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R. Strauss - Elektra vue par Carsen - Theorin, Merbeth, Meier, Ph. Jordan, Bastille 2013


Après avoir plus ou moins démoli la dernière mise en scène vue, je suis navré de (me) donner l'impression de verser dans la pose opposée, tout aussi à l'extrême, mais je ne puis guère faire autrement : cette production d'Elektra est l'une des plus merveilleuses choses qu'il ait été donné de voir sur scène.

1. Mise en scène

Le point faible de Robert Carsen est généralement de privilégier les jeux de théâtre dans le théâtre (absents ici) et la beauté plastique de ses scènes ; au détriment de la recherche sur le sens profond des œuvresœ, et même, dans une certaine mesure, de la direction d'acteurs. À ce jour, après avoir vu un bon petit nombre de ses mises en scène (Alcina, Mefistofele, A Midsummer Night's Dream, Les Contes d'Hoffmann, Semele, Capriccio, Onéguine, Poppea, La Traviata, My Fair Lady, Don Giovanni et possiblement quelques autres), je n'ai réellement été bouleversé que par Armide. Mais l'impact est toujours particulièrement fort en salle –– je ne suis pas sûr que Poppée aurait eu le même pouvoir en retransmission.
Signe d'un sérieux réel et d'une inspiration féconde, il renouvelle assurément son univers à chaque fois, mais ne parvient pas toujours à convertir ses trouvailles scéniques remarquables (clairement un des plus grands virtuoses du théâtre) en enrichissement du fond de l'œuvre. Parfois l'impression d'un excès d'attention à l'effet théâtral de son plateau, quitte à ne pas trop creuser les détails (Les Contes d'Hoffmann et Capriccio, en particulier). Peu de ratages complets, en revanche (Alcina et La Traviata ne m'ont pas énormément intéressé, mais il n'y a guère que Don Giovanni qui m'ait paru inintéressant).

Mais pour Elektra (la production a été créée au Maggio Musicale de Florence), Carsen coche les trois critères de la bonne mise en scène.

Le plaisir esthétique

Son point fort habituel, mais cette fois-ci, il fait encore plus fort... et très différent. L'esthétique décadente de la fange et de la claustrophobie : tout l'opéra se déroule dans une sorte de puits aux parois concaves, une fosse dont il est impossible de s'extraire, dont les murs ne sont même pas conçus pour soutenir quoi que ce soit, mais seulement pour contenir les déchets humains qui s'y traînent. Autre avantage, contrairement aux velours cramoisis de Poppée, ce dispositif favorise l'impact des voix.

Le sol est couvert d'une boue (je n'ai pas pu voir de près le matériau, mais il est mobile sans être poussérieux, ne souille pas les vêtements mais imite à la perfection la forme et la plasticité de la terre humide) qui sert de décor, et laisse s'imprimer les directions des déplacement collectifs. La lumière blafarde, perçant toujours par le côté –– ce qui cause de belles ombres décadentes – change parfois de façon saisissante, créant une émotion nouvelle en un instant ; s'abaissant pour la confidence de Klytämnestra, et se changeant en négatif pour « Denn du bist stark » (en concordance avec le véritable renversement de la psychologie et de l'écriture vocale d'Elektra).

Une atmosphère immédiate et durablement prégnante.


Cette image, prise à Florence (Bullock, Goerke, Baltsa, Goerne et Ozawa !), a le mérite de montrer les parois suffocantes du dispositif général. Mais je n'ai rien pu trouver en ligne, même dans les extraits vidéos, qui rende compte des plus belles figures exécutées par les servantes.


