Shocking
Par DavidLeMarrec, mercredi 29 janvier 2014 à :: En passant - brèves et jeux - Domaine symphonique - Aire britannique sauvage :: #2400 :: rss
On emploie aujourd'hui le terme « colonial », généralement assorti d'un petit suffixe méprisant et superfétatoire, à tort et à travers pour qualifier (et discréditer) tout ce qui peut être vu comme une rémanence de l'ancien monde (le monde d'avant les trentenaires), et qui est relatif au Sud ou à l'Orient. Cette obsession assez réductrice pourrait elle-même être qualifiée de colonialisante, je suppose. Néanmoins, il ne faut pas croire que le mot soit dénué d'applications.
Musique innocente
Au milieu d'un assez grand nombre de versions (Ermler & Bolshoï, Leaper & Radio Slovaque, Godwin & Palm Court...) chez de très respectables labels (Via Classic – label lié au Bolshoï –, Naxos, Chandos...), c'est la vieille version de référence de John Lanchbery avec le Philharmonia, chez le vénérable spécialiste EMI, qui fait toujours autorité, capable d'assumer le kitsch sans outrance, distance ni désinvolture, et avec une tenue instrumentale correcte – même si, personnellement, je n'ai vraiment pas l'impression d'entendre le même orchestre que dans les grands enregistrements symphoniques.
Vous aurez bien sûr retrouvé avec émotion In a Persian Market (« Sur un marché persan »), l'œuvre majeure (de pair avec le Jardin d'un monastère) de l'inaltérable Albert William KETÈLBEY (1875-1959), prince de l'orientalisme de pacotille et du kitsch occidental. De 1915 (date de l'explosion de sa popularité, avec la publication à grande échelle d'In a Monastery Garden et d'Ascherberg Tangled Tunes, moins passé à la postérité) à la Seconde guerre mondiale, il jouit d'une remarquable popularité grâce à ses œpoèmes symphoniques à programme, très simples (même les mélodies ne sont pas très puissantes), marquées par une orchestration pittoresque.
Ketèlbey a eu un parcours remarquable : très précoce (remarqué à onze ans par Elgar, pour sa Sonate pour violon et piano), concertiste à l'orgue et au piano, c'est finalement son talent pour les orchestrations chatoyantes qui décident de sa carrière. C'est cette qualité qui fut déterminante, et non une connaissance particulière des pays décrits – je ne suis même pas certain qu'il ait jamais quitté l'Angleterre. On raconte (manifestement sans sources sérieuses, mais la rumeur est significative) qu'il aurait été le premier compositeur millionnaire au Royaume-Uni – il a en tout cas fini sa vie dans l'opulence de son cabinet de travail, sur l'île de Wight.

Edwin Lord Weeks, américain de la génération précédente (1849-1903), est à bon droit perçu comme le pendant pictural de Ketèlbey. Ici, Restaurant en plein air à Lahore.
Malgré sa relative disgrâce dans les 70 dernières années, Ketèlbey continue de border discrètement notre quotidien assoupi : musiques de publicités, nombreuses adaptations en chanson (dont, bien sûr, My lady héroïne de Gainsbourg, qui emprunté précisément au Marché Persan)... et toujours plus de disques, là où des compositeurs autrement exaltants se contenteraient pourtant de bien moins.
Malgré son caractère rudimentaire (et son manque de relief, pour la plupart des sortes de sous-rhapsodies), sa musique a remarquablement anticipé l'évolution des usages de la musique instrumentale, comme support à des programmes : il y a chez Ketèlbey une grande prémonition de ce que deviendra la musique de film à l'avènement du parlant. Il ne s'agit plus de bâtir des fresques continues, ni de seconder précisément tel ou tel fait, mais plutôt d'induire une ambiance par un foisonnement sonore sous-jacent, pendant que les personnages parlent. La qualité musicale n'importe pas vraiment : ce qu'il faut, c'est de la couleur locale et de la puissance d'évocation. En cela, Keltèlbey le paysagiste victorien est un musicien d'avenir –– même s'il annonce davantage l'économie de Zimmer que celle de Takemitsu.
Et pourquoi cet accent étrange ? Son père graphiait « Ketelbey », mais on avait manifestement l'habitude d'absorder une des syllabes de ce beau nom, ce qui a dû suffisamment irriter notre flegmatique candyman pour en altérer l'écriture sans équivoque.
Bref : Ketèlbey c'est moche, Ketèlbey c'est amusant, Ketèlbey c'est important.
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Musique coupable
Il est temps de recoller à notre sujet. Vous avez remarqué le petit chœœur au début de l'extrait ? En voici les paroles :

Certes, il y a bien écrit sur la partition que ce sont les mendiants du marché... mais il n'existe manifestement que deux mots en arabe : Allah, parce qu'ils sont tous fanatiques d'un dieu bizarre (un peu comme le nôtre, mais en moins bien), et bakchich évidemment – que seraient devenus ces va-nu-pieds sans notre charité ?
C'est l'Orient à la portée des touristes qui traversent la rue qui sépare l'aéroport Queen Victoria du Club Med.
En ce qui me concerne, je suis partagé entre l'indignation souriante et la franche rigolade : tant de franchise débonnaire dans la caricature (et la musique n'est pas en reste dans ce passage, dans le genre musique-orientale-bien-de-chez-nous), finalement Ketèlbey méritait tellement ses sous !
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Leçon pénultième
Je pourrais en tirer de longues conjectures sur ce que je serais censé ressentir, dans la société française telle qu'elle est (sûr que la réaction standard doit être bien différente outre-Atlantique, et même outre-Manche), passant son temps en conjectures sur qui est crypto-raciste (souvent pour des plaisanteries dépourvues de fond, mais soudain rendues publiques sur le réseau) tout en refusant de promouvoir les bronzés (© présidence du Conseil) et en méprisant comme « archaïques » les normes morales des nouveaux arrivants. Je suis même assez persuadé que je serais passionnant, puisque comme chacun, je détiens en exclusivité la solution aux maux du monde, si seulement on m'écoutait.
Mais ce ne serait pas très drôle, et CSS n'aime pas les solennités inutiles : ce n'est certainement pas sur un carnet musical que s'amorce le changement du monde.
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