Carnets sur sol

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dimanche 31 octobre 2010

La variation - La vérité sur les diminutions françaises - Bénigne de Bacilly - A 2 Violes Esgales - Monique Zanetti


... ce n'est pas là le grand titre d'une réflexion sur la décadence nationale, mais simplement l'évocation de la tradition de la variation en France au XVIIe siècle.

1. La variation

Un bref rappel pour nos lecteurs qui ne seraient pas familiers de la notion. Les autres peuvent directement se rendre à l'entrée §2.

1.1. Principe

L'ère baroque ne pratiquait pas le développement (transformation ordonnée d'une même idée musicale) aussi volontiers que chez les classiques et les romantiques. On utilisait des couplets identiques, ou bien on juxtaposait des épisodes de caractère différent.

L'usage était, dans les exécutions raffinées des musiques à couplets, de varier les reprises. C'est ce que l'on nommait en France les ornements, à distinguer des agréments (qui sont les petites notes "de goût", mordants, port-de-voix, appoggiatures, que le compositeur ou les modes d'exécution ajoutaient pour procurer plus de relief aux phrases musicales). On appelle aussi ces "ornements" des diminutions, parce qu'on utilise plusieurs valeurs rythmiques plus brèves pour exécuter la valeur rythmique d'origine (plus longue).
Enfin, on parle plus généralement de variation pour désigner l'ornementation d'un même thème repris plusieurs fois. Chez les baroques français, le mot de doubles pour désigner les variations est la norme (car ce sont à la fois des duplicata d'un original, et des augmentations en nombre de notes).

La variation / diminution / ornementation était donc un des procédés privilégiés pour faire durer un morceau, c'est-à-dire qu'on renouvelait sans cesse le matériau rythmique, sans changer l'harmonie en principe (à l'ère classique, on fait des incursions en mineur, mais on ne module pas). Il existe cependant des cas (Magnificat H.73 de Charpentier par exemple) où le compositeur indique expressément des harmonies différentes à chaque reprise : la basse reste la même, mais pas les accords.

1.2. Et concrètement ?

Exemple d'un thème (Variations K.179 de Mozart) :


Et voici ces trois mêmes mesures transformées dans la onzième variation :


On constate très aisément que les valeurs sont plus brèves (d'où le nom de diminutions), le débit plus rapide à tempo égal, le nombre de notes supérieur.

1.3. Et sans musique ?

Pour ceux de nos lecteurs qui ne liraient pas du tout la musique, on pourrait expliquer le principe de la variation ainsi avec des mots :

Thème :
Le chat danse.

Variation 1 :
Le chat bleu et blanc danse.

Variation 2 :
Jovial, le chat de Violette et Suzanne danse.

Variation 3 :
Le chat qui observe le beurre fondre danse.

Variation 4 en mineur :
Le chat qui observait le beurre fondre danse.

Variation 5 :
Le chat dont la queue est mauve danse.

Variation finale :
Le chat jovial qui observe le beurre fondre dans la rue danse.

On voit donc que la quantité d'informations s'intensifie dans une même phrase. Or, la variation, en musique, ne s'étend pas à la manière du langage, en ajoutant des expansions qui allongent la durée de la phrase. La phrase ne dure pas plus longtemps, mais dans cette même durée, on va donner plus d'informations, avec des rythmes plus nombreux - et plus brefs (c'est pourquoi on parle de diminutions).

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Il en allait donc de même pour thèmes variés dans la musique baroque française, même si la variation n'y était pas synonyme - comme dans l'opéra seria ou bien à l'ère classique et romantique - de rapidité et de virtuosité accrues. En particulier dans les chaconnes orchestrales, le thème circule dans les différentes parties sans forcément s'agiter très significativement.

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2. La vérité sur les diminutions françaises

La variation, à l'époque baroque, n'était généralement pas écrite. Le compositeur pouvait imposer certains agréments (voir §1) en plus de ceux ajoutés par les interprètes, mais l'ornementation des reprises n'était pas prévue. On trouve ainsi quantité d'airs répétés simplement qui peuvent nous paraître charmants mais un peu plats ou répétitifs, alors qu'ils étaient censés être variés.

Mais dans quelle mesure faut-il varier ? On dispose bien sûr de témoignages, de données musicologiques, de conseils dans les traités... mais pas des partitions dans la plupart des cas. Alors, quelle juste mesure entre le changement timide de quelques valeurs (puisque cela suppose de modifier aussi la mélodie, acte lourd de conséquence qui fait de l'interprète un co-compositeur !) et la surcharge ridicule de virtuosités superfétatoires ?

Après une période assez longue où les interprètes de la renaissance du baroque n'osaient pas ornementer les reprises, on a assisté à un développement du goût de l'ornementation, plus audacieuse désormais qu'il y a quelques années, mais qui reste encore à la marge, surtout dans le domaine du baroque français où cela ne se fait quasiment pas.

En cela, la découverte toute récente d'un exemplaire de L'Art de bien chanter, et particulièrement en ce qui concerne le Chant Français de Bénigne de Bacilly (1625-1690, qui était déjà une source privilégiée pour la théorisation des modes de déclamation lyrique, mais dont cet ouvrage précis semble n'avoir jamais exhumé) a été un témoignage de première main pour tous les amoureux de la période. Car on y trouve, chose assez peu ordinaire, le contenu des ornementations pour les reprises des chansons de cour qui y sont proposées !

Et l'on s'aperçoit de ce que la virtuosité des diminutions était absolue, en tout cas en termes de quantité et de rapidité, à telle enseigne que les lignes mélodies disparaissent totalement sous les débordements de notes rapides. L'ambitus vocal utilisé reste toujours assez court, mais l'agilité est elle maximale. En réalité, c'est la démesure qui était la norme, avec un résultat étonnamment italianisant.

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3. Programme A 2 Violes Esgales & Monique Zanetti

Cette découverte s'est faite par la remise d'une édition de cet Art de bien chanter à Sylvia Abramowicz et Jonathan Dunford, les deux gambistes fondateurs de l'ensemble A deux Violes Esgales. Découvrant la richesse et la précision des diminutions, ils se sont empressés de le préparer avec leur ensemble pour en proposer la substance au public, substance qui sera bientôt proposée sur disque, soit par Casa Editions comme le précédent disque Boësset, soit par le label attaché au délicieux Théâtre de l'Archipel, Saphir Productions, qui produisait le concert.

Car c'était ce qui constituait le programme d'une soirée donnée dans le cadre extrêmement intime de l'Atelier de la Main d'Or (une cinquantaine de places très serrées sans une pièce des dimensions d'une grande salle à manger), en alternance avec des pièces instrumentales du milieu du XVIIe siècle.

Bénigne de BACILLY
1a Fleurs qui naissez sous les pas de Sylvie
1b Je brûle jour et nuit

Louis COUPERIN
2 Fantaisie de Violes par M. Couperin

Bénigne de BACILLY
3a J'ay mille fois pensé
3b Quand des subçons

Nicolas HOTMAN
4 Chaconne pour le théorbe

Bénigne de BACILLY
5a Qui conte les faveurs mérite qu'on l'en prive
5b Sortez petits oiseaux

François DUFAUT
6 Prélude, Allemande, Courante (extraits de la suite en ut mineur)

Bénigne de BACILLY
7a Estoille d'une nuict plus belle que le jour
7b Que je vous plains, tristes soupirs
7c Vous l'avez entendu, ce soupir tendre et doux

Jean de SAINTE-COLOMBE
8 La Rougeville, chaconne extraite des concerts à deux violes esgales

Bénigne de BACILLY
9a Que l'on m'assomme
9b Je vivais sans aimer

François DUFAUT
10 Sarabande et Gigue extraites de la suite en ut mineur

Bénigne de BACILLY
11a Mon cher troupeau cherchez la plaine
11b Le printemps est de retour

Bis : à nouveau la première pièce du programme

Monique Zanetti, soprano
Paul Willenbrock, basse
Sylvia Abramowicz, dessus & basse de viole
Jonathan Dunford, basse de viole
Claire Antonini, luth
Thomas Dunford, théorbe, archiluth & guitare baroque

Un programme admirablement équilibré, donc, qui ménage sans entracte 115 minutes de musique de haute volée. Tout d'abord, une formation idéale, sobre et dépouillée, sans clavecin, mais riche dans ses alliages timbraux : deux cordes frottées et deux cordes grattées, sur des instruments de diverses hauteurs.

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4. Les compositeurs

La musique de Bénigne de Bacilly__ est d'un grand raffinement, et se place parmi les grands auteurs d'airs de cour, aux côtés de Moulinié, Lambert ou Guédron, sans atteindre peut-être la qualité des meilleures pièces de ceux-ci, bien moins uniforme que Boësset. Il y a chez lui une forme de délicatesse omniprésente, jusque dans les airs à boire, et même une petite italianité qui s'entend d'autant mieux dans ces redoutables diminutions très nombreuses et rapides jusqu'à déformer complètement la ligne originale.
Beaucoup d'airs à deux voix également, comme c'était alors la coutume, même lorsque le texte est écrit à la première personne : on trouve la même souplesse que pour le lied par exemple, où une femme peut tout à fait chanter, en je, l'amour d'un homme pour sa bergère... ou sa meunière.

Les intermèdes instrumentaux, eux, présentent le meilleur de la musique instrumentale du XVIIe siècle. Louis Couperin pour viole a un relief assez extraordinaire, où son austère mélancolie trouve, plus encore qu'au clavecin, des échos très humains. La chaconne de Nicolas Hotman surprend par la qualité de son écriture, alors qu'à son époque la tradition n'avait pas encore la générosité à laquelle on pense désormais. Les variations de Sainte-Colombe dans la chaconne La Rougeville s'inscrivent, en écho à Bacilly, dans une tradition assez italienne, avec une grande virtuosité ; assez dépouillé, son langage harmonique n'en est pas moins bien plus touchant pour moi que ce que produit la génération suivante. Enfin, le sommet de la soirée était peut-être la suite en ut mineur de François Dufaut, qui n'a pourtant pas les hardiesses de Jacques Gallot ni même les originalités de Vieux-Gaultier. Et pourtant, grâce à cet arrangement pour luth et archiluth dû aux interprètes, ce soir-là, dans sa sobre poésie, François Dufaut était le plus grand compositeur pour luth du monde.

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5. Les interprètes

Suite de la notule.

jeudi 28 octobre 2010

Orientation


Juste un mot sur l'état actuel de Carnets sur sol.

Suite de la notule.

Paul Hindemith - Das Marienleben, La Vie de Marie - Oeuvre, discographie, concert Soile Isokoski


Dans le très beau cadre froid du théâtre semi-circulaire de l'ampthithéâtre de Bastille, une oeuvre minimale, d'une pureté qui tient du vitrail, qui s'y prêtait très bien. L'occasion de présenter ce cycle majeur du vingtième siècle, voilà longtemps qu'on n'avait parlé de lied ici.


Illustrations de Heinrich Vogeler pour Le Fantôme de Canterville d'Oscar Wilde.


1. Un texte

Paul Hindemith met en musique le cycle de Rainer Maria Rilke, Das Marienleben ("La vie de Marie"). Ce recueil de poèmes, conçu pour illustrer les gravures de son ami Heinrich Vogeler (à qui il refuse finalement de livrer son travail), ne se limite pas, bien entendu, à une série de vignettes pieuses. Il était déjà dans la tradition allemande, luthéranisme aidant, d'effectuer des relectures actualisées de la mythologie religieuse, dans lesquelles on place les affects de son temps - témoin par exemple Auf ein altes Bild d'Eduard Mörike.

Rilke va assez loin dans ce sens, puisqu'il propose un parcours très subjectiviste du mythe : il fait régulièrement parler la Vierge (et même l'Etoile aux bergers...), explore ses pensées secrètes, ses incohérences, ses doutes, et jusqu'à ses amertumes presque blasphématoires - sans bien sûr altérer la figure sacrée. Les trois ultimes poèmes consacrés à la mort de Marie rapportent même des épisodes qui ne figurent pas dans le canon. La figure tutélaire de la pureté nous devient familière, elle agit en femme simple, certes douée de qualités à un haut degré, mais toujours humaine, très proche de nous. Certaines introspections sont très belles, comme l'assimilation de la petite fille à la structure du temple qu'elle parcourt, ou encore le raisonnement a posteriori qui fait de Cana le premier pas de la Passion : en priant son fils de résoudre le problème de la pénurie lors de ce mariage, elle hâte sa révélation comme faiseur de miracles et précipite donc son enfant vers le sacrifice qui l'attend :

Und dann tat er's. Sie verstand es später, / Et il fit ensuite ce qu'elle avait dit. Elle prit plus tard conscience
wie sie ihn in seinen Weg gedrängt : / à quel point elle l'avait poussé sur sa voie :
den jetzt war er wirklich Wundertäter, / car il était à présent devenu un véritable faiseur de miracles,
und das ganze Opfer war verhängt. / et le sacrifice était tout à fait annoncé.


Les poèmes sont réalisés dans une versification dotée de rimes très rigoureuses (sans utiliser les licences prévues par la tradition allemande), mais dans un style assez rhétorique, construisant des phrases complexes, longues et balancées, dans l'ordre de la parole, plutôt que cherchant l'allusion poétique. Il y a là quelque chose du style de démonstration philosophique présent dans certains poèmes de Hölderlin. Cependant chez Rilke, la construction est à la fois sophistiquée et très directe, car ses propos sont psychologiquement concrets, organisés sans inversions poétiques, dans un flux de parole assez explicite.

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2. Une musique

A l'image de ce cycle poétique, l'oeuvre qu'en tire Hindemith est très singulière. Toute la progression semble être d'une traite, sur le même ton, avec une prosodie un peu plate, presque psalmodiante (on pourrait rapprocher ça de la manière Poulenc, voire spécifiquement de Dialogues des Carmélites), où la voix se trouve très à découvert tandis que le piano, assez indépendant, ménage de petits contrepoints discrets (souvent une note par main, parfois même à l'unisson l'une de l'autre). Cette sorte de flux peu paraître très monotone, et une partie non négligeable du public - la salle était quasiment pleine - a quitté les lieux à l'occasion de la seconde pause. Mais c'est aussi un très beau flux de parole qui épouse la logique du poème de Rilke, dans un bavardage très solennel et épuré, de forme très linéaire, qui se poursuit à l'infini comme une divine logorrhées.

On nous donnait ce dimanche la version de 1948, puisque Hindemith a renié la version originale de 1923 qu'il jugeait comme une collection décousue de lieder. Aussi, en termes de structure, il emploie dans cette refonte les tonalités selon les thématiques qu'il veut évoquer : ut pour l'Infini, ré pour la Foi, mi pour le Christ, fa pour la faute, sol pour la Douceur, si pour la Vierge.

Musicalement, on y trouve les caractéristiques du Hindemith pourvu de la plus mauvaise réputation : à la fois très contrapuntique, assez austère, et usant de nombreux accords de quatre sons, qui sonnent très jazz, mais d'un jazz qui sonne aujourd'hui très gentil - plus le jazz chopinisant de Yaron Herman que les expérimentations de Coltrane.

Et pourtant, le tout a quelque chose de la pureté d'un vitrail, à la fois simple et regorgeant de finesses, une sorte de Via Crucis décadent - et qui cadre si bien avec la froideur intimiste de cette salle.

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3. Des moments

Ce cycle peut donc faire naître des sentiments ambivalents, à la fois très onirique, d'une grande modestie de moyens et d'une réelle beauté ; mais aussi ménager des moments de lassitude lorsque l'ensemble du cycle est enchaîné en raison de sa relative uniformité.

Néanmoins, distinguons quelques moments particulièrement saisissants, pour qui voudrait se promener au disque dans ces pages. (La partition mérite aussi d'être lue : elle n'est pas dure, et ménage des choses très plaisantes à la lecture, dont on ne sent pas toujours le - très respectueux - sel à la seule audition.)

Dans "Die Darstellung Mariä im Tempel" (2 - "La Présentation de Marie au Temple"), au milieu de motifs au rapport assez lâche avec le texte - c'est effectivement ce qui étonne le plus, la musique, sans être spécialement mélodique, reste assez indépendante de l'expression du texte -, la flamme des vasques qui irradie la jeune Marie miroite de façon assez remarquable, en particulier dans l'accompagnement qui trouve là son plus beau moment.

Pour l'Annonciation (3 - "Mariä Verkündigung"), puis pour la Nativité (7 - "Geburt Christi"), on entend des harmonies pentatoniques (et du mode de fa) très à la mode chez les français au tournant du siècle, par exemple dans la Villanelle pour cor et piano de Dukas ou dans le dernier mouvement de la Sonate pour violon et piano ainsi que du Quintette pour piano et cordes, chez Koechlin. Quelque chose d'un peu naïf et éthéré, propice à la danse (pas ici), à une joie candide.

Au début de la Pietà (11), l'évocation de la figure mariale qui se se fige en pierre, étant simultanément ce qu'elle vit et ce qu'elle deviendra pour la postérité, se fait au moyen d'un assez joli ostinato, peut-être pas aussi solennel qu'on l'aurait imaginé, mais suffisant pour frapper l'esprit de l'auditeur en un moment si fort - et un texte particulièrement réussi. A la fin de ce même lied, on entend des accords un peu dissonants et tout à fait déchirants qui ont eux aussi leur pouvoir, comme on va le voir.

Car Hindemith, en plus du certain détachement qu'on a dit, toujours distant et stylisé, ménage aussi volontiers des distorsions d'avec le texte qu'il met en musique. Témoin à la fin de la Nativité (7 - "Geburt Christi") :

Aber du wirst sehehn : Er erfreut. / Mais tu verras ceci : Il donne la joie.

A ce moment, la musique fait entendre des accords déchirants qui contredisent radicalement ce que profère le texte. Cette joie, celle de la maternité, celle aussi d'une Gloire à travers les peuples et les siècles... qu'est-elle face à la souffrance de la mère qui voit son fils interminablement traîné au supplice ? (Ici aussi, comme on le signalait en début de notule, le contraste entre la joie primesautière de l'enfance et l'avenir funeste rejoint assez ce qu'on essayé d'autres poètes, dont Mörike dans Auf ein altes Bild) Hindemith pousse donc encore plus loin, en ce point, le point de vue psychologisant de Rilke sur ce récit de la Vie de Marie.

Dans la même perspective, lors de l'apparition du Corps Glorieux à Marie (12 - "Stillung Mariä mit dem Auferstandenen", soit "Consolation de Marie auprès du Ressuscité"), sur les mots :

[...] Wie waren sie da / Ils étaient là,
unaussprechlich in Heilung. / indiciblement guéris.

Dans ces deux vers où Rilke place des fins et débuts de phrase en milieu de vers, comme dans l'ensemble du cycle, contribuant à son aspect de parole informelle (alors qu'il est techniquement suprêmement maîtrisé), Hindemith intervient aussi. Pour cette "Heilung", il appose des accords très étranges, qui ne ressemblent à rien d'autre dans cette oeuvre ; comme pour figurer ce que cette guérison a d'exceptionnel, de contre nature. Ici encore, le compositeur ajoute une strate de sens supplémentaire.

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4. Discographie

Suite de la notule.

Dmitri Chostakovitch : Les Joueurs et Le Grand Eclair, deux opéras inachevés


Un commentaire très rapide sur le concert donné par Dmitri Jurowski avec l'Orchestre du Conservatoire de Paris (d'une remarquable limpidité), le Jeune Choeur de Paris (très bon) et de jeunes solistes du Centre Vishnevskaya de Moscou.

Etaient ainsi confrontées deux oeuvres de nature très différente.

Les Joueurs adaptait littéralement le texte de Gogol, sans coupures. Arrivé à une heure de musique, mais qu'au tiers de l'oeuvre, Chostakovitch écrit qu'il est absurde de continuer, sans doute en raison des proportions trop solennelles eu égard au caractère direct du texte. La musique est est raffinée, pas la plus complexe harmoniquement ni la plus grinçante, mais sans facilités, et le texte remarquablement mis en valeur : on regrette bel et bien que l'ouvrage n'ait pas été achevé.

Le Grand Eclair est en revanche constitué d'une suite de "numéros" satyriques sur le capitalisme, manifestement liés entre eux par des dialogues (qui n'ont pas été donnés pour cette soirée). La faiblesse du livret est précisément ce qui a motivé l'abandon du projet, et la musique de Chostakovitch prend ici une tournure beaucoup plus foraine : l'oeuvre est une curiosité, mais certes pas un monument.

Côté musique, remarquable précision de Jurowski et de l'Orchestre du CNSM, superbe prestation également des choeurs (présents pour Le Grand Eclair seulement)

Les ténors Oleg Dolgov et Maxim Sazhin étaient remarquables, que ce soit le ténor de caractère truculent doté une voix douce et ronde ou le ténor lyrique très dynamique et éloquent. Le plus impressionnant du plateau était toutefois le baryton Konstantin Brzhinsky, très sonore, excellent acteur et remarquablement prodigue en mots expressifs. Mais sur les six voix d'homme, aucune n'était réellement décevante, et les trois cités méritent véritablement une grande carrière internationale.

Excellente soirée de raretés.

Le Rideau cramoisi - [Il Trittico de Puccini]


Grâce à un mécénat imprévu, les lutins se sont rendus de façon impromptue voir hier ce Triptyque.

On n'en attendait pas des merveilles, mais c'était l'occasion d'actualiser notre perception de l'oeuvre - l'écoute du La Houppelande (Il Tabarro est tiré d'un texte français) remontant à plusieurs années, et au disque seulement.

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Les oeuvres ont-elles encore besoin de présentation ?

Il Tabarro emprunte la voix vériste, mais conçue comme un cri d'amour à Paris. Depuis la péniche d'où l'on décharge les marchandises, l'on entend le resac sur les berges de la Seine, les orgues de barbarie qui jouent (faux comme il se doit, rendus de façon très réalistes par les bois qui ménagent des écarts d'un ton dans la mélodie entendue, s'entrechoquant joliment), le bruissement de la ville, les chansons à la mode, les échos des clairons dans les casernes au soir, les confidences des amoureux qui se promènent... Musicalement, c'est le plus dense des trois, avec à son début des échos de la musique française du temps assez étonnants.

Suor Angelica est tout en épure, nue plus que sucrée, dotée d'assez peu de substance musicale à l'exception de la grande scène de monologue à la fin. Sous couvert de montrer l'indicible cruauté du cloître, on y rencontre finalement une atmosphère bon enfant qui cadre assez peu avec la réalité (les religieuses font vraiment n'importe quoi !).

Enfin Gianni Schicchi est une comédie dont la vivacité permanente rappelle Falstaff, sans l'égaler musicalement, mais le surpassant sans peine en termes de rythme dramatique. Un délice qui ravit généralement tout le monde... et un cri d'amour pour Florence, auquel le thème principal de la célébrissime ariette de Lauretta O mio babbino caro est profondément attaché (on en entend plusieurs préfigurations au moment de l'évocation de la ville). [Ariette dont le ton ultrasucré constitue plus un auto-pastiche que le mètre-étalon du ton beaucoup plus récitatif et badin du reste de l'opéra...]

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Vocalement, sans surprise à la lecture de la distribution, ce n'était pas superlatif mais de très haut niveau. Samir Pirgu particulièrement impressionnant dans Rinuccio de Gianni Schicchi, dans le registre "émission italienne parfaitement saine et radieuse". De très bonnes impressions aussi du côté de Mario Luperi, Alain Vernhes, Lucia D'Intino, Marco Berti... Concernant ce dernier, il est étonnant de noter combien le timbre de ses voyelles doit à Pavarotti, mais le tout assis sur un larynx très bas avec une émission légèrement engorgée (position à la mode depuis près de quarante ans). Le résultat est idéalement vigoureux et sombre pour le docker Luigi, il le serait certes moins pour des rôles plus raffinés.

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Orchestralement, une maîtrise absolue de la partition de la part de Philippe Jordan et de son orchestre très impliqué, avec une volupté et une précision remarquables. Le style était totalement maîtrisé, toujours souple mais sans sirop, magnifiant très bien les couleurs de la partition, toujours attentif à ne pas couvrir ses chanteurs, mais sans mollesse.

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La grosse surprise provenait donc de la mise en scène. Je n'ai jamais particulièrement aimé le travail de Luca Ronconi, toujours très littéral, parfois platement, parfois agréablement, mais en tout cas certainement pas original ou profond.

Or, ici, s'adaptant au cadre de Bastille, il a proposé (cette appréciation pouvant grandement varier selon les goûts personnels) l'une des plus belles scénographies que j'aie pu voir.

Tout d'abord, chaque plateau était incliné vers le spectateur, de façon à bien laisser voir au parterre et surtout à donner du volume pour les balcons.

Il Tabarro était plongé dans la grisaille d'un quotidien sans issue, ménageant de magnifiques plans obliques (la péniche entre deux quais, la passerelle au second plan...). La direction d'acteurs, fait le plus surprenant de la soirée, était remarquablement présente, aucun personnage, même muet à l'arrière-plan, ne demeurant jamais inactif, sans exprimer quelque chose... Ici, on voyait donc se soulever, comme des vignettes, des parts successives et de plus en plus profondes de la psychologie des personnages : la nostalgie de Belleville chez Giorgetta, puis son amour absolu un peu exaltant pour Luigi, enfin la perte de l'enfant commun avec Michele, la déchirure la plus fondamentale qui se résout à nouveau dans la mort.

Suor Angelica prenait le pari osé de seconder complètement le texte. Mais quel plateau ! Il a été assez unanimement critiqué, sans doute, je pense, pour ses couleurs. Une immense Vierge à la lourdaise, avec sa ses rubans bleu pastel si caractéristiques... mais renversée, face contre terre, dont le dos sert de praticable à toute la scène.
Indépendamment de la grande beauté des courbes et des contre-courbes que cela ménageait (qu'on se rassure, très pudiquement : on a prudemment retiré les cuisses et les fesses de la statue, les genoux semblent directement liés au tronc, sans pour autant que la disproportion ne se voie d'emblée), le tableau était remarquablement spectaculaire, et avait du sens. Car toute l'histoire de Suor Angelica ''repose' en permanence sur les références à la Vierge, mais abuse également de cette référence jusqu'à mettre à mal la plus élémentaire vertu de Charité.
Omniprésente et terrassée, cette statue aura de plus bouleversé tous les habitués de l'iconographie catholique par quelques détails faussement anodins, comme l'apparition de la plante des pieds de la Vierge, jamais représentée, ce qui produit un décalage assez troublant dont on ne peut pas dire s'il est irrévérencieux, tragique ou cocasse.
Et voir ces guimpes arpenter le colosse déchu et célébré revêt quelque chose de réellement fort.

La direction d'acteurs était bien sûr limitée par le parti pris de la fidélité au livret : des silhouettes blanches toutes identiques et pieuses ne peuvent pas produire une animation formidable... néanmoins, chaque fois qu'il est possible, et en particulier pour la grande scène de solitude finale, Ronconi ménage des déplacements nombreux et jamais gratuits, toujours en concordance avec les affects du personnage, ses préoccupations (et les opéras de Puccini sont commodes en ceci qu'ils font régulièrement référence à des situations émotives assez concrètes). Enfin, Ronconi assume parfaitement les didascalies finales que l'on serait aisément tenté d'éviter, où l'on voit la Vierge en gloire présenter son fils à la jeune religieuse ; Ronconi écarte toutefois la Vierge de cette apparition, plus sobre, et tire l'interprétation vers la dernière illusion de l'agonisante, là où Puccini demeure plus équivoque.

Gianni Schicchi, lui, présentait une alcôve entièrement recouverte de velours cramoisi, fortement inclinée, dotée d'un immense baldaquin aux entrelacs assez baroques, comme déformés par la vue du malade, et garnie de riches détours et petits escaliers que peuvent emprunter sans cesse les familiers (et même une sorte de pont-levis pour l'entrée de Schicchi !). Comme pour Suor Angelica, ce mélange de beauté proprement architecturale, de sens (ces riches infractuosités évoquent celles que l'on perçoit vivement avec la fièvre) et de fonctionnalité scénique n'a pas souvent d'équivalent sur les scènes. Le décor est d'ailleurs vivement applaudi, chose qui ne se voit à peu près jamais en France, à part pour l'opérette.
Tous les personnages sont en costume moderne de deuil, sauf Lauretta dans un jaune chaleureux et Gianni Schicchi qui conserve le costume quasiment bouffon de la Renaissance florentine, assez proche de celui de la création, mais encore plus bigarré. Sur un opéra aussi payant dramatiquement, on imagine bien l'animation dont Ronconi a pu tirer parti. La scène de la recherche frénétique du testament est particulièrement spectaculaire, chacun soulevant simultanément les tentures pour ouvrir des tiroirs cachés, avec un effet gigogne assez impressionnant.

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On devine donc aisément qu'avec des oeuvres réévaluées à la hausse, une solide distribution, un orchestre à son sommet et une mise en scène finement dirigée et intensément belle, aux dimensions de l'architecture, on passe une excellente soirée...

dimanche 24 octobre 2010

Le vrai style russe expliqué


En répétition dans la cavatine d'Aleko, Dmitri Hvorostovksy effectue une démonstration virtuose du style canonique de la basse russe provinciale un peu déclinante. Virtuose.


Voici ce qu'il propose :

Suite de la notule.

La perte des repères - [il n'y a plus de saisons]


Vieille antienne, aussi bien en matière politique que morale ou artistique. Tout en se défiant donc des illusions d'optique, je me faisais la réflexion en parcourant le quatrième étage Centre Pompidou, avec sa célèbre collection controversée "Elles". Je partage assez les réserves sur la légitimité d'un tel tri émises lors de ladite controverse. Certes, on trouve peu d'artistes féminins à l'étage supérieur où se situent les collections de la première moitié du vingtième, mais je peine à voir en quoi cette distinction en sous-catégorie serait plus légitime que créer un section pour les artistes noirs ou les artistes amateurs de courses de tricycle. (La femme étant alors, au passage, une sous-catégorie remarquable de l'humanité...)

C'est néanmoins le contenu seulement qui a suscité ma réflexion.

Suite de la notule.

mardi 19 octobre 2010

Les Gesänge Op.111 de Max Reger par la Maîtrise de Radio-France


(Jeudi 14 octobre 2010.)

On se déplaçait donc pour entendre ce qui représente pour les lutins de CSS l'un des plus beaux corpus de musique chorale a cappella : les Geistliche Gesänge Op.110 de Max Reger, d'une profondeur de ton et d'une abstraction paradoxalement très émouvantes.

Il s'est révélé que par une erreur d'affichage de leur part ou de lecture de la mienne, il s'agissait des Drei Gesänge Op.111, moins profonds sans doute, mais dont la veine archaïsante reste extrêmement raffinée, pour ne pas dire légèrement sophistiquée. On reste chez Reger, le maître du post-Brahms adapté à l'univers du contrepoint bachisant !

L'intérêt résidait aussi dans l'interprétation par la Maîtrise de Radio-France, le seul choeur d'enfants que j'aie jamais aimé (et que j'aime vivement !), et qui s'est montré particulièrement extraordinaire (en plus de l'ampleur, de l'originalité et de la beauté du répertoire) dans l'ère récente de Toni Ramón, refermée tout récemment par sa disparition très prématurée.

Suite de la notule.

dimanche 17 octobre 2010

Luigi CHERUBINI - Lodoïska - comédie héroïque d'après Faublas - (TCE 2010, Rhorer)


La soirée, dans un Théâtre des Champs-Elysées rempli au quart (sans exagérer !), réunissait une distribution d'un luxe incroyable.

Mais voyons d'abord l'oeuvre.

1. Sources

Car c'est encore une oeuvre d'une modernité extrême qui est proposée par les musiciens spécialistes de l'exhumation. Créée en 1791 au Théâtre Feydeau ouvert cette même année, elle repose sur un roman-mémoire libertin tout récent, Les Amours du Chevalier de Faublas de Louvet de Couvray (publié de 1787 à 1790 !), qui a sa célébrité chez les amateurs du genre et de la période.


On imagine bien ce qu'il peut rester d'un roman foisonnant où le style et la profusion des événements créent l'intérêt, sans parler même de la première personne à convertir en personnage inconsistant...

