n'est pas bien compliqué. En revanche, quel luth était utilisé ?
Il existe beaucoup de types de luths, même en s'en tenant au luth appelé comme tel, et pour chaque type beaucoup d'accords différents. De surcroît, nous nous trouvons à une époque de transition entre Renaissance et baroque... quel était donc le modèle employé ? Il faut donc essayer les différents systèmes et vérifier si l'harmonie concorde (la ligne vocale est par ailleurs écrite « en clair », ce qui limite les possibilités tonales).
Je laisse de côté les luths XVIIIe, qui fonctionnent très différemment des luths renaissants ou du premier baroque :
Luth baroque à 13 chœurs.
Les « chœurs » sont les groupes de cordes : à l'exception de la chanterelle, le luth a des cordes groupées par deux qui vibrent par sympathie et enrichissent le timbre, accordées à l'octave pour les plus graves, à l'unisson pour les plus aiguës. 13 chœurs signifie donc 25 cordes (la chanterelle étant seule) – il est probable, quoique non formellement attesté, que les luthistes aient eu au titre de l'accord une décharge horaire ou une compensation RTT.
Une gamme complète (la mineur naturel), et deux fois le même arpège de ré mineur : la ré fa (dont intervalle de quarte et intervalle de tierce mineure, et une tierce majeure séparant les deux groupes).
Le luth renaissance et « pré-baroque » fonctionne tout autrement :
Luth renaissance à 6 chœurs.
Il comporte au minimum 6 chœurs (donc 11 cordes, vous avez bien suivi), organisés en deux suites de quartes (do-sol-fa, puis la-ré-sol), séparées par un intervalle de tierce majeure. Avec les possibilités offertes par les cases délimitées par les frettes, cela permettait de couvrir toutes les notes (et l'on voit bien que les cordes à vide facilitent l'affirmation de tonalités simples typiquement baroques : ré, sol, ut...).
Au fil du temps (fin de la Renaissance et début du baroque), les cordes supplémentaires (conjointes dans le grave) interviennent sans changer le principe :
Luth renaissance à 6 chœurs et luth pré-baroque à 10 chœurs.
Néanmoins, cela ne fonctionne sur aucune de ces tablatures. Car à la Cour de France, à tout le moins, ont utilisait un luth alto qui, s'y j'en crois les tablatures que j'ai transcrites, devait ressembler à un instrument d'au moins 9 chœurs répartis comme ceci :
Accord du luth selon la tablature des airs de cour transcrits par Bataille et publiés par Ballard en 1613.
Voilà donc pour les rudiments de transcription nécessaires. Jusqu'ici, nous sommes dans une dimension mécanique : transformer une notation en une autre. C'est ensuite que se posent les véritables questions.
8. Premières observations
On peut cependant oser dès à présent quelques remarques.
Voici ce que donne, déjà, la restitution de la seule pièce qui ne pose pas de problème (plus exactement très peu) :
Il est rare qu'un récital d'airs de cour mobilise un grand nombre de participants ; généralement, une chanteuse (plutôt qu'un chanteur) est accompagnée d'un théorbiste, et dans le meilleur des cas d'un « petit chœur » au complet (clavecin, viole de gambe, théorbe).
Ce concert (cette notule est inspirée du spectacle de Versailles hier, lundi 16, mais était également présenté à Arles le 12, à Caen le 14, au Wigmore Hall le 19, et à la Cité de la Musique ce vendredi 20, où il sera enregistré et immédiatement diffusé en vidéo) offrait un tout autre luxe en termes de nombre :
Cinq chanteurs :
Emmanuelle de Negri, dessus
Anna Reinhold, bas-dessus
Cyril Auvity, haute-contre
Marc Mauillon, (basse-)taille
Lisandro Abadie, basse
Basse continue au complet :
William Christie, clavecin
Myriam Rignol, viole de gambe
Thomas Dunford, théorbe (… dit le programme, mais c'était en fait un luth théorbé, plus fin, aigu, métallique et chantant qu'un théorbe et non doté d'un accord rentrant, à ce qu'il m'a semblé – confirmé par l'aspect plus fin de l'instrument)
Et même deux « dessus » instrumentaux :
Florence Malgoire, violon
Tami Troman, violon
Cela permettait donc de chanter des airs de cour à plusieurs parties simultanées, comme cela était l'usage au XVIe et au cours d'une bonne partie du XVIIe, jusqu'à Moulinié et Lambert environ – la tendance monodique soutenue par Guédron ne s'impose qu'assez tard comme exclusive.
Mais aussi de jouer des intermèdes, de placer des ritournelles, d'élargir le champ du répertoire à présenter au cours de la soirée (aussi bien airs de cour qu'extraits de ballets et divertissements), de varier les formations...
Je commence tout de suite par dire que c'était évidemment très beau (Christie et ses créatures, dans son répertoire d'élection, comment peut-il en aller autrement), mais ce ne serait pas un constat intéressant en soi : je vais un peu plus m'attarder sur le dispositif du spectacle, qui appelle discussion.
« Le doux silence de nos bois » d'Honoré d'Ambruys par Marc Mauillon, lors d'un autre concert.
1. Le choix du lieu
L'émotion n'a pas été complètement au rendez-vous, et pour cette fois-ci, je ne vais pas plaider coupable : l'acoustique de l'Opéra Royal, décidément, est vraiment déplaisante (dans les étages – au parterre près de la scène, elle est tout à fait correcte) ; elle absorbe et étouffe les sons, qui perdent leur impact. On entend de loin, sans écho, les sons, qui ne rayonnent et ne résonnent pas. Dans la plupart des acoustiques sèches, surtout dans de petites salles de ce genre, on entend tout de même le son se répercuter, ou bien on le sent arriver physiquement.
À Versailles, on perd totalement l'impact physique du concert, avec une sorte d'absorption ouatée du son, qui donne l'impression d'écouter un disque de studio. Même l'immensité de Bastille ne supprime pas à ce point la connection entre ouïe et « toucher ».
Je suis persuadé que dans la grande salle la Cité de la Musique, avec l'agréable réverbération discrète qui y est idéale pour le baroque, l'atmosphère poétique sera tout autre. Ce genre de détail révèle la cruauté de la pratique musicale : le meilleur musicien du monde ne peut rien sans un bon instrument et une bonne acoustique (ou de bons micros, voire de bons ingénieux du son).
Pourquoi donc être allé à Versailles ? Il n'y avait plus de place à la Cité, c'était moins cher, et la date m'arrangeait. [Comment, vous ne vouliez pas savoir ? Il ne fallait pas poser la question.]
2. Construction du concert
Fidèle à leur inclination (que je partage) pour les mises en espace, les membres des Arts Florissants ont opté pour une petite narration liant ces airs de cour ; forcément sommaire, vu le caractère profondément stéréotypé (et le propos largement identique) de ces pièces. En ce sens, la seconde partie redistribue les couples formés avant l'entracte, parce qu'il n'y avait plus grand'chose à dire !
C'est un choix qui influence profondément la réception des œuvres : au lieu de mettre en valeur individuellement chaque bijou (il y en a quelques-uns) présenté, les différentes parties sont enchaînées, pour créer un progression continue.
Avantage : le résultat est plus varié et vivant, et empêche les applaudissements interruptifs.
Réserve : les airs ne sont pas joués en entier, ai-je eu l'impression, et en tout cas leur caractère strophique (qui peut être lassant, il est vrai) est gommé (en variant les reprises, changeant de chanteurs et d'effectif). Cela diminue l'impact des pièces les plus marquantes, et amoindrit les spécificités (la répétition, précisément, qui permet de s'approprier un air) de ce genre.
Bien qu'admiratif et n'ayant pas senti le temps passer (concert court de toute façon, deux parties de 50 minutes), j'avoue que j'aurais voulu que cette virtuosité soit portée au service du genre de l'air de cour lui-même, plutôt qu'à un beau spectacle contemporain. Avec des artistes moins aguerris, c'était un choix parfait, mais avec ceux-là, j'aurais aimé donner toute leur chance à ces miniatures.
C'est là un souhait tout personnel, et le dispositif rendait le spectacle accessible à n'importe qui, et pas seulement aux gens qui passent leurs loisirs à gribouiller en ligne sur la tragédie en musique.
Sujet principal de tous les airs de cour, le Temple de l'Hymen au début de l'acte V de Marthésie, première Reine des Amazones de La Motte et Destouches. Dessin préparatoire de Jean Berain, à la plume, l'encre brune et l'aquarelle pour la création de 1699.
3. Variété & authenticité
Pour enchaîner les bonnes tonalités, pour compléter les parties (même si Lambert, qui tenait la moitié du concert, est assez bien documenté, il est douteux que tous les dessus instrumentaux existent en version écrite, et possiblement plusieurs des lignes vocales polyphoniques...), et surtout pour varier le propos, les artistes ont manifestement pris un peu de licence.
L'avantage est à nouveau que le concert se passe à une vitesse folle, sans redites ni longueurs, faisant montre de toutes les configurations possibles... mais en s'écartant un peu, ai-je l'impression, des pratiques d'époque qu'un tel ensemble revendique en général de soutenir.
Si le clavecin de William Christie harmonise très traditionnellement (de belles appoggiatures tout de même, quelques jolies ritournelles, mais jamais intrusif, assez peu prodigue en contrechants si l'on compare à Béatrice Martin ou Christophe Rousset), le luth théorbé de Thomas Dunford babille avec une virtuosité inouïe, créant même des traits (mélodiques !) véloces qui relèvent davantage du répertoire soliste ; pour Myriam Rignol à la viole de gambe, c'est encore plus évident : sa variation en solo pour soutenir un air utilise des arpèges rapides qui sont en principe l'apanage exclusif de la littérature soliste – la gambe solo existe, mais dans des figures très mélodiques qui s'entrelacent avec le chant de façon plaintive, et non comme une crypto-basse d'Alberti, voire comme une Suite de Bach simultanée...
Inutile de préciser que tout cela est réalisé avec goût, maîtrise, équilibre, et un beau sens du rythme visuel, une belle science des variations et ruptures. Mais au profit d'un objectif qui n'est pas forcément celui du concert « sérieux ».
Tous les moyens (tirés de la littérature baroque, certes) me semblent mis au service du divertissement du public, et c'est très bien comme cela. Tel est le principe que je perçois ce soir : un spectacle fondé sur les airs de cour, et non un concert d'airs de cour.
4. Français « restitué » et chant lyrique d'aujourd'hui
Jusqu'ici, la seule réserve tenait à l'acoustique, pour laquelle on ne peut guère blâmer les musiciens, d'autant qu'il s'agit d'une tournée et non d'un choix de salle exclusif.
[Sinon, on aurait pu dire que cette musique n'a jamais été conçue pour un espace relativement vaste comme le Théâtre Royal. Mais elle n'a jamais été conçue pour l'écoute attentive non plus... plutôt comme une musique de fond ou une musique à chanter soi-même, donc le principe est de toute façon biaisé.]
Le reste de mon propos tenait plutôt du débat sur le choix de dispositif : j'avais envie d'entendre autre chose de plus sommaire, les airs dans leur ressassement, tels qu'écrits, mais la réussite du principe plus ambitieux des Arts Flo est assez inattaquable.
En revanche, ici, je dispose d'une vraie réserve. Qui rejoint des remarques antérieures sur l'évolution de l'esthétique du recrutement Christie : nous entendons des voix lyriques très caractéristiques du style d'aujourd'hui, très rondes, égales (pas de passage audible entre les parties de la voix), émises plutôt en arrière. Negri, Reinhold et Abadie étaient totalement dans cette perspective d'un chant très lissé et maîtrisé, en lien avec leur formation lyrique – des trois, c'est même Reinhold qui s'en tire le mieux, car elle semble avoir beaucoup progressé et rendu ses manières moins opaques (appui sur les sinus sphénoïdaux*, j'ai l'impression, pour rendre plus tranchant le son malgré son placement arrière).
* Pour se faire une bonne image de l'effet résonnant des sinus « arrière », il suffit d'entendre Alfred Deller.
D'abord, cela nous éloigne encore du principe de l'air de cour : ces œuvres sont conçues pour l'intimité et la proximité, dans des tessitures sans difficulté (même pas besoin d'utiliser le passage, donc les voix « éduquées » n'y sont pas indispensables). Les voix qui les chantaient devaient être plus proches de la variété (claires, avec un soutien musculaire moyen) que du chant lyrique d'aujourd'hui. Aussi, l'esthétique Christie d'autrefois, avec ses voix étroites et limpides (Rime, Zanetti, Fouchécourt, Rivenq...), était parfaite pour permettre plus de souplesse dans les inflexions expressives et la simplicité sans fard.
Alors que le chant très égal de ces jeunes voix bien faites perd beaucoup en expression : trop en arrière, trop artificieuses, trop homogènes. Un air de cour, c'est du badinage presque sur le mode parlé, certainement pas du belcanto. En ce sens, la pureté suspendue d'Auvity et le timbre granuleux de Mauillon étaient bien plus adaptés, même s'ils semblaient un peu retrait eux aussi, et notamment à cause de l'acoustique.
À cela s'ajoutait une erreur que je m'explique mal : pourquoi Christie a-t-il tenu à imposer la prononciation restituée du français classique ? J'ai déjà donné mon opinion sur la question : le principe est séduisant, mais il conduit à créer une étrangeté là où les contemporains des compositeurs n'en voyaient pas, et déforme les timbres, amoindrit le naturel de la parole et la clarté de l'élocution – alors même que c'étaient là les principales vertus du chant baroque tel que promu par Christie !
À l'exception d'une expérience pour Ambronay (L'Europe Galante de Campra), il l'a d'ailleurs très peu pratiquée, et à bon droit, pour quelqu'un d'aussi obsédé par les consonances du français classique ! C'était précisément ce qui faisait la différence dans son influence, et la qualité extraordinaire de son travail sur les chanteurs : ils entraient bons techniciens, ils ressortaient en torches vivantes, et cela tenait beaucoup à la formation très précise sur l'articulation du vers français.
Ajoutée à ces voix déjà plutôt mates et opaques, l'imposition du français restitué rendait assez inintelligible, sauf à une oreille entraînée, ce qui se chantait. Et comme Versailles, contrairement à la Cité de la Musique, ne fournit aucun programme de salle (sauf à acheter l'excellent programme de la saison... qui n'est pas vendu dans la salle, et jamais disponible aux entractes), je gage qu'une large part du public a dû se contenter de suivre les sémaphores scéniques. Et en toute honnêteté, heureusement qu'il y a généralement réitération des premiers mots des airs, parce qu'en une fois, il aurait été difficile de se repérer dans le déroulement de la soirée.
Cerise sur le gâteau : la réalisation en était complètement aléatoire, on entendait des « -ai » / « -oi » prononcés à l'ancienne ou à la moderne dans la même phrase, les liaisons internes étaient parfois faites à la fin du mot, parfois au début du suivant, parfois omises, parfois surajoutées (alors qu'une consonne suivait), sans qu'on puisse déceler de choix cohérent. Clairement, l'essentiel du travail n'a pas porté sur le texte. Et c'est dommage (même s'ils sont plutôt médiocres en général, dans ce répertoire).
Dans ce répertoire, et a fortiori lorsqu'on va entendre Christie, c'est quand même une déception.
Le monde musical bruisse d'une nouvelle exaltante : on a enfin reconstruit un (autre) instrument inventé par Léonard de Vinci lui-même. Plus encore, ce travail n'avait jamais été mené à bien par son créateur ni par personne d'autre.
