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Arte, Open Opera : la télé-réalité appliquée au lyrique


Les Seefestspiele de Berlin, depuis leur création l'an passé, programment un opéra célèbre par an, et Arte s'en est fait le partenaire. S'ensuivent plusieurs petits documentaires censés reproduire le principe de la télé-réalité. Cette velléité appelle plusieurs remarques, d'abord formelles, puis sur les questions plus spécifiquement vocales (qui m'intéressaient particulièrement).

L'opéra entier sera diffusé demain sur Arte Live Web à 19h30 (mais je ne suis pas sûr d'en recommander l'écoute, faites comme vous voulez).

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L'émission

1) Ce n'est pas de la télé-réalité. Le principe fondateur de la télé-réalité étant le bidonnage - en créant artificiellement les conditions de conflits spectaculaires par diverses conditions extrêmes (en général par l'enfermement entre autres pramètres), et en sélectionnant les candidats pour leurs incompatibilités et fragilités psychologiques. Ici, il s'agit plutôt d'un concours, et d'un concours où le public ne vote pas. Une audition filmée, quoi.

2) Contrairement à ce que prétend la présentation (faite, certes, par un candidat, d'où l'intérêt très limité d'interroger des gens qui ne savent pas), ce n'est absolument pas la première fois que ce type de concours a lieu. Arte en avait même diffusé un, organisé par la télévision britannique et un peu plus proche dans son format du modèle "Britain's got talent", avec un sacré enjeu (une production de Rigoletto à l'ENO). L'un des candidats présents a même participé à un autre show de ce genre dans son pays d'origine ("Ópera Prima").
De façon beaucoup plus sérieuse et destinée aux jeunes professionnels, le concours Armel Opera de Szeged (déjà diffusé par Arte et l'an passé par Arte Live Web...) propose exactement le même principe : un concours où l'on recrute pour un rôle précis, avec des représentations à la clef.
Bref, on est plus à l'arrière-garde qu'à l'avant-garde.

3) Alors qu'il est de bon ton (et pour bonne partie à juste titre) de dénigrer la télé-réalité, voici qu'on se propose d'en faire avec du "contenu culturel". Ce qui est reproché à la télé-réalité, c'est son voyeurisme, sa superficialité, ses émotions téléphonées... bref, la stérilité du format lui-même, faire mine de recruter des gens normaux (alors qu'il n'en est rien) tout en nivelant par le bas.
Et ici, on n'échappe à certains traits du genre : zoom sur le jury qui bat la mesure ou fait mine de chanter les paroles, et qui s'extasie avec force superlatifs ("génial !", ai-je par exemple relevé) sur des voix qui pour certaines ont des défauts élémentaires (dans la gorge, résonance étouffée, forçage, tubage... des défauts normaux, mais on ne peut pas dire de ces voix qu'elles représentent la quintessence de l'art...), voire chantent toute leur vocalisation à côté des notes (!).
De même, les airs sont coupés en tranche avec des montages essayant de dissimuler que c'est le cas. Evidemment, on n'a pas forcément envie d'entendre des airs moyennement chantés en entier, mais le procédé laisse interrogatif.
Le reste des aspects du documentaire est en revanche tout à fait sobre, on suit des chanteurs à une audition, tout simplement. Pas d'effusions sentimentales spectaculaires ni de récits pour faire pleurer dans les chaumières. Mais était-il alors nécessaire de vendre ça comme une "Nouvelle Star" lyrique ?

4) En réalité, bien que le concours soit supposé ouvert à tous, les chanteurs sélectionnés sont pour la plupart du milieu professionnel, soit aient la formation et désirent y entrer, soit qu'ils y soient déjà - quelle je fut pas ma surprise, lorsque j'ai vu apparaître Guillaume Dussau, que j'avais déjà entendu dans une production de professionnels ! C'est aussi le cas de Ferdinand von Bothmer, l'autre chanteur le plus établi vocalement, que j'avais apprécié dans son album de l'intégrale Naxos des lieder de Schubert - qui a plusieurs fois enregistré pour la firme, et qui a chanté cette saison à l'Opéra de Stuttgart Max du Freischütz et Erik du Fliegende Holländer ! On ne parle plus de jeune talents, on parle de professionnels accomplis, qui ne sont pas encore des stars et ne le seront peut-être jamais, mais qui sont établis dans le métier et n'ont pas besoin de "découvreurs". Evidemment, pour eux, le fait d'être entendus par ce biais et peut-être sélectionnés leur donne une audience inespérée - mais qu'en est-il du concept "amateur" de l'entreprise ?
Et lorsqu'on écoute les chanteurs, bien que je n'aie pas aimé la plupart d'entre eux, on entend des gens qui disposent d'une longue et solide formation, et dont la finition du travail ne ressemble plus à l'homme de la rue censé participer à ce "concours ouvert". Il est logique, vous me direz, que dans un concours ouvert, les pros soient meilleurs que les ténors de douche. Ici encore, se pose la question de la cohérence entre le concept revendiqué, le concept réel, et l'intérêt général de l'entreprise. ...

5) Enfin, et c'est le plus gênant, bien que les coupures radicales des airs empêchent de trouver le temps long (un volet fait 25 minutes, et une dizaine à une quinzaine de chanteurs y figurent), ce type de dispositif met en valeur tout ce qui manque d'intérêt à l'opéra : grosses voix faites pour être entendues de loin et captées de près, démonstration vocale, absence de contexte dramatique... une suite de démonstrations quasi-athlétiques et assez moches. Quand en plus les candidats chantent des cantilènes belcantistes bien lisses avec une voix déjà grise, je me dis que si j'avais découvert l'opéra comme cela, je me serais sans doute très vite passionné pour le jardinage.

Mais je suppose que l'émission s'adressait avant tout aux amateurs d'opéra, particulièrement ceux qui pratiquent le chant ou qui sont curieux des coulisses. En cela, le pari est réussi : on nous vend le rêve que tout le monde peut être chanteur d'opéra (un "personnage" qui vient du jazz est présenté comme une sorte de "génération spontanée", alors que sa technique est de toute évidence complètement typée lyrique, ce qui n'a pas dû apparaître en une nuit), et on voit un jury en action, et même en partie délibérer, ce qui ne peut qu'intéresser tous ceux qui ont passé ou passeront des auditions de ce type.

Au passage, je remarque que personne ne songe à réaliser ce type d'émission sur du piano ou du violon - les glottophiles ne sont décidément pas des gens normaux.

En ce qui me concerne, j'ai été particulièrement intéressé par la très grand homogénéité du type de technique qu'on entendait.

Aspects vocaux

Dans le jury, trois personnalités très différentes, Annick Massis, David Lee Brewer et Franz Hawlata.

Donc ?

a) D'abord, on est surpris de voir que la prise de contact se fait en chantant de façon informelle n'importe quoi à part du chant lyrique. C'est très sympathique, et un certain nombre chantent très bien dans divers registres, mais ça paraît tellement étrange, un concours d'opéra dans lequel on fait chanter les gens hors de leur spécialité pour commencer. Sans doute pour démontrer aux gens (qui ne regardent pas ce documentaire !) que le classique n'est pas un truc coincé, quitte à entendre quelques chanteurs "opératiser" des chansons qui sonneraient mieux si elles étaient chantées en style...
Mais pour la décontraction, un thé ou un billard aurait sans doute été plus pertinents. Passer dix minutes d'un documentaire de vingt-cinq là-dessus m'a assez étonné. Même chose pour le titre de gloire ultime de David Lee Brewer, prof de Beyoncé (qui, certes, chante remarquablement !), qui enseigne aussi à des chanteurs lyriques... qu'on ne nomme pas. [Après vérification, à part Ferdinand von Bothmer - collaboration avant ou après le concours ? -, qui n'est pas exactement une idole internationale, personne dont j'aie remarqué le nom à ce jour.]

b) Quasiment tous les chanteurs présents (à part les trois ténors sélectionnés pour Don José et Guillaume Dussau (basse), qui chantent remarquablement), ont le même profil : voix placées très en arrière, souvent engorgées et privées de leur résonance, instables notamment à cause d'un vibrato bruyant et mal maîtrisé, souvent poussées. Bref, ce qu'on appelle du "tubage" : grossir sa voix artificiellement pour "faire opéra", un défaut de débutant bien naturel, mais qui au niveau technique pourtant élevé où se situent les candidats, les disqualifie pour une carrière au plus haut niveau.

c) ... et de rester pantois devant les commentaires dithyrambiques du jury sur les voix merveilleuses des voix tassées ou beuglantes qui se succèdent. Or il n'est pas possible, vu les profils vocaux de Massis et Hawlata, qui sont tout le contraire d'étouffés dans la gorge, qu'ils n'aient pas conscience de ces bases-là et qu'ils ne les entendent pas. La sélection des Escamillo est particulièrement surprenante, j'ai même le sentiment que certains des élus (tous, en fait) chantent assez mal. Le ravage est moins net pour les Carmen, mais on n'entend que des voix opaques, trop (et mal) couvertes.
Je suppose cela dit que tous ces chanteurs sont pourvus de voix sonores (ce qui ne s'entend pas bien avec les micros près de la bouche dans une salle à l'acoustique très sèche), desservis par une captation de trop près, car certains des pros présents (Jesús Ibarra par exemple) sonnent atrocement alors qu'ils sont en réalité des professionnels solides (sinon gracieux).

d) En embauchant des chanteurs peu aguerris pour chanter des rôles relativement lourds, c'était un risque évident : des chanteurs braillards se présentent en majorité, les plus gracieux n'ont pas la largeur voulue pour "envoyer le son", et ceux qui chanteraient bien peuvent être tentés d'épaissir artificiellement leur timbre pour se donner l'air plus charpenté.
Considérant que le jury a lui-même fait cette présélection (de chanteurs qu'il avait "envie" d'entendre), même si on ne croit pas ses trop nombreuses (et excessives) affirmations admiratives, on s'interroge plus largement sur la représentation qu'on se fait, dans le milieu professionnel, d'un chanteur d'opéra. Faire du bruit en rythme avec une voix sombre ?

Pourtant il existe quantité d'amateurs de haut niveau, bien plus aguerris techniquement que ceux-là. Et encore plus de jeunes professionnels, pour certains exceptionnels. Pourquoi ce choix ? Plus que tout, je suis assez épouvanté de voir que des chanteurs qui arrivent à ce niveau de compétence (car ils tiennent bien les airs qu'ils présentent, et on sent bien de l'assurance, sans doute un certain volume aussi) ne maîtrisent pas les plus simples fondamentaux de la résonance - c'est plus sonore et joli lorsqu'on enlève le couvercle...

C'est une constante (poussée ici jusqu'à la caricature) dans les concours internationaux, que je m'explique mal : comment se fait-il que j'entende très facilement de jeunes professionnels obscurs aux qualités extraordinaires... et que dans ces grandes manifestations on ne trouve que des voix opaques, trop (et mal) couvertes ? Recherche du plus gros volume sonore au détriment de la technique ? (mais ce volume ne peut pas être réellement percutant en chantant comme cela) Goûts des jurys ? (qui pourtant sont composés de gens au profil très différent de cela, qui ont évité toute leur vie ces écueils, et qui expliquent dans leurs cours tout l'inverse de ce qu'ils entendent pendant ces épreuves)
Je n'ai pas de réponse à ce jour.

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Au demeurant, j'ai l'air de râler, mais j'ai passé un très bon moment : ça permet de s'interroger sur tout un tas de choses, on voit un peu ce qui se passe chez de jeunes pros ou semi-pros, et on retrouve même des chanteurs qu'on aime !

Mais quitte à embaucher des braillards, ils auraient pu nous faire un petit Schreker plutôt qu'une Carmen, non ?



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Commentaires

1. Le lundi 20 août 2012 à , par DavidLeMarrec

Bien, en regardant d'un peu plus près, quasiment tous les candidats sélectionnés sont des professionnels établis ou au minimum présents dans les concours pour aspirants pros (présents dans les concours internationaux et de fait, déjà professionnalisés même s'ils ne gagnent pas forcément leur vie).

Et en vérifiant un à un, seuls ceux qui chantaient correctement ont été conservés, du moins pour Carmen et José. (Je dois dire à la décharge des autres que captés de trop près dans une salle extrêmement sèche, ils n'étaient pas à leur avantage puisqu'on entend davantage la laideur du grain et très peu les capacités de projection).

Car en voyant l'aisance absolue de la titulaire de Carmen (Erica Brookhyser), je suis allé voir de plus près... elle a déjà chanté sur des scènes allemandes importantes. Dont Carmen. Forcément.

Bref, une fois tombé tout le folklore du concours-international-dont-vous-êtes-le-héros, on y voit plus clair. Les seules fantaisies sont les demandes assez exigeantes en improvisation théâtrale, mais très révélatrices (et fondées) à partir du moment où il s'agit d'une production scénique (à destination de gens qui n'ont pas forcément fait beaucoup de scène avec de vraies directions d'acteur).

Et je signale au passage que non seulement la représentation vaut le coup d'oeil (excellente Carmen, mise en scène de plein air plutôt réussie et chant de tout ce qui n'est pas air de bravoure... en allemand !), mais les reportages suivants (disponibles sur Arte+7) sont beaucoup plus concentrés sur la précision du travail vocal chez des professionnels (ouverture des voyelles, place de la mâchoire, tous les amateurs de mécanique glottophilique seront à leur affaire). Et bien sûr pas d'intrigues sentimentales. Beaucoup plus stimulant quand on ne se cache pas derrière une étiquette qui n'est pas la sienne...

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