Quand ma vie se superpose à l'histoire de la musique
Lorsqu'on commente sur des matières artistiques, il reste toujours nécessaire de s'interroger sur sa propre perspective. Que de déclarations sur l'universalité de telle œuvre, tel compositeur, que je pouvais à moi seul défaire – puisque je ne suis pas très fan de l'essentiel de l'œuvre de J.S. Bach, par exemple, et que je peux vous citer pas mal de gens qui ne sont pas un instant émus par le Quintette avec clarinette de Mozart.
Aussi, je tâche toujours de remettre en perspective ma propre perception – c'est le sujet d'une prochaine notule sur le « dire je », qui devrait être publiée dans un délai raisonnable. De me méfier, aussi, des réflexes que l'on a de toujours comparer, ou sur ce que l'on croit que l'on attend de nous lorsqu'on commente (ou même seulement écoute) des enregistrements.
Pour parler en toute transparence de cet enregistrement, et donner un peu plus de sens à mon cheminement, je dois vous dire un mot de ma vie de mélomane — donner des parcelles de soi, excellent pour la fidélisation du lectorat, à ce qu'on m'a dit.
Le moment où je me suis intéressé de plus près à la musique, autrement qu'en ambiance de fond, coïncide avec le moment où je me suis mis plus sérieusement au piano mais aussi et surtout, simultanément, où j'ai découvert avec émerveillement l'opéra, dans un parcours qui fut par hasard assez chronologique : Haendel (Messie, Rinaldo), puis Monteverdi (Orfeo), LULLY (Armide), Rameau (Castor & Pollux), Mozart (Don Giovanni), Rossini (Il Turco in Italia), Bellini (Norