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L'opéra vériste

Qu'appelle-t-on opéra vériste ? Peut-on y rattacher Tosca ?

Deux questions relevées aujourd'hui par les lutins, et auxquelles Carnets sur sol va s'employer à répondre pour tâcher de lever les ambiguïtés nombreuses qui pèsent sur cette notion.


L'opéra vériste est spécifiquement italien, mais a connu des ramifications vers la France (et dans une moindre mesure l'Allemagne).

Il prend place après l'époque verdienne (au cours de la fin du XIXe siècle) [1], et constitue le versant musical du courant littéraire du vérisme, qui rend compte de la vie réelle des pauvres gens. Au départ, il s'agit donc de se désintéresser de la vie des princes pour se tourner du côté des gens simples, dont on va présenter la vie telle qu'elle est.

On présente souvent, et avec quelque raison, I Pagliacci de Leoncavallo et Cavalleria Rusticana de Mascagni comme les manifestes du genre sur le plan musical.

Pagliacci à cause de son prologue et de son jeu du théâtre dans le théâtre. Dans son Prologue, l'un des personnages du drame vient sur le devant de la scène expliquer qu'il jouera le prologue (comme dans les comédies sur tréteaux qui sont le sujet de l'opéra...), et que cette fois-ci, le théâtre ne sera pas seulement fruit de l'imaginaire, ou même mimétique - il sera vrai, tout de bon. « Je ne viens pas pour vous dire, comme autrefois, que les larmes que nous versons sont fausses, qu'il ne faut pas s'alarmer de nos affres. »
Le théâtre est censé devenir un modèle réduit du réel, même plus une imitation de celui-ci.

Cependant le mouvement joue beaucoup de cet rapport ambigu à la fiction, puisque Paillasse (I Pagliacci) joue précisément du théâtre dans le théâtre, un théâtre dans le théâtre perturbé par la vraie vie qui reprend ses droits. Ce qu'on appelle, sur le modèle héraldique, une mise en abyme.

Cette histoire veut nous faire comprendre que sur scène, nous aussi voyons de véritables acteurs, et que la vie réelle pénètre jusque sur le théâtre, indépendamment de la fiction qu'on nous représente.
... cela tout en nous représentant des fictions réalistes qui sont censées représenter le pur réel.

Ces nuances sont sans doute difficiles à saisir sans avoir écouté Paillasse, mais on nage en plein paradoxe sur cette question de la vérité, qui est à la fois celle des gens sur scène et celle de la scène représentée (avec une tension insoluble entre les deux).

Les compositeurs n'ont pas hésité à s'en amuser, puisque le titre de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni ("Chevalerie rustique") fait explicitement référence à la transposition des codes de théâtre habituel dans un milieu modeste. Et de fait, on y retrouve en une heure tous les ingrédients habituels : adultère, jalousie, dévotion, délation, duel.
Le compositeur ne se cache pas, de la sorte, d'exploiter sur un sujet nouveau les structures préexistantes.

On pourrait dire de même pour Fedora de Giordano, avec son récital de piano au milieu de l'acte II, qui pose la question du statut de ce qui est présenté sur scène.

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Le mouvement se répand en Italie, et l'on parle aussi de vérisme pour les drames historiques (tout ce qui imite le réel d'une façon ou d'une autre), ou tout simplement pour la période de composition postverdienne.

Ce qui pousse les commentateurs à retirer leur compositeur favori de cette catégorie quasiment infamante.

  • Elle suppose un côté près du réel, avec des effets vocaux racoleurs pas toujours jugés de bon goût.
  • Elle met toute une période dans le même sac, aussi lorsque l'on veut distinguer un compositeur, on l'en ôte.
  • Il est vrai que l'étiquette est parfois attribuée abusivement. Par exemple pour Ponchielli, qui écrit La Gioconda d'après Hugo dans une couleur très verdienne.


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Du coup, la différenciation est un peu épineuse.

Le vérisme peut aussi bien désigner l'ensemble de la période qui succède à Verdi qu'un mouvement musical précis qui se définit à partir de ses sujets. Ou, de façon plus retorse, par sa musique.

Si on le prend au sens le plus restreint, on peut y inclure Leoncavallo, Mascagni, Catalani, éventuellement Giordano.

Ponchielli n'en est pas - et Montemezzi non plus bien évidemment (il appartient déjà à la période suivante de toute façon). On en retire généralement Puccini pour le distinguer, comme au-dessus de cette catégorie un peu honteuse.

En réalité, on trouve du vérisme chez Puccini : Il Tabarro, Bohème, voire Butterfly en sont. Manon Lescaut, bien qu'adaptée du roman du XVIIIe que l'on sait, en a le ton (une grande attention à la vraisemblance, un enchaînement vif des scènes, sans grands airs, des foules bigarrées, un goût pour le misérabilisme). Mais la farce précisément datée mais intemporelle Gianni Schicchi ou le conte cruel Turandot n'en sont pas.

