Le blockbuster est un opéra - ancienne version
Par DavidLeMarrec, samedi 16 mai 2009 à :: Théâtre filmé (et autres cinémas) - Genres :: #1244 :: rss
Quelques paragraphes subsistent sous forme de notes, mais c'est assez aisé à appréhender, je pense.
Malgré mon sang versé, jusqu'au fond des forêts
La victoire m'entraîne ; je tombe.
Je trouvais d'heureux et prompts secours,
Par le temps et les soins, je respirais à peine -
J'apprends qu'à Corésus vous unissez vos jours.
Et cette exposition hollywoodienne (je n'en avais pas vu depuis plus d'un lustre) frappe mon esprit lyricophage. J'ai assisté, mi-agacé mi-fasciné, au déroulement de codes immuables que j'avais toujours pressentis, mais que je n'avais jamais pris la peine de formaliser aussi précisément.
Comme on a pu le remarquer, la question des conventions formelles, plus sensible à l'opéra qu'ailleurs - sans doute parce que contrairement à d'autres arts, on peut difficilement s'y plonger sans les accepter -, m'aiguillonne régulièrement (cycle Kunqu/Opéra, série pas encore achevée Tragédie grecque/Opéra...). Et pourquoi pas Hollywood [au sens du Blockbuster s'entend], ce divertissement de masse qui n'est certes pas un monceau d'images composé au hasard ?
Les codes, avec le recul de ces quelques années sans contact avec ces films, sautaient littéralement à la figure, et c'est pourquoi je propose de m'y arrêter joyeusement.
Il s'agissait, et vous comprendrez pourquoi j'ai plus prêté attention qu'à un autre, disposant de points de comparaison, de Tristan & Isolde (après vérification, film de Kevin Reynolds de 2006).
J'ai bien conscience que ces réflexions-ci ne vous auront pas échappé, et qu'il n'y a pas là de quoi, comme je l'ai joliment entendu il y a quelques années, casser trois pattes à un chat. Mais c'était en attendant que je boucle une notule sur Hölderlin (oui, tout de suite beaucoup plus chic).
1. Les invariants du schéma hollywoodien
Plusieurs éléments idéologiques sont absolument récurrents dans toute production hollywoodienne. Ils appartiennent au fonds culturel et moral du public pour qui ces films sont conçus, et doivent être partagés par tous. Vu d'Europe, on note déjà quelques décalages, mais dans ce cas, le film nourrit l'imaginaire, et comble ainsi le petit fossé qui pouvait séparer les deux mondes.
D'abord, l'idéologie de l'unité. Tout est valorisé lorsqu'unifié. Mieux, l'unité est morale. On reconnaît bien là une représentation américaine typique de l'indivisibilité quasiment ontologique du territoire, inscrite dans le serment d'allégeance. L'Empire romain est présenté comme une idéal (passé, dans ce Tristan & Isolde) d'unité calme, malgré l'asservissement et la perte d'identité qu'il signifiait pour les populations soumises, et dont on a peut-être plus conscience en Europe du fait de l'impact direct dans nos cultures, nos langues, nos paysages. La justification de l'impérialisme est possible, car on ne s'identifie naturellement pas aux occupés, mais aux Romains civilisateurs, porteurs visionnaires d'un ordre supérieur et universel. Le lien avec le christianisme est de surcroît possible à la fin de l'Empire.
La référence à Rome est d'ailleurs dans ce film assez idéologique et gratuite dramaturgiquement, puisque la situation politique (imaginaire) très succinctement décrite n'en a guère besoin : il s'agit du rêve d'unité entre plusieurs grands fiefs, pas nécessaire de convoquer Rome pour si peu.
Cependant on peut concevoir qu'il s'agit d'une référence qui, outre son caractère dogmatique, "crédibilise" le propos historique, d'une façon "vérifiable" par le public.