Le matériau relayé par les sites d'information (essentiellement la reprise des dépêches d'agence) étant un peu allusif, l'envie prend de regarder l'objet de plus près. (Extraits sonores plus bas.)
1. Le pitch
Dans le Codex Atlanticus de Leonardo da Vinci, le plus vaste recueil de l'auteur, on trouve quantité d'esquisses sur des sujets incroyablement divers, dont les plus célèbres concernent les machines de vol ou de guerre, mais qui contient également des recherches mathématiques ou botaniques, notamment. Et aussi des projets d'instruments de musique.
La légende prête déjà à notre bon génie l'invention du violon en collaboration avec un luthier de son temps. Il faut dire que la concordance des dates est assez bonne : Vinci meurt au moment (1519) où les premiers protoypes de violon européen apparaissent. Le potentiel premier violon d'Amati, qu'on suppose fait en 1555, n'était pas forcément le premier : Montichiaro, dalla Corna, de' Machetti Linarol, de' Micheli, Fussen sont aussi sur les rangs, et certains proposent même de confier le rôle de père du premier violon à Gasparo da Salò, donc à une date plus tardive (né en 1542). Quoi qu'il en soit, ce premier violon avait été précédé, dès les années 1510, de nombreuses autres tentatives mêlant déjà rebec, vièle à archet et lira da braccio (parente des violes, mais dont la caisse approche déjà grandement de la forme du violon), par exemple des violette (pluriel de violetta, « petite viole ») à trois cordes, ou encore les lire (pluriel de ''lira) vénitiennes.
On peut supposer que la grande manœuvrabilité du violon, ses possibilités techniques, son son éclatant lui ont permis de s'imposer sans partage – ainsi que, sans doute, des contingences plus matérielles et des jeux d'influence : une fois tous les grands interprètes convertis au violon, on aurait beau avoir eu de meilleurs instruments, ce n'aurait rien changé.
Toujours est-il que la postérité richissime de l'instrument fait naître un besoin d'origines qu'on puisse nommer et célébrer ; Vinci était le client parfait, dans sa fin de vie, pour en être le parrain, une sorte de legs ultime, agréablement concordant avec son génie visionnaire. Nous n'en avons évidemment aucune preuve.
Mais cet instrument-ci, nommé viola organista, existe bel et bien dans les feuillets du Codex Atlanticus (et quelques-uns du Second Codex de Madrid), avec diverses études mécaniques préparatoires en forme de croquis isolés, qui détaillent des fragments de la mécanique. Pas suffisant pour construire un instrument complet, mais assez pour lancer un projet.
Son facteur, Sławomir Zubrzycki (un pianiste soliste également versé dans d'autres aventures instrumentales, comme l'usage extensif du clavicorde) ne dit pas autre chose :
En plus de ce qu'il évoque, il existe quelques détails épars sur certains mécanismes de l'instrument :
2. La polémique
En réalité, Sławomir Zubrzycki (prononcez : « Souavomir Zoubjétski ») a surtout réalisé un superbe exemplaire, en joue très bien, et l'a admirablement vendu, avec sa réunion semi-publique (petite salle forcément favorable, mais belle prise vidéo), en forme de dévoilement d'une preuve nouvelle du génie de Vinci – jouer du violoncelle avec un clavier !
En revanche, ce n'est absolument pas le premier exemplaire. Au vingtième siècle, plusieurs tentatives de reconstruction ont eu lieu, en particulier celles d'Akio Obuchi (quatre tentatives depuis 1993 !). La version d'Obuchi n'a clairement pas la même séduction sonore, l'instrument est encore très rugueux et geignard, et mérite sans doute beaucoup d'ajustements pour être audible en concert.
On y entend toutefois avec netteté la possibilité de jouer du vibrato sur le clavier, selon la profondeur d'enfoncement de la touche, ce que ne montrent pas les extraits captés de Zubrzynski (mais son instrument le peut).
Plus profondes, plusieurs objections musicologiques ont surgi, car la réalisation de Zubrzycki évoque un instrument tout à fait documenté, et qui a existé en plusieurs exemplaires : le Geigenwerk (peu ou prou l'équivalent de « simili-violon » ou « le machin qui fait crin-crin », la notion péjorative en moins), inventé en 1575 par un organiste de Nuremberg (Hans Heiden/Heyden) et construit au moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Cet instrument était une alternative au clavecin avec un son qui pouvait être soutenu indéfiniment (comme l'orgue) et la possibilité de vibrato.
Le Geigenwerk, tel qu'apparaissant dans le deuxième volume de l'incontournable recueil Syntagma musicum de Michael Praetorius (1619). Référence et source d'inspiration inépuisable pour la facture d'instruments anciens, Zubrzycki inclus.
Ainsi, plusieurs musicologues ont objecté que Zubrzycki aurait en fait construit une version nouvelle du Geigenwerk, entreprise pas beaucoup plus méritoire que copier un clavecin historique comme le font couramment les facteurs, et en tout cas fort distante de la prouesse de co-inventer un instrument ébauché par Vinci.
Le seul Geigenwerk historique qui subsiste est un modèle de 1625 de Raymundo Truchado, conservé au MIM (Musée des Instruments de Musique) de Bruxelles ; il était vraisemblablement prévu pour des enfants à la Cour d'Espagne, et en plus de son assise très basse, il est, contrairement à l'original de Haiden, mû par une manivelle à l'arrière d'un instrument – ainsi que les grandes orgues d'autrefois, il fallait donc être plusieurs pour pouvoir jouer l'instrument.
Cet instrument n'est plus jouable (complètement muet), aussi l'on se représente assez mal à quoi pouvait ressembler le son, en dehors de descriptions forcément très évasives (lorsqu'on voit les écarts entre les critiques faites par des musicologues d'aujourd'hui beaucoup plus aguerris, et la réalité...). Une immense part du vocabulaire de la critique musicale réside dans des métaphores visuelles (aspects, couleurs... « son pointu », « voix blanche », « couleurs chaudes »...), et contient donc une très large part de subjectivité, chez celui qui écrit comme chez celui qui lit.
Bref, spécificités techniques exceptées, il est difficile de dire ce qui ressemble à quoi et qu'il aurait fallu faire.
Par ailleurs, Sławomir Zubrzycki ne nie absolument pas cette filiation, et laisse au contraire dans ses écrits une trace assez précise des éléments manquants chez Vinci (un projet global et des détails de mécanique, pas de manuel complet), des réalisations ultérieures. Il mentionne ainsi les avantages techniques qu'il emprunte au Geigenwerk ; également la présence au XIXe siècle du Claviolin (surnommé « piano bossu » par son facteur, à cause de l'emplacement des cordes autour des roues) du père Jan Jarmusiewicz (musicien, facteur, théoricien et même peintre) à l'origine de ses recherches, dont il ne reste aucun exemplaire ; et même les expériences de l'autre constructeur vivant (Obuchi, audible ci-dessus), dont il salue la recherche autonome mais relève l'absence d'adaptation au concert.
Certes, la presse internationale ne mentionne pas ces étapes (manque de place, et il n'est pas son intérêt de relativiser ses nouvelles), mais les commentaires laissant planer le doute sur l'honnêteté intellectuelle de Zubrzynski n'ont guère de fondement : il fournit lui-même tous les éléments utiles à la remise en perspective de son instrument.
Par ailleurs, son instrument est réellement le seul exemplaire vraiment jouable qui ait jamais été donné d'entendre à n'importe quel homme vivant aujourd'hui. En cela, l'événement n'est pas factice, Léonard ou non !
Outre les variantes Geigeninstrument ou Geigenclavicymbel pour désigner l'instrument de Heiden, j'aime beaucoup la dénomination astucieuse adoptée par C.P.E. Bach, Bogenklavier (« clavier à archet », l'exacte traduction de l'ambition de l'instrument).
