Le bon goût, lui, a depuis longtemps mis fin à son règne.
Je poursuis mon aventure autour du format audio.
Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des
raisons de droits d'auteurs (droits
voisins
plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est
beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol
et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter
les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à
Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national
ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que
je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y
jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des
sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les
retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.
Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de
certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée
« L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes
tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je
commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette
corruption depuis le début.
Épisode 7 : Comment l’opéra italien
a-t-il dominé le monde ? – a) La naissance d’un modèle
L’opéra italien occupe en général – avec Faust, Carmen et Wagner –
l’essentiel de l’imaginaire grand public autour de l’opéra. Et de fait,
il domine la scène européenne et mondiale en quantité et en prestige
pendant l’essentiel de l’histoire de l’opéra.
Plutôt que de vous proposer simplement une histoire de l’opéra italien,
je vous propose de nous demander ensemble comment ce genre a pu rester
aussi étroitement associé à une nation, une langue. Ce sont des raisons
multiples : historiques, linguistiques, politiques, pratiques… qui
peuvent expliquer cette prédominance.
Au sein même de l’Italie, l’opéra a été vécu comme le genre prédominant
– ce qui est vrai dans les autres nations musicales, mais pas à ce
point – on pourrait d’ailleurs presque parler d’histoire de la musique
italienne, tant le vocal prévaut sur tous les autres genres dans la
péninsule.
1. Naissance de l’opéra
L’opéra est né à la toute fin du XVIe siècle en Italie. Il est le fruit
de réflexions sur le théâtre musical (qui n’était jamais intégralement
chanté) et d’une admiration pour le modèle grec tel que perçu par les
érudits du temps. La parole doit être exaltée par la musique. On
écrivait essentiellement pour la voix avec des formes polyphoniques –
c’est-à-dire des musiques avec plusieurs mélodies chantées à la fois,
ce qui rend le texte difficilement compréhensible.
Des groupes de poètes et de musiciens, réunis autour de mécènes
florentins, donne sa chance à la monodie (mélodie unique, simplement
accompagnée), et tout le monde constate que cela rend l’expression plus
vive, plus individuelle. Essayez d’obtenir une émotion précise de la
part d’un chœur, c’est toujours moins touchant qu’un chanteur seul sur
le même texte, parce qu’il va exprimer sa propre singularité, sans
qu’elle soit « équilibrée » par l’ensemble des différences de tous les
chanteurs.
Pour le détail de cette aventure qui a bouleversé toute la hiérarchie
de l’art européen, je vous renvoie au troisième épisode de la série,
qui le traite en détail.
Ces artistes donnent ainsi naissance aux premiers opéras : des drames
entièrement mis en musique, où l’émotion du texte est exaltée par la
force expressive de la musique ! On y adore donc, en bonne
logique,
les lamentations. La Dafne de Peri & Corsi (1597), perdue,
L’Euridice de Peri (1600) et presque simultanément de Caccini
(1600-1602), et quelques années plus tard l’Orfeo de Monteverdi (1607,
je crois avoir dit par erreur 1604 dans l’épisode consacré au sujet !).
Les premiers opéras sont ainsi florentins, et nord-italiens. Ils sont
en bonne logique écrits en italien, pensés en lien avec la poésie
italienne (l’autre genre vocal profane dominant était alors le
madrigal, composition à plusieurs voix sur des poèmes italiens). Ils se
répandent dans toute l’Italie. Il s’agit, dans la première moitié du
XVIIe siècle, d’un art local.
Après Monteverdi à Crémone, Mantoue et Venise, viennent d’autres grands
représentants, comme Landi à Padoue et Rome, Rossi à Florence et Rome,
Cavalli à Venise, Legrenzi à Bergame et Venise… Chaque grande famille,
chaque grande cité a ses musiciens de prédilection. Le style austère de
la déclamation soutenue de musique s’enjolive progressivement d’airs
plus ornés.
2. Premières imitations
Lorsque Cambert & Perrin, puis LULLY & Quinault ont adapté le
modèle italien en France, ils se sont fondés sur cette image de la
déclamation soutenue par la musique. On sent dans les œuvres de LULLY
que le modèle est déjà propre à être orné d’ariettes et de jolies
choses plus décoratives, mais il reste avant tout fondé sur la
prééminence du texte ; depuis lors, les Français, têtus de leur gloire,
n’en démordent pas, et alors que les Italiens exploraient d’autres
chemins, en sont toujours restés là.
Les Français se sont ainsi toujours accrochés à une image de l'opéra liée aux objectifs de sa création, résistant farouchement aux Italiens… dont ils avaient importé le concept, mis au point par un Italien (LULLI), et magnifié par maint italien à Paris (Piccinni, Sacchini, Salieri, Rossini, Donizetti, Verdi…).
Cependant, tandis que les Français adaptent à leur manière l’opéra
italien tel que pensé dans la première moitié du XVIIe siècle, les
Italiens s’engagent progressivement, à partir des années 1670 (avec
Legrenzi, notamment), vers un autre modèle, qui devient dominant dès
les années 1690 : l’opéra seria. Une machine maléfique qui va conquérir
le monde.
Quelques exemples de labels
ambitieux et de disques aux modèles économiques très divers chez CPO,
Aparté, Timpani, Naxos.
Vaste question, à laquelle il est impossible de donner une réponse
unifiée : chaque label dispose de son modèle économique, et il peut
être très différent.
Ceux qui ne vendent pas de CD physique limitent leurs coûts de
production et de distribution : une fois enregistré, il n'y a pas de
pressage ni de livraison dans les magasins, et encore moins de stock –
ce sont de
grosses économies.
Parmi eux, ceux qui ne font que du flux numérique (streaming) reprennent souvent des
enregistrements libres de droit (qui ne leur ont donc rien coûté) et
essaient de les monétiser : comme le coût est à la charge du label
d'origine d'une part, de la plate-forme de flux d'autre part, il n'y a
donc que des bénéfices à faire entrer. S'ils le font sur suffisamment
de disques, cela finit fatalement par rapporter un peu d'argent.
Quant aux labels physiques, il existe autant de modèles que de labels.
--
1) « Majors » et politique de prestige
Les très gros labels, comme Universal ou Sony, répartissent leurs coûts
entre les albums qui ont du succès (et qui se vendent en très grand
nombre, comme la pop ou les Alagna / Bartoli de Noël) et ceux un peu
moins grand public qui sont déficitaires (mais se vendent tout de même
en nombres meilleurs que la concurrence, vu leur prestige, leur
visibilité, leur meilleure distribution dans les bacs physiques). Les
gains globaux de la maison d'édition sont de toute façon suffisants
pour considérer le classique comme une niche de prestige, quitte à ce
qu'elle soit déficitaire, sans se poser nécessairement la question de
la rentabilité disque par disque ou même secteur par secteur.
2) Sous licence
Chez les moyens, certains rognent sur les coûts et visent sur la
vente d'un grand nombre de pièces (Brilliant Classics a fait ça avec
ses coffrets à une époque), en achetant des enregistrements sous
licence (passés de mode chez d'autres labels qui ne comptent pas les
rééditer, tout le monde y gagne) ou en faisant travailler des artistes
peu connus qui seront à peine rémunérés. Ce reste tout de même un
modèle
d'équilibriste : il faut malgré tout enregistrer les choses,
les presser, les distribuer… et en vendre suffisamment avec les faibles
marges.
3) Économies artistiques
Naxos rémunère (bien sûr) les artistes, mais ils sont obligés de céder
leurs droits d'auteur (enfin, droits voisins plus exactement), et
rémunérés sous forme de forfait (très bas). À l'origine, ils
embauchaient surtout des gens peu célèbres – dont beaucoup étaient des
homonymes d'interprètes célèbres, je me suis toujours demandait si
c'était volontaire –, qu'ils paient peu, et ne dépensent pas des
fortunes en charte graphique et promotion. C'est un peu moins vrai
aujourd'hui, où Naxos organise aussi des partenariats avec des artistes
vraiment
célèbres ; mais ils ont acquis désormais une telle place, notamment en
tant que distributeur (activité qui doit leur assurer l'essentiel de
leur revenu), que la pression économique n'est plus la même.
Il faut dire qu'aucun interprète, à part peut-être Beyoncé,
ne gagne de toute façon sa vie avec le disque. Celui-ci constitue
plutôt une carte de visite attestant leur sérieux, conçue pour donner
l'envie d'aller entendre leurs concerts, pas forcément bénéficiaires
mais subventionnés. Il est vraiment complexe de gagner sa vie comme
artiste classique, à moins d'entrer dans un chœur ou un orchestre fixes.
4) Partenariats radio
D'autres limitent les coûts en réutilisant des bandes déjà captées
par les radios (CPO, typiquement, collabore avec les diverses radios
allemandes) : les artistes et les ingénieurs du son ont déjà été payés,
il suffit de négocier avec la radio (publique) qui est en général tout
simplement contente que son travail soit diffusé et ne doit pas se
montrer trop gourmande, je suppose.
Typiquement, le très-saint label CPO réutilise beaucoup de captations
déjà réalisées par les radios d'Allemagne. Par ailleurs, leur impératif
de vendre des disques est moindre que chez des labels autonomes,
puisque CPO est adossé à la grande plate-forme de vente en ligne JPC –
j'imagine qu'ils ont une ligne
budgétaire conçue comme du mécénat, et qu'ils se moquent que ça ne
rapporte pas d'argent. L'intégrale des lieder de Loewe ou des
trios de Dốþößtrøm, publiée CD à CD, je ne sais pas bien qui peut
acheter ça… même en flux gratuit, je n'ai pas le temps de tous les
écouter, et ce n'est pas faute, vous le voyez bien, d'y mettre beaucoup
de bonne volonté !
5) Labels d'orchestre
Certains (de plus en plus nombreux) sont adossés à des chœurs, des
orchestres… de ce fait, leur budget est inclus dans le coût de
fonctionnement global de l'institution. C'est avantageux, parce que le
disque
donne plus de visibilité et de prestige à l'orchestre, ce qui est déjà
un but en soi, mais peut de surcroît motiver des spectateurs moins
habitués ou plus éloignés géographiquement, et donc remplir la salle –
et, ne le négligeons pas, contenter la tutelle politique qui
subventionne ! C'est un mode de
fonctionnement assez confortable : pas de rendement minimal requis.
6) Subventions et mécénat
Il y a aussi ceux qui vivent grâce à une subvention ou du mécénat,
comme Bru Zane. Chaque année, le nombre de disques dépend de l'argent
doté. Pour optimiser les coûts, ces disques sont adossés à des
productions réelles, où interviennent aussi les financements propres
des théâtres (qui pendant les répétitions rémunèrent les artistes et
fournissent la salle !). On ne dépense alors que ce que l'on a reçu :
les recettes de ventes de disques sont négligeables dans le financement
du projet. Cela limite éventuellement l'ambition des projets, mais
évite les déficits. (Évidemment, si la subvention s'arrête ou si le
mécène se retire, tout l'édifice s'effondre immédiatement.)
7) Prestataire technique
Encore plus sûr pour le label : accueillir des projets déjà
financés. C'est le cas pour Aparté : le label fournit, contre
rémunération, des moyens techniques (prises de son superlatives,
appareil critique, pressage, publicité, bonne visibilité) aux artistes
qui en retour paient les frais. Je crois que ça fonctionne très bien
pour eux : les artistes montent des dossiers de subvention (ou,
quelquefois, paient avec leurs économies) pour qu'on leur fournisse
l'ensemble de la prestation (avec, de surcroît, le tampon prestigieux
d'un label qui a beaucoup gagné en visibilité). Pour le label, la vente
d'exemplaires ou la limitation des coûts n'est donc plus un enjeu
d'incertitude économique : c'est l'artiste qui apporte en amont le
financement – dans le but de devenir plus célèbre et donc de recevoir
de meilleurs cachets dans des lieux plus prestigieux, de créer une
communauté de fans qui va le suivre et le rendre plus désirable pour
les recruteurs.
Je crois que pour eux ça se passe vraiment bien.
8) Diversité au sein
d'un label
Certains labels peuvent utiliser différents modes opératoires :
Harmonia Mundi propose une collection de disques autoproduits par de
jeunes musiciens,
mais a aussi ses propres projets ; Maguelone publie aussi bien les
projets de Didier Henry que d'autres projets invités déjà financés.
9) L'amour de l'art
Et puis il y a ceux qui, en effet, sont ambitieux en voulant
proposer des projets qu'ils montent eux-mêmes pour l'amour de l'art, et
ne s'en sortent pas forcément, comme Timpani qui a proposé des projets
sur ses propres deniers, parfois très ambitieux (des opéras de Pierné,
Ropartz, Séverac,
Cras, Le Flem…), mais peinent évidemment à trouver les financements,
d'autant qu'ils ne peuvent pas compter sur la quantité de disques
vendus (à prix très raisonnable par ailleurs) pour financer leur
travail.
Hyperion, après avoir été en quasi-faillite, s'est redressé grâce à des
artistes qui ont travaillent gratuitement pour soutenir le label. La
politique du label est à présent de proposer un répertoire et des
artistes de haute qualité, et de fidéliser un public qui achète les
disques – rien n'est disponible en ligne, le flux n'étant pas du tout
rémunérateur ; ce conservatisme antitechnique a possiblement sauvé le
label.
Voilà pour quelques possibilités, pour vous donner des idées. Je ne
suis pas un spécialiste de la question, les labels communiquent peu sur
leurs modèles économiques, donc je vous communique ce que j'ai compris
en lisant des articles çà et là ou en discutant avec des professionnels
du milieu… je peux parfaitement me tromper sur les cas plus précis
évoqués. Mais l'idée est que vous puissiez vous représenter un peu le
nuage de possibilités quant à la gestion d'un label de musique
classique !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Hector Dufranne en Grand-Prêtre de Samson & Dalila de Saint-Saëns.
Sonya Yoncheva dans La Bohème (mise en scène Claus Guth).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 6 : L’opéra est-il un art du
passé ?
Oui.
À la semaine prochaine !
…
Ah, vous voulez en savoir davantage ?
¶ L’opéra est un art créé pour des besoins spécifiques, à la toute fin
du XVIe siècle (voyez l’épisode 3). Il s’agissait d’exalter la
déclamation théâtrale grâce au chant. Puis on s’est fasciné pour
l’agilité ou la puissance de l’organe vocal humain.
Les micros ont permis beaucoup d’autres possibilités pour chanter à
fort volume sonore, toutes les émissions vocales sont devenues
possibles, mais l’opéra a continué de chanter sans amplification – ce
qui rend son impact physique très particulier. Cela se comprend, mais
il aurait pu inclure des épisodes amplifiés, et ce n’est presque jamais
le cas, alors que certains chanteurs lyriques maîtrisent à la
perfection d’autres techniques propres aux musiques amplifiées.
Il n’est donc pas absurde du tout que l’opéra ait conservé ses qualités
propres, mais c’est assurément un art qui tire ses logiques techniques
du passé.
¶ L’opéra a pu être, au XVIIIe et au XIXe siècle, une sorte
d’équivalent au cinéma : intrigues sommaires, énorme budget de décors,
superstars, phénomènes de société qui créaient ou faisaient écho à de
gigantesques débats.
Par exemple, en 1810, énormes débats sur la légitimité de représenter
des héros issus des Saintes Écritures (en l’occurrence Caïn et Abel)
sur la scène de l’Opéra, en modifiant la Genèse et en ridiculisant
certains de ses personnages (la perruque blonde d’Abel a beaucoup fait
jaser). Est-il légitime de produire une fiction à partir du Sacré le
plus saint ? Et sur une scène de mauvaise vie comme l’était
l’Opéra, jouée par des acteurs dépravés ?
Ou encore, après 1870, beaucoup d’opéras exploraient les émotions de
vaincus sublimes (les Gaulois, les Hébreux), l’idée de la souffrance
des crimes de guerre, des invasions barbares, etc., parce que cela
travaillait énormément la France d’après la défaite.
Aujourd’hui, le cinéma a endossé cette part de spectaculaire, de
popularité, de vulgarité quelquefois, et les débats qui vont avec. On
n’invite pas les chanteurs d’opéra des productions en cours, et encore
moins les compositeurs, sur des plateaux de télévision pour faire leur
promotion ou transmettre leur vision du monde.
¶ Surtout, le choix des programmateurs a écarté l’opéra contemporain
des scènes lyriques. Aujourd’hui, l’opéra est devenu un musée : sur une
saison de 5 à 20 titres, vous aurez au maximum une œuvre composée dans
la décennie, et ça n’arrive pas tous les ans… On rejoue essentiellement
les œuvres du passé, et de surcroît les mêmes.
Je ne blâme pas les programmateurs (enfin, en réalité si, mais tout
n’est pas de leur faute) : un certain nombre de contraintes leur
échappent. Pour commencer, tout simplement la nature du langage
musicale qui s’est énormément complexifié à partir de la fin du XIXe
siècle, jusqu’à atteindre des expérimentations assez extrêmes au XXe
siècle (le dodécaphonisme sériel décrète l’égalité entre toutes les
notes et l’interdiction de les répéter, avec pour résultat un langage
qui n’est plus compris par les auditeurs). Cela influe de surcroît sur
l’écriture vocale (avec des intervalles de hauteur de plus en plus
grands entre les notes), ce qui entraîne une compréhension beaucoup
plus difficile du texte. Les livrets aussi, parfois centrés sur la vie
des artistes, ou nageant dans des réflexions métatextuelles
difficilement accessibles, pas toujours réussie et en tout cas peu
ludiques, n’ont pas aidé.
L’opéra est donc devenu une sorte de musée, reflet d’un temps passé, où
l’on chante à l’ancienne des œuvres déjà bien vieilles.
Je crois que j’ai tout dit. À bientôt.
…
MAIS NON.
Vous saviez bien qu’il y aurait un MAIS.
Un petit MAIS, et cependant un MAIS important. Tout ce que j’ai dit
reste vrai, toutefois je voudrais ajouter un petit quelque chose.
Depuis une trentaine d’années, la liberté de création (et notamment la
liberté d’emprunter des langages du passé) a connu un regain de force,
et on trouve aujourd’hui des styles incroyablement divers dans la
musique classique et dans l’opéra. Des œuvres quasiment parlées à base
de phonèmes, des œuvres atonales avec des sujets métaphoriques, mais
aussi des œuvres écrites avec un langage sonore plus proche de la
musique de film, pleine de références, et qui évoquent des sujets
actuels et très divers.
Il est difficile, dans une baladodiffusion et sans disposer des droits,
de faire entendre l’immensité de l’étendue de ces styles musicaux, mais
je peux au moins vous donner une idée des sujets.
On peut y parler d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die Weiße
Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les
maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard
III, Frankenstein, Maison Usher, Moby-Dick, Dracula, plusieurs Cyrano,
Canterville, plusieurs Solaris, T. Williams, Beckett, Pagnol avec la
trilogie marseillaise…), on trouve de la littérature de jeunesse (Chat
Botté, Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver, Lord of the Flies,
la Locomotive par l’auteur de L’Histoire sans fin, beaucoup en Russie
et en République Tchèque), de films (Sophie's Choice, Marnie de
Hitchcock, Dead Man Walking, The Addams Family, Lost Highway de Lynch,
même une version en lipdub de Hercules vs. Vampires de Bava), de bandes
dessinées (Max et les Maximonstres), des polars, des intrigues
mathématiques, de livres de psychiatrie (The Man Who Mistook his Wife
for a Hat), des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de
Figaro, d'Aida, de Gianni Schicchi…), de l'exploration de phénomènes
sociétaux (alpinisme, regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le
nucléaire), des opéras érotiques (Opéraporno en tournée française,
Powder her Face, Das Gehege – où une femme rêve, je n'invente rien, de
se faire déchirer par un aigle)…
Vous en trouverez quelques descriptions dans cette notule, qui représente la moitié ou le tiers
de ce que j'avais trouvé sur une
seule saison d'opéra !
Donc vous le voyez, l’opéra reste globalement un genre du passé, MAIS
malgré la faiblesse du nombre des commandes et des reprises, l’opéra
d’aujourd’hui est d’une diversité extrême, couvrant un nombre de sujets
qui combine ceux du film grand public, du film d’auteur et du
documentaire, et encore au delà.
J’avais réalisé une petite série « 1 jour, 1 opéra » sur Twitter et Carnets sur sol, qui essayait de
présenter les œuvres originales données ce jour-là dans le monde.
N’hésitez pas à explorer l’opéra : il existe forcément un sous-genre
qui vous touchera. Et si ce n’est pas dans les genres du passé, ce sera
sans aucun doute possible dans les innombrables genres du présent.
Slava opéraïni. À bientôt !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le Rosenkavalier d'Otto
Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs
ou auditeurs d’opéra ?
La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever
des lignes de force, des types de public.
¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques,
tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre
symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même,
sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore
en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette
question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une
voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une
expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la
première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.
¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains
seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti
corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou
encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques
: les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des
vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…
¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des
histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant…
une émotion qui mêle les arts.
¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime
parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les
opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans
cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit
le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire
romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas
le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux
belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle
musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout
est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore.
Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de
l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui
exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue,
soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en
musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force
d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras
symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le
texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut
compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger
le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou
Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre
qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif
sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation
peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le
profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire /
amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de
belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les
belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère
n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à
peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue
ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du
public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas
très répandu sur les scènes.
¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout
lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags
synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi
bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume
prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui
vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les
metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre
et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène
traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais
il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se
déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito,
Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs
choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.
¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer
dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce
peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.
Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons
(parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer
un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le
public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble »,
élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés
ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à
chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien
des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou
les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de
la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un
opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on
peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique
; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à
mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…
Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics
d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts
comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend
finalement compte des démarches possibles.
Catégorie 1 : Le public
familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour
entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop
s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise
en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le
répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de
l’expérience.
Catégorie 2 : Le public des
virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a
entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à
l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1),
soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il
peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789
cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste
comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de
quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des
contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la
voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit,
ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.
Catégorie 3 : Le public «
musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le
symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux
orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les
questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup
moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de
ses qualités.
Catégorie 4 : Le public du
contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle
provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général
pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du
tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant
constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical
propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la
bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du
neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au
théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet
pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes
de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se
déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a
pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux
contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)
Catégorie 5 : Le public «
théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une
histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors
très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur
investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu
dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la
perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des
contrechants.
Catégorie 6 : Le public «
d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace
essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une
invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados
ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde.
Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de
fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à
cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique
classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à
d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette
catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce
ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous
les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas
forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une
exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime
pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour
parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin,
souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce
n’est vraiment pas rentable.
→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des «
types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout
l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant
ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et
aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque
amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses
motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus
valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et
d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).
J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les
motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de
nouveaux épisodes !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Certains interprètes généreusement militants ont toujours tenu à
tout chanter en langue étrangère.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 4 : Pourquoi l’opéra est-il
toujours chanté en langue étrangère ?
De toutes les difficultés qui s’offrent au novice ou à l’aficionado, en
matière d’opéra, la langue n’est pas la moindre. On voit bien que le
théâtre est en général toujours proposé en traduction. La comédie
musicale est régulièrement traduite (les grands succès comme Les
Misérables ou Wicked ont même leurs versions en hongrois et en coréen).
Alors pourquoi pas l’opéra ?
La réponse devrait être simple, mais elle est nuancée.
Cela dépend énormément de l’époque, et du contexte.
On peut dire que, globalement, jusqu’aux années soixante, l’opéra était
chanté dans la langue du public. Parce qu’il fallait que le public
(sans surtitres) comprenne. Des poètes, comme Philippe Quinault (le
librettiste principal de LULLY, le véritable fondateur de l’opéra en
langue française), avaient même théorisé l’utilisation de formules
figées, de phrases à la syntaxe simplifiée, la répétition de mots, pour
permettre au public de comprendre ce que le chant pourrait autrement
déformer. On chantait pour être compris. Et tout cela est cohérent avec
la naissance de l’opéra, créé pour exalter le texte parlé. (Je remonte
ce fil-là dans l’épisode 3.)
Il existe cependant une exception importante : au XVIIIe siècle, à
l’exception de la France et de quelques villes isolées comme Hambourg
ou Stockholm (plus marginalement Saint-Pétersbourg), on chantait
partout, quelle que soit la langue du public, l’opéra en italien. Mais
il faut dire qu’on était alors en plein triomphe de l’opéra seria :
après un XVIIe siècle où l’on a exploré la puissance dramatique de la
parole chantée, le XVIIIe siècle est la période où le public se fascine
pour les voix et leur agilité. De longs airs (qui peuvent faire une
dizaine de minutes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle)
s’enchaînent sur des situations stéréotypées, où le sens importe moins
– et où le vocabulaire italien est de toute façon réduit. En ce
temps-là, toutes les cours, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg accueillent
des opéras en italien, parfois même composés par des ressortissants
locaux (De Sousa Carvalho au Portugal, Bortniansky, Ukrainien qui
remporte des succès en Italie…). Le public veut surtout entendre des
voix agiles et les textes sont suffisamment stéréotypés pour ne pas
gêner la compréhension générale de ce qui se passe sur scène.
Le reste du temps, on chante en bonne logique dans la langue du public,
pour être compris. Et l’on peut entendre dans les pays concernés,
Guerre et Paix de Prokofiev en italien, Carmen de Bizet en russe, Le
Château de Barbe-Bleue de Bartók en français, Fidelio de Beethoven en
tchèque, Don Carlos de Verdi en bulgare… Les chanteurs étrangers
invités doivent apprendre la version traduite dans la langue locale –
sauf les plus grandes vedettes qui en sont exemptées (Del Monaco
chantant en italien au milieu d’une Carmen en russe, Ghiaurov en
italien également au milieu d’un Don Carlos en bulgare…). À de rares
exceptions près : lorsqu’une troupe étrangère se rendait dans une ville
lointaine, elle chantait dans sa propre langue bien sûr.
Il s’agissait de donner à comprendre un texte dans la plupart des
situations.
Tout cela bascule au cours des années 60, et la langue originale de
composition devient la norme dans les années 70. Je n’ai jamais pu
comprendre ce qui avait suscité ce changement radical (et universel).
¶ Peut-être un début de conscience musicologique : le compositeur a
écrit dans cette langue, avec des rythmes, des accents précis pour
mettre en valeur le texte, ce que la traduction ne peut pas toujours
respecter (il y en a de sublimes qui sont encore meilleures que les
originaux, d’autres très honnêtement fonctionnelles, et certaines qui
abîment tout, la qualité verbale du texte, le caractère des personnages
et des situations, l’accentuation des mots, et bien sûr les rythmes
d’origine). C’est le moment des expérimentations de Hindemith et
Harnoncourt, une sensibilité générale à ces questions se développe
peut-être à ce moment.
¶ Mais sûrement aussi un début de mondialisation : si l’on veut les
chanteurs à la mode, qui peuvent désormais se déplacer en avion, on ne
peut pas leur imposer de chanter dans chaque langue de chaque pays
visité. Il vient avec la partition qui est la même pour tous, celle de
la langue d’origine.
Dans les années 80, l’apparition des surtitres finit par régler la
question : on peut à la fois respecter le travail du compositeur sur la
langue et comprendre l’action !
Et c’est ainsi que l’on entend aujourd’hui majoritairement la langue
d’origine, en dehors de quelques rares institutions spécialisées (comme
l’English National Opera) et d’initiatives ponctuelles et locales.
Puccini en italien, Wagner en allemand, Moussorgski en russe, Janáček
en… tchèque, Bartók en hongrois. Même lorsque ces langues sont peu
pratiquées dans le pays d’arrivée.
Je ne sais pas si ce choix est le plus pertinent, considérant qu’il
existe de belles traductions, et que le surtitrage constitue tout de
même une médiation, un éloignement par rapport au frisson du texte
directement exalté par la musique – il n’est que d’entendre le public
rire avant ou après les répliques, en lisant le surtitrage…
Cette nécessité de polyvalence en langues crée aussi des problèmes
vocaux dont il a déjà été question plusieurs fois sur le site et que je
n’aurai pas le temps d’évoquer dans cette brève vignette. (Et il est
difficile d’en tenir rigueur aux chanteurs, le cahier des charges s’est
tellement alourdi : il faut être capable de produire du beau son dans
beaucoup de systèmes phonétiques différents, sans même parler du sens à
donner !)
Mais cette exigence nous propose aussi le frisson de langues étranges,
l’impression d’accéder à une Europe du son, qui n’est pas sans
attraits.
Que vous soyez convaincu ou non par ce choix, j’espère avoir donné
quelques pistes d’explication sur la raison de cette prédilection pour
les langues étrangères lorsqu’on représente de l’opéra !
[Je finis peut-être, cette fois, par une recommandation d’écoute :
écoutez l’acte I de l’Alceste de LULLY (dans la version Rousset si vous
pouvez), où cohabitent la déclamation française la plus directe et une
plainte italienne posée là uniquement pour le son et l’atmosphère. ]
Possible salle de la création de l'Orfeo de Monteverdi (voir détails
dans cet excellent article de Muse Baroque).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 3 : D’où provient l’opéra ?
Ce n'est pas le sujet le plus difficile, dans la mesure où l'opéra a
une date de naissance relativement précise.
Dans les années 1570, à Florence, la Camerata de’ Bardi se réunit.
Autour du comte Giovanni Bardi se réunissaient quelques-uns des grands
talents musicaux du temps :
Giulio Caccini (auteur d’un des premiers opéras jamais composés, mais
pas de l’Ave Maria de Caccini qui est un faux, russe, du XXe siècle),
Emilio de’ Cavalieri,
Pietro Strozzi (de la dynastie Strozzi d’où est issue Barbara),
Vincenzo Galilei (par ailleurs le père de notre Galilée)
et, côté poète, Ottavio Rinuncini (auteur des livrets des premiers
opéras jamais composés, et aussi de celui de l’Arianna, perdue, de
Monteverdi).
Ils réfléchissaient à la théorie musicale et produisaient des
divertissements musicaux qui étaient ensuite exécutés pour l’entourage
du Comte.
L’écriture vocale était alors surtout polyphonique : on chantait des
pièces religieuses à plusieurs voix simultanées, et même la musique
profane vocale était réalisée par plusieurs voix chantant plusieurs
lignes musicales autonomes en même temps. (Je parle bien sûr de la
musique savante, de la musique des cours : la musique populaire a
toujours conservé un rapport très étroit à la monodie, c’est-à-dire les
pièces avec une seule ligne mélodique, qu’elle soit accompagnée ou non.
C’est toujours le cas aujourd’hui de la chanson, quel qu’en soit le
genre musical.)
Or, ces penseurs florentins étaient assez critiques envers cette
prédilection pour la musique à plusieurs voix. Ils pensaient qu’elle
empêchait la compréhension du texte – ce qui est vrai.
Et ils rêvaient à des parallèles avec la Grèce antique, une sorte de
déclamation chantée qui exalterait l’émotion du texte parlé. Pas
simplement des accompagnements musicaux ou des numéros chantés.
C’est ce qu’il firent. On en trouve trace par exemple pour le
divertissement nommé La Pellegrina, donné lors de noces organisées en
1589 par les Médicis, au Palazzo Pitti, où collaborèrent notamment
Caccini, Cavalieri et Bardi lui-même.
Cette manière de faire chanter le texte à un personnage seul a été
appelée monodie accompagnée, stile recitativo (style récitatif) ou
encore recitar cantando (déclamer en chantant).
Parallèlement, les mêmes réflexions étaient menées par un autre
aristocrate compositeur, Jacopo Corsi – rival de Bardi, mais tous deux
avaient les mêmes opinions sur la polyphonie et la nécessité du retour
à l’antique. Corsi propose à l’occasion du carnaval de 1598 le premier
opéra (perdu) : La Dafne qu’il co-écrit avec Jacopo Peri, sur un texte
de Rinuncini (dont on a parlé à propos de la Camerata Bardi). Cet opéra
est perdu. Le premier opéra qui nous soit parvenu est L’Euridice du
même poète Rinuncini, mis deux fois en musique au même moment (1600),
par Peri et par Caccini – il en existe des disques.
On lit quelquefois que La Favola d’Orfeo (la Fable d’Orphée) de
Monteverdi est le premier opéra, mais ce n’est donc pas tout à fait
exact, il se situe tout au début et il faut attendre 1604. Son style
est par ailleurs beaucoup plus exubérant (beaucoup plus renaissant
d’une certaine façon), ne refusant pas la polyphonie madrigalesque, par
rapport aux beaucoup plus austères premiers essais (et aussi par
rapport au propre style ultérieur de Monteverdi).
L’opéra est lancé, plus rien de l’arrêtera.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 2 : Comment fait-on pour
chanter trois heures très fort ?
La voix d’opéra est souvent répulsive de prime abord, parce qu’elle
semble très artificielle : on comprend mal le texte, tout semble beuglé…
Il faut d’abord préciser que l’opéra couvre quatre siècles et quart, ce
qui signifie que les styles parcourus sont très divers. Pour chanter de
l’opéra du XVIIe siècle dans une salle de quelques centaines de
personnes, une voix de technique folklorique / variété / pop peut
suffire.
Par ailleurs, même dans les répertoires plus exigeants (XIXe siècle,
typiquement), il existe différentes écoles de chant, certaines
privilégiant la clarté du timbre et de la parole, beaucoup plus
naturels – et pas si éloignés des chanteurs populaires d’alors.
Typiquement, les chanteurs français des années 50-60 ; prenez Tino
Rossi, il a une technique tout à fait conforme à ce qui se fait à
l’Opéra à ce moment-là.
Lorsqu’il s’agit d’être véritablement efficace et de surmonter un
orchestre très sonore, il existe deux voies possibles : chanter plus
aigu que le spectre de l’orchestre (les sopranos légers peuvent ainsi
passer de gros orchestres sans avoir de grosses voix), ou bien chanter
chanter plus efficace de l’orchestre. Car on ne peut évidemment pas
chanter plus fort que 200 musiciens avec une section de cuivres de
plusieurs dizaines de personnes…
Le « chant lyrique », ainsi qu’on l’appelle usuellement, utilise
quelques astuces pour ce faire :
1) C’est un chant qui se fait en général larynx bas, ce qui permet
d’augmenter la taille de la cavité de résonance (le larynx est le lieu
où se trouvent les cordes vocales, donc plus il est bas, plus le son a
de place pour résonner).
2) Il utilise des mécanismes de résonance dans les fosses nasales, qui
existent dans tous les types de chant, mais qui sont suroptimisés à
l’opéra. Il se crée ainsi un réseau d’harmoniques très dense, qui se
concentre dans les zones les plus audibles par une oreille humaine.
Grâce à ce tour de passe-passe, malgré l’ampleur de l’orchestre qui
joue plus fort, on peut entendre certains chanteurs sans effort pour
l’auditeur. C’est aussi ce qui procure le son très épais du chant
d’opéra, une sorte d’énorme charpente sous-jacente qui permet à
l’ensemble des sons d’être entendus, car tous portés par cette base
très sonore (on la décrit souvent comme « métallique »).
J’ai envie de comparer cela au chant diphonique mongol, que vous avez
sûrement entendu : pour faire deux sons à la fois, les chanteurs
utilisent une base de voyelle en [i]-[ü], très résonante, sur laquelle
ils posent ensuite leur mélodie secondaire.
3) Pour ne pas se blesser dans les aigus tout en restant très sonore –
contrairement aux chansons amplifiées où l’on peut simplement monter
dans les aigus en allégeant son mode d’émission et en augmentant le
volume des haut-parleurs –, les chanteurs opèrent une modification des
voyelles en les fermant un peu plus que dans la langue parlée : on
parle alors de « couvrir les sons ». Pour caricaturer, le [à] tire vers
le [ô], le [è] tire vers le [eû]… la technique ultime consiste à
attaquer en [ô] pour protéger les cordes vocales et de toute suite
rétablir la voyelle d’origine [à]. C’est quasiment inaudible chez les
bons chanteurs mais certains le réalisent moins bien et on peut
vraiment entendre le petit changement en cours d’attaque (et c’est
moche). On appelle cette technique, qui est le fin du fin de l’art,
l’aperto coperto.
Tout cela cause la bizarrerie parfois désagréable de la voix d’opéra,
mais permet aussi le rapport très direct au son : lorsqu’on n’est pas
dans une trop grande salle, on peut sentir le grain de la voix courir
sur la peau, avec un rapport très physique au son qui est assez unique.
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 1 : Qu’est-ce que l’opéra ?
De ce que je comprends, le théâtre naît en Inde et poursuit son développement en Chine.
Il est à l’origine d’essence religieuse ; il sert à représenter des
épisodes sacrés. Et il était chanté. Le théâtre parlé semble une
exception européenne qui apparaît au bas Moyen-Âge, et ne pas avoir
concerné toutes les aires culturelles. Je n’ai évidemment pas la
connaissance de toutes les cultures présentes et passées du Globe pour
l’affirmer, mais le principe de chanter du théâtre est sans doute moins
déviant qu’il ne nous semble à nous, pour qui le théâtre et le cinéma
sont des normes d’expression beaucoup plus familières.
L’opéra s’oppose au théâtre : il s’agit de théâtre, mais chanté. On
peut même dater précisément son apparition : après quelques essais à
Florence à partir des années 1570, il naît au carnaval de 1598 lors de
l’exécution du premier drame entièrement chanté en Europe, peut-être
depuis les Grecs ! Et le genre existe toujours.
Quelles sont les caractéristiques de l’opéra ?
D’abord, il s’agit de théâtre. Mais où le texte est chanté. Et presque
toujours (les exceptions sont rarissimes) accompagné par un groupe de
musiciens ou d’un orchestre. Cela suffit à faire un opéra, en principe.
Certains opéras sont entièrement chantés, d’autres seulement
partiellement (notamment l’opéra comique français, le ballad opera
anglais, le singspiel allemand, et plus tard et l’opérette…). La norme
majoritaire reste l’opéra entièrement mis en musique (on emploie
parfois le terme allemand « durchkomponiert », c’est-à-dire «
entièrement composé ») : les opéras semi-parlés n’ont pas été
pratiqués, à ma connaissance, en Italie ou en Russie, par exemple.
Mais il existe un second paramètre, que tout le monde a à l’esprit : la
technique vocale. À l’origine, dans les salons aristocratiques, la
question ne se posait pas ; mais très vite, le succès du genre entraîne
la représentation devant le peuple des villes, dans des théâtres
toujours plus vastes (le San Carlo de Naples et le São Carlos de
Lisbonne ne sont pas de petits formats !), et par-dessus des orchestres
toujours plus sonores, avec des thèmes simultanés toujours plus
nombreux, il a fallu développer des techniques spécifiques de
projection de la voix.
C’est d’ailleurs la seule frontière objective qui existe avec la
comédie musicale : l’opéra n’est pas amplifié, les chanteurs doivent se
faire entendre par leur voix seule. Et cela explique la technique
spécifique, qui rebute souvent les nouveaux venus, nécessaires pour
chanter de l’opéra.
J’essaierai d’expliquer comment cela fonctionne dans un prochain
épisode.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Après un inhabituel silence lié à une actualité personnelle peu riante,
me voici de retour pour célébrer 2022.
À la vérité, je ne nourris pas du tout un fétichisme des bilans, mais
la perspective de papoter musique avec deux amies chères, encouragée
par l'adorable complaisance de nos camarades – comment ne pas y céder ?
Cette fois-ci, le bilan a donc été essayé en vidéo – occasion aussi de
tester des outils et des formats pour d'autres expérimentations de Carnets sur sol,
notamment l'idée de présenter les œuvres inédites avec un son produit
maison, pour rendre les éloges d'inédits moins abstraits et pouvoir
étendre la connaissance du répertoire aux amateurs non pourvus d'un
piano. En voici deux essais avec l'acte
I (piano seul) et l'acte
II (piano et voix) du Vercingétorix
de
Félix Fourdrain, compositeur niçois dont on ne trouve quasiment rien
nulle part – et auquel je consacrerai bientôt une notule.
Ce n'est évidemment pas plus que ce que ça prétend être : une
conversation (devant une dizaine de spectateurs que nous connaissions
quasiment tous personnellement) entre passionnés, une fenêtre où les
curieux peuvent jeter un coup d'œil – mais sans aucun apprêt ni
maîtrise technique, cela viendra peut-être un jour.
Ce bilan ne me dispense pas tout à fait d'écrire une notule – comme
vous le voyez ; tout n'a pas été dit à l'antenne, et le format vidéo
est moins aisé à compulser qu'un résumé écrit. Résumé que je vais donc
vous livrer, d'autant plus succinct qu'il existe cette version
développée.
1. Réponse aux questions
des internautes
Avant de commencer, nous avons répondu aux questions fondamentales qui
nous avaient été posées. (Je ne donne que mes réponses, pour celles des
camarades, vous pouvez regarder la vidéo.)
Adalbéron Palatnįk : « Quel est le
plus beau coup de glotte de l'année ? »
Le coup de glotte n'est pas qu'une coquetterie, la
pression subglottique peut être un paramètre très important dans
l'organisation vocale, en particulier pour les rôles lourds : lorsqu'on
veut émettre une note, en particulier aiguë, de façon nette (un aigu
isolé, par exemple), on peut obturer le conduit d'air par l'épiglotte
et tout relâcher d'un coup, créant un son puissamment soutenu (et
générant au passage un « plop » caractéristique).
Ce phénomène se trouve même phonématisé dans la
langue danoise, où un mot peut changer de sens selon qu'il inclue ou
non le coup de glotte (stød).
La réponse n'est pas facile : j'ai entendu beaucoup
de chanteurs et je n'ai pas catégorisé de la sorte. En salle, c'est
probablement Ekaterina Semenchuk
en Hérodiade (chez Massenet) qui faisait les plus audibles… mais à
l'échelle de la saison d'opéra mondiale, c'est assurément Dorothea Röschmann
qui aura fait les plus beaux (je ne l'ai pas entendue cette saison).
C'est inhabituel dans Mozart, assurément, mais elle va chanter Isolde
cette année à Nancy et à Caen, alors ce sera l'occasion de vérifier ce
qui est davantage un pronostic qu'un bilan.
Grégounet : « Quel est le ploum-ploum
de l'année, disque et spectacle ? » Ploum-ploum
: Dans certaines communautés Twitter, désigne une forme de musique
légère dont l'accompagnement fait ploum.
Ce peut désigner les Italiens (Donizetti peut-être, Rossini surtout),
mais il s'agit en général de nommer le répertoire léger français,
d'Adam à Yvain en passant bien sûr par Offenbach (où la catégorie ploum-ploum fait régulièrement
l'intersection avec la catégorie glouglou).
Au disque, clairement Le Voyage dans la
Lune d'Offenbach
(Dumoussaud chez Bru Zane), grande fantaisie jubilatoire dans l'esprit
du Roi Carotte,
à la rencontre de peuples lunaires. Le final de la neige est
particulièrement jubilatoire et irrésistible, surtout dans cette très
belle réalisation. La production était donnée à Massy ces jours-ci et
une autre passera à l'Opéra-Comique en début d'année prochaine.
En salle, l'un des tout meilleurs Offenbach (avec
les deux sus-cités), Barbe-Bleue,
dans une production amateur de très haut niveau, par l'orchestre et les
chœurs Oya Kephalê – qui
produisent, chaque mois de juin que Dieu fait, un opéra d'Offenbach.
Romain Tristan : « Et le piano de
l'année ? Et l'orgue de l'année ? »
Il y sera répondu dans les parties suivantes !
« Le dîner, avant ou après le concert
? »
Tout dépend de votre microbiote… Pour ma part, comme
je ne mange pas souvent, ce n'est pas toujours une question. Il faut
étudier si vous êtes plutôt sensible au ventre vide plaintif ou aux
assoupissements postprandiaux. Cela dit, dans le second cas, la
structure canonique des concerts ouverture-concertos-symphonie permet
avantageusement de siester avant l'entracte sans manquer la musique
intéressante qui vient après.
« Laisser un pourboire ? » (nous avons oublié d'y répondre, je
donne donc une réponse plus détaillée ici)
Le classique ne générant pas de recettes
suffisantes, il est en général soit autoproduit dans de petites salles
(concerts au chapeau ou billetterie helloasso / weezevent…), soit rendu
accessible par des subventions dans les grandes salles publiques. Il
existe quelques zones intermédiaires, comme le Théâtre des
Champs-Élysées, où la programmation est soutenue par une institution
publique (la Caisse des Dépôts et Consignations, sans laquelle il
serait impossible d'équilibrer le budget avec les seules ressources de
billetterie), mais sous la forme d'un mécénat de droit privé. Si bien
qu'il s'agit d'un théâtre privé, répondant comme tel à un droit dérogatoire, spécifique aux
théâtres parisiens.
Alors que dans tous les autres corps de métier et partout en France, il
est interdit de rémunérer un salarié sans une base fixe (d'où
l'utilisation du statut d'auto-entrepreneur pour le nouvel
lumpenprolétariat des livreurs à vélo)… les théâtres privés parisiens,
eux, ont le droit de rémunérer leurs ouvreurs aux seuls pourboires. Ce
n'est donc pas un mensonge – comme je l'ai d'abord cru à mon arrivée
dans la région –, mais bel et bien leur unique source de rémunération.
S'ensuivent un certain nombre d'abus (agressivité
envers le public, corruption pour de meilleures places),
particulièrement au Théâtre des Champs-Élysées dont la direction
souhaite depuis longtemps supprimer pourboires et replacements
sauvages, sans y parvenir. Pour les replacements, parce que Perret
était un imposteur qui ne savait pas bâtir des angles, si bien qu'une
large partie du théâtre (la moitié ?) voit au mieux les deux tiers de
la scène en se penchant. 35€ pour voir 30% de la scène, c'est cher. Et
une partie du public joue donc aux ninjas des coursives. Pour le
pourboire, parce qu'il est en réalité plus rémunérateur que le salaire
pour le peu d'heures travaillées, ce qui rend les ouvreurs peu enclins
à renoncer à cet avantage paradoxal.
C'est actuellement en cours de négociation au
Théâtre des Champs-Élysées (à l'Athénée, ils ne réclament jamais rien
et sont de toute façon adorables, on leur donne avec grand plaisir),
mais ça dure depuis 2020 et n'a toujours pas abouti.
Alors, laisser un pourboire ? J'avoue que la
perspective de payer son maton ne m'enchante pas – c'est vraiment
l'ambiance au TCE, on paie la personne qui vous empêchera de vous
asseoir à un meilleur siège vide –, mais considérant que c'est la seule
rémunération qu'ils perçoivent, si jamais je me fais placer, je donne.
Si je me place tout seul, non, je ne finance pas les emplois fictifs
non plus.
2. 2022 : l'année Franck
?
En 2022, il y avait assurément beaucoup de choix ! De Scriabine,
on n'aura guère eu que le concerto pour piano (deux fois à Paris, alors
qu'il est plutôt rare d'ordinaire), quelques disques (souvent des
couplages), et le nombre habituel de Poème
de l'Extase.
Vaughan Williams a été fêté au Royaume-Uni, guère ici. Quant aux
autres, même ceux qui pourraient être emblématiques (l'importance de
Goudimel dans la diffusion de la Réforme, Halphen juif dans la France
antisémite et mort sur le front en 1917…), célèbres (Forqueray, E.T.A.
Hoffmann, Xenakis), patrimoniaux en France (Chambonnières, Mondonville,
Davaux, Séverac, Büsser) ou tout simplement rocambolesques (Dupuy),
rien.
Vous pouvez en retrouver une liste agrémentée de conseils dans ces six
épisodes qui m'ont occupé de l'automne 2021 à l'automne 2022 :
I – de 1222 à 1672 : Morungen, Mouton, Goudimel,
Ballard, Benevolo, Gaultier, Chambonnières, Schütz, Schürmann,
Forqueray, Kuhnau, Reincken… II – de 1722 à 1772 : Benda, Mondonville,
Cartelleri, Daquin, Triebensee… III – 1822, Hoffmann, Davaux, Dupuy… : l'auteur de
génie qui compose, l'inventeur véritable du métronome, la perte des
Reines du Nord… IV – 1872 (a), Moniuszko, Carafa, Graener, Alfvén
: Pologne, Campanie, Reich, Suède V – 1872 & 1922 : Hausegger, Halphen, Juon,
Büsser, Perosi, Séverac, Vaughan Williams, Scriabine, Baines VI – 1922 & 1972 : Popov, Leibowitz, Grové,
Grofé, Amirov, Xenakis, Erkin, Bárta, Wolpe, Bryant…
Le grand vainqueur, c'est donc César Franck. En quantité, on a assez
peu eu de concerts, à part une concentration de concerts dans les
églises (par l'Orchestre Colonne, le CRR de Paris, Oya Kephalê et même
quelques-uns à Radio-France) autour de la date de sa naissance (10
décembre). Heureusement, Bru Zane a remonté Hulda,
dont la production à Fribourg, malgré la qualité des interprètes
mandatés, ne rendait pas du tout justice. Outre ses influences
wagnériennes (rien à voir avec l'italianisant Stradella, par exemple), on pouvait
profiter d'un livret particulièrement étonnant – dans l'esprit de Psycho de Hitchcock, quasiment tous
les personnages principaux sont massacrés aussitôt qu'on les a
présentés !
Au disque, trois disques ont marqué l'année.
¶ Une belle intégrale des
mélodies (qui s'étendent de l'épure de la dévotion d'église à
la sophistication chromatique) par Christoyannis, Gens et Cohen.
¶ Le ballet intégral de Psyché
par Kurt Masur à Verbier – un chef-d'œuvre, l'œuvre la plus lyrique de
tout Franck, et à la fois très rarement donnée, encore plus rarement en
entier, et quasiment jamais par des interprètes de premier plan.
¶ L'intégrale de la musique de
chambre
chez Fuga Libera (Trio Ernest, Quartetto Adorno, Miguel Da Silva, Gary
Hoffman, Franck Braley…), qui permettait notamment d'entendre les rares
Trios piano-cordes, qui sont des chefs-d'œuvre très bien bâtis et
particulièrement élancés.
Côté intégrale pour orgue, il y a eu à boire et à manger (quelques-unes
à la finition moyenne sur des Cavaillé-Coll immondes), mais on avait
déjà du choix de ce côté-là. C'est davantage le Franck lyrique
(mélodies, liturgie, opéra) qu'il fallait remettre à l'honneur. Ce fut
fait, sans grand tintamarre à destination du grand public, mais les
mélomanes curieux avaient la possibilité d'en profiter.
3. Géopolitique et musique
Le fait qui a bouleversé notre perception du monde et nos existences
(économiques, du moins) n'a pas été sans conséquence sur notre
représentation de l'histoire musicale du monde. Devant ce qui
s'annonçait comme une dévastation systématique de l'Ukraine,
on ne pouvait pas faire grand'chose… sauf peut-être s'intéresser à un
patrimoine immatériel qui, même lui, sera possiblement en danger dans
les prochaines années.
J'ai été un peu déçu, je l'avoue, du
peu de concerts thématiques
sur le sujet (qu'on aurait pu introduire par des conférences), et les
disques parus sont plutôt des concepts d'hommage (chansons
traditionnelles notamment). Même à Paris, à part le concert d'Igor
Mostovoï au Châtelet, le concert du Symphonique de Kiev à la Cité de la
Musique et les quelques propositions du « Week-end à l'Est » consacré à
Odessa (concert vocal à Saint-Germain et concert symphonique au
Châtelet, tous deux organisés par le Châtelet, et à nouveau Mostovoï),
on n'a pas croulé sous l'offre. Quelques récitals de piano
(partiellement) composés de compositeurs ukrainiens. Mais aucune maison
n'a tenté de monter (ou d'inviter une troupe) un opéra ukrainien, un
cycle de symphonies, une saison thématique. Je sais qu'il faut du temps
pour mettre sur pied ce genre de projet, mais je crains que si cela n'a
pas été fait sous l'impulsion de l'émotion, maintenant que le conflit
s'est installé dans la durée et que plus personne ne joue l'hymne ni ne
dédie son concert à l'Ukraine, ce ne sera pas la saison prochaine que
la Philharmonie (et encore moins l'Opéra de Paris) proposeront un grand
cycle thématique. (Il y aura bien un week-end spécial dans la prochaine
saison de la Philharmonie, bien sûr, dans l'air du temps, mais je doute
qu'on bénéficie d'une exploration systématique.)
Pour le disque, le délai de
publication étant toujours long (un an en général entre la captation et
la mise sur le marché), nous verrons. Quelques récitals de chansons
ukrainiennes jusqu'ici, mais c'est à peu près tout.
De mon côté, à défaut de pouvoir aider, je voulais comprendre,
et dans la mesure du possible participer à la sauvegarde d'une culture
qui sera potentiellement en danger (que sont devenus ces chœurs
polyphoniques de vieilles dames ? seront-ils transmis ?). Pour la
musique traditionnelle, le Polyphony
Project a effectué un travail inestible de recensement et
d'immortalisation.
Après écoute d'un peu plus de 80 disques, de quelques enregistrements
hors commerce et concerts, après quelques lectures aussi, j'ai quelques
éléments à souligner.
¶ Comme la musique russe, la musique ukrainienne utilise énormément de thèmes folkloriques.
Essentiellement ceux contenus dans la collection Lvov-Prač, la seule disponible au
XIXe siècle. Recueil inestimable, qui
ne distingue pas entre les mélodies populaires russes et ukrainiennes,
qui circulent donc beaucoup aussi bien chez les compositeurs russes
qu'ukrainiens. (Mais Lysenko va aussi effectuer lui-même des relevés.)
¶ La musique russe et la musique
ukrainienne ne se distinguent pas fondamentalement à l'oreille.
Elles ont des principes communs (les modes harmoniques utilisés, le
goût pour le lyrisme et le folklore, le rhapsodisme plutôt que la
grande forme, etc.), mais cette absence de distinction est aussi due à
la situation politique.
¶¶ Lorsque des compositeurs ukrainiens, comme ceux
qui sont présentés comme les trois premiers compositeurs russes
(Berezovsky, Bortniansky, Vedel) sont repérés comme talentueux après
leurs études en Ukraine, ils sont
recrutés
pour la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg, où ils sont formés par
des compositeurs italiens (et pour deux d'entre eux, partent
temporairement étudier et exercer en Italie). Les premiers compositeurs
russes sont d'abord des compositeurs… ukrainiens. Comme les commandes et le pouvoir sont en
Russie, ils partent s'y perfectionner et y vivre.
¶¶ De même, s'il existe peu d'opéra ukrainien, par
exemple, c'est que l'oukase d'Ems (en 1876, au moment précisément où la
culture spécifique ukrainienne commence à être abondamment mise en
valeur) interdit l'impression de textes en langue ukrainienne.
Dans le même esprit, le mot « ukrainien » (qui veut déjà dire habitant
« de la Marche », c'est-à-dire « du truc dont on se sert pour que les
ennemis les bolossent avant nous ») est banni est remplacé par «
petit-russien », qui n'est donc pas tant un terme affectif qu'une
marque de domination. J'ai été frappé par le fait qu'on retrouve
exactement la même rhétorique de la fraternité que dans le discours
officiel russe actuel, mais une fraternité oppressive, celui du grand
qui a autorité sur le petit et qui se pense des droits sur lui.
→ Il est donc exact que la musique ukrainienne se
distingue peu de la musique russe… mais si cette école musicale
ukrainienne ne s'est pas singularisée, c'est d'abord qu'il ne lui était pas possible, politiquement,
de le faire !
¶ Beaucoup de compositeurs que nous
pensons comme russes sont en réalité ukrainiens : Berezovsky, Bortniansky, Vedel, Glière
(qui utilise beaucoup de thématiques proprement ukrainiennes), Roslavets, Feinberg, Ornstein, Mosolov…
sont nés en Ukraine et y ont (sauf Roslavets) été formés ! (Je
trouve incroyable qu'on ne le sache pas davantage pour Mosolov, par
exemple !)
On peut y ajouter quelques cas plus ambigus : Anton Rubinstein (fondateur
du Conservatoire de Moscou et grand représentant de la culture russe de
référence), né à Ofatinți, partie de la Transnistrie rétrocédée à la
Moldavie en 1940… mais dont une fine bande de terre à été redonnée à
l'Ukraine ! Gavriil Popov,
né à Novocherkassk, qui a toujours été en Russie, mais qui était
l'ancienne capitale des Cosaques – qui sont à l'origine de la formation
de l'Ukraine moderne – si bien que culturellement, on pourrait
l'inclure dans la sphère d'influence ukrainienne. Enfin Sergueï Prokofiev,
né à Sontsivka, à l'Ouest de Donetsk, est considéré comme russe mais
est pourtant bel et bien né dans un territoire ukrainien (et au
recensement de 2001, plus de 92% de la population avait l'ukrainien
pour langue maternelle !).
Voilà qui fait un certain nombre des plus grands compositeurs russes
nés (et pour beaucoup formés) en Ukraine !
4. Spectacles
Pour les comptes-rendus, je vous renvoie à la vidéo ou aux commentaires
faits après chaque concert sur Twitter (mot-dièse #ConcertSurSol).
Tentative de podium :
1. Barbe-Noire d'Ambroise Divaret au CRR
2. Marie Tudor au CNSM
3. Der Schatzgräber de Schreker à Strasbourg
4. Le Destin du Nouveau Siècle de Campra (où, sans contrainte, le
compositeur se lâche totalement)
5. Doubles chœurs de Rheinberger & Mendelssohn par le Chœur de
Chambre Calligrammes
6. La Nativité de Messiaen par les élèves de Sylvie Mallet au CRR
7. Phryné de Saint-Saëns à l'Opéra-Comique
8. Rheingold par Nézet-Séguin au TCE
9. Suite de Rusalka d'Ille & Honeck à la Maison de la Radio
10. Programme franco-italien du Poème Harmonique avec Eva Zaïcik à la
Fondation Singer-Polignac
11. Journée à la Roche-Guyon du festival Un Temps pour Elles (3
concerts, 3 violoncellistes de mon top 5 : Luzzati, Legasa, Phillips !)
12. Trio n°3 de Frank Bridge avec Christine Lagniel à l'Amphi Bastille
13. Schubert et Chostakovitch par le Quatuor Belcea au Théâtre des
Champs-Élysées
Et aussi…
Bru Zane : Hulda TCE
Larcher PP
Neojiba Cerqueira PP
Schmitt Psaume 47 MR
Stockhausen Freitag PP
Tailleferre opéras-minute au CNSM
Turangalila Salonen PP
Elektra à Bastille
Cendrillon de Massenet à Bastille
Vestale Spontini TCE
Roi Carotte Oya Kephalê
Parsifal Bastille
Karawane PP
Ariane & Bacchus Marais TCE
Thaïs TCE
J'ai un peu oublié les bides, mais je me souviens de mêtre ennuyé ferme
pour A Quiet Place
de Bernstein à Garnier, et m'être demandé pourquoi jouer des œuvres
rares qui ne sont pas propres à soulever l'enthousiasme, quand le choix
est si vaste parmi les chefs-d'œuvre ? (réalisation par ailleurs assez
terne)
Parmi les moments forts, deux histoires à vous partager.
¶ Benjamin Bernheim,
alors qu'on lui fait un entretien de complaisance,
en profite pour faire longuement l'éloge
de son pianiste. Un ténor qui
ne parle pas de lui, et en plus qui complimente son accompagnateur
alors que ce n'est même pas la question posée, je ne pensais pas voir
ça un jour. (et ça m'a ému)
¶ Reprise deRobert le cochon
et les kidnappeurs de
Marc-Olivier Dupin à l'Opéra-Comique.
Un véritable traumatisme (que je vous raconte à la fin de la vidéo).
Il
s'agissait de la reprise d'un spectacle destiné au jeune public, par
l'adroit compositeur du Mystère de
l'écureuil bleu, qui sait manier les références et écrire de la
musique à la fois nourrissante et accessible. Mais cette fois…
D'abord, peu d'action, beaucoup de
numéros assez figés, aux paroles
plutôt abstraites… j'ai pensé à l'opéra italien du XIXe siècle et à ses
ensembles où chaque personnage évoque son émotion, son saisissement…
pas forcément la temporalité adaptée pour les moins de dix ans.
Ensuite, le propos éducatif était…
déroutant. La méchante, c'est la
propriétaire de la décharge qui veut simplement conserver un peu
d'ordre alors que Mercibocou le loup et Nouille la Grenouille cassent
et mettent tout en désordre. Robert le Cochon, en voulant parlementer
pour sauver son ami le loup, prisonnier (personne ne l'a kidnappé, il a
surtout été arrêté alors qu'il commettait un délit…), se fait éjecter.
Mais il trouve la solution, la seule fructueuse, pour être entendu : il
apporte une hache. Et là tout le monde s'enfuit et il peut délivrer son
ami. (La violence ne résout rien, mais quand même, elle rend tout plus
facile. Prenez-en de la graine les enfants.)
Et surtout, des images traumatiques.
Nouille la grenouille est éprise
de Mercibocou le loup, mais elle est surtout passablement nymphomane.
Elle s'éprend aussi du chasseur de loup embauché par la directrice de
la décharge, lui fait une cour éhontée, s'empare d'une « machine
d'amour » pour le forcer à l'aimer. Âmes sensibles comme je le suis, ne
lisez pas ce qui va suivre.
Nouille attrape alors le chasseur de loup,
qui se débat, elle le tire par les pieds alors qu'il s'accroche
désespérément au plancher en criant « je ne veux pas ! », et l'emporte
dans la fusée où elle le viole – hors du regard du public, mais dans la
fusée au milieu de la scène, tout de même –, et lui appliquant la «
machine d'amour », le tue. Elle sort alors en pleurant et traîne le
cadavre du chasseur sur toute la scène.
Oui, parfaitement, dans un
opéra pour enfant, l'un des principaux personnages présentés comme
sympathiques viole un autre personnage, sur scène, avant le tuer et de
se promener partout avec son cadavre !
Pour mettre à distance un peu
cette scène, on nous apprend, une
demi-heure plus tardi (sérieusement
? j'ai eu le temps de développer deux ou trois névroses dans
l'intervalle…), qu'en réalité ce n'était pas un véritable homme mais
une baudruche. Je ne sais pas si c'est vraiment mieux : on sous-entend
ainsi que si vous voulez violer quelqu'un mais qu'il se révèle par
accident n'être pas véritablement un humain, alors vous n'avez rien à
vous reprocher. Quant au procédé même de catégoriser un personnage en
non-humain pour mieux pouvoir le torturer, je ne suis pas trop sûr non
plus de ce que j'en pense exactement… mais mon ressenti ne valait
clairement pas assentiment !
J'ai vraiment peine à comprendre comment personne, dans le processus de
création, librettiste, compositeur, metteur en scène, producteurs,
interprètes, professionnels de la maison, public interne des filages,
public de la prémière série en 2014… n'a demandé à un moment « mais le
viol sur scène suivi de meurtre et d'exhibition du cadavre avant de le
décréter sous-homme, est-ce totalement la meilleure idée pour un opéra
jeune public ? ». Dans un opéra décadent comique du milieu du XXe
siècle, ça aurait pu être amusant, mais dans au premier degré dans un
opéra pour enfants, j'en suis resté traumatisé – et je l'ai raconté par
le menu à tous ceux qui ont eu l'imprudencede me demander ce que
j'avais vu de marquant dernièrement.
Le bilan de tout cela reste quand même que sur les 6 meilleurs spectacles de
l'année, je recense trois spectacles
d'étudiants et un concert d'amateurs
! Honnêtement, cela vaut la peine d'aller voir, surtout au CNSM
où le niveau est très élevé (niveau pro, l'enthousiasme des débuts en
sus). Les concerts des conservatoires sont toujours gratuits de
surcroît !
Le recensement n'est pas toujours évident (c'est annoncé peu de temps à
l'avance, dans des sites fastidieux à consulter, date à date), aussi je
vous rappelle que je maintiens à cet effet un agenda des concerts franciliens
où j'inclus et mets en avant les soirées intéressantes. Les spectacles
avec mise en situation théâtrale au CNSM (la classe d'Emmanuelle
Cordoliani en particulier) me fournissent chaque année des expériences
parmi les plus originales et marquantes de la saison.
C'est un peu tôt (en général à 19h), mais si vous avez la possibilité
de partir un peu en avance ou si vous posez occasionnelle des
après-midis de congé, courez-y, beaucoup n'osent pas, mais on est tout
à fait bienvenu, c'est fait pour et disposer d'un public aide à la
formation de ces jeunes ! Et le résultat est en général très
enthousiasmant (pour les grands spectacles baroques du CRR, les
auditions de ses classes d'instrument ou à peu près tout au CNSM).
5. Nouveautés
discographiques : œuvres
Difficile de sélectionner (mon fichier d'écoutes de 2022 fait un
millier de pages, plusieurs heures d'écoutes quotidiennes et peu de
redites…)
Je tente un petit palmarès.
1. Eben – intégrale d’orgue
vol.1 : Job, Fantasia Corale, Laudes… – Janette Sue Fishell (Brilliant
Classics 2022) ♥♥♥
→ Ensemble assez incroyable de bijoux… je découvre la densité du
langage (très accessible cependant) de la Fantasia Corale, une certaine
parenté avec Messiaen, en moins exagérément idiosyncrasique… Et une
très belle version de Job, l’une des plus belles et ambitieuses œuvres
pour orgue du XXe siècle, avec récitants anglais.
→ Très belles versions, tendues, bien registrées, bien captées… et l’on
n’avait de toute façon, que des bouts de choses jusqu’ici. Début d’une
série absolument capitale.
2. Winter, Schack, Gerl, Henneberg,
P. Wranitzky, Salieri, Haydn, Mozart
– « Zauberoper », airs d’opéras fin XVIIIe à sujets magiques –
Konstantin Krimmel, Hofkapelle München, Rüdiger Lotter (Alpha 2022) ♥♥♥
→ Encore un carton plein pour Krimmel. Un des plus passionnants (et
ardents !) récitals d’opéra de tous les temps. Voilà. (Et il y a
beaucoup d’autres compositeurs que « Mozart Haydn Salieri » dans cet
album).
→ Document passionnant regroupant des inédits de première qualité
(enfin un peu du génial Oberon de Pavel Vranický au disque !)
interprétés avec ardeur, et dits avec une saveur extraordinaire. (Je
vous recommande chaleureusement son récital de lieder Saga,
exceptionnel lui aussi.)
→ Par ailleurs une très belle voix, bien faite, qui ne cherche pas à
s’épaissir contre-productivement et conserve sa clarté malgré les
formants très intenses qui permettent à la voix de passer l’orchestre.
3. Campra – Le Destin du
Nouveau Siècle – Valiquette, Lefilliâtre, Vidal, Mauillon, Van Essen ;
La Tempest, Bismuth (CVS)
→ Campra, dans ce sujet purement allégorique où les sujets de la Guerre
et de la Paix expriment leurs émotions (!), peut s'en donner à cœur
joie et ne rien brider de son imagination musicale. Ébouriffant. (Et
quelle distribution, bon sang.)
4. Saint-Saëns – Phryné –
Valiquette, Dubois, Dolié ; Rouen, Niquet (Bru Zane 2022) ♥♥♥
→ Intrigue déjà utilisée par Don Pasquale, Das Liebesverbot, Die
schweigsame Frau…
→ Nous n'avions qu'une bande de la RTF mal faite, et c'est ici la
révélation, toutes ces saveurs dans tous les sens. Court et absolument
jubilatoire.
5. Ireland, Stanford,
Coleridge-Taylor, Clarke, Liszt – Sonates & autres pièces
pour piano – Tom Hicks (Divine Art 2022) ♥♥♥
→ Très beau corpus pianistique anglais… la Sonate d’Ireland manifeste
une grande ambition, postdebussyste (mais avec une forme thématique
plus charpentée), et regorge de séductions.
→ Et, divine surprise, la version de la Sonate de Liszt échappe
totalement à la virtuosité fulgurante qui m’exaspère d’ordinaire :
Hicks travaille véritablement l’harmonie (très claire, mais il crée
parfois des sortes d’appoggiature en laissant chevaucher la pédale), la
structure, le son n’est pas le plus brillant du marché, mais la
réalisation est l’une des plus éloquentes ! J’ai l’impression de
découvrir – enfin ! – l’intérêt que les mélomanes lui portent.
6. Eleanor Alberga – Concertos
pour violon 1 & 2 – Pearse, Bowes, BBC National Orchestra of Wales,
Swensen (Lyrita 2022) ♥♥♥
→ Compositrice. Noire. Toutes les raisons de ne pas être jouée… et à
présent toutes les raisons d’être réessayée. Vraiment dubitatif lors du
concerto pour violon n°2 qui ouvre le disque, assez plat. En revanche
le cycle de mélodies est marquant, et surtout l’incroyable premier
mouvement du Premier Concerto, dans un goût quelque part entre
Mantovani et Berg, de grandes masses orchestrales contrapuntiques
menaçantes, mais tonales et très polarisées. Assez fantastiquement
orchestré !
7. Pijper, (Louis) Andriessen, (Leo)
Smit, Loevendie, Wisse, Henkemans, Roukens – « Dutch Masters »,
œuvres pour piano à quatre mains – Jussen & Jussen (DGG 2022) ♥♥♥
→ Panorama très varié (du postromantique décadent étouffant de Pijper à
l’atonalité dodécaphonique avenante de Louis Andriessen en passant par
les debussysmes de Smit) de ce fonds musical incroyablement dense pour
un pays à la démographie aussi modeste. (Ma nation musicale chouchoute
d’Europe avec les Danois, je me fais très souvent des cycles consacrés
à l’un ou l’autre, avec un émerveillement récurrent.)
→ Pour finir, un étonnant concerto très syncrétique de Roukens,
manifestement inspiré à la fois par le jazz, varèse et la musique grand
public ! (et sans facilité, vraiment de la très bonne musique)
8. Maria Bach – Quintette
piano-cordes, Sonate violoncelle-piano, Suite
pour violoncelle seul – Hülshoff, Triendl (Hänssler 2022) ♥♥♥
→ Œuvres denses et avenantes à la fois, culminant dans cette Suite pour
violoncelle qui m’évoque Elias de Mendelssohn : on y sent sans
équivoque l’hommage à Bach, mais un idiome romantique plus souple et
expressif qui me séduit considérablement. Oliver Triendl fait des
infidélités à CPO et, de fait, les œuvres communes au disque CPO y sont
plus ardentes.
&
Maria Bach – Quintette
piano-cordes, Quintette à cordes, Sonate violoncelle-piano– (CPO 2022)
♥♥
→ Quintette à cordes de toute beauté, germanique mâtiné d’influences
françaises. Thèmes fokloriques russes très audibles.
9. Hans Sommer – Lieder
orchestraux – Mojca Erdmann, Vondung, Appl ; Radio Berlin (ex-Est),
(PentaTone 2022) ♥♥♥
→ Généreux postromantisme sur des textes célèbres, très bien orchestré
et chanté par des diseurs exceptionnels (Vondung, et surtout Appl).
Coup de cœur !
10. Schütz, Gagliano, Marini, Grandi &
Roland Wilson – Dafne –
Werneburg, Hunger, Poplutz ; La Capella Ducale, Musica Fiata, Roland
Wilson (CPO 2022) ♥♥♥
→ Si la reconstruction d’un opéra perdu peut paraître une pure
opération de communication – la preuve, je me suis jeté sur ce disque
alors même que je savais qu’il ne contenait pas une mesure de Dafne ! –, le projet de Roland
Wilson est en réalité particulièrement stimulant.
→ En effet, partant de l’hypothèse (débattue) qu’il s’agissait bel et
bien d’un opéra et pas d’une pièce de théâtre mêlée de numéros
musicaux, il récupère les récitatifs de la Dafne
de Gagliano (qui a pu servir de modèle), inclut des ritournelles de
Biagio Marini, un lamento d’Alessandro Grandi (ami de Schütz), et
surtout adapte des cantates sacrées de Schütz sur le livret allemand
qui, lui, nous est parvenu. (Wolfgang Mitterer a même fait un opéra
tout récent dessus…)
→ Le résultat est enthousiasmant, sans doute beaucoup plus, pensé-je,
que l’original : énormément de danses très entraînantes, orchestrées
avec générosité, un rapport durée / saillances infiniment plus
favorable que d’ordinaire dans ce répertoire (même dans les grands
Monteverdi…). Ce n’est donc probablement pas tout à fait cohérent avec
le contenu de l’original, mais je suis sensible à l’argument de Wilson
: c’est l’occasion d’entendre de la grande musique du temps que, sans
cela, nous n’aurions probablement jamais entendue ! (Et dans un
cadre dramatique cohérent, ajouté-je, ce qui ne gâche rien.) → Les deux
ténors sont remarquables, l’accompagnement très vivant, et surtout le
choix des pièces enthousiasmant !
10. Vladigerov – « Orchestral
Works 3 » – Chambre Bulgare, Radio Nationale Bulgare, Vladigerov
(Capriccio 2022) ♥♥♥
→ Remarquablement écrit tout cela ! Tonal et stable, mais riche,
plein de couleurs, de climat, de personnalité, et surtout un élan
permanent. Un grand compositeur très accessible et très méconnu.
→ Si le Poème juif se révèle l’héritier d’un postomantisme germanique
généreux et décadents, les Impressions de Lyutin sont marquées par
l’influence des motorismes soviétiques, tandis que le dernier des 6
Préludes Exotiques porte, lui, la marque éclatante du Ravel le plus
expansif ! Et à chaque fois, sans pâlir du tout devant ses
modèles, et non sans une personnalité réellement décelable.
→ D’autres choses sont moins marquantes, mais pas sans valeur, comme le
lyrisme filmique de l’Improvisation & Toccata, qui a quelque chose
de Max Steiner et Korngold…
→ Clairement le meilleur album de la série, trois disques de
merveilles.
11. Czerny, Sonate n°6 / Schubert, Sonate D.958 en ut mineur
– Aurelia Vişovan (Passacaille 2022) ♥♥♥
→ Encore un coup de maître d’Aurelia Vişovan… Première fois de ma vie
que je suis passionné par une sonate de Schubert (hors peut-être la
dernière). Quelle puissance rhétorique implacable, et sur un joli
blong-blong en sus !
→ Très belle sonate (en sept mouvements !) de Czerny également.
→ Découvrez absolument aussi son disque Hummel / Beethoven !
12. Noskowski – Quatuors n°1
& 2 – Four Strings Quartet (Acte Préalable 2022) ♥♥♥
→ Le 2 est un bijou de lyrisme intense, quoique pas du tout «
douloureux » comme le prétendent les indications de caractère des
mouvements, au contraire d’un élan lumineux remarquable !
13. Taneïev – Trio à cordes
Op.31, Quatuor piano-cordes Op.20 – Spectrum Concerts Berlin (Naxos
2022) ♥♥♥
→ Le Trio est rarement enregistré, petite merveille jouée avec des
cordes d’une intensité d’attaque, d’une résonance, d’une précision
d’intonation assez vertigineuses. Et le Quatuor, toujours aussi
puissamment inspiré dans ses élans mélodiques… Disque miraculeux.
14. Pachelbel – Les Fugues
Magnificat – Space Time Continuo (Analekta 2022) ♥♥♥
→ Oh, quelle merveille ! Des fugues distribuées à différents
ensembles : théorbe, orgue ou consort de violoncelles, parfois même au
sein de la même fugue. La matière en est très belle (cette Chaconne en
fa mineur !) et la réalisation suprême.
15. Charlotte Sohy – Œuvres
avec piano (dont mélodies) – Garnier, Nikolov, Phillips, Luzzati, Oneto
Bensaid, Kadouch, Vermeulin (La Boîte à Pépites 2022) ♥♥♥
→ Première publication de ce label qui a déjà fourni beaucoup de
matière en musique féminine de premier plan (cf. son calendrier de
l’Avent récent ou le festival Un Temps pour Elles qui lui est lié).
→ Ce volume contient des pièces pour piano, des mélodies (les très
belles Chansons de la Lande, qui ont clairement entendu Duparc), de la
musique de chambre, en particulier le miraculeux trio, dont le
traitement thématique est absolument fascinant. (Et quels artistes
possédés par leur sujet, dans le trio tout particulièrement !)
→ Les pièces pour piano m’ont paru moins essentielles, davantage
tournées vers le caractère, la décoration, le salon. À réécouter.
Mais il y a aussi :
¶ Ibert : Le Chevalier errant Messiaen : Chronochromie Jarre (Maurice) : Concertino
pour percussions et cordes Mihalovici : Symphonie n°2,
Toccata pour piano & orchestre Milhaud : L’Homme et son désir Roussel : Concert, Suite en fa,
Symphonie n°3 Honegger : Symphonie n°3 Debussy : Marche écossaise,
Berceuse héroïque, Faune, Nocturnes, La Mer, Jeux Ravel : Alborada, Oye
⇒ Radio de Baden-Baden, Hans Rosbaud (SWR Classic 2022) ♥♥♥
→ 4 CDs dans un son clair très réaliste et physique, avec une direction
acérée et tendue… Ibert extraverti, Messiaen totalement déhanché et
débridé, Honegger frénétique, Debussy tranchant… vraiment un concentré
de bonheur, de bout en bout… et avec quelques véritables raretés, comme
le remarquable Chevalier Errant d’Ibert, ou bien sûr Maurice Jarre et
les pièces de Mihalovici.
¶ Perosi – Quintettes
piano-cordes 1 & 2, Trio à cordes n°2 – « Roma Tre Orchestra
Ensemble » : Spinedi, Kawasaki, Rundo, Santisi, Bevilacqua (Naxos 2022)
♥♥♥
→ On a beau être mélomane de longue date, la vie peut toujours réserver
des surprises : en deux jours, moi qui trouvais le genre du Trio à
cordes assez peu fulgurant, je viens de découvrir les deux plus beaux
trios que j'aie entendus, et que je n'avais jamais écoutés !
Après Taneïev, voici Perosi n°2.
→ Le feu qui traverse cette œuvre est assez grisant, sans effets de
manche ni épanchements superficiels. (Les Quintettes sont très beaux
aussi, mais je les connaissais déjà.)
¶ Fauchard – Intégrale pour
orgue – orgue de Detmold, Flamme (CPO 2022)♥♥♥
→ Des aspects Vierne, mais aussi un grand nombre de citations de thèmes
liturgiques, en particulier dans la Symphonie Mariale que je trouve
particulièrement réussie, évocant les Pièces de Fantaisie de Vierne,
mais dans une perspective structurée comme un Symphonie de Widor.
→ La Symphonie Eucharistique est encore plus impressionnante en
développant davantage et ressassant moins. Quelques contrastes
incroyables (dans le II « Sacrifice » !).
→ De la grande musique pour orgue – si vous aimez les grandes machines
évidemment. (J’ai songé aux aplats enrichis du Job d’Eben en plus d’une
occurrence dans la Quatrième Symphonie, et c’est un beau compliment.)
¶ Bach (Suite n°1), Duport, Piatti, Battanchon, Hindemith
(Sonate n°3), Sollima (Sonate
1959), Casals, Rostropovitch, Matt
Bellamy – « Le Chant des Oiseaux » – Thibaut Reznicek (1001
Notes 2022) ♥♥♥
→ Programme puissamment original, qui parcourt des pans majeurs de
l’œuvre pour violoncelle seul, un Bach sublime mais aussi de
passionnants Battanchon et Hindemith, un touchant Sollima (cette
simplicité qui touche toujours juste, encore plus peut-être que dans
ses délectables Quatuors…). Et Reznicek en gloire, l’un des grands
violoncellistes d’aujourd’hui, doté d’un grain et d’une musicalité qui
ont peu d’équivalent sur la scène actuelle.
¶ Edelmann, Persuis, Gluck, Monsigny,
Grétry, J.-C. Bach, Dalayrac, Cherubini – « Rivales », scènes
d’opéra rares du XVIIIe – Gens, Piau, Le Concert de la Loge Olympique,
Chauvin (Alpha 2022)
→ J'ai vu le CD « Rivales », je me suis dit « oh non, encore un récital
téléphoné à base de joutes vocales fantasmées ». En réalité, recueil de
grandes scènes dramatiques françaises fin XVIIIe jamais enregistrées.
Et interprétation aux couleurs et inflexions extraordinaires !
→ Les figuralismes de l’abandon d’Ariane (rugissements de bêtes,
tempête maritime…) chez Edelmann sont absolument incroyables ; mais
aussi le grand récit de Démophoon de Cherubini, et évidemment «
Divinités du Styx » par Gens.
6. Nouveautés
discographiques : versions
Et bien sûr des choses moins neuves, mais dans des interprétations
miraculeuses.
¶ LULLY–
Acis & Galatée – Bré, Auvity, Crossley-Mercer, Tauran, Cachet,
Getchell, de Hys, Estèphe ; Chœur de Chambre de Namur, Les Talens
Lyriques, Rousset (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Tout l’inverse du parti pris esthétique du Zoroastre paru la même
semaine : déluge de couleurs variées et de dictions affûtées (mention
particulièrement à Bénédicte Tauran, particulièrement charismatique).
Immense proposition de toute l’équipe.
¶ Purcell – Dido & Aeneas
– Les Argonautes, Jonas Descotte (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Incroyable ! Purcell joué comme du LULLY. Voix fines et
expressives (à l’accent français plus délicieux qu’envahissant),
couleurs orchestrales magnifiques, et le tout dans une finition d’une
perfection absolue. Voilà qui rejoint d’emblée García Alarcón sur le
podium des versions les plus intenses de cette œuvre pourtant rebattue
!
→ Les danses, que j’ai toujours trouvées moins passionnantes que les
récitatifs (quelle surprise…) se révèlent ici absolument irrésistibles.
(Et les récitatifs restent fabuleux aussi.)
→ J’espère que cet ensemble ira loin, et fera la promotion du
répertoire français en complément d’autres bien en cour actuellement,
mais aux postures plus hédonistes (Les Surprises, Les Ambassadeurs font
de l’excellent travail, mais ce n’est pas l’esthétique qui fonctionne
le mieux dans ces musiques, à mon sens…).
¶ Voříšek, Mozart – Symphonie
en ré Op.23, Symphonie 38 – Gewandhaus O, Blomstedt (Accentus Music
2022) ♥♥♥
→ Contre toute attente, après des Brahms plutôt impavides et indolents,
un Mozart plein de vie et d’aspérité : certes tradi, mais un tradi
vibrillonnant, qui ne se contente jamais d’énoncer les formules mais
les accompagne et leur insuffle un feu permanent. Une des plus belles
versions que j’aie entendues, pour moi qui ai pourtant tendance à
privilégier le crincrin crissant et le pouêt-pouêt couaquant !
Une partie du plaisir provient aussi de l’exécution intégrale, avec les
reprises (18 minutes pour le premier movement, et 12 pour l’andante !),
ce qui permet de goûter pleinement les équilibres formels et les
trouvailles merveillleuses de notre (presque) vieux Mozart.
→ La Symphonie en ré de Voříšek est elle aussi extraordinairement
réalisée, Blomstedt mettant en valeur son très grand potentiel
dramatique, ses parentés avec Mozart dans la recherche harmonique, la
variété de ses climats (des contrastes impressionnants dans le
mouvement lent). Elle ne m’avait pas du tout autant frappé, et pour
cause, dans l’excellente version Goebel.
¶ Weber, Schubert, Schumann –
Lieder orchestrés, airs d’opéra (Alfonso und Estrella, Euryanthe…) –
Devieilhe, Fa, Degout ; Pygmalion, Pichon (HM 2022) ♥♥♥
→ Le projet ne m’enthousiasmait pas, mais le choix des œuvres (de très
beaux airs de baryton de Weber et Schubert, rarement gravés en récital)
et leur réalisation sur instruments anciens, débordant de couleurs et
de textures, est absolument superlative. Je suis resté sonné par
l’intensité de la réalisation – et Degout, qui n’est pas mon chouchou,
est en forme olympique !
→ Du même degré de réussite que l’album « Mozart inachevés » de
Pygmalion.
¶ Schumann – Quatuors
piano-cordes, Märchenerzählungen (version avec violon) – Dvořák PiaQ
(Supraphon 2022) ♥♥♥
→ Je découvre avec stupéfaction qu’il existe un autre quatuor
piano-cordes de Schumann… et qu’il vaut de surcroît son génial autre
! (Version formidable aussi.)
¶ Meyerbeer – Robert le Diable
– Morley, Edris, Darmanin, Osborn, Courjal ; Opéra de Bordeaux,
Minkowski ♥♥
→ Je reste toujours partagé sur cette œuvre : les actes impairs sont
des chefs-d’œuvre incommensurables, en particulier le III, mais les
actes pairs me paraissent réellement baisser en inspiration. Et
certaines tournures paraissent assez banales, on n’est pas au niveau de
finition des Huguenots, où chaque mesure sonne comme un événement
minutieusement étudié. Pour autant, grand ouvrage électrisant et
puissamment singulier, bien évidemment !
→ Comme on pouvait l’attendre, lecture très nerveuse et articulée.
Courjal, que je trouvais un peu ronronnant ces dernières années, est à
son sommet expressif, fascinant de voix et d’intentions. Bravo aussi à
Erin Morley qui parvient réellement à incarner un rôle où l’enjeu
dramatique, hors de son grand air du IV, paraît assez ténu par rapport
aux autres héroïnes meyerbeeriennes – avant tout un faire-valoir.
→ Très (favorablement) étonné de trouver ce chœur, qui bûcheronnait il
y a quinze ans, aussi glorieux – son à la fois fin mais dense, ni gros
chœur d’opéra, ni chœur baroque léger, vraiment idéal (seule la diction
est un peu floue, mais il est difficile de tout avoir dans ce domaine).
¶ Gluck, Rossini, Bellini, Donizetti,
Halévy, Berlioz, Gounod, Massenet, Saint-Saëns – « A Tribute to
Pauline Viardot » – Marina Viotti, Les Talens Lyriques, Christophe
Rousset (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Voilà, pour une fois, un récital intelligent, qui tient les promesses
de son titre : le répertoire de Pauline Viardot, sur instruments
d’époque, par une voix exceptionnelle, d’une très belle patine mais
brillante, à la diction affûtée, à la projection manifestement aisée,
maîtrisant aussi bien la cantilène profonde que la déclamation
dramatique ou l’agilité la plus précise.
→ Orphée, La Juive, La Favorite, Les Troyens sont d’éclatantes
réussites, qui offrent à la fois une qualité supérieure de diction et
d’expression… mais aussi un accompagnement d’un caractère et d’une
singularité qui renouvellent véritablement l’écoute !
¶ Czerny – Nonette – Brooklyn
Theatre Salon Ensemble (Salon Music 2022) ♥♥♥
→ Une nouvelle version du Nonette ! Timbres moins parfaits que
chez le Consortium Classicum, mais la prise de son est encore plus
aérée et détaillée, beaucoup d’aspect qu’on a l’impression de mieux
découvrir. Pour l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de Czerny.
¶ Brahms – Symphonie n°1, Concerto pour violon (S.-M. Degand, Le Cercle
de l'Harmonie, Rhorer) (NoMadMusic 2021) ♥♥♥
→ Fin de l'année 2021, passé inaperçu dans les bilans.
→ Formidables couleurs renouvelées, et dans le concerto, ce que tire
Degand de cordes en boyaux est tout simplement hallucinant d'aisance et
de musicalité. Versions majeures, et très différentes de ce qu’on peut
entendre ailleurs.
¶ Brahms – Les Symphonies –
Chambre du Danemark, Ádám Fischer (Naxos 2022) ♥♥♥
→ Dans le même goût que leurs Beethoven, avec une Héroïque
particulièrement marquante, un Brahms aux cordes non vibrées qui n’en
ressort pas (comme c’est en général le cas) rigidifié ou anémié :
Fischer s’empare de cette options en faisant tout claquer avec une
vivacité impressionnante… le plus admirable est que les mouvements
lents eux-mêmes en sortent particulièrement rehaussés, par le grain,
par la lisibilité structurelle, par la force des intensions.
→ Une très grande lecture, particulièrement marquante, qui renouvelle
radicalement l’approche de ces œuvres d’ordinaire beaucoup plus
pâteuses, et dont l’orchestration sort ici transfigurée. Je le mets
dans mon panthéon aux côtés de Manze (pour la couleur, les accents) et
Zehetmair (pour l’intelligence de l’articulation des cordes).
→ Bissé.
¶ Offenbach – Le Voyage dans
la Lune – Derhet, Lécroart ; ON Montpellier, Dumoussaud (Bru Zane 2022)
♥♥♥
→ Sur un schéma habituel (princesse enlevée par un prince mauvais
sujet), farci de rebondissements plein de fantaisie (fusée, terre
habitée, volcan), quelques pastiches identifiables (les enchères à la
chandelle de la Dame Blanche « Personne ne dit mot ? »), et plusieurs
moments assez marquants mélodiquement (le chœur de la neige), un bel
Offenbach ambitieux et puissamment original, dans le goût du Roi
Carotte ou de Barbe-Bleue.
¶ Dubois, d’Indy, Caplet –
Dixtuor, Chansons & Danses, Suite Persane – Polyphonia
Ensemble Berlin (Oehms 2022) ♥♥♥
→ Trois très belles œuvres, mais le disque vaut particulièrement pour
sa version des Chansons & Danses de d’Indy, d’une verdeur
exceptionnelle, complètement nasillarde et terroir – je n’imaginais pas
des musiciens allemands capables de se donner à fond là-dedans !
Indispensable version de premier plan de ce chef-d’œuvre.
¶ Sibelius – Symphonies 3 &
5, La Fille de Pohjola – Symphonique de Göteborg, Rouvali (Alpha 2022)
♥♥♥
→ Voilà une intégrale réalisée par un autre prodige finlandais, sur
beaucoup plus long terme qu’Oslo-Mäkelä, et qui apporte, cette fois,
une toute nouvelle perspective sur ces œuvres ! Captation
merveilleuse de surcroît.
→ Rouvali a la particularité de traiter les transitions non comme des
passages d’attente, mais comme si (et c’est le cas !) elles étaient le
cœur du propos. Il n’hésite pas à mettre en valeur les motifs
d’accompagnement et à les rendre thématiques (sans abîmer pour autant
l’équilibre général de la symphonie et les thèmes). On se retrouve donc
avec deux fois plus de thèmes (et de bonheur).
→ Sa Première était un bouleversement paradigmatique ; les autres
parutions m’avaient moins impressionné. Mais dans cette Troisième, au
premier mouvement très vif et élancé, au deuxième au contraire d’une
lenteur particulièrement inspirée (avant que tout ne s’emballe), on
sent à quel point, à nouveau, chaque équilibre, chaque progression est
pensée. Vraiment un témoignage de tout ce qu’un chef peu magnifier dans
une grande partition. → Tout simplement (et de loin) la meilleure
version que j’aie entendu de la Troisième (et j’ai écouté toutes les
intégrales discographiques de Sibelius).
→ La Cinquième est moins singulière, mais toujours remarquablement
articulée et captée (pas une version où l’appel de cor du final est
particulièrement majestueuse / exaltante, attention à ceux pour qui
c’est important).
¶ Sibelius – Symphonie n°7,
Suite de Pelléas, Suite de Kung Kristian II – Radio Finlandaise,
Nicholas Collon (Ondine 2022) ♥♥♥
→ Premier directeur musical non finlandais à la tête de la Radio, ce
n’est en tout cas pas une erreur de casting : une Septième pleine de
frémissements, de détails, de vie, de bout en bout, l’une des plus
abouties de celles (très nombreuses) qu’il m’ait été donné d’entendre.
¶ Langgaard – Symphonie n°1, «
Pastorale des falaises » – Berliner Philharmoniker, Sakari Oramo (Da
Capo 2022) ♥♥♥
→ Cette unique symphonie de Langgaard écrite dans le goût
postromantique généreux (sur les 16 de son catalogue) trouve ici une
lecture particulièrement limpide et animée… le résultat est d’un
souffle absolument irrésistible.
7. Découvertes de l'année
L'exploration des anniversaires
a bien sûr été l'occasion de beaucoup de belles découvertes (Ballard,
Schürmann, Baines… et bien sûr la vie absolument démente de Dupuy !).
De même pour l'Ukraine. Parmi
les belles rencontres inattendues, Semen Hulak-Artemovskiydont l'histoire m'a passionné, et Leo Ornstein,
pianiste exilé aux États-Unis dont le futurisme débridé me ravit
absolument (le disque de Janice Weber avec les Sonates 4 & 7, ou le
Quintette qu'elle a gravé avec le Quatuor Lydian, sont à couper le
souffle).
En lisant Pelléasau
piano, j'ai été frappé comme la foudre par l'hypocrisie de Debussy, se
moquant de la façon de Wagner d'écrire un opéra à partir de bouts de
motifs hystériques. Or, bien que les exégètes que j'ai lus aient
toujours paru relativiser les leitmotive
dans Pelléas,
en réalité le plus clair de l'opéra n'est bâti que sur ces motifs
(souvent des interludes ou des sections entiers !), peut-être encore
davantage que dans Tristan ou
le Ring…
Découverte qui m'a stupéfié, j'étais toujours passé à côté à l'écoute –
activité dont je ne suis pourtant pas suspect d'avoir été économe. Il y
aura des notules (et peut-être même une « conférence-concert ») sur le
sujet. Voyez déjà cette notule
générale et celle-ci, plus récente.
Autre grand choc, la découverte des concertos pour violon de Pierre Rode,
d'un style postclassique à la fois dramatique et d'une veine mélodique
incroyable (un peu dans l'esprit de Dupuy), que j'ai écoutés en boucle
pendant mes randonnées depuis le printemps dernier.
Une claque monumentale avec I Masnadieri de Verdi dans la version de
Gavazzeni à Rome en 1972 (Ligabue, G. Raimondi, Bruson, Christoff).
Je n'avais jamais été très touché par cet opéra encore un peu
formellement post-belcantiste, et dans des versions molles (Gardelli
notamment) distribuées totalement à rebours (Bergonzi en brigand sans
limites !). Réécoute avec cette version possédée, en relisant sa source
Die Räuber. J'en suis
sorti vraiment sonné… Les plot twists
surabondants et délirants (il y en a combien, une demi-douzaine rien
que dans la dernière scène ?), et la fin assez inattendue et
insoutenable, le désespoir qui baigne le tout – chaque personnage étant
persuadé de sa damnation et se débattant malgré tout en s'enfonçant
dans ses crimes et en choisissant mal la loyauté de ses serments –, la
recherche d'un sublime perverti, tout concourt au malaise exaltant.
Ces outrances sidérantes ont dû faire réagir sur le plan de la
bienséance, même pour un public habitué aux fantaisies romantiques
! Mais c’est aussi le terreau pour des scènes très contrastées
comme Verdi les aime – la prière apocalyptique du méchant ! Les
rôles sont eux aussi démesurés : l’épouse qui dérobe une épée et tient
en respect le méchant, le baryton totalement maléfique, le ténor
vociférant… j’en suis sorti assez secoué avec cet attelage plus grand
que nature.
→ Et alors, Gianni Raimondi, que je tenais pour une belle voix
(idéalement émise mais) un peu aimablement lisse, totalement hors de
lui, est hallucinant dans sa dernière scène.
Quelques opéras du romantisme allemand,
aussi, à commencer par Die
Räuberbraut de Ries
(dont je n'avais jamais rien trouvé saillant, et qui se révèle un
tempérament dramatique de premier ordre !) et Die Lorelei de Bruch (de très loin supérieure
en intensité à ses autres vocales comme Ulysse ou Arminius).
Enfin, les symphonies d'Alfvén dirigées par le compositeur,
tellement claires, mordantes et redevables au folklore, on ne
l'imaginerait pas du tout en écoutant les autres versions du commerce
(beaucoup plus vaporeuses et « atmosphériques »).
8. Cycles de l'année
Pour approfondir un sujet ou préparer une notule, j'ai tendance à
creuser un même sillon, d'où la poursuite de quelques cycles.
Cycle opéra suédois :
Je ne suis toujours pas inconditionnel de la Fête à Solhaug de Stenhammar (un rare Ibsen
mis en musique), mais son Tirfing
sur un sujet médiéval est absolument enthousiasmant, ces finals
tournoyants particulièrement généreux m'ont transporté ! On
trouve pas mal d'œuvres chez Sterling.
J'ai aussi profité de tout le fonds édité par BlueBell
: récitals d'artistes suédois qui chantent tout le répertoire… en
suédois. Mozart, Verdi, Wagner, R. Strauss, tout y passe… voix
phénoménales et saveur très particulière de cette langue (variété
vocalique et, par rapport à l'allemand, une fermeté qui n'exclut pas la
rondeur). Vous pouvez commencer par le volume consacré à Arne Tyrén,
vertigineux. Il faut après naviguer selon ses goûts, mais la quinzaine
d'albums vaut le détour, particulièrement pour les chanteurs moins
connus (qui chantent mieux…).
Cycle Segerstam Cycle Westerberg
(de pair avec ce cycle opéra suédois)
Cycle opéras français
post-1870 : Hérodiade de Massenet, Aben-Hamet de Dubois, Vercingétorix de Fourdrain, Lutetia d'Holmès, Ivan le Terrible
de Gunsbourg… évoquent tous à leur manière les tourments de la défaite
et la recherche du sublime malgré la déchéance et l'horreur. Il est
frappant de voir que le parallèle Romains-Germains est réalisé par
plusieurs de ces œuvres (Hérodiade, Vercingétorix, Lutetia), alors que
dans notre imaginaire contemporain la culture romaine (ne serait-ce que
par la distribution linguistique) s'oppose justement à celle du Nord de
l'Europe.
Cycle opéras de Théodore
Dubois
En train de déchiffrer au piano tous ceux que j'ai pu trouver : Le pain
bis, Xavière, Le Guzla de l'Émir, Aben-Hamet, Le Paradis perdu… Et je
m'émerveille à chaque fois de la facilité de lecture et de l'économie
de la pensée musicale, dispensant beaucoup de beautés, mais toujours à
la juste proportion, comme une épice vient relever un plat sans le
dénaturer.
Cycle Taneïev
Sa musique de chambre est extraordinaire, et les symphonies aussi. 45
disques écoutés, à peu près toutes les œuvres que j'ai pu trouver
couramment disponibles.
Cycle intégrale Verdi
Réécoute de tous les opéras de Verdi. Toujours source d'émerveillement
et de plaisir.
Cycle Oliver Triendl
Le grand pianiste défricheur (les concertos rares et la musique de
chambre interlope chez CPO, c'est très souvent lui !). En plus il joue
merveilleusement. J'ai suivi sa trace pour faire encore davantage de
belles découvertes !
Et quelques autres autour de compositeurs :
Cycle Dupuy
Cycle Czerny
Cycle Stenhammar
Cycle Pejačević
Cycle Juon
Cycle Miaskovski
Cycle Tchèques milieu XXe (Luboš Fišer et Jan Fischer !)
Cycle Sviridov
… ou même un cycle Civil War, pour retrouver la trace des thèmes les
plus célèbres utilisés dans la musique américaine. (Pas évident de
trouver de bons disques, beaucoup d'arrangements dégoûtants – j'ai dû
fouiller un peu.)
Si vous êtes curieux, une recherche en ctrl+F dans le fichier des écoutes et dans son archive vous permettront de retrouver les
disques et les commentaires.
9. Doudous
J'ai aussi réécouté certains de mes doudous personnels : les Variations « Prinz Eugen » de
Graener, Miles fortis de
Hamel, Raoul Barbe-Bleue
de Grétry, Ungdom og Galskab de
Dupuy, et j'ai découvert ou réécouté sans trête la musique de chambre
de compositeurs majeurs dans ce genre et trop méconnus : Krug,
Koessler, Schillings, Pejačević, Kabalevski, Taneïev, Howells…
J'espère que ce bilan vous aura donné des idées d'écoutes, ou que la
vidéo vous aura amusés. À défaut, sachez que je diffuse et commente mes écoutes en temps réel sur ce fichier.
À l'année prochaine, estimés lecteurs !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Commande : a painting in the style of
Jacques-Louis David
depicting a tenor singing in a vast opera
with little glottis flying around,
digital art.
Il y a assez longtemps que je n'ai pas proposé une notule de
glottologie – un des sujets qui a un lectorat fidèle ici. Je suis en
train de préparer, sur commande, une petite notule sur la nomenclature
des barytons, mais elle prend plus de temps que prévu (il faut
l'illustrer d'un maximum de noms et d'extraits pour que ce soit
parlant), et cette conférence me donne l'occasion d'aborder quelques
sujets que je n'avais pas encore explicités ici.
1. Dispositif
Ce mardi, troisième volet d'une série consacrée à l'enseignement du
chant dans les périodes passées : séance dévolue aux méthodes de chant
utilisées au Conservatoire de Paris de la fin du XVIIIe siècle au début
du XIXe siècle.
D'ordinaire, les conférences m'ennuient assez vite : ou trop
généralistes (si on s'intéresse au sujet, on sait déjà à peu près
tout), ou au contraire obsédées par des micro-détails de méthode si
bien que le public non universitaire ne peut pas en retirer de
connaissances générales.
Ici, c'était tout l'inverse, Yves Sotin est clairement – au
moins dans ce format, je n'ai jamais assisté à ses cours proprement
dits –
un grand pédagogue : simple, précis, beaucoup d'exemples, il définit
clairement les concepts principaux et apporte progressivement nuances
et complexités de façon très facile à suivre. Voix parlée très bien
timbrée, agréable à écouter, élocution régulière (il ne cherche jamais
ses mots, je l'envie).
Comble du bonheur, les exercices des méthodes de chant étaient exécutés
par ses élèves : Hermione Bernard, Margaux Poguet, Joseph Pernoo,
Charles Fraisse et Félix Merle.
La parenthèse interprètes
Margaux
Poguet fait les beaux jours des productions du CNSM (Fidélio
dans la Léonore de Gaveaux,
le Laurier dans La Conjuration des
Fleurs
du Prix de Rome Bourgault-Ducoudray, ou encore tout récemment le
concert Gervais & friends dirigé par Haïm en partenariat avec le
CMBV…) et mène déjà une petite carrière (entendue dans Le Poème de l'Amour et de la Mer
avec l'orchestre Ut Cinquième) – la voix est très ronde, peut-être un
peu trop unifiée pour le bien de la diction, mais elle monte avec
aisance assise sur un timbre relativement sombre et très homogène, et
surtout son expression est toujours d'une force incroyable – actrice
hors normes aussi, même lorsque ce n'est pas à elle de chanter –
clairement, aussi bien de la voix que de l'expression, elle vole
immédiatement la vedette lorsqu'elle est sur scène.
J'ai aussi eu le
plaisir d'entendre Félix Merle
plusieurs fois, que ce soit dans les spectacles du Conservatoire ou
comme il y a peu dans le Barbe-Noire
d'Ambroise Divaret.
Les autres élèves étaient plus audiblement en cours de formation : même
si Hermione Bernard a déjà d'excellentes bases, on sent qu'elle va
développer encore plus de qualités dans les mois à venir ; Joseph
Pernoo vient même de changer de catégorie vocale et de basculer en
ténor en septembre !
Tout le monde était accompagné par Yann
Molénat,
qui excelle en particulier à remplacer à lui seul les orchestres et le
chef, avec beaucoup d'inspiration… mais dans des accompagnements de
méthode de chant, on n'en a pas énormément profité comme vous vous en
doutez.
Parmi ses élèves passés, Paul Figuier et Ambroisine Bré font de belles
carières. (Avec une technique qui n'est clairement pas mon absolu, mais
son propos demeure éclairant, et assez peu normatif. Je note tout de
même sa vive admiration pour Caruso et ses références incessantes à Anna Bolena, assez révélatrices de
ses goûts et des miens.)
Pour une lecture moins fastidieuse, je mêle mes observations à la
matière qu'il fournit sans toujours délimiter clairement l'une et
l'autre. Si jamais vous désirez savoir, les commentaires sont là à
votre service.
2. L'ambiguïté de la voix
mixte
Avant de me lancer dans le contenu proprement dit de la communication,
j'attire votre attention, estimés lecteurs, sur les termes voix de
poitrine / voix mixte / voix de tête. Ce sont des termes dont la
pertinence physiologique est discutée, et qui ont par conséquent une
surface floue. Une notule est déjà consacrée
au sens le plus habituel, qu'on utilise pour décrire les voix… mais
dans leur travail, un certain nombre de professeurs, dont Yves Sotin,
l'utilisent différemment.
Dans l'emploi le plus courant (et grand public, comme les critiques
musicales) :
voix de poitrine → la voix parlée, plus ferme, dure, sombre
voix de tête → la voix de fausset (parfois renforcé), claire et un peu
molle
voix mixte → voix de poitrine assouplie ou voix de tête élargie
Chez Yves Sotin, Jean Laforêt et autres professeurs :
voix de poitrine → la voix avant le passage
voix de tête → la voix après le passage
voix mixte → la voix après le passage qu'on fait ressembler à de la
voix de poitrine
La différence peut paraître mince, mais elle est énorme : dans le
langage courant, la voix mixte désigne un mécanisme allégé (façon Alain
Vanzo), utilisé par une minorité de chanteurs (et peu accessible aux
femmes, même s'il existe), alors que dans la bouche de ces professeurs,
la voix mixte concerne absolument tous les chanteurs qui veulent
accéder aux aigus sans faire complètement du fausset.
Physiologiquement, ils ont raison : il y a vraiment deux mécanismes
antagonistes avant et après le passage
(la
« bascule » de la voix après les aigus), et avant les Napolitains du
début du XIXe siècle, tous les chanteurs faisaient vraiment entendre
cette jointure. Il a fallu inventer des subterfuges pour faire sonner
la voix de tête comme une voix de poitrine, tout le nom de voix mixte.
En revanche, en matière d'observation, ça ne décrit rien sur
l'organisation vocale, et l'expression est bien utile, dans son sens
traditionnel pour comprendre ce qui se passe chez certaines voix «
souples ».
C'est pourquoi, avant de résoudre ce problème lexical pour moi-même, je
prendrait bien soit de préciser « voix mixte-légère » (sens traditionnel) ou « voix
mixte-lourde » (comme Sotin) si je suis mené à employer ce vocable dans
cette notule…
3. L'unification des
registres masculins
a) Avant 1830
Jusqu'aux années 1830, les hommes émettaient toutes leurs notes aiguës
en fausset : il existait une rupture nette après le passage (le point
de bascule de la voix), et l'on passait immédiatement de la voix de
poitrine au mécanisme léger. Il pouvait être gracieux, souple et même
sonore, mais la nature de la voix changeait radicalement. On essayait,
bien sûr, d'unifier au maximum la chose, de masquer les ruptures, mais
l'aigu, même bien projeté projeté, n'était jamais sombre ni
véritablement puissant.
(La voix de tête est celle utilisée par défaut par les femmes dans le
lyrique, leur voix de poitrine arrive bien plus bas dans la voix et ne
pas maîtriser les changements de registre a donc moins de conséquence,
d'autant que leur voix de tête est, elle, très sonore.)
Il est donc possible que les rôles de ténor du XVIIIe siècle (vous
savez, ces rôles mozartiens qui ne dépassent que rarement le sol, à un
diapason 440 Hz, c'est-à-dire culminant à l'époque au fa dièse…) aient
majoritairement été tenus par des barytons, pour disposer de ce grave
riche qui était sollicité. (Ce me paraît poser des problèmes en matière
d'endurance pour les rôles construits assez haut dans le médium, et de
couleur pour certains rôles, mais Yves Sotin l'a juste mentionné au
détour d'une phrase, je ne sais quelles sont ses sources ou ses
déductions pouren arriver à cette proposition.