Je disais représentation américaine typique, mais à bien y réfléchir... qu'est-ce que l'Union Européenne, que sont les Lumières ? Pour la première, un éloge de l'union des peuples, certes composés de nations en Europe, mais l'ouverture et l'unité semblent porter en elles-mêmes, à présent que les risques de guerre ne sont plus réels, une vertu. Moi-même tout à fait favorable à la construction européenne (y compris à feu le Traité Etablissant une Constitution), je n'ai jamais bien saisi en quoi l'Europe était une nécessité morale, nécessairement un bienfait. Evidemment, la démarche est plus positive que le repli d'extrême-droite (qui reprend explicitement la formule de Mistral sous toutes les coutures : j'aime mon pays plus que ton pays, ma province plus que ta province, mon village plus que ton village, mon frère plus que mon cousin - ou bien, jolie version biblifiée, mon prochain plus que mon lointain) ou d'extrême-gauche (les pauvres de là-bas vont nous voler nos emplois au lieu d'attendre sagement dans la misère les matins qui chantent, les insolents). Elle porte aussi un superbe de symbole de mise en commun des destins, de coopération quasi-universelle. Fort bien. Mais en quoi la constitution d'un gouvernement suprême, d'une fédération, l'ouverture au plus de pays possibles est-il nécessairement bien, moral et vertueux ? Je ne l'ai jamais vraiment bien su, et je soupçonne que nous aimons nous laisser abuser là-dessus, parce que cette réflexion serait vraiment vertigineuse vu nos habitudes culturelles.
Ces habitudes culturelles, justement, sont nos Lumières, que nous prétendons universelles. Là aussi, si le déplacement bipède et la parole sont deux caractéristiques universelles de l'homme, le suffrage universel, la liberté d'expression, le libre arbitre, la tolérance et la fraternité, pour positives qu'ils soient, constituent-ils vraiment un universel impossible à séparer de l'homme, et qu'il faudrait lui imposer ? Je crains que ces choses ne soient pas plus universelles que la musique de Mozart - bien que tout aussi précieuses vues depuis ma sphère culturelle.
Donc, oui, adressé à un public américain, mais la valorisation a priori de l'unité et l'idée d'un ordre de valeurs supérieur et universel détenu par nous - fût-il conçu avec un mode d'expansion plus débonnaire - n'est pas franchement étranger au public européen, et ce film lui parle tout aussi bien.
L'aurait-on seulement remarqué, si le parallèle avec l'Empire Romain n'avait pas été aussi brutal dans notre mémoire et aussi peu en sujet dans le film ?
Autre constante, l'argument 'familial' de la vertu. Le bien, mis à l'épreuve, doit triompher, dans une éternelle répétition du schéma dialectique articulé autour de la promesse de mort et de l'obtention du salut. Un modèle apporté aux jeunes générations, qui peuvent d'autant plus légitimement venir grossir les rangs des spectateurs, et ne pas retenir leur parents - voire les inviter à assister au spectacle.
Simultanément, on cherche à séduire le spectateur adulte par la vision de l'enfant, image idéalisée et épurée, en pleine innocence. La partie de la jeunesse semble assez développée ici, et c'est souvent le cas dans ces films, même sans convoquer les épisodes "précédents" de Star Wars (qui débutent avec la naissance du père de la figure centrale des autres volets, sauf erreur de ma part).
Il s'agit aussi, en plus de cette séduction par la vertu, de bâtir assez rapidement une forme de mythe, une légitimité à l'histoire narrée. Qu'on se remémore le drame que représente pour tout wagnérien débutant la mort de ce Siegfried qu'on a contribué à élever, qu'on a suivi et veillé avant même sa naissance - en ce sens, l'attitude de Brünnhilde épouse assez exactement le regard du spectateur pendant les trois journées. Le personnage de Götterdämmerung (et même de Siegfried) n'est pourtant guère attachant. La longueur de temps contribue ainsi à la solidarité instinctive avec le héros. Inversement, l'anéantissement de ces aimables Phéaciens tardivement apparus ne constitue pas un choc fondamental dans l'Odyssée.
La répartition des rôles se doit d'une clarté absolue, avec des bons sans ambiguïté (grands guerriers, bons pères, bons époux, braves patriotes), et des opposants qui repésentent une incarnation parfaite du mal, presque conceptuelle, de façon à ce que le spectateur ne puisse à aucun moment se méprendre sur le sens de l'exemple qui lui est présenté. Pas d'ambiguïté possible, avec des personnages qui seraient valorisés mais demeureraient complexes. Pour pousuivre le parallèle avec l'opéra, prenons Calaf dans Turandot, qui bien que le héros, celui auquel le spectateur d'identifie, celui doté de l'air le plus marquant de l'oeuvre (Nessun dorma), n'en constitue pas moins un personnage bien répugnant. Epris de la princesse sanguinaire Turandot pour sa seule beauté, il s'impose, bien que déjà victorieux, une épreuve supplémentaire pour flatter son orgueil, ce qui vaudra la mort de la fidèle Liù, et n'empêchera en aucune façon des avances brûlantes alors que le cadavre a à peine été sorti de scène. Inutile de préciser que certains metteurs en scène (David Poutney, par exemple) ont placé le dernier duo d'amour à la morgue, au-dessus du corps de Liù, en explicitant l'indécence latente.
