Callirhoé
Par DavidLeMarrec, mardi 27 décembre 2005 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Oeuvres :: #125 :: rss
Et moi.
Voilà une façon singulière de s'approprier une oeuvre.
Peu à peu, je dévoile le sens de la Callirhoé de Destouches, diffusée sur France Musique(s). Il n'en existe aucun livret. Aussi, au lieu de découvrir le texte de façon linéaire, ou par des morceaux célèbres, en étant tendu soit vers la fin, soit vers ces moments supposés forts, j'en découvre peu à peu des parcelles, des nuances, jusqu'à pouvoir isoler, au milieu de la trame que je devine, une multitude de sentiments insoupçonnés.
Le texte de Pierre-Charles Roy est absolument splendide, et magnifié, c'est peu dire, par une musique d'une poésie, d'une pudeur hors du commun. Tout le lexique de la tragédie est utilisé de la façon la plus efficace et la plus juste qui soit, au point qu'on a l'impression d'entendre non plus une réutilisation de standards, mais une expression d'un naturel désarmant.
Et, pour une fois, l'histoire est tout autant touchante que la façon de la narrer. La course à la mort de trois personnages, et le très rationnel raisonnement de celui qui se donne la mort pour sauver les deux inséparables qui mourraient inutilement à deux alors que son existence à lui, sans amour, est impossible. Sa mort est évoquée par le silence stupéfait de l'orchestre, et l'oeuvre s'achève, sans fanfare, sur un accord de septième, un accord non résolu, discrètement arpégé au théorbe, comme la fêlure insensible sur la terre d'une vie qui s'en va.
La richesse du continuo d'Hervé Niquet, l'engagement intégral des musiciens du Concert Spirituel ne sont évidemment pas étrangers à l'émotion qui se dégage de cette représentation. L'implication des solistes et la clarté du français ne font qu'augmenter notre saisissement. Blandine Staskiewiecz, une voix presque blanche, qui maîtrise le non vibrato et la déclamation à la perfection, Cyril Auvity, le grand haute-contre de notre temps, comme pétri de style, dont la fureur éclate avec une grâce confondante, Ingrid Perruche, reine-mère juvénile, Alain Buet, petite basse-taille dont la retenue vocale confère une discrétion si délicate à Corésus. La traditionnelle coupure du prologue par Hervé Niquet, qui fait couler tant d'encre[1], ne fait qu'exalter l'urgence du poème de Pierre-Charles Roy, la densité de la plume de Destouches. Le résultat est à ce point abouti, le drame à ce point achevé que, - ce qui peut sembler invraisemblable - bien qu'ayant nul autre moyen de le connaître, on ne le regrette pas.
Et c'est ainsi qu'après m'être étonné de la beauté et de l'invention harmonique du compositeur, de sa réalisation remarquable par les interprètes, je découvre des moments exceptionnels. La plainte initiale de Callirhoé[2], qui dévoile d'emblée un dilemme que même la mort d'Agénor ne parvient à résoudre ; l'apparition d'Agénor, son amertume en même temps que sa diligence amoureuse[3], qui parvient à résumer en quelques mots toute sa réapparition, là où l'opéra romantique le plus dense ne le ferait qu'en vingt minutes ; le formidable aveu de Callirhoé à la fin de ce premier duo[4]; le serment d'hyménée interrompu[5] ; le grand duo du II et la scène de fureur de Corésus, etc. La violente densité du texte, la pudique passion dévorante des protagonistes fait immanquablement rendre les armes au fur et à mesure que chaque vers finit par se dévoiler, révélant un drame toujours plus subtil, toujours plus économe, toujours plus juste, et toujours plus touchant.
A la mort de Corésus, on reste abasourdi. Ailleurs pour tout dire ; quelque part entre l'esthétique du Grand Siècle finissant[6] et soi.
Après cela, la relative indifférence qui a entouré cette résurrection n'est plus que parfaitement égale. On a retiré plus qu'on ne pouvait attendre d'un opéra de plus. Peu importe alors l'insuccès.
Notes
[1] Le Prologue fait partie intégrante de l'esthétique de la tragédie lyrique, au même titre que ses cinq actes. Les amateurs du genre se sentent assez lésés et ne manquent pas de charrier le chef sur ce point.
[2] Le vaillant Agénor vient de perdre la vie.
[3] Triste témoin de la gloire d'un autre, / Que mon retour me coûte de douleurs ! / Ce trône, ces autels, ces guirlandes de fleurs, / Ces chiffres amoureux, ce nom qui joint le vôtre... / Pour ce spectacle odieux étais-je réservé ? / Dieux, rendez-moi la mort dont vous m'avez sauvé. On notera la rupture significative de construction (on parle d'anacoluthe), permise à l'époque, qui ne fait pas coïncider le sujet de la phrase ("mon retour") avec le groupe qui lui est apposé et qui début la phrase ("Triste témoin [...]"). Il y a là quelque chose du personnage hors de lui-même, et aussi un effet de surprise, une retenue à laquelle ne laissait pas s'attendre la première personne qui débute la phrase.
[4] Une splendide litote que ne comprend pas Agénor : Je dois de Corésus emplir toute mon âme / Ne voir, n'entretenir que le seul Corésus - Vous ne le devez point ? Vous le voulez, cruelle ! - Ah, qu'Agénor me connaît mal, partez ! Cette pudeur pourtant explicite a quelque chose d'infiniment touchant.
[5] Sur cet autel, redoutable au parjure. Il avait beaucoup marqué les contemporains, puisqu'une pièce du Théâtre de la Foire de Lesage, Arlequin roi de Serendib, la parodie à table : Sur cet autel, redoutable aux poulets.
[6] Callirhoé fut créée en 1712 - toute fin du Grand Siècle en effet -, et jouée régulièrement jusqu'en 1773.
Commentaires
1. Le jeudi 12 janvier 2006 à , par Inactuel
2. Le jeudi 12 janvier 2006 à , par DavidLeMarrec
3. Le samedi 25 août 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
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