3. L'instrument
Toutes ces discussions sont intéressantes si l'instrument construit est d'un intérêt médiocre : on s'interroge alors sur sa qualité historique.
Un des aspects les plus fascinants dans l'histoire des styles réside dans le décalage entre les arts. Ainsi, on attribue rétrospectivement le qualificatif de « baroque » (à l'origine dépréciatif) pour la musique écrite pour servir les parangons de la littérature classique – Lully mettant en musique Molière, les frères Corneille et Boileau, ou Moreau écrivant la musique de scène d'Esther et d'Athalie de Racine... sont ainsi considérés comme des musiciens baroques.
Cela s'explique d'ailleurs assez bien d'un point de vue logique : alors que le style classique littéraire se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la qualité des grandes architectures, la musique baroque est au contraire fondée sur la miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère classique musicale), richement ornée, et sur l'improvisation.
Le même type de paradoxe, mais plus difficile à démêler, se rencontre dans le dernier quart du XVIIIe siècle : on parle de musique classique (et en effet elle a tous les traits du classicisme), mais du côté de la littérature, tout en développant un style encore plus épuré qu'au Grand Siècle, viennent se mêler des sujets et des accents romantiques en plusieurs strates. Le Werther de Goethe, grand sommet de l'écriture des affects, est alors publié en 1774, à une date qui est quasiment celle du point de départ du classicisme musical en France ; et ailleurs en Europe, le style ne remonte guère avant les années 50.
Dans les styles italiens et germaniques, la naissance du romantisme allemand coïncide avec une petite inflexion un peu plus tempêtueuse (Sturm und Drang), mais qui dans les faits se contente d'habiller les structures classiques d'un peu plus de tonalités mineures. Le romantisme musical arrive bien plus tardivement, et de façon très progressive, sans les ruptures de la littérature – il est vrai qu'à l'exception des tentations théoriques du XXe siècle, la musique se fonde sur des usages (et donc des évolutions) et non sur des idées (et donc des oppositions).
Extrait du double disque paru chez Opus 111.
L'écriture symphonie adopte ainsi progressivement des couleurs plus angoissantes, comme ces mouvements rapides fondés sur des trémolos et des appels de cuivres – final de la symphonie La Casa del Diavolo de Boccherini (1771), Ouverture d'Iphigénie en Tauride de Gluck (1778), moments dramatiques d'Atysde Piccinni (1780), final de Sémiramis de Catel (1802), etc. Évolution de la virtuosité vocale depuis di grazia vers une agilité di forza. Changement progressif des couleurs harmoniques et perte de la domination absolue du majeur – de moins en moins utilisé pour exprimer la tristesse. Et d'une manière générale, évolution des modes (gammes) musicaux employés.
Évidemment, Beethoven marque une rupture, radicale dans les Sonates pour piano et Quatuors à cordes, mais elle n'est que partielle dans les autres genres.
Les gluckistes ne répondent pas si mal à cette évolution, avec une vision beaucoup plus tourmentée des mythes classiques – tandis que les premiers romantiques littéraires conservent largement le style classique mais s'intéressent à d'autres sujets.
Ce Werther de concert s'inscrit dans cette logique étrange d'un décalage permanent entre les idées littéraires et la musique – qui vont se synchroniser au cours du XIXe siècle, peut-être parce que la plupart de nos catégories ont été fixées par les historiographes de cette période. En première partie du siècle, on entend sans doute encore un peu d'écart entre la radicalité des œuvres verbales et leur arrangement en livret et en musique, mais la distance tend à se réduire. Quel chemin entre les gentilles tragédies épurées et stéréotypées mises en musique par Donizetti, et la recherche de fidélité (à Schiller, à Shakespeare, au folklore) des derniers Verdi.
Frontispice d'une des premières éditions du roman.
Pugnani était surtout célèbre comme violoniste soliste, même pendant ses années à la tête de la Chapelle Royale de Turin. Il est par ailleurs l'auteur de sonates pour violon et basse continue au moins jusqu'en 1774, ce qui ne le place pas vraiment à l'avant-garde de son temps.
Je n'ai pas trouvé la date exacte, mais l'œuvre, un melologo (monologue en musique, plus ou moins la définition du mélodrame) est écrit quelque part entre 1775 et 1798, c'est-à-dire au début de l'histoire de ce genre (Pygmalion de Rousseau, écrit en 1762, est représenté pour la première fois en 1770). Ce n'est pas une musique de scène comme beaucoup de mélodrames (souvent des moments isolés au sein d'opéras), puisque, ici, la musique symphonique est destinée à ponctuer ou à accompagner la lecture d'extraits du roman (traduits en italien). Dispositif étrange, mêler l'intimité du roman épistolaire à l'accompagnement symphonique d'un orchestre complet – donc nécessairement joué en public, comme une représentation théâtrale.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... beaucoup de tonalités majeures et apaisées. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique) permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les pastorales Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la transition comme les symphonies de Gossec et Méhul, et parfois même un peu de Beethoven (plutôt celui de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité « Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des tempi modérés, voire méditatifs, mais qui reste assez peu tendue, presque insouciante.
Un vrai petit voyage à travers les styles et les paradoxes d'une époque.
… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.
1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui
Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.
Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).
Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.
Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.
La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.
2. Genèse
Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.
Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien.
C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.
La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.
La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).
Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?
Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.
Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.
3. Le livret d'Étienne de Jouy
C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.
Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.
L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestalesonne comme de la prose.
Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.
Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).
Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :
LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.
JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.
Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.
De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :
Claire Lefilliâtre, Le Poème Harmonique, Vincent Dumestre : disque Pierre Guédron, Le Consert des Consorts (chez Alpha), seule trace sonore du ballet à ce jour.
Actuellement plongées dans un petit travail d'édition, les forces vives de CSS ont eu l'occasion de s'émerveiller de menues questions autour du rythme et de la responsabilité du transcripteur.
1. Une commande
En 1609, Pierre Guédron n'est pas encore arrivé à son faîte (Surintendant de la Musique du Roi), il occupe le poste de Compositeur de la Chambre du Roi. Ce moment est particulièrement intéressant : charnière entre les règnes d'Henri IV et de Louis XIII, et Guédron avait succédé au polyphonique emblématique Claude Lejeune. Guédron est souvent représenté comme un grand promoteur de la monodie, l'emblème français de la charnière entre la Renaissance contrapuntique et la monodie baroque (pas encore fortement liée au théâtre, en France, contrairement à l'Italie). Son successeur, Antoine Boësset – qui racheta sa charge l'année où il épousa sa fille –, constitue, aujourd'hui encore, le grand pilier des récitals d'airs de cour (souvent mêlé à Moulinié et Lambert).
En 1609, donc, Pierre Guédron reçoit la commande d'un ballet pour César de Bourbon, duc de Vendôme, fils naturel d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. Cela se situe à la fin de la période des festivités de son mariage, mais l'occasion exacte n'est semble-t-il pas connue.
On ne dispose pas du nom du librettiste, en revanche un in-octavo publié par Jean de Heuqueville, la même année, donne tout le détail de la scène, de l'action du ballet, fournit le texte (anonyme) des trois parties chantées, et propose même des illustrations décrivant les mouvements chorégraphiques et leur symbolique.
Le duc de Vendôme lui-même dansait dans cette représentation (il avait seize ans), en compagnie d'autres gentilshommes illustres (ils figuraient les douze chevaliers captifs et « desenchantez » d'Alcine) : le duc de Retz, le comte de Cramail, le baron de Termes, le général des Galères, le comte de La Roche-Guyon, M. de La Châtaigneraie, M. de Chézy, M. de Vinzy, M. de Joüy, le baron de Sainte-Suzanne, M. de La Ferté.
D'une manière générale, on lit pas mal d'affirmations contradictoires (dans le détail) sur ce ballet ; j'ai essayé dans la mesure du possible de me référer aux sources contemporaines de la création, qui peuvent plus difficilement se méprendre sur ce qu'elles ont vu sur scène.
Comme l'indique le titre de l'œuvre, connue sous les noms de Ballet du duc de Vendosme ou de Ballet d'Alcine, l'argument est tiré de l'Arioste, et relate la mise en captivité de chevaliers par les pouvoirs de la magicienne, puis sa défaite.
L'Hernani mi piace assai, e piace parimenti alla Pasta ed al Romani, ed a quanti l’hanno letto : nei primi di settembre mi metto al lavoro.
Hernani me plaît beaucoup, et il plaît de même à la Pasta et à Romani, et à tous ceux qui l'ont lu : dès septembre, je me mets au travail.
Nous sommes en 1830 lorsque Bellini écrit ces lignes, à la période qui sépare I Capuletti e i Montecchi de La Sonnambula.
Pourquoi le projet n'est-il pas mené à bien ?
L'occasion de regarder de près, à partir du matériau de l'ébauche, les méthodes d'élaboration d'un opéra seria italien de l'ère romantique. (Et j'avoue avoir été surpris du constat.)
Extraits (ceux largement achevés) du début de cet Ernani : Rosanna Savoia (Elvira), Patricia Morandini (Ernani), Paolo Pellegrini (Don Carlo). Orchestre Philharmonique d'Oltenia, Franco Piva (édition et direction).
1. Où l'on découvre que CSS pense comme tout le monde
Soirée luxueuse qui fête simultanément le centenaire des premières semaines de programmation du Théâtre des Champs-Elysées, et le centenaire de la création de l'unique opéra de Fauré (dans cette salle).
Opéra peu servi au disque — une seule version officielle, le studio de Dutoit chez Erato (Norman, Vanzo, 1980) ; et plus récemment la reparution d'une version historique ()1956 de la RTF par Inghelbrecht (Crespin, Jobin, paru chez Rodolphe, et désormais chez Cantus Classics / Line), initialement prévue pour seule radiodiffusion, me semble-t-il, et assez coupée (en tout cas chez Cantus Classics, qui ne se gêne pas toujours pour raccourcir des enregistrements complets...).
Dieu sait que Carnets sur sol n'est pas le lieu pour rabâcher les hiérarchies officielles — presque toujours justifiées dans leur versant positif, beaucoup moins dans leur redite automatique de mépris séculaires très souvent mal fondés. Pourtant, en ce qui concerne Pénélope, la tiédeur générale de l'historiographie musicale m'a toujours paru justifiée. Le récent concert — dans des conditions idéales, contrairement aux deux parutions commerciales — a confirmé cette impression discographique persistante, et le public a manifestement ressenti la même chose. L'occasion de revenir sur ce qui peut faire qu'un opéra fonctionne ou non, presque objectivement.
Reconnaissance par Euryclée (Marina De Liso) et délibérations.
2. Où l'on dévoile comment faire un livret wagnérien encore plus mauvais qu'un livret de Wagner
L'une des raisons principales à ces réserves, malgré la qualité musicale évidente de la plume de Fauré, tient dans le livret — il est pourtant rare qu'un livret médiocre assassine complètement un opéra, mais celui-ci, sans être catastrophique en apparence, se révèle particulièrement pernicieux.
D'abord, son rythme. Les situations sont longuement développées, presque ressassées ; en tout cas allongées sans réelle progression interne à chaque "numéro". Ici et là plane comme un air du deuxième acte de Tristan (support d'une musique formidable, mais librettistiquement assez redoutable...). C'est aussi une faiblesse de construction : même si le drame est conçu en déclamation continue, les moments sont clairement segmentés en airs, duos, ensembles... bien davantage que chez Wagner, d'Indy, Chausson, Debussy, où les unités sont davantage dramatiques (on met pendant cinq ou dix minutes deux personnages ensemble, et la musique varie au gré des besoins).
Sans être moche, la langue du livret ne ménage en outre aucun grand élan verbal — inutile d'en attendre des poussées d'exaltation aux grands moments. Sans que la langue se drape non plus dans une belle froideur altière, ou un archaïsme original. Bien écrit, mais un peu fade.
Son contenu aussi déçoit :
personnages écartés (pas de Télémaque !) ;
perte d'épaisseur des caractères (Eumée n'a pas sa dimension miséricordieuse, puisque Ulysse se dévoile immédiatement a lui ; les bergers d'une pièce se rallient tous comme un seul homme ; Euryclée n'est que constance et bravoure, sans que le panache passe pourtant la rampe) ;
absence d'équivoque dans la constance de Pénélope, qui ne doute jamais, qui ne se prépare jamais à céder — alors que L'Odyssée est beaucoup plus ambiguë sur ce point, Pénélope finissant par se résigner à l'absence (ou redoutant l'épreuve du retour), malgré ses tours destinés à écarter les prétendants.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
— Chère nourrice, ne te glorifie pas en te raillant Tu sais combien il nous comblerait tous de joie en reparaissant ici, moi surtout et le fils que nous avons engendré ; mais les paroles que tu as dites ne sont point vraies. L'un d'entre les Immortels a tué les Prétendants insolents, irrité de leur violente insolence et de leurs actions iniques ; car ils n'honoraient aucun des hommes terrestres, ni le bon, ni le méchant, de tous ceux qui venaient vers eux. C'est pourquoi ils ont subi leur destinée fatale, à cause de leurs iniquités ; mais, loin de l'Akhaiè, Odysseus a perdu l'espoir de retour, et il est mort.
L'incrédulité est telle que la reconnaissance d'Ulysse prend les deux tiers du Chant XXIII (ici dans la traduction de Leconte de Lisle).
3. Où l'on révèle les lacunes dramatiques de la musique de Fauré
L'autre problème réside dans la nature même de la musique mise en oeuvre par Fauré.
Fauré n'a jamais été le maître des grands éclats, c'est certain, mais en plus de cela, on ne peut que constater une sorte de déconnexion émotive entre l'orchestre (et même la musique chantée), très distant, toujours feutré et tempéré, et le propos dramatique censé représenter une affliction profonde suivie de retrouvailles inespérées. Même la scène de reconnaissance est très sombre, un peu molle aussi, et ses couleurs voyagent uniquement dans les gris.
Fauré déploie en fait un langage post-wagnérien rendu encore plus abstrait : cellules cycliques, évidemment antidramatiques ; de même des fugatos ; des jeux essentiellement harmoniques, avec les glissements équivoques qui ont fait la fortune de son style, mais quasiment pas de mélodies (domaine où il était pourtant loin de la médiocrité). La substance musicale n'étant en outre pas toujours vertigineuse, on se retrouve un peu avec du sous-d'Indy qui annonce l'éthos de Hindemith, sans atteindre les qualités propres de l'un ni de l'autre.
Je crois que le facteur qui rend réellement décevante la partition réside dans la prosodie catastrophique : pas d'appuis expressifs, pas d'acccents grammaticaux, pas de sentiment de direction ni de nécessité, avec pour résultat le sentiment de paroles très lâches et erratiques, qui ne vont jamais à leur but. Les personnages semblent toujours penser à autre chose, même lorsqu'ils jouent leur réputation, leur amour ou leur vie.
Au demeurant, la musique en elle-même n'est pas moche du tout malgré sa grisaille, ses replis et ses raffinements ne passent pas inaperçus. Pour une symphonie, peut-être ; pour de la musique de scène, pourquoi pas ; mais pour un opéra, ce ne peut pas fonctionner sans une prosodie un minimum congruente et une pincée d'empathie musicale pour ce qui se dit.
4. Où il est question de glottophilie
En revanche, considérant la vastitude d'opéras remarquables qui attendent d'êtres montés à nouveau (par exemple Patrie ! de Paladilhe, La Dame de Monsoreau de Salvayre, Xavière de Dubois, Elsen de Mercier ou Le Retourd'Ollone), ou même la place très mince que s'est refait d'Indy ces dernières années (Fervaalà Berne, L'Etranger à Montpellier), il n'y a pas vraiment de justification à ce que les programmateurs, après cette belle soirée idéalement servie, s'acharnent à remonter Pénélope. Certes, le studio Dutoit, par l'opacité de sa prise de son, la mollesse de sa direction et la mélasse de ses dictions, ne rend pas justice à l'ouvrage. Mais une exécution parfaite ne change pas vraiment l'aspect des choses.
Pour remplir sa salle, le Théâtre des Champs-Elysées n'avait pas lésiné sur l'affiche, à la fois adéquate et luxueuse.
Récemment, je disais deux mots de Nabucco (1841) sur Diaire sur sol.
Alors qu'il ne s'agit que de son troisième opéra (et faisant suite à l'échec d'un opéra bouffe de style Rossini - mais sans grande personnalité), on y sent déjà ce qui fait la spécificité Verdi.
J'ai beau voler d'enregistrement en enregistrement, la partition exige des écarts de dynamique qui passent assez mal au disque. Et de façon un peu systématique.
En revanche, la variété de l'orchestration (soli, associations vents-cordes pour changer la couleur, fanfares hors-scène, figuralismes) et l'usage de procédés harmoniques peu ordinaires dans la musique italienne de l'époque (marches harmoniques notamment) ont sans doute sonné comme une déflagration dans le paysage sonore d'alors. Il suffit de comparer avec n'importe quel autre opéra italien entre 1800 et 1850 : en dehors de Norma de Bellini et du Diluvio Universale de Donizetti (et tous deux bien en deçà), les autres ouvrages se situent à des années-lumières des explorations de Nabucco, même si elles peuvent paraître (et elles le sont !) tapageuses et schématiques.
Plus tard Macbeth (1847), Stiffelio (1850), et surtout Rigoletto (1851) représenteront de nouvelles ruptures dans la façon de construire un opéra en Italie. J'avais observé les choses un peu plus concrètement pour Rigoletto.
Et à chaque fois que je reviens à Verdi, ou que je lui cherche des contemporains intéressants, je suis très frappé par son caractère quasiment révolutionnaire. A l'échelle de la musique italienne, Verdi opère une rupture sans doute plus fondamentale que Wagner en Allemagne : les contrées germaniques pratiquaient déjà l'opéra à flux continu (Euryanthe de Weber, dès 1823), et avec une certaine prétention littéraire (voir le Vampire de Marschner, en 1828, dont le livret de Wohlbrück explore d'assez près l'original de Polidori-pseudo-Byron). Evidemment, la profondeur de l'apport musical de Wagner est sans comparaison avec celui de Verdi - Wagner transforme et conditionne peu ou prou toute la musique du XXe siècle. Mais il ne fait somme toute que franchir un (gigantesque) seuil au sein du drame allemand qui recherche déjà la continuité musicale et la prégnance dramatique.
Verdi, en revanche, change totalement le paradigme de l'opéra italien. Depuis le début du XVIIIe siècle, celui-ci se consacre exclusivement à faire briller les voix, les intrigues standardisées n'empruntant les oripeaux de grandes légendes que pour des raisons de prestige - alors qu'on n'y écrit guère mieux que du vaudeville assez peu varié. Les poèmes dramatiques s'enferrent sans fin dans les mêmes métaphores attendues ; la musique, simplifiant de plus en plus ses harmonies et ses rythmes, au fil des ères classique puis romantique, semble chercher à chasser toujours davantage l'originalité, pour permettre aux grands interprètes de briller en improvisant sur des canevas fixes.
Verdi, lui, écrit des récitatifs qui portent à eux seuls la plus grande part de musique et d'émotion, prévoit des accents à contre-temps (pour rendre les phrases, musicales ou verbales, expressives), multiplie les procédés rythmiques, les coquetteries harmoniques... les ruptures propices au drame deviennent le maître-étalon de l'écriture de ses opéras. Aussi, ce n'est pas tant la technique d'écriture (déjà très différente) que le projet même de l'opéra qui a totalement changé. En cela, sa révolution est (à l'échelle nationale) la plus profonde d'Europe.
Les six violoncelles (presque) contrapuntiques dans « Vieni, o Levita », prière du deuxième acte de Nabucco. Rare, même s'il existe déjà un modèle (plus consonant) dans l'Ouverture du Guillaume Tell de Rossini. Au passage, le thème principal de ladite prière évoque assez l'air de Koutouzov dans Guerre & Paix de Prokofiev. Si ce n'est pas de la modernité...
Wagner a mis davantage de musique dans l'opéra allemand, Verdi a changé l'opéra italien en vrai théâtre musical. Wagner est en quelque sorte le degré ultime de l'opéra romantique allemand (arrivé soudainement, presque sans transitions) ; Verdi invente un nouveau projet pour l'opéra italien, aux antipodes du précédent même s'il en conserve le goût pour la voix - qui a aussi fait beaucoup pour son succès.
Mais, contrairement aux idées reçues, j'ai bien le sentiment que Verdi écrit avant tout pour le drame, et que cette condition préexiste à la voix, contrairement à tous ceux qui l'ont précédé, depuis les dernières années du XVIIe siècle.
A l'occasion de la réécoute, cette fois en salle, du fascinant oratorio exhumé en septembre 2010 par la Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón, l'envie d'évoquer cette étape du style italien encore très parcellairement documentée par le disque.
Vidéodiffusion de la RTBF, mise en ligne par Fernando Guimarães - l'interprète de Noé.
1. Style général
L'oeuvre est écrite en 1682 pour Messine, bien postérieurement à la naissance du genre opéra, et sensiblement avant que la fascination pour la voix humaine ne fasse totalement changer de face l'histoire du genre.
Si l'on doit rapidement situer :
Dans la première moitié du XVIIe siècle,
différents styles coexistent, mais quel que soit leur degré de lyrisme et d'ornementation, ils se caractérisent tous par le souci de renforcer la déclamation. Bien que les livrets soient déjà moins profonds, plus divertissants que les pièces parlées « sérieuses », la musique a avant tout pour tâche d'en seconder le sens et d'en souligner les effets. Cela s'entend tout particulièrement chez Peri, dans les Monteverdi baroques (Le Retour d'Ulysse et Le Couronnement de Poppée), et bien sûr chez Cavalli.
Les "airs" proprement dits sont ponctuels, destinés à laisser s'épancher un sentiment précis.
Au XVIIIe siècle au contraire,
l'intérêt du public pour la voix (ainsi que le développement technique des chanteurs, vraisemblablement) a conduit les compositeurs à écrire des oeuvres toujours plus virtuoses, où les ornements engloutissent tout entier un texte de plus en plus prétexte. Il suffit de comparer, dans cet âge de l'opéra belcantiste baroque (celui que nous nommons usuellement opera seria), l'ambition de panache et de couleur locale des titres (antiques mythologiques, antiques historiques, médiévaux...), et leurs trames, toutes semblables, et plus encore leur vocabulaire, complètement identique. Les même situations de quiproquos amoureux soi-disant tragiques (mais avec lieto fine obligé), les mêmes métaphores des yeux-lumières et de l'âme-tourmentée-bateau-dans-la-tempête se trouvent partout, et sans variation véritable.
Ces oeuvres se structurent par ailleurs, contrairement à la déclamation libre du siècle précédent, dans un carcan très serré : alternance entre récitatifs (« secs », c'est-à-dire accompagnés par la seule basse continue) et airs (exceptionnellement des duos, des choeurs ou des ensembles). Les récitatifs restent presque toujours sans grand intérêt musical, même chez les grands compositeurs souverainement dotés, et servent à faire progresser l'action. Tout l'intérêt de ce théâtre se situe dans les airs, qui expriment des sentiments stéréotypés, mais avec une grande agilité et quelquefois un effort de couleur (harmonique) pour dépeindre les affetti.
La seconde moitié du XVIIe siècle
est en réalité très peu documentée par le disque - et les partitions ne sont pas rééditées, ni toujours trouvables, même à travers le monde ! Le Festival de Schwetzingen a monté, en 2007, une production d'Il Giustino de Giovanni Legrenzi qui était un des rares actes de réapparition au grand jour de cette période de la musique italienne (dans d'excellentes conditions musicales : Hengelbrock, Balthasar-Neumann-Ensemble, Kulman, Nigl, Wey, Galou...). Radiodiffusée à travers l'Europe, cette recréation n'a en revanche jamais été publiée en disque. Je ne puis pas garantir que ce soit absolument le point de départ, mais ce le fut en tout cas pour l'opéra.
On pouvait y entendre un langage étonnant, où les finesses harmoniques du premier baroque se mêlaient à une écriture plus vaillante et virtuose (en particulier du côté des voix), sans renoncer à l'importance de la déclamation. Depuis, un nombre important de publications Legrenzi ont suivi (oratorios, musique cultuelle, musique de chambre...).
Michelangelo Falvetti appartient à cette période, et Il Diluvio universale représente également une révélation importante.
Dessin d'Henri Gissey à l'encre brune et à l'aquarelle (1670), vraisemblablement le dessin préparatoire pour une embarcation sur le Grand Canal de Versailles.
2. Il Diluvio universale - Structures
Le genre de l'oratorio (surtout dramatique) est en lui-même une forme un plus récente par rapport à l'opéra et bien sûr à la musique liturgique - il en existe néanmoins dès le début du XVIIe siècle, même si son apparition est postérieure à celle de l'opéra (dont elle suit pour partie les modèles). L'oratorio a un sujet sacré, mais au contraire de la musique liturgique, il est le plus souvent d'essence dramatique (parfois "romancé"), et destiné à être joué (certes à fin d'édification) en dehors du culte. Une sorte de célébration profane, dont il n'est pas toujours aisé de démêler la part de mondanité hédoniste de l'enthousiasme mystique.
La constitution du Déluge de Falvetti est particulièrement remarquable (et simple) ; chaque "entrée" comprend ainsi :
des dialogues (accompagnés par tout l'orchestre, pas de recitativi secchi), destinés à faire avancer les idées, et souvent dotés d'un caractère un peu dialectique ;
un air (orné, mais dans un style plus proche du premier XVIIe que que premier XVIIIe), la plupart du temps sur un motif cyclique et obstiné à la basse continue ;
un choeur final (en réalité un ensemble prévu pour cinq chanteurs, davantage de type madrigal) ; ces "choeurs" constituent à chaque fois un sommet musical à la fois très varié d'une section à l'autre, et très impressionnant en termes de qualité et d'audace.
Le livret lui-même, dû à Vincenzo Giattini, est vraiment étonnant : les Eléments y devisent sur le sort de l'humanité, Noé y dispute avec Dieu (et y incarne davantage la voix de la tempérance et de la raison que son Interlocuteur !), la Mort y danse la tarentelle, un choeur entier périt sous les eaux et la Nature Humaine sombre dans l'abîme !
3. Grands moments
Leonardo García Alarcón a l'honnêteté (rare pour ce genre de découverte) de rendre précisément hommage à l'auteur de la découverte (Vincenzo Di Betta, choriste ténor dans l'ensemble vocal Antonio il Verso, lors d'une répétition à Palerme, en 2002), et raconte comment il a été avant tout intrigué par l'air de victoire de la Mort, écrit très joyeusement en majeur sur un rythme endiablé de tarentelle.
Ce n'est néanmoins pas le moment le plus nourrissant musicalement, et même pas le plus bel air de la partition, mais il est vrai que dans la logique du livret, voir la Mort descendre se vanter plaisamment de l'extinction de l'humanité, et voler la vedette au message moral du Déluge (pour ne pas dire à Dieu lui-même !) a quelque chose de puissamment incongru - presque dérangeant. Le genre de fantaisie que n'autorisent pas, en principe, les grands sujets édifiants des oratorios.
En réalité, si l'on passe sur de superbes trouvailles (touchant et long duo entre Noé et sa femme, brillant colloque des Eléments, grandiose leçon de la Justice Divine en guise de Prologue...), les moments les plus intenses se trouvent systématiquement au moment des ensembles à la fin de chaque séquence :
l'ensemble de la Justice Divine et des Eléments, dans une veine assez figurative et très spectaculaire, au terme d'une scène qui utilise le style concitato (la colère monteverdienne, celle de Tancrède et Clorinde) à cinq voix ;
le duo extatique (en réalité fondé sur une imploration) des époux Noé ;
le choeur (divisé) du Déluge proprement dit ;
le choeur d'agonie des Hommes, extrêmement saisissant, qui se termine sur une phrase inachevée (là aussi, un procédé très inhabituel avant les romantiques !), ingoio la Mor... (« j'avale la Mo... ») ;
le choeur de déploration sur le Monde et la Nature engloutis (un madrigal à cinq voix magnifique) ;
le choeur de jubilation de la fin de la montée des eaux ;
le choeur en beaux tuilages de l'arc-en-ciel ;
le choeur d'action de grâce final, une sorte de Schlußchor avec l'exaltation du Messie de Haendel (Worthy the Lamb...), mais un langage qui évoque largement L'Orfeo de Monteverdi.
Ces différents épisodes, tous à la fois originaux et remarquablement aboutis musicalement, font tout le prix de cette oeuvre, qui serait sans cela avant tout une plaisante bizarrerie. Mais la quantité d'excellente musique y est en fin de compte assez considérable.
L'oeuvre a en outre le mérite de la brièveté, élaborée en une seule grande partie et des sections très resserrées, ce qui procure une impression de densité assez délectable - sans l'impression de redondance librettistique ou musicale qui advient très régulièrement dans les opéras du baroque italien, quelle qu'en soit l'époque. [1]
4. La part du XXIe siècle
Si l'on veut être tout à fait lucide, Giattini et Falvetti ne sont pas les seuls à féliciter.
L'orchestration n'étant selon toute vraisemblance pas indiquée sur la partition originale, il faut en créditer le chef (ou son équipe). Elle n'a rien d'exceptionnel : outre les cordes frottées, on y trouve les cornets à bouquin (instruments en perte de vitesse à cette date - choix un peu archaïsant vu l'audace de la partition !) et les sacqueboutes (là aussi, on pourrait discuter leur grande intégration à l'orchestre) ; et au continuo, deux théorbes (je n'ai pas pu vérifier l'accord, plus aigus, aigrelets et mélodiques, n'étaient-il pas plutôt des archiluths ?) [2], une harpe (là aussi, choix un peu Renaissance), deux violes de gambe, un violoncelle, une contrebasse et un positif.
L'organisation des chanteurs aussi était un choix du chef, avec des effets de groupe très réussis : au sein d'un même "numéro", pour éviter le sentiment de redite, les choeurs venaient renforcer certains solistes, puis se retiraient, ce qui procurait un certain relief (y compris dramatique) à des pièces qui auraient pu être plus statiques.
A l'origine, il s'agissait même d'un dialogue (genre caractéristique de la musique sacrée, en particulier italienne, très en vogue au XVIIe siècle) pour cinq voix - donc vraisemblablement sans choeur.
Mais surtout, les parties récrites, en particulier au continuo (Thomas Dunford et Francisco Juan Gato s'en sont donné à coeur joie !), étaient extrêmement importantes. Non pas des improvisations, mais un travail de co-compositeur avec Falvetti, à quelques siècles de distance. Quantité de mélodies non écrites, de contrechants, de figures d'accompagnement s'ajoutaient ainsi. Souvent avec bonheur, comme cette lente esquisse de l'apparition de la pluie (absolument pas évoquée dans la musique réellement écrite qui suit), ou comme ces émergences du silence ; parfois de façon un peu excessive, comme ces ritournelles qui évoquent davantage Santiago de Murcia ou Gaspar Sanz que l'Italie du second XVIIe, et certainement pas l'atmosphère d'un oratorio, même un peu loufoque !