Venons-en à la question telle qu'elle nous était posée, autour de Tosca. Tosca, par sa volonté de suivre au plus près une journée historique (beau comme l'antique), et sous un jour très concret (la torture, la cérémonie pendant l'interrogatoire, la fausse exécution) a quelque chose de vériste.

Musicalement, ce style se repère par son goût pour les grandes phrases larmoyantes, souvent doublées aux cordes. On table sur la séduction mélodique et le pouvoir lacrymal de la musique.
Les effets vocaux peuvent contenir le cri, du moins ainsi que le veut la tradition - d'où le reproche qui est fait lorsque ce style contamine l'esthétique beaucoup plus « classique », altière et épurée de Verdi. Les orchestres ont entendu Wagner, et il y a quelque chose de straussien (très simplifié) dans ces grands élans.

Un drame très émotionnel, proche de ce qu'on appellerait un mélodrame, au sens non musical du terme.

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En France, il existe un courant musical « naturaliste », incarné en grande partie par Alfred Bruneau, qui a collaboré directement avec Zola (qui devait conseiller Henri Cain, le futur librettiste du Don Quichotte de Massenet, et qui le remplaça purement et simplement). Pour autant qu'on en puisse juger (essentiellement par partitions interposées), il demeure ce caractère très direct, un peu complaisant dans la facilité d'accès et l'exacerbation des sentiments. Avec évidemment une écriture tout à fait française.

Plus tard, on trouvera aussi La Maffia de Georges de Seyne, ou La Cabrera de Gabriel Dupont.

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En Allemagne, on cite surtout le pastoral Tiefland d'Eugen D'Albert, dont les alpages naïfs ne sont pas sans rappeler La Wally de Catalani.

D'une certaine façon, Jenůfa et Katia Kabanova de Janáček tiennent du vérisme.

Des opéras anglais ou américains d'esthétique assez néo- peuvent revendiquer cet héritage.







Le vérisme en quelques mots :

  • Désigne à la fois un courant littéraire & musical et une période de l'histoire de la musique italienne. Le terme peut donc recouvrir des corpus différents.
  • Par extension, désigne un style d'interprétation - larmoyant ou véhément, avec des effets vocaux de l'ordre du cri. Tout ce qui fait paraître plus "réel". (S'emploie en particulier pour parler d'interprétation verdienne.)
  • Se fonde sur l'idée que ce que le théâtre représente est le réel lui-même. Mais avec des jeux et des excès qui peuvent mener à laisser entendre au spectateur que le réel n'est pas tant l'histoire contée que le vécu des gens sur scène. Deux lectures incompatibles du réel et de sa représentation, qui laissent bien sentir la tension insoluble de la mise en scène de la vérité. Les compositeurs s'en servent volontiers avec malice.
  • Est plutôt cantonné à l'Italie, même s'il existe des équivalents dans les différentes cultures nationales.


Notes

[1] Il est en revanche difficile de dater sa fin, le mouvement s'étiole mais persiste longuement - au cours du second vingtième siècle, The Saint of Bleecker Street de Menotti, ou même son Goya, participent tout à fait de cette esthétique.


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Commentaires

1. Le dimanche 6 février 2011 à , par Agnès

Bonjour David,
je n'ai pas encore vu Francesca da Rimini mais je l'écoute déjà avec délice. Je ne m'attendais pas à me vautrer sans honte là-dedans mais tout arrive!
La réponse - ou les éléments de réponse - que vous voudrez bien apporter à ma question ne bouleversera sans doute pas mon écoute de l'oeuvre, mais je suis juste curieuse de savoir pourquoi Francesca ne présenterait pas les caractéristiques du vérisme que vous avancez. Tout me semble y être: brièveté de la forme, coup de couteau, fluidité mélodique, doublement des voix aux cordes, sanglots, cris, exacerbation des émotions (un peu), mise en abyme (références à d'autres oeuvres).
Merci!
Agnès

2. Le dimanche 6 février 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Agnès !

Je crois que la chose est mieux expliquée dans l'entrée consacrée au vérisme de la notule autour de l'histoire de l'opéra italien.

C'est musicalement indubitablement apparenté au courant vériste, avec une dose particulièrement forte de parenté avec Richard Strauss, par rapport à ses camarades. Mais on peut discuter de la pertinence du terme pour désigner une oeuvre fondée sur une fiction ancienne, elle-même plongée dans l'Histoire... On est assez loin des histoires de pauvres gens et des prétentions scientifiques d'observation des moeurs.

Néanmoins, si l'on peut discuter du nom qu'on donne au courant, on peut y rattacher Zandonai sans difficulté - même si Francesca se trouve plutôt à la pointe de sa modernité et de son germanisme.

3. Le lundi 25 décembre 2017 à , par CACOTON

Un opéra vériste met en scène ce qu'on appelle parfois "le lie de l'humanité , il se passe généralement en une journée,et il se termine par un meurtre .Rien de tout ça chez PUCCINIi, sauf pour Il tabarro qui répond à peu près à ces critères .Par conséquent, PUCCINI ne peut être classé comme compositeur vériste. Il regardait,du reste,cet art avec une certaine désapprobation.

4. Le lundi 25 décembre 2017 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Cacoton,

Votre définition est un peu restrictive, et écarterait la plupart des ouvrages – La Lépreuse de Lazzari en est l'équivalent français, mais ne se déroule pas en une journée, par exemple.
Ces principes, oui, on les a tout entiers dans Il Tabarro mais aussi, par certains aspects, dans La Bohème ; pour Butterfly, ça a beau être centré sur la souffrance des gens simples, l'exotisme l'emporte trop en effet (contrairement à Iris de Mascagni où la musique reste totalement italienne tandis que l'héroïne enlevée fait sa descente aux enfers dans les lupanars de la grande ville). Pour Manon Lescaut, tout ce qui peut paraître réaliste obéit d'abord à la source littéraire, pas du tout de ce mouvement évidemment.

Mais c'est justement le paradoxe qui faisait l'objet de cette notule : le vérisme a fini par désigner également un style musical, celui des générations qui exercent au tournant du siècle, à la fois marqués par Wagner et par l'héritage écrasant de Verdi. Les compositeurs qu'on décrit comme représentatifs de ce courant (et dont le style est voisin de Puccini), comme Mascagni ou Giordano, ont pourtant écrit beaucoup d'opéras dont le sujet est historique (et pas du tout réaliste), tandis que Cilèa, moins considéré comme vériste, fait une Arlésienne qui pourrait convenir littérairement, mais qui est musicalement plus délicate… C'est une étiquette commode, donc, mais dont le sens paraît assez lâche, tant la majorité de ceux, compositeurs ou œuvres, qui sont censés s'y rattacher, ne le font que très imparfaitement… Il faut accepter de l'utiliser avec cette part d'approximation, sans quoi on se heurte tout de suite à beaucoup de contradictions.

5. Le vendredi 14 octobre 2022 à , par CACOTON

Alors, on peut estimer que des oeuvres comme "Carmen", Traviata",Fidelio"...sont véristes.

6. Le samedi 15 octobre 2022 à , par DavidLeMarrec

Bonjour CACOTON,

Pas vraiment, en réalité ! Le vérisme est lié à une génération, à un courant littéraire bien précis, et son propos ne se limite pas à l'évocation du réel. Il existe des opéras français qui sont cousins de cette école (on parle en général alors d'opéras naturalistes, mais l'esprit en est comparable) : La Lépreuse de Lazzari, L'Attaque du Moulin de Bruneau, Xavière de Dubois dont je parlerai bientôt… Mais ceux que vous citez ne sont pas de la même génération, du même projet, ni des mêmes influences. On peut déjà écarter Fidelio, qui a toutes les conventions d'une fable. C'est la reprise quasiment simplement traduite d'un livret de Bouilly pour un opéra comique de Gaveaux, typique des opéras « à sauvetage » à la mode à la fin du XVIIIe siècle, et qui ont certes un cadre réaliste, mais une intrigue qui ne l'est pas vraiment. En tout cas le projet n'est certainement pas de montrer la misère du monde, malgré le chœur des prisonniers qui impressionne, de ce point de vue, par ses résonances modernes (et sa distance par rapport aux représentations habituelles, plus individuelles, de la prison dans les opéras de l'époque).

Traviata est indéniablement réaliste, comme Stiffelio et c'est, additionné à la dominante sexuelle de ces deux intrigues, ce qui a pu impressionner / choquer le public d'alors. Mais ce n'est pas du vérisme (on est 40 ans plus tôt de toute façon !), on ne décrit pas la misère des pauvres gens mais au contraire le destin individuel, sans trop s'attarder sur le contexte, de deux membres de la bonne société. Intrigue « bourgeoise » plutôt que peinture zolacienne des bas-fonds, même si le livret de Piave insiste finement sur la mince frontière qui sépare les succès de Violetta de l'abîme social.

Carmen serait celui qui s'en rapproche le plus, effectivement. Mais son sujet de Mérimée (tiré d'un réalisme qui tient plutôt de « l'histoire tragique » que du projet d'étude sociologique du naturalisme / vérisme), son époque et même le traitement de son sujet diffèrent : le personnage idéalisé de Micaëla ancre bien tout cela dans le romantisme. Et ici encore, le sujet consiste davantage dans la passion ravageuse que dans la peinture réaliste de la société des classes inférieures : tout l'environnement bohémien tient plutôt de la couleur locale (à la façon orientaliste) que de la description concrète.

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