Cette disposition du soupçon, ou simplement de l'ambiguïté, n'est pas concevable dans le cadre du film hollywoodien, dont le but (pas plus indigne qu'un autre) est d'abord de divertir. Cependant, le divertissement se veut éducatif, et la réflexion sur la morale n'en est donc pas exclue, mais sous forme d'apologie. C'est bien là ce qui agace l'observateur, parce que le spectateur n'est pas incité à penser, mais à assimiler des codes qui lui sont imposés.
Par conséquent, cette répartition simplement binaire apparaît frustrante, aussi bien pour la crédibilité
Et on repart toujours, rebuild est le maître-mot, comme Tara pour d'autres... On se situe dans un bain culturel qui surprend sans doute la morale d'esclave à la française, plus prompte à récriminer ou à exiger l'assistance de l'Etat-poule.
Mort fondatrice des innocents, fautes expiées pour le rachat, fondement sur la lutte difficile (reliquats chrétiens?). Souvent une représentation stéréotypée, fondée sur la pratique actuelle, de la séduction (mythologie du coup de foudre, caractère protecteur, spirituel et arrogant de la part masculine, seulement gracieux de la part féminine).
Gros anachronismes pour faire de l'effet, avec ces cartes sophistiquées, ce clin d'oeil au milieu d'une réunion sérieuse, impensable vu l'état de la société d'alors.
Il faut toujours cette blessure initiale (la perte de la famille, les parents pour l'enfant, l'épouse et les enfant pour l'adulte). Et bien sûr une rythme de combats sanglants. Souvent, on ajoute une couche de culpabilité bien judéo-chrétienne : un malheur est survenu pour racheter une faute (l'imprudence, ici), et on en porte la culpabilité qu'il faut donc expier une seconde fois ! On est servi, dans ce film-ci : l'enfant, en plus d'être orphelin, est responsable de la mort du père (qui, pense-t-on inévitablement, en tant que brave, aurait pu tous les sauver, ce qui fait porter implicitement la responsabilité totale sur l'enfant), et il est le premier à découvrir son cadavre, ainsi que celui de la mère. Car, bien évidemment, des ennemis sont forcément de mauvaises gens qui ne font pas de prisonniers et tuent pour le plaisir. C'est sans doute, outre son caractère formellement racoleur, ce qui irrite le plus dans ces films-là : l'absence essentielle de nuance (de même, Melot sera l'éternel frère ennemi envieux, et je devine qu'il sera aussi le rival amoureux). Comment voulez-vous apprendre à "penser le monde", comme on dit chez les bons pédagogues, avec l'idée que la perception subjective et la plus polarisée possible est forcément la bonne, que ma vision du monde n'est pas relative mais absolue ?
C'est sans doute ce qui prive ces productions cinématographiques d'une considération artistique, malgré le caractère soigné et très efficace de ses mises en image.
Mais il serait un peu aisé de se contenter de montrer du doigt le cinéma hollywoodien. Il faudrait que je prenne mon courage à deux mains pour voir un film français type, pour tenter de saisir ce qu'il y a chez nous de similaire. Je crains de le deviner et j'en suis d'avance consterné, aussi on attendra une occasion comme celle-ci, je pense.
Langage spécifique, avec peu de dialogues mais régulièrement, et surtout une place prépondérante des images, qui suffisent à elles seules à faire comprendre l'histoire !
2. Caractéristiques formelles
Le ton "sérieux" semble donné, pour autant que j'en puisse juger, par le bain de ces éclairages crus, à la mode pour représenter les oaysages "celtiques".
Superposition intéressante du rire rompu par le cri de guerre - modulation subito de la musique, qui assure un effet cardiaque.