Eh bien non, on n'imagine pas. Car le livret est l'un des plus ratés qu'il m'ait été donné de lire ou d'entendre. Une succession de poncifs : la belle captive trouvée par hasard, le sauveteur piégé à son tour, les échappatoires très peu convaincantes, l'humour forcé pour entrer dans le cadre du genre comique, le méchant gouverneur et son sbire, la cavalerie qui arrive à temps. Tout cela étant exploitable en théorie, mais ici présentés sans enjeu, avec une platitude extrême aussi bien concernant le drame que la langue. Seule surprise, l'absence de moralité édifiante à la fin de l'ouvrage, où tout le monde se contente d'exulter que le méchant termine toute sa vie en prison (!), d'une façon, il faut le dire, bien mesquine. Où diable sont passés les turcs généreux d'antan [1], c'est ceci qu'ont donc produit les Lumières ?

Tout simplement, le livret de Claude François Fillette-Loraux n'utilise qu'un épisode assez laconique mais très intense du roman-mémoires, le récit de Lovzinski (devenu Floretski à la scène).

— Pulauski, continua Lovzinski, voyant ses espérances détruites et les Russes maîtres de sa patrie, disparut de Varsovie pour réunir les Polonais (fidèles et tenta la fortune contre l'envahisseur. Mais outre que je souffrais de sa disparition à cause de l'affection que je lui portais à lui-même, ce qui augmentait mon désespoir, c'était l'enlèvement de celle que j'aimais et que je craignais de ne plus revoir. Mais combien ma douleur fut plus grande lorsque j'appris que Lodoïska était tombée entre les mains d'un misérable appelé Dourlinski. Cet homme, abusant de la confiance de Pulauski, qui avait remis sa fille entre ses mains, l'avait enfermée dans une tour obscure, mettant sa liberté au prix de son honneur. Je parvins à m'introduire, avec mon serviteur Boleslas, dans le château de ce Dourlinski qui me reconnut et me jeta dans un cachot, tandis qu'il ordonnait à Lodoïska de se préparer à lui appartenir.
« Cependant, des trois jours que Dourlinski avait laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà s'étaient écoulés; nous étions au milieu de la nuit qui précédait le troisième; je ne pouvais dormir, je me promenais dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier aux armes ; des hurlements affreux s'élèvent de toutes parts autour du château ; il se fait un grand mouvement dans l'intérieur ; la sentinelle posée devant nos fenêtres quitte son poste ; Boleslas et moi, nous distinguons la voix de Dourlinski ; il appelle, il encourage ses gens, nous entendons distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les gémissements des mourants. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer ; il recommence ensuite : il se prolonge, il redouble ; on crie victoire! Beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant : bientôt un bruissement sourd frappe nos oreilles ; l'air siffle avec violence ; la nuit devient moins sombre ; les arbres du jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre : les flammes dévoraient le château de Dourlinski ; elles gagnaient de tous côtés la chambre où nous étions, et pour comble d'horreur, des cris perçants partaient de la tour où je savais que Lodoïska était enfermée... »
Ici M. du Portail fut interrompu par le' marquis de B***, qui, n'ayant trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé.

Et on n'en découvre le bref épilogue que soixante-dix pages plus tard :

Ce récit avait été interrompu au moment où la tour, prison de Lodoïska, était en flammes ; par bonheur, des Tartares étaient arrivés, s'étaient emparés du château de Dourlinski et avaient délivré les deux amants.

Ce style alerte et fougueux se perd évidemment dans la plate adaptation qui rallonge à n'en plus finir une trame à laquelle il n'ajoute que des airs convenus et une scène d'empoisonnement totalement ratée.

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2. Livret et musique

Il est vrai que l'oeuvre de Cherubini perd énormément en équilibre à cause de la suppression complète des dialogues qu'il avait prévus entre les numéros musicaux, matérialisés par une à deux (!) phrases parlées (et sonorisées). On voit bien ce que cela entraîne comme déséquilibre esthétique.

Mais la musique se révèle en revanche un condensé de formules nerveuses très neuves qui préfigurent Beethoven de façon assez saisissante, avec en particulier le grand interlude guerrier qui passe de loin toutes les luttes et tempêtes du répertoire composées avant le Vaisseau Fantôme de Wagner ! Beaucoup de choses à en exploiter, qu'on ne remarque pas assez à cause de la platitude du propos qu'elles servent. Dix ans après Andromaque, c'est encore un saut qualitatif bien plus vertigineux, vers quelque chose de très moderne et de déjà romantique. La tragédie lyrique n'est plus, et une esthétique plus libre et plus mêlée est née - le sous-titre l'indique très justement : "comédie héroïque". Le sublime et le grotesque cohabitant dans les mêmes numéros, le goût des nuances dynamiques, les figures de paroxysme, les ensembles sans symétrie... le classicisme est clairement derrière nous.

Malgré quelques tunnels (l'ensemble du poison, d'un bon quart d'heure, est assez interminable, ni oppressant ni drôle avec ses trois sbires empesés), l'oeuvre trouve de grands moments notamment dans le final du premier acte, tout le deuxième acte (ses beaux airs et ses ensembles, sauf le quintette du poison), et la bataille du troisième.

On pense tout de même que l'oeuvre serait extrêmement percutante à la scène, grâce à sa musique. On pourrait en particulier en faire une version Regietheater facilement, et si la direction d'acteurs en est assez active, il y aurait réellement de quoi représenter quelque chose de trépidant en dépit du livret misérable.

En l'état, c'était à la fois fascinant et assez peu touchant, bien moins qu'un Grétry pas du tout novateur comme L'Amant Jaloux...

C'est en tout cas la plus belle oeuvre de Cherubini qu'il nous ait été donné d'entendre avec ses deux Requiem.

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3. Exécution musicale

Notes

[1] Cf. Les Indes Galantes de Rameau, Die Entführung aus dem Serail, et le modèle subverti L'Italiana in Algieri de Rossini pour les exemples les plus célèbres.

