Les mystères du chant - les débuts du chanteur et la langue étrangère
Par DavidLeMarrec, jeudi 1 mai 2008 à :: Discourir :: #933 :: rss
L'enseignement du chant constitue régulièrement un sujet de rogne plus ou moins in petto pour CSS. Pour de nombreuses raisons, et notamment l'oubli parfois dangereux pour l'élève de prérogatives simples
- comme s'enregistrer pour toujours contrôler l'application des méthodes, avec le meilleur rapport beauté de timbre / fatigue possible ;
- l'incitation à l'acquisition d'une culture musicale solide, indispensable pour que ce contrôle ait un sens ;
- les précautions à prendre y compris pendant les échauffement, qui fatiguent souvent les élèves ;
- la pratique quotidienne de la quantité exacte d'une voyelle, l'essai de nouvelles postures vocales - à tout moment, gentiment, en faisant le ménage, en cuisinant, en marchant (ce qui fait gagner énormément de temps).
Bien sûr, certains professeurs font tout ou partie de cela, ou bien le compensent par d'autres moyens. Et la responsabilité est également à imputer aux élèves dépourvus de culture musicale qui pensent pouvoir trouver un instrument au moindre effort (ce qui n'est pas faux, au demeurant) ; ou même à la difficulté inhérente à toute compétence non pas en direction d'un objet, mais de son propre corps. Un grand nombre de paramètres entrent alors en jeu et apportent leur lot de difficultés propres.
Néanmoins, il est point sur lequel le péché est à peu près unanime.
La question de la langue.
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Lorsqu'un étudiant débute, on commence par lui donner des exercices - ce sur quoi CSS est déjà très modérément convaincu, mais comme tous les professionnels en sont passés par là , bien malin qui pourrait démontrer le caractère facultatif de cette pratique. Tout dépend des profils, très certainement.
Puis, plus ou moins rapidement selon les enseignants, vient le moment béni du premier morceaux. Un baptême, en quelque sorte. Dont la liturgie est en latin, si ce n'est tout de bon en barbaresque.
Car on débute toujours, par définition, par :
- une pièce relativement connue ;
- en langue étrangère (italien ou parfois allemand).
1. => La célébrité est souvent la faute à la culture du professeur, trop fréquemment limitée aux Italiens, puisque l'école de chant dite "Italienne", dûment déformée, s'est imposée de façon à peu près exclusive en France, avec de pair une uniformisation de l'apprentissage et des répertoires. Les jeunes chanteurs sont souvent pensés non pas selon l'éventail des styles, mais sur une échelle de classification relativement unique (fondée sur l'opposition entre dramatique, lyrique et caractère, pour faire vite), qui se réfère à la lourdeur des rôles d'opéra. Rôles essentiellement mozartiens, italiens et wagnériens.
L'avantage est de faire plaisir à l'élève de lui donner la possibilité immédiate, même sans solfège préalable, de produire quelque chose. L'inconvénient réside dans le risque d'imitation, à l'époque où l'étudiant en chant se fait encore une représentation de sa nature vocale erronée et influencée par ses interprètes favoris.
2. => Le coeur de notre réflexion du jour : en langue étrangère. Dieu - qui voit tous les Lutins - sait que CSS est passionné par la diversité de sens, de style et d'épanouissement vocal que permet l'emploi de différentes langues, quitte à traduire arbitrairement (comme certains enregistrements libres de droits fournis dans notre section idoine ont pu en témoigner avec trop, hélas, de certitude pour notre mauvais goût).
Mais de cela, nous inférons que chanter deux langues, c'est pour chacune apprendre à maîtriser un réseau de voyelles et, plus généralement, des points d'articulation tout à fait distincts.
Dans ce cas, pourquoi diable les professeurs de chant s'acharnent-ils à proposer des oeuvres en langue étrangère pour les débuts de leurs protégés ?
A de nombreux titres, cette pratique nous paraît absurde et dommageable.
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Mais tout d'abord inutile, puisqu'il existe des pièces de difficulté équivalente aux airs de salon de Tosti et aux deux airs de Papageno. Ces derniers (ceux de Zauberflöte), sont, j'en conviens, parfaits pour jauger une voix : centraux, chantables sans forcer par n'importe quelle tessiture, et propres à laisser entrevoir l'extension aiguë ou grave du chanteur. Peut-être pas irremplaçables pour autant, des oeuvres centrales et confortables, il en existe quelques tombereaux.
Par ailleurs, puisqu'il ne s'agit pas de se représenter tout de suite en scène, pourquoi pas une traduction en français ? Même laides, elles sont aisées à réaliser sur des pièces courtes, et existent déjà de toute façon (souvent libres de droits) pour les pièces célèbres, parfois dans des versions assez heureuses.
Venons-en à l'absurde et au dommageable.
On passe sur le fait que l'uniformisation des pièces données aux étudiants (parfois de façon spectaculaire) ne répond pas nécessairement à la réalité de leur voix - il est toujours difficile de déterminer le créneau exact qui sera celui de l'étudiant, au début.
En revanche, ce qui nous paraît d'une idiotie insigne est de considérer qu'on peut apprendre à placer une voix sur une langue dont on ne maîtrise ni le sens, ni l'accentuation, ni les quantités vocaliques.
"Ni le sens", cela entraînera des hésitations, qui se traduisent souvent par une constriction néfaste. Sans parler du temps supplémentaire à l'apprentissage de choses pour l'instant secondaires. "Ni l'accentuation", dès lors la maîtrise de l'appui des phrases musicales s'en trouve décru. "Ni les quantités vocaliques", ce qui implique de chanter soit en mâchonnant la langue-victime, soit (et généralement les deux...) de tâtonner, ce qui crée des instabilités dans les voyelles, une absence d'uniformité sûre et répétitive qui permette le travail (au petit bonheur), une absence de repères bien entendu, et au bout du compte une voix opaque, qui ne trouve pas pleinement ses couleurs vocaliques.
Encore, pour un français, l'italien est accessible (cinq voyelles seulement, toutes présentes en français ; il suffit de soigner un peu l'accentuation). Mais tout de même, quel est l'intérêt de placer délibérément l'apprenti chanteur en difficulté dans un territoire totalement inconnu, alors qu'il émet déjà correctement des sons pour son usage personnel, dans sa langue maternelle ?
Les difficultés supplémentaires induites par ce bizarre choix, ajoutées à l'enseignement uniforme de la technique italienne (force du formant [1], unité de qualité des voyelles, voix de pleine poitrine omniprésente) ont tendance à créer, pour ce qui nous en semble, des voix durcies, opaques, tassées. Peu à l'aise dans la déclamation, et cherchant toujours le son au détriment de l'harmonie de l'instrument. Comme s'il ne pouvait exister que des barytons-Verdi américains et pas, éventuellement, des barytons français clairs comme l'école locale en a produit... Malheureusement, cette école s'éteint à peu près totalement aujourd'hui (les derniers ont été formés par Andrea Guiot) et les jeunes représentants du chant français sont de purs (et merveilleux) produits de l'école italienne : Ludovic Tézier ou Stéphane Degout, par exemple (ce dernier déçoit en salle justement à cause de résidus propres à ce genre de technique). Déjà , à la génération précédente, Marc Barrard, formidable interprète du répertoire français, se caractérise par la meilleure appropriation possible du savoir-faire italien dans le cadre de l'opéra de langue française. Même l'ambassadeur de la mélodie française Lionel Peintre dispose d'une technique qui n'est pas précisément héritée des ancêtres discographiques français ; quant à Bruno Laplante, sa limpidité d'émission est compensée par une vigueur qui, elle, ne se trouve pas non plus dans le passé "généalogique".
Bref, un héritage qui peut être, vu la proportion de survivants, considéré comme perdu à court terme. Cela n'empêche nullement de produire de bons chanteurs, et de meilleurs que les meilleurs du passé à notre goût, mais on se dit que l'internationalisation des écoles devrait permettre, sinon d'apprendre plusieurs techniques simultanément ou successivement, du moins de choisir un parcours vocal selon le tempérament et la nature physique de l'élève. Jouer sur l'étiquetage 100% poitrine est à coup sûr créer des barytons-Verdi étriqués dans le lot, et beaucoup de gens incapables de chanter le lied - ne parlons même pas de la mélodie française.
Enfin, ce tâtonnement linguistique sur des standards du répertoire peut mener l'élève à prendre de mauvaises habitudes, de surcroît sur des oeuvres qu'il lui faudra remettre fréquemment sur le métier : perturbant tout à la fois son exercice d'interprète sur ces morceaux et ses progrès (à chaque nouvelle confrontation à ces états antérieur de sa technique).
Et cela sans parler, pour certains, d'un apprentissage par ce biais de l'indifférence au texte (car tous ne font pas l'effort de le comprendre et de l'habiter - ici, les professeurs ne sont pas les plus responsables !). Sur ce dernier point, nous vivons même un âge d'or, les attentes du public n'étant plus univoquement visuelles et vocales.
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Bref, on le voit, cette adoption de textes en langue étrangère pour des débutants nous paraît réellement plus qu'absurde : néfaste - plus encore que ne le serait la déclamation dans une langue inconnue pour un premier cours de théâtre (cela n'abîmerait pas la voix). Mais je suis tout à fait curieux de connaître l'avis d'éventuels lecteurs étudiant ou ayant étudié le chant sur cette question.
Qu'on choisisse des choses françaises adéquates, qu'on donne des traductions pour commencer, peu importe. Le spectacle d'un chanteur pas très motivé par les langues avec un répétiteur fait un pincement au coeur digne de la lecture de la Petite Fille aux Allumettes à un enfant de moins de cinq ans.
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Il ne s'agit pas de changer CSS en tribune de défiance vis-à -vis de l'enseignement du chant, mais lorsqu'on touche à notre hobby horse, à savoir la différence irréductible entre la phonation des langues, et singulièrement son application dans le chant, on nous trouve - vindicatif et terrible.
Notes
[1] Le formant du chanteur est le réseau d'harmoniques qui permet au chanteur d'opéra de chanter par-dessus un orchestre longtemps, de façon audible et sans fatiguer. On peut le décrire, sur le plan du timbre, par ce métal si propre aux chanteurs italiens, mais tous les chanteurs d'opéra, à l'exception de quelques voix très aiguës ou se produisant avec un nombre réduit d'instruments d'époque en font usage. C'est même la spécificité de l'art lyrique euro-occidental par rapport à d'autres pratiques vocales très sonores, comme le chant des griots ou du muezzin, qui sont très intenses mais plus brefs et moins accompagnés. Nous nous interrogeons toujours sur la technique vocale du Kunqu, qui semble faire usage d'une technique plus ou moins comparable au formant.
Commentaires
1. Le samedi 10 mai 2008 à , par Eragny
2. Le samedi 10 mai 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le mercredi 5 novembre 2008 à , par Ana
4. Le mercredi 5 novembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le vendredi 14 novembre 2008 à , par Jean-Baptiste :: site
6. Le vendredi 14 novembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le dimanche 16 novembre 2008 à , par Jean-Baptiste :: site
8. Le dimanche 16 novembre 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
9. Le samedi 26 mars 2011 à , par Voix d'humain
10. Le samedi 26 mars 2011 à , par DavidLeMarrec
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