La révolution arrive en deux temps.
b) Gilbert Duprez et l'ut de poitrine
D'abord Gilbert Duprez : après un début de carrière infructueux, il
part étudier à Naples et, un soir où il chante Guglielmo Tell à
Lucques, au début de 1831… émet un ut de pleine poitrine. Délire
immense dans la salle. Il reproduit l'exploit à Paris, tant et si bien
qu'il supplante instantanément tous ses rivaux. Berlioz parle, en
l'écoutant, d' « un saisissement physique proche de la crainte ». On
image aisément le choc culturel immense, l'aspect surnaturel et
inquiétant qui pouvait émaner de ce gigantesque changement
paradigmatique – implicant la nature même de l'humain !
Lorsqu'il est engagé à l'Opéra pour alterner avec Adolphe Nourrit,
celui-ci démissionne d'emblée. La carrière de Duprez, peut-être à cause
de ces rôles lourds interprétés à toute force, se termine tout de même
très tôt, à 43 ans.
En réalité, lorsqu'on dit « ut de poitrine », la voix de poitrine ne
peut pas monter si loin du passage (il suffit de voir ce que font les
chanteurs de comédie musicale en belting,
c'est-à-dire en voix de poitrine avec larynx haut… clairement le
contre-ut n'est pas possible) : il s'agit d'un artifice pour faire ressembler la voix au delà du
passage (donc la « voix de tête ») à la couleur de la voix de poitrine.
Duprez explique dans ses Mémoires
que devant chanter un rôle au caractère héroïque dans un grand théâtre,
il s'était pénétré de l'intensité du rôle et de l'énergie nécessaire
pour lui rendre justice, et que cela avait produit ce son-là. Ce n'est
pas illogique, cela signifie qu'il a essayé de sombrer davantage et
obtenu un soutien vigoureux (appoggio)
au niveau du diaphragme, soit les gestes qu'on recommande désormais
pour obtenir ce type de son.
c) Manuel Garcia II et
la place du larynx
Fils du grand chanteur et pédagogue Manuel Garcia, Manuel Garcia (II)
découvre le fonctionnement de la voix (jusqu'alors on imaginait des tas
de choses… fausses) et Bichat lui-même postulait, à la fin du XVIIIe
siècle, que c'était là une vérité inaccessible.
Parmi les découvertes : la mobilité du larynx, indépendante des aigus –
on croyait que le larynx était nécessairement haut quand la voix
montait.
Son Mémoire (sur la voix
humaine) et son Traité
(de chant) des années 1840 bouleversent la compréhension de
l'instrument vocal… et permettent d'expliquer le phénomène Duprez
(bientôt imité par ses collègues). L'ut de poitrine s'obtient notamment
par l'abaissement du larynx, qui reste stable en bas comme c'est la
norme aujourd'hui – au lieu d'être mobile (quelques rares chanteurs
utilisent le larynx mobile, comme les rossiniens du type Juan Diego
Flórez). Le larynx haut fait soulever le voile du palais, procurant
plus de clarté et projetant davantage le son par le nez, tandis que le
larynx bas offre plus de place de résonance en amont de la bouche et
aboutit sur des sons plus sombres. (L'obssession univoque et uniforme
du larynx bas est d'ailleurs l'origine de certains désordres ou
contre-performances vocaux actuels, y compris chez certains anciens
élèves de Sotin, trouvé-je).
À partir de cette époque, la rupture entre les registres devient
quasiment taboue, et tous les professeurs enseignent la continuité du «
registre de poitrine » (même si, on l'a vu, la rupture existe toujours
physiologiquement), tandis que la majorité des compositeurs romantiques
pensent leurs œuvres pour ces nouvelles émissions héroïques, en phase
avec les affects paroxystiques qu'ils souhaitent mettre en valeur ; la
technique vocale et l'inspiration littéraire évoluent conjointement à
ce moment-là, et les nouvelles possibilités vocales sont adoptées
d'autant plus rapidement qu'elles correspondent exactement aux besoins
expressifs des compositeurs et du public.
Tous les traités prévoyaient déjà une recherche de l'unification des
registres au XVIIIe siècle, mais ces découvertes vont accentuer
l'obsession pour un passage (passaggio)
le moins audible possible entre les différentes parties de la voix.
4. Les exercices
d'autrefois
Nos vocalises d'aujourd'hui (qui, certes, ont souvent été inventées
avant le milieu du XIXe siècle) sont souvent de grandes montées et
descentes pour unifier le son.
Mais, dans la première moitié du XIXe siècle, les trois
exercices-maîtres étaient différents – et je dois avouer
qu'instinctivement, ils me paraissent vraiment utiles, car ils
impliquent davantage de bien chanter et d'utiliser efficacement son
instrument (alors qu'on peut vocaliser en beuglant). Je n'ai pas testé
sur des élèves, ce n'est donc qu'une intuition : le plus important est
évidemment le conseil qui accompagne ces vocalises, et comment on s'en
sert pour bâtir la voix !
a) Messa di voce
Le principe de la messa di voce
est de faire enfler le son puis de le dégonfler : c'est un travail qui
met en valeur le souffle, son soutien, le contrôle du timbre et de la
puissance.
(Exemple
ici.)
b) Transition voix de
poitrine / voix de tête
Là aussi, chanter la même note, mais en changeant le registre, dans la
mesure du possible sans faire entendre la couture. Pour travailler la
bascule du passage et éviter les cassures dans la voix, bien sûr, mais
aussi un excellent exercice, il me semble, pour faire sentir les
mécanismes à l'œuvre dans son propre corps. C'est important ensuite
pour avoir de la maîtrise sur les processus et choisir son esthétique,
son phrasé, sa couleur…
c) Portamento
Le portamento, ou « port de
voix », est un glissando
chanté : d'une note à l'autre (parfois d'une voyelle à l'autre, je ne
sais si ces traités prévoyaient cela, mais les parties d'opéra le
requièrent en tout cas), on passe par les notes intermédiaires. Je ne
sais s'il s'agissait d'un portamento-gamme
(qui fait entendre les notes traversées) ou plutôt d'un portamento-glissando (où la hauteur n'a pas
d'importance).
Ici aussi, c'est un moyen intéressant de sentir les tensions et
coutures de la voix, de percevoir où l'émission change et de l'unifier
(ou du moins de la maquiller) – même s'il est sans doute plus difficile
de progresser simplement en utilisant cet exercice très exigeant.
d) Trille
J'avais dit trois, mais cet exercice-ci, moins structurant pour la
matière de la voix elle-même, était incontournable au XIXe siècle : on
ne pouvait pas faire carrière, dans énormément de grands emplois, sans
un beau trille. On le travaillait donc – mais l'implication est
dava,tage ornementale que structurelle (on devine tout de même la
souplesse requise, mais il n'y avait pas de segment de répertoire prévu
pour les voix wagnériennes comme au XXe siècle, bien évidemment).
5. Les méthodes
Cinq méthodes étaient présentées. Je vais faire plus vite sur cette
partie : je ne les ai pas lues et je pense que ce sera moins utile aux
lecteurs. Les exercices étaient exécutés par les élèves chanteurs, luxe
incroyable d'entendre la pratique (à haut niveau) en même temps que la
théorie clairement énoncée.
1795 – Martini, Mélopée
moderne ou l'art du chant En réalité une traduction du traité de Hiller. Elle se fonde sur
les principes déjà pratiqués au XVIIIe siècle : recherche de
l'unification des registres (appelés « voix de poitrine / voix de
gosier / voix de tête piquée » – poitrine / tête / flageolet-sifflet,
dirions-nous), éloge du souffle maximal (prendre le plus grand volume
d'air et maîtriser sa conservation, typique des maîtres Italiens du seria XVIIIe, alors que d'autres
écoles peuvent préconiser de ne pas prendre plus d'air que nécessaire).
Il écrit, dans son traité, des Sonates pour voix (des airs sans texte).
1839 – Panseron, Méthode de
vocalisation
Compositeur et non chanteur, mais pédagogue très efficace, enseignant
le chant au Conservatoire de Paris. Il pratique donc la messa di voce
(sur 18 secondes !) comme premier exercice, mais laisse entendre que
peu de chanteurs trouvent « la jointure mixte » (autrement dix, les
aigus « de poitrine » chez les hommes). Il fait monter les ténors
jusqu'au fa3 en voix de poitrine (normal), mais les sopranes jusqu'au
sol4 ! (C'est très haut, il devait faire monter le larynx et ça devait
ressembler à du belting de
comédie musicale énervée, façon Defying Gravity.)
1846 – Duprez, L'Art du chant
Dans sa méthode, Duprez n'explique pas comment il a lui-même trouvé sa
voie.
Ses exercices sont assez traditionnels, avec simplement la mention «
exemple de chant large d'expression et de force » pour pousser ses
disciples à trouver leur chemin vers l'aigu de poitrine. Ses « Morceaux
d'expression », qu'ils compose lui-même avec de jolies modulations,
servent d'exercices pratiques. Il collecte aussi les cadences célèbres,
à travailler pour pouvoir les utiliser en scène lorsque nécessaire
(toutes les vedettes du temps y passent, Pasta, Cinti-Damoreau,
Malibran, Viardot, Garcia, Tamburini, Levasseur…).
1874 – Delle Sedie, L'art lyrique
: traité complet
Baryton verdien devenu professeur de chant au Conservatoire de Paris
(1867-1871). Son traité prend en compte les découvertes de son temps.
Par exemple, l'influence des voyelles pour travailler le passage – le
[i] aide à trouver sa voix mixte-lourde.
J'ajoute que c'est souvent un signe très probant de la qualité
technique d'une voix que la teneur de ses [i]. Lorsqu'ils sont grêles,
bouchés, trop transformés en [u], [eu], [é] ou [è], l'instrument est
déséquilibré, et l'interprète doit sans cesse jouer à l'équilibriste
pendant qu'il chante. (Ici,
Kaufmann en Radamès fait tous ses [i] aigus en [è].) Si au
contraire les [i] sont très pleins et beaux, alors la voix est en
général saine et équilibrée (ici,
Alagna en Nemorino) – un des avantages des slaves est que
leurs [i] sont naturellement larges et timbrés (ici,
Dunaev en Lenski).
Il recommande les vocalises d'Alary et Cinti-Damoreau (autrice
également d'une Nouvelle méthode de
chant).
1886 – (Jean-Baptiste) Faure,
La voix et le chant et Mes exercices du matin
Baryton à succès, capable de tenir des rôles de ténor (Iago chez
Rossini) comme de basses chantantes (Malipieri d'Haÿdée d'Auber, Méphisto chez
Gounod), créateur de Posa (Don Carlos)
de Verdi. Il était réputé pour son médium sombre et son aigu doux (mais
aussi pour ses excès d'effets) a aussi été compositeur de mélodies – la
plus célèbre étant Les Rameaux, pour la fête
chrétienne correspondante, toujours populaire chez
les anglophones –, au sens mélodique et lyrique toujours très
élancé.
Il en a très peu été question, les deux heures étant écoulées.
6. Bilan
Je trouve particulièrement intéressante cette remise en perspective,
qui ouvre d'autres horizons de pédagogie et de pratique, avec ces
exercices inusités, et cette prise de conscience sur l'existence d'un
chant précédent notre propre pensée vocale…
J'en retire notamment l'importance d'expérimenter la cassure
physiologique des registres et la mobilité du larynx, pour bien
comprendre les possibilités que chacun que peut explorer selon son
goût, ses aptitudes, l'esthétique de l'œuvre.
J'espère que tout ceci vous aura intéressé. Pour ma part j'ai été,
c'est rare dans une conférence, magnétisé de bout en bout par le
compteur Sotin, pédagogue hors du commun – je le dis d'autant plus
volontiers que nous ne partageons pas les mêmes présupposés sur ce que
doit être le chant lyrique, ni sur la technique optimale pour y
parvenir (c'est un héritier de Miller). Il n'empêche, même pour
quelqu'un qui ne cherche pas à suivre cette voie, c'était absolument
passionnant et nourrissant.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
Stockhausen
– Freitag (« vendredi ») Mise en scène : Silvia
Costa Chanteurs : Daviet,
(Antoin HL) Kessel, Nombre, Maîtrise de Notre-Dame de Paris Instrumentistes :
Bletton, Zerdoud, Sarah Kim, Ratovo (tous issus de l’ensemble Le Balcon) Direction musicale :
Maxime Pascal
Aller voir un opéra de Stockhausen garantit toujours la satisfaction
d’assister à un spectacle différent
: quoique manifestement peu
préoccupé du public, Sto y fait absolument ce qu’il veut, sans
considération pour les attendus musicaux ou dramatiques… et son esprit
fertilement étrange nous surprend à chaque fois.
Dans Donnerstag, il y a ce
tour du monde aux personnages instrumentaux ; dans Samstag, les danses
des parties du visage de Lucifer, ainsi que les grandes fanfares
spatialisées au début et à la fin de l’œuvre; dans Montag, les hymnes
des jours de la semaine ; dans Dienstag,
la Course du Temps, la guerre des armées de cuivres et la grande
séquence de sons de bombardements dans Mittwoch, le fameux quatuor de
l’hélicoptère… Dans Freitag,
ce sont les couples d’objets du quotidien
et le concert des enfants – qui deviennent la foire aux hybrides d'une
part, la guerre des enfants d'autre part.
1. Sujet
L’intrigue est centrée autour de la «
tentation » d’Eva. Eva est
l’amour de Michael – à la fois archange, musicien et alter ego de
Stockhausen, associé à la trompette (mais il est absent de ce volet) –,
tenue par une soprano à suraigus mais toujours doublée de son
personnage cor de basset (encore une fois tenu par l’incroyable Iris
Zerdoud). Elle y écoute la requête de Lucifer, basse – nommé Ludon dans
ce volet, et accompagné de son double flûte appelé Lufa, car
Stockhausen adore jouer avec l’onomastique –, car celui-ci lui propose
de se livrer à l’amour de son fils, Kaino.
[Sto est certes assez libre dans son interprétation de la généalogie
biblique ; pour autant, le désir de Caïn pour sa mère est un motif
connu depuis assez longtemps : en 1908, Borngräber publie Die ersten Menschen (« Les premiers
humains ») où toute l'intrigue du meurtre d'Abel repose sur cette
prémisse. J'en (re)parlerai prochainement, à propos de l'opéra de
Rudi Stephan qui s'en inspire.]
Le déroulé en deux actes est assez simple : Eva refuse, puis leurs
enfants respectifs font de la musique ensemble ; Eva accepte. Acte II,
Eva copule longuement avec Kaino, les enfants d’Eva sont massacrés par
ceux de Lucifer, elle se repent, et tout se finit dans une harmonie
cosmique des contraires.
2. Langue
Le livret de Freitag a la particularité d’être essentiellement fondé
sur des échanges de mots ou de bouts de mots, des concepts qui se
baladent, sans presque jamais faire de phrases : « Fête de Noël – lueur
– clarté – obscurité » auquel répond « sainte nuit – flamme de
bougie – tes enfants brillent ». Ou alors des jeux onomastiques un peu
fastidieux :
Filles : petit enfant – Fricka –
petits enfants – Fricka Africa attention les secousses
Garçons : petite Freia – Fricka – Freia
Ludon : Ève – Fricka – Freia
Filles : Fricka – free – Africa – Fricka – Africa
Garçons : Fricka – Freia
Ludon – Fricka – Freia – Eva
Filles : Fricka – libre oui (frei ja) – Africa – Eva
Ce n’est clairement pas le plus narratif de tous.
3. Structure musicale
Comme les autres volets de Licht,
l’œuvre se fonde sur une succession
de tableaux aux liens lâches, et reposant sur trois types de traitement
musical : un fond permanent de musique électronique (où Sto
étire et
superpose les motifs liés à ses principaux personnages), des « scènes
de son » avec action scénique accompagnée par l’électronique, et les «
scènes réelles » où interviennent les (ici très rares) instruments
(flûte, cor de basset, un à deux synthétiseurs) et les chanteurs –
c’est là où se déroule l’action principale.
Stockhausen
attitude.
4. Les couples d'objets
La particularité des « scènes de son » de Freitag est de présenter des
couples d’objets ou actions du quotidien, sous forme de couples
de
danseurs. Couples évidents comme « femme / homme » ou « chat / chien »,
plus liés à son temps comme « photocopieuse / machine à écrire » ou «
flipper / joueur de flipper », parfois plus insolites (« ballon de
football / jambe avec chaussure de football »), intemporels (« bras nu
/ main tenant une seringue ») ou poétiques (« lune avec un petit hibou
/ fusée », « bouche de femme avec fleur de crocus / cornet de glace
avec abeille » !). Décontenancés par la Chute d’Ève cédant à Caïn
(pourtant à la suite d’une acceptation qui semble rationnelle et
simplement généreuse), les couples s’interchangent pour former des
hybrides monstrueux (chat humain, jambe qui joue au flipper, seringue
en lune, archet jouant d’un nid, etc.). Après le Repentir, les couples
(qui sont en fin de compte un chœur de solistes) s’incarnent en « scène
réelle » et chantent des notes tenues jusqu’au chœur-spirale final.
Comme d’habitude avec Stockhausen (et la mise en scène de Silvia Costa,
par ses jeux de scène avec les ballons lumineux), le principe est
exploité jusqu’au bout : tant qu’on a pas vu l’entrée de chaque hybride
(et pour chaque entrée, tous les autres rejouent leur propre scène,
cela s’entend dans la bande enregistrée qui superpose les motifs
évocateurs), on ne s’arrêtera pas. J’ai tellement pensé à la « Course
du Temps » de Dienstag (où pour années, décennies, siècles,
millénaires, on réexplique chaque fois la règle… ce serait un peu comme
réexpliquer la règle du jeu de dames à chaque coup… c’est un peu long,
et pas très stimulant intellectuellement) !
C’est amusant, mais les doubles ne sont pas toujours vertigineux («
homme / femme », « taille-crayon électrique / crayon »), la musique
électronique reste très uniment planante (clairement, on a fait mieux
avant et depuis, de Takemitsu à Risset…), et la répétition est vite
lassante – surtout dans cette mise en scène, j’y reviendrai.
5. Les enfants
L’autre grande trouvaille, c’est la présence massive d’enfants
(orchestre pour Eva et chœur pour Ludon), qui jouent séparément puis
ensemble. Au second acte, ils se font même la guerre : les enfants
d'Eva (avec des armes modernes) sont vite massacrés par les enfants de
Lucifer (avec des armes archaïques, mais aidés d'un rhinocéros volant
invincible).
« La guerre est atroce. Ici et
là, gisent des blessés, exfiltrés du
champ de bataille. Un gigantesque rhinocéros ailé foule la scène.
Quatre garçons noirs le chevauchent et tirent sur les enfants d’Eva,
effrayés. Les coups n’ont aucun effet sur le monstre, qui bat des
ailes, charge à gauche ou à droite, et crache du feu. Eva, en
lévitation, tente de protéger ses enfants. Mais ils prennent la fuite.
Le rhinocéros les piétine. Les enfants de Ludon l’emportent, la rumeur
des combats s’adoucit et s’éteint. Pour cette scène, le musicien qui
tient la partie de synthétiseur, invisible, échantillonne autant de
sons d’armes-jouets que possible : claquements, hurlements, fracas,
sifflements, vrombissements, explosions, grincements… Il improvise,
sans nécessairement utiliser toutes les hauteurs notées sur la
partition. »
Scène impressionnante (quoique escamotée, ici aussi, par la mise en
scène). Les superpositions des chants d’enfants avec l’orchestre
d’enfants et l’électronique, les jeux de scène, le résultat est total,
insolite, fascinant, réjouissant.
6. Musique de chambre
En réalité, le moment où j’ai pris le plus de plaisir est au début, le
duo d’Eva et Ludon soutenus par leurs doubles (flûte et cor de
basset),
quatuor de poésie ineffable à peine soutenu par la bande enregistrée…
Pas particulièrement original (il y en a dans tous les épisodes du
cycle Licht), mais c’est là où, à mon sens, Stockhausen livre sa
meilleure inspiration – on est dans le même esprit que son cycle Klang
des années 2000, pour diverses formations de chambre très réduites.
La scène de coït avec Caïn m’a paru beaucoup moins intéressante, malgré
les acrobaties vocales et l’évocation assez pudico-mystique de
l’étreinte (on peut deviner l’ébat quand on le sait, mais ce n’est
absolument pas démonstrativo-figuratif). Là aussi, avec une mise en
scène adéquate, plutôt que l’immobilité sur les deux demi-cercles, il y
avait moyen d’être davantage magnétisé :
« C’est la nuit. Un lac reflète
la lune, cependant invisible dans le
ciel. Sporadiquement, des oiseaux crient, un hibou hulule. Kaino,
debout sur la rive, regarde le lac, puis s’assied en position du lotus.
Un bateau s’avance. Eva y est assise, avec Elu et Lufa, qui se tiennent
derrière elle et jouent de longues notes. Les trois sont vêtues de
robes transparentes. Kaino les aperçoit. Avant même d’atteindre la
rive, le bateau s’arrête. Eva en descend, pieds nus, remonte sa robe et
marche dans les eaux peu profondes jusqu’à la terre ferme. Elle se
retrouve devant Kaino, déplie lentement sa robe et l’étreint. Ils
chantent doucement, accompagnés par le cor de basset et la flûte. Eva
se lève ensuite, regagne les eaux peu profondes, remonte sur le bateau
et s’y assied, tournant le dos à Kaino, qui la regarde s’éloigner,
avant de sortir à droite, ses mains posées, mais non croisées, sur les
épaules. Un cri de ténor glaçant transperce l’Univers: « Eva, nos
enfants ! » Un rougeoiement vif jaillit du ciel, traverse le lac
au milieu et envahit l’espace. »
Détail amusant : Stockhausen avait prévu que les enfants, dans leur
tutti harmonieux du premier
acte, chantent le nom des artistes ayant
participé à la création du spectacle… ici, version actualisée, avec
Silvia Costa, Caroline Sonrier et même… Olivier Mantei !
7. Musiciens exceptionnels
L’interprétation n’appelait que des éloges.
Les solistes du Balcon, d’un
niveau superlatif et toujours très
habités, jamais mécaniques, phrasant à loisir : CharlotteBletton et
Iris Zerdoud sont des déesses.
Plaisir de retrouver HalidouNombre (Kaino) découvert chez la
Compagnie
de L’Oiseleur, lorsqu’il jouait Domingue, l’esclave de Paul dans Paul
& Virginie, le chef-d’œuvre de Massé (avec une distribution de feu,
vidéo là)
! Impressionné
par Antoin HL Kessel en Ludon
: la voix est belle et expressive, et la
sonorisation confortable ne la fait pas sonner grosse, on entend très
bien la source du son, mais sans tendre l’oreille.
Ébloui par le travail des enfants du CRR
de Lille (pour l’orchestre) et
de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris
: cela ne sonne pas du tout comme
un orchestre d’enfants (ils avaient pourtant dans les 10 ans). C’est
beau, c’est timbré, ce n’est pas le bazar. Et les petits choristes ont
de très longues parties ! Je ne sais pas comment on a pu leur
faire apprendre tout ça, mais ils semblaient redoutablement à l’aise,
ravis d’être là, et le résultat était splendide. Tant mieux, parce que
ce sont eux qui ont les pages les plus singulières (le Concert, la
Bataille) de l’ouvrage !
8. Mise en scène tronquée
L’expérience est un émerveillement en soi, mais j’ai tout de même
trouvé le temps un peu long. D’abord parce qu’après avoir entendu pas
mal de volets (et même vu d’une façon ou d’une autre ceux donnés par Le
Balcon ces dernières années), on n’est plus aussi surpris des
dispositifs – la musique de chambre est écrite de la même manière,
l’électronique déploie les mêmes timbres et les mêmes atmosphères, la
dramaturgie discontinue se reconnaît…
Mais il y a une autre raison : Silvia
Costa. Dans sa note d’intention
pour la mise en scène, elle expose l’enjeu de conserver la pièce
vivante tout en demeurant fidèle à l’esprit de Stockhausen. Sauf que…
pour des raisons que j’ignore, elle fait le choix de supprimer quantité
d’éléments (parfois au cœur des scènes) pour les remplacer par… rien du
tout.
Attention, c‘est là où je vais grommeler.
a) Absence de décors
Je sais qu’on ne peut pas réellement faire de la mise en scène totale
avec la Philharmonie, mais alors que le livret décrit un sentier
caillouteux (première scène) ou un bord de lac (scène du coït), la
plateau uniformément blanc ne permet pas cela.
b) Absence de danseurs
Les 12 couples de danseurs, figurant de façon vivante les objets des
scènes de son, sont replacés par des objets manipulés par des
enfants-démiurges (pourquoi pas, il s’agit d’un opéra de l’enfance).
Mais le fait que ce soient des objets limite totalement les
possibilités, et on voit à l’intini le même mouvement de balancier sur
la voiture de course, le corbeau, la fusée, etc. Même lorsqu’il s’agit
de danseurs, au demeurant (pour le bras seringué ou la jambe de
footballeur), pas de couples, ils restent seul dans leur coin à répéter
à l’infini le même geste. Le résultat, à la fin de l’œuvre, finit par
ressembler à une sorte de musée assez lassant, alors que des couples de
danseurs permettent évidemment une tout autre variété de jeu. [Un
camarade, T., me faisait même remarquer qu’une fois l’hybridation
monstrueuse réalisée, Silvia Costa ne faisait plus vraiment évoluer les
objets vers le dépassement des oppositions et en restait à ce deuxième
état.]
c) Absence de didascalies
La plupart des didascalies sont supprimées : Stockhausen précise à
quel moment tel personnage entre, par quel côté, et si pendant que les
autres parlent il rit, se tait, etc. Ce n’est pas du tout respecté, on
sent une direction d’acteurs beaucoup plus globale. On se demande
parfois (souvent) pourquoi ne pas s’être appuyé davantage sur le projet
de Sto.
Typiquement, la scène du coït, avec sa rencontre au bord du lac (je ne
dis pas qu’on soit obligé pour les robes transparentes), aurait été
beaucoup plus mobile et poétique que cette grimpette sur deux
demi-cercles, en position d’accouplement pendant un quart d’heure, sans
plus de jeu de scène.
d) Absence de rhinocéros
Si l’on peut regretter le choix du « musée » au lieu des « danseurs
ad libitum », ce pouvait être un pari respectable ; en revanche, la
faute plus difficile à pardonner, c’est la destruction complète de la
séquence de la guerre des enfants. Faites ce que vous voulez avec Don
Giovanni ou Traviata,
le public dans sa grande majorité déteste les
mises en scène regie, mais au moins, il a le choix d’aller voir
ailleurs ou d’attendre cinq ans que ça repasse au bas de sa porte… mais
ne détruisez pas les œuvres qu’on ne donne qu’une fois en un
demi-siècle, s’il vous plaît…
J’ai reproduit précédemment les notes de mise en scène telles que
voulues par Sto : armement d’aujourd’hui pour les fils d’Eva, armement
archaïque pour les fils de Ludon ; affrontement implacable accompagné
par un échantillonnage de bruits de guerre ; cris ; apparition d’un
rhinocéros intergalactique blindé, qui porte grâce à ses ailes les
enfants de Ludon qui finissent par massacrer ceux d’Eva.
Silvia Costa nous propose : une ronde avec échange de T-shirt (tout le
monde finit en blanc d’ailleurs, donc ce sont les enfants d’Eva qui
gagnent), sorte de pajama game qui
se termine avec une fête indienne
avec jets de pigments, et tout le monde sort bras dessus bras dessous.
Plus rien à voir avec le propos de l’œuvre. Quand on sait l’exigence
(invraisemblable et présomptueuse) de Sto, on peut s’imaginer combien
il aurait été horrifié que non simplement on simplifie, mais on change
le sens de son œuvre !
Et je ne parle même pas de la grande déception de nous tous qui
attendions de voir le Rhinocéros de l’Espace – je ne plaisante pas, ce
type de fantaisie fait partie du plaisir… si on enlève la fantaisie et
le mauvais goût de Sto, il ne nous reste plus que la bizarrerie pour
nous consoler…
Je suis donc à la fois ravi de cette production, et un peu indigné de
l’affaiblissement délibéré des propositions du compositeur-librettiste
par Silvia Costa. J’espère qu’elle s’amendera – ou à défaut, qu’on
trouvera quelqu’un d’autre. C’est rageant, lorsqu’on voit le soin
infini apporté à l’exécution musicale – pour avoir assisté à une
répétition de Donnerstag avec Maxime
Pascal, il est d’une infinie
bienveillance avec ses musiciens… mais il respecte chaque sous-nuance,
chaque phonème en langue imaginaire… tout est religieusement joué à
l’exacte ressemblance de ce qui est écrit –, et en particulier par les
enfants, on peut être légitimement être assez impatienté que la
metteuse en scène choisisse, elle, de faire ce qui l’amuse au lieu de
tenir compte de l’œuvre.
9.Envoi
Au demeurant, même si c’est long, même si c’est imparfait… l’expérience
est toujours si étonnante qu’elle vaut à chaque fois la peine – ce
n’est même pas de la musique difficile, d’ailleurs… c’est… autre chose.
(Rien à voir avec Gruppen, qui est un chef-d’œuvre infiniment plus
formel et touffu.)
Et il faut à nouveau saluer le fantastique programme de salle (gratuit,
d’ailleurs), qui permet de disposer d’une visibilité complète des
intentions sonores et librettistiques de Stockhausen, sur ce volet et
dans le reste du cycle.
C’était complet, et j’ai été impressionné par le public, très sage et
concentré, qui est resté jusqu’au bout – contingent de spectateurs du
Festival d’Automne, particulièrement endurant aux propositions les plus
bizarres ?
#ConcertSurSol n°22
(Opéra de Strasbourg)
Schreker – Der Schatzgräber – Loy ; Blondelle, Juntunen ;
Philharmonique de Strasbourg, Letonja
Franz Schreker
est l’un des princes de l’opéra de la République de Weimar : les années
1910 et 1920 voient ses grands succès naître à Francfort et dans mainte
autre ville allemande, voire germanique (Das Spielwerk und die Prinzessin
est même créé à Vienne). Ses intrigues vénéneuses fondées sur la quête
d’absolu de l’artiste, la puissance du désir et la chute inéluctable
sont un peu le paragon du mouvement qu’on peut appeler (que j’appelle,
en tout cas) les décadents,
reprenant à la fois les thématiques du romantisme (l’art et l’amour
absolus), de la psychanalyse, des doutes du XXe siècle. Musicalement
aussi, il se situe entre le lyrisme postromantique des poèmes
symphoniques de Richard Strauss et l’ultrachromatisme postwagnérien,
naviguant très vite d’une tonalité à une autre, usant d’accords
enrichis et même quelquefois de polytonalité ! Œuvres
sophistiquées sans doute adressées à une élite intellectuelle capable
de saisir l’écart entre la forme du conte qu’il adapte souvent et sa
réalisation tourmentée.
Voyez ce recueil de notules de CSS.
Le Chasseur de trésor, écrit
entre Die Gezeichneten (ou
plus exactement la refonte du Spielwerk)
et Irrelohe, reprend bien sûr
la thématique de la quête absolue – et impossible – de l’artiste, de sa
descente aux enfers dans un monde trop laid, qui parcourt toute l’œuvre
librettistique de Schreker. Mais ici, l’accent porte plutôt sur des
questions relationnelles et sociales, avec une histoire d’amour au
centre (ce qui n’est général que formellement le cas, rarement l’enjeu
profond et principal), et une figure de femme fatale typique de son
temps, de la trempe des Mélisande, Salomé et des Lulu : tout à la fois
pure, victime de la concupiscence des hommes, et manipulatrice,
mortifère, source involontaire de tous les malheurs. L’action culmine dans la succession
de coups de théâtre de l’acte IV, avec l’empilement de suspicion contre
le ménestrel, de sa réponse allégorique, de ses blasphèmes, de la
révélation du Bailli, qui font à chaque fois changer l’action de
direction… en un quart d’heure, la tête tourne – un peu comme à la fin
des Brigands de Schiller. Tant de fins possibles sont à peine
esquissées ! L’Épilogue final, en revanche, avec sa laborieuse
mort d’héroïne comme on en retrouve dans maint opéra du temps,
d’Adriana Lecouvreur à Pelléas… paraît renouer avec une conception très
normée et plate, c’est assez dommage, alors que le Prologue est plutôt
très intriguant et bien pensé.
Toute cette fantaisie se fonde en réalité sur une expérience
personnelle de Schreker, assistant à une servante d’auberge qui,
costumée, joue du luth… image qui l’avait vivement frappé.
La mise en scène de Christof Loy
a le grand mérite d’animer tout le temps le plateau – alors que le
livret prend son temps pour laisser au compositeur le loisir de
travailler ses progressions sonores. En revanche, après discussion avec
les camarades, pour ceux qui ne connaissaient pas déjà l’œuvre, le
décor unique (qui se défend pour des raisons économiques) n’était pas
assez explicité (par de petits accessoires ?) pour permettre de
comprendre les lieux de l’acte, ce qui pouvait réellement prêter à
confusion.
Musicalement, on retrouve tout
l’attirail schrekerien des harmonies sophistiquées, des tissus
superposés – avec beaucoup moins de mélodies évidentes que dans Der ferne Klang
ou bien sûr Die Gezeichneten
– à la fois abstrait et sensuel, complexe et immédiatement séduisant.
Chaque fin d’acte est un moment fort : duo entre les amants Els
(la servante d’auberge) et Elis (le ménestrel) à la fin du I, et la
délibération d’Elis à la fin du II, notamment ; mais parmi les grands
moments, on a aussi le duo du Bouffon et d’Els au début du II, et les
deux grands climax de l’œuvre. La scène d’amour d’abord, qui occupe
l’essentiel de l’acte III (où Els, parée des colliers volés, offre sa
vierge nudité au ménestrel magique déchu) et culmine dans un long
interlude symphonique suggestif, d’un élan irrésistible. Et bien sûr
l’éclat d’Elis à l’acte IV, lorsque, emporté par son propre récit et
par ses souvenirs, il s’engage dans un blasphème exalté, montant sans
cesse d’un cran en intensité vocale – un côté très Tannhäuser de ce
point de vue, livret comme musique (en beaucoup, beaucoup plus
complexe).
Un ravissement permanent, tout cela est très prenant grâce au livret
étrange (beaucoup de zones troubles qui donnent de quoi s’occuper
l’esprit) et à la musique profusive et variée.
La production était musicalement absolument exemplaire… en ayant écouté
l’œuvre au disque dans les années précédentes, puis à mon retour, je
n’y ai pas du tout retrouvé le même frisson. Marko Letonja, qui connaît bien les
décadents (intégrale des symphonies de Weingartner avec Bâle, chez
CPO…) officiait déjà pourDer ferne Klang en 2012 dans ces murs (avec, déjà, Juntunen
incandescente !), et le Philharmonique
de Strasbourg se montre d’une concentration remarquable, ne
relâchant jamais la tension, ne paraissant jamais basculer en pilote
automatique – sur une musique aussi difficile et qui réclame autant de
présence, pas évident d’habiter chaque recoin !
Côté chanteurs, on est aussi à la fête : de très bons seconds rôles,
voix solides et bien faites, bons diseurs, Derek Welton en Roi, Kay Stiefermann en Bailli
charismatique ; de même pour Paul
Schweinester en Bouffon. Seule déception, James Newby en
gentilhomme-troisième-fiancé : j’avais adoré ses talents de diseur dans
les Songs of Travel au
disque, et j’ai trouvé la voix étrangement terne et inefficace en
salle. Retrouvailles avec Helena
Juntunen, qui se joue toujours des difficultés insurmontables de
ces rôles avec une facilité et un moelleux impressionnants.
Et surtout, totalement tétanisé par Thomas
Blondelle, dont je n’avais pas trop vu évoluer la carrière
depuis le Concours Reine Élisabeth, la voix s’est énormément
embellie depuis, mais on retrouve l’acteur !) dont il avait été
finaliste-lauréat il y a bien dix ans – un disque de mélodies de
Poulenc, et puis une carrière surtout dans les pays germaniques
(Wiesbaden et Deutsche Oper surtout – en troupe ? –, mais aussi
Komische Oper, Dresde, Braunschweig, Luxembourg, Bach Ischl…). Pour une
voix qui ne paraît pas d’essence dramatique, mais pourvue d’un beau
médium très solide (il a toujours eu un côté presque-baryton), quel
aboutissement ! Mais en réalité, en vérifiant, sa carrière est en
réalité largement consacrée à ce type de format : Idomeneo, Tito, Erik,
Loge, Stolzing, Parsifal, Herodes, Elemer, Matteo !
Impressionnant pour un ténor de cet âge, a fortiori considérant qu’il
ne fatigue jamais : il chante pourtant sans retenue, mais appuyé sur
une émission saine, assez personnelle, mais sans jamais forcer, si bien
qu’il peut se permettre, dans la dernière scène, de tout lâcher – et
c’est hallucinant d'insolence, de tension surmontée. De surcroît,
sensible au style (il n’hésite pas à émettre en mécanisme allégé
lorsque c’est pertinent) et un acteur habité, possédé même, et pas
seulement dans l’éclat : toute l’allure dégingandée qu’il arbore en
permanence pendant toute l’œuvre, comme ivre de son luth magique,
façonne réellement ce personnage singulier à la fois hors du monde et
malgré tout sensible et vulnérable par les honneurs et par la chair.
Une des plus grandes incarnations, chant comme jeu, vues dans ma vie de
spectateur.
Il joue Manru de Paderewski
à Nancy en mai, ça fait envie (l’œuvre n’est pas le sommet de son
temps, mais plaisante !) – et puis Herodes et Elemer à Berlin, où ce
doit être extraordinaire aussi, mais plus ambitieux à organiser.
Avec ces circonstances particulièrement favorables, la salle était
remplie, le public particulièrement attentif et enthousiaste : l’Opéra
du Rhin poursuit sa démonstration qu’il est possible de faire
ambitieux, neuf, exaltant… tout en rencontrant son public. À cela,
ajoutez l’accueil très bienveillant en billetterie, dans les étages
(chaque billet est associé à un porte-manteau, les ouvreuses sont
particulièrement affables et attentives au confort de chacun…),
l’expérience est totale. Prenez-en de la graine les autres.
La production continue : 27 et 29 novembre avec les mêmes chanteurs à
Mulhouse. (Je ne sais pas si elle retournera ensuite à nouveau à la
Deutsche Oper, mais la distribution y était nettement moins bonne de
toute façon.)
Tiago Rodrigues – Catarina ou la beauté de tuer des
fascistes
(en portugais)
Oubliez les petits viols en famille
de Salomé à bastille, Catarina c’est la pièce du véritable scandale. Un
ami (grâce à qui j'ai pu trouver une place, merci C.) m'avait averti de
la bronca assez violente à la fin de la pièce. En arrivant sur place,
la sécurité me demande de jeter ma bouteille d'eau (que je venais
d'acheter, le spectacle fait 2h30, et il fait chaud dans les théâtres
avec la douceur), parce que « hier, on a jeté une bouteille sur
l'acteur ». Le public que je connais a été très stimulé, tandis que la
presse dit plutôt du mal d'un spectacle vain.
Ce qui me motivait, c'était d'abord
la possibilité d'entendre une pièce en portugais – le plaisir
d'entendre du théâtre en langue étrangère est sans doute la cause
originelle de ma fascination pour l'opéra… –, langue que je lis assez
aisément, mais que je ne parviens à comprendre à l'oral qu'avec
l'accent brésilien. L'occasion
de m'immerger ! (Grâce à la gigantesque offre parisienne, j'ai pu
entendre des spectacles dans une grande diversité de langues, du letton
au coréen en passant par le vieux mandarin ou le peul…) Par ailleurs, le propos me tentait
assez : une famille a pour tradition d'assassiner des fascistes. Mais
l'une des jeunes filles refuse. Ce n'est donc, en principe, pas un
simple apologue unidimensionnel, et le sujet garantit un peu d'action
concrète qui évite les délires abstraits.
Je n'avais jamais vu de pièce de
Tiago Rodrigues, mais sa présence dans le monde théâtral français, ses
sujets et surtout son habitude de faire jouer ses pièces dans leur VO
portugaise m'intriguaient depuis longtemps. Je vous raconte ce que je
perçois de cette expérience hors normes.
1. Le respect du
public
Je commence par les conditions de la représentation. Je sais que la
pratique et courante, et manifestement acceptée par une large partie du
public de théâtre, mais je ne trouve pas très respectueux de faire
jouer des pièces longues sans entracte (2h30 ici). Je me doute bien que
les artistes ont peur que le public soit déconcentré, ne revienne pas,
etc., mais lorsqu'on a un peu trop pu en hiver, lorsqu'on a des
problèmes de dos, lorsqu'on a envie de parler avec ceux qui nous
accompagnent ou qu'on croise, ou simplement pour la concentration, une
pause permet d'assurer le confort du public. J'ai vraiment un problème
avec les artistes qui décident que le public est leur chose et qui vont
insulter les spectateurs qui toussent ou laissent sonner leur téléphone
(ce qui est mal, mais avant
tout vis-à-vis des autres spectateurs).
Quelquefois, cela se justifie, mais ici, on aurait tout à fait pu
ménager un entracte. Ou, pour conserver la continuité de la pièce,
faire 30 minutes plus court.
Je comprends très bien que l'entracte fait terminer plus tard et n'est
pas toujours utile, mais 2h30, on est déjà un peu au delà de la
frontière du confort, à mon sens – ça ne m'a pas gêné, j'ai l'habitude
de ces codes, je ne travaillais pas, donc j'ai géré mon hydratation,
mon dos, ma concentration et tout le reste en amont, mais j'imagine un
spectateur ingénu qui s'imagine qu'il aura des pauses ou que ce sera
court… surtout que le spectacle commence à 21h pour permettre de jouer
une autre pièce à 18h – on pouvait légitimement penser qu'il ne
durerait pas très longtemps.
Ce n'est pas le sujet le plus important ni le plus intéressant, mais il
fait partie de ceux qui me paraissent légitimes à soulever : le public
n'est pas qu'une utilité destinée à recevoir une révélation. (Le pire
étant les metteurs en scène qui font jouer leurs acteurs dans des coins
impossibles, invisibles des deux tiers de la salle.) Souvenir aussi,
c'était certes voulu mais très questionnable, des Démons de Creuzevault où une
spectatrice était amenée sur scène pour une exécution factice, et elle
n'était pas très contente d'être là. L'acteur la rassurait et la
menaçait tour à tour, c'était clairement sur la frontière de
l'acceptable.
2. Le portugais
La grande attente, l'immersion dans le portugais européen, fut
pleinement remplie : on en a plein les oreilles, tantôt amplifié
(lorsqu'il y a de la musique, parce qu'on est dans la tête du
personnage qui écoute de la musique), tantôt à sec, et des acteurs aux
beaux timbres, d'une belle verve, on entend vraiment sonner la langue
populaire, avec un surtitrage en trois endroits qui permet à chacun de
suivre avec un angle confortable… un véritable plaisir, qui permet de
mieux entendre les équilibres phonatoires de la langue, et à commencer
à passer oute l'accent pour retrouver les mots qu'on aurait compris à
l'écrit.
Bonheur complet que cette grande musique pendant 2h30 – je gage qu'en
français, j'aurais davantage senti le temps passer.
3. Le réel et la
poésie
La pièce se déroule en 2028 (« la pandémie d'il y a 8 ans »), mais dans
un contexte qui évoque plutôt le passé (il est beaucoup question de
l'ère Salazar) – avec l'obsession des fascistes, évidemment. Le lieu
est aussi un peu hors du temps, une maison de campagne ouverte sur un
terrain planté de chênes-lièges.
Tout ce contexte concret assez bien enrichi par des détails absolument
inutiles pour l'intrigue (et qui ont dérouté une partie des
critiques…), mais qui donnent vie aux personnages : la fille cadette
végane (qui se fait charrier par toute sa famille), l'un des frères
obsédé par ses idées commerciales bancales, la maladie en phase
terminale d'un autre frère (posée dans une scène et jamais utilisée
ailleurs), la mère vaguement alcoolique, le cousin autiste qui ne
répond que « Musique. » (apparemment suite à l'initiation de
l'assassinat)…
Mais surtout, la véritable qualité poétique du texte est assurée par
quelques motifs récurrents assez réussis et attendrissants : la
référence permanente à la cuisine de la mère commune (les pieds de porc
notamment), les hirondelles anormalement nombreuses (à cause des
altérations climatiques) et leur langage, les chênes-lièges plantés sur
chaque fasciste, les interruptions musicales lorsque le
cousin-narrateur se replonge dans sa musique…
J'aime énormément l'idée, qu'on peine à comprendre initialement, que
tous s'appellent Catarina : depuis le début, on entend « Catarina ma
sœur », « Catarina ma mère » et même « Catarina mon oncle ».
L'explication est que, dans cette réunion rituelle, tous deviennent des
Catarina (qui n'a pas été sauvée par leur ancêtre fasciste, et en
l'honneur de laquelle ils tuent chaque année un fasciste), tous ont le
même prénom – c'est aussi l'explication, je suppose, aux jupes portées
par tous les personnages.
La scène la plus réussie est peut-être celle où le frère rêveur offre
la liberté au ghostwriter du
premier ministre, promis à la mort, s'il devient son associé pour
ouvrir un gîte dans la maison de famille, moment assez loufoque qui se
termine sur une terrible vérité de l'humanité – la victime accepte de
donner le nom d'autre fasciste, et son geôlier lui révèle avec dégoût
que son nom aussi a été livré par le précédent assassiné, auquel la
même proposition avait été faite. Moment mi-loufoque mi-tragique dont
le fil est remarquablement tenu – alors même que la scène ne sert à
rien dans l'avancée dramatique.
4. Morale
indécidable
D'une manière générale, ce que j'aime beaucoup dans cette pièce est
justement cette façon de prendre le temps, de nourrir ses personnages
et ses situations plutôt que de chercher à faire rebondir l'intrigue :
toute l'histoire est contenue dans le pitch,
et la pièce observe les remous causés par ce refus inexplicable de
l'assassinat par la jeune initiée, plutôt qu'elle ne ménage des coups
de théâtre. Le moment le plus intense est le dialogue de l'héroïne avec
sa mère, où elles exposent toutes deux leurs raisons, culminant dans
l'irrationnelle hésitation à laisser l'enfant emporter un pull jadis
donné.
Ce que réussit Rodrigues est de ne jamais donner de réponse : le rituel
de l'assassinat est remis en question par l'héroïne, qui n'a pas
vraiment de réponse à apporter sur la raison de son refus, et son
obstination n'aboutit à aucune solution, puisque, en fin de compte [spoiler] sa famille est
détruite, le fasciste est libéré et peut haranguer les foules [/spoiler]. L'auteur présente cette
famille comme étrange, on peut supposer qu'il ne cautionne pas le
meurtre politique (contrairement à ce que semblent avoir compris d'autres spectateurs, je ne sais pas comment on
peut retirer cela de la pièce), mais on voit bien qu'il ne considère
pas non plus la victoire des principes de l'État de droit comme un
rempart à la fin des libertés et de la démocratie. Il s'abstient de
nous faire la leçon et nous laisse contempler l'aporie qu'il perçoit.
La démarche est respectueuse du spectateur – il n'est rien de pire que
les fictions à thème, qui empêchent ceux qui ne pensent pas de la même
façon d'adhérer, et qui cherchent à diffuser, à l'aide de la fiction,
des opinions appuyées en général sur des opinions mi-cuites (un auteur
de théâtre n'est pas un historien des institutions, un
constitutionnaliste, un sociologue…). Elle lui laisse la place de
s'interroger par lui-même, en contemplant les éléments qui lui sont
donnés, sans chercher à l'orienter.
5. La platitude
Pour autant, si j'ai été vraiment séduit par (le portugais et) la veine
poétique, l'absence de prêchi-prêcha, je n'ai pas été complètement
convaincu par l'aspect réflexif de la pièce : les arguments qui sont
mis en mots et en scène y sont particulièrement attendus et connus…
Rodrigues reprend les rhétoriques politiques les plus habituelles. « La
démocratie ne peut se pas se défendre, il faut agir » vs. « la
vengeance n'est pas la justice » (un des arguments récurrents mais
parmi les plus faibles des associations anti-peine de mort). On n'est
pas emmené très loin dans les enjeux et les paradoxes du meurtre
altruiste vs. les principes de droit qui empêchent l'action. La partie
poétique de la chose, avec la contemplation de la petite forêt de
chênes-lièges (qui signalent chaque tombe), est beaucoup plus réussie.
Les émotions sont là, la pensée moins.
Le sommet du procédé, qui m'a franchement impatienté, c'est le quart
d'heure consacré au dilemme du tramway… Si on ne connaît pas
l'expérience de pensée, c'est puissant. Mais pour l'avoir déjà expliqué
à des enfants, la trouvaille géniale de Catarina « je me mets au milieu
et je sauve tout le monde », elle a été lente à la trouver (et elle est
assez peu satisfaisante d'un point de vue réaliste ou logique)… Par
ailleurs Rodrigues n'y essaie pas réellement de variation, il reproduit
simplement l'expérience de pensée qu'il emprunte et pose là : j'y ai vu
une facilité, une absence de réflexion, là encore l'occasion manquée de
faire réfléchir (pourquoi pas en partant de ce dilemme).
6. Ite missa est
Mais c'est la fin qui laisse le plus perplexe.
Une fois le fasciste – l'auteur des discours du nouveau premier
ministre – échappé, la pièce n'est pas finie. Il entame un monologue de
trente minutes, qui est un discours national-populiste standard,
abordant tous les thèmes politiques sous l'angle propre à ces partis
européens (immigration, médias corrompus, christianisme, avortement,
ordre, virilité…), avec en sus le concernant un côté libre-échangiste
moins évident.
C'est assez long – et là aussi, si bien imité de ce qui existe déjà,
sans même la touche de provocation ou de scandale supplémentaire qu'on
a souvent chez ce type de prétendant, qu'on n'est pas très stimulé. Il
suffit d'allumer Fox ou C, et on entend ces opinions défendues avec
bien plus de verve et de pittoresque.
Le public se met alors à huer progressivement, couvrant parfois
l'acteur (tout mon respect à Romeu Costa, qui reste très audible,
quoique non amplifié, tout au long de son immense texte !), accompagné
des remarques de plus en plus virulentes « ça suffit ! », « non à
Bolsonaro ! ». Beaucoup de spectateurs quittent aussi la salle pendant
ces dernières minutes. Parce qu'ils ont compris que c'était la fin et
qu'ils n'ont pas la patience d'écouter ça aussi longtemps ? Parce
que ce discours leur est insupportable ? Parce qu'ils
veulent manifester leur réprobation ?
Certains soirs, il y a eu des jets de programme, de baskets, même une
bouteille d'eau qui a manqué de blesser l'acteurs.
J'ai d'abord un peu jugé ces réactions : c'est du théâtre, les gens. Ce
n'est pas un véritable homme politique, mais un acteur qui vous raconte
une histoire. Tout ce qui a précédé aurait dû vous faire comprendre que
Tiago Rodrigues n'est pas en train de vous tenir un discours
apologétique de l'extrême-droite européenne. Vous dérangez les
spectateurs qui veulent écouter.
Et puis ça a pas mal duré, je me suis impatienté aussi, et j'ai
remarqué que les lumières avaient été rallumées. De surcroît, alors que
ça aurait été tout à fait crédible vu la situation suggérée du meeting,
l'acteur n'était pas amplifié. Je me suis dit que c'était donc
volontaire. Qu'il était délibéré de faire réagir le public, et que
l'acteur (imperturbable) soit potentiel couvert par les lazzi. Et en
voyant la salle réagir toujours plus, que le spectacle était aussi là,
qu'il y avait comme un jeu collectif – le public ne semblait pas
réellement fâché, il huait plutôt comme les enfants huent le méchant
qui a bien joué sont rôle. J'ai été tenté de participer : vais-je
lancer une réplique spirituelle sur le contenu du texte ? sur
l'intention de l'auteur ? ou juste entonner le Chant du Départ
pour ajouter au charivari ?
Le respect des spectateurs qui voulaient entendre, la peur de
déstabiliser le pauvre acteur qui avait déjà beaucoup vécu dans cette
série m'ont retenu, mais j'ai peut-être saisi quelque chose du projet à
cet instant.
Le public a en tout cas réellement applaudi, sans huées, ce qui laisse
penser que ce samedi soir, tout le monde a su se rappeler à un moment
qu'il s'agissait de fiction et non de discours de conviction.
7. Pourquoi
Je me suis demandé ce qu'avait réellement voulu Tiago Rodrigues. Le
titre est déjà un appel à connivence avec un public de gauche (et en le
jouant aux Bouffes du Nord, on s'assure en effet d'un public « gauche
intellectuelle »), qui devrait se sentir rassuré mais qui ne parvient
pas à accepter la fiction (peut-être parce qu'il attendait, vu le
titre, d'être caressé dans le sens du poil ?).
Voulait-il simplement montrer le résultat de l'action de Catarina :
elle a refusé de tuer, mais ça n'a pas empêché la catastrophe de la
victoire du « fascisme » ? Fin cruelle qui réduit à néant tous
les efforts (manifestement inutiles aussi, c'est souligné dans les
échanges qui précèdent) de cette famille d'arrêter le cours de
l'histoire. L'auteur se permet de nous montrer le résultat de notre
impuissance : le triomphe de ces idées déplaisantes / dangereuses.
Voulait-il mettre mal à l'aise son public et observer ses réactions ?
Avait-il prévu la bronca ? Voulait-il vraiment brouiller la
frontière entre le fait de huer les opinions d'un personnages
déplaisant et la violence exercée contre une personne ?
Et donc, son but était-il de mettre en lumière l'intolérance de ceux
qui se voyaient comme des tolérants antifascistes ? Ou est-ce que
son propos était mal conçu, et alors qu'il croyait flatter les
certitudes de son public (car le discours du député était à opinion
égale moins incisif, globalement, que les éditos de CNews, qui ont leur
public), il les a scandalisés en reproduisant des discours qui lui sont
insupportables ?
Je ne mesure pas du tout si cette réaction était prévisible –
honnêtement, elle m'a surpris… j'ai trouvé ça long et pas très
intéressant, même si le geste théâtral de laisser la parole, au lieu
d'une morale de l'auteur, au méchant qui, factuellement, a triomphé
lorsque les héros ont été défaits. Mais je ne me suis pas senti agressé
par cette reproduction de propos connus, je savais qu'elle ne cherchait
pas à convaincre le public de la salle.