L'animation scénique

Plus fort encore, la décoration du plateau sert la direction d'acteurs. Car le principal élément de décor est en fait le œchœur muet d'une vingtaine de servantes, qui entrant et sortant, changeant d'attitude à intervalle réguliers, assure une vie perpétuelle sur le plateau. Elles se chargent aussi d'une partie du sens ; suivant d'abord le livret, hostiles envers Électre, dont les habits sont identiques : une égale, à la fois menaçante par sa supériorité sociale et méprisée pour sa déchéance qui la place hors des grâces dont les autres servantes bénéficient. Dans les scènes suivantes, elles imitent la plupart du temps les gestes importants d'Électre, mais en bon chœur, peuvent tourner leur empathie ailleurs –– par exemple envers Chrysothemis, ou figurant les chiens qui accueillent Oreste devant l'andrôn.

Le dispositif permet des nourrir à la fois les trois vertus d'une mise en scène :
¶ Des moments d'une beauté visuelle extraordinaire, comme lorsque toutes d'asseoient, de dos, dans leurs robes noires qui ne laissent paraître que les bras groupés contre le buste, images vivantes d'amphores tandis que Chrysothemis décrit les femmes en gésine qui viennent au puits. Ou bien les jeux de hache, tantôt brandie comme un faisceau, tantôt dissimulée devant Égisthe avec une duplicité gracieuse. La répétition immobile de la même posture crée une forme de rythme visuel fascinant.
¶ Dans un livret essentiellement fondé sur des tirades, cela assure une animation visuelle très utile. Et puis intéressante que de simples seconds rôles qui bougent (ou qu'un beau décor).
¶ C'est aussi l'un des vecteurs importants du sens donné par Carsen, en soulignant sans équivoque certains détails du livret ; certes, cela n'invente rien, mais accentue grâce à la beauté de la réalisation le pouvoir évocateur du texte.

Par ailleurs, les chanteurs sont très efficacement dirigés, autour d'une gestuelle cohérente, qui les caractérise avec bonheur : ainsi le hiératisme inquiétant d'Oreste... et même les mouvements harmonieux des bras de Chrysothemis : je n'avais jamais vu Ricarda Merbeth s'abandonner avec aisance sur scène.

Le sens

Autre chose extrêmement agréable, Carsen ne cherche pas à dire quelque chose de neuf ou à créer des sous-entendus, sur une œœuvre qui se glose déjà beaucoup elle-même : Hofmannsthal aime faire tourner les idées sur elles-mêmes, et laisser les personnages s'introspecter. Si bien que l'ajout de strates de sens par le metteur en scène n'est pas nécessaire dans certains de ses ouvrages (lorsqu'il y a du symbolique comme dans la Femme sans ombre, ou du sous-entendu comme Arabella, si, bien sûr), et particulièrement pour Elektra, qui constitue déjà un commentaire XXe de Sophocle.

Néanmoins, quelques autres détails apportent un peu de profondeur à la littéralité du texte, comme l'inhabituelle représentation valorisante de la royauté usurpée : Clytemnestre et Égisthe (ridicule néanmoins) se présentent ainsi dans un blanc immaculé, tandis que tous les autres naviguent entre noir et anthracite. À l'opposé, donc, de l'image de reine décadente qu'on voit habituellement –– et qui est largement préparée par le livret.

Tout l'ouvrage est en bonne logique rythmé par l'ouverture / fermeture de la tombe d'Agamemnon (en plein centre de la scène, l'endroit où est prostrée Elektra), qui est même, pour Clytemnestre, le chemin de son palais ; perchée sur son lit porté par les servantes, ses mots se parent ainsi d'ambiguïtés malsaines, lorsqu'elle demande à descendre (en principe les degrés qui la séparent de la cour), comme une aspiration du coupable à être enfin châtié. Une fois descendue de son lit sur les bords du caveau, celui-ci y sombre, prémonition évidente du dénouement.

Bref, de petites choses qui n'apportent pas forcément de grande nouveauté, mais qui nourrissent la logique du texte, et augmentent son pouvoir de suggestion.

2. Musiciens

Orchestralement, les choix de Philippe Jordan sont plutôt mesurés, avec une forme de rondeur et toujours une rage maîtrisée... mais absolument pas dépourvu d'équilibre et d'intensité. Le soin à limiter les volumes au supportable pour les chanteurs est patent, et pour une telle œœuvre dans une telle salle, cela nous évite sans doute d'assiter à 1h40 de sémaphore, mimé par les plus grands chanteurs en activité...