Ralentissements, rupture des bruits "de scène" omniprésents. Temps totalement psychologique, à l'extrême : soirée de fête constituée de raccourcis (les branches devenues bracelet donné à la mère, puis tout de suite pendant le dîner).
Je comprends mieux le caractère physiquement toujours très pénible pour moi de ces films, qui jouent totalement de l'adhésion instinctive et épidermique à l'action et aux personnages. Toute la réalisation est fondée sur le seul but d'impact physique.
Mais il faut reconnaître que ces films, si on passe leurs facilités larmoyantes et leur complaisance sanguignolantes, non seulement atteignent parfaitement leur cible, mais disposent surtout d'un potentiel esthétique qui fait défaut à beaucoup de productions plus "cérébrales" - comme si le cinéma était de la philosophie, non de l'art, et que seule l'argumentation y comptait, pas la forme.
Par ailleurs, je suis assez gêné d'une forme plus avancée encore de vraisemblance, l'illusion réaliste - quelle que soit l'invraisemblance, il faut que tout ait l'apparence du plus strict réel, et pas seulement dans le genre fantastique. Le résultat est qu'on veut trop souvent nous faire croire que faire vrai est aussi faire bien ou profond, en cherchant absolument à ce que le spectateur éprouve des impressions très fortes pour qu'on considère le film comme réussi.
3. Le rapport à l'opéra ?
En tant qu'amateur d'opéra, je suis très intéressé par cela. On voit combien, à partir d'une norme commune, voire d'un canevas commun, on développe une série de récits cinématographiques dont le fond n'est absolument pas l'histoire de la culture commune dont on se réclame. Dans l'opéra belcantiste, par exemple, Rinaldo n'est pas inspiré par la représentation de la splendeur des jardins d'Armide, mais le support à rêverie autour de ce thème et des airs de tendresse et de bravoure, aux scènes magiques qu'on peut y insérer. Ici, de même, tout un tas de sections attendues que je me dispense de lister sont à fournir au spectateur. Mais une classification de type Propp n'y prendrait pas trente ans, les marges de transgression sont infimes. (A tel point que, si j'en crois le début que j'ai pu voir, on nous présente les tribus de Tristan et Isolde comme deux composantes rivales du même groupe social, en modifiant complètement les enjeux de la légende habituelle, pour en faire un Roméo & Juliette celtique... Je m'aperçois d'ailleurs à l'instant, en allant chercher le nom du réalisateur, que l'argument est précisément 'avant R&J, un R&J médiéval'.)
Amusant, à l'époque où la qualité de l'art se définit largement selon le degré d'innovation, de voir persister une école contraire, celle de la variation infime sur canevas attendu. Certes, on ne peut pas faire l'analogie directe avec l'Opéra-Comique (et sa part également moralisatrice), l'opéra italien des fin XVIIe à début XIXe siècle, l'opéra français du XIXe siècle, les publics ne sont pas comparables. Néanmoins, certains attendus de l'ordre du divertissement qu'on trouvait alors sous leur forme la plus exacerbée à l'opéra - et qui vaut encore pas mal de mépris à certaines écoles considérées comme honteusement "bourgeoises" - semblent avoir passé du côté de l'industrie cinématographique, en laissant l'opéra dans une situation d'attente tout à fait intellectuelle, même vis-à-vis de ses vieux titres. On ira ainsi voir un Meyerbeer en espérant l'absence de coupures, le grand niveau instrumental et vocal, les nouveautés dans la caractérisation des personnages, en attendant beaucoup du grand accomplissement dramatique des ouvrages de Scribe, etc. Et plus guère pour voir de beaux décors, de gracieuses danseuses et des histoires de démons à faire peur.
Cette analogie à travers les temps, et aujourd'hui cette dichotomie, ne peuvent que laisser rêveur. Du coup, malgré le caractère pénible du visionnage en lui-même, la connaissance même très superficielle de ce cinéma-là a quelque chose de très stimulant pour la réflexion de l'amateur d'opéra.
Commentaires
1. Le samedi 16 mai 2009 à , par Morloch :: site
2. Le samedi 16 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le samedi 16 mai 2009 à , par Morloch :: site
4. Le samedi 16 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le samedi 16 mai 2009 à , par Morloch :: site
6. Le samedi 16 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le dimanche 17 mai 2009 à , par Papageno :: site
Ajouter un commentaire