La dernière surprise a été de constater que les critiques reprochaient
à la pièce soit son apologie du meurtre politique (Isabelle Barbéris pour Marianne, considérant que
puisqu'ils sont –partiellement – sympathiques, leurs idées sont
endossées par l'auteur), soit (ce qui est encore plus étrange) sa
déroutante absence de propos moral clair (Lucile Commeaux pour France Culture), alors que la pièce
me paraît très clairement bâtie sur l'absence de prise de parti, assez
délibérément. (Enfin, si, clairement la pièce ne s'adresse pas à la
droite Z, mais elle ne prend pas de position lisible par ailleurs, et
on voit bien, en particulier à la fin, que cette posture en retrait de
l'auteur est choisie.)
Je vous partage donc ces impressions dans l'espoir de recueillir les
vôtres. Je n'ai pas pu trouver d'article qui raconte et explique la
bronca, qui ait fait son enquête, ni d'entretien suffisamment explicite
de Rodrigues. Je suis curieux si vous avez cela.
En tout cas, c'est l'occasion de vivre une véritable expérience
théâtrale, de sentir le frisson des querelles du XIXe siècle… et de
mesurer que, si, les acteurs peuvent se faire entendre dans une salle
qui parle et qui gronde !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Au théâtre a suscité :
(Dans chaque catégorie, je commence par ceux qui me paraissent les plus
urgents de jouer, en rouge, puis je passe à ceux qui seraient très
bienvenus, en vert, et je termine par ceux dont l'absence me chagrine
moins. Organisation pour plus de clarté, mais absolument subjective, je
n'ai pas cherché à la tempérer par les nébuleuses questions
d'importance historique.)
Pour chaque compositeur :
→ un mot général ;
♫ un extrait musical qui s'ouvre dans une nouvelle fenêtre (souvent
avec partition) ;
● des conseils discographiques ;
■ les possibilités de programmation au concert.
Né en 1922
(100 ans de la naissance)
Voici :
Stefans Grové(1922-2014).
→ Stefans Grové est souvent présenté comme le plus éminent compositeur
africain (sous-entendu de musique
savante à l'européenne,
bien sûr) du XXe siècle. Le continent, à la fois parce que sa tradition
diffère et parce que la hiérarchie des savoirs telle qu'imposée par la
colonisation ne rendait pas nécessairement les arts accessibles aux
masses, n'a pas connu une grande quantité de compositeurs atteignant la
notoriété – et Grové est lui-même un compositeur connu seulement de
quelques mélomanes très chevronnés.
→→ Après avoir obtenu une bourse pour
des études à Harvard, il étudie quelque temps avec Copland, avant de
retourner au pays et mettre en valeur le patrimoine musical local. Il
le fait non pas en musicologue-collecteur, mais en intégrant des
thématiques dans ses propres œuvres qui s'inscrivent dans la tradition
formelle européenne.
● Au disque, on ne trouvera que de rares pièces éparses – la plus
célèbre étant Afrika Hymnus I, pièce pour orgue monumentale écrite dans
un langage riche et dotée d'une belle palette de textures et couleurs.
(À part caché dans l'album Popular
Organ Music de Lisbeth Kurpershoek, chez Priory, je ne l'ai pas
trouvé en flux.)
■ Valoriser le patrimoine africain, potentiellement à la fois par le
regard fantasmé des Européens (fantaisie Africa de
Saint-Saëns…) et par des compositeurs locaux, serait un sujet original
de concert… et qui pourrait potentiellement faire déplacer toute une
population originaire du continent qu'on ne voit guère, ne nous mentons
pas, dans les concerts de musique classique – même à Paris où l'élite
économique et cultivée et moins uniformément blanche et/ou
métropolitaine qu'en province. Je serais bien sûr très curieux
d'entendre son opéra Die böse Wind
!
Fikret
Amirov(1922-1984)
(Parfois écrit « Fikrat Amirov » pour transcrire Fikrət Əmirov.)
→ Le compositeur azéri de
l'ère soviétique le plus emblématique : directeur de l'Opéra
d'Azerbaïdjan, de l'Union des Compositeurs de sa République, puis de
l'Union Soviétique ! Sa musique, en général facile d'accès,
reflète le ton des musiques des républiques soviétiques périphériques
(même chose en Arménie, par exemple). Il intègre volontiers des
mélodies azéries dans ses œuvres.
● Côté monographies, on trouve surtout les 1001 Nuits et le disque de
poèmes symphoniques (chez Naxos, dirigés par Yablonsky), assez doux et
mélodiques, pas particulièrement singuliers en dehors de la tournure
des mélodies empruntées au folklore, ainsi que le disque d'hommage pour
le centenaire commandé / soutenu par le ministère de la Culture :
diverses portions de son corpus pour piano (Miniatures, Pièces pour
enfants, Sonate romantique,Iimpromptus…) par Yegana Akhundova.
●● Mais pour moi, ce que l'on trouve de plus intéressant, c'est la
Deuxième Sonate qui figure dans l'excellente Anthologie de la musique pour piano
soviétique de Melodiya : on entend là des recherches plus
personnelles et en tout cas des influences plus ouvertement futuristes
(quoique mesurées).
■ La Philharmonie pourrait, là aussi, proposer une thématique
géographique – consacrée aux franges géographiques de l'Empire
russo-soviétique en train de s'effondrer ? –, où l'on pourrait inclure
beaucoup de monde, Paliashvili pour la Géorgie, Gubaidulina pour le
Tatarstan, Khatchatourian pour l'Arménie, et bien sûr tout le
Silvestrov qu'on voudra… Pas forcément facile à vendre, j'en conviens
volontiers, d'autant qu'Amirov n'est pas le compositeur le plus
singulier ni le plus impressionnant de son temps. Il faudrait
véritablement installer le rituel des anniversaires en amont pour que
le public se déplace – a fortiori en
ces temps de crises où mes vœux naguère raisonnables deviennent bien
hardis…
Iannis Xenakis
(1922-2001).
→ Né en Roumanie (dans une communauté grecque du Danube), élevé par des
gouvernantes parlant anglais, français et allemand, il entre en
résistance armée contre l'invasion italienne et allemande de la Grève,
puis après la libération participe au combat dans la guerre
civile, du côté des communistes, contre les royalistes – c'est à ce
moment qu'il reçoit un éclat d'obus qui lui déforme le visage et manque
de le tuer (il est laissé pour mort sur le champ de bataille). Condamné
par contumace comme terroriste, il vise les États-Unis mais s'établit
finalement en France où il entre avec un faux passeport et reçoit
l'asile politique. Sa vie reste toujours aussi incroyable, mais plus
calme : diplômé de la Polytechnique grecque, évidemment très doté en
mathématiques et spécialiste du béton armé, il est à l'origine de la
façade du couvent de La Tourette (Le Corbusier), dont les ouvertures
suivent une logique mathématiquement prédéfinie. Il fait de même avec
la musique, concevant des agencements régis par des choix abstraits et
numériques qui préexistent à l'écriture (Metastasis).
● Quelques disques existent, dont le plus emblématique, dans la série
consacrée par Tamayo chez Timpani, doit être le volume 2 des œuvres
orchestrales, avec Jonchaies,
réputé pour ses masses brutales. J'avoue que rien de ce que j'ai écouté
ne m'a beaucoup touché, on sent vraiment l'organisation théorique
préalable qui ne répond pas, finalement, aux logiques internes propres
à la musique – ce serait comme vouloir générer une langue par
ordinateur… il manquerait quelque chose de la petite inflexion souple
et émouvante, propre au désordre des choses humaines.
■ Je ne sais pas ailleurs, mais en France l'Ensemble Intercontemporain
en joue quelquefois. (Et je ne sais pas si sa musique mérite
nécessairement d'être jouée plus souvent que cela, ni si elle pourrait
trouver un public régulier.) Je suis finalement étonné qu'il soit assez
peu enregistré et joué, parce que c'est un visage familier à la
télévision française, au delà même de la niche du classique.
Kazimierz Serocki
(1922-1981).
→ Polonais, élève de Nadia Boulanger, un des cofondateurs du Festival
d'Automne de Varsovie, dédié à la musique contemporaine, n'écrit pas
une musique particulièrement saillante, mais il a particularité d'avoir
laissé des œuvres concertantes (en petit groupe ou avec orchestre) en
assez grand nombre pour des instruments moins pratiqués : beaucoup de
piano évidemment, mais aussi, trombone, percussions, mandoline,guitare,
flûte à bec…
● Très peu de choses au disque. On trouve son concerto pour trombone
(par Christian Lindberg, who else),
qui n'est pas très marquant.
■ Toujours possible de l'inclure dans des concerts consacrés à des
instruments plus rares, autre angle pour attirer la curiosité du public
: imaginez une publicité qui s'appuie sur « l'instrument de torture de
votre enfance, la Flûte à Bec, transfigurée par les compositeurs du XXe
siècle » !
Et aussi :
Odette Gartenlaub
Lukas Foss,
Francis Thorne,
Gérard Calvi,
Margaret Buechner,
Pierre Petit,
Ian Hamilton,
Leo Craft,
Doreen Carwithen,
German Galynin,
Zhu Jian'er,
Wim Franken,
Leif Thybo,
Camillo Togni,
George Walker,
Felix Werder,
Raymond Wilding-Whute,
Dorothy Geneva Styles
James Wilson,
Attia Sharara,
Michael Howard,
Ilja Hurnik,
Ester Mägi,
David N. Johnson,
Keisey Jones,
Omar Mácha,
Jeanine Rueff,
Tale Ognenovski,
Allen Sapp,
Rosalina Abejo,
Peter Tranchell,
Rafaello De Banfield,
Sadao Bekku,
Antonio Bibalo,
John Boda,
Alessandro Casagrande,
Chen Peixun,
Anna Gordy Gaye,
Do Nihuan,
Tom Eastwood,
Ohan Durian,
Edvard Baghdasaryan,
Ali Salimi,
Rauf Hajliyev,
Sylvia Rexach,
Kaljo Raid…
Mort en 1972
(50 ans du décès)
Il nous reste quelques grandes vedettes à explorer pour cette dernière
grande date anniversaire.
Lubor Bárta(1928-1972).
(Non, par vedette, je ne
pensais pas à lui, mais c'est le plus excitant de la livraison, pour
moi !)
→ Compositeur tchèque actif du début des années 50 au début des années
70 – il a gagné sa vie comme accompagnateur. Écriture tonale mais
aux
coloris très personnels, aimant aussi bien les aplats de cordes
tourmentées (mais peu dissonantes) que le pépiement des bois…
● Peu de choses au disque, et aucune monographie à ma connaissance,
mais je vous recommande vivement la Troisième Symphonie (couplée avec
la Septième de Válek, et la pochette n'indique pas toujours clairement
la présence de Bárta dans le disque…), où ces qualités transparaissent
particulièrement fort.
■ Difficile à vendre, mais ce « Chostakovitch tchèque » ferait une
forte impression en salle. Je n'ai pas d'angle, hélas, pour celui.
(Certes, ce n'est pas comme si quiconque allait m'écouter, me
direz-vous.)
Gavriil
Popov (1904-1972)
→ Né à Novotcherkassk, l'ancienne capitale des Cosaques du Don : ville
russe, à 2h de voiture de Donetsk, mais matrice d'un ensemble politique
qui a créé l'Ukraine moderne. Je le considère donc, par appropriation
culturelle, comme un compositeur ukrainien.
→→ Popov connaît un parcours classique
chez les compositeurs soviétiques de talent : jeunesse aventureuse sans
doute influencée par les Futuristes, critiques portées contre ses
œuvres pour « formalisme », repli vers un langage plus uniment
mélodique. C'est pourquoi ses premières œuvres sont les meilleures. Sa
Première Symphonie (1935 – vidéo),
l'œuvre la plus puissamment originale parmi celles publiées à ce jour –
assimilable à du Chostakovitch beaucoup plus riche en couleurs et en
arrières-plans –, est ainsi immédiatement interdite et jamais rejouée.
● On trouve notamment les symphonies 1,2,3,6 au disque, ainsi que du
piano, des œuvres pour orchestre de chambre, etc. Débutez par les deux
premières symphonies chez Olympia, c'est le plus frappant.
■ La référence à Chostakovitch et à la persécution politique
permettrait un couplage qui ne ferait pas fuir le public (concerto de
Chosta en première partie ?).
Ferde
Grofé (1892-1972).
→ Compositeur aux moyens évidents, spécialisé dans la musique à
programme. Il a exercé comme pianiste dans le dance band
de Paul Whiteman, dont il fut aussi l'arrangeur. Il est en réalité très
souvent joué au concert, puisqu'il est l'orchestrateur des deux
versions de Rhapsody in Blue (pour orchestre de swing, puis pour
orchestre symphonique) – et on ne peut qu'admirer des couleurs que
Gershwin lui-même n'a guère osé dans ses orchestrations.
→→ En tant que compositeur autonome,
outre quelques musiques de film, Grofé s'est spécialisé dans les suites
symphoniques à programme, en particulier topographiques : Mississippi
Suite, Grand Canyon Suite, Madison Square garden Suite, Rudy Vallee
Suite, Death Valley Suite, Hudson River Suite, Valley of the Sun
Suite, Yellowstone Suite, San Francisco Suite, Niagara Falls Suite,
Hawaian Suite… ! Son sens du pittoresque va assez loin : Themes
and Variations on Noises from a Garage, Tabloid Suite (Four Pictures of
a Modern Newspaper), A Day at
the Farm, Jewel Tones Suite (Rubis,
Émeraude, Diamant, Saphir, Opale),
→→ Il a aussi légué des ballets et la musique de chambre, en général
avec des titres originaux.
● Peu de choses se trouvent aisément au disque, mais parmi les suites
gravées (Mississipi, Niagara…), c'est véritablement son archi-tube Grand Canyon Suite
qui retient l'attention. En particulier dans sa version aux couleurs
criardes par le London Pops Symphony, qui procure toute la saveur à
l’étrangeté du Painted Desert,
tout le mickeymousing réjouissant à la piste On the Trail.
Musique par ailleurs surprenante et et hardie par bien des aspects –
beaucoup moins dans les autres œuvres que je connais de lui.
■ Même sans les projections de photos illustratives (ce serait très
chouette !), ces Suites seraient assez faciles à vendre, entre leur
titre évocateur pour le grand public et le couplage évident avec Rhapsody in Blue et
d'autres musiques de Gershwhin, de divertissement ou de film. Gros
succès en vue, c'est certain – et il suffirait d'un extrait sonore sur
le site pour convaincre en quelque seconde le public. (On pourrait
aussi en faire un programme pour les familles, c'est de la musique de
dessin animé !) Je n'ai pas l'impression (mais je suis peu leurs
programmes) que ce soit encore régulièrement joué même aux USA…
René
Leibowitz (1913-1972)
→ Né en Pologne, il devint une figure majeure de la vie publique
musicale, théoricien, chef d'orchestre, promoteur du dodécaphonisme,
professeur de figures importantes comme Boulez, Henze ou Nigg. Ses
premières œuvres sont écrites pendant sa période de clandestinité dans
les années 40 (juif et résistant). Je suis frappé, dans son style, par
le naturel du résultat, y compris dans la musique de chambre et les
mélodies chant-piano, qui ont l'éloquence des premiers Webern atonals,
très loin de la rugosité de Schönberg, des tourments de Berg ou de
l'abstraction systématisée de Boulez. Peut-être ce que j'ai entendu de
plus séduisant en matière de dodécaphonisme.
→→ On lui attribue (il revendiquait,
même ?) des cours avec Schönberg, Webern, Ravel, Monteux, mais rien de
tout cela n'est avéré.
● Au disque, il a laissé de très belles choses comme chef (une très
belle Deuxième de Beethoven, qui préfigure étonnamment le goût
d'aujourd'hui), mais pour ses compositions, je recommande le coffret
Divox qui fait entendre sa musique de chambre, couplée avec un concerto
pour violon qui refuse l'ostentation et atteint une certaine forme de
poésie.
■ Ce devrait être au programme de l'Intercontemporain, n'était sa
querelle avec Boulez qui doit sans doute rendre sa musique taboue –
leurs modèles et leurs idéaux ont très vite divergé.
Hans Erich Apostel(1901-1972).
→ Élève de Schönberg et Berg, un compositeur important de la Seconde
École de Vienne. Il vit du piano : comme professeur (quelquefois de
composition également), comme concertiste, comme accompagnateur – en
particulier sous le néo-Reich, lorsque sa musique est classée comme dégénérée.
→→ Pour de la musique sous influence dodécaphonique, je suis toujours
frappé par le grand lyrisme (son fameux Requiem, célébré en son temps, ne
doit vraiment pas en être !) et les influences davantage
expressionnistes que rationnelles, dans sa musique.
● Si l'on trouve un certain nombre d'œuvres grâce aux archives radio,
ce qui est couramment disponible au disque se limite largement au
piano, en particulier ses Variations inspirées de Kokoschka ou ses
miniatures évoquant Kubin. On y retrouve la double influence sérielle
(lignes défragmentées) et expressionniste (très évocateur et assez
lyrique).
■ On ne pourrait pas remplir un concert monographique, mais en couplage
dans un programme École de Vienne, ça aurait beaucoup de séductions –
bien plus facile d'accès, à mon sens, que les trois autres. (On
pourrait jouer Hauer aussi, l'autre concepteur simultané d'un système
dodécaphonique, mais c'est sans doute beaucoup demander.)
Ulvi
Cernal Erkin (1906-1972)
→ Après Saygun (et Fazıl Say, mais c'est d'abord lié à sa
notoriété de pianiste…), probablement le compositeur turc le
plus connu. Musique totalement tonale, où l'on sent par touches les
influences du Sacre du Printemps
(moins de rapport « fonctionnel » à l'harmonie par moment, mélodies un
peu déformées) et de la musique soviétique (certaines trépidations de
marche), mais qui reste inscrite dans une grande tradition
postromantique.
● Plutôt que son Concerto pour piano assez traditionnel-virtuose (dans
la grande anthologie de 4 CDs consacrée à la musique turque interprétée
par Idil Biret), je recommande d'aller entendre la Première Symphonie
(par Aykal, autre compositeur turc important), qui se défend très bien.
■ Il serait surtout programmable dans le cadre d'une série consacrée à
la musique turque ou du Proche-Orient, ou d'un panorama complet des
nations musicales (qu'est-ce que j'aimerais que la Philharmonie tente
cela, un parcours sur la saison entière, égrenant les contrées et les
œuvres, du Portugal à la Corée, de l'Australie au Liban…).
Stefan
Wolpe (1902-1972)
→ Juif et communiste, ce Berlinois quitte l'Allemagne pour l'Autriche,
puis Israël, et enfin les New York. Après avoir étudié auprès de
Schreker et Busoni, mais aussi au Bauhaus, rencontré les dadaïstes,
etc., il suit l'exemple de Schönberg et adopte le dodécaphonisme pour
ses œuvres de concert. Mais sa sensibilité aux causes sociales le
conduit aussi à écrire de la musique adressée à un plus vaste public,
mêlée de jazz – on l'entend déjà dans ses opéras, mais il a aussi
commis des pièces beaucoup plus simples pour des réunions de syndicats,
pour du théâtre communiste, et lors de son passage en Israël pour des
kibboutz. (C'est d'ailleurs notamment son goût immodéré pour le
sérialisme dodécaphonique qui entraîne l'absence de renouvellement de
son contrat au Conservatoire de Palestine en 1938 et le pousse vers les
USA.)
● Art dégénéré au cube (d'un
juif, communiste, atonal…), ses œuvres ont connu un regain d'intérêt au
fil des dernières décennies où l'on a redécouvert les œuvres bannies
d'Allemagne dans les années trente, avec à la clef quelques concerts et
un assez grand nombre de disques, même s'ils sont très loin de couvrir
tout le spectre de ses œuvres. J'aime particulièrement les extraits de
ses opéras chez Decca, moins radicaux. Mais si vous voulez tenter le
voyage, son Quatuor pour trompette,
saxophone ténor, percussions et piano, enregistré de son vivant
(avec Samuel Baron), donne une bonne immage de son éloquence dans ce
cadre exploratoire assez sophistiqué.
■ Déjà quelquefois programmé en mêlant sa musique de chambre et des
lieder un peu plus cabaret,
notamment par l'Opéra de Paris sous Mortier, il est facile à glisser
dans une thématique Entartete.
Le Forum Voix Étouffées doit en donner quelquefois également.
Havergal Brian
(1876-1972)
→ Tout d'abord, rendre justice à ses parents, qui n'étaient pas des
monstres : son nom de baptême était William – il choisit Havergal
lorsqu'il se lance dans la carrière à vingt ans, d'après le patronyme
d'un collecteur d'hymnes victoriens. Brian a la particularité, rare
dans le métier, d'être issu d'une famille d'ouvrier (de poterie). Autre
trait distinctif que vous devez absolument connaître : il fut réformé
en 1915 pour « pieds plats ».
→→ Sa notoriété provient surtout de sa Première Symphonie, ou Symphonie Gothique,
qui est considérée comme la symphonie la plus longue jamais écrite
(deux heures ; il est probable, comme toujours, qu'il existe plus long
chez des compositeurs mal connus), tandis que la Troisième de Mahler
n'est que la plus longue du répertoire couramment donné en concert.
Consacrée à la grandeur de l'univers et à la place de l'homme, elle
s'inspire des grands modèles (grégorien, Neuvième de Beethoven, Richard
Strauss) et combine trois mouvements instruments (inspirés d'un projet
autour du Faust de Goethe) à
un Te Deum d'1h20 ! Une grosse
grande machine, mais qui frappe au contraire par un langage très
mesuré, d'un postromantisme assez peu enrichi, et qui, en comparaison
des moyens déployés, sonne un peu fruste : plus de 200 musiciens (sans
parler du chœur), incluant habtbois d'amour, hautbois basse, cor de
basset, clarinette contrebasse, cornets, trompette basse… un festival.
R. Strauss, à qui l'œuvre est dédiée, avait (inexplicablement) beaucoup
apprécié l'œuvre et avait félicité Brian. J'ai lu les quolibets les
plus vigoureux sur cette œuvre, qui ne les mérite pas ; c'est surtout
le décalage – entre l'ambition cosmique affichée et le résultat qui
s'écoute très bien comme musique de fond peu instrusive – qui crée une
dissonance.
→→ Les autres symphonies (32 en tout), de format traditionnel, sont
écrites dans le même langage, mais paraissent beaucoup plus
proportionnées au langage lui-même. J'aime assez la 2 et la 11, par
exemple – elles ne bouleversent rien mais ne sont pas sans séductions,
malgré une orchestration très cordée qui ne ménage pas énormément de
couleurs. (C'est du moins ce qui transparaît dans les enregistrements
de cacheton faits pour la collection de Marco Polo, aux débuts de
Naxos.)
→→ Je ne sache pas qu'ait publié des opéras entiers, mais là aussi, les
sujets sont ambitieux, passé son opéra burlesque inspiré de son
expérience militiaire (une farce absurde pendant une cataclismique
guerre planétaire) : Turandot
d'après Gozzi), The Cenci
(d'après Shelley), Faust
(d'après Goethe , le prologue a été capté par la BBC), Agamemnon (d'après Eschyle).
● Au disque, on dispose de l'intégrale des symphonies chez Marco Polo /
Naxos. Elles se ressemblent beaucoup, on peut y aller au pif… mais je
recommandais ci-dessus notamment la 2 et la 11. La Première est à
essayer, mais aucune obligation d'aller jusqu'au bout si vous vous
ennuyez, il n'y a pas beaucoup de coups de théâtre à en espérer. Côté
opéras, on dispose d'extraits symphoniques chez Toccata Classics
(œuvres orchestrales vol.2), et Faust et les Censci sont assez patauds,
sans être spectaculaire pour autant, malgré les quelques moments de
lumière manifestement inspirés de Richard Strauss. Turandot est
beaucoup plus contrastée, mais l'orchestrateur de la suite symphonique
n'est pas Brian !
■ Peut-être ses opéras entiers valent-ils la peine : la simplicité du
langage peut être un atout ! On pourrait toujours proposer la
Symphonie Gothique en faisant la promotion de sa longueur… mais est-ce
vraiment désirable pour le public ? Et surtout, l'effet pétard
mouillé pourrait dégoûter une partie du public ingénu des grandes
symphonies, et du public chevronné des raretés : je ne recommande pas
de le tenter – sauf peut-être au Royaume-Uni, ils sont bizarres là-bas
— et les frontières nous protègent.
Et aussi :
Ezra Pound (le poète, notamment compositeur d'un opéra !)
Oscar Levant (le pianiste concertiste)
Friedrich Schöder
John Barnes Chance
Margaret Bonds
Haig Gudenian
Karl Clausen
Margaret Ruthven Lang
Francis Chagrin
Karel Boleslav Jirák
Emmanuel Leplin
Emilia Gubitosi
Carl-Olof Anderberg
May Auferheide
Pavel Bořkovec
Rito Selvaggi
Povl Hamburger
Juan Carlos Paz
Hanna Vollenhoven…
Né en 1972
(50 ans de la naissance)
… célébrons aussi les vivants !
Steven Bryant
→ Élève de Corigliano, il hérite de lui une science orchestrale très
chatoyante, qui s'épanouit remarquablement dans les pièces pour
orchestres de vents qu'il a laissées au disque : Loose ID, Radiant Joy,
In This Broad Earth, Dusk…
♫ Dusk
(d'un planant américain post-coplandien qui n'est pas le plus
caractristique de sa manière, navré)
● Ses pièces sont hélas en général éparpillées au milieu d'autres
compositeurs, dans des disques collectifs (par exemple chez Naxos,
Albany ou Klavier), il faut bien chercher mais elles sont très belles.
■ De format très court, beaucoup ne font que cinq minutes, et
mettraient remarquablement en valeur l'harmonie d'un orchestre en
ouverture de concert ! Typique de ces pièces contemporaines
brillantes qu'on aime entendre en début de soirée !
Kevin
Puts
→ Autre compositeur américain, réputé pour sa musique chorale, tonale
et douce (un peu dans l'esprit Whitacre). Ses symphonies sont moins
marquantes pour moi.
● Pour avoir une idée de son art, le disque Harmonia Mundi (2013, avec
Alsop dans la symphonie n°4) permet d'entendre à la fois ses chœurs et
son symphonique. Notez aussi la particularité d'être inclus dans le
récent récital de Fleming & Nézet-Séguin The Anthropocène ! Son opéra SilentNight, aux atmosphères caressantes,
a aussi été édité en DVD (et a l'air très beau).
■ Le nom m'était familier avant que de l'écouter au disque, j'ai déjà
dû l'entendre en concert choral !
Natasha Barrett
→ Compositrice de musique électronique et acousmatique. Clairement pas
mon genre – plutôt des sons impatientants que de favorisant l'évocation
ou l'onirisme, pour moi.
Et aussi :
Dan Coleman
André Ristic
Tomomi Adachi
Hibas Kawas
Bappa Mazumder
Klas Torstensson
Amber Ferenz
Yasunori Mitsuda
Mina Kubota
Monty Adkins
Albert Schnelzer
Octaio Vázquez
Analia Llugdar
Lei Liang
Carter Pann
Edward Top
Cette série, qui aurait dû s'achever avant 2022, puis en début d'année,
a été un peu bouleversée par les fantaisies homocides des satrapes
d'Orient, qui ont entraîné la série ukrainienne. Elle se voulait un
réservoir d'idées, ce qu'elle ne sera pas pour ses dernières parties…
mais elle est aussi, à n'en pas douter, un témoin accablant du peu
d'audace des programmateurs et de leur absence attristante de
sensibilité au répertoire.
Pour retrouver les précédents épisodes de cette série :
1. Anniversaires 2022 : suggestions
discographiques et concertantes – I – de 1222 à 1672 : Morungen, Mouton, Goudimel,
Ballard, Benevolo, Gaultier, Chambonnières, Schütz, Schürmann,
Forqueray, Kuhnau, Reincken…
2. Anniversaires 2022 : suggestions discographiques et concertantes – II – de 1722 à 1772 : Benda, Mondonville,
Cartelleri, Daquin, Triebensee…
3. Anniversaires 2022 – III – 1822, Hoffmann, Davaux, Dupuy… : l'auteur de
génie qui compose, l'inventeur véritable du métronome, la perte des
Reines du Nord…
Ce soir je vais écouter de la mauvaise musique jouée à l'économie, dans
le Petit Mordor.
Ne m'oubliez pas.
1. Atmosphère
Bellini, I Capuleti e i Montecchi.
Fuchs, Goryachova, Demuro, Bączyk, Teitgen
Opéra de Paris, Scappucci (représentation du mardi 11 octobre
2022)
Les gens normaux : « l'opéra,
c'est des gens qui chantent très fort en italien des choses
incompréhensibles où tout le monde meurt à la fin ». Moi : « mais pas du tout, c'est
beaucoup plus subtil que moi ». Moi également : « allons voir
Romeo de Bellini ».
J'aurai des choses à raconter sur le public, particulièrement dissipé
et fantasque ! Un peu moins sur l'œuvre, que je suis ravi d'avoir
entendue mais qui n'a jamais les moments de fulgurance des grands
Bellini (Straniera, Ernani, Norma,
Puritani).
Tout cela stimule tout de même quelques questions sur les choix de
répertoire à l'Opéra, que je soulèverai peut-être… Public enthousiaste
en tout cas, et remplissage finalement décent après une grosse frayeur
ces semaines passées – il faut dire aussi que la grille tarifaire était
pour la première fois depuis quinze ans repassée sous les 35€ pour les
places de face les moins chères.
L'ambiance était celle-ci.
La
nuit tombait sous les flocons, Et le ciel noir glaçait les dames ; Dans la vitrine froide, on laisse
les flacons. Serrés à l'intérieur, on a mouché
la flamme, Fermé l'interrupteur et cessé les
discours. A peine reluit, là, la parure
diaprée De la vieille invitée qu'en cette
fin de jour Nous couvons d'attentions galamment
inspirées. De loin en loin, chacun retient un
bâillement ; Nous baissons le menton, et
Mesdames leurs châles ; On va tous, voyez bien, dormir dans
un moment.
Quand de la nuit on sent se lever
comme un râle.
Non, ce n'est pas un bruit, ce qui
rompt la torpeur ; Cette chose indicible a tué le
silence Sans le briser, et jette en mes
sens la frayeur : Dans mes veines déjà, cela me bat,
me lance, Et tout mon corps soumis est
frappé, incertain, Au rythme de ce mal, blessure,
intermittence.
Et pourtant, j'en suis sûr, c'est
un son qui m'atteint.
Furtif et laid, tel le cafard qu'un
pied écrase, Sans prévenir jamais, il lance un
de ses traits ; Je ne puis plus penser, j'attends
qu'il joue sa phrase, Mon âme est suspendue quand soudain
il paraît. Je crois qu'il poursuit sa
croissance, Car vient un murmure discret, Je sens qu'à son tour l'assistance Gémit sous tant de violence.
Tout s'accélère et le bruit croît, Il me semble qu'il va faire crouler
les voûtes, Je n'entends que ce cri, dont gémit
la paroi, Arrêtez, arrêtez, cessez quoi qu'il
en coûte !
Le petit ovale paraît. Tous le regardent, la regardent. Elle l'attrape sans apprêt, Et nous toise sans prendre garde.
Voilà, c'est la fin à présent. La musique s'est arrêtée.
Le pianiste vous cherche, et d'un
air peu plaisant, L'alto s'apprête à fort tancer,
regard cuisant, Vos manières d'enfant gâtée.
Madame, leur air furibond N'a, croyez-moi, rien d'exotique ; Si de sucré l'envie vous pique, C'est avant qu'il fallait ouvrir
votre bonbon.
Et je ne vous raconte pas la jeune femme (25 ans environ) qui après
être déjà arrivée 30 minutes en retard et avoir plusieurs fois changé
de place en faisant lever plusieurs personnes, part en trombe sur les
dix dernières mesures avant l'entracte, faisant à nouveau se déplacer
les vieilles dames sur son passage (pour être la première au bar ??).
— Alors, Carnets, l'expérience de l'extrême ?
Vous êtes bien impatients, jeunes gens.
2. Livret : mauvais
mais Urtext
D'abord : bonne expérience. Il est toujours agréable de découvrir une
œuvre. J'avais écouté pas mal de fois au disque I Capuleti, mais comme
il n'est pas évident de rester les yeux sur le livret peu paplitant et
au déroulé à la fois très connu et très lent… il manquait quelques
fragments importants des articulations du drame.
Le texte de Felice Romani n'est pas fondé sur Shakespeare mais sur des
sources italiennes communes – notamment via le drame de Luigi Scevola,
qui sert de base au livret. Ici, beaucoup plus sage, Giulietta refuse
de fuir, a grand peur de la mort ou de la désapprobation paternelle…
Globalement, le livret demeure assez plat, ménageant de grands aplats
de plaintes ou de situations assez figées et particulièrement peu
contrastes d'un tableau l'autre. Romani est l'un des meilleurs
librettistes italiens de cette génération (Il Turco in Italia, L'Elisir
d'Amore, mais aussi quelques solides drames sérieux comme Anna Bolena
ou Norma), mais seulement dans ses bons jours – il a aussi écrit pas
mal de nanars belcantistes qui n'ont pas été aidés par leur livret.
j'y ai repéré quelques trouvailles frappantes cependant : « je dois
rester là », lorsque Juliette veut entraîner Roméo hors du tombeau.
Et, moins délibéré dans l'écriture mais glaçant, le chantage de Roméo,
menaçant de se laisser tuer ou de provoquer en duel le père de Juliette
si elle ne s'enfuit pas avec lui à l'instant. (Clairement, dans cette
version, on se projette difficilement dans un potentiel mariage
heureux… ils ont peut-être chaud du haut de leurs seize ans, mais ils
ne sont clairement d'accord sur rien.) Un mariage raisonnable avec
Tybalt n'aurait peut-être pas été si mal, considérant… je dis ça je dis
rien, on se moque déjà assez de moi quand je tente d'expliquer que Mime
est le seul personnage positif de la Deuxième Journée de la Tétralogie.
3. Un opéra
douloureusement archétypal
La musique est plus rossinienne que dans les meilleurs Bellini, témoin
la (belle !) ouverture avec piccolo, triangle et caisse claire ; ou
encore la façon très joyeuse et légère, comme décorrélée du drame,
d'accompagner les moments les plus tendus du texte.
Parmi les moments forts, tout de même : la grande réunion de guelfes de
l'acte I (même la cavatine de Roméo y est assez magnétique, peut-être
parce que j'ai encore dans l'oreille Jennifer Larmore ?), les
affrontements de l'acte III et bien sûr son grand concertato a cappella
à 5.
Pour autant, dans le reste de l'opéra, très peu de moments saillants…
j'y retrouve surtout les formules-réflexes du genre (et plus
spécifiquement de Bellini), pas beaucoup de mélodies marquantes, de
petits solos d'orchestre bien trouvés, de récitatifs bien balancés…
Dans I Capuleti, j'entends un
peu de cet archétype de l'opéra tel qu'on se l'imagine, où ça chante
des choses virtuoses sans qu'on soit très concerné par ce qui se passe
sur scène, une sorte de vieil objet qui produit une agréable musique
d'ambiance pour expériences de socialisation.
4. Carsen, le génie
en pause
La mise en scène de Carsen, qui n'est pas sa plus visionnaire, accentue
cet aspect : très jolie, en particulier côté costumes (les manches
bouffantes des Guelfes, l'allure funèbre et farouche de Roméo), bon
décor pour les voix, mais à peu près aucune idée forte.
Je retiens seulement Juliette au milieu des morts qui se lève,
lorsqu'elle tombe terrassée par le poison, comme le mauvais rêve d'être
plongée au milieu de ses propres défunts dont elle a trahi le sang par
son amour.
Elle demeure néanmoins jolie, relativement mobile, fonctionnelle pour
les voix : on se contenterait très bien d'avoir ce cahier des charges
assuré à chaque spectacle !
5. Où l'on se
félicite que ça chante (plutôt) bien
Très belle distribution. J'ai beaucoup aimé le médium grave légèrement
mixé avec des couleurs de poitrine, chez Julie Fuchs, typiquement
français (on le retrouve chez Manfrino ou Dreisig, par exemple).
Cependant Fuchs (Giulietta) et Goryachova (Romeo) auraient sans doute
été beaucoup plus impressionnantes d'intensité dans une salle moins
immense – les timbres (très audibles au demeurant) blanchissaient un
peu depuis le lointain. S'y ajoutait le vibrato pas très joli de Fuchs
dans l'aigu : ses aigus ressemblent décidément aux contre-notes de
Callas dans Aida.
Demuro (Tebaldo) commence lui aussi à vibrer fortement, mais la voix
reste toujours aussi sainement projetée, et la diction très nette. Ce
n'est pas une incarnation très sophistiquée, mais tout y est franc et
net, une valeur sûre.
En réalité, je fus surtout magnétié par Jean Teitgen (Capellio), d'une
mapleur et d'une saveur exceptionnelle pour ce rôle qui pourrait être
secondaire et semble devenir la matrice de tout le drame.
5. L'état du
ploum-ploum
Et l'orchestre, me demanderez-vous, confus et tremblants.
Il est à peu près en place, même s'il traîne un peu trop ostensiblement
les pieds lorsque Scappucci leur demande un rubato souple pour suivre
un chanteur « inspiré ».
La conception de Scappucci confirme ce que je connaissais déjà d'elle :
très tradi, vraiment pensé comme un accompagnement pur, avec des aplats
de cordes un peu épais, des ploum-ploums qui sont jetés pour ce qu'ils
sont, sans plus ample procès…
… Pourtant, même dans ce répertoire à l'orchestration étique, une
articulation mobile de l'accompagnement, la mise en valeur de petites
textures et couleurs peut transformer un ronronnement agréable en
électricité généralisée.
Je ne l'ai pas eu, mais c'était tout de même plaisant, dans son genre
tradi. Il existe une bonne frange du public qui aime ça – et il
semblait, hier, très enthousiaste. C'est bien, c'est au moins une
partie du public qui est satisfaite, et qui est en général plus
occasionnelle que les mélomanes purulents de type wagnérien… il est
important de la fidéliser.
Le public applaudit d'ailleurs copieusement sur la musique, même
lorsqu'on est en toute fin d'acte et qu'il reste quelques secondes de
postlude doux. On sent que c'est spontané et joyeux, je ne râle donc
pas. (Mais je le prends un peu durement, je dois l'avouer.)
L'orchestre est même resté saluer la cheffe.
6. Moi ; et (tous)
les autres
Je ne nie pas m'être un peu ennuyé – dans la scène du sépulcre,
pourtant pas la plus mauvaise, j'ai craqué, j'ai un peu lu pour
sauvegarder ma concentration aux moments critiques… Cependant une fois
de plus, ma politique « allons voir une œuvre que nous n'avons pas vue
», ajoutée à « pour l'Opéra de Paris , fin de série ou rien », m'a
permis de passer une très bonne soirée, sans même demander d'œuvre,
d'orchestre ou de chanteurs particulièrement exceptionnels.
Je doute que ce soit le type d'œuvre et de soirée qui puisse convaincre
le public qui ne penche pas déjà naturellement pour l'opéra (et pour un
certain type d'opéra), il faudrait donc vraiment se mettre au travail
et proposer des œuvres au rythme dramatique plus resserré, dans des
langages intelligibles et sur des sujets à la mode qui puissent
recruter au delà des sphères de l'élite financière ou culturelle…
Mais pour ce qui est du public qui aime bien l'opéra avec de belles
voix et de jolis costumes, soirée qui remplissait très bien son office,
pour un spectacle qui date de l'ère Gall !
Je
profite du concert tout frais autour de l'œuvre pour rappeler quelques
éléments et… poser quelques questions.
(Pour
ceux qui n'y étaient pas, autre version
vidéo de l'œuvre, calée sur l'un de ses moments paroxystiques.)
--
#ConcertSurSol
n°11 Gluck,
Iphigénie en Aulide, Chauvin
Judith van Wanroij | Iphigénie Stéphanie D’Oustrac | Clytemnestre Cyrille Dubois | Achille Tassis Christoyannis | Agamemnon Jean-Sébastien Bou | Calchas David Witczak | Patrocle / Arcas / Un Grec Anne-Sophie Petit | La première Grecque Jehanne Amzal | La deuxième Grecque Marine Lafdal-Franc | La troisième Grecque
–
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles (direction artistique Fabien Armengaud)
Le Concert de la Loge
Julien Chauvin | direction
Lors de la représentation du premier opéra français de Gluck, en 1773, les témoins rapportent que tout le théâtre était en pleurs. Ce n’est plus tout à fait la façon dont nous percevons désormais cette situation dramatique et cette musique, mais elle éclaire le projet d’émotion directe soutenu par Gluck, en débarrassant le théâtre des ornements rocaille de la génération postramiste.
--
Iphigénie, le prequel
Contrairement
à Iphigénie en Tauride,
jouée régulièrement partout, Iphigénie en Aulide
est très rarement donnée (l’a-t-elle été en France depuis Gardiner à
Lyon, au début des années 90 ?), et conserve encore quelques empreintes
du temps d’avant – comme l’air orné d’Achille, évoquant les ténors
virtuoses ramistes.
L’œuvre
contient pourtant quelques-unes des très belles pages de Gluck : le
début formidable par l’invocation-plainte d’Agamemnon, le trio
désespéré Iphigénie-Clytemnestre-Achille en apprenant la nouvelle, le
duo de fureur paroxystique qui oppose Achille à Agamemnon, l’air de
fureur de Clytemnestre, ou encore la très belle prière chorale du
sacrifice, interrompue en pleine phrase par les éclats de la bataille
menée contre les autels par le péléide ! Tout cela dans la langue
épurée, où toute la musique s’efface pour magnifier la
déclamation.
Je
suis beaucoup moins touché par l’autre moitié de l’œuvre (les scènes
plaintives de l’obéissance noblement geignarde), mais il faut bien voir
que pour le public du temps, c’était là une source d’exaltation
émotionnelle d’intensité peut-être encore supérieure à celle des grands
éclats. [Tout cela ne fait que renforcer ma conviction qu’il serait
vraiment pertinent d’écrire des opéras calibrés pour les goûts
d’aujourd’hui, avec des intrigues plus resserrées et des affects plus
proches de nos perceptions du monde.]
--
Iphigénie, la boloss
Le livret se situe donc dans la partie du mythe qui précède le départ à
Troie et le sacrifice d’Iphigénie, calqué sur la trame de la tragédie
homonyme d’Euripide (puis Racine – celle de Goethe est écrite seulement
à la fin des années 1770). Il est centré autour d’une héroïne
paradoxale, Iphigénie : aspirations toujours nobles et pures, caractère
inébranlable, mais figure absolument immobile, qui n’ose rien pour
elle-même et refuse obstinément de changer ou d’agir. C’est une figure
résignée, mais admirable dans l’idéal d’alors, parce que pieuse,
raisonnable, sensible avant tout à son devoir – et son honneur (là
aussi, une valeur qui résonne de façon peut-être plus menaçante
qu’enviable pour le spectateur européen de 2022, avec une perception
beaucoup plus variable d’un spectateur l’autre qu’elle ne l’était en
1773).
On retrouve le même type d’idéal, mais plus actif (car confié à des
hommes, des rois, des guerriers) dans Iphigénie en Tauride, lorsqu’Oreste et Pylade se disputent l’honneur de mourir pour sauver
son ami.
Quoique
le livret du Roullet ne soit pas un chef-d’œuvre d’écriture poétique
(« Fut-il jamais conçu / De projet plus affreux ? », et
autres « oui » qui servent de cheville…), il n’est pas sans
mérite. Il réutilise par exemple la technique grecque de certains stasima
(chœurs de tragédie grecque, je pense en particulier à l’un de ceux d’Œdipe à Colone)
en faisant décrire le sacrifice hors scène, mais au futur, par
Clytmnestre. Procédé dramatique saisissant d’une part – le sacrifice
n’aura pas lieu, mais on en a tout de même la saveur émotionnelle –, et
qui ancre l’économie générale du côté des modèles antiques, de façon
assez évocatrice.
Par
ailleurs, je suis assez admiratif de son jeu récurrent avec l’ironie
tragique. Cela commence avec le « juste courroux » dès la
première entrée de Clytemnestre – on sent bien le tempérament de feu,
les instincts maternels sauvages et, dans une perception plus XXIe, la
personnalité qui peut vite basculer du côté du déséquilibre et de
l’outrance.
Et
les références s’empilent : Iphigénie la quittant pour l’autel du
sacrifice lui demande le pardon de son père (« N’accusez point mon
père ») et lui recommande son frère Oreste (« Puisse-t-il
être, hélas ! / Moins funeste à sa mère ! »), dont tous les
spectateurs savent qu’il sera chassé, jusqu’à tenter de l’assassiner
chez Sophocle et Hofmannsthal… et qu’il reviendra en vengeur
implacable.
Peut-être
encore plus glaçant, car moins fondé sur la vraisemblance psychologique
de l’intrigue, et gratuitement glissé par l’auteur, Patrocle, dans les
réjouissances du mariage, chante « Hector et les Troyens, par la
honte pressés / En vain s’opposeront à sa valeur altière / Sous les
murs d’Illion atteints et renversés, / Hector et les Troyens vont
mordre la poussière. », forfanterie qui annonce en réalité la
propre défaite mortelle de Patrocle face à Hector. On frémit en
entendant la chanson, petite réplique qui n’aura pas de suite mais dont
la promesse terrible demeure à notre esprit – car nous savons ce qu’il
en sera, à l’épisode suivant.
Il
était tout à fait licite, dans les tragédies classiques et plus encore
les tragédies en musique, de ne conserver que les éléments essentiels
d’un mythe (Achille ne peut pas être couard, troyen ou vieux) et
d’ajouter des éléments externes, notamment des intérêts amoureux
féminins (pour pouvoir faire des duos d’amour), s’ils ne perturbent pas
trop l’équilibre du mythe.
Mais
je trouve tout de même que la résolution heureuse d’Iphigénie en Aulide
– assez habituelle, même si l’on trouve aussi, un peu plus tard (Andromaque
de Grétry, en 1780 !) des fins absolument sans espoir – pose quelques
problèmes de cohérence mythologique. Que fait-on de l’épisode en
Tauride si Iphigénie n’y est pas transportée ? Que penser de
l’amour d’Achille pour Briséis, absolument fondateur du mythe (c’est
même le point de départ de L’Iliade, ces quelques vers que même aujourd’hui on continue de connaître par
cœur chez toutes les générations… on ne fait pas plus source canonique
que ça !) ? Et comment pourrait-il se marier avec Polyxène s’il
l’est déjà à la maison ? Même le crime de Clytemnestre (qui,
certes, peut tout de même nourrir de la rancœur et un amant…) paraît
moins vraisemblable.
Ce
paraît un gros retournement du mythe, mais je suppose que le fait que
cela ne se produise que dans les derniers instants, après le Calchas ex machina,
rend le problème beaucoup moins fondamental que s’il innervait tout le
drame. En tout cas je n’ai jamais rencontré de mention de réserves du
public d’époque à ce sujet.
--
Iphigénie, la romantique
J’aurais
aussi pu titre « Gluck ou la gloire du trémolo », tant le
procédé (archet qui fait des allers-retours très rapides sur la même
note), rarissime auparavant, est devenu la norme chez Gluck, servant
(de façon toujours aussi saisissante 250 ans plus tard !) à tendre
instantanément l’atmosphère dramatique, que ce soit pour la révélation
murmurée d’un rêve prophétique ou pour soutenir des éclats
guerriers.
J’ai
été frappé par le côté très verdien du chœur de réjouissance tandis que
le soliste exprime son désespoir, vraiment un procédé typiquement
romantique qui oppose les affects sombres du héros à ceux sans ombre de
la foule. Bien sûr, procédé qui peut être considéré comme universel,
mais il est rare que ce soit à ce point décorrélé dans les années
1770.
Autre
préfiguration, les deux airs d’Iphigénie et d’Achille qui deviennent de
façon fluide un duo… typique de l’école française, où la segmentation
en numéros n’est pas du tout aussi rigide qu’en italien, et où l’on
peut glisser d’un récitatif accompagné par tout l’orchestre (c’est
désormais toujours le cas, chez Gluck, alors que même chez Rameau il
existait encore des moments uniquement accompagnés par la basse
continue, certes de moins en moins nombreux) à un air, d’un air à un
chœur ou à un ensemble, sans que la délimitation soit toujours nette ou
assurée par des accords conclusifs. Dans l’acte III d’Armide de LULLY,
passé le premier air… où est le récitatif ? où est l’air ? la scène
entière est vraiment conçue comme un ensemble organique.
C’est
ce que Meyerbeer poussera à son paroxysme, avec des enchaînement très
sophistiqués entre « numéros » qui restent vaguement
identifiables, mais dont les frontières exactes sont complètement
brouillées pour ne pas freiner l’avancée dramatique.
–
Je
dois partir visiter une collection princière et répéter de l’opéra
provençal et russe, je reviendrai parler de l’interprétation (et la
couvrir d’éloges) mais aussi, c’est un peu pour ça que je suis là,
essayer de poser des questions sur ce qu’impliquent le diapason, les
choix de tessitures et les techniques vocales actuelles sur
l’interprétation de cette musique – et sur notre vision du monde ?
–
–
Le Concert de la Loge Olympique
Très
impressionné par l’orchestre : résonance formidable des cordes, au son
assez sombre pour un orchestre sur instruments anciens. Quand on les
voit jouer, on comprend la tension imprimée – comme les violoncellistes
et contrebassistes entrent dans la corde,
avec quel entrain et quels sourires ils s’abandonnent à cette musique !
Sont
ainsi magnifiés les beaux moments d’orchestration comme les superbes
alliages flûte-hautbois par-dessus les cordes (réussis de façon
particulièrement diaphane et surnaturelle), ou le plus classique cordes
graves-basson… quelques moment aussi où c’est l’interprétation qui crée
l’événement d’orchestration, comme pendant les très grands coups
d’archet donnés pendant l’évocation des Euménides.
Julien Chauvin, que j’avais plutôt vu jouer-diriger jusqu’ici, dirige sur le temps mais
avec des gestes d’anticipation très clairs, et ses interventions
révèlent une finesse de pensée sur chaque phrasé, une compréhension
intime des dynamiques de cette musique.
J’ai
beaucoup entendu à la sortie du concert et lu sur la Toile que c’était
« joué trop vite », en réalité on dispose de minutages pour
certaines œuvres de la même esthétique à l’Académie Royale de Musique
(Tarare, par Salieri, successeur officiel de Gluck à Paris, qu’un
subterfuge avait même réussi à faire passer pour Gluck lui-même !). Et
ils sont très rapides – l’enregistrement de Rousset se situe à peine au
delà du minutage historique.
En
tout état de cause c’était d’une urgence, d’une précision et d’une
qualité de finition assez superlatives.
–
Le plateau
Que
des grands chanteurs, mais pas tous au même degré d’accomplissement : Jean-Sébastien Bou (Calchas),
comme d’habitude, champion du raptus,
à la fois au sommet de la déclamation française et d’une forme
sauvagerie mordante dans ses interventions démiurgiques.
Je
me suis demandé au début si Cyrille Dubois
(Achille) était un bon choix – technique XIXe de voix pleine qui essaie
de s’alléger plutôt que technique intrinsèquement calibrée pour ce
répertoire – me faisant même sursauté avec un bruit d’obturation
glottique délibéré assez étonnant dans ce répertoire. Mais très vite,
je suis séduit par la façon dont chaque facette de cet archétype du guerrier sensible
est aboutie : tendre, agile, tempêtant, il réussit toutes les
expressions, et fend totalement l’armure en seconde partie de soirée,
où son trio et surtout le duo d’affrontement avec le Chef des Armées
lui fait croquer les récitatifs avec une fureur que je ne pourrais
comparer qu’à Siegmund Nimgern en Ruthven (Der Vampyr)
ou Gianni Raimondi en Carlo Moor (I
Masnadieri),
les deux exemples les plus totalement possédés que je connaisse en
matière de récitatif héroïque masculin.
Ce qu'il livre ce soir-là est une leçon absolue en matière d’émission
cinglante et d’expression à la fois ciselée et totalement emportée. Il
n’a jamais si bien chanté que ce soir ; aucun ténor n’a jamais si bien
chanté que ce soir.
Même
si Stéphanie d’Oustrac (Clytemnestre)a désormais totalement perdu ses attaques trompettantes (son squillo),
son charisme ravageur fait des merveilles dans un rôle qui intervient
peu mais dont l’interaction avec les intrigues à venir projette une
ombre plus vaste sur l’ensemble de l’œuvre… Elle offre un luxe
incroyable d’expression et d’incarnation (très bien chanté au demeurant
!) dans ce qui devient soudain un rôle principal.
Parmi
les trois excellentes Grecques, j’été ravi de retrouver les
prometteuses Marine Lafdal-Franc (la
meilleure déclamation française dans Ariane et Bacchus de
Marais en avril dernier !) et
Jehanne Amzal
(ronde de timbre et précise de verbe !).
J’en
viens à deux micro-réserves. Judith van Wanroij (Iphigénie)
a toujours pour elle cette jolie patine de timbre, cette connaissance
du style, et elle était vraiment en verve vendredi soir, essayant même
de jouer jusqu’au bout lorsqu’elle ne chantait pas. Je ne puis
m’empêcher de penser, cependant, qu’une voix aux contours plus définis
et une diction plus précise auraient pu porter Iphigénie hors de la
seule composante passive / plaintive pour porter haut le vers et faire
aussi d’elle une héroïne qui fait le choix délibéré de son destin,
fût-ce en obéissant.