On retrouve les absurdes coupures traditionnelles – voir pour une recension des cinq versions discographiques sans coupures.

Côté distribution, on avait donc ce qui se trouve de mieux. Bastille, comme toujours, vole les mots, mais les qualités expressives des chanteurs étaient suffisantes pour compenser le manque. Waltraud Meier (Klytämnestra) n'a évidemment pas l'impact d'un alto dans son bas-médium et à ce stade de sa carrière, mais elle demeure parmi les interprètes les plus subtiles du rôle, et une actrice au grand naturel. La présence de Ricarda Merbeth (Chrysothemis) ne me ravissait pas particulièrement, confiant Chrysothemis à un lyrico-dramatique de très grand format, au lieu d'un grand lyrique –– dans les faits, le choix s'est révélé idéalement conforme aux contraires de Bastille. Dans l'immensité de l'espace, la voix au grain un peu grossier de près révèle de grandes qualités lyriques, et une véritable facilité, mêlant idéalement, considérant le lieu, souplesse et puissance. Je n'aurais sans doute pas aimé dans une petite salle, mais cette fois, je ne suis pas persuadé que quiconque aurait pu faire mieux.

Les deux sœœurs n'ont jamais paru aussi semblables, en conséquence (Merbeth pourrait faire Elektra). Et les deux utilisaient des harmoniques aiguës du flageolet pour projeter la partie haute de la tessiture –– ce qui évite les deux écueils des voix dramatiques : « éteindre » le timbre et sa résonance pour paraître plus sombre, ou pousser et crier dans l'aigu. Si bien que ces deux voix conservent une belle couleur tout le temps, malgré la largeur et l'exigence extrême de ces rôles.

Iréne Theorin, la grande Elektra du moment (l'autre immense titulaire étant Evelyn Herlitzius, toujours extraordinaire mais dont les meilleures années sont passées), ne peine pas à se faire entendre dans Bastille, mais la salle n'expose pas ses qualités : les nuances merveilleuses ne sont pas audibles (on les suppose quand on a l'habitude de l'entendre en captation), et la voix, légèrement en arrière vers la gorge, ne « claque » pas comme le font les voix de dramatiques les plus perçantes. Ce sont des vertus, en réalité, mais qui la desservaient dans ce contexte peu confortable.
Sinon, musicalité à toute épreuve, quasiment aucune faiblesse vocale, saisissante dans l'éclat déclamatoire, infiniment ductile dans le lyrisme, sonore sur toute la tessiture, et même lumineuse dans l'aigu. Vu que le rôle tel qu'il est écrit, sans même mentionner la masse orchestrale, est quasiment inchantable, on peut s'estimer davantage que satisfait.
Par ailleurs, toujours très bonne actrice, avec une présence chaleureuse et très concernée par son jeu.

La plus grosse surprise a donc été Evgeny Nikitin, très souvent entendu en retransmission, bonne voix solide de baryton-basse. Mais sur scène... ! Déjà, la stature magnétique, se fondant sans peine dans la fascination et le mystère dont la mise en scène le charge ; mais surtout, une voix très sonore et facile, assise sur un vigoureux métal... mais qui se termine sur un timbre d'une douceur et d'une lumière très inhabituelles pour un chanteur de ce format. Comme si l'on avait greffé un Fischer-Dieskau sur la machinerie d'un Wotan.

Dans ces conditions, à part hurler de bonheur (ce que je viens de faire – avec mesure, j'espère), il ne reste plus grand'chose à dire.

L'objet principal de CSS n'est pas de commenter les spectacles en cours, encore moins lorsqu'il s'agit de titres du répertoire usuel ; mais après avoir un peu chouiné sur les visuels des dernières productions vues, j'éprouvais un peu de culpabilité à ne pas étaler ma satisfaction lorsqu'il y a lieu.


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David Le Marrec

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