Wagner - Trois marches
Par DavidLeMarrec, dimanche 3 août 2008 à :: L'horrible Richard Wagner - Carnet d'écoutes :: #1011 :: rss
Un petit tour en compagnie de la dépouille funèbre de Siegfried.

Dans Götterdämmerung (« Crépuscule des Dieux »), l'intensité dramatique culmine deux fois, en réalité, et à des niveaux guère atteints par aucun autre opéra dans tout le répertoire. Ce qui est d'autant plus admirable que cela se produit à partir d'un des livrets les plus mal fagotés du répertoire, dans lequel Wagner tente - vainement - de synthétiser deux matières indépendantes : Das Nibelungenlied et la Völuspá [1], c'est-à-dire la mort de Siegfried et la fin du règne des dieux. [Ce qui est assez incompatible, puisque les Anciens vénéraient ces divinités tout en connaissant le détail de leur fin future.] De surcroît, de nombreuses maladresses, et pas seulement dans la langue, alourdissent considérablement le texte : le déséquilibre des proportions entre les actes (avec le premier immense, et les autres se raccourcissant), la juxtaposition permanentes de scènes indépendantes (ce qui vaut, certes, de magnifiques interludes, mais la nécessité dramatique paraît peu, entre ces différentes séquences), les longueurs infinies (la scène avec les filles du Rhin n'a vraiment aucune espèce d'utilité), la facilité du Trèsvilainhagen qui porte sur lui tous les problèmes soulevés dans le drame (le mensonge du philtre, la mort du héros, la volonté de chaos, etc.), le discours idéologique (pessimisme, rédemption par l'amour) mais à la fois martelé et confus, etc.
Malgré cela, le drame culmine en plusieurs points (la fin de la scène des Nornes, le duo d'amour, le récit de Waltraute...), et de façon à peine soutenable à la fin du drame, non seulement pour le Crépuscule proprement dit, mais aussi, un peu auparavant, par la mort de Siegfried.
Pour plusieurs raisons, que nous allons explorer autour de nos trois versions favorites de cette scène funèbre.
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Furtwängler 1950
Furtwängler est le seul publié des trois - aussi sera-ce vers lui que nous renverrons. Avec la Scala, en 1950 (le premier Ring intégral à être gravé), il réunit une équipe de vétérans (dont Flagstad et Lorenz finissants), avec beaucoup de troupiers très habitués. L'opéra est joué (ce qui n'était pas la coutume à l'époque) dans la langue originale, équipe invitée oblige.
L'orchestre de La Scala est totalement dépassé par les exigences d'une partition qui n'appartient pas vraiment à ses habitudes d'accompagnements très rectilignes...
Pourtant, jusque dans cette fragilité (qu'on considère les précautions dans les soli de cuivres, les petites précipitations, sans même parler du matériau rêche des cordes et des décalages en tout genre), se dégage l'atmosphère d'un drame à taille humaine.
La mort de Siegfried est en effet un moment de tristesse majeure dans la vie d'un auditeur d'opéra : cet avorton insupportable, qu'on s'est échiné à faire naître pendant six heures, en supportant toutes les vexations, les longueurs et les redites du cher Richard, puisqu'on a vu péniblement, en quatre heures, tuer un dragon sot et boîteux, le voilà qui disparaît déjà, cet imbécile, ce héros en toc. Mais voilà : on l'aimait.
Furtwängler exalte précisément cet aspect. Quelque chose nous manque désormais, un être proche s'est éloigné. Pour longtemps. (Et pour cause : au moins treize heures, le temps de remettre le disque depuis le début...)
Beaucoup de poésie dans ces phrasés flottants, comme improvisés (et sans doute en grande partie !), beaucoup d'affliction humaine aussi. Ici, dans cet univers sonore feutré, c'est la tendresse qui prend le pas sur tous les autres sentiments. Pas du tout d'indignation, juste un peu de mélancolie.
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Inbal 1998
Notes
[1] La Völuspá est la section de lEdda où se trouve décrit le Ragnarök : la « consommation du destin des puissances », autrement dit le Crépuscule des Dieux.
En 1998, Eliahu Inbal propose, à la RAI de Turin, une soirée exceptionnelle dont la maîtrise technique, à la tête d'un orchestre relativement modeste (du moins quelques années auparavant !), laisse rêveur. Une ampleur, et une capacité à varier les couleurs, une incisivité hors du commun. C'est là un véritable voyage sur le Rhin qui est proposé à l'auditeur. Et dans un environnement de rêve, entre le Siegfried très chantant de Stig Andersen dans ses meilleures années, la Brünnhilde lasse et philosophe de Secunde (dont le timbre demeure toujours aussi beau, malgré les multiples fêlures), et la Gutrune magnétique de Ronge (elle-même une Brünnhilde majeure dans l'histoire de l'interprétation du cycle).
Mais lorsque Siegfried s'éteint, dans cette vaste fresque, plus que tout l'injustice de son sort domine : privé de sa jeunesse, de sa raison, de sa gloire, et trahi avec autant de vilennie - dans le dos ! Les bois mélancoliques enflent, les timbales menacent, le tempo se retient... jusqu'à l'explosion de colère.
La douleur prend ici non pas la voie du souvenir heureux, mais de la révolte. L'orchestre tonne son indignation à la hauteur du crime commis - annonciateur de calamités en réparation...
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Kubelik 1974
Au Metropolitan Opera, Nilsson triomphe en 1974, ensevelie sous les applaudissements avant même qu'elle ait commencé ! Il faut dire qu'en plus de la tradition propre au Met, elle s'était blessée avant la représentation, et que le public lui a sans doute su gré de sa présence (énergique).
La soirée est dirigée par Rafael Kubelik, explosive. Atmosphère sombre et violente.
Aussi la mort de Siegfried ne semble-t-elle pas recevoir le même statut particulier que dans nos deux exemples précédents - elle participe d'un monde cruel et y prend toute sa place et son sens.
Lorsque Jess Thomas rend l'âme, soudain l'orchestre s'anime, grandiose, en un immense gémissement rituel. La musique pleure, la musique hurle, mais ce n'est pas pour un homme. C'est la nature humaine qui devant le spectacle de sa condition se met tout entière, par une infinité de bouches, à crier sa douleur.
Les bruits de pas qui enlèvent le corps n'y font rien, le déchaînement se poursuit, cette victime supplémentaire n'est que le rappel du tourment humain, pas sa cause.
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Cette dernière version est sans doute la plus impressionnante, mais Furtwängler a aussi, aux antipodes, une vision profondément séduisante, présente dans l'ensemble de sa lecture de ce Ring de 1950.
Nous avions également assisté à un concert télévisé où Georges Prêtre donnait (en pièce détachée) cette marche, bouleversante, dans une compassion plus à rapprocher de Furtwängler, et que nous aurions souhaité vous soumettre, mais nous ne disposons plus de la bande son.
Commentaires
1. Le lundi 4 août 2008 à , par Morloch
2. Le lundi 4 août 2008 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 7 août 2008 à , par DavidLeMarrec
4. Le vendredi 8 août 2008 à , par Morloch
5. Le vendredi 8 août 2008 à , par DavidLeMarrec
6. Le vendredi 8 août 2008 à , par Morloch
7. Le vendredi 8 août 2008 à , par DavidLeMarrec
8. Le vendredi 8 août 2008 à , par Morloch
9. Le samedi 9 août 2008 à , par DavidLeMarrec
10. Le samedi 9 août 2008 à , par Morloch
11. Le samedi 9 août 2008 à , par DavidLeMarrec
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