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Ténèbres & Morts : collection de Leçons - Jérôme Correas & Les Paladins


A Saint-Saturnin, délicieuse petite église d'Antony (nef trapue pourvue de bas-côtés, mais sans transept et à chevet plat), une petite section des Paladins jouait un programme intitulé Lumières des Ténèbres, constitué exclusivement (en ce qui concerne la partie vocale) de Leçons : Leçons de Ténèbres & Leçons des Morts, deux genres liturgiques et musicaux particulièrement intéressants.

Par ailleurs, la fête vocale était assurée avec Isabelle Poulenard et Jean-François Lombard, dont les techniques appellent quelques commentaires.

1. Les Leçons de Ténèbres

Elles sont tirées des Lamentations de Jérémie, et prévues pour la Semaine Sainte.

Elles s'insèrent dans la structure complexe de l'Office des Ténèbres. Pendant les trois derniers jours de la Semaine Sainte (du Jeudi au Samedi), les offices de Matines et Laudes étaient altérés (en particulier les parties ordinaires gaies des Matines), et tournés vers une expression plus funèbre (avec un choix de Psaumes faisant écho à la Passion).

On donnait ainsi chaque jour trois nocturnes à Matines (au milieu de la nuit) qui contenaient chacun trois Psaumes, un versicule, le Pater Noster en silence, et pour finir trois leçons et trois répons en alternance.

Et chaque jour, les Leçons du premier Nocturne (les seules chantées) contenaient les Lamentations de Jérémie ; celles du deuxième des Commentaires de saint Augustin sur les Psaumes ; celles du troisième la Première Epître aux Corinthiens de Paul (Jeudi) ou l'Epître aux Hébreux (Vendredi et Samedi). [On voit bien que les autres Leçons, plus discursives, sont moins propices à la mise en musique.]

En l'absence d'opéra pendant le Carême, ces offices étaient devenus, à la Cour de France, de véritables fêtes mondaines, où les compositeurs faisaient valoir avec générosité leur talent purement musical - en ce qui concerne les Leçons, c'est en général une voix et basse continue (constituée en principe d'un petit orgue), et parfois un ou deux « dessus » instrumentaux additionnels.
A telle enseigne que, par commodité pour le public, ces offices étaient déplacés à titre exceptionnel aux Vêpres (office du soir) du jour précédent, d'où les titres de compositions que nous rencontrons : Leçons du Mercredi écrites pour l'office anticipé du Jeudi - et ainsi de suite.

Il faut dire que la célébration se prêtait au spectaculaire, avec la tradition du candélabre à quinze branches (symbolisant les onze apôtres fidèles, les trois Marie et le Christ, au centre), progressivement éteintes, jusqu'à ce que seule la dernière subsiste, et soit occultée derrière l'autel. A l'origine, ces offices ayant lieu pendant la nuit et au point du jour, on se retrouvait alors dans l'obscurité, avant que ne reparaisse le seul cierge resté allumé, symbole de la Résurrection.


Extraits de la Première Leçon de Ténèbres du Mercredi Saint de François Couperin.
Tanja Obalski et Michael Hadley, à la Nicolaaskerk d'Amsterdam, dans une reproduction de l'atmosphère de l'Office des Ténèbres. (Lecture assez bouleversante pour ne rien gâcher.)


Les Leçons de Ténèbres constituent généralement la part la plus intéressante musicalement de l'Office des Ténèbres. D'un point de vue dramatique aussi, l'affliction ostentatoire des Lamentations se prête merveilleusement à la déclamation, et les lettres hébraïques qui précèdent chaque verset donnent lieu à des glossolalies où mélodie et harmonie subsistent seules.

2. Les Leçons des Morts

Elles sont à distinguer des Leçons de Ténèbres - leur seul point commun réside dans l'idée de "récitation" d'une parole forte ou exemplaire. Leçons est en réalité le décalque du latin Lectiones, qu'il serait plus adéquat de traduire par « Lectures ».

Prévues pour l'office des défunts, les Leçons des Morts sont extraites sur le livre de Job.

3. Le programme

Outre quelques pièces instrumentales d'Henry Du Mont (Pavane, Gaillarde et Symphonie) et François Couperin (La Visionnaire, qui en dehors de son titre s'insère étrangement dans le programme...), il contenait :

  • Deux Leçons des Morts (I & III) de Sébastien de BROSSARD ;
  • Une Leçon de Ténèbres de Nicolas BERNIER (2e du Mercredi) ;
  • Deux Leçons de Ténèbres de Joseph MICHEL (3e du Jeudi, 1e du Vendredi).


Ces corpus ont déjà été enregistrés : Gérard Lesne pour Brossard, Raphaële Kennedy pour Bernier (disque fantastique), Hervé Lamy (quelques titres seulement) et Hervé Niquet (intégrale des trois jours) pour Michel.
Néanmoins, les compositeurs ayant pour certains écrit plusieurs versions au fil des ans (un peu comme les Passions par Telemann, une brassée pour chaque évangéliste !), il est possible que Jérôme Correas ait choisi des inédits, je n'ai pas eu le temps de vérifier depuis mercredi.

Et pour dire un mot très rapide des oeuvres elles-mêmes :

Les Leçons des Morts de Brossard reflètent un caractère bien plus italien que ses Leçons de Ténèbres (inédites à ce jour, il me semble - mais à la lecture, leur harmonie est extrêmement traditionnelle, presque fade, et leurs glossolalies d'une rectitude assez lullyste). Assez joyeuses, et d'un raffinement parfois un peu poseur.

La Leçon de Ténèbres de Bernier dispense un charme ultramontain plus spécifiquement français (aussi paradoxal que ce puisse sembler) : raffinement des harmonies et des ornementations, mais sans perdre de vue le ton propre au texte. On se situe dans un univers assez proche de Couperin, en réalité.

La Troisième Leçon du Jeudi de Michel faisait valoir de très belles glossolalies, mais la soirée culminait avec sa Première Leçon du Vendredi Saint, à deux voix, et d'une éloquence assez confondante.

4. Les musiciens

Excellente surprise (un peu moins une surprise lorsqu'on a entendu le disque) : le caractère un peu terne des interprétations des Paladins, en particulier dans la musique française (étonnant paradoxe alors que Jérôme Correas en a été, aussi bien dans le baroque que dans la mélodie, le meilleur représentant [1] pendant des années), est absent de ce concert.

Au contraire, même : les deux violonistes, Juliette Roumailhac (son tranchant, très net, grand qualité de chant) et Marion Korkmaz (mêmes qualités que la première, avec en sus un timbre plus moelleux et charismatique) font valoir la plus haute expression du style baroque français. Moins à dire que Nicolas Crnjanski (au violoncelle, en s'alignant plutôt sur la tradition plus tardive de l'époque de Michel, dans les années 1730), et un peu moins enthousiaste sur Jérôme Correas au clavecin - la réalisation du Bernier sonne très "tardive", plus ramiste que début-de-siècle (avec en particulier ses fusées qui évoquent plutôt le clavecin solo ou les traits de violon des opéras des années 1740 à 1760). Une réalisation très fournie, très fleine, peut-être un peu trop - un peu plus d'appuis dansants en élaguant dans les accords aurait été plus à mon goût - mais c'est plus une question d'inclination personnelle, les parties de clavecin étant à réécrire, que de qualité dans l'absolu. Le positif, qu'il utilise également, lui impose une sobriété que je trouve plus opérante - vu qu'il ne se prise tout de même pas de contrechants.

Le choix des chanteurs pouvait laisser interrogatif : un ténor est toujours un pari dans ce répertoire très ductile, et Isabelle Poulenard, qui officie depuis si longtemps dans son répertoire, courait le risque d'être comparée à elle-même au faîte de sa gloire.

En réalité, la réussite est totale :

=> Isabelle Poulenard maintient toujours une résonance haute très présente, un petit grelot charmant, sur un instrument au volume et au rayonnement assez glorieux pour ce répertoire. Et un sens de l'inflexion verbale particulièrement remarquable, jusque dans les glossolalies hébraïques.

=> Jean-François Lombard (1,2) donne à entendre un des possibles de la véritable voix de haute-contre liturgique (celle des solistes d'opéra étant en général plus grave) : il combine ainsi la technique du ténor avec certaines caractéristiques des falsettistes - pas les falsettistes blanchâtres d'aujourd'hui, mais plutôt le 'twang' [2] de Deller (ferme et sonore). Ce placement bien particulier revêt de nombreux avantages :
- la voix, allégée au maximum, plus que de la voix mixte standard (accolement très fin des cordes vocales ?), mais sans être du fausset, et d'une parfaite ductilité, se plie sans difficulté aux lignes ornementées et à la longueur de souffle requises ; - les harmoniques faciales restent très denses et métalliques, ce qui permet une présence sonore absolument pas amoindrie par rapport à un ténor plus traditionnel ; - la matière n'est pas épaisse (comme le seraient la plupart des ténors, même spécialistes, pour ce type d'écriture), la couleur n'est ni translucide ni nasale (en tout cas pas au delà du sain 'twang')...

=> Et, supplément inattendu, les deux voix se marient idéalement : les résonances hautes et le son ambré de la ligne de Poulenard (la plus haute) sont comme transpersées par la seconde ligne, dense et claire.

5. Evolution du programme

Il y avait donc tout lieu de se réjouir. On pouvait remarquer à l'occasion de ce concert un possible mûrissement (ou était-ce la forme plus chambriste et italienne, le travail en amont depuis plusieurs mois ?) des Paladins, très engageant.

En revanche, l'habitude de se tenir strictement au programme du disque (et de ne jouer en bis que des pièces déjà données) semble conservée. Tant mieux, si cela leur permet de donner des concerts d'une telle finition.

En plus de cela, Jérôme Correas, dans une explication (bienvenue, mais pas idéalement rigoureuse), fit entendre sa belle voix. Même parlée, elle présente une prégnance bien particulière, on se fait une joie de l'écouter.

Le disque a paru depuis quelques semaines chez Cyprès, mais je vous déconseille de l'acheter : vous verseriez sans même vous en douter des fonds au profit de la presse-caniveau, de la déréliction des artistes et même des peines du monde. Ecoutez-le sur les sites de flux par abonnement en ligne ou empruntez-le en médiathèque, et versez à la place un don (déductible) aux Paladins.

Car avec des gestes simples, nous pouvons rendre le monde meilleur. Dixi.

Notes

[1] Ce portrait, assez ancien, mériterait nombre d'ajustements, il est cité à titre indicatif.

[2] Le mot est une onomatopée anglaise qui désigne un son intense et vibré, on l'utilise quelquefois pour qualifier l'accent texan. Certains professeurs de chant, essentiellement hors de la sphère classique, l'utilisent pour désigner les résonances du 'ng' anglais - précisément ce que recherchent les chanteurs lyriques dans l'exercice du 'moïto'. Bref, des résonances denses, que le chanteur ressent à l'entrée des fosses nasales.


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