Suite de la notule.

dimanche 10 octobre 2010

Victoire du violoncelle sur les ténèbres

1. Le lieu


Le Foyer de l'Ame est un petit temple de l'Eglise réformée libérale, situé tout près de Bastille, à dix mètres du Boulevard Richard Lenoir. Il s'inscrit dans un tronçon de la rue Daval devenu depuis rue du Pasteur Wagner en hommage à son fondateur Charles W. (1852-1918), un théoricien protestant aux conceptions très ouvertes au monde et aux découvertes.

L'édifice lui-même répond à cette personnalité, plusieurs titres.

  • La salle de culte est prévue pour une large polyvalence : la photographie que l'on propose place l'orgue dans sa gloire, comme une salle de concert, mais la simplicité informelle, du mobilier, les bancs mobiles, le matériel divers laissé épars et surtout, à l'étage, des tables pour se réunir, travailler, et même un robinet et un évier prévus qui permettent de réaliser travaux ou repas, tout porte l'image d'un local ouvert non seulement aux Textes mais aussi à l'entièreté de la vie quotidienne et intellectuelle. (On dispense d'ailleurs des cours de français à l'usage des primo-arrivants dans les salles attenantes.)
  • Le style général est propre à l'architecture des temples français : peinture blanche et jaune orangé chaleureux et discret, sur des murs plats ornés de pilastres néoclassiques à acanthes, un peu à l'image des extérieurs renaissants de type François Ier et Henri II, mais sans aucune préciosité, tout en stylisation. L'étage fait le tour de la salle, qui reste largement ouverte, fonctionnelle et lumineuse grâce à une superbe verrière plate, beaucoup plus Art Nouveau de son côté... Un mélange de tradition épurée et de progrès moderne, qui se matérialise aussi dans les devises, évangéliques ou non, inscrites aux tribunes et dignes d'une Maison des Travailleurs.


L'espace est très accueillant, sans solennité, et l'acoustique agréable, d'une réverbération discrète, ni sèche ni floue.

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2. La désuétude de la viole de gambe

La viole de gambe est un instrument aujourd'hui disparu des nomenclatures compositionnelles, et à l'exception d'Henri Casadesus au début du vingtième siècle [1] et de quelques expérimentations éphémères en musique récente de pair avec le fascinant mouvement 'baroqueux', on ne l'utilise plus que pour rejouer des musiques vieilles de plusieurs siècles.

Il y a toujours des raisons historiques (influence de tel ou tel compositeur, prédominance de telle ou telle école nationale ou locale...) à l'imposition et la disparition d'instruments, mais ici il existe beaucoup de raisons pratiques. En tout cas pour la plus courante, la basse de viole de gambe, car les dessus de viole ne posent pas les mêmes problèmes.

Car la basse de viole de gambe est :

  • Très peu puissante : difficilement audible même à quelques mètres.
  • Pourvue d'une petite amplitude dynamique : quelle que soit la force d'action sur les cordes, le son n'excède jamais le mezzo forte.
  • Plus difficile à jouer :
    • six cordes au lieu de quatre, accordées à la quarte (et non à la quinte comme le violoncelle), du ré 1 au ré 3 ;
    • d'une tenue d'archet inversée par rapport au violoncelle, qui rend le geste moins incisif et moins agile ;
    • nécessitant de déplacer la viole vers l'avant pour actionner les cordes graves.
  • Plus difficile à tenir accordée (assez instable, et plus de cordes évidemment).
  • D'une agilité bien moindre, on l'a dit.
  • Réclamant une grande énergie articulatoire pour produire les sons.
  • Avec un nombre de notes limité dans le grave et le médium (à cause des frettes qui fixent des hauteurs de son).
  • Presque jamais vibrée, à cause des frettes évidemment qui limitent la possibilité d'action sur la justesse, mais aussi de traditions de jeu et, je crois, du peu d'effet sur un son aussi tenu (ce qui réclamerait en outre un surcroît d'énergie dépensée, déjà considérable pour un aussi petit son).


Par ailleurs, son son geignard n'a pas la noblesse, l'éclat, l'étendue, la variété des coloris, l'incisivité du violoncelle. Un instrument donc intrinsèquement limité.

Comme les deux familles (violes et violons) étaient distinctes, le plus commode, efficace et impressionnant a logiquement supplanté l'autre. Et ce concert confirmait toutes ces remarques a priori que les lutins de CSS se faisaient quelques jours auparavant.

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3. Oeuvres

On pouvait donc entendre dans ce concert des extraits des suites en ré et en sol du Deuxième Livre de pièces de viole (1701) de Marin Marais.

Notes

[1] Mais dans le cadre d'ensembles destinés à mettre en valeur surtout la viole d'amour qui était l'instrument qu'il défendait (ayant même écrit une méthode et composé des études !), avec une tessiture proche de l'alto et non du violoncelle - et qui était de la catégorie des viole da braccio, par opposition aux violes de gambe qui se tiennent entre les jambes, même les plus petites.

Suite de la notule.

samedi 9 octobre 2010

Tchaïkovsky - Eugène Onéguine - Vassily Petrenko, Willy Decker - (Olga Guryakova, Ludovic Tézier...)


En attendant de très prochaines considérations un peu plus profondes.

Il faudra revenir sur l'oeuvre, et en particulier sur son lien avec son modèle romanescopoétique, mais l'acte II est tellement intense que la traditionnelle coupure entre ses deux tableaux se justifie pleinement : on n'est plus prêt à écouter encore de la musique après le bal d'anniversaire apocalyptique.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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