La quantité de musique écrite pour l'occasion est en réalité assez considérable : en dehors des choeurs, où toutes les parties vocales doivent être écrites, il y a beaucoup des continuistes et du chef dans la partition jouée !
Dessin à la plume, à l'encre brune, à la pierre noire et au lavis gris (traces de sanguine), attribué à Pierre Lepautre et représentant un lit en forme de nef. Réalisé entre 1680 et 1705, d'après Jean Berain.
5. Authenticité ?
J'ai déjà eu l'occasion de dire, à de multiples reprises, ma défiance vis-à-vis de ce concept (voir par exemple : 1,2,3), mais on se pose quand même légitimement la question : avec tous ces ajouts, entend-on réellement l'oeuvre, ou une distorsion infidèle d'icelle ?
[1] Cette affirmation gratuite demanderait à être explicitée avec des faits plus précis, mais vu la quantité de remises en contexte déjà nécessaires pour cette notule, on y reviendra plus tard si l'occasion s'en présente - ou bien dans les commentaires, si des contestations se font jour. Ceci simplement pour signaler que cela procède certes d'une évaluation personnelle de ce qui est long ou non, mais se fonde tout de même sur quelques caractéristiques qu'il est possible de nommer.
[2] Après vérification sur le programme, il est question de "luths", ce qui corroborerait cette impression. Mais ce sont essentiellement les notes de l'accord et son organisation rentrante ou non qui font la différence, difficile à dire sans l'avoir vérifié soi-même...
1. Le noeud du problème - 2. Star Wars : l'héritage - 3. Star Wars : l'ambition de Lühl - 4. Vers des solutions.
Extraits des épisodes I et III : "Aventures de Jar Jar Binks", et batailles finales dans les arrangements du disque de Lühl. (Voir ci-après pour références.)
Orchestrés a priori ou a posteriori, une proposition de cycles particulièrement réussis à mon gré. Pour des raisons évidentes de quantité, je n'ai pas retenu les oeuvres isolées. De même, si j'ai inclus les symphonies mettant en musique des poèmes pour voix solo, je n'ai pas conservé les monodrames (comme Schönberg ou Poulenc), qui par définition ne mettent pas en musique de la poésie.
Malgré les réserves que j'ai émises sur les lieder orchestraux en tant que genre poétique, il faut bien admettre que la forme accueille de nombreux chefs-d'oeuvre.
Encore une fois, aucune prétention à l'exhaustivité, simplement une sélection d'oeuvres à écouter, sur le simple critère des goûts du taulier (oui, c'est marqué dans la description : interlope).
Une forme de bouche à oreille, tout à fait informel.
Néanmoins, je crois avoir cité, en fin de compte, non seulement ceux que j'aimais (illustres ou obscurs), mais aussi la plupart de ceux qui sont célèbres. J'ai donc inclus en italique et entre crochets les quelques oeuvres célèbres que je ne recommande pas forcément en premier lieu (voire que je n'aime guère, comme Das Klagende Lied ou le Marteau sans Maître), de façon à disposer d'un panorama un peu plus complet.
Il est intéressant de constater qu'à peu près tous ceux cités ici ressortissent à une esthétique assez proche de l'esprit "décadent", et pas seulement en raison de mes goûts propres : on trouve très peu de lieder orchestraux célèbres dans les périodes précédentes, en dehors des Nuits d'Eté de Berlioz et des Wesendonck-Lieder de Wagner (et ce dernier cycle ne me convainc pas pleinement). Ceux du premier XXe ont pour la plupart cette petite teinte fin-de-siècle, que je les aie "sélectionnés" ou non.
[[ 1880 - Gustav MAHLER - Das Klagende Lied (Mahler d'après Bechstein et Grimm, débuté en 1878) ]]
1886 - Gustav MAHLER - Lieder eines fahrenden Gesellen (Mahler)
1889 - Hugo WOLF - Harfenspieler I,II,III (Goethe)
[[ 1892 - Ernest CHAUSSON - Le Poème de l'amour et de la mer (Bouchor) ]]
[[ 1899 - Edward ELGAR - Sea Pictures (Noel, Mrs Elgar, Barrett Browning, Garnett, Gordon) ]]
1899 - Guy ROPARTZ - Quatre Poèmes de l'Intermezzo de Heine
1901 - Gustav MAHLER - Des Knaben Wunderhorn (Arnim & Brentano, débuté en 1892)
1901 - Oskar FRIED - Die verklärte Nacht (Dehmel)
1903 - Maurice RAVEL - Shéhézarade (Tristan Klingsor)
1904 - Gustav MAHLER - Rückert-Lieder
1904 - Gustav MAHLER - Kindertotenlieder (Rückert)
[[ 1905 - Arnold SCHÖNBERG - Sechs Lieder Op.8 (Hart, volkslieder, Förster traduisant Pétrarque) ]]
1906 - Ernest BLOCH - Poèmes d'automne (Rodès, orchestration 1917)
1908 - Alban BERG - Sieben Frühe-Lieder (orchestration 1928)
1909 - Gustav MAHLER - Das Lied von der Erde (Bethge)
[[ 1911 - Arnold SCHÖNBERG - Gurrelieder (Robert Franz Arnold traduisant Jens Peter Jacobsen, débuté en 1900) ]]
1912 - Alban BERG - Altenberg-Lieder
1914 - Guy ROPARTZ - Quatre Odelettes (Régnier)
1922 - Franz SCHREKER - Fünf Gesänge für eine tiefe Stimme (Ronsperger, débuté en 1909)
1927 - Franz SCHREKER - Vom ewigen Leben (Whitman)
[[ 1929 - Alban BERG - Der Wein (Stefan George traduisant Baudelaire) ]]
1936 - Olivier MESSIAEN - Poèmes pour mi (Messiaen, orchestration 1937)
1938 - Ture RANGSTRÖM - Häxorna (Karlfeldt)
1944 - Henri DUTILLEUX - La Geôle (Cassou)
[[ 1946 - Pierre BOULEZ - Le Visage Nuptial (Char) ]]
1948 - Richard STRAUSS - Vier letzte Lieder (Hesse, Eichendorff)
1948 - Pierre BOULEZ - Le Soleil des eaux (Char)
1952 - Manfred GURLITT - Vier dramatische Gesänge (Hardt, 2 Goethe, Hauptmann)
1954 - Henri DUTILLEUX - Deux sonnets de Jean Cassou
[[ 1954 - Pierre BOULEZ - Le Marteau sans Maître (Char) ]]
1957 - Pierre BOULEZ - Pli selon Pli (Mallarmé)
Je trouve que la présentation par ordre chronologique est assez stimulante, tant elle révèle l'entrelacement de styles différents - et combien ceux qui nous paraissent modernes et originaux le sont parfois vingt ans après les autres... ou inversement, combien certains novateurs le sont à des dates très précoces, davantage que celles auxquelles l'on place généralement leur aire / ère d'influence.
Il existe bien sûr d'autres cycles intéressants, comme certains recueils de mélodies orchestres de Koechlin, mais j'avoue ne pas leur avoir trouvé le même intérêt qu'aux titres (remarquables, vraiment) de cette liste.
Si vous devez en essayer quelques-uns pour commencer, je me permets de vous recommander tout particulièrement les chatoyances de Vom ewigen Leben de Schreker (version Ruzicka, les autres ne rendant pas forcément justice à l'oeuvre), les Vier dramatische Gesänge de Gurlitt et les Quatre Odelettes de Ropartz.
A ceux-là, j'aurais envie d'ajouter certains formats étranges, pour ensemble, ou semi-oratorios, qui auront difficilement l'occasion d'apparaître dans une liste :
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