Petite
frustration aussi avec Tassis Christoyannis,
qui peut être un diseur exceptionnel (témoin son Idoménée de Campra il
y a un an !), mais semblait assez terne et introverti hier – le rôle
est trop grave pour lui et il connaissait sa partition, mais le
résultat était tant sur la réserve qu’il évoquait un déchiffrage avancé
et prudent (même la couverture
vocale
était plus opaque que d’ordinaire), alors que sa partie contient
peut-être les plus belles pages de la partition ! Je ne sais
pourquoi, mais c’était décevant, lorsqu’on sait de quel bois il est
fait.
–
À
qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Chanteurs récurrents
Comme
souvent, je me demande si je ne vais pas d’abord au concert pour
pouvoir mieux me poser des questions… J’en ai deux en tout cas.
D’abord,
la distribution : le CMBV et Bru Zane programment toujours les mêmes chanteurs.
L’avantage est d’abord, je le devine, logistique : en disposant
d’artistes qui se connaissent entre eux, et qui connaissent le style,
on gagne un temps considérable en répétition, ce qui permet de limiter
les coûts ou, à coût égal, d’optimiser le temps de répétition pour
effectuer davantage de travail de détail. Lorsqu’on est simplement
mélomane, on néglige parfois cet aspect : une production, ce sont aussi
des conditions matérielles, et ce qui peut nous paraître une négligence
peut simplement résultat du fait que le temps de répétition dévolu à
des œuvres aussi longues est finalement assez réduit si l’on veut
entrer finement dans le détail ! (Ne pas oublier aussi que leur
rareté fait que personne, à part éventuellement le chef, n’a un long
compagnonnage qui permette de griller les étapes de l’apprentissage et
de donner une conception mûrie depuis des années…).
L’autre
bienfait que cela permet d’entendre des voix soigneusement choisies,
souvent dotées de belles qualités (de timbre, d’expression, parfois de
diction), et de les retrouver avec plaisir – je ne connais pas
grand’monde qui se plaigne d’entendre souvent Gens, d’Oustrac, Auvity,
Dubois, Vidal, Mauillon, Christoyannis, Bou, Lécroart ou Courjal…
Je
m’interroge cependant : si en tant que mélomane nous avons un désaccord
esthétique avec ces choix, nous risquons de devoir vivre avec tout un
pan du répertoire difficilement écoutable, pour des décennies avant que
ce ne soit réenregistré.
Pour
ma part, Watson, Kalinine, Mechelen, Dolié, Witczak, même si leurs
qualités d’artiste déjouent régulièrement mes craintes, n’incarnent
vraiment pas mes idéaux pour ce répertoire – ni ne me paraissent
cohérents avec ce que l’on peut supposer du chant XVIIIe, avec leur couverture
au minimum XIXe. Je les cite à titre d’exemple, ce qui ne remet
nullement en cause leur dévouement admirable envers ce répertoire, ni
même leurs qualités d’artistes – je m’interroge plus largement sur
l’adéquation de leur technique à ce répertoire, sur ce qu’ils peuvent
apporter ou retirer aux œuvres et à cette esthétique, par sur leur
bonne foi ni sur leur valeur intrinsèque de musicien (qui me paraît
absolument indéniable).
On
pourra m’objecter, et non sans raison, que si l’on changeait
d’interprètes à chaque fois le résultat serait aléatoire et permettrait
moins d’anticiper les adéquations et les réussites, surtout si les
chanteurs ne sont pas spécialistes. C’est vrai. Mais cela varierait
peut-être un peu les timbres et les incarnations.
Je
n’ai pas de réponse à cette question, c’est simplement un parti pris
sur lequel je m’interroge : je ne sais pas si (indépendamment des
questions pratiques) il est le meilleur artistiquement – considérant
que globalement les chanteurs récurrents de ces productions sont
vraiment excellents !
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Tessitures sans titulaires
Sur
la seconde question, plus technique, j’ai davantage une opinion formée
: pourquoi distribuer les rôles de Calchas et d’Agamemnon,
qui disposent d’aigus mais dont le centre de gravité est vraiment bas, à
d’authentiques barytons
? Bou et Christoyannis étaient vraiment embarrassés, par moment,
à râcler le plus élégamment possible le bas de la tessiture, ce qui
rendait leur projection et leur expression plus difficiles.
Idéalement,
il aurait fallu des basses chantantes, pas nécessairement de l’ampleur
de Teitgen (qui est de toute façon passé à autre chose) ou Courjal,
mais plutôt de la typologie de Thibault de Damas ou d’Edwin
Crossley-Mercer (que je n’aime pas beaucoup dans ce répertoire, mais ce
n’est pas ici mon sujet), pour citer des noms qui ont déjà contribué à
ces productions.
En
réalité je vois très bien pourquoi on les a choisis : on ne dispose
pas, dans le circuit baroque français, de basses d’un charisme
équivalent à Bou et Christoyannis. Elles existent bien sûr (sur le
nombre de chanteurs professionnels, on ne trouverait pas deux pauvres
basses pour tenir les quelques rares rôles d’ampleur de ce répertoire
?), mais elles ne sont pas en lumière – et celles formées au CMBV ont
en général un timbre étroit et un petit volume qui ne les destine pas à
de grands solos dramatiques d’opéra à projeter dans des salles de la
taille des théâtres des XIXe / XXe siècles.
Mais
le résultat n’est pas tout à fait idéal ici. (Et ce, même si je donne
tout pour entendre Jean-Sébastien Bou dans n’importe quel rôle où il
n’a rien à faire, parce qu’il y sera quand même le meilleur en dépit de
toutes les limitations vocales…)
J’ose
alors la question que personne n’a eu le front de poser : si l’on n’a
pas trouvé les barytons-basses éloquents pour chanter ces rôles (ou
qu’ils sont trop chers et pris par d’autres répertoires), pourquoi ne
pas jouer, au minimum, à un diapason plus favorable (440, voire un peu
plus… à part Achille, ça ne rendrait vraiment pas les autres rôles très
tendus) ?
Et
là, on a le vertige : le chef et les musicologues du projet refuseront
probablement cette compromission vis-à-vis de la promesse initiale de
retour à l’authentique ; les instruments ne peuvent pas tous tenir ce
changement-là (tension du chevillier pour les cordes, bois qui sont des
copies d’originaux à diapason fixe, qu’on ne bâtit pas pour des
diapasons à 440 Hz…). Voilà beaucoup d’obstacles.
Donc
le choix d’engager des chanteurs un peu à l’extérieur de la tessiture
mais terriblement charismatiques se tient en réalité.
Mais
l’on s’écarte finalement de l’authenticité du profil vocal de ces
rôles, ce qui pose aussi des questions sur l’ampleur des compromis
nécessaires pour qu’un tel projet puisse aussi toucher un public et
aboutir sur une représentation appréciée et un enregistrement
commercialisable…
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — À des beuglards
dix-neuvièmistes
Je
reste toujours perplexe devant les techniques vocales des chanteurs qui
interprètent le répertoire baroque – où les différents ensembles,
quelle que soit la nation et la période concernée, prétendent tout de
même revenir aux sources. Ils vont dégoter ou reconstruire des
instruments originaux injouables, dont ils finissent par obtenir un
résultat immaculé (tel qu’on n’en a probablement jamais eu à l’origine
!)… mais ils travaillaent avec des chanteurs verdiens !
Car
la quasi-totalité des chanteurs du circuit (même ceux que j’adore) ont
pour base une technique conçue pour chanter le répertoire du XIXe
siècle : couverture vocale massive (qui unifie et protège le timbre
lors de la montée dans les aigus), harmoniques très denses des formants
(les réseaux d’harmoniques qui permettent de passer l’orchestre en
surinvestissant des zones de fréquence que reçoit particulièrement bien
l’oreille humaine)… ce sont des postures vocales tendues vers
l’émission de médiums très robustes et d’aigus sonores, plutôt qu’à
mettre en valeur le détail des inflexions d’un texte, car s’éloignant
beaucoup de la clarté de l’émission parlée.
Pourtant,
on n’a pas besoin de voix aussi charpentées pour ce répertoire, aux
orchestres peu épais (a fortiori
accompagné avec des instruments naturels, qui créent une
« barrière » sonore beaucoup moins serrée).
La
raison ? Tout simplement, les chanteurs lyriques commencent tous
par apprendre la technique XIXe (à la sauce XXIe, qui n’est en plus pas
forcément la meilleure en matière de clarté et de naturel…), même ceux
qui se spécialisent très vite dans le baroque.
On
n’a pas nécessairement de vue très claire de ce qu’était le chant des
XVIIe-XVIIIe siècles – je veux dire, on a beaucoup de descriptions,
mais l’écart entre une description verbale et le résultat sonore de ce
qu’est un placement vocal est à peu près irréductible (imaginez devoir
reproduire l’accent anglais rien qu’en lisant des descriptions dans des
livres…) –, mais on sait qu’on utilisait le registre léger pour les
aigus, que la déclamation prévalait en France (et que toutes les
préoccupations concouraient à l’intelligibilité du chant), et qu’on
n’avait pas du tout besoin de voix très unifiées et sonores.
Je
suis donc étonné qu’on n’ose pas des expérimentations de ce côté-là… le
belting
de Marco Beasley n’est pas plus authentique, mais en cherchant du côté
de toutes les techniques d’émission, classiques ou non, connues
aujourd’hui, on pourrait sans doute essayer des choses intéressantes.
Mais c’est un dépaysement encore plus radical que l’introduction des
instruments d’époque, dans la mesure où il faudrait travailler avec des
musiciens de culture différente… à l’échelle d’une production à boucler
avec un nombre de répétitions limitées, on mesure bien l’inconfort,
voire l’impossibilité.
Mais
sur le temps long, qu’il y ait une classe spécialisée (comme le fut la
classe de Rachel Yakar aux débuts des Arts Florissants, qui produisait
pour le coup des voix très typées et adaptées au besoin de ce
répertoire) qui essaie de promouvoir des émissions plus spécifiques et
compatibles avec les enjeux de la tragédie en musique, ce serait
vraiment bienvenu…
(Je
n’espère plus, à la vérité, en constatant une évolution assez inverse
des écoles de chant, toujours plus opaques dans tous les répertoires.)
–
Comme
vous le voyez, cette représentation de haut niveau et absolument
passionnante a un peu emballé mon imagination sur plusieurs étages – où
il n’y a pas toujours la lumière, certes.
Comme l'année a beaucoup avancé et que la série ukrainienne ainsi que
l'augmentation de ma pratique de déchiffrage commenté ont occupé une
grande part du temps prévu pour l'écriture de cette série sur les
compositeurs de la saison, je reprends le fil en réduisant au maximum
le détail : ce seront désormais moins des présentations que des
évocations, pour que vous ayez une idée de ce qu'on aurait tout à fait
pu programmer ou enregistrer cette année au lieu de Mozart, Schubert et
Beethoven.
Né en 1872
(150 ans de la naissance)
Siegmund von Hausegger(1872-1948).
→ Grand chef d'orchestre (directeur musical du Philharmonique de Munich
pendant dix ans à partir de 1924, prof de Jochum, etc.), auteur
d'opéras qu'on n'a jamais remontés, il connaît un regain d'intérêt avec
les quelques albums marquants que lui a consacrés CPO autour de ses
lieder orchestraux et de ses poèmes symphoniques, d'un postromantisme
particulirement élancé et inspiré.
● La Natursymphonie
et le disque contenant la Dionysische
Fantasie (♫ extrait) sont à connaître en priorité, mais les
quatre monographies qui lui sont consacrées (toutes chez CPO), plus Wieland der Schmidt par l'American
Symphony sont très réussis.
■ Même pas besoin de faire un effort : un contemporain de Mahler qui
écrit une Symphonie Naturelle et des poèmes symphoniques dionysiaques,
dans une langue sonore qui évoque largement notre culture filmique, ça
s'imposerait assez facilement passé le premier concert nécessairement
un peu vide.
Fernand Halphen(1872-1917).
→ Particulièrement mal connu malgré ses œuvres chambristes de grande
qualité, sorte de Fauré – son maître – plus évident (mais pas moins
raffiné), Halphen pourrait de surcroît être un objet de mémoire : d'une
famille illustre, juif et fils de banquier, veuillez adresser
vos plaintes au Bureau des Clichés, Prix de Rome, mort sur le
champ de bataille en 1917, il ferait un sujet d'étude pertinent sous
beaucoup d'angles, et pourrait être programmé au fil de nobreuses
thématiques.
● Le disque de mélodies gravé par François Le Roux et Jeff Cohen,
somptueux, est devenu très difficile à trouver en physique, mais je
vois qu'il est désormais republié en flux. (♫ extrait)
On trouve aussi une symphonie en ut mineur, au disque, par… l'Orchestre
du Campus d'Orsay !
■ Un destin aussi singulier pourrait aisément être mis en valeur, sans
avancer de grands frais, à travers des récitals de mélodies… Que ce
soit en tant que récital monographique, en tant que concert
thématique au format mixte (avec récitant, projections…), ou en
forme d'hommage aux musiciens de la grande
guerre.
Typiquement le genre de choses qu'on pourrait programmer dans les
amphis de la Cité de la Musique, de Bastille, à Cortot, etc.
Paul Juon(1872-1940).
→ Compositeur helvético-russe, élève de Taneïev et Arenski, qui écrit
lui
aussi de la belle musique de chambre, plus sobre et moins typiquement
russe que ses modèles, pas aussi généreuse mélodiquement, mais écrite
au
cordeau.
● On trouve de beaux enregistrements du Trio piano-cordes, du Quatuor
piano-cordes (anthologie de l'Ames Quartet chez Dorian Sono Luminus),
du Sextuor piano-cordes (chez CPO évidemment). (♫ extrait)
■ On pourrait faire de beaux programmes thématiques en mêlant trois
trios russes, par exemple la filiation prof-élève
Tchaïkovski-Taneïev-Juon… Mais vu que les programmes sont faits en
suivant ce que les vedettes apportent, ce n'est pas gagné.
Henri Büsser(1872-1973).
(parfois graphié « Busser »)
→ Autre Prix de Rome, chef réputé (il nous reste un impressionnant Faust avec Vezzani et Journet !),
nous le connaissons surtout pour ses orchestrations du Chant du Départ
de Méhul, de la Petite suite de
Debussy (sa version la plus couramment jouée) et récrit l'orchestration
de Printemps,
perdue, sous la supervision de Debussy. Il écrit par ailleurs de belles
mélodies, mais l'on a aussi des opéras jamais enregistrés, comme une Vénus d'Ille
qui rend très curieux. Comme il n'est toujours pas libre de droits, et
pour longtemps (mort en 1973 !), cela ne facilite pas la diffusion de
ses œuvres, évidemment.
● Quasiment rien pour lui-même au disque. Des bouts de choses dans des
récitals de chanteurs du passé (Martial Singher par exemple) et
quelques pièces brèves manifestement conçues pour les concours, guère
davantage. (♫ extrait)
■ Je voudrais évidemment que le simple fait de son lien avec Debussy et
sa présence importante dans le paysage musical de son temps le fasse
rejouer, mais il serait sans doute plus raisonnable d'espérer que la
célébrité de La Vénus d'Ille,
lecture fréquente au collège, ne finisse par motiver un programmateur
qui l'a relu récemment avec son ado…
Lorenzi Perosi(1872-1956).
→ Auteur d'oratorios à l'esthétique singulière – quelque part entre Parsifal,
la simplicité italienne et l'épure du cécilianisme… – sur de nombreux
sujets, en particulier du Nouveau Testament. Membre de la Giovane Scuola comme
les véristes, il était du côté du mouvement cécilien et n'a pas composé
d'opéra… Perosi tient à la fois la place de représentant principal du
mouvement anti-théâtralité religieuse… et à avoir écrit beaucoup
d'oratorios (dans une esthétique plus contemplative que dramatique en
effet). Quoique d'abord compositeur, notamment auprès de Pie X, il
finit par être ordonné prêtre (tout en continuant de composer). Son
legs ne se limite pour autant pas à la musique sacrée : le catalogue
contient aussi de beaux quatuors à cordes, dans la même esthétique
apaisée mais raffinée.
● Beaucoup de choix chez Bongiovanni – pas toujours bien capté – pour
les oratorios (♫ extrait) et la musique de chambre (♫ extrait).
Côté musique de chambre, le
Trio à cordes n°2 gravé avec le Roma Tre Orchestra Ensemble est
particulièrement persuasif, dans des conditions techniques d'exécution
et de captation très supérieures à celles des méritoires volumes
Bongiovanni.
■ Ce n'est pas le plus évident à programmer, surtout pas en concert…
mais on pourrait imaginer que des églises programment certains
oratorios dans la période liturgique idoine, ou que des ensembles
amateurs (ce n'a pas l'air très difficile, peu de figures rapides, de
fugues, etc.) s'en emparent. (Cependant il faut ensuite remplir la
salle à la seule force d'un nom méconnu…)
Déodat de Séverac(1872-1921).
→ Grand représentant du mouvement régional musical, il est l'auteur
d'une thèse (critique) sur la centralisation musicale, et déplorait une
forme d'uniformisation des références musicales en raison de la
concentration des compositeurs à Paris, soit cherchant les commandes
officielles, soit fréquentant les mêmes salons (d'indystes et
debussystes).
→→ Son écriture se distingue bel et
bien par son caractère savant issu de l'école d'indyste (études à la
Schola Cantorum) mêlée à une recherche de simplicité et une référence
permanente au terroir (très attaché au Lauragais et au Roussillon).
● Au disque, on trouve son piano et quelques mélodies (♫ extrait),
qui constituent de toute façon l'essentiel de son legs, mais aussi une
belle version (chez Timpani) du Cœur
du Moulin, sorte de conte pastoral dont l'intrigue très fluette
est prétexte à faire entendre une évocation de la nature – animaux et
forces naturelle. Une très jolie chose, sans prétention de grandeur. (♫
extrait)
■ Ses œuvres auraient sans doute avant tout leur place dans les lieux
qu'elle célèbre – parfait pour de petites églises avec un format
voix-piano à écouter un soir d'été… Mais on est bien sûr très curieux
de sa tragédie Héliogabale…
créée à Béziers !
Ralph Vaughan Williams (1872-1958).
(son patronyme est bien Vaughan Williams, toute sa famille avait les
deux noms)
→ Statut étrange, à la fois un grand classique incontournable, très
abondamment servi au disque, et un compositeur relativement méconnu,
fragmentairement donné en concert, même au Royaume-Uni. Il a pourtant
servi tous les genres avec abondance. Parfois dénoncé pour son sirop
figuratif, parfois admiré pour ses trouvailles purement musicales,
c'est bel et bien un Anglais…
● Dans l'immensité des disques, difficile de recommander quelque chose
en particulier. Si les opéras s'engluent dans une temporalité lente,
des livrets bavards et un manque de sens du rebond dramatique, beaucoup
de beautés dans les petits formats, mélodies (certaines pour voix &
violon, très réussies !), musique de chambre…
●● Pour les symphonies, j'ai un faible
pour l'épique Première (une gigantesque cantate sur du Whitman) et les
tendres 3 & 5, plutôt que les symphonies « de guerre » 4 & 6,
plus tourmentées mais moins inventives en climats et textures.
Elder-Hallé, très bien pensé dans un son superbe, est sans doute
l'intégrale la plus consensuelle possible, mais Hickox me paraît le
sommet côté phrasés, malgré la prise de son plus floue de Chandos.
Boult-New Philharmonia (sa version EMI) est
remarquable aussi. J'aime moins les autres grands classiques
disponibles dans la vaste discographie (Boult-LPO-Decca, Haitink,
Previn, Thomson, Bakels…). (♫ extrait)
■ Clairement, niveau concerts, en France ce fut le calme plat. Même pas
par le biais de la musique de scène ou de film, même pas un de ses
poèmes symphoniques sirupeux ou sa symphonie à programme « Londres »…
nadanichts.
Alexandre Scriabine (1872-1915)
→ Nul besoin de le présenter, celui-là, le pionnier, l'antifolkloriste,
l'amoureux des quartes… mais son anniversaire aurait pu être l'occasion
de programmer des portions entières et cohérentes de ses Préludes ou
Études, un cycle de ses poèmes-symphonies, ou une intégrale de ses
Sonates…
● Au disque, on a tout. Si vous n'avez pas encore essayé L'Acte Préalable, la très belle
version Ashkenazy, captée avec clarté sur tous les plans et timbres,
permet de profiter de ce projet dément qui ressemble, aussi bien dans
l'ambition initiale que dans le résultat pléthorique et dégramenté, à
un précurseur de Licht de
Stockhausen. (♫ extrait)
■ Le concerto pour piano, d'un Chopin « augmenté », est revenu en grâce
ces dernières années – œuvre magnifique, mais un peu complexe pour les
amateurs de piano purement mélodique, et trop sentimental et accessible
pour les mélomanes en recherche d'œuvres audacieuses (c'est un peu
injuste, dans la mesure où l'œuvre est à la fois très généreusement
lyrique et particulièrement sophistiquée…). (♫ version)
■■ Autrement, l'on n'a pas vu grand'chose pour l'instant. Les salles
auraient vraiment pu oser des cycles de ses œuvres, pas si nombreuses,
et qui mettent vraiment en valeur les pianistes. En regard, pourquoi
pas, avec Roslavets (ou même Rachmaninov et Medtner). Les
poèmes-symphonies sont joués d'ordinaire mais rien n'a été présenté
comme un cycle complet ni cohérent.
Je ne peux pas parler de tous, mais 1872 est aussi l'année de naissance
de :
Julius Fučik (le compositeur de marches !),
Eyvind Alnæs,
Sergey Vasilenko,
Joan Lamote de Grignon,
William Poststock,
Albert Seitz,
Bernhard Sekles,
Salvator Léonardi,
Emil Votoček,
Ezra Jenkinson,
Rubin Goldmark,
Frederic Austin,
Stanislav Binički,
Clara Mathilda Faisst,
Annette Thoma,
Louis Tunison,
Mabel Madison Watson,
Eliza Woods…
Mort en 1922
(100 ans du décès)
J'ai étrangement peu de monde à présenter en 1922.
William Baines (1899-1922).
→ Pianiste professionnel, auteur d'un assez vaste catalogue malgré sa
courte vie (tuberculose), incluant une symphonie en ut mineur, des
poèmes symphoniques de la musique de chambre et beaucoup de piao solo,
il entrelace volontiers sa musique avec des sous-titres évocateurs, un
peu à la façon des Clairs de lune
d'Abel Decaux. Comme lui, il explore des chemins de traverse harmonique
qui peuvent surprendre par leur sinuosité – beaucoup de parenté, pour
un Anglais, avec les futuristes (peut-être l'influence de Scriabine,
lis-je, mais sa musique est vraiment moins forme pure, davantage
évocation).
● Très peu de choix. Mais sa symphonie existe, et quelques-unes de ses
pièces pour piano marquantes (les ♫ 7
Préludes !) ont été couplées avec celles du grand Moeran sur un
album Lyrita joué par Eric Parkin.
■ L'aspect « jeunesse maudite » pourrait créer un intérêt du public, en
couplant par exemple avec Guillaume Lekeu, Lili Boulanger et le fils de
Scriabine… Et puis le piano, ça ne coûte pas cher, n'importe qui peut
en mettre une pièce dans un récital Chopin. (Mais le rêve de la plupart
des pianistes semble être de rejouer les disques qu'ils ont écoutés et
les pièces qu'ils ont travaillées pendant leurs études, alors…)
Je connais bien trop mal les autres pour en parler, mais ils sont
nombreux :
Carl Michael Ziehrer,
František Ondriček,
Nikolai Sokolov,
Edwin Eugene Bagley,
Vittorio Monti,
Theodora Cormontan,
Florence Ashton Marshall,
Ika Peyron,
Alicia Van Buren,
Marian Arkwright,
Felipe Pedrell,
Luigi Denza,
Francis Chassaigne,
Antonio Scontrino,
Hans Sitt,
W. H. Jude,
Giacomo Orefice…
Nous resteront donc ceux nés ou morts en 1922 et 1972 ! Xenakis,
Amirov, Grové, Serocki, Popov, Wolpe, Erkin, H. Brian, Grofé,
Leibowitz, Bárta, Apostel, Levant, Puts… voilà encore quelques gens
importants à présenter rapidement !
À très vite pour de nouvelles aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Depuis des années, j'essaie de poser, de façon récurrente, la question,
peu compréhensible pour l'observateur qui ne connaît pas à fond tous
les enjeux culturels des années 1820 (c'est-à-dire moi),
le succès immense et, surtout, sans partage, de Robert le Diable.
Les malveillants, armés d'antisémitisme, ont bien sûr suggéré de son
vivant qu'il avait acheté son succès, mais rien ne semble expliquer l'absence de vive controverse autour d'un livret
audacieux.
Bien au contraire, références musicales, lithographies, gravures et
souvenirs divers célèbrent, au yeux de tous, la réussite éclatante de
l'œuvre, qui se duplique sous toutes les formes, laissant apparaître un
véritable consensus autour de la valeur de l'œuvre, et une absence
d'antoganismes paroxystiques autour de sa réception.
Je n'ai rien pu trouver de probant dans la seule biographie de Scribe,
ni dans les diverses notices générales ou comptes-rendus d'époque j'ai
pu lire – mais jusqu'à présent de façon non méthodique. Cette fois,
c'est décidé : je vais m'y mettre, et découvrir ce que tout le monde
d'un peu informé sait sans doute déjà, mais que j'ignore encore tout à
fait pour ma part.
En tout cas, jusqu'à présent, mes questions aux personnes les plus
informées m'ont fourni des réponses un peu évasives, qui ne répondent
pas complètement à ma question.
Pour ceux qui ont oublié ce que raconte Robert le Diable qui aurait pu
émouvoir ses contemporains, quelques rappels.
Acte I : Robert veut pendre un Normand
qui raconte ses origines, puis échange sa vie contre une tournante avec sa fiancée.
Acte III : Ladite fiancée, très pieuse, est persécutée par un démon
auprès d'une croix, et toutes ses protestations de protection divine ne
peuvent rien contre le pouvoir du mal.
Acte III : Le fameux épisode des nonnes damnées, où le héros (afin
de pécho à l'acte suivant)
se laisse convaincre de dérober une relique de sainte Rosalie, tout en
culbutant une abbesse damnée sur un autel consacré.
Acte IV : Tentative de viol sur scène, assez explicite.
« Crains ma fureur, ne me repousse pas
; / Tremble de me réduire au désespoir ! »
« Et rien ne peut t'arracher de mes bras. »
« Je cède au transport qui m'anime. »
« Ne me résiste plus ! »
« Tu m'appartiens ! »
(L'accumulation du texte, sans musique, fait véritablement frémir. À
côté Scarpia paraît admirablement fleur bleue.)
Je peine à concevoir que ces détails, même repris dans le jus de leur
mythe et remis en perspective par le triomphe final de l'amour
maternel, de la foi catholique et de la Grâce divine, n'aient pas causé
quelque émoi au premier degré…
L'impulsion
Or, me jetant sur l'accompagnement savant de la toute fraîche parution
de Robert le Diable
chez Bru Zane, je trouve plusieurs pistes assez éclairantes dans la
notice de Robert Ignatius Letellier, qui m'ouvrent des voies pour aller
rechercher plus en détail autour de mon vieux questionnement pourquoi l'acte III de Robert semble-t-il ne pas avoir causé le moindre
scandale ?
Le sujet n'est pas abordé frontalement dans la notice – sans doute,
encore une fois, parce qu'il n'y a pas de sujet pour ceux qui savent –,
mais elle permet d'avancer dans la compréhension du phénomène ; ce ne
sont pas non plus complètement des pites nouvelles, mais leur
formulation s'articule de façon plus convaincante que ce que j'ai pu
lire jusqu'alors comme exégèses.
Allons-y :
[[]]
Le terrible dialogue entre Robert et Isabelle à l'acte IV.
(Alain Vanzo, June Anderson, Opéra de Paris, Thomas Fulton.
1985.)
1. Un conte familier
La matière de ce conte, qui concerne le père de Guillaume le
Conquérant, était alors bien connue et tout à fait vivace, avec toutes
sortes de variantes.
La mère de Robert, désespérée de ne pas avoir de fils, fait une prière
au diable. Évidemment le rejeton qui naît de son souhait exaucé est
particulièrement immoral et violent (façon, semble-t-il, d'expliquer la
cruauté, plutôt hors de l'ordinaire, de Robert de Normandie). Dans la
plupart des versions du conte, Robert finit par se repentir et se
réconcilier avec la religion.
J'en tire plusieurs enseignements.
a) L'effet de surprise et de sidération quant aux péripéties de Robert
le Diable devait être moindre, puisqu'il faisait partie d'histoires
déjà racontées et connues… il s'agit non pas d'une audace
incommensurable, mais de la réactivation de motifs déjà connus.
b) La source folklorique permettait de mettre à distance le contenu :
on ne décrit pas la réalité, on n'invente même pas une fiction
scandaleuse, mais on reproduit l'histoire d'un conte déjà connu de nos
ancêtres. Cela permet de remettre ce que l'on voit sur scène en
perspective. Un film qui inventerait le Petit Chaperon Rouge
dans toute sa crudité nous paraîtrait insupportable et en tout cas
absolument pas adapté au enfants ; mais nous connaissons tellement les
ressorts de ce conte que nous ne serions peut-être même pas
impressionnés d'en voir une version gore
avec Mère-Grand à moitié digérée dans les viscères ouverts du Loup.
Le librettiste échappe ainsi aux accusations de pensées deshonnêtes, ne
faisant que reproduire une fiction ancestrale.
c) Le goût du romantisme pour l'atmosphère médiévale avait aussi
habitué tout le monde aux histoires de diables et d'enchantements
maléfiques. (Et je ne sais où en était la connaissance et la crainte du
démon en ces années, le XIXe siècle a connu des hauts et des bas de ce
côté-là… la population parisienne après la démonétisation religieuse
des années 1790 et 1800 n'est possiblement plus à cela près…)
2. La mode gothique
Letellier souligne la sensibilité des lecteurs des années 1830 envers
l'imaginaire gothique des romans anglais, les Radcliffe ou Lewis.
Je conçois bien qu'après avoir lu The
Monk,
le public était possiblement tout simplement excité de découvrir de
nouvelles déviances humaines et sacrilèges, pour vivre le grand frisson
du crime par procuration, l'exploration des limites de la morale et
même de l'humanité.
L'argument est puissant pour expliquer une certaine indifférence aux
excès du livret : ceux qui étaient exposés aux arts d'alors étaient
tout à fait mithridatisés contre ce type d'excès, voire les
recherchaient par goût ou effet de mode.
Toutefois, je vois un écart assez considérable entre le frisson privé
du roman (toujours accompagné de sa mauvaise réputation, de sa
suspicion, etc.) et l'affirmation publique, l'incarnation physique dans
une pièce de théâtre ou un opéra. Le fossé reste assez considérable, et
ce qui aurait simplement pu être blâmé par les censeurs ou votre
confesseur se met à concerner des familles entières de la bonne
société, avec une représentation visuelle et vivante de tous ces
crimes.
Cela ne me suffit donc pas tout à fait.
3. La morale sauve
Une autre explication réside dans le personnage d'Alice : Letellier
souligne la place de la Grâce dans le livret… et cela m'éclaire assez.
Quelques pensées que je tire de ces prémisses.
On peut de prime abord percevoir la conclusion de l'œuvre comme
artificieuse – d'un seul coup, d'un mot unique tous les excès de Robert
sont pardonnés, et les hésitations de son âme à jamais résolue. Ceux
qu'il a trahis sont contents, et les incercitudes de ses inclinations
généalogiques ainsi que de sa nature profonde sont en un instant
tranchées à jamais. Il sera un chrétien pieux, un époux fidèle, un
suzerain loyal.
Mais si le lecteur du XXIe siècle peut aisément s'amuser à imaginer
l'après, à l'imaginer mari violant, seigneur trahissant ses pactes et
opprimant ses serfs et ses vassaux, le livret ne nourrit pas vraiment
de doutes sur la bonne foi de sa conversion.
L'existence même du personnage d'Alice, pivot considérable du drame –
elle symbolise la cruauté de Robert au I et le sauve dès qu'elle est
reconnue, elle affronte le démon au III, elle tire Robert des bras de
l'Enfer au V –, incarne sur scène une part capitale de la doctrice
catholique : le pécheur, si grave qu'aient été ses crimes, peut se
repentir et sauver son âme de la géhenne.
La présence d'Alice, même lorsqu'elle semble si frêle, accrochée à sa
croix, impuissante face au pouvoir démoniaque, rappelle sans cesse la
présence de ce choix, de cette promesse de rédemption, et tempère d'une
certaine tous les excès, puisque en dépit de tous les blasphèmes, la
loi divine finit par paraître douce aux plus endurcis des pécheurs. La
réaction aurait sans doute été plus vive si la conclusion avait été «
de toute façon Dieu est une illusion, il a fermé sa bouche pendant tout
l'opéra, pourquoi on tiendrait compte de son avis » ou plus
vraisemblablement vu le ton de l'ouvrage « venez, l'Enfer ça paraît
chaud mais en vrai c'est chill
». Le dernier tableau aurait montré Robert jouant aux cartes avec
Lucifer, voilà qui aurait sans doute excédé la tolérance concédée à une
histoire où, en définitive, le bien triomphe du mal. (Tout en s'étant
complaisamment fait plaisir à goûter le grand frisson du spectacles des
plus grands crimes.)
Tout blasphématoire que puisse paraître l'acte III, il entre tout de
même dans une logique dramatique qui aboutit à la victoire de la mère
angélique sur le père démoniaque. (Et d'ailleurs, le livret tait
totalement l'invocation satanique qui a présidé à la naissance de
Robert, l'explication se limite à un plus concret « je fus son amant »,
ce qui préserve en partie la respectabilité d'une mère qu'on peut
toujours s'imaginée séduite et trompée par de fausses promesses.)
Il est vrai qu'en tirant ce fil, les excès scéniques de Robert sont, en
tout cas dans la logique rhétorique globale du livret, moins
insupportablement antireligieux qu'il n'y paraît de prime abord.
Je reste tout de même circonspect sur le fait que les abbé Bethléem
locaux aient pu trouver tolérables ce genre de représentation
graphique, fussent-elles au service prétendu de l'édification de la
vertu.
4. Musique
Letelllier a raison de le souligner : le prestige de la musique émousse
aussi les processus d'adhésion ou de répulsion intellectuelle au sujet
d'un livret.
J'ai toujours été frappé par le fait que le monstrueux Don Giovanni de
Da Ponte, menteur, violeur, tueur, lâche, pervers quelquefois
(lorsqu'il se réjouit des déboires de Leporello qu'il envoie
délibérément à la mort), nous paraisse si sympathique (à moi le
premier) : c'est que la musique de Mozart le présente toujours nimbé
d'une lumière exceptionnelle, d'une inspiration particulièrement
fulgurante, et qui le singularise des autres personnages. Comment, quel
que soit notre opinion sur ses affirmations, ne pas être grisé par les
thèmes du trio Ah taci, ingiusto
core («
Più fertile talento del mio, no, non si dà ») ou de l'éloge du vin et
des femmes (« Vivan le femine, viva il buon vino, sostegno e gloria
d'umanità ! ») ? Les plus prudes en restent tout émus et
enthousiasmés…
Cet opéra a sans doute grandement altéré la perception de don Juan par
les romantiques, le rendant exemplaire car débordant de force vitale et
d'appétence pour les absolus (en plaisirs, en liberté…), alors que le
personnage n'était pas nécessairement si plaisant à y regarder plus
froidement.
De même, la musique exceptionnelle de l'acte III, ses atmosphères
dramatiques tour à tour drôles et terrifiantes captent toute
l'attention et suspendent le jugement sur le caractère licite ou moral
de ce qui est représenté : on est tout simplement emporté par la force
de la musique, et peu importent les excès qu'on pourrait regretter dans
une pièce parlée, ils servent au contraire de matrice à cette musique
qui nous grise !
C'est le même procédé que celui qui conduit à apprendre par cœur des
textes de chansons débiles, et à les trouver profonds alors qu'on
ricanerait méchamment si on les avait découverts à nu. Il est
particulièrement puissant, et il ne faut sans doute pas le
sous-estimer.
À ces points soulevés à la lecture de Letellier, j'aimerais en ajouter
deux autres qui ont sans doute leur place et que je ne crois pas avoir
évoqués jusqu'ici.
Jenny Lind en Alice à l'acte III dans la production londonienne
– une des images les plus diffusées.
5. Opéra comique
Bien que je ne comprenne pas encore comme cela est possible, le sujet
devait paraître suffisamment inoffensif pour que Scribe
propose d'abord des ébauches de livret d'opéra comique à Meyerbeer,
avant de lui écrire, sur ses instances, le livret de grand opéra que le
compositeur réclamait.
Je n'ai pas pu lire l'état initial du livret (je
vais tâcher de mettre la main dessus si ça peut se trouver sans
s'inscrire comme chercheur dans une bibliothèque lointaine…) ; il faut
bien conserver à l'esprit qu'un opéra comique est une avant tout une forme (alternance de dialogues
parlés entre les numéros musicaux, issue des pratiques musicales théâtres de la Foire),
et que son sujet peut être relativement sérieux… mais on sait que le
personnage (plutôt comique) de Raimbaut, qui disparaît au début de
l'acte III dans l'état définitif du livret, avait un rôle plus
développé à l'origine.
On peut imaginer tout l'aspect plaisant de ces démoneaux sur une scène
plutôt dévolue au théâtre léger, et fondée non seulement sur la
musique, mais aussi sur la saveur des dialogues… Tout cela se retrouve
dans l'œuvre définitive, et a sans doute nourri l'esprit des répliques
souvent plaisantes de Bertram, un diable aux pouvoirs terribles, mais
qui ne fait pas bien peur – et suscite même plutôt la sympathie par sa
quête de paternité impossible.
Le second point, lui, alimente plutôt mon incrompréhension.
6. Politique
Je ne maîtrise pas assez cet aspect-là pour dire des choses certaines,
mais du peu que je connais, il reste assez énigmatique que je n'aie pu
trouver (cela existe nécessairement, dans des revues destinées aux
ecclésiastiques ou même simplement des journaux conservateurs) aucune
trace d'indignation dans mes lectures – certes parcellaires, mais
récurrentes depuis un certain nombre d'années.
Car si l'opéra a été créé au début de la monarchie de Juillet, dont la
Charte garantissait la liberté d'expression, sa conception remonte à
1827, à l'époque d'un durcissement de la censure dans les dernières
années du règne de Charles X. Par ailleurs, malgré l'image progressiste
qu'on peut avoir de Louis-Philippe, du fait de ses déclarations et du
contraste avec le règne précédent, les royalistes libéraux et les
légitimistes demeurent les principales influences qui pèsent sur la
société française, et restent très attachées à la royauté et au sacré.
Outre que les espoirs de liberté d'expression furent vite déçus (témoin
le sort du drame d'Hugo Le roi
s'amuse,
histoire de sympathique régicide rapidement interdite), les années 1830
sont marquées par d'intenses controverses entre les arts, la politique,
la religion, comme l'atteste la terrible querelle autour de la présence
des femmes de théâtre dans les cérémonies funèbres parisiennes
(tentative d'interdiction pour les obsèques de Boïeldieu, interdiction
réussie pour celles de Bellini). C'est aussi le moment où les concerts
spirituels de l'Opéra reçoivent à la fois un grand succès et suscitent
le débat sur l'usage profane de musiques religieuses. On dispute
passionnément pour déterminer si le Requiem de Mozart n'est pas
d'essence trop décorative, trop musicale, trop dramatique pour des
cérémonies chrétiennes – si la musique sophistiquée ne détourne pas
l'esprit de la prière. On commande un Requiem sobre (sans solistes) à
Cherubini pour le souvenir de Louis XVI, puis il doit composer un
Requiem pour chœur d'hommes suite au bannissement des chanteuses
professionnelles des cérémonies. Félix Danjou redécouvre la clef de
lecture des neumes grégoriens, et le plain-chant à faux-bourdon, sorte
de grégorien harmonisé à la sauce XIXe, entre en compétition avec les
œuvres des compositeurs établis.
Tout cela finit par s'apaiser dans les années 1850, lorsque s'établit
un compromis implicite : une césure entre les compositions pour la
liturgie, épurées et recueillies, et les oratorios donnés dans les
lieux de culte hors des cérémonies, réécritures parfois assez libre des
texte sacrés, où les effets théâtraux sont admis.
J'avais esquissé une rapide évocation de ces questions dans cette notule.
Par-dessus le marché, les pillages des séminaires et des palais
épiscopaux dans diverses villes françaises, plus tôt pendant l'année de
la première série de représentations (1831), prouvent que la religion
avait alors une place centrale dans les préoccupations, notamment
politiques. Une profanation n'était pas que l'écho d'un lointain
folklore médiéval : elle était l'actualité. Que les spectateurs l'aient
vu sur scène sans effectuer aucun lien me paraît véritablement
surprenant (mais cela semble bel et bien le cas, et j'aimerais
comprendre pourquoi).
Les Rochers de Sainte-Irène, dessin d'Édouard Desplechin pour le
premier tableau de l'acte III (la valse des démons).
Ite missa est
En fin de compte, Letellier fournit des éléments très précieux pour
mieux s'interroger sur la façon dont le caractère possiblement choquant
du livret de Robert n'a pas
suscité beaucoup de récriminations audibles. L'usage d'un conte connu,
le goût pour la littérature gothique, le prestige de la musique ont pu
ou démonétiser la violence du premier degré ; le personnage d'Alice et
la construction dramatique qui aboutit à un triomphe de la morale
chrétienne ont pu remettre à leur place les moments sacrilèges comme
des épisodes isolés au sein d'une action qui reste, dans sa globalité,
plus morale.
Pour autant, je reste toujours très étonné que, dans la France des
années 1820 de la conception et 1830 de la création, où le rôle de
l'Église dans le débat public est considérable, où la morale publique
reste fortement codifiée, où les élections sont régulièrement
remportées par les royalistes, voire par les ultras (ce qui se prolonge
même pendant la Troisième République), il ne se soit pas trouvé des
voix influentes pour dénoncer le risque que font porter de tels
modèles.
Que diable, on débattait passionnément sur l'inconvenance d'Armance
(roman tournant implicitement autour de l'impuissance), sur l'absence
de bienséance des drames romantiques qui ne respectaient pas les unités
théâtrales, montraient des meurtres et parlaient trop communément (Hernani,
c'est pourtant autrement gentil et d'un univers tout aussi folklorique
!), et on s'interrogeait même sur la dangerosité de programmer Mozart
dans les cérémonies religieuses… mais les viols sur scène, les
profanations multiples (la dévastation de Saint-Germain-l'Auxerrois
était un souvenir tout frais), en lien avec une sexualité débridée (et
démoniaque) n'auraient même pas fait regretter à quelques spectateurs
d'être venus en famille ?
Je vais donc, malgré ces éclairages bienvenus, devoir me mettre en
quête de plus d'information, quitte à écumer toute la presse française
de novembre 1831, à présent que l'on dispose plus aisément de tout cela
en ligne. Il existe aussi des revues de presse déjà constituées à la
Bibliothèque de l'Opéra… donc il est évident que ceux qui savent déjà
doivent le considérer comme évident et très documenté… mais jusqu'à
présent, j'enrage dans mon coin de ne pas bien comprendre, sans pouvoir
remonter à la source !
À bientôt, donc, pour de nouveaux points d'étape !
Apostille
Pour ceux qui en seraient curieux, ma rapide impression sur ce récent
enregistrement publié par Bru Zane (avec quelques coupures imposées par
les horaires et le temps de répétition d'une version de concert). Elle figure, comme toutes mes autres écoutes, dans ce fichier public.
(nouveauté) Meyerbeer – Robert le Diable –
Morley, Edris, Darmanin, Osborn, Courjal ; Opéra de Bordeaux, Minkowski
♥♥
Je reste toujours partagé sur cette œuvre : les actes impairs sont des
chefs-d’œuvre incommensurables, en particulier le III, mais les actes
pairs me paraissent réellement baisser en inspiration. Et certaines
tournures paraissent assez banales, on n’est pas au niveau de finition
des Huguenots, où chaque mesure sonne comme un événement minutieusement
étudié. Pour autant, grand ouvrage électrisant et puissamment
singulier, bien évidemment !
Comme on pouvait l’attendre, lecture très nerveuse et articulée.
Nicolas Courjal, que je trouvais un peu ronronnant ces dernières
années, est à son sommet expressif, fascinant de voix et d’intentions.
Bravo aussi à Erin Morley qui parvient réellement à incarner un rôle où
l’enjeu dramatique, hors de son grand air du IV, paraît assez ténu par
rapport aux autres héroïnes meyerbeeriennes – avant tout un
faire-valoir.
Très (favorablement) étonné de trouver ce chœur, qui bûcheronnait il y
a quinze ans, aussi glorieux – son à la fois fin mais dense, ni gros
chœur d’opéra, ni chœur baroque léger, vraiment idéal (seule la diction
est un peu floue, mais il est difficile de tout avoir dans ce domaine).
Je tombe sur un article de France Musique, puis sur Franck Ferrand relayant la paternité de LULLY (et de la fistule anale de Louis XIV) dans le God Save the King.
J'ai jeté un rapide coup d'œil et ce n'est pas très convaincant.
Je compte regarder ça plus en détail et peut-être produire une notule si je peux en tirer des conclusions relativement fiables, mais en attendant, je mets ici ce que j'ai trouvé sommairement ce matin, ça peut toujours vous intéresser et donner matière à discussion autour du déjeuner.
Début du compte-rendu de la série monégasque d'Ivan le Terrible de Gunsbourg, avec
Chaliapine, habitué de ce théâtre, dans le rôle-titre.
(Musica, avril 1911.)
1. Récit
J'avais lu les premières pages de cet opéra lorsque je chinais les
anciennes partitions d’opéras oubliés – avant l'ère bénie des Gallica
et IMSLP, donc. La chose m'avait paru intéressante, mais je n'avais pas
eu le temps de pousser plus avant – et cela m'avait paru un peu
difficile pour mon niveau d'alors. Je n’y étais pas revenu depuis.
Au détour d'une répétition, nous décidons d'ouvrir une de mes
partitions au hasard et de nous lancer dans un déchiffrage absolu.
C'est Ivan le
Terrible de Gunsbourg,
qui était toujours resté à portée de main. Et l'œuvre s'avère très
réussie.
Si je vous dis un mot (cette fois sans extraits, il n'existe absolument
rien
à ma connaissance) de Gunsbourg alors que j'ai tant d'autres notules en
souffrance, c'est que son profil est particulièrement atypique et
intriguant.
[J'ai quelquefois rencontré la graphie fautive Gonsbourg, si d'aventure
vous voulez explorer à votre tour.]
Extrait de Parsifal
dans la traduction de Gunsbourg (« Nur eine Waffe taugt »), chez
Choudens (1914).
La réduction piano n'est pas créditée, j'ignore s'il la réalisée
oui-même ou repris le travail d'un arrangeur émérite comme Kleinmichel,
Otto Singer II, Klindworth…
2. Débuts (médecin
et guerrier)
Raoul Gunsbourg (1859/1860-1955)
est une personnalité singulière et particulièrement importante dans le
panorama lyrique de la première moitié du XXe siècle, sur plusieurs
plans.
Sa vie même paraît incroyablement remplie : né à Bucarest de parents
juifs, il étudie la médecine,
et exerce dans l'armée russe
pendant la guerre russo-turque des années 1870 – il avait alors treize
ans. Un épisode raconte sa bravoure lors du siège de Nikopol, où les
deux régiments n'ayant plus d'officiers, il prend lui-même la tête de
la charge, se retrouve coupé de ses troupes, reçoit un coup de
baïonnette à l'aine, monte à l'assaut d'une brèche et, y ayant passé la
nuit, cause la méprise de l'État-major turc qui croit la ville perdue
et capitule de façon anticipée. (Je ne sais d'où proviennent ces récits
ni s'ils sont fiables, on peut les lire de façon plus détaillée sur le site Art Lyrique.)
Détail savoureux, il épouse (bien plus tard, en 1905) une Aline
Leturc.
Au début des années 1880, il crée la «
scène d'opéra français de Gunsbourg » qui assure des
représentations aussi bien à Saint-Pétersbourg qu'à Moscou – où il
rencontre Richard Wagner !
Intérieur de la salle Garnier de l'Opéra de Monte-Carlo (583
places),
où régna Gunsbourg.
3. Directeur de
théâtre
En France, il dirige pour une saison le Grand Théâtre de Lille et pour deux l'Opéra de Nice.
En 1892 débute l'œuvre de sa vie : sur la recommandation du tsar
Alexandre III, qui le conseille à Alice Heine, l'épouse américaine du
prince de Monaco (le modèle de la Princesse de Luxembourg de La Recherche de Proust), il est
nommé directeur de l’Opéra de
Monte-Carlo par le prince Albert Ier.
Il y exerce avec une exceptionnelle longévité, de 1892 à 1951, ce qui lui permet de
créer notamment sept des
derniers Massenet (Amadis, Le Jongleur de Notre-Dame,
Chérubin, Thérèse, Don Quichotte, Roma, Cléopâtre) et les trois derniers Saint-Saëns (Hélène, L'Ancêtre, Déjanire).
Une petite interruption a lieu pendant la guerre de 39, où il doit
quitter la ville, exfiltré par
des résistants : les nazis commencent à déporter les juifs de Monaco.
Saint-Saëns, derrière lui Gunsbourg, et tout autour les
chanteurs de L'Ancêtre,
avant-dernier opéra de Saint-Saëns, au moment de la création à
Monte-Carlo.
Photo parue dans Musica de
mai 1906.
(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media
Database).
4. Traducteur
Gunsbourg a notamment livré une traduction
chantable française de Parsifal,
qui atteste sa sensibilité prosodique – et que je trouve plutôt
réussie, à peu près du niveau de celle de l'emblématique Alfred Ernst !
Photo de Venise, de
Gunsbourg,
pour Musica en avril 1913.
(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media
Database)
5. Compositeur
Mais si vous connaissez Gunsbourg, c'est avant tout parce que vous avez
entendu sa musique. Ou plutôt, deux morceaux seulement, où il n'est à
peu près jamais crédité : « Scintille
diamant » (fondé sur la barcarolle d'Offenbach « Perte du reflet
») et le grand Septuor de
l'acte de Venise (là aussi à partir de matières existantes
d'Offenbach), dans Les Contes
d'Hoffmann.
Bien que largement autodidacte, il a est l'auteur de sept opéras :
d'abord
¶ Le Vieil Aigle (1909), sur
un sujet orentalisant), ¶ Ivan le Terrible (1910),
¶ Venise (1913),
¶ Maître Manole (1918),
et pour finir des drames aux sujets assez hardis :
¶ Satan (1920), un drame
musical en neuf tableaux,
¶ Lysistrata (1923), d'après
Aristophane,
¶ Les Dames galantes de Brantôme
(co-écrit avec Thiriet et… Tomasi).
Frontispice pour Le vieil
Aigle,
permier opéra de Gunsbourg, pas du tout du drame napoléonien comme
celui de Nouguès : les deux personnages centraux sont un khan et son
fils. Édition Choudens (évidemment).
6. Propriétaire terrien
Une partie des nouveaux numéros découverts ces dernières années
(notamment par le spécialiste Jean-Christophe Keck, je ne sais si
c'était le cas ici) ont été retrouvés au château de Cormatin,
non loin de Taizé et Cluny, aujourd'hui haut lieu de patrimoine
bourguignon ouvert au public et abondamment visité… mais ancienne
propriété de Gunsbourg !
Il fut même maire de la ville attenante. (Amis de la
néo-féodalité bonsoir.)
Le château de Cormatin, résidence secondaire des Gunsbourg (il
passait beaucoup de temps à Monaco et Paris).
[Cliché de Patrick Giraud, sous licence Creative Commons.]
7. Ivan le Terrible : conception
Ivan le Terrible, son deuxième opéra, est donc le seul à
avoir été créé (malgré l'accueil critique favorable !) à la Monnaie de Bruxelles et non à la
maison, à Monte-Carlo.
Je n'ai pas pu trouver, pour l'instant, la potentielle source
littéraire du livret (dû à l'auteur lui-même) : est-ce réellement une
fantaisie liée à sa connaissance de l'histoire russe, une variante sur
l'une des légendes circulant autour du tsar Ivan, ou bien une
adaptation d'un œuvre de fiction préexistante ? Je poursuivrai
mes recherches au fil de la progression ma lecture du drame.
Décor de l'acte III, salle des fêtes du palais du Kremlin.
(Annales politiques & littéraires,
1910.)
Un micromot de contexte, pour
ceux d'entre nous les moins versés dans l'histoire russe – ou
plutôt qui, par les temps qui courent, feignent de ne l'avoir jamais
connue.
Ivan IV, au milieu du XVIe siècle devient le premier à porter le titre
de tsar de Russie. À la fois intelligent et investi… et
spectaculairement instable et démesurément cruel, il a laissé une
empreinte très profonde dans le souvenir collectif, posant en quelque
sorte le jalon de ce qu'est la limite d'un souverain. Tous les abus
sont-ils légitimes lorsqu'ils viennent du gouverneur choisi par Dieu
?
Sujet d'opéra fréquent, qu'on trouve chez Rimski-Korsakov bien sûr (La
Fiancée du Tsar, La Pskovitaine le font intervenir dans ses amours
sanguinaires), mais aussi au delà des frontières – témoin Ivan IV de Bizet.
Photos prises lors des répétitions et représentations de la
série monégasque en 1911, parues dans Musica.
Gunsbourg met bien sûr en scène sa cruauté ; Louis Schneider, dans Les Annales politiques et littéraires de
1910, souligne : « Le succès d'Ivan
le Terrible,
à Bruxelles, a été complet ; il a atteint le maximum au second acte,
qui est bien un des plus violemment dramatiques qui se puissent
concevoir. »
[Pour les curieux, l'ensemble du commentaire de Schneider me paraît à
la fois très juste et assez stimulant, on peut le lire dans le recueil des Annales
de Google Books.]
Début de l'article de Schneider dans les Annales et portrait de Gunsbourg.
8. Ivan le Terrible : contenu
Le livret contient çà et là
quelques petites maladresses de registre de
langue, mais demeure très dense et opérant, peu d'alanguissements : les
descriptions sont fréquentes, mais elles traitent d'actions et ne se
complaisent pas dans la seule couleur locale. Par ailleurs, les
interrogations sur la Providence (pourquoi Dieu nous a-t-il confiés à
un souverain sanguinaire ?) et le pouvoir (le souverain légitime
reste-t-il légitime s'il gouverne mal ou abuse de ses droits illimités
?) m'ont paru d'une contemporanéité vraiment frappante.
Un metteur en scène et un public d'aujourd'hui auraient réellement de
quoi se faire plaisir.
Imaginez : le nom d'un des rares personnages russes très célèbres (et
mystérieux) en France, une promesse d'action abondante, une réflexion
sur le temps présent, et même un brin de mysticisme… quel succès on
pourrait avoir, avec un opéra par ailleurs aussi bien écrit !
Car tout y est particulièrement bien calibré
dramatiquement,
haletant, même les tirades ne sont pas des airs mais des sortes de
scènes continues où le personnage d'adresse à ses partenaires, et où la
musique suit essentiellement l'action – même s'il peut y avoir des
récurrences de mélodies. Pour situer, le modèle pourrait en être l'air
du Prince Igor ou l'air de Boris Godounov – modèles qu'il connaissait
forcément bien, considérant la première partie de sa vie dans les
villes où on joue le plus ces œuvres.
Je suis frappé, en outre, par l'usage, particulièrement rare chez les
Français (et pour cause, là encore), de modes russes traditionnels
pour les chœurs de paysans… on entend réellement l'inspiration de
gammes qui ne sont pas celles de la musique savante standard, mais
réellement celles du folklore slave oriental, telles qu'on les trouve
aussi chez Tchaïkovski, Arenski Moussorgski, Kalinnikov, Rimski…
Mais la structure musicale générale est surtout marquée par l'usage de leitmotive, particulièrement marquants
– celui d'Ivan, deux petits groupes de terrifiantes basses farouches,
est une sorte de compromis entre celui de Keikobad dans la Femme sans ombre de Strauss et la
ponctuation qui précède l'invocation du feu à la fin de la Walkyrie de Wagner.
Comme j'en avais parlé à propos de Pelléas
: présence sur quelques pages de pas mal d'accords avec quinte augmentée,
sans que la gamme par tons ne semble rôder. Je me suis demandé pourquoi
ces effets à cet endroit – mais c'est très réussi, et toute l'œuvre
atteste la capacité de Gunsbourg à couler son langage et ses procédés
dans les nécessité de la situation dramatique.
Précisément, dans Le Figaro
de
1910, Gunsbourg souligne cet aspect de son travail – ce sont des
généralités, mais elles montrent quelles sont ses priorités : la
mélodie et son lien avec la prosodie, qui sont en effet très finement
soignés chez lui.
« N'est et ne peut être musique que la
mélodie, mélodie pure, inspirée, qui s'adapte tellement à la parole que
l'on puisse plus, une fois entendues, les séparer l'une de l'autre.
Hélas ! Il ne faut pas croire qu'il suffit de mettre une note sur
une parole pour que cela soit un accent musical. Non, cela est plus
rare et plus difficile que n'importe quel chef-d'œuvre dans n'importe
quel art. Il faut de l'inspiration. Aucune étude, aucune science ne
peut suggérer ce don divin.
Trouver l'accent juste, harmonieux et mélodieux qui fait corps avec la
parole et les rend indissolubles, c'est le grand secret de la musique ;
c'est le point d'Archmède.
La musique, c'est l'accent du verbe ! »
(Vous aurez remarqué que pour Gunsbourg la musique se limite ainsi à la
musique vocale.)
Gunsbourg caricaturé par Sem.
(Musica, mai 1904.)
Je passe outre l'aveuglement (je crois que la prosodie n'est vraiment
pas le plus complexe dans les arts, ni même dans la musique) et
l'immodestie sous-entendue par son propos, c'est sa posture de
compositeur, ça ne nous apporte pas grand'chose – et être directeur
d'Opéra sans avoir un petit melon, ce doit être une faute
professionnelle. J'y vois d'autres détails qui m'émerveillent
davantage.
Il est à la vérité étonnant qu'il ne souligne pas la place des motifs
récurrents, son recours aux modes de la musique traditionnelle russe,
son choix de la couleur harmonique selon les moments – du romantisme
franc jusqu'aux influences debussystes… Mais je suppose qu'il ne
souhaitait pas nécessairement passer pour un grand compositeur de
choses abstraites à la germanique…
Il y aurait là tout un travail de recherche fascinant à réaliser sur
les raisons pour lesquelles un créateur choisit délibéré d'occulter une
part importante de son travail, des ses objectifs, de son inspiration,
lorsqu'il communique avec son public.
Autre caricature par Sem.
9. Envoi
Pourquoi parlé-je de Gunsbourg ? J'ai perçu plusieurs bonnes
raisons de le faire, et ce même dans l'abstraction de l'absence de
musique – après cette première lecture, je n'ai pas trouvé mes extraits
sonores suffisamment nets pour éclairer la compréhension du propos.
Peut-être si je me le remets sous les doigts un jour prochain. (Pour
l'instant, j'ai Erlanger, Salvayre et Krug à continuer de déchiffrer.)
Par ailleurs absolument rien
que j'aie pu trouver au disque ou en ligne hors des Contes d'Hoffmann, si jamais vous
en avez vu passer, n'hésitez pas à me l'indiquer, c'est toute la beauté
de ce médium ouvert…
¶ Sa vie est assez intriguante, et son
rôledans la création musicale
de
son temps important. Il touche à beaucoup de sujets, la création de
festivals, la direction de maisons, la traduction d'œuvres
préexistantes, la composition dans un genre à la fois relié au
patrimoine et pas du tout conservateur.
Témoignage de la place éminente de Gunsbourg dans la
programmation musicale du début du XXe siècle : Le Grand Prix de l'Opéra vu par
Sem.
(Musica, mars 1907.)
Gunsbourg fait partie des arbitres qui surveillent la ligne
d'arrivée – on observe que c'est Messager qui gagne…)
¶ Musicalement, plusieurs
faits à relever qui me paraissaient intéressant rien qu'à mentionner :
usage de leitmotive dans des
ouvrages qui ne sont pas d'avant-garde, et rare présence de modes
harmoniques russes dans un ouvrage français…
¶ J'espère que cette notule me serve d'introduction
pour développer mon propos, extraits à l'appui une fois que je les
aurai enregistrés plus décemment (et en chantant réellement les lignes
vocales avec des copains ?) et que j'aurai fini de lire les ouvrages
disponibles de Gunsbourg.
¶ Vu qu'il n'existe que très peu de commentaires sur sa musique, ce jalon incomplet, me dis-je, vaut
toujours mieux que rien. Je me rends compte que ma micro-entrée sur Salvayre est restée pendant
toutes ces années l'une des rares sources en ligne sur la question…
Et si jamais cela pouvait susciter les curiosités d'interprètes plus
chevronnés que moi ou de programmateurs, bien sûr, bien sûr, ce serait
une bénédiction.
J'ai décidé, plutôt que de rester constamment à la remorque de
l'industrie phonographique (ou de l'offre locale des concerts) de
parler davantage de mes déchiffrages. Idéalement en les illustrant.
(J'ai une pépite de Théodore Dubois sur laquelle une notule se prépare
– j'en ai presque fini la mise en forme.
Il faudra, bien sûr, alterner ces incursions fureteuses avec des
notules davantages tournées vers la vulgarisation ou la promotion
d'œuvres présentes au disque et susceptibles d'intéresser plus
largement (comme I Masnadieri).
En jouant pour la première fois en entier l'acte I de Pelléas dans sa version
piano-chant (je l'avais bien sûr déjà souvent lu, mais je n'avais
jamais posé mes mains sur la troisième scène !), plusieurs détails sont
venus me frapper au visage.
Chacun pourrait presque faire l'objet d'une notule spécifique, mais cet
horizon lointain – surtout avec la quantité de notules rapides ou de
fond dont les projets concrets encombrent un peu l'avenir proche de CSS
– me paraissait trop incertain pour ne pas en partager immédiatement, à
défaut de réflexions profondes, au moins les points de départ.
Pour gagner du temps aujourd'hui, et pouvoir achever les notules en
cours, je vous livre cette ébauche. Les extraits sonores sont tirés de
sites de flux (donc de sources impermanentes par nature), sans quoi je
n'aurai pas le temps d'achever celle-ci.
1. Difficulté à la baisse
À ma grande surprise, ayant déjà pleuré des larmes de sang en essayant
d'accompagner de miens compères dans cette partition déroutante, ce
n'est pas si insurmontable qu'il m'avait paru d'abord. Il ne faut pas
chercher à intégrer les lignes vocales dans la partie de piano (ni à
s'aviser de chanter…), et il faut surtout le temps de s'immerger dans
la logique harmonique spécifique de l'ouvrage (accords de quatre sons
nombreux, quintes augmentées fréquentes…). Seuls quelques enchaînements
rapides d'accords très riches demandent vraiment un travail spécifique
– « ne pleurez pas ainsi » [extrait]
ou « je ne suis pas d'ici, je ne suis pas née là » [extrait].
Moments très proches de l'esprit des accords empilés utilisés plus tard
par Messiaen. [Je ne parle que
de l'acte I : à la fin du III et du IV, par exemple, les épisodes
acrobatiques pour le pianiste ne manquent pas.]
2. Parsifal et Boris
En le jouant, le fameux premier interlude ne me paraît pas si éhontément parsifalien : on
rencontre certes un rythme pointé avec une marche harmonique [extrait],
et le fait de mettre le pointé sur un renversement d'accord recrée une
mélodie proche de la première musique
de transformation de Parsifal [extrait]…
mais si l'on est honnête, c'est surtout parce que c'est une tournure
banale, et ce n'est vraiment pas écrit de la même façon : chez Wagner,
c'est une continuité depuis l'accompagnement des dernières paroles
échangées, qui se densifie et va s'épancher au fil de la musique de
transformation, alors que chez Debussy ce sont des relances isolées,
entrecoupées de silences. Et elles ne proviennent pas de nulle pas,
elles sont la mutation du motif de Golaud [notule], qu'on entend dès le début de l'interlude [extrait].
La ressemblance est réelle, mais il n'est pas si certain qu'il y ait eu
une influence de l'un sur l'autre.
Pour Boris Godounov
(ouverture du premier tableau de Pimène
[extrait]),
en revanche, les triolets tournoyants, créant un thème à base de
secondes dans le grave, relèvent d'un geste de composition vraiment
proche [extrait].
3. Walkyries et
Oiseau
Au contraire de ce Parsifal
fugace qui pourrait être une coïncidence, l'obsession des quintes
augmentées au début de l'opéra (première intervention de Golaud [extrait])
m'a vraiment fait soupçonner l'influence de Wagner et de son
omniprésent accord des Walkyries
dans le Ring [extrait],
dans des évocations un peu farouches du même genre (la chasse et
l'errance de Golaud ici, les chevauchées et les tourments des Walkyries
là-bas).
Autre influence évidente : on retrouve quasiment trait pour trait, il
me semble, l'accompagnement de « Qui est-ce qui vous a fait du mal ? » [extrait]
dansL'Oiseau de feu de Stravinski.
Comme l'accompagnement est masqué par le chant (le texte est marquant,
la mélodie affirmée, la nuance forte),
on ne se rend pas compte de la chose sans l'isoler – même en venant de
le jouer il y a quelques instants, je trouve l'écho subtil à la
réécoute des enregistrements pour orchestre et voix, alors que c'est
frappant au piano seul.
On entend facilement l'influence française dans l'Oiseau (et réciproquement
l'influence de Moussorgski et Rimski chez Debussy), mais le lien direct
avec Pelléas, je ne le
remarque qu'à présent.
4. Arkel et la morale de
classe
Frappé plus qu'à l'accoutumée par la parole
d'Arkel : « et ce mariage
allait mettre fin à de longues guerres, à de vieilles haines », qui
s'enchaîne avec « il sait mieux que moi son avenir ». Mis en relation
avec le paysan mort de faim mentionné par Golaud et les pauvres qui
dorment dans la grotte, l'engeance du château d'Allemonde paraît
indifférente à un point assez invraisemblable au sort du peuple qu'elle
est censée gouverner et protéger. En substance : « Il préfère épouser
une enfant
inconnue ; c'est son affaire après tout, les gens mourront et puis
voilà. »
Cette réplique semble initialement une marque de sagesse et
de bienveillance d'Arkel ; peut-être l'est-ce, vis-à-vis de son
petit-fils – j'y vois plutôt son aveuglement et son impuissance
proverbiales,
une fois de plus il n'a rien vu venir…, mais elle accentue aussi la
souffrance du monde réel autour de la bulle dynastique d'Allemonde, qui
ne vit que pour ses intrigues amoureuses et ses vengeances internes,
retirée et inacessible dans son château.
Le traitement même de Maeterlinck laisse cet
aspect en toile de fond, comme un peu de couleur locale. J'avais
déjà tenter d'expliciter ce contraste entre intrigues symbolistes
éthérées dans le château et quotidien misérable tout autour, dans la
notule « Allemonde, royaume imaginaire ? », mais cela m'a
frappé plus vivement en le jouant.
5. Bateau et
leitmotive
En le jouant, j'identifie enfin clairement le motif de Pelléas (lorsqu'il entre
pour la première fois, tout simplement), assez parent – malgré leur
aspect très différent – de celui de Mélisande, comme une forme très
simplifiée de cet aller-retour entre montées et descentes.
Pendant l'apparition du bateau qui quitte le port (I,3), on entend
distinctement le motif de Mélisande (en bonne logique tandis qu'elle
mentionne « c'est le navire qui m'a menée ici ») ; mais pendant toute
la description du bateau, et y compris simultanément au motif de
Mélisande, on voit apparaître le motif de Golaud – le motif où il est
perdu dans la forêt. [Petite séance de rattrapage ici si vous ne voyez
pas de quoi je veux parler.]
Cette présence sonore de Golaud (absent de cette scène) est d'abord
envisageable parce qu'il est question de brume sur la mer, donc que
l'on retrouve la même idée d'égarement qu'au début de l'opéra,
lorsqu'il s'est perdu en chassant le sanglier loin d'Allemonde [extrait].
Mais le motif persiste longuement, accompagne obstinément le thème de
Mélisande, se maintient pendant toute la contemplation du bateau, avant
extinction [début de la séquence].
Peut-être est-ce pour signifier que Golaud a accompagné Mélisande sur
la nef (« je l'apercevrai du haut de notre navire », dit-il à
Geneviève, et de toute façon Allemonde ne semble pas accessible par la
terre). Il est très envigeable également que Golaud soit aussi sur ce
navire métaphorique où l'on embarque sans retour (l'amour imprévu, la
vie tumultueuse, voire le voyage vers le pays des morts façon Avalon) –
toute ce moment peut en effet être lu à double, littéral (un navire
quitte le port) ou métaphorique (les personnages se demandent ce qui va
advenir, ils voient leur libre arbitre fuir au loin, leur vie leur
échapper, ils sont montés sur une embarcation sans deviner les tempêtes
ni l'issue de la nuit).
Cette mer qui est le moyen de fuir Allemonde, qui symbolise la liberté
(l'air pur après les souterrains, la fraîcheur par rapport à l'été
accablant), sert donc aussi de symbole pour la vie même (ou du moins le
destin des amours). L'image n'est pas neuve : la tragédie en musique
regorge d' « Après tant d'orages / Et tant de naufrages / Chacun à son
tour / S'embarque avec l'Amour » (Alceste
de LULLY [extrait]) et autres « Embarquez-vous, amants, sans
faire résistance / Embarquez-vous, l'empire de l'Amour est doux » (Le Carnaval de Venise de Campra [extrait]), pour ne rien dire des émotions
maritimes du seria, façon «
Agitata da due venti » (Griselda de
Vivaldi [version de référence]).
Il y aurait, entre l'usage des motifs à cet endroit et la symbolique
maritime étendue, de quoi écrire quelques notules, qui viendront sans
doute, en leur temps.
Ce sera tout pour cette fois, mais je compte bien avoir le temps de
faire mieux un peu plus tard.
Je m'apprête à prendre pour quelques jours congé de vous : je suis
obligé, afin d'éviter la publicité pharmaceutique des automates russes
et l'expression de l'absence de vie d'un troll récurrent ici, de ne pas
publier les commentaires tout de suite, mais ils seront lus avec
attention et joie (et obtiendront évidemment une réponse) dès mon
retour.
Pour les plus enragés / désœuvrés, je laisse ici un point d'étape sur
les écoutes discographiques de l'année déjà pour plus de moitié
écoulée. Cela permettra aussi de retrouver les références dans le
moteur de recherche du site, plutôt que de devoir jongler avec un
hébergeur extérieur (dont personne ne peut prévoir, au demeurant, la
persistance).
Avec la sélection « rechercher dans la page », vous pouvez grâce à
l'étiquetage retrouver les 79 écoutes du Cycle Ukraine, ainsi que toutes les
nouveautés discographiques
écoutées (il y en a 215). Vous pouvez aussi copier-coller les cœurs
pour retrouver spécifiquement les disques à trois cœurs (le mien est
large, il y a 176 disques concernés) ou à deux (319…).
Pour vous mettre en appétit, quelques disques ressentis à ♥♥♥, dont
vous retrouverez les commentaires ci-après.
A. Nouveautés
→ Cardoso, Messes par Simon Lloyd
→ Aumann, Musique de chambre par Letzbor
→ Campra, Le Destin du Nouveau Siècle par Bismuth
→ Schumann Quatuor piano-cordes en ut mineur par le Dvořák Piano Quartet
→ Offenbach, Le Voyage dans la Lune par Dumoussaud
→ Massenet, Mélodies orchestrales par Niquet
→ Saint-Saëns, Phryné par Niquet
→ Fauchard, Œuvres pour orgue, par Fiedhelm Flamme
→ Taneïev, chambre par Spectrum Concerts Berlin
→ Perosi, Trio à cordes n°2 par Roma Tre Orchestra
→ Marinuzzi, Palla de' Mozzi, Grazioli
→ Louis Andriessen, Smit, Pijper et piano à quatre mains du XXe
néerlandais par les Jussen
→ Vladigerov, Orchestral Works 3 par Vladigerov
→ Alberga, Concertos pour violon par Swensen
→ Solos de violoncelle par Thibaut Reznicek
B. Nouvelles versions
→ Haydn, Symphonies par le Basel Kammerorchester
→ Voříšek & Mozart 38 par Blomstedt
→ Beethoven, Symphonies par Le Concert des Nations
→ Schubert, Winterreise par Benjamin Appl
→ Ireland et Liszt, sonates par Tom Hicks
→ Brahms, Concerto pour violon par Degand & Rhorer
→ d'Indy, Chansons & Danses par le Polyphonia Ensemble Berlin
→ Debussy,
Pelléas & Mélisande par Les Siècles
→ Sibelius, Symphonie n°7 par Nicholas Collon
→ « Mirages » par Roderick Williams
C. Découvertes
personnelles
→ Rode, Concertos pour violon par Friedemann Eichhorn
→ Dupuy, Ungdom og Galskab par Schønwandt
→ Röntgen, Concerto pour violon en la mineur par Ragin Wenk-Wolf
→ Alfvén par Alfvén
→ Kienzl, Quatuors (et trio) par le Thomas Christian Ensemble
→ Kienzl, Der Evangelimann & Der Kuhreigen
→ R. Strauss, Alpensinfonie par Shipway
→ Ornstein, Sonates par Janice Weber
→ Wirén, Quatuors par le Wirén SQ
→ Maria Bach, musique de chambre par Hülshoff & Triendl (et aussi
le disque CPO)
→ Eben, Job par Titterington
→ Alberga, Quatuors
D. Doudous increvables
→ Grétry, Raoul BB
→ Stenhammar, quatuors par les Gotland SQ, Fresk SQ et Copenhagen SQ
→ Nielsen, Saul og David par Neeme Järvi
→ Verdi, Il Trovatore par Muti 2000
→ Pejačević, Quatuor avec piano et Quintette par Triendl & Sine
Nomine SQ
→ Saint-Saëns, Symphonie n°3 par Paul Paray
Cliquez ici pour ouvrir tous les commentaires sur les disques.
(nouveauté) (perplexité) Shawn Carter, Allen George, Beyoncé
Knowles, Fred McFarlane, Terius Nash, Adam Pigott, Freddie Ross,
Christopher Stewart, Ryan Tedder… – « Renaissance » – Beyoncé,
LREM Orchestra (Parkwood Entertainment Columbia 2022)
1. Queen Bey
J’ai toujours admiré la technicienne en Beyoncé, suraigu insolent,
clarté d’élocution, médium très bien tenu, énergie agogique, et bien
sûr – cela m’intéresse moins mais demeure indispensable pour atteindre
ce genre de célébrité – des qualités de danseuse impeccable et un
charisme de scène incontestable. En matière de technique de chant, il y
a beaucoup à observer dans ce phénomène hors normes, par opposition à
beaucoup d’ambitus limités ou de voix se reposant sur les bienfaits de
la postproduction. Pour autant, j’écoute peu souvent ses productions,
dans la mesure où je suis assez peu touché par les boîtes à rythme et
les propositions largement rythmiques, où texte, contrepoint ou effets
harmoniques sont peu centraux.
J’étais donc curieux de mesurer mon ressenti à l’écoute de ce nouvel
opus. Résultat mitigé.
La voix reste très intéressante, capable de se couler dans des
identités très différentes, avec une virtuosité intacte, depuis le
suraigu flûté jusqu’aux médiums soufflés, timbre tantôt limpide, tantôt
sombre et autoritaire… J’aime moins la retouche numérique permanente ;
Beyoncé n’a pas besoin d’AutoTune (le logiciel qui permet aux vedettes
sans talent de chanter juste), mais à entendre l'artificialité du
résultat, il doit y avoir cinq logiciels du genre qui tournent
simultanément pour retraiter la voix ! (Difficile de comprendre
les critiques qui louent abondamment la puissance de sa voix – je ne vois
pas trop comment s’en rendre compte dans ce contexte.)
La variété des influences et des productions intéresse également,
saluée par la critique (davantage de House ici, mais on garde toujours
la trame RnB et Soul non loin), clairement l’album échappe au syndrome
récurrent de ces parutions qui intéressent à la première piste et
finissent par écœurer à mi-disque, à force d’entendre exactement la
même jolie chose de piste en piste. (Vu le nombre de collaborateurs à
la composition, et qui changent de piste en piste – je n’ai pas cité
tout le monde ! –, c’est bien le moins, vous me direz.)
2. Imaginaire verbal
Ma réserve se fonde plutôt sur la partie textuelle. Je connais mal, je
le disais, le détail des œuvres de Beyoncé, mais en vérifiant dans ses
textes passés, si en effet la connotation sexuelle était bien sûr
présente (il s’agit en grande partie de musique calibrée pour les dance floors, autrement dit les
zones de chasse du petit vérin), elle n’était pas exploitée de la même
façon. Dans Lemonade (2016),
si l'on extrapole les allusions, on suggère des choses sur le tempo
d’actes sexuels, mais toujours relié à une histoire émotionnelle, à un
état de couple. Ça ne me pose pas de problème en soi – c’est une partie
de la vie de l’humanité, et il n’est pas illégitime que l’art s’en
empare (ce qu’il a toujours fait au demeurant, fût-ce de façon plus
allusive, ne serait-ce que l’obsession répandue pour la virginité).
Or, ici, l’accumulation du même stéréotype me met mal à l’aise.
Quasiment chaque chanson (même celles non indiquées comme « explicites
») évoque un acte sexuel dans un contexte identique : Monsieur est
invité à y aller plus fort, il est remercié de faire l’aumône de jeter
un regard avant de rentrer chez lui, Madame mentionne l’argent que ça
vaut, et se vante de ses sacs Dior.
Et cela crée une gêne chez moi. Pas parce que ce ne sont pas des
personnages positifs – on ne peut pas dire que la littérature mondiale
manque de contre-modèles, parfois érigés en modèles –, mais parce qu’il
s’agit d’un modèle unique qui est présenté ici sans recul. Et qui a des
implications – en tout cas du fait de la popularité de la chanteuse, et
de la réception critique sans aucune réserve.
Autant on pouvait rencontrer des éléments d’affirmation féminine ou
afro-descendante dans les albums précédents (mêlés, bien sûr, au même
type de production visant les discothèques), autant ici, cela se limite
à quelques « nigga » qui
attestent l’appartenance ethnico-sociale de la chanteuse à partir d’un
argot que seuls les noirs peuvent utiliser sans honte ; sans plus ample
ambition.
Tout l’imaginaire de l’album semble fusionner deux figures : la femme
vue par la pornographie (qui désire, quoi qu’elle en die, se faire
défoncer le plus fort possible) et la figure de la michetonneuse, pour qui l’argent
est la principale valeur sûre de l’érotisme. L’emblème de la chanson
mondiale crée ainsi, dans cet album, un portrait cohérent de femme
archétypale et désirable (elle explique très bien dans ses entretiens,
par ailleurs, comment son alter ego scénique,
Sasha Fierce, représente une sorte d’absolu, notamment en matière de
séduction) : cet idéal décrivant peu ou prou une pornstar rémunérée
aussi dans le privé.
extrait de Church Girl
[Chorus]
I'll drop it like a thottie, drop it like a thottie
I said now pop it like a thottie, pop it like a thottie (You bad)
Me say now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Church girls actin' loose, bad girls actin' snotty (You bad)
Let it go, girl (Let it go), let it out, girl (Let it out)
Twirl that ass like you came up out the South, girl (Ooh, ooh)
I said now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Bad girl actin' naughty, church girl, don't hurt nobody
[Post-Chorus]
You could be my daddy if you want to
You, you could be my daddy if you want to
You could get it tatted if you want to
You, you could get it tatted if you want to (She ain't tryna hurt
nobody)
Put your lighters in the sky, get this motherfucker litty
She gon' shake that ass and them pretty tig ol' bitties (Huh)
So get your racks up (Word), get your math up (Huh)
I'ma back it up (Uh), back it, back it up (Back it, back it up)
I'ma buss it, buss it, buss it, buss it, actin' up (Actin' up)
I see them grey sweats (Grey sweats), I see a blank check
extrait de Summer Renaissance
(Ooh)
Boy, you never have a chance
If you make my body talk, I'ma leave you in a trance
Got you walking with a limp, bet this body make you dance
Dance, dance, dance
[Chorus]
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good
[Bridge]
Applause, a round of applause
Applause, a round of applause
Say I want, want, want, what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want, want, want what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want your touch, I want your feeling
(I want your touch, I want your feeling)
I want your love, I want your spirit
(I want your love, I want your spirit)
The more I want, the more I need it
(The more I want, the more I need it)
Need it
(Need it)
Versace, Bottega, Prada, Balenciaga
Vuitton, Dior, Givenchy, collect your points, Beyoncé
So elegant and raunchy, this haute couture I'm flaunting
This Telfar bag imported, Birkins, them shits in storage
I'm in my bag
[Outro]
Ah-ooh
Ah-ooh
Ah-ooh
extrait de Thique
[Bridge]
Boy, you crazy, body mean, back it up like limousine
You gotta make a fold out to fit a magazine, right
Girl, look at your body, right
Boy, take this in slow, don't let go
Tell me how bad you been wanting it
And hurry up, quick, 'fore the moment ends
I like what I hear, might be sleeping in
Screaming, "Beyoncé," chocolate ounces
Sit on that, bounce it, bounce it
[Chorus]
Ass getting thicker
Cash getting thicker
Cash getting larger
He thought he was loving me good, I told him "Go harder" (Baby, that's
that thick)
Thought she was killing that shit, I told her "Go harder" (That's that
thick)
Look at this alkaline wrist 'cause I got that water (Baby, that's that
thick)
Ass getting thicker (That's that thick)
Cash getting
Look at this shit
3. Implications
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas une réserve
morale de ma part (il faudrait être bien sot pour juger de la moralité
de personnages de fiction, et bien haut dans la hiérarchie épiscopale
pour décider des pratiques intimes licites), mais plutôt une inquiétude
sur les conséquences concrètes de cette fiction. J’ai pu constater de
première main et de façon récurrente, auprès d’adolescents (des cités
où le contrôle parental est plus lâche, mais aussi des beaux
quartiers), la puissance des représentations pornographiques et du
mythe de la michto. Je ne dis
pas du tout qu’il soit de la responsabilité de la chanteuse de vérifier
quelles sont les implications sociales de sa musique, évidemment ; en
revanche je perçois de possibles conséquences.
Comme la pornographie est désormais accessible partout – pire, si vos
parents n’ont pas Netflix ou que vous aimez du manga underground et que
vous allez chercher sur des sites de flux illégaux, vous en verrez sans
en avoir demandé –, la question n’est plus de se demander si vos
enfants ont vu de la pornographie, mais simplement s’ils en voient
plutôt à dix ans ou auparavant. Les médias ont beaucoup évoqué les
groupes d’entraide entre collégiens sur Snapchat à propos du
prolongement du harcèlement scolaire, mais ces endroits hors du
contrôle des adultes sont aussi les endroits où, pour s’amuser, pour
montrer qu’on est au courant, pour s’indigner, on poste des images
assez crues, pas toujours soigneusement sélectionnées – en effet la
pornographie gratuite contient beaucoup d’images volées et de vidéos
mettant en scène des personnes non consentantes, voire des mineurs ;
c’est même le modèle économique des plates-formes comme PornHub.
Or, beaucoup de parents refusent, par principe, par gêne ou par déni de
réalité, d’aborder ces sujets, si bien que la pornographie est devenue
une contre-culture dès des âges assez tendres (la proportion de jeunes
de 10 ans qui en ont vu est écrasante). Plus effrayant encore,
l’existence de ce modèle sous-jacent chez les jeunes incite les jeunes
qui n’en ont pas vu (jeunes filles surtout) à modeler leurs
comportements sur cette norme (vanter sa grosse bouche, faire des moues
évocatrices…).
De même, le mythe de la michetonneuse, popularisée par les thématiques
du rap – les femmes sont d’abord attirées par l’argent, elles ne vous
voient pas à votre juste valeur si vous n’êtes pas riche –, semble très
ancrée dans les croyances des adolescents.
Et c’est pourquoi je suis gêné : si même la musique considérée comme mainstream fait circuler sans
recul ces représentations, y a-t-il une possibilité pour la jeunesse de
savoir qu’il est possible de connaître des relations sentimentales qui
ne soient pas une lute de pouvoir implicite, de vivre des relations
sexuelles non violentes, de percevoir des représentations de la femme
non vénales ? Beyoncé se met quelquefois en scène dans ces
chansons et exprime qu’elle est en quelque sorte le Graal, le meilleur
coup possible… et le fait tout en demandant qu’on y aille fort, en se
félicitant de l’argent que cela vaut, en s’interrompant soudain pour
citer des marques de luxe. Je suis déçu qu’il n’y ait pas vraiment
d’autres messages, de points de vue variant de chanson en chanson.
Autant, musicalement, malgré l’aspect léché et calibré de la
production, la variété des ambiances sonores est immédiatement
sensible, autant l’imaginaire textuel paraît vraiment pauvre, voire
problématique – il s’agit clairement de chansons conçues pour danser en
boîte (voire pour s’agiter après la boîte), dont le propos m’a paru
singulièrement limité, et potentiellement néfaste.
La pochette, sur laquelle j’ai moins d’avis, rejoint assez cet esprit :
on glorifie un corps stéréotypé globalement impossible (taille de guêpe
à l’âge où l’on a eu des enfants, mais pourvue d'attributs sexuels
secondaires disproportionnés), et il s’agit manifestement de l’argument
de vente principal – c’est un bon coup car elle a le bon corps, et ça
prouve à quel point c’est une glorieuse chanteuse.
4. Échos musicaux
Tout cela rejoint aussi quelques réserves plus purement musicales : le
lien de la musique avec le texte est souvent ténu : pour un
couplet donné on entendra texte sur une ambiance globale, pas de mots
soulignés, on sent que tout cela a été écrit à quinze, chacun dans son
couloir. La pauvreté des refrains (plus ou moins des répétitions de
formules de gémissements) rend difficile de trouver le grand frisson où
un mot coïncide avec un effet sonore, nous touche par rapport à notre
expérience ou notre perception du monde.
J'y retrouve par ailleurs une mode qui m’agace, le chant gémissant (pas
du tout limité à la chanson suggestive, c’est vraiment une mode
esthétique très répandue), où j’ai toujours l’impression que les
chanteuses cherchent à me vendre de la viande plus ou
moins fraîche au lieu de me convaincre par leur timbre
ou leur expression reliée au texte. Ici, certes, gémissements
pleinement en contexte.
5. Généalogie du mauvais
modèle
Ce type de question sur les messages dangereux portés par la musique ne
sont pas neufs évidemment.
Philippe Quinault a été
disgracié et exilé parce qu’il était possible de lire un double sens
critique sur la possessivité de la Montespan dans le livret d’Isis de LULLY – on ne voit pas
comment cela aurait pu être le projet d’un poète de cour qui écrivait
des Prologues à la gloire explicite du souverain, mais la rumeur fut
telle qu’il fallut bien une réaction.
On n’a pas toujours pris au sérieux l’opéra – témoin l’incroyable absence de scandale devant Robert le Diable de Meyerbeer (livret de Scribe), où le héros est fils d’un
démon, et vole une relique sainte tout en culbutant une abbesse dannée
sur un autel consacré… (Et Meyerbeer & Scribe les empile, faisant
jouer le mauvais rôle aux catholiques dans Les Huguenots, critiquant
l'aristocratie dans Le Prophète
et l'Église dans L'Africaine…)
L'explication la plus probable demeure que personne ne se faisait
d'illusions sur la portée d'un opéra, par essence une fiction pas très
sérieuse.
On peut tout de même dénombrer quelques scandales : ainsi chez Verdi, accueil d’abord gêné de Stiffelio et de La Traviata, qui mettaient en scène
les désordres privés (et pour tout dire sexuels) de personnages de la
vie contemporaine (un pasteur et pire, une courtisane), avant le
triomphe de la seconde lors des reprises – en Angleterre, l’Église
anglicane avait recommandé aux fidèles de ne pas y assister, tandis que
la reine Victoria n’alla jamais au théâtre les soirs où la pièce était
donnée.
On se souvient aussi de Carmen
de Bizet, dont l’indécence du
sujet et des manières (la séduction purement animale, le désir dans les
basses classes et non plus l’habillage convenable des passions
aristocratiques) avait provoqué le rejet lors de la première.
Ou encore Thaïs de Massenet, d’après un roman d'Anatole
France tournant en dérision la foi, où il fallut non seulement
supprimer le ton critique, retirer certaines représentations païennes
(trop laudatives) ou diaboliques, et même changer le nom du
prédicateur, tant on craignait les épigrammes lancés du poulailler, où Paphnuce (devenu Athanaël) aurait
rimé avec prépuce.
Je vois aussi d’autres opéras qui ont moins été mis en accusation et
qui entrent plutôt dans la catégorie où je place cet album de Beyoncé. Don Giovanni est un cas intéressant
: le livret de Da Ponte dresse
le portrait d’un violeur vantard, d’un aristocrate lâche qui obtient
les faveurs des femmes par la force ou la ruse, sous la protection de
l’anonymat. Même sous la plume d’un homme peu tourné vers la morale
traditionnelle, le portrait n’est pas flatteur, et reste très proche de
ceux dressés par Molière puis Bertati (qui place la mort du
Commandeur en début d’ouvrage), appelant clairement la désapprobation.
Or, la musique de Mozart en
change totalement la perception : dès que Don Juan s’exprime, la
musique se pare de lumière (« Più fertile talento del mio non di dà »,
dans le trio d’éloignement d’Elvire, ou bien sûr « Vivan les femmine,
viva il buon vino »), si bien que le personnage attire toute la
lumière, devient admirable, presque exemplaire. Sans la musique de
Mozart, il n’est pas certain que cet abuseur sans aucune authenticité
eût jamais attiré l’intérêt des Romantiques, qui en font un étendard de
l’absolu (aimer toutes les femmes, suivre ses passions et sa quête
plutôt que Dieu, ce devient une forme d’allégorie du mouvement).
On pourrait aujourd’hui le voir avec le regard désapprobateur de
l’héroïsation de comportement destructeurs pour les individus et la
société – Don Juan ravage tout le contrat social d’Ancien Régime, qui
fait reposer (Molière l’explicite dans son Dom Juan) tout le système sur
l’exemplarité de ceux qui en sont à la tête, et qui n’ayant plus grande
justification militaire dans un pays unifié, doivent justifier leurs
privilèges par le modèle qu’ils donnent à voir.
De surcroît, même hors de ce contexte, il piétine le droit naturel de
tous ceux qu’il croise, valet contraint aux délits, femmes violées ou
abandonnées, maris déshonorés, rivaux ou gêneurs occis. On pourrait se
faire une cause féministe que de faire une lecture critique de la pièce
avant toute représentation de Don
Giovanni : sa matrice, qui était plutôt une représentation
critique de ce qui arrive aux mauvaises élites (« dormez sur vos
oreilles, bonnes gens, Dieu va réparer tout ça et plus vite que vous ne
croyez »), a été totalement renversée et semble célébrer
l’objectification des femmes. Mais l’opéra semble tellement adoré de
tous (non sans raison, musicalement comme dramaturgiquement !) qu’il a
échappé jusqu’ici à ce type de critiques.
Moins emblématique, et moins lié à la musique, je ressens davantage
cette gêne avec Jenůfa de
Janáček. L’intrigue est simple : Jenůfa est en couple avec un jeune
muguet un peu superficiel, son cousin Števa – il passe son temps à
boire, si bien qu’elle ne peut même pas lui révéler qu’elle est
enceinte de lui. Le demi-frère de Števa, Laca, est jaloux et, affirmant
que Števa n’aimerait jamais Jenůfa si ce n’était pour ces joues roses,
lui lacère le visage avec le couteau qu’il vient de faire aiguiser.
Quelques actes (et un nourrisson congelé) plus tard, tout est bien qui
finit bien : Števa a bien sûr quitté Jenůfa de dégoût, et Laca veut
bien de Jenůfa, qui a ainsi tout le loisir d’épouser son bourreau – le
livret et la musique présentent cela comme le triomphe de l’amour vrai.
Typiquement le genre d’intrigue où l’on est mal à l’aise sur la vision
du monde que les créateurs veulent nous amener à partager.
6. Apostilles
En vieillissant, bien que biberonné au « séparer le propos de la beauté
de l'œuvre », j'avoue apporter davantage d'attention aux comportements
antisociaux que valorisent certaines représentations. J'écoute quand
même du Wagner, bien sûr, mais je ne nommerais certes pas une rue à sa
gloire, à cause du mauvais exemple qu'il était en tant qu'humain – la
société de ses contemporains se serait vraisemblablement mieux portée
sans lui.
Et j'avoue être ainsi plus sensible les implications sur les
représentations et les comportements sociaux, surtout d'œuvres
destinées à toucher le plus grand nombre, et sans appareil critique
afférent – il suffit de voir que les questions que j'ai soulevées (insérer
métaphore à la mode) n'ont même pas été évoquées dans la
plupart des critiques de l'album Renaissance.
Surtout, autant l'opéra est destiné à une sorte d'élite culturelle
(pour faire simple, des vieux qui aiment lire), qui peut mettre tout
cela à distance – et si ce n'est pas le cas, les metteurs en scène s'en
chargent –, autant un album de RnB implique une identification plus
immédiate au contenu, par un public plus jeune… selon son degré de cool (ne dites plus swag, c'est très 2015), il peut
imprégner un sentiment d'appartenance commune, une partie des
représentations des mondes.
C'est pourquoi je m'alarmais plus tôt, davantage que pour les livrets à
base d'héroïnes perdues au milieu de mâles infâmes.
Et comme ce bavardage excède en longueur ce que je souhaite mettre dans
ma liste d'écoutes, je le glisse ici, sans prétendre
avoir fourni tout le contexte et toute la profondeur de champ que le
sujet mériterait. (J'en ai conscience.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Je voulais écrire un mot sur les géniales trouvailles motiviques de Falstaff (les bassons qui répètent
« dalle due alle tre » dans l'esprit de Ford rendu fou par la
jalousie), ou les parodies insensées (son propre chœur de louange à
Dieu dans Nabucco !), mais
en réalité j'ai déjà écrit la notule il y a près de cinq ans…
Je me contente donc, au lieu de refaire la même chose en moins bien,
d'y renvoyer.
Et je réalise en ce moment même une petite écoute comparée de
l'ensemble de l'œuvre, plusieurs versions que je réécoute ou que je
n'avais pas encore essayées, dont une nouveauté toute fraîchement
sortie hier. Dans la fameuse liste commentée et publique des écoutes.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
[[]]
(Extrait de Taras Bulba,
seul de ses opéras disponible au disque – Melodiya.)
Rapport
d’interruption
(Début de la série, avec ses préalables
linguistiques, historiques, politiques et bien sûr musicaux – lisible
sur cette page.)
Alors
que l’usage était de publier une ou deux notules par semaine, me voilà
rendu à une notule par mois. Ce n’est pas un choix de ligne éditoriale,
mais cela pourrait se reproduire : entre des engagements extérieurs
(écriture des programmes pour mon festival chouchou) et surtout la
masse de recherche nécessaire pour débroussailler un sujet comme celui
d’aujourd’hui, il serait très difficile de livrer ce genre de format en
une semaine, sauf à répudier ma femme, négliger mes amants, attacher
les enfants à un arbre et déshériter le chien.
Les
notules intermédiaires habituelles auraient aussi pris trop de temps,
surtout que j’ai scrupuleusement poursuivi l’alimentation de l’agenda
des concerts, des comptes-rendus de
spectacles, des commentaires des disques
écoutés.
J’aurais
aussi pu feuilletonner cette notule, mais, outre que ce serait
feuilletonner un épisode de ce qui est déjà une série (!), il y a
véritablement une logique interne dans ce parcours, qui permet de
tisser l’histoire, la musique, la langue et la culture au sens large,
et qui paraîtrait plus sèchement factuel en le démembrant, je crois.
J’espère que le format conviendra aux (éventuels)
lecteurs.
6. Les grands
compositeurs ukrainiens (suite) 6.2. Les
romantiques
nationaux
6.2.3. Mykola LYSENKO
6.2.3.1. Contexte
6.2.3.1.1. Construction sociale
Lorsqu'on songe à un
compositeur emblème
de l'Ukraine, c'est en général Lysenko (Lyssenko en translittération
française, beaucoup moins usitée) qui est cité – 1842-1912.
Il
est de la génération ultérieure à Hulak-Artemovskyi, et exerce dans les
années d'oppression suivant l'oukase d'Ems (1876, voyez la précédente
notule) qui marginalisait la langue et la culture ukrainiennes. Et
pourtant, en dépit de l’interdiction d’imprimer en ukrainien, il va
parvenir à collecter des chants, fonder des chœurs, faire représenter
des opéras… tout cela en ukrainien, et regorgeant de mélodies et de
sujets proprement ukrainiens. C’est possiblement cet accomplissement
qui le rend aussi central dans l’imaginaire musical de l’Ukraine.
Originaire
d'un village près de Krementchouk, métropole régionale de 200.000
habitants que la récente actualité a rendue célèbre malgré elle,
Lysenko a incarné le mouvement de la conscience nationale ukrainienne à
l'œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Ses
origines préparent ces prises de position : d'une famille d'officiers
cosaques ; son père était colonel de cuirassiers, très instruit,
parlant ukrainien à la maison ; sa mère descendait elle-même de
cosaques et de propriétaires terriens, jouait parfaitement du piano et
lui donna ses premières leçons. Les moyens financiers de la famille,
devant les dispositions de l'enfant, ont permis de lui dépêcher un
professeur particulier, puis de décider l'envoi en pensionnat à Kyiv.
Petite parenthèse utile :
Lysenko cosaque
Que Lysenko soit issu d'une
famille de
cosaques n'est pas tout à fait indifférent. Les Cosaques étaient des
peuples (à l'origine semi-nomades), essentiellement slaves,
situés
plutôt à l'Est du Dniepr (vers la frontière Est de l'Ukraine et au
delà), que les Russes ont à la fois redoutés et engagés comme
supplétifs dans leurs guerres contre les Ottomans ou les Polonais.
Les
Cosaques suivaient un entraînement militaire avancé ; ils étaient des
hommes libres, ni aristocrates ni laborieux serviles, statut original
qui a considérablement suscité l'envie / l'incompréhension / le mépris
/ la peur / le rêve chez les poètes et chez leurs contemporains en
général. Le mot d'origine écrit dans le Codex
Cumanicus (fin XIIIe s.), quzzaq, peut
être aussi bien synonyme de « garde » que de « pillard », signe de
cette double interaction avec les Russes.
L'Ukraine
moderne (qui signifie « la Marche ») apparaît en tant qu'État autonome
au XVIIe siècle, lorsque les Cosaques, alliés aux Russes et aux Tatars,
chassent les Polonais. Une autonomie significative leur est laissée
dans leur État-tampon (jusqu'aux restrictions de Catherine II). [Voircette
notule pour la récapitulation
brévissime de l'histoire de l'Ukraine.]
Lysenko
est ainsi élevé dans une culture qui valorise l'autonomie des individus
et de la culture locale, de surcroît en entendant parler ukrainien.
Après avoir reçu les cours particuliers
susmentionnés, le jeune Lysenko
étudie à Kharkiv, Kyiv, Leipzig (Reinecke et Moscheles au piano, Ernst
Richter à la théorie…). Ces années d'études ne sont pas simplement
citées ici pour remplir du pixel à peu de frais. J'y relève deux faits
remarquables.
6.2.3.1.2. Formation
juridique locale
a) Pendant deux ans, entre son diplôme de
l'Université de Kyiv et son
départ pour Leipzig, Lysenko exerce comme médiateur de paix(1865-7),
une fonction qui n'avait été inaugurée dans l'Empire russe que quatre
ans plus tôt.
Lysenko juge
La fonction de médiateur de paix était en général
confiée à des propriétaires ou des notables
d'un territoire pour régler les conflits sur le foncier, sur le respect
des conditions d'autonomie locale, sur le droit
du travail, et en particulier sur les contentieux liés au nouveau
statut des paysans libérés du servage (1861)– en réalité, le prix pour
racheter la terre restait inaccessible à beaucoup d'entre eux, qui
demeuraient, de fait, enchaînés à leur maître.
Lysenko fait partie des progressistes
(je
ne maîtrise pas la terminologie, mais ma source en ukrainien écrit
прогресивно ; je ne sais si c'est un équivalent exact, s'il y a
d'autres termes techniques, etc.) qui s'emparent de cette
fonction après sa création. Parmi les titulaires célèbres, Tolstoï
!
Je ne connais pas assez la biographie de l'écrivain pour en juger, mais
il y a sans doute là un lien assez étroit avec les réflexions de Levine
sur l'avenir du monde paysan dans Anna
Karénine.
Je n'ai pas le loisir, dans le cadre de cette série,
d'approfondir complètement chaque compositeur abordé, et je n'ai pas
trouvé, en l'état, si Lysenko souhaitait donner de sa personne avant de
poursuivre ses études, comme une forme de service civique, ou s'il
avait réellement hésité avec une carrière plus politique.
Le pouvoir central russe, constatant cette tendance
progressiste et cette tendance à la décentralisation,
a très vite resserré l'étau – Lysenko a aussi pu être évincé, ou tout
simplement découragé par la perte d'influence du poste au cours des
années 1860.
Tout cela éclaire en tout cas le caractère de
l'engagement de Lysenko,
certainement pas uniquement musical, mais aussi lié à sa culture
ukrainienne, à sa terre, voire aux petites gens.
6.2.3.1.3. Formation musicale
cosmopolite
b) Durant ses études à Kyiv, 3 des 4 professeurs
mentionnés dans les textes parcourus étaient… tchèques ! Je trouve cela
intéressant à plusieurs titres.
D'abord, cela peut éclairer d'une façon ou d'une
autre l'enseignement qu'il a reçu
et le style sonore qui est devenu le sien. Je connais trop mal le fonds
tchèque du rang du milieu du XIXe siècle (et pas du tout ces
compositeurs-là : Neinkwich, Panocini, Vilchek) pour me rendre compte
de ce qui pourrait s'être passé de ce côté-là, mais il y aurait de
belles recherches à effectuer de ce côté – il serait étonnant que ça
n'existe pas déjà, au moins chez les chercheurs ukrainiens.
Par ailleurs, cela illustre (même si c'est probablement fortuitement) l'intrication entre les nations
dans cette zone : naguère territoire polonais, l'Ukraine était
désormais partagée entre deux empires, Russie à l'Est, et à l'Ouest une
portion de l'Ukraine ukraïnophone, au sein de la Galicie, où
cohabitaient ukraïnophones, germanophones et tchécophones. Lysenko n'a
pas vécu dans cette zone, qui correspondrait au secteur actuel de Lviv
(l'histoire de ce côté-là moins documentée dans les documents grand
public que les zones plus centrales autour des grandes villes de Kyiv
et Kharkiv ; il semble que la vie musicale y ait davantage été ordonnée
autour de sociétés artistiques semi-professionnelles) ; cependant,
jusque dans l'Ukraine sous emprise russe, les Tchèques semblaient
circuler et échanger avec beaucoup d'aisance, entrelac de cultures dont
je n'avais pas nécessairement conscience avant que de préparer cette
notule.
(J'espère que tout ceci vous mindblowe
comme moi.)
La carrière internationale de Lysenko débute d'ailleurs à Prague, où il
joue ses arrangements pour piano de chansons ukrainiennes. Si vous êtes
curieux de son répertoire de pianiste : il jouait les grands succès
ambitieux de la génération précédente : Wanderer-Fantasie de Schubert, Phantasiestücke de Schumann…
Dernière étape de ses études :
Saint-Pétersbourg,
évidemment. Il étudie l'orchestration avec Rimski-Korsakov (ce que je
vous mets au défi d'entendre dans ses compositions, particulièrement
traditionnelles sur cet aspect), et croise pas mal d'autres
compositeurs importants du temps, dont Moussorgski – qui écrivait
alors, il n'y a pas de hasard, La
Foire à Sorotchyntsi, sur une nouvelle de Gogol tirée du même
recueil que La Nuit de Noël et
Nuit de mai, dont Lysenko tire
plus tard deux opéras !
6.2.3.1.4. Vie
Le reste de sa vie est davantage prévisible :
tournées en Ukraine (Tchernihiv notamment), deux mariages (le second,
qui lui donne sept enfants, avec une de ses élèves pianistes), place
centrale dans la musique à Kyiv, et le qualificatif de « père de la
musique ukrainienne » qui lui est accolé de son vivant.
Voilà pour le contexte, qui est éclairant en
lui-même sur l'ensemble de la situation artistique en Ukraine au XIXe
siècle et nourrit tout autant notre compréhension de ces musiques que
l'évocation des œuvres elles-mêmes.
6.2.3.2.
Legs musical
À présent, que retenir de la musique de Lysenko ?
6.2.3.2.1. Langage
formel conservateur
1)
Sur le plan de l'écriture, sa musique est peu singulière :
essentiellement mélodique, d'un
lyrisme romantique simple, quelquefois
expansif (mais souvent assez mesuré), où se repèrent quantité
d'emprunts et allusions au folklore.
La chose rend encore plus complexe
la considération envers son talent de compositeur en tant que tel, dans
la mesure où la plupart de ses mélodies doivent être des emprunts ou
des transcriptions.
En entendant pour la première
fois ses compositions (transcriptions pour piano, pour violon-piano, et
même Taras Boulba !),
je n'avais pas été très impressionné : peu de surprises harmoniques
(même si les enchaînements d'accords ont, à la marge, une certaine
couleur locale), pas du tout de contrepoint, et une veine mélodique pas
particulièrement vertigineuse.
Pour autant, pas sans
beautés, je les mentionnerai plus loin dans le détail des œuvres.
6.2.3.2.2. Rôle dans
l’ethnomusicologie ukrainienne
2)
Sur le plan ethnomusicologique, en revanche, Lysenko est lui-même allé
transcrire des chansons, voire des cérémonies de mariage entières, et a
collecté un très grand nombre de mélodies folkloriques. Il les a
ensuite réutilisées dans ses
pièces pour piano (beaucoup de
transcriptions et de paraphrases de thèmes populaires), pour violon
& piano, et bien sûr les sept
volumes de relevés de chansons
folkloriques, qu'il élabore à partir de 1868 jusqu'à sa mort.
Malgré
l'interdiction d'imprimer en
ukrainien après l'oukase d'Ems en 1876,
Lysenko fonde toute son œuvre sur le patrimoine et la langue
ukrainiennes, et remporte de vifs succès dans les années où les
autorités font tout pour limiter la diffusion de cette culture, créant
de nombreux opéras dans les années 1880 et 1890, dirigeant des chœurs,
écrivant des arrangements de thèmes folkloriques, documentant le
patrimoine sonore de toutes les façons possibles.
6.2.3.2.3.
Catalogue
3)
Ses opéras, eux aussi, qu'ils
soient complètement mis en musique ou
conçus selon un format d'opéra comique (alternance des « numéros »
chantés avec des dialogues parlés), obéissent à cette même recherche :
trois opéras pour enfants, trois sur des sujets de Gogol – qui était
ukrainien – Nuit
de Noël, La Noyée, Taras Boulba. Également d'autres sujets locaux
comme l' « opérette » Natalka Poltavka, La Sorcière… et
puis quelques sujets de culture classique pour ses dernières œuvres : Sapphô, L'Énéide…
Beaucoup
de ses œuvres vocales, dont une cantate et un grand nombre des 133
mélodies qu'il a écrites, empruntent leurs textes aux poèmes de Taras
Shevchenko, le grand poète
national (qui était parfois nommé Kobzar, «
le Barde »). Une seule mélodie en russe sur les 133 composées !
Par
ailleurs, lorsqu'il choisit Heine ou Mickiewicz, c’est toujours par le
truchement de traductions ukrainiennes.
Son catalogue est assez mal
documenté par le disque. Des 133 mélodies, il existe une très belle
collection gravée (par thèmes des poèmes – amour, histoire,
philosophie, L’Amour
du Poète de
Heine dans sa traduction ukrainienne) par l'électrisant Pavlo Hunka,
grand Holländer & Wotan, baryton-basse britannique d'origine
ukrainienne par son père. L’ensemble contient un écrasant volume de
poèmes de Taras Shevchenko (sept séries de parfois plus de dix mélodies
!) mises en musique, plus douze mélodies « hors série ». Je ne crois pas qu’il existe de vaste
anthologie de ses six volumes de transcriptions de chansons
folkloriques,
dont la variété des thèmes donne pourtant envie : « chansons cosaques
», « chansons historiques », « chansons de recrutement », « chansons
familiales », « chansons sur le deuil et l’amour », « chansons
humoristiques », « à propos du chagrin, de l’amour et de la trahison »,
« chansons artisanales », « chansons de célibataires de rue », «
chanson laiteuses »… On trouve aussi, à part de ce fonds, quelques
transcriptions de chants d’autres nations : russes, moraves, serbes.
Je n’ai rien trouvé des six choeurs sacrésqu’il
a légués, mais il existe au moins une version accessible de sa Prière pour
l’Ukraine,
choeur patriotique de 1885, à une époque où les publications en
ukrainien étaient bannies, et jouées dans les églises d’Ukraine, aussi
bien orthodoxes que catholiques. Son style, en forme de choral, évoque
tout à fait les harmonies et équilibres des choeurs orthodoxes. Les choeurs profanessont particulièrement nombreux, transcriptions comme
compositions (ceux avec piano s’organisent en douze douzaines !).
Sa musique pour violon & piano,
elle aussi, consiste essentiellement dans des arrangements de mélodies
préexistantes – seules ou sous forme d’assemblages rhapsodiques,
variablement virtuoses. J’avoue, dans ce cadre, ne pas les trouver très
stimulantes, simples mélodies accompagnées, sans effort particulier
dans le langage ou la forme, ce n’est clairement pas l’objectif. Le piano,
abondant, m’a paru dans le même esprit : pièces de caractère, de salon,
transcriptions, assez peu nourrissant dans l’ensemble. [Il existe des
disques documentant le violon comme le piano chez Toccata Classics.] Le
reste de sa musique
de chambrese
limite à une transcription pour violoncelle et piano d’une élégie pour
piano, à un quatuor à cordes en trois mouvements et à un insolite trio
pour deux violons et alto.
Seulement cinq oeuvres symphoniques, essentiellement des pièces de
caractère (dont une Fantaisie
cosaque) et le premier mouvement d’une
symphonie de jeunesse. 6.2.3.2.3.1. Les opéras
Ses oeuvres les plus ambitieuses musicalement se
trouvent du côté de l’opéra. 13 titres, dont
la composition débute dès ses 22 ans, et qui dressent assez bien le
portrait des préoccupations du compositeur.
→ Trois opéras pour les enfants, les premiers du
répertoire ukrainien : Chèvre-Dereza (1888), M. Kotsky(1891),
Hiver &
Printemps ou la Reine des Neiges(1892),
témoin d’un souci du public et de la transmission.
→ Trois opéras d’après Gogol:
La Nuit de Noël (1874)
etLa Noyée (1883)
sont tirés de nouvelles des Soirées du hameau près de Dikanka(dans les livraisons respectivement de 1832 et 1830). Le premier est souvent considéré comme le
premier opéra national ukrainien – mais, après la notule autour de Hulak-Artemovskyi,
vous savez que c’est aussi abusif que de considérerL’Orfeo de
Monteverdi comme le premier opéra jamais composé, en suivant la
mauvaise logique qu’il est le plus célèbre des premiers opéras composés
: Les Zaporogues datent
déjà de 1863… Le sujet est celui de des Chaussons (Tchérévitchki) de
Tchaïkovski, de la Nuit
de Noël de
Rimski-orsakov… avec les personnages bien connus : le démon, Vakoula et
Oksana.
Musicalement, l’œuvre mélange de la couleur locale entraînante avec des
aspects plus dramatiques. [Il existe une bande avec narrateur disponible
ici.] Le sujet du deuxième est mieux connu par la
première partie du titre de la nouvelle Une nuit de mai–
où, de fait, Gogol s’attarde sur la singularité des atmosphères de sa
région natale centre-ukrainienne, dans des récits inspirés de sa propre
vie et des histoires entendues. Le troisième opéra, Taras Boulba,
est un véritable opéra sérieux, ambitieux, complet et épique ; si le
langage musical demeure celui d’un romantisme très tempéré, avec des
harmonies consonantes et peu aventureuses, des mélodies simples, un
contrepoint rare, le ton y est cependant plus grandiose et emporté,
avec de très beaux airs baignés de lyrisme – et, comme toujours, des
traits mélodiques empruntés au folklore. Il est, lui, tiré d’un roman
historique autonome, plus tardif (1853), qui met en scène un cosaque
zaporogue qui donne sa vie (et celle de ses fils) pour défendre « la
foi orthodoxe ». Cosaques et orthodoxie, chanté en ukrainien,
clairement un manifeste. [Même si, vous le verrez tout de suite, il
fauty ajouter quelques subtilités.]
→ Deux opéras d’après
Kotliarevsky: L'Énéide (œuvre
fondatrice pour la littérature ukrainienne) et Natalka Poltavka –
l'œuvre emblématique de la vocation folkloriste de Lysenko.
Kotliarevsky est, au tournant du XIXe siècle, le grand représentant de
la langue ukrainienne, langue vernaculaire, comme langue de littérature
– ce qu'elle n'était guère auparavant. Le mettre en musique est aussi
prestigieux, disons, que pour un Polonais Mickiewicz.
→ 5 opéras dont les
livrets sont dus à Mikhail Starytsky son cousin(Andrashiada, Chernomoretset
les 3 opéras d'après Gogol), et 3 opérasà
Liudmila Starytska-Chernyakhivska, sa nièce(Sapphô, L’Énéide et l'opéra-minute Nocturne, ses
trois derniers opéras). On a longtemps cru que le livret de L’Énéideétait
dû à Mykola Sadovskyi, mais son nom n’a été mis sur la partition que
par commodité : il était le directeur de théâtre qui possédait les
droits pour l’adaptation musicale, et il était plus facile de procéder
sans redemander une autorisation.
→ À la fin de sa carrière, 2 pièces aux sujets grecsplus habituels en Europe : Sapphô et L'Énéide –
même s'il s'agit d'un livret tiré d'une réécriture ukrainienne d'une Énéide travestie !
→ De nombreuses pièces à thématique locale,
dont La Sorcière sur un texte de Liubov Yanovska (inachevée).
6.2.3.4.
Quelques opéras fondateurs
6.2.3.4.1.
La Noyée (1883)
1883. La Noyée.
L’œuvre
puise d’une part dans le sentiment national et la couleur locale,
d’autre part dans la tradition lyrique européenne. Le sujet est adaptée
d’une œuvre importante du patrimoine russo-ukrainien, à savoir la
première des deux livraisons des Soirées du hameau près de
Dikanka de
Gogol (1830). D’abord parce que Gogol est né en Ukraine centrale, à
Sorotchintsy – dans l’oblast de Poltava, comme Natalka, l’héroïne de
l’opéra suivant de Lysenko –, d’une famille d’anciens cosaques, nourri
de récits ruraux locaux. Cette publication, inspirée de faits racontés
par la famille de Gogol ou par des habitants de la campagne
environnante,
représente son premier succès. Il s'agit donc à la fois d'une œuvre
emblématique de la littérature russe et d'une exaltation spécifique de
la culture ukrainienne. Témoin l'évocation vibrante de la nuit
d'Ukraine qui ouvre le deuxième chapitre de la nouvelle Une nuit de mai ou La Noyée,
qui donne son sujet à l'opéra. L'intrigue mêle ainsi des récits
fantastiques (la suicidée persécutée par sa marâtre sorcière) à une
intrigue d'amourettes militaires… avec ces descriptions assez lyriques
des nuits et paysages de la région de Poltava.
«
Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la
nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ;
la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore
; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière
d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il
suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit
divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent
pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et
immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement
emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré
vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans
le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un
frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur
surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout
respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent
des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent
harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse
! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes.
Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble
que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline,
le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux
rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes,
surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ;
tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là,
cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare
cabane, une famille attardée achève de souper. »
Sur
le plan musical, Lysenko utilise une forme
lyrique traditionnelle avec
des aspects plus populaires –
dans une esthétique équidistante, en
quelque sorte de Natalka et
de Boulba, dont on va dire un mot tout de suite.
1889. Natalka
Poltavka (« Natachounette de l'oblast de
Poltava ») est un objet particulièrement intéressant, un archétype de la démarche de Lysenko.
Il
s'agit, si je comprends bien mes sources (en ukrainien et en russe), de
la pièce de Kotliarevsky, à
peine adaptée, et mêlée de chansons :
format d'opéra comique donc – c'est pourquoi l'œuvre est souvent
présentée comme une « opérette ». La
pièce d'origine est due au grand auteur qui fait (considère-t-on, car
c'est toujours beaucoup plus progressif et subtil que cela) entrer
l'ukrainien dans la littérature. Elle cherchait à compenser l'échec
d'une tentative de drame exaltant les coutumes villageoises locales,
due à Oleksandr Shakhovskyi. Cependant, malgré l'engagement de la
démarche, Poète
cosaque fut mal
accueilli par les spectateurs à Poltava : le dramaturge connaissait
trop mal la vie paysanne, il y avait bien trop d'erreurs et
d'incohérences pour que l'on puisse s'identifier à ses villageois de
papier. Kotliarevsky essaie en quelque sorte de répondre à cela en
proposant un drame vrai,
proche de la vie des vrais gens, dans une
veine qui combine le réalisme et le penchant au sentimentalisme qui
prévalait aussi. À ce que j'ai lu, il s'est inspiré de « chansons de
bain » pour nourrir son inspiration, comme Limerivna,
Un nuage noir arrive, Une fille a pris du lin, L'eau qui coule sur
quatre gués, Oh ma mère m'a donnée pour un mariage mal aimé… ! Je trouve la pensée très séduisante,
documenter la matière de l'intrigue d'une pièce folklorique par des
chansons.
L'intrigue est
particulièrement simple : les parents de Natalka recueillent le petit
Peter, les deux s'enamourent, le père chasse Peter qui part faire
fortune. Après la mort du père, le domaine et vendu et Natalka part
vivre avec sa mère dans une modeste cabane. Tout le monde essaie de
persuader Natalka d'accepter la proposition du riche Tetervakovsky,
mais elle ne veut que Peter. Celui-ci finit par revenir enrichi au
village, pour découvrir que Natalka va céder aux instances de sa mère,
et se prépare à la laisser vivre heureuse sans l'aviser de sa présence.
Mais Tetervakovsky, devant l'amour évident des deux jeunes gens, cède
la place à Peter et tout finit bien. (Ou plutôt, tout commence, puisque
les opéras ne racontent que rarement la partie la plus intéressante :
après la conquête.)
Lysenko
reprend la pièce qui est depuis longtemps un classique (1819 !) et y
insère de brèves mises en musique, sous forme d'ariettes, de brèves
chansons ou chœurs folkloriques : ce sont clairement les tournures
mélodiques du terroir qui prédominent – aucune musique dramatique (à la
rigueur les airs un peu plus longs de Natalka, mais ce n'est pas non
plus la lettre à Onéguine !), uniquement de la jolie couleur locale.
Pour l'auditeur extérieur, ce n'est pas forcément saisissant ni très
touchant, mais l'œuvre permet d'appréhender en action le projet
d'exaltation de la langue – et plus généralement du patrimoine
populaire sonore.
Vous pouvez vous en faire une
idée avec cette
représentation récente à Lviv ou même avec le
film de 1978 dans son esthétique
réaliste un peu figée (mais qui adjoint du bandoura, le luth-cithare
traditionnel d'Ukraine).
6.2.3.4.3. Taras Boulba (1890)
6.2.3.4.3.1. Premières
représentations avortées
1890.
Taras Boulba
est le grand ouvrage sérieux et ambitieux de Lysenko. Il y
travaille dix ans à partir de 1880, mais ne peut jamais voir
représenter l’œuvre. Il le joue avec ses amis dans les cercles de la
« jeune Gromada » (voir notules précédentes, sur le
libéralisme
panslave et ses clubs de « municipalités » /
« hromadas »), avec
accompagnement de piano. En 1890, pourtant, Lysenko rencontre
Tchaïkovski, qui, admiratif,
lui propose de monter Taras Boulba à
Saint-Pétersbourg, sur la scène du théâtre impérial… mais Lysenko
décline obstinément, s’opposant à la traduction de son opéra en russe –
refus insensé en termes de carrière et de satisfaction artistiques,
cependant nous comprenons pourquoi, à présent que nous disposons du
contexte de sa vie et de sa vocation : Lysenko était d’abord un
ukrainien militant (au besoin juge de paix !) et son engagement se
manifeste par son rôle de compositeur. Ce n’est pas un compositeur qui
s’inspire du folklore, mais un militant de la culture ukrainienne qui a
choisi d’exercer ce sacerdoce par la musique. Traduire ce manifeste de
la culture ukrainienne en russe était sans doute une dénaturation
insoutenable pour lui, à rebours de toute la logique de sa vie, bien au
delà au seul domaine musical.
La première n’a donc
pas eu lieu du vivant du compositeur (mort en 1912).
En
1918, pourtant, tout était prêt à Kyiv : décors, costumes, musiciens.
Mais juste avant la première (je lis « à la veille », mais mon
ukrainien n’est pas assez bon pour déterminer s’il s’agit d’une
temporalité précise ou d’une expression plus générale), les Dénikites
(les troupes « blanches » tsaristes du général Anton
Dénikine) prennent
Kyiv. Le théâtre brûle, ainsi que tout ce qu’il contenait. Seuls les
croquis des costumes nous sont parvenus.
La création n’a donc
lieu qu’en 1924 à Kharkiv (et
en 1927 à Kyiv).
Le
succès et sa place emblématique dans l’art national lui a valu beaucoup
d’éditions, certaines retouchées (notamment en 1937 par Liatochynsky !)
6.2.3.4.3.2. Le sujet
Sujet ukrainien
archétypal, mais remarquablement ambigu, c’est pourquoi j’y passe un
petit moment.
Le
sujet est issu du roman historique de
Gogol – qui a possiblement été
inspiré par la figure historique d’Okhrim Makukha, qui tua son fils
Nazar passé aux Polonais pendant le soulèvement de Khmelnytsky (années
1650) qui marque le point de bascule, le moment où les Polonais sont
repoussés par les Cosaques alliés aux Russes, créant ce nouvel
État-tampon, cette « marche » associée à l’Empire russe, qui
donne son
nom à l’Ukraine et en modèle la forme et les influences modernes. C’est
donc une fiction assise sur un moment
absolument central dans le
sentiment national ukrainien.
Le
cosaque zaporogue Taras Boulba a deux fils, Andriy et Ostap.
Andriy est
romantique et rêveur, Ostap est intrépide. Tous trois combattent les
Polonais, décrits par Gogol comme des ultracatholiques persécuteurs des
orthodoxes (et secondés évidemment dans leurs méfaits par les juifs,
j’y reviens aussi et je vous explique comment Rotschild et Soros tirent les
ficelles).
Pendant le siège de Dubno, une tatare parvient jusqu’à Andriy : elle
est la servante de la Polonaise Maryltsa, qu’il aime. [Dans l’opéra,
elle est la fille du voïvode, le gouverneur pro-polonais, et plusieurs
scènes de rencontres furtives sont développées en amont.] Andriy la
suit alors dans la forteresse ravagée par la faim, et apporte à la
famille de sa bien-aimée du pain. Il est saisi d’effroi par la
souffrance dont il est le témoin, mais aussi charmé par la beauté de
Maryltsa, et reste sur place, oubliant son père et les combats.
La
trahison est révélée à Taras par le Juif Yankel, qu’il a sauvé plus tôt
– confidence dont on se doute qu’elle n’est pas de la meilleure
intention et tend (par un procédé qu’on retrouve dans La Juive de Scribe) à faire
s’entre-déchirer les infidèles.
Lorsque,
dans la bataille, Taras aperçoit Andriy porter l’uniforme polonais
[dans le livret, il est même le chef du détachement qui sort de la
forteresse], il le pourchasse dans les bois, le jette à bas de son
cheval et, lui disant « je t’ai donné la vie, je vais te la
prendre »,
lui tire une balle en pleine poitrine.
[L’opéra
s’arrête ici : Andriy dit une dernière fois le nom de celle qu’il aime,
et les Cosaques se jettent furieusement à l’attaque.]
Le
roman, lui, se poursuit : la lutte continue, Ostap est fait prisonnier.
Malgré les tentatives de Taras pour le libérer, il est exécuté et subit
le supplice de la roue. Il ne profère pas un mot, mais lorsque la mort
vient, il nomme son père, dont il ignore la présence dans la foule.
Après une fausse trêve passée avec les Polonais, à laquelle Taras ne
croit pas, il est trahi, ses cosaques sont massacrés et il est brûlé
vif tout en haraguant ses hommes, les exortant à poursuivre le combat
pour un nouveau tsar qui gouvernera la terre et pour la victoire de la
foi orthodoxe.
L'opéra existe au disque (Melodiya), écoutez-le ici par exemple.
6.2.3.4.3.3. Quelques paradoxes
Si
le sujet est, globalement, parfaitement représentatif de l’une des
périodes fondatrices de l’Ukraine (l’émancipation de la
domination
polono-lituanienne et l’inscription autonome dans une orbite russe),
son choix soulève cependant quelques enjeux contradictoires.
→
La source est un roman d’un auteur né en Ukraine, certes, mais dont la
langue d’expression est le russe, et qui exprime dans ce texte un fort
sentiment d’appartenance à l’Empire
russe. Il est symptomatique,
notamment, que soit exaltée la foi
orthodoxe comme purement ukrainienne
– si l’on considère les chiffres actuels, ils ne sont que 65% à
pratiquer ce culte en Ukraine, majorité certes, mais loin de
l’universalité.
→
La représentation de la vocation de l’Ukraine à défendre le tsar, telle
qu’elle est décrite dans le roman, est une vision très utilitariste et
russocentrée de l’existence de l’Ukraine : celle-ci s’est en effet
formée, sous sa forme moderne, en se libérant du pouvoir
polono-lituanien, mais sa langue, par exemple, comporte de très
nombreux doublets (i.e.
synonymes, en l'occurrence) provenant soit du russe, soit du polonais…
on
constate aujourd’hui qu’en réaction aux ingérences et à l’Opération
Spéciale Humanitaire de Maintien de la Paix et de Bisous dans le Cou,
un certain nombre d’Ukrainiens privilégient les mots d’origine
polonaises, pour mieux affirmer leur autonomie. Taras Boulba est
finalement un héros de l’Empire russe (un héros certes très couleur locale) plus qu’un héros spécifiquement ukrainien.
→
Le roman de Gogol est en lui-même problématique : sa description des
Polonais comme des oppresseurs sanglants correspond à la représentation
propagée par la propagande tsariste
après le soulèvement polonais de
novembre 1830 : toute la société baignait dans l’idée du danger que
faisait peser la Pologne (pourtant multi-démembrée !) sur tout l’espace
slave. Toute la population russe éduquée était pénétrée de l’idée que les Polonais
étaient des agents d’instabilité, une puissance hostile (la rivalité
remonte à loin, avec les intrigues de la Pologne et de la Suède, au
XVIe siècle, pour installer une dynastie de tsars à leur main), et la
description qu’en fait Gogol rejoint assez précisément les idées alors
en circulation. [C’est un des problèmes du roman en général : la part
de la documentation est toujours difficile à démêler de la prise de
position personnelle…] Jusque dans les milieux panslavistes, on
considérait couramment que la Pologne avait « trahi la famille
slave ».
L’édition révisée de 1842
accentue encore l’usage des thèmes de la propagande tsariste (en
particulier le bûcher de Boulba et sa harangue finale, qui n’existent
pas dans la version de 1835), ce qui concorde plutôt, au demeurant,
avec ce qu'on sait de l’évolution de
l’idéologie de Gogol. Le traitement des
Juifs suit la même logique et reprend tous les clichés propagés
par la
Russie tsariste, qui ont innervé une bonne partie de la littérature
antisémite européenne : couards, manipulateurs, cruels, ils tirent en
secret les ficelles du monde. C’est de cette matrice que proviennent
les Protocoles, tout
de même.
En
cela, il peut être étonnant que Lysenko utilise comme matière un roman
qui célèbre, d’une certaine façon, la sujétion
ontologique de
l’Ukraine…
6.2.3.4.3.4. Sens à donner ?
À
cela s’ajoute l’intrigue
elle-même, assez ambiguë :
célèbre-t-elle
l’amour par-dessus tout, l’abandon aux passions des romantiques, ou
bien glorifie-t-elle le sacrifice pour la patrie avant toute autre
valeur ? La musique, dramatique au besoin, mais assez peu
tourmentée,
ne permet pas de sentir un propos délibéré qui choisirait l’une des
deux visions.
À
la lecture cependant, un degré de subtilité s'adjoint : même dans le
chapitre final de 1842, Gogol présente les actions de Taras avec une
certaine distance, sans donner
le moins du monde l'imprimer que
l'auteur endosse les motivations de son personnage.
«
Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la
Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et
s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes ;
il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques
défoncèrent et répandirent les tonnes d’hydromel et de vins séculaires
qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs ; ils
déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les
vêtements de parade, les objets de prix qu’ils trouvaient dans les
garde-meubles.
—
N’épargnez rien ! répétait Tarass.
Les
Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les
jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant ; elles ne
purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec
les autels. Plus d’une main blanche comme la neige s’éleva du sein des
flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému
la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le
sol l’herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien
et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les
jetaient aux mères dans les flammes.
— Ce sont là, Polonais
détestés, les messes funèbres d’Ostap ! disait Tarass. »
Traduction Louis Viardot, Gallimard 1882.
Dans
ce moment, l'apothéose supposée du mythe, Gogol décrit d'une façon
détachée, presque plaisante – comme on ferait une gazette – le délire
de destruction absurde, comme une habitude innocente, qui habite Taras
et ses cosaques. La somme résumée et narrativisée des actions les nomme
sans du tout en offrir les détails insupportables ; ce décalage entre
l'horreur de ce qui est suggéré et le ton léger, presque indifférent,
qui le rapporte, permet de se rendre compte de la distance
incompressible entre Gogol et ses personnages – ce qui est
particulièrement courant chez lui – : il ne faut pas se limiter à
l'idéologie qui affleure par ailleurs dans l'œuvre, qui existe
évidemment, mais tout cela est plus subtil.
Cela
présente aussi, en filigrane, Boulba comme agissant
mécaniquement, sans but ni compassion, d’une façon où il est difficile
à la fois de juger, mais aussi de s’identifier au personnage. Il ne
faut pas donc pas y voir un
ouvrage de propagande univoque,
même si
l’imaginaire de Gogol est clairement imprégné des théories
suprémacistes alors répandues par la propagande tsariste dans une très
vaste part de la société éduquée.
À
cela s'ajoute, je l'ai mentionnée, la mise
en musique peu introspective
de Lysenko, plutôt des ariettes ou des scènes dramatiques qu'une
construction psychologique cohérente qui puisse transmettre, en soi, un
message puissant. (Je n'ai pas eu accès au texte ukrainien du livret
pour saisir d'éventuelles subtilités de ce point de vue, je parle à
partir de l'écoute de l'opéra et à la lecture de synopsis pas toujours
précis ; ce serait peut-être un sujet de recherche intéressant pour une
notule complète sur les enjeux de Boulba et
de ses adaptations.)
6.2.3.4.3.5. La musique
Plusieurs caractéristiques à
souligner dans Boulba.
La musique y est permanente – durchkomponiert –,
pas d'alternance avec des dialogues. Le style en paraît de prime abord,
surtout pour la date, assez peu
extraverti, ménageant une harmonie très
traditionnelle, peu prodigue en éclats ou en contrastes expressifs : en
somme, plutôt l'impression d'entendre le style italien ou allemand du
milieu du siècle qu'un drame de la dernière génération romantique.
Et
cependant, une fois accepté le ton très mesuré de Lysenko par rapport à
son sujet épique et paroxystique – ce qui ne transparaît pas,
clairement, de sa mise en musique –, on peut apprécier toutes ses
autres qualités : un beau lyrisme,
avec des mélodies persuasives,
quelques très belles pages orchestrales (Ouverture, préludes…),
toujours très accessible, toujours une jolie ligne
supérieure à
écouter. Peu ou pas de contrepoint, certes.
Les
finals du III et du IV sont très réussis, plus intenses
dramatiquement
et musicalement. Les deux airs du IV
sont également très réussis par
leur élan et/ou leur grâce.
Dans l'ensemble, l'esthétique de
Boulba (me) rappelle Dalibor, ou du
moins Libuše, de
Smetana – et cela m'amuse, dans la mesure ou Lysenko a précisément
étudié toute sa jeunesse, vous l'avez vu, avec des compositeurs
tchèques de cette génération !
La
partition inclut des airs populaires
(moins reconnaissables que pour
ses ouvrages plus folkloriques) et desleitmotive
(pas très
sophistiqués pour ce que j'ai pu en juger, mais agréablement
structurants).
6.2.3.4.4.
L’Énéide (1910)
1910. L’Énéide.
Ici aussi, un livret
inspiré de Kotliarevskyi… mais
pas de n’importe quelle matière : son œuvre la plus célèbre.
Dès
le séminaire, l’auteur écrivait des vers en малоросійською (« petit
russe », le mot « ukrainien » étant alors banni par les
autorités).
6.2.3.4.4.1. Épopée burlesque et
folklorique
L’Énéide de
Kotliarevskyi reprend les épisodes de Virgile ; pour autant il ne
s’agit pas d’une traduction. Tout en mettant en scène les héros et
dieux attendus, le poème recèle beaucoup de détails d’ordre
ethnographique : les descriptions développent en réalité de
nombreux
aspects du folklore… ukrainien ! Aussi bien les costumes, les
meubles,
les mets, les jeux, les danses, les musiques, les chants que les
cérémonies, les veillées, les séances de divination, les funérailles…
tout cela ne provient pas de la culture grecque.
Il s’agit donc plutôt d’une
représentation burlesque de la
matière de L’Énéide,
où les héros de la mythologie sont parés du décorum de la paysannerie
de la « petite Russie », mais dont le but est moins de
susciter
l’hilarité que de rendre hommage à
une culture. D’une certaine façon,
cetteÉnéide est l’épopée de la langue ukrainienne,
au même titre quePan Tadeusz pour
les Polonais, qui contient également une matière riche autour du
quotidien, et beaucoup d’épisodes plaisants ou dans l’intimité des gens
du peuple.
On
considère généralement l’ouvrage comme le premier chef-d’œuvre de la
littérature ukrainienne moderne ; et son succès a tenu notamment dans
ce
qu’il puise au plus près de la culture
dont il emprunte la langue –
tout en parant ces climats familiers d’une intrigue
« élevée » tirée
des études classiques. Plus qu’un abaissement deL’Énéide,
le projet et d’enoblir la culture
ukrainienne, de la hisser au même degré de dignitié que celle
des autres grandes nations.
Les
Ukrainiens d’alors pouvaient ainsi reconnaître des catégories sociales
familières dans les personnages : Énée et les Troyens, qui
fuyaient
leur patrie détruite, représentaient les Cosaques (Énée en étant
l’ataman, le chef politique & militaire), caractérisés par leur
bravoure et leurs coutumes pleines de jovialité ; les Dieux figuraient
les grands propriétaires terriers, héritiers de la féodalité et
particulièrement corrompus (mépris envers le peuple, intrigues,
pots-de-vin) – comme chez Virgile, selon leurs intérêts propres, ils
aident ou détournent Énée de son but. Quant aux héros / demi-dieux, ils
figurent des
propriétaires ukrainiens de moindre importance, décrits dans leur vie
quotidienne.
Cette
identification a été particulièrement importante pour le succès public
rencontré par l’œuvre, où le lectorat a pu reconnaître la célébration
de
sa propre nation.
6.2.3.4.4.2. La naissance de
l’ukrainien littéraire
Les
deux premières publications, en 1798 et 1808, ont été produites sans le
consentement de Kotliarevskyi, par un riche admirateur… ce qui
rendit
l’auteur particulièrement furieux : dans l’édition enfin autorisée de
1809 (intitulée « nouvellement corrigée et complétée » – de
fait, c’est
la première parution du Quatrième Livre, et à terme le poème en
contient six), Kotliarevskyi accuse cette « certaine personne, qui
a
tordu son âme pour le profit » car « elle a donné la presse
de
autres », et souhaite « qu’elle aille en enfer pour se faire
griller
sur le barbecue » (ce n’est probablement
pas
le terme le plus historiquement authentique, mais c’est aussi le mot
utilisé en ukrainien moderne pour désigner ce très pratique objet
cancérogène, prisé de tous les Laurent).
Dans
les premières éditions comme dans celles de l’auteur (qui poursuit sa
publication des livraisons suivantes : 1822, 1822, 1833, et enfin 1842
– il y travaille toute sa vie), le poème est assorti d’un dictionnaire
pour traduire les mots du « dialecte petit-russien », à
destination du
public russe. Il faut dire que l’ensemble de ces publications ont été
imprimées à Saint-Pétersbourg, et distribuées à destination d’un public
russophone. [J’admets qu’il y a là une étrangeté, provenant d’un
écrivant souhaitant procurer une autonomie à la culture ukrainienne.
Mais cette publication dans la capitale russe constitue aussi une forme
de reconnaissance aussi bien interne qu’internationale, d’une certaine
façon.]
Cette
« collection de
mots du petit russe contenus dans L’Énéide, et au surcroît de nombreux
autres depuis longtemps entrés dans le dialecte du petit russe par
d'autres langues, ou provenant du russe, mais inusités »
contenait, dans la dernière édition approuvée par Kotliarevskyi, 972
mots.
Il faut dire qu’il y avait délibérément utilisé du
vocabulaire ancien, et même inventé quelques termes archaïsants !
C’est
ainsi avec ce glossaire légèrement condescendant, béquille pour
russophones souhaitant lire ce long poème, que l’ukrainien fait son
entrée officielle, en quelque sorte, parmi les langues littéraires
écrites de notre temps !
Vous pouvez en découvrir une
version scénique, imaginée comme une forme de comédie musicale (la
musique n’est pas de Lysenko !) ici.
6.2.3.4.4.3. L’opéra
J’aurai
peu à dire de la musique : il n’existe pas de disque qui reprenne
intégralement sa musique, et on y retrouve les tropismes de Lysenko, chants
ouvertement issus du folklore, mais aussi quelques
belles scènes dramatiques, comme la scène
finale de Didon.
Dès
l’an suivant, un autre opéra est représenté sur le même sujet (preuve
qu’il était possible de demander l’autorisation et que la nièce de
Lysenko aurait peut-être pu apposer son nom sur le livret…), composé
par Lopatynsky – de près de
30 ans son cadet, j’en parlerai donc plus
tard.
6.2.3.5. Envoi
Je
comptais initialement, ayant déjà abordé l’histoire de l’Ukraine et les
enjeux du sentiment national dans la notule autour de
Hulak-Artemovskyi, qui aurait dû comprendre Lysenko d’un même geste,
écrire un bref paragraphe pour présenter une musique qui n’est pas un
legs incontournable à l’échelle de l’histoire de la musique européenne…
Cependant la vie de Lysenko
(juge de paix, étudiant européen), sa démarche musicale (procédant de
son engagement national),
les sujets de ses opéras soulèvent tellement d’enjeux proprement
ukrainiens, sur les contours de cette culture, sur ses grandes
références… qu’il était sans doute avisé de se permettre ces un peu
longues parenthèses extra-musicales.
Il
y aura évidemment moins à épiloguer lorsqu’on parlera de musiciens
d’origine ukrainienne qui ont essentiellement exercé à Moscou, et sans
rien revendiquer de leurs origines sonores, comme Roslavets ou Mosolov
(même si, en réalité, ils ont étudié les folklores d’Asie Centrale et
conseillé les troupes locales pendant leurs éclipses ou leurss
disgrâces, ce qui affleure quelquefois dans leurs propres compositions
– à commencer par le chef-d’œuvre Les Nuits turkmènes, évidemment !).
J’espère
que ce petit voyage vous aura intéressé : j’ai finalement rencontré peu
de sources de français sur le sujet, et même en anglais / ukrainien /
russe, soit des textes très généraux, soit des fragments très précis
sur telle œuvre, telle période de tel auteur… le résumé que j’ai
proposé ici ne doit pas se trouver aisément sous cette forme en
français, c’est pourquoi j’espère qu’il trouvera son public.
Vous pouvez retrouver toute la série
dans cette chapitre qui regroupe toutes les entrées autour de la
musique ukrainienne. À bientôt pour de nouvelles aventures – peut-être
la mise à jour des listes des bijoux de musique de chambre, qui se sont
beaucoup enrichies depuis les derniers enrichissements, il y a quelques
années déjà !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie La musique en Ukraine a suscité :
Pourquoi l'on a besoin de
surtitres – feat. Birgit Nilsson.
(Cette notule contient beaucoup de liens qui explicitent les
allusions ou les notions que je ne peux pas toutes développer
sans alourdir le texte. N'hésitez pas à y faire un tour pour mieux
appréhender le propos, en particulier sur les aspects de technique
vocale.)
De retour d’une production extraordinaire d’Elektra de
Richard Strauss, je reste transi d'admiration devant le haut niveau,
superlatif, des interprètes – parvenant à demeurer audibles, dans un son très élégant,
par-dessus cet orchestre gigantesque, et dans tout le hangar à bateau
de Bastille. Cette chose n'a jamais été demandée, dans l'histoire de la
musique mondiale, à aucun interprète avant l'éclosion du drame
wagnérien – plus soucieux de littérature et de musique que de la beauté
du chant, ou même simplement de ses limites physiques – il y a cent
cinquante ans, et de la construction de gigantesques salles de concert
« démocratiques » dans les dernières années.
On ne peut que révérer l'accomplissement
physique, technique, artistique pour y parvenir d'une part, et le faire
suivre façon agréable à l'oreille (et tout en jouant la comédie !)
d'autre part.
Cependant, et cela ne vous surprendra pas, cela me donne avant envie de
discuter d'enjeux propres au théâtre lyrique.
[[]]
Début d'Elektra de
Richard Strauss,
Mitropoulos à Vienne en 1957.
Même avec les dictions de Borkh et surtout Della Casa, ce n'est pas si
évident…
et la situation ne s'est pas améliorée.
1. Le chant et
l'amplification
Alors que l'ensemble de la création mondiale a très rapidement pris le
tournant de l'amplification, une poignée de genres ont résisté.
Il est vrai que l'amplification
permise par l'électricité et l'électronique ne manque pas d'avantages :
elle permet d'être audible tout le temps dans tous les espaces.
∆ En plein air où la
voix, sauf murs de renvoi, se perd très vite au delà des premiers
mètres.
∆ Dans un milieu bruyant comme un café.
∆ Possibilité de faire de la chanson et plus
généralement de la musique dans les immenses Palais des Congrès
(opération beaucoup plus rentable pour les répertoires peu
subventionnés).
∆ Élargir le spectre de qui peut chanter en public,
même avec une petite voix.
∆ Rendre la méforme moins rédhibitoire pour les
professionnels.
∆ Permettre des inflexions vocales très fines, pour
un effet expressif maximum, qui n’est pas dilué par la distance.
∆ Ouvrir au maximum le champ des techniques vocales
possibles (souffle dans les cordes, larynx haut ou bas, résonance métallique ou non, etc.) tout en restant audible.
Alors que pour chanter efficacement en plein air / devant une grande
assemblée / dans une grande salle / avec un orchestre, la nature de la
technique utilisée est contrainte – et son efficacité nécessaire –, le
chant amplifié donne accès à une diversité
incroyable d’esthétiques.
Bien sûr, mon ressenti, pour moi qui ai été biberonné à la musique
acoustique depuis mes premiers émois musicaux, demeure toujours une
frustration de ne pas entendre le grain de la voix directement (ce
n’est clairement pas comparable, même avec le meilleur système de
restitution du monde), et même presque une déception de principe d’être
soumis à un truchement encore plus complexe et abstrait qu’une
mécanique de piano ou d’orgue.
Mais il reste incontestable que ces moyens nouveaux ouvrent
incroyablement le nombre d’esthétiques, de techniques, d’effets, de
lieux où l’on peut se produire.
2. Les contraintes du
chant lyrique
La grande caractéristique du chant lyrique est donc l’absence d’amplification.
Ce n’est pas la seule, et je m’en tiens ici aux techniques XIXe-XXe –
on a trop peu d’expérience directe sur les autres – et les attentes
n’étaient pas du tout comparables auparavant, en particulier au XVIIe
siècle. Dans le chant lyrique tel qu’on le pratique depuis 200 ans,
donc, on utilise un larynx bas, ce qui ne va pas m’intéresser dans le
cadre de cette notule, mais aussi la couverture vocale, qu’il nous
sera nécessaire de convoquer.
a) En refusant toute aide à la production sonore, le chant lyrique
suppose des techniques d’émission vocale particulièrement efficaces. Il
faut des résonances dans les
os de la face et les fosses nasales pour créer un réseau d’harmoniques
dense (ce qu’on appelle le formant du chanteur),
qui puisse être plus dense que celui d’un orchestre, pour demeurer
audible même quand beaucoup d’instruments jouent simultanément. Cela
suppose une forme d’alourdissement
du son, qui peut masquer une
partie de la pureté des voyelles d’origine, voire gommer les consonnes (dont la
richesse harmonique est moindre).
b) Parallèlement, pour ne pas se blesser en chantant des notes aiguës
émises à pleine voix, il est nécessaire d’accommoder un peu les voyelles
pour ne pas serrer la gorge (avec le [i] à la française, par exemple)
ou ne pas solliciter dangereusement les cordes vocales (avec le [a]
ouvert…). C’est ce que l’on appelle la couverture vocale,
qui a une histoire particulièrement riche depuis le XIXe siècle (et qui
a dû être pratiquée en amont, elle est assez instinctive chez certains
individus lorsqu’il faut s’exprimer fort en public), avec énormément de
déclinaisons et de débats sur lesquels je ne vais pas insister ici.
c) Par-dessus le marché, il faut rappeler que le chant lyrique, par
rapport à une très large part du répertoire amplifié (la chanson en
particulier), tend à explorer les franges
extrêmes de la voix, qui ont un impact spectaculaire, en
particulier dans l’aigu… mais qui s’éloignent des hauteurs habituelles de la voix
parlée.
d) Pour terminer cette liste (à laquelle on pourrait encore adjoindre
quelques entrées), depuis Wagner, les compositeurs ont de moins en
moins de pudeur à s’écarter de la
prosodie naturelle de la langue, avec des excès bien connus dans la musique du XXe siècle
(en particulier atonale, mais ce n’est pas intrinsèquement lié) : des intervalles
entre notes qui n’ont absolument plus rien à voir avec la prosodie de
la langue parlée, et qui rendent les mots et intonations expressives
absolument méconnaissables.
Tous ces processus vont concourir à un fait bien connu : les textes du chant lyrique sontplus difficiles à comprendre
que dans la plupart des musiques amplifiées. Avec un peu
d’entraînement, on y parvient, mais c’est rarement évident. Ce fait
cause, au demeurant, une part du rejet envers l’opéra chez la plupart
des honnêtes citoyens : soit on ne
comprend rien en première écoute (ce qui est inconcevable), soit
on reconnaît les mots et cette discordance
avec le français du quotidien apparaît si exorbitante qu’elle en
devient monstrueuse, insupportable – énormément de mélomanes, y compris
des mélomanes versés dans la musique classique, ressentent ceci. Le
dégoût s’apprivoise avec l’habitude, et en constatant que la musique
est réellement digne d’intérêt, on finit souvent par les convertir, y
compris au plaisir des émissions lyriques. Mais ce n’a rien d’une
évidence en tout cas.
(Je ne retrouve pas la notule où j'expliquais pourquoi il était
légitime de détester l'opéra – et comment éventuellement surmonter
cette juste répulsion –, mais il me semble bien l'avoir écrite…)
3. Surtitrage et état de
l’opéra
J’en viens donc à mon sujet. Je suis allé voir Elektra, je connaissais des
portions entières du livret par cœur, et pourtant je n’ai pas compris
un mot de ce qui a été chanté.
Et pendant ce temps, le surtitrage nous faisait l'exégèse de ce que
borborygmaient les grandes dames énervées sur le plateau.
Alors a germé cette question dans mon esprit : ne sommes-nous pas le
témoins d’un état de l’art quelque part profondément dysfonctionnel, si
nous allons voir du théâtre dont nous devons lire simultanément la transcription
pour en ressentir l’émotion ? La barrière de la langue est
présente, bien sûr, mais elle peut aussi être vectrice d’émotion si les
mots étrangers s’articulent audiblement au sens… Ce n’était pas le cas,
puisque aucun phonème n’était identifiable.
Est-ce que le surtitrage n’a pas, au fond, en fait de rendre plus
accessibles les opéras en langue étrangère, tout simplement entériné à
jamais le fait que le sens passait par le texte affiché, et plus guère
par les voix ?
En réalité, je sais moi-même que les torts sont plus partagés que cela,
et le surtitrage ne vient que poser la cerise sur le gâteau de
processus simultanés à l’œuvre depuis au moins 150 ans… Je vous propose
un petit tour du propriétaire ?
Mesdames et Messieurs, devant
vos yeux émerveillés, le fruit de quatre siècles d'évolution vocale.
4. Pourquoi ne
comprend-on plus rien à l’Opéra ?
Le surtitrage n'arrive en réalité qu'en fin de course de tout le
processus, comme pour ratifier le plus officiellement du monde un état
de fait pourtant problématique.
À l'origine, comme spécifié supra,
la nature même du chant lyrique, supposé surmonter les orchestres et
remplir des théâtres, a joué son rôle. Dès le début du XVIIIe siècle,
la nature du répertoire impose d'en rabattre sur la diction, qui ne
constitue plus qu'un aspect secondaire : contrairement à l'opéra du
XVIIe siècle, le seria n'est
pas simplement soutenu par une basse continue (plus grave que la voix
et donc aisée à surmonter pour une voix décemment formée, même peu
puissante), le chanteur y est accompagné par tout le petit orchestre, parfois en furie ; on
attend même, dans certains airs de bravoure, qu'il rivalise avec les instruments
! Quand c'est le violon, le hautbois ou les clavecins (« Vo' far
guerra »), passe encore, mais avec trompette, cor ou basson, il faut un
minimum d'éclat pour ne pas être ridicule.
Par ailleurs, l'esprit même de l'écriture seria implique une primauté à la voix pure,
à la virtuosité, aux syllabes étirées le plus longtemps possible en
coloratures – si bien qu'il faut souvent plusieurs prises de souffle
pour un seul mot. À cela, il faut ajouter la prédilection pour les voix aiguës
: à part les ténors qui sont de vieux pères abusifs et les basses des
personnages d'autorité au rôle secondaire, uniquement des sopranos et
des mezzo-sopranos (castrats de préférence, femmes sinon). Or,
l'émission lyrique des voix aiguës se fait en voix de tête,
dans un registre très éloigné de la voix parlée : l'aspect du timbre
change radicalement, mais la hauteur aussi, ce qui rend les phonèmes
moins identifiables. Effet aggravant, pour des raisons de physique
acoustique, les consonnes, toujours plus aiguës que les voyelles, sont
mécaniquement moins distinctes si la voix monte vers l'aigu.
Tous ces éléments tendent vers le même effet : pour obtenir une
émission vocale efficace, et considérant toutes ces contraintes
supplémentaires et cette évolution du goût du temps, il devait être
vraiment difficile de privilégier la diction claire. Il n'était pas
1700 (opéras de Legrenzi, Albinoni, dès le dernier quart du XVIIe
siècle…) que le ver était déjà dans le fruit.
Le XVIIIe siècle voit aussi, même si c’est encore marginalement,
l’érection de très vastes théâtres
(les 1400 places du San Carlo de Naples en 1737… et tout en hauteur !),
qui rendent encore plus indispensable une émission efficace. Or, le chant est toujours fondé sur une série
de compromis
: équilibre entre la projection, le timbre, la diction, le confort
(endurance) du chanteur… Si l’on place une tension maximale sur le
volume sonore, l’ambitus et l’agilité, il ne restera plus beaucoup de
place pour raffiner la diction.
Au fil du siècle, les orchestres
s’élargissent, et l’expression
dramatique
(que ce soit chez Mozart ou chez Gluck) prend un tour plus solennel et
plus éclatant, qui a là aussi beaucoup sollicité la puissance des
instruments.
Puis c’est le XIXe siècle, pas besoin de faire un dessin : on a
successivement le belcanto romantique,
où la longueur de souffle et la qualité du lié des notes prévaut sur
toute autre considération, et le
romantique à panache de Weber, Meyerbeer et Verdi, où l’éclat
vocal représente une composante non négociable. Dans le même temps, on
invente l’aigu de poitrine,
émis dans le même mécanisme que le centre de la voix, qui éloigne
encore plus de la parole quotidienne (et renforce la nécessité de la
couverture vocale). Wagner arrive, et nous plonge
dans un joyeux désordre… lignes de
chant
complètement défragmentées, avec de grands intervalles à l’intérieur
même des mots, assez éloignés de la langue « naturelle », et orchestre
tonitruant simultanément. L’enjeu premier est alors d’être entendu,
pour se fondre dans un grand tout musical – le chanteur a rarement,
passé les premiers ouvrages – jusqu’à Lohengrin –, la partie la plus
intéressante. On peut même en retirer l’impression persistante –
considérant son faible potentiel mélodique – que la voix n'est qu'une
partie instrumentale intermédiaire de l'orchestre, tolérée uniquement
dans le but de porter le texte.
Seulement, et là réside toute la beauté de la chose, transmettre le
texte est particulièrement périlleux avec ces prérequis de puissance,
de concurrence orchestrale et d'intervalles de vastes hauteurs entre
les syllabes.
Le XXe siècle accentue ces enjeux : le répertoire se diversifie, mais
pour les œuvres qui se voient comme ambitieuses, on retrouve (aussi
bien chez les postromantiques, les décadents, les atonals…) les mêmes
caractéristiques postwagnériennes, avec des orchestres encore plus sonores, des intervalles plus amples
et fantaisistes, et même une science de la composition pour la voix qui
se perd : clairement, au XXe siècle, beaucoup de compositeurs la
traitent comme une contingence,
en en repoussant les limites au gré de leur fantaisie comme s’il
s’agissait d’un instrument – or, contrairement à la facture
instrumentale, on ne peut pas réellement améliorer un corps vivant, en
tout cas pas au gré d’une évolution délibérée de quelques décennies, et
sa pratique intensive peut en détruire les qualités.
Ce n’est bien sûr pas général, et toute
une école simultanée,
qu’on présente moins dans les histoires de la musique, mais qui est
très importante (y compris dans les quelques pays qui ont poussé le
plus loin l’expérience atonale), a au contraire revendiqué un retour
presque archaïsant à la consonance, à la voix harmonieuse. Des figures
aussi disparates que Hahn, Rota, Damase, Orff, Floyd, toute une partie
du legs soviétique et bien sûr l’écrasante majorité des nations qui
n’ont jamais trop touché à l’atonalité (Parma en Slovénie, Hatze en
Croatie, Paliashvili en Géorgie, Cihanov au Tatarstan…) sont concernés.
Pour autant, dans les grandes maisons, les créations prestigieuses
accentuent plutôt cette déconnexion entre la musique et la voix, et
donc, pour les raisons déjà exposées, entre la voix et le texte.
5. Les derniers
effets du XXe siècle
Une des choses rarement évoquées, car difficilement quantifiable, est
la pression de la voix enregistrée
– y compris et peut-être d’abord par le cinéma – sur la façon de
chanter, et peut-être aussi les modes de vie plus urbains (où la voix
tamisée est plus valorisée que la voix sonore). Sur les effets de ne
plus recruter les chanteurs parmi les bergers (Tony Poncet) ou les
garagistes (Robert Massard) – mais parmi les titulaires de diplômes
universitaires en langues, littérature ou mathématiques –, sur les
incidences de nos modes de vie, sur l’influence de la parole
enregistrée et des micros envers l’art oratoire et la voix lyrique, voyez cette notule.
Clairement, si le modèle de timbre idéal est Humphrey Bogart ou Andrew
Clutterbuck, on va avoir des difficultés à se faire entendre en
conditions réelles.
Nous en arrivons au dernier clou dans le cercueil de l'intelligibilité
: l'apparition de la langue originale,
quel que soit le public destinataire, à l'Opéra. Je n'ai pas réussi à en comprendre totalement, malgré mes
lectures et mes questions aux hommes de l'art, la raison, mais à partir des années 60 s'impose
progressivement l'utilisation de la langue d'origine des ouvrages
représentés.
Les musiciens le défendent par le respect de la partition – dans
laquelle ils n'hésitent pas, le cas échéant, à pratiquer de larges
coupures –, mais on a rarement vu la vertu s'imposer d'elle-même pour
vendre des billets de théâtre. Jusque dans les années 90 au moins, on a
vécu les résistances farouches à l'arrivée des instruments d'époque et
aux modes de jeu sans vibrato
! Or je ne trouve pas trace d'un tel débat. Et pourtant, cela a
dû rendre incompréhensible toute une partie du répertoire !
Je me figure que le disque y
est pour quelque chose : il est devenu la référence écoutée par tous
les mélomanes, celle que l'on veut entendre ensuite en allant au
théâtre. C'est aussi le moment de l'internationalisation
des échanges, des recrutements : les grandes maisons veulent les
vedettes qui ont enregistré les disques, justement – et qui ne vont pas
réapprendre le rôle dans la langue de chaque pays qui les recrute. On
se souvient ainsi de cas assez exotiques, comme cette Carmen au Bolchoï
avec Arkhipova, où tout le monde chante en russe, langue vernaculaire –
sauf Del Monaco, invité pour l’occasion, et qui le chante en italien
! Plus étonnant encore, les soirées où Ghiaurov, en pleine
gloire, revenait chanter à l’Opéra de Sofia, tout le plateau chantait
Verdi en bulgare… mais lui, qui avait appris et pratiqué son Philippe
II en italien, continuait à le chanter comme sur les autres scènes
(alors qu’il aurait pu sans dommage l’apprendre ou le réapprendre en
bulgare, sans doute). On voit bien que le désir d’avoir la star chez
soi entraîne une nécessaire normalisation du répertoire, qui varie
moins d’une capitale à l’autre, d’une part, et d’autre part qui sera
chanté dans la même langue partout.
Un temps, le public a donc dû survivre en écoutant les œuvres chantées
dans des langues inconnues… et sans surtitres ! Je ne comprends
pas comment il n’y a pas eu d’émeutes dans les théâtres et
d'innombrables tribunes ulcérées dans les journaux. Imaginez si l’on
diffusait soudain, dans les cinémas, les Bergman en suédois sans
sous-titre – ou même les comédies sentimentales américaines. Il y
aurait beaucoup, beaucoup de mécontents.
6. L’arrivée et les
conséquences des surtitres
À partir de l'innovation de l'Elektra
de Toronto, en 1983, les surtitres se sont partout répandus
dans les institutions qui accueillent régulièrement de l'opéra, du
théâtre en langue étrangère, etc., jusqu'à être présents quasiment
partout depuis les années 2000. J'en ai déjà vu dans la cave de Nesles,
comportant une jauge de 20 personnes, pour quelque chose d'aussi peu
insolite qu'un Shakespeare en anglais !
Ce fut bien sûr une aide incroyable,
qui permettait à un plus vaste public de découvrir les œuvres en salle
sans en étudier d'abord le livret et sa traduction, assez en amont pour
en mémoriser les moments-clefs. On a salué, et à juste titre, le gain
en accessibilité, la possibilité pour tous de suivre – et même, pour
les plus chevronnés, de ne pas être limités par leur temps de
préparation ou leur mémoire dans leur compréhension de l'action et du
détail.
Formidable invention, donc.
Mais, à la lumière de cette Elektra parisienne
de 2022, où il était impossible d'identifier un mot (même en
connaissant précisément le texte allemand), ou pis, de cette Phryné
où les artistes, pourtant tous francophones et spécialistes acclamés de
l'opéra français, réputés pour beaucoup pour leur diction… se sont
révélés à moitié incompréhensibles en l'absence de surtitres ! On
suivait vaguement, mais beaucoup de détails étaient perdus.
Et tout cela nourrit cette question, terrible, que je n'ose formuler
qu'en tremblant : le surtitrage n'a-t-il pas rendu secondaire la maîtrise de la juste élocution ? Les effets conjugués du disque,
qui favorise les jolies patines (et discrédite les voix nasillardes,
mieux audibles, surtout pour du français, articulé très en avant de la
bouche et de la face), et du surtitrage,
qui supplée les dictions floues, n'ont-ils pas induit, dans
l'apprentissage comme dans la pratique, une mise au second plan du soin
de la diction ? Qui arrêtera un chanteur, au sein de répétitions
en temps limité, pour lui dire « ça ne va pas du tout, on ne te
comprend pas » – si le public peut malgré suivre l’action ?
N'est-ce pas alors, en fin de compte, un enjeu secondaire, qui permet
de laisser plus de place à la recherche du joli timbre phonogénique, à
la couleur sombre (mais opaque) qui permet de prétendre aux rôles
sérieux ?
On pourrait ajouter que, DVD aidant (bénéficiant, lui, de sous-titres),
on sera davantage tenté de retenir le paramètre du physique « crédible
» (quel horrible concept, mais je conserve le sujet pour une autre
élégie…), puisque, là aussi, la clarté de la phonation devient
redondante avec le texte qui défile sous les yeux du public.
Joan Sutherland, perfection
archétypale de la chanteuse pionnière des surtitres.
7. Nouveau paradigme
Je ne sais, à vrai dire, s’il faut se réjouir ou se désespérer de cette
évolution. Il faudrait en dérouler chaque aspect.
1) Les surtitres permettent de goûter la saveur de la langue originale, qui
est un plaisir en soi. Pour cela, il m’apparait plus pertinent de
recruter des locuteurs natifs plutôt que des chanteurs
occasionnels – même au Conservatoire Supérieur de Paris (CNSMDP),
l’état de l’italien chanté par les élèves (pourtant de très, très
grands artistes) est la plupart du temps assez épouvantable. Quoi qu’il
en soit, découvrir une langue par la musique est à la fois très
efficace, comme en atteste l’immense cohorte de ceux qui ont appris
l’anglais par les chansons, et particulièrement plaisant et stimulant,
instantanément utile car tout de suite relié au beau. C’est
ainsi pour ma part que j’ai abordé l’italien, l’allemand, le russe, le bokmål, le tchèque, et j’en conserve des souvenirs
particulièrement émus.
2) Corollaire : en chantant dans la langue originale, on respecte mieux la musique écrite
(et évidemment le poème d’origine). La famille Wagner avait rouspété
lorsque Victor Wilder avait altéré les rythmes des lignes chantées du Ring
– pour épouser au plus près sa très belle prosodie française (qui vaut
largement l’original). Ils préféraient Alfred Ernst, qui n’était pas en
vers et pas tout à fait aussi poétique, mais avait respecté avec un
scrupule absolu la musique écrite, tout en suivant de très près l’ordre
des mots et le sens de l’original allemand.
J’ai aussi vécu ce débat plus intimement, à propos du Rossignol de
Berg
(lien), lorsqu’en changeant à la marge quelques rythmes pour rendre la
ligne mélodique plus proche de l’accentuation française, le
pianiste-commanditaire me fit remarquer, embarrassé, que je rompais une
symétrie rythmique qui était peut-être (on en savait rien, elle n’était
pas totalement évidente, mais elle pouvait se deviner) voulue par le
compositeur. Après avoir contesté l’argument (puisque mon inclination
est de faire absolument primer le naturel de la parole sur le détail
musical), j’ai trouvé la réserve si sérieuse que j’ai totalement récrit
la partie centrale, en modifiant certes quelques rythmes, mais en
tâchant de respecter ces récurrences rythmiques.
Jouer dans la langue originale, c’est donc être davantage assuré de ne
pas dénaturer des beautés placées là par le compositeur, et qu’on
pourrait ne pas percevoir en redéployant la partition dans une autre
labngue. (Ce peuvent être tout simplement l’appui d’un mot sur tel
instant de la musique, voire comme chez Verdi l’accentuation expressive
hors de la prosodie naturelle, qu’on perd une fois traduit.)
3) Pour les œuvres en langue étrangère,
la question ne se pose donc pas : les
surtitres permettent d’inclure tout le public. Faut-il
représenter à tout prix les
œuvres en langue étrangère,
surtout pour les faire chanter par des non-locuteurs, je n’en suis pas
persuadé pour beaucoup de raisons liées au confort du public, à la
qualité du chant et de l’expression, à la saveur même de la langue,
mais ce serait l’objet d’une notule entière, sur un sujet déjà régulièrement abordé ici.
4) Le surtitre constitue aussi un confort
appréciable pour les œuvres en langue
française. Dans les œuvres les plus anciennes (tragédie en
musique), la moindre nécessité de la couverture vocale, de la puissance,
l’absence de concurrence de l’orchestre permettent de mieux percevoir
le détail du texte. Beaucoup sont également des spécialistes rompus à
l’exercice de la mise en valeur du texte, ou des chanteurs extérieurs
au sérail baroque mais recrutés sur leurs qualités de diction (Bernard
Richter…). Par ailleurs les auteurs de livrets prenaient soin
d’utiliser des formules toutes faites qui permettaient de rétablir le
sens de l’expression si jamais l’on ne comprenait pas un mot – Philippe
Quinault, le librettiste des premiers opéras de langue française, l’a
théorisé de façon très claire dans ses écrits.
Pour le répertoire plus tardif (hors opéras comiques, bouffes,
opérettes, où les dialogues parlés limitent les problèmes
d’intelligibilité, et où l’écriture vocale exige moins d’extrêmes de
l’instrument), romantique et XXe, la chose est beaucoup moins évidente,
même avec de très bons chanteurs. Pour une œuvre légère comme Phryné
et des francophones spécialistes de l’opéra français, ce n’était pas du
tout évident. À cela il faut ajouter la taille des salles, qui a
augmenté au fil des siècles. Du fond de Bastille, être audible est déjà
un exploit athlétique, alors être compris, cela tient du divin miracle
– et cependant cela advient quelquefois !
5) La certitude de la compréhension
du chant et de l’action ouvre ainsi une extraordinaire voie pour
explorer plus à loisir des œuvres
lourdement orchestrées, à la pensée
prosodique imparfaite,
ou tout simplement dont le propos peut paraître confus : le texte se
déroule simultanément sous les yeux du public. Bénédiction des dieux
que ce surtitrage, moment inestimable où les techniques permettent
d’amplifier l’émotion artistique et de magnifier la création
traditionnelle.
Et cependant…
6) Ainsi qu’on l’avait craint initialement, il est vrai que lever la
tête pour lire le texte peut créer une mise
à distance, une disjonction d’avec le spectacle (a fortiori lorsque la mise en scène
altère ou violente le livret). Il peut aussi exister une forme de paresse
à ne plus chercher à comprendre les langues, puisqu’elles sont toutes
traduites. Ce n’est plus du tout le même exercice exigeant que de
préparer son livret italien ou allemand en apprenant par cœur le texte
des airs, voire en étudiant pour l’occasion les idiomes concernés. (Ce
fut mon cas, l’enjeu d’accéder au sens des opéras fut le moteur
formidable – et primordial – de ma découverte des langues étrangères
que j’ai le plus pratiquées dans ma vie…)
C’est évidemment une préoccupation d’ordre réactionnaire : le progrès
modifie nécessairement nos comportements. Le train et la voiture
individuelle nous ont éloignés d’un abondant exercice physique
quotidien, les adaptations télévisées ont rendu presque superflue la
lecture des grands romans, etc. Rien n’empêche chacun de continuer à
faire cet effort, mais vouloir empêcher le changement de la société et
des arts est illusoire.
Pour autant, il est exact que le confort du surtitrage peut aller de
pair avec une certaine mollesse de
perception
: on suit vaguement ce qui est raconté, plutôt que d’entrer dans un
corps-à-corps (pas toujours vainqueur !) avec la langue. Mais qu’on ne
se méprenne pas : même sans surtitrage, une partie non négligeable du
public d’opéra vient pour les voix, la musique, les décors, pas
forcément pour le drame, et cela a toujours été. Chaque usage est
légitime de toute façon, tant que chacun y trouve sa satisfaction.
7) J’en reviens au point de départ de cette notule : cette sécurité des
surtitres nourrit sans doute une forme d’indifférence face à la qualité de la diction.
De même que Wagner délègue le sens et l’expression de ses drames à la
partie orchestrale, le contenu littéraire des opéras peut être vécu
comme dévolu aux surtitres,
rendant le soin des chanteurs (pourtant très apprécié du public
lorsqu’il s’agit de sa langue !) presque redondant. Ce n’est évidemment
pas la seule cause, on a déjà un peu devisé de ce qui avait pu changer
la donne (chanteurs étrangers qui chantent une autre langue devant un
public d’une troisième langue, recherche de voix patinées ou sombres
avec l’évolution des imaginaires, modes d’émission vocale changés par
la vie urbaine et le recrutement de profils plus « intellectuels »…),
mais le surtitrage rend le sujet moins urgent et moins prioritaire. Le
chanteur qui rencontre des difficultés pourra préférer l’émission
confortable, saine, belle, à la prononciation claire. Le recruteur
aussi pourra privilégier l’interprète qui dispose de la plus sonore, la
plus sombre, la plus agile (voire le meilleur comédien ou la plus belle
plante) et ne pas disqualifier ces chanteurs si leur diction est
mauvaise, en supposant que le surtitre y pourvoira le cas échéant.
Ce n’est donc pas tant un refus délibéré de travailler ce paramètre qu’une importance
désormais secondaire en matière
d’employabilité,
qui pousse moins les chanteurs à parfaire cet aspect par rapport aux
autres équilibres de leur voix, surtout s’ils rencontrent des
difficultés techniques à tout obtenir à la fois (aigus, puissance,
timbre, diction).
8) Le surtitrage, puisqu’on se repose sur lui, induit évidemment – à
l’instar de l’amplification sonore pour la comédie musicale – une dépendance
non négligeable. Il faut voir le dépit du public en cas de panne ! –
et, de fait, si l’on va voir un opéra de Janáček qu’on ne connaît pas,
chanté par des Britanniques dans Bastille, avec une mise en scène
transposée pendant l’Occupation, ce n’est pas gagné.
Le regret est aussi que, conditionnant une certaine conception des voix
– sans lui, la pression était forte, au moins dans la langue du pays
d’accueil, de proposer une réelle clarté –, alors que l’émotion la plus forte à l’Opéra
réside, pour moi (c’est loin d’être une généralité), dans les micro-inflexions du chant
qui créent un sens nouveau dans le texte. (Pourquoi croyez-vous que je
passe tout ce temps à collectionner inlassablement toutes les
propositions de Pelléas ?)
Le surtitrage nous éloigne de cette préoccupation, et en tout cas
n’élimine pas d’emblée ceux qui ne se conforment pas à cette attente
première – dommage pour moi – Joan Sutherland a vaincu.
9) Petite pensée supplémentaire : lorsque nous aurons épuisé la
dernière goutte de pétrole et fait imploser une ou deux centrales
nucléaires, que l’énergie devra
être parcimonieusement économisée…
l’opéra du futur se fera-t-il à nouveau sans surtitres ? Nous ne
serons certes pas les plus gênés… si l’électricité est rationnée, le
rock et même le musical (du
moins devant vaste public) ont des cheveux à se faire.
8. Envoi
Essayer de débrouiller mes pensées à ce sujet, pour une simple remarque
(« tiens, j’aime beaucoup ce que font ces dames wagnéro-straussiennes,
et pourtant je ne comprends rien ») m’aura pris quelques semaines de
décantation, à zig-zaguer entre mon day
job adoré, mes promenades botaniques, ornithologiques ou
patrimoniales, ma contribution au festival Un Temps pour Elles
(écrire quelques programmes, recruter du public, contribuer
marginalement à la logistique) et les commentaires de disques et de spectacles que j’ai tâché de poursuivre
scrupuleusement.
Je reprendrai prochainement à un meilleur rythme. Au programme, sans
doute la suite du cycle ukrainien. Je vois que nous nous lassons tous à
la longue de ce malheur, chaque jour renouvelé à l'identique, et
j’aurai ainsi l’impression dérisoire de faire ma part – d’autant que la
matière-première est déjà collectée et notée, essentiellement de la
rédaction et de la mise en forme.
Puissiez-vous zig-zaguer (victorieusement) à votre tour entre les
dangers du monde moderne, virus à gain de fonction, opérations
spéciales de maintien de la paix et de dégustation de sfogliatelle-de-la-victoire à la
pistache antinazie, burkinis sauvages des calanques…
Bonne lecture et bonne survie !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Voilà deux semaines que rien de neuf n'a été posté ici, ce qui est déjà rare en soi, et mes contraintes me laissent entrevoir qu'il sera difficile d'achever une des notules en cours – avant une semaine supplémentaire au bas mot.
Au lieu de remplir des Alerte enlèvement, comme je sais que vous auriez été tentés de le faire, je ne puis que vous inviter, en échange, à lire les quelques documents que je continue de mettre à jour dans l'intervalle :
¶ agenda des concerts (jusqu'en juillet 2023 !), incluant les ajouts récents de la première moitié du Mois Molière de Versailles ;
¶ bref commentaires d'écoutes sur les nouveautés discographiques et les autres disques parcourus au fil de la semaine ;
¶ comptes-rendus de concert, sur Twitter essentiellement (lisible sans aucune application ni abonnement, il suffit de cliquer sur les messages et de dérouler) ;
… et bien sûr, à partir du 10 juin, les notices du programme de salle du Festival Un Temps pour Elles, auxquelles j'ai eu le plaisir de contribuer. (Quantité d'inédits de première farine, dans des lieux hors du commun et inaccessibles d'ordinaire en transports en commun comme les châteaux de La Roche-Guyon ou Villarceaux. Réservez la navette et profitez de l'expérience exceptionnelle, comme je le fais moi-même depuis deux ans…)
Je suis confus de ne vous laisser pas plus que ces quelques miettes, mais que voulez-vous, la vie reprend, ainsi que les vastes conquêtes promenades, et mes activités contingentes et quotidiennes réclament aussi leur dû quelquefois. Néanmoins les projets de notule ne manquent pas, sur le passé et l'avenir de l'opéra, sur les grandes thématiques de Bible ou d'Ukraine, sur les anniversaires du tournant du siècle, sur les noms confus des orchestres des grandes capitales ou encore sur les utilisations des airs patriotiques français dans la musique mondiale… Elles enflent progressivement et écloront bientôt, je le souhaite, sur vos écrans ébaubis.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
[[]]
« Pianistes » du Carnaval des
Animaux de Saint-Saëns, qui débute par une progression du type
Hanon. (Argerich & Freire.)
Un soir, alors que je rentre d'une journée de labeur consacrée à
illuminer le monde de ma profonde sapience et à porter toujours plus
haut le flambeau de l'Humanité, j'ouvre
Twitter – car pour être sage et ascète, en est-on moins homme ?
J'y découvre qu'un mien compère se lance dans le piano en pleine force
de l'âge – et dans l'interstice étroit de fiançailles suivies
d'épousailles. Devant cet acte de courage, et lisant son désir d'être
soutenu en cette ordalie, je m'apprête à le féliciter.
Quand. Je lis son aveu terrible.
«
Je travaille mais je sais que dans ma
bibliothèque, la Méthode Rose me regarde et me juge.
»
Méthode Rose, Hanon, Déliateur, trois noms de l'Antéchrist.
J'ai bien sûr commencé par l'encourager, mais je n'ai pu m'empêcher de
mentionner que mon avis, en ce qui concerne l'utilité des gammes, était
mitigé. Et j'ai promis d'en reparler.
Cette notule va me susciter l'indignation et le mépris de tous les
musiciens sérieux, non sans raison peut-être ; pour autant, je crois
qu'elle soulève quelques questions qu'on n'ose pas toujours formuler,
et qu'elle propose quelques contestations de l'ordre établi dignes
d'être soulevées – que le respect de nos maîtres et devanciers ont tôt
fait d'étouffer avant même que d'éclore en nos consciences tremblantes.
Comme je ne respecte rien, que rien ne m'est sacré – pas même Bach ou
Oïstrakh –, me voici. J'accepte donc les avanies à venir, elles seront
mon fardeau et ma contribution au Bonheur des Peuples.
1. La Tradition Immortelle
Je croyais naïvement qu'on n'utilisait plus guère la Méthode Rose, ni
les Czerny (avant un niveau plus avancé du moins). Mais le Hanon reste
une valeur sûre des épreuves imposées aux jeunes pianistes.
Et pourtant, je disconviens, sinon de leur utilité, du moins de la
pertinence de leur utilisation étendue.
Je vous propose donc un petit tour d'horizon des enjeux de cette
pratique ancestrale cruelle.
2. Vers l'Idéal
Beaucoup de professeurs, et c'est un réflexe bien naturel, souhaitent
tirer le meilleur de leurs élèves, et sont peut-être même attentifs à
cultiver les dons des plus prometteurs. Il ne s'agit pas d'être
insuffisamment rigoureux et de gâcher un futur génie : tout le monde
doit bénéficier d'emblée du meilleur enseignement !
Dans ce cadre, si l'on veut des musiciens sérieux, oui, il faut
pratiquer gammes ou vocalises (dont le statut est un peu moins
dispensable, j'y reviendrai), pour parfaire le geste à l'infini. C'est
entendu, et je ne le conteste pas. (Désolé, je ne vais pas non plus
vous fournir le prétexte ultime pour ne jamais faire de gammes dans
aucune situation, retournez à votre véritable clavier au lieu de me
lire vous donner des excuses !)
Cependant, peu de musiciens se destinent finalement à la carrière ; en
particulier ceux qui, comme mon compère fiancé – cachons-le sous le
pseudonyme L.N. –, débutent tardivement et sous forme de cours
particuliers hors cursus diplômant. Pour lui, quel est l'enjeu de subir
le Déliateur et ses semblables ?
3. L'intérêt pratique
Faire des gammes (ou des exercices), c'est évident mais il est toujours
mieux de le rappeler, apporte deux bénéfices concrets.
a) En faisant travailler de façon systématisée des enchaînements, elle
permet de développer une réponse musculaire égale, voire de renforcer
certains doigtés naturellement faibles – il y a pléthore de ces
choses-là pour renforcer l'annulaire, chez Hanon par exemple.
b) Les compositeurs utilisent, même indépendamment des traits
virtuoses, des bouts de gamme (puisque ce sont les notes de base du
langage égrenées les unes à la suite des autres, on en a toujours des
portions qui affleurent) ou des arpèges (puisque ce sont les accords
constitutifs de l'harmonie, qui permettent de créer une sorte de «
tapis » sonore), et en connaître les doigtés en amont permet de gagner
du temps lorsqu'on étudie, déchiffre ou travaille un morceau.
D'accord. Donc les gammes servent à être plus solide digitalement. Et
c'est maintenant que je vais tout casser.
4. Superfétatoires
Je commence par l'évidence : beaucoup de pianistes amateurs apprennent
un nombre de réduit de morceaux, et de difficulté limitée. Pour eux,
quel est l'intérêt de consacrer leur temps d'apprentissage à
systématiser des réflexes dont ils n'auront pas l'usage ?
→ Si c'est pour jouer des balades de Tiersen ou accompagner des
cantiques, aucun trait digital complet n'est requis, préparer du Hanon
est une perte de temps.
→ Si c'est pour jouer deux morceaux par an, le temps d'apprentissage
est si étendu sur chaque pièce qu'on a tout à fait le temps d'étudier
individuellement chaque bout de gamme présent, chaque faiblesse des
doigts : travailler ça de façon systématisée dans les douze tons est
absolument hors de proportion pour le but recherché, ce serait comme
travailler La Campanella
avant de jouer Au clair de la lune
avec un seul doigt.
→ Si c'est pour se faire plaisir, pourquoi dépenser ce rare temps de
loisir en exercices rébarbatifs – qui n'ont aucune, mais alors vraiment
aucune valeur musicale.
Ce temps limité serait beaucoup plus pertinent utilisé dans des
morceaux qui fassent plaisir, et si la perfection ou la représentation
en concert n'est pas l'objectif, pourquoi s'astreindre à ce type de
préparation punitive, qui n'a de sens que pour former l'élite ?
Ceci pose aussi la question du rapport à la perfection dans le
classique, que je trouve souvent assez malsain – on apprend
l'inhibition plutôt que le lâcher
prise, le respect tremblant de la lettre plutôt que l'abandon à
la musique – ce qui rend chez beaucoup insurmontable de pratiquer à
plusieurs ou de participer à une pièce musicale non écrite. Je dis dans le classique, mais c'est
peut-être plutôt dans le classique
en France, tant les points communs sont puissants avec les
langues étrangères, où l'on apprend à maîtriser la grammaire des question tags avant que d'arriver à
demander une baguette de pain pas trop molle, rendant
impossible la communication à moins de la perfection, et suscitant sans
doute cette forme de nonchalance vis-à-vis des étrangers : on se refuse
à parler une langue si l'on n'est pas sûr de son accent et de sa
grammaire.
5. Et si le pianiste était un
humain ?
Encore plus sottement pratique, sans doute, cet aspect : enseigner un
instrument par l'application de protocoles méthodiques et exhaustifs
néglige un aspect essentiel… la psychologie.
Oui, dans l'absolu, pour tout bien jouer, il est utile de connaître
parfaitement chaque constituant récurrent dans les morceaux, afin de
mutualiser l'effort en amont des œuvres qu'on joue, et de minimiser le
travail sur chaque œuvre prise individuellement. C'est vrai.
Mais les pianistes – en tout cas les amateurs qui n'ont pas que ça à
faire de leurs journées d'oisifs
inutiles à la société à parfaire des ploums-ploums en appuyant sur des
morceaux d'éléphants assassinés – peuvent aussi légitimement
objecter que cela rend le tarif d'entrée très élevé pour jouer des
choses parfois assez simples. Et cette méthode repousse l'accès au
plaisir, quand elle ne l'interdit pas tout simplement.
Car en plus de prendre sur le temps de plaisir – quand on commence le
piano à l'âge mûr, le but est-il vraiment de faire des gammes parfaites
pour pouvoir jouer les concertos de Liszt à Carnegie Hall ? –, cette
pratique sous-entend que le but de la pratique est la perfection. Or,
n'étant pas atteignable pour l'amateur dilettante, elle le plonge dans
une sorte de relation coupable avec son instrument, « je ne pratique
pas assez », « mon morceau n'est pas propre ».
Autant je veux bien concevoir que pour les professionnels, mal jouer un
morceau, c'est grave (encore
que certains semblent très bien vivre avec ça…), autant pour un
honnête homme qui veut simplement accéder pour soi-même aux plaisirs de
la musique, faire entrer cette relation de perfection impossible et de
culpabilité permanente me paraît franchement contre-productive. Non
seulement cela prend du temps sur celui dévolu au plaisir lui-même,
mais de surcroît la démarche elle-même sous-entend que le but tend vers
la perfection – pourtant inaccessible quand on ne pratique
qu'occasionnellement.
6. Les autres approches
Dernier élément avant de proposer quelques conseils et de suivre
quelques autres pistes.
L'approche « fais tes gammes d'abord », outre qu'elle me paraît assez
infantilisante – reléguant la sensibilité et l'intuition au rang de
coquetteries, ou de préoccupations pour
grandes personnes – occulte toute une part de ce qu'est la
pratique musicale.
Elle est légitime pour ceux qui souhaitent un bon niveau en instrument
(et encore, j'apporterai peut-être plus loin quelques nuances à cela),
mais pour tous ceux qui ont d'autres objectifs que l'excellence
technique, elle fait perdre du temps sur d'autres aspects aussi
importants – plus importants, même, à mon gré.
¶ Le déchiffrage. Si l'on est absorbé sur les histoires de doigts, on
travaille moins de nouvelles choses puisqu'on refait tout le temps les
mêmes exercices. C'est pourquoi beaucoup d'amateurs classiques
connaissent cinq morceaux par cœur qu'ils jouent en boucle et mettent
des semaines à monter une nouvelle pièce. C'est dommage, il y aurait
(pour certains d'entre eux, tout dépend des tempéraments et des buts de
chacun) plus de plaisir à tirer en découvrant au clavier les morceaux
qu'ils ont dans l'oreille ou à découvrir de nouvelles choses qu'à
rester enfermés dans leur tout petit univers, et à se pétrifier devant
toute nouvelle partition.
Évidemment, pour le déchiffrage, je tiendrai le même discours (et plus
encore : je ne vois pas du tout à
quoi ça sert) que pour les gammes, je ne vois pas l'intérêt de
faire ça avec des méthodes systématiques, on peut simplement lire
régulièrement de vrais morceaux.
¶ L'improvisation. Bien sûr, connaître des formules digitales toutes
faites est d'une grande aide, mais au lieu de s'obséder sur la
perfection et l'égalité de son Déliateur, on peut tout aussi bien
travailler le lâcher prise et
l'exploitation de l'imagination, où l'imprécision et l'erreur sont
admises. C'est une autre discipline, largement aussi légitime, et
probablement plus plaisante pour les amateurs qui ne pourront jamais
jouer aussi bien que leurs modèles, mais pourraient inventer des
univers sonores qui leur soient propres…
¶ Et, tout simplement, le travail technique ciblé sur le morceau qu'on
travaille. Est-il vraiment nécessaire de bosser la gamme d'ut dièse
majeur quand l'essentiel des œuvres qu'on joue auront au maximum cinq
altérations à la clef ?), ou même celle de sol s'il se trouve qu'on
travaille pendant un an seulement des œuvres bémolisées ? S'il y
a tel bout de gamme, on peut l'étudier dans le cadre de la partition.
[[]]
Première étude d'après Chopin de Godowsky (avec deux fois plus
de traits difficiles, simultanément), par Hamelin.
7. Corollaires
Il ne faut pas tirer de ces remarques l'idées que les gammes et
exercices sont mauvais en soi. En revanche, j'avouerai que les
enseigner en préalable à toute pratique relève peut-être, à mes yeux,
de la tradition paresseuse. (Chers professeurs et chers
musiciens, pour toutes insultes, vous pouvez écrire à
davidlemarrec chez online point fr, je les lirai avec tendresse et intérêt.)
Je trouve plus intéressant, s'agissant d'une pratique de loisir (chose mal admise en
général, y compris chez les mélomanes), de s'interroger sur les désirs
de l'élève. S'il veut avoir la fierté de monter des morceaux robustes,
alors les gammes ne paraissent pas hors de propos – du moins s'il a
suffisamment de temps à y consacrer pour que cela ne dévore pas son
temps de jeu sur la musique proprement dite.
Même dans ce cas, à la vérité, je ne vois pas forcément la plus-value
de ces exercices ennuyeux, mais il est vrai qu'on peut toujours les
pratiquer en lisant le journant ou regardant la télé, comme du vélo
d'appartement. On peut très bien travailler la technique localement :
pour que le Hanon ait de l'intérêt, il faut vraiment avoir l'ambition
de jouer des notes bien égales, et en faire suffisamment pour que cela
porte ses fruits !
Si le but est plutôt de jouer des musiques qu'on aime, de découvrir des
choses en farfouillant dans des partitions, de faire de la musique avec
des amis, d'improviser… alors je ne vois pas du tout l'intérêt de la
chose. C'est un peu comme le réflexe de frapper les petits enfants : on
l'a fait pendant des siècles et ça a très bien marché, mais on se rend
compte que ce n'est pas du tout indispensable, et qu'on le faisait
surtout parce que c'était commode pour ceux qui enseignaient plutôt que
pour ceux qui apprenaient. (Oui, parfaitement, je compare la Méthode
Rose au martinet, pour ne pas dire au silice – parce que je pense que
pour partie, ce mode d'apprentissage relève du réflexe transmis plutôt
que de la nécessité impérieuse. Ça marche, je ne le nie pas, mais on
pourrait faire aussi bien avec considérablement moins d'efforts
superflus.)
L'enseignement musical français a d'ailleurs la réputation d'être
particulièrement peu intuitif et très formel – les Hongrois font aussi
des gammes, assurément, mais l'approche est aussi beaucoup plus
complète et sensible, d'une certaine façon.
8. Cas particuliers
J'ai beaucoup parlé du piano, puisque c'était l'instrument choisi par
mon camarade fiancé. Le travail systématisé m'y paraît particulièrement
peu pertinent pour les élèves qui n'ont pas de projet professionnel
musical, pour toutes les raisons évoquées.
Pour les instruments à cordes, où la corne aux doigts est nécessaire et
où l'écart entre les notes doit être appris (n'étant pas déjà préparé
avec des touches fixes), ou bien pour les vents, où les muscles de la
bouche, la pression labiale doivent être apprivoisés, faire des
exercices me paraît moins incongru. Cependant ma réflexion générale sur
la primauté des gammes reste valable : elle me paraît souvent démesurée
et hors de rapport avec les objectifs de l'étudiant.
Pour les chanteurs, les vocalises sont encore plus nécessaires, puisque
l'instrument doit être chauffé pour marcher. Mais il y a, là encore,
une différence entre chauffer une voix pendant un quart d'heure, et
faire une demi-heure d'exercices purs. Par ailleurs, en travaillant
ainsi, on déconnecte l'instrument du texte, on uniformise les voyelles…
ça permet d'obtenir du bon legato,
mais là encore, pour un chanteur occasionnel, travailler avec pour
entrée le naturel et la saveur du texte ne me paraît pas totalement
incongru. Aucun professeur n'enseigne ce type d'approche non
systématisée, donc je ne sais pas si cela marche – mais lorsqu'il m'est
arrivé de coacher des
chanteurs avec ce type d'approche, j'y ai en tout cas constaté des
évolutions très encourageantes. [Je ne peux pas, faute de recul
suffisant, savoir si cela procède] d'une impression personnelle sans
fondement, de mon charisme personnel ravageur ou vraiment de l'approche
que j'ai choisie…]
Dans le même esprit, énormément d'amateurs en chant se limitent à « ce
qui est bon pour ma voix », ce qui a beaucoup de sens pour les
professionnels – s'il faut assumer 70 soirs par an avec orchestre,
autant que ce soit dans une tessiture confortable et pas avec des
prérequis de puissance gigantesques –, mais absolument aucun pour les
amateurs. Pour commencer, si vous chantez avec piano, que vous chantez
du Wagner ou du Mozart, ça ne change rien… il ne faut pas forcer, mais
si vous chantez « dans votre voix », vous pouvez très bien interpréter
Brünnhilde avec votre voix de soprano léger sans vous faire mal. Par
ailleurs, en tant qu'amateur, vous chantez peu en principe, donc si
vous faites 20 minutes d'Elektra une fois par semaine, vous ne risquez
vraiment rien (à condition encore une fois de ne jamais forcer, de
s'arrêter si ça fait mal, de ne pas imiter les grosses voix, etc.).
Je crois qu'il est simple de comprendre que si les professeurs et les
professionnels y font attention, c'est que préparer une production avec
plusieurs semaines de répétition, suivie d'une série de représentations
où il faut chanter tout le rôle d'une traite (et même si on est en
méforme), par-dessus un orchestre de 200 musiciens, en répétant de très
nombreuses fois les mêmes phrases éprouvantes, oui, c'est dangereux
pour la voix. Avec un piano une fois par semaine, honnêtement vous
chantez ce que vous voulez, faites-vous plaisir. [Je peux en
témoigner dans ma chair : chanter l'Immolation
de Brünnhilde, même pour un homme, c'est difficile parce que Wagner
écrit n'importe comment pour la voix, mais avec accompagnement de
piano, aucune fatigue vocale particulière.]
Et pourtant ce tabou demeure extrêmement puissant – à la vérité je
connais peu de chanteurs amateurs qui osent chanter régulièrement hors
de la zone définie par leur prof, alors même qu'ils n'ont aucune, mais
alors aucune ambition de carrière, ni même parfois d'entrer dans des
ensembles amateurs ou de donner des petits récitals… Là encore, on
raisonne comme si la perfection était un préalable pour avoir le droit de faire de la musique.
Je ne dis pas que chacun doive faire ainsi, mais si vous avez envie de
jouer mal des chefs-d'œuvre et de chanter dans une voix qui n'est pas
la vôtre des rôles pour lesquels on ne vous embaucherait jamais… qui
vous retient ?
Tout cela permet de dresser la démarche gammes comme, à mon sens,
extrêmement partielle et inutilement cohérente : il existe d'autres
voix moins pénibles pour les amateurs, suivant leurs désirs. Comme
simplement s'exercer sur leurs morceaux plutôt que sur des études
digitales dénuées d'intérêt, et dont le bénéfice, à l'intensité de leur
pratique, reste douteux.
9. Autobiographie
Après avoir dit tout cela, je suppose qu'il est loyal que j'indique d'où je parle.
Je ne proviens pas d'une famille de musiciens. Je n'avais tellement pas
les codes qu'en arrivant au conservatoire (d'où je fus bientôt retiré),
on me fit très vite comprendre, à cinq ans, que je n'avais pas
d'oreille et que je ferais mieux de trouver d'autres centres d'intérêt
que la musique. J'ai continué hors du conservatoire, mais cela situe
simplement que j'ai pu observer tout cela avec l'œil du candide – d'où,
peut-être, le fait qu'il n'y a pas pour moi de bonne façon de pratiquer la
musique, seulement des désirs personnels qui varient selon les
individus.
En pratiquant le piano, puis l'orgue, j'ai toujours refusé de pratiquer
les exercices systématisés (le Hanon, me concernant) dont je ne voyais
pas l'intérêt. Mon objectif n'était pas la virtuosité, je voulais
plutôt – cela n'étonnera personne – essayer moi-même les œuvres que
j'aimais, et plus tard découvrir celles qui n'étaient pas enregistrées.
Passer du temps à parfaire mes réflexes digitaux était retranché au
temps de ma pratique de découverte, je n'en voyais pas l'intérêt.
Le fait intéressant est que l'absence d'exercices méthodiques n'est pas
un obstacle insurmontable, puisque, assez jeune, on m'a proposé la
titularisation à la tribune d'une cathédrale d'une grande ville de
France – comme quoi il était possible de jouer correctement sans passer
par la Méthode Rose. J'ai décliné pour exercer mon métier actuel, qui
m'amuse infiniment plus que le travail de précision nécessaire pour
être un bon instrumentiste professionnel. Mais cela appuie mon propos
sur le caractère pas si incontournable que cela des gammes ; ce qui est
irremplaçable en revanche, c'est le travail, on ne peut pas y échapper
si on veut bien jouer. Que cette préparation se fasse avec des
exercices systématiques, c'est commode si l'on veut progresser en vue
de concours (ce n'était pas mon cas, proposition faire de gré à gré,
sans doute une des dernières tribunes proposées de cette façon…), parce
que cela permet de travailler tout de suite les aspects critiques, mais
ce n'est pas forcément à ce point la base de tout – et ne devrait pas
l'être pour ceux des amateurs qui n'ont pas un projet d'excellence.
Ma pratique musicale s'est donc plutôt portée sur le déchiffrage –
j'improvise hélas médiocrement, même si la pratique du continuo m'améliore doucettement
sur ce point –, si bien que je peux lire à vue (avec beaucoup de
fautes) à peu près n'importe quoi. Il m'est arrivé de jouer (à peu près
sans erreur) en première lecture du Dutilleux (simple) ou du Messiaen.
En revanche, comme je n'ai pas bossé mes gammes, je joue mal. Donc je
peux jouer du Wagner à vue, je n'ai pas de pudeur avec ça, si l'on
passe les fausses notes, les rythmes fantaisistes, les harmonies
inexactes. Cela fait de moi un mauvais musicien, assurément, parce que
je refuse de passer de mon temps de loisir sur cette Terre à des
contraintes rébarbatives. Mais cela répond aussi parfaitement à mes
attentes : je ne veux pas faire de concerts, je veux juste pouvoir
accompagner des chanteurs, faire de la musique avec mes amis, découvrir
des partitions non enregistrées – en cela, mon travail répond très
exactement à mes objectifs, et je me sens ainsi très à l'aise dans mon
rapport avec la musique.
Un jour, dans un conservatoire parisien, un raccord avant le concert…
le pianiste était introuvable, la soprane était stressée de ne pas
pouvoir retenter quelque chose qu'elle avait essayé à son dernier
cours. Y a-t-il un pianiste dans la salle, etc., je me dévoue en
prévenant que ça vaudrait ce que ça vaudrait, et en première lecture,
j'ai vaguement accompagné, avec des fautes évidemment, un air de Bizet
que je n'avais jamais lu. Ça a rendu service, c'était une expérience
très satisfaisante (et assez émouvante pour moi, de découvrir ainsi de
façon tout à fait improvisée la partition de cet air que j'adore). Je
sais très bien que le palier entre bidouiller ça et le jouer proprement
en concert est immense pour moi, et me réclamerait des heures de
pratique hebdomadaire supplémentaires, que je ne suis pas prêt à
retirer de mes autres activités. Je ne fais qu'adapter ma pratique à
mes objectifs – dans ce cadre, je ne vois pas trop à quoi le Hanon me
servirait. Les gammes sont davantage utiles pour la lecture à vue, oui,
dans la mesure où l'on en rencontre beaucoup et que les avoir dans les
doigts évite de se vautrer à l'instant donné.
Si je prends le temps de partager cela, ce n'est pas pour me hausser du
col : je suis un musicien de niveau médiocre, je ne m'en cache pas – et
c'est parfois mal compris. Je n'ai pas de pudeur particulière à mal
jouer, pour moi le plaisir est de mettre ses mains dans la mécanique,
comme on désosserait un moteur sans savoir le remonter, juste pour
observer sa constitution.
[Je me rends compte aussi, une fois écrit tout cela, que j'avais
peut-être peur d'être accusé de vouloir saper l'enseignement musical
parce que je n'y connais rien ou parce que je suis frustré, voire de me
faire juger par ceux qui se disent « Le Marrec il ferait mieux de faire
ses gammes plutôt que de recommander aux autres d'être aussi mauvais
que lui ».]
Cependant ma position est souvent mal comprise : les mélomanes très
occasionnels sont évidemment impressionnés (et manquent tout à fait la
dimension désinvolte de l'exercice « oh mais tu joues Wagner tu es un
grand musicien »), les musiciens sérieux voient parfois cela comme de
la prétention. Le quiproquo me peine quelquefois lorsque c'est avec des
amis qui sont meilleurs musiciens que moi : souvenir que les chanteurs
voulaient faire Salomé ; et
moi d'ouvrir la partition et de dire « oh, c'est tranquille, il y a une
note à chaque main » – dans la réduction piano, il y a des moments où
le nombre d'informations est finalement assez réduit, à ma grande
surprise. Et là, je sens tout le monde assez gêné – parce qu'autour de
moi, on considère probablement que cela réclamerait beaucoup de travail
(sous-entendu, pour être bien fait). J'essaie bien d'expliciter à
chaque fois, pourtant ; lorsque je dis « pas de problème, je le fais »,
c'est pour signifier que je suis capable de le jouer à mon standard
(c'est-à-dire qu'on reconnaisse vaguement Salomé sans que ce soit forcément Salomé…) et que je suis prêt à
essayer de les accompagner, pas pour décréter que « Strauss c'est
fastoche » et encore moins que je suis un dieu du piano qui peut tout
jouer. A fortiori pour ceux
qui m'ont entendu et savent mon absence absolue de remords à mettre des
pains partout lorsqu'on me lance un chef-d'œuvre sous les doigts.
Peut-être est-ce perçu comme un jugement de valeur implicite – je
prétends pouvoir jouer des choses que ceux qui jouent mieux que moi
pensent ne pas pouvoir jouer ? (Donc sous-entendu que je suis le
meilleur, alors qu'il est évident je ne suis pas bon, ce qui dévalorise
tout le monde ?)
Je suppose que, justement, le statut central des exercices et de
l'exactitude, dans l'apprentissage de la musique, conditionne cette
perception. Le côté « je gratte trois accords sur ma guitare mais je
vais jouer du prog underground » choque beaucoup moins dans des
répertoires qui valorisent moins l'excellence que la convivialité. En
tout cas, je retire une véritable satisfaction en ayant creusé ces
aspects qui m'intéressaient – plutôt que ceux que j'étais censé
travailler comme élève. Aucune
fierté, aucune honte : je joue tout, et ça donne ce que ça donne, voilà
tout.
Jusqu'à présent, personne ne m'a convaincu d'arrêter Wagner – j'ai eu
des réactions surprises quelquefois (sur le mode « ah oui, tu oses »),
mais considérant que Wagner était un sale type qui ne mérite aucun
respect, je ne vois vraiment aucune raison valable de m'abstenir si
cela m'amuse.
Si je partage tout cela, d'une façon inhabituellement intime en ces
pages, c'est pour essayer de situer la nature de ma prise de position :
il ne s'agit pas de l'amertume de quelqu'un qui a souffert des
exercices (j'ai tout simplement refusé de les faire quand ils me
paraissaient superflus par rapport à mes objectifs) ; il ne s'agit pas
non plus de l'avis éclairé d'un virtuose du piano qui aurait une
méthode alternative d'excellence à proposer et des dizaines d'élèves
célèbres à montrer en exemple. Pour autant cette opinion n'est pas
seulement une vue de l'esprit de quelqu'un assis derrière sa pile de
disques : il faut la voir comme un témoignage du fait que d'autres
voies sont possibles. Et que, d'une façon générale, les élèves n'osent
pas verbaliser leurs objectifs à leurs professeurs : si vous souhaitez
découvrir un nouveau morceau chaque semaine plutôt que de faire des
gammes ou chanter hors de votre tessiture, vous pouvez très bien vous
mettre d'accord avec lui et laisser tomber la Méthode Rose ou les
Vaccai. Libre au professeur d'accepter de se conformer à vos objectifs
ou de décliner votre offre en considérant qu'il poursuit une forme
d'idéal.
Si j'ai pris mon exemple personnel – je ne suis pas très à l'aise avec
cela, mais je ne connais pas d'autres parcours du genre, puisque ceux
qui ne font pas leur Hanon ne sont probablement pas devenus des
virtuoses célèbres ! –, c'est que j'ai l'impression qu'un certain
nombre de frustrations ou d'objectifs non atteints, chez les musiciens
amateurs, sont liés à cette forme d'autocensure… on suit l'objectif du
professeur, qui vous forme comme un pro, au lieu de formuler réellement
ce dont on a besoin. (Les professeurs devraient aussi, à mon sens, s'en
enquérir, mais à la vérité, si vous prenez des cours particuliers, tout
est entre vos mains !)
L'un des nombreux passages du final de Salomé avec une note à chaque main.
10. Leçons de vie
À défaut de vous donner de bons conseils de piano, voici toujours cette
grande leçon de vie : verbalisez vos besoins. Et ne laissez pas la
tradition choisir à votre place comment vous devez faire les choses.
Les exercices, certains y prennent du plaisir ; d'autres y perçoivent
des progrès qui leur facilite ensuite l'accès aux œuvres, foncez.
En revanche s'ils vous ennuient, s'ils vous détournent de votre piano,
s'ils vous causent des crises de culpabilité parce que vous ne «
travaillez pas assez »… dépenser de votre temps dans du Déliateur, ou
même des gammes, n'est peut-être pas la bonne option. Il n'est pas
illégitime d'avoir pour objectif de jouer des morceaux sans qu'ils
soient en place, d'improviser plutôt que de respecter les partitions,
en somme de faire de la musique sans excellence, pour le plaisir. Et il
n'est pas indécent de le dire à son professeur, pour que vous
travailliez dans le même sens au lieu d'essayer de lui dissimuler que
vous n'avez « pas assez travaillé » – ce qui ne veut rien dire, le
travail d'un amateur doit être corrélé à son plaisir et à ses
objectifs, pas à la discipline de l'élève modèle en train de préparer
les concours.
Évidemment, le seul moyen de progresser, c'est de pratiquer ; il est
évident que si vous ne jouez pas, vous ne progresserez pas. En revanche
vous pouvez pratiquer de bien des façons, et toutes ces façons sont
légitimes. La musique est censée nous procurer des satisfactions,
pas des
frustrations sans fin fondées sur des objectifs démesurés et dépourvus
de sens.
N'ayez donc pas peur d'utiliser contre vos professeurs la gamme
d'arguments que je mets à votre disposition… Vous pouvez lui laisser
mon adresse pour les messages indignés.
Je suis évidemment ouvert à toutes les propositions déshonnêtes pour
écrire d'excellents ouvrages de développement personnel : Pourquoi vous n'avez pas besoin de réviser
pour les examens, Pourquoi vous avez le droit de laisser vos enfants
pleurer, Pourquoi vous ne devez plus faire le ménage…
(oui, je me suis quand même rendu compte que cette notule
ressemblait à ça)
Estimés lecteurs, mélomanes contemplatifs ou praticiens assidus,
portez-vous bien en attendant le prochain
effondrement-de-la-civilisation (et autres règlements sur le burkini).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Préambule : l'histoire de l'Ukraine pré-1800 en quelques secondes.
Au
Moyen-Âge, l' « Ukraine » (le mot et le concept n'existent pas
vraiment) est incluse dans le royaume
polono-lituanien (qui
occupe une grande verticale Nord-Sud). Cela explique les doublets de
vocabulaire polonais / russes dans le lexique ukrainien.
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes (la quatrième langue slave
orientale avec le russe, le biélorusse et l'ukrainien) orthodoxes, qui
refusent le servage et l'assimilation aux Polonais catholiques, sont
utilisés comme rempart contre les Tatars puis les Turcs : ce sont les
fameux Cosaques, ces hommes
libres redoutés, et considérés comme les
ancêtres de l'Ukraine en tant qu'État.
Aux XVIe-XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent par chasser les
Polonais avec l'aide des Tatars et des Russes – ces derniers font des
Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine autonomie, une Marche
(« Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (Galicie) est intégrée
dans l'Empire autrichien, tandis que Catherine II supprime leur
autonomie aux Cosaques, devenant de ce fait membres de l'Empire russe.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement lu quelques repères sur le
sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je l'étais il y
a quelques jours, y trouveront de quoi penser. (Je me figure qu'il
existe toutes sortes de débats nuançant ce que j'esquisse ici.)
Pour ce qui nous intéresse à présent, en lien direct avec l'histoire
musicale du pays.
Avec le romantisme et le
souffle de 1848, les
Ukrainiens s'emparent de
leurs propres mythologies et
de leur propre folklore musical,
comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs :
la population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre. Cependant, après
l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce frémissement : le
nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite Russie » ; il est même
interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie, il subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit
donc très bien aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites
y sont majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite,
entre l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du XVIIIe
siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a vu), voire la naissance du
sentiment national fort au fil du premier XIXe siècle, et
l'interdiction de la diffusion de la langue ukrainienne par l'oukase
d'Ems en 1876. Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier
aisément une musique intrinsèquement ukrainienne – tout a été fait pour
l'éviter.
[Moi
aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le
terme affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris,
un hommage aux origines de l'Empire russe. En réalité, l'Ukraine est le
paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle – je vous passe
les
épisodes mieux connus des repressions politiques au XXe siècle, de
l'élimination des syndicats comme des élites, de l'abolition de la
République, de la famine organisée, etc. En somme, ce qui se
passe aujourd'hui n'a dû surprendre personne d'informé, je crois – oui,
je fus surpris.]
Le chanteur, compositeur, ethnologue et statisticien Hulak-Artemovsky.
6.2.2. Hulak-Artemovsky
Semen Hulak-Artemovsky(1813-1873)
peut
aussi être graphiéGulak et Artemovskiy, suivant les partis
pris de translittération du Г « guè » cyrillique (Гулак-Артемовский)
.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est
formé à Kyiv (au Séminaire
théologique !), repéré
par Glinka qui cherchait un Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré
comme l'opéra fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects
rossiniens qui subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes précédents, vous ne serez pas surpris
qu'on ait envoyé Hulak pour se former en Italie – il fait ses débuts à
Florence en 1841. Il brille à l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à
Moscou : Masetto, Ashton dans Lucia
di Lammermoor…
Compositeur donc tourné vers la voix, et resté célèbre surtout
localement, pour des chansons
ukrainiennes et… Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès
écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky de
Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur
(1863,
puis au Bolchoï de Moscou
l'année suivante) !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la
région à l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement
ukrainien : elle raconte la
libération des Cosaques de
Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers
une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais oui,
Zaporizhzhia, désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne,
autour de la fameuse centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du
pays actuel, vers l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques
d'où émana plus tard l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, tous obtiennent leur pardon et peuvent retourner
sur
leurs terres. Un opéra des origines de la nation, et aussi de la
captivité, une sorte de Nabucco
à l'ukrainienne ! Rencontre de civilisations rivales également.
Gai et folklorisant,
on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra ! Voyez
par exempe l'arioso de Karas, le rôle tenu par le compositeur
lors de la création. Mais on y rencontre aussi des airs très lyriques,
par exemple celui du Sultan.
Mais dès 1876 et l'oukase d'Ems bannissant l'ukrainien, l'opéra est interdit de représentation. Il ne
revient sur scène qu'à partir de 1884, par une troupe ukrainienne.
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля
(« Noces ukrainiennes », 1851) est, si je comprends bien mes sources
(en ukrainien…), une collection de chansons qu'il regroupe pour servir
de structure à une petite intrigue (où il chante lui-même le
beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa
(« La veillée d'Ivan Koupala », 1852).
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
Pour finir, trois anecdotes qui me paraissent révélatrices.
¶ Hulak
n'est pas qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette
élite éclairée, un honnête homme
qui s'intéresse à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage Tableaux
statistiques et géographiques des villes de l'Empire russe,
alors même que sa carrière bat son plein (1854). Sa démarche de mettre
en valeur le folklore et la langue n'est donc pas à rapprocher d'une
forme de chauvinisme nationaliste, elle est plutôt le fruit d'un
intérêt pour le vaste monde, d'une sorte d'éveil de la conscience à une
multitude de disciplines et de patrimoines, à commencer par celui que
l'on a près de soi et que l'on a longtemps négligé.
¶ En
février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque
nationale d'Ukraine émet une pièce en
argent, signe que le compositeur, même s'il n'a pas à l'étranger
la même réputation emblématique que Lysenko, est toujours considéré
comme un maillon considérable dans la formation de l'identité
ukrainienne.
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de
Donetsk proposait La Fiancée
du Tsar – qui raconte comment le tsar russe Ivan le Terrible
extorque le consentement des femmes qu'il aime, mais le raconte tout en
le glorifiant… Ce n'est pas seulement un symbole, c'est aussi le
symptôme de deux visions du monde qui s'entrechoquaient déjà, celle
d'une nation ukrainienne autonome (qui, se crispant autour de la guerre
civile à l'Est, a par moment rejeté la langue russe), et, en miroir, le
mythe d'une Russie protectrice – d'une protection prédatrice, comme
protège le parrain ou le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de
maintien de la paix et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en
éclat ces tensions fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture
(voire dans une guerre qui pouvait être considérée, peut-être à tort,
comme civile) pour établir
aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de fractures
dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est même plus
possible de discuter – considérant le mur de l'information totalement
divergente. Mais il est frappant de constater comment ces œuvres et ces
langues émanent d'une part d'un fonds culturel spécifique et profond,
annoncent d'autre part des fractures entre les territoires et les
peuples.
Vue
intérieure de l'Opéra de Kyiv.
Je fais une pause ici :
il y a beaucoup à dire sur Lysenko
évidemment, la superstar de l'opéra en ukrainien, j'aurais peur de
faire un peu trop long – et je manque un peu de temps, je dois écrire
le programme de salle de mon festival chouchou… De surcroît, j'ai mis
la main sur une version discographique de Taras Boulba de Lysenko, dont
je n'avais à ce jour entendu que des extraits (accompagnés au piano).
Publiée par Melodiya, d'ailleurs, ce qui permettra d'oser quelques
commentaires plus généraux. Je rencontre aussi quelques pépites dans le
piano de Lysenko, que je vais creuser. À suivre en direct ici.
J'espère que la suite arrivera bientôt, une fois digéré ces nouvelles
écoutes, et une fois complété les quelques choses que je voulais vous
raconter sur ledit Lysenko.
--
Que peut-on retirer de cette notule ?
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 2 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton
Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cet épisode 4, autour de l'école nationale ukrainienne du milieu du
XIXe siècle, apporte à mon sens une coloration différente : il existait
une conscience ukrainienne, et une musique qui se fondait sur le
folklore (histoires et mélodies), dont la saveur se distingue des
œuvres russes de la même période. Il existait même une certaine tension
entre les deux mondes : Lysenko refusa à Tchaïkovski, si je me rappelle
bien – je dois justement procéder à ces vérifications pour la prochaine
notule – la traduction d'un de ses opéras pour une exécution en
Russie. Pour lui, la langue était véritablement consubtantielle de son
œuvre, et le projet même de ses compositions était de mettre en valeur
un patrimoine spécifiquement ukrainien, pas d'en faire un succès
international à forme variable. 30 ans à peine après l'éclosion de
l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la question en
bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins celles
contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait eu une
activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie, où
l'Empire austro-hongrois garantissait cette liberté linguistique. (Le
degré de précision des recherches à effectuer pour le vérifier
outrepasse en tout cas de très loin le temps que je peux dépenser pour
une notule. Disons que parmi les compositeurs emblématiques de ce
temps, aucun n'est issu de cette région.)
Tout cela à l'époque où la Norvège invente les deux néo-langues nationales, où les
peuples des villes se soulèvent de Paris à Budapest et un peu partout
en Italie… Il y a là quelque chose de puissant dans l'évolution des
consciences nationales à l'échelle de l'Europe, abondamment documentée
par les historiens, mais qui touche aussi jusqu'à l'existence des
langues… et à l'esthétique musicale !
Non seulement il existe un projet ukrainien spécifique, donc, mais en
regardant l'histoire politique d'un peu plus près, je découvre pour ma
part l'oppression structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe
siècle : révoquant des droits (indépendance des Cosaques, liberté
linguistique…), supprimant jusqu'au nom d'Ukraine (ce pauvre mot qui
voulait déjà dire « État-tampon »)… Petite-Russie, que je croyais
affectueux, reflet de cette fraternité dont on nous a temps parlé, est
en réalité un euphémisme puissamment orwellien, qui en interdisant un
mot, tente d'interdire la pensée. Le communisme n'a pas inventé la
langue de coton, ni l'éthique de l'Ogre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que cette notule permet de compléter le constat du deuxième épisode :
il est difficile de différencier la musique ukrainienne de la musique
russe… mais il existe une aspiration à une musique spécifiquement
ukrainienne, et cet indifférenciation est surtout le fruit de
structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens étaient
éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement
ukrainienne, c'est donc moins par manque de désir de ou distinction
réelle que par une impossibilité politique, les talents étant exilés et
les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de
distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
--
À part tout cela, j'espère que vous avez une belle vie – et que le
tabouret, la
corde et le lustre sont rangés dans un endroit peu accessible.
À bientôt, peut-être, si la démence de notre frêle espèce nous en
laisse le luxe.
Pour compléter :
→ le reste de la série Ukraine, arrangée dans un chapitre
spécifique ;
→ le fil Twitter que je complète et développe dans
cette série CSS (celui de Twitter en est déjà loin, en plein XXe) ;
→ la série un jour, un opéra pour laquelle j'avais repéré,
justement, ces Zaporogues ;
→ la playlist
Spotify autour de Hulak & Lysenko.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie La musique en Ukraine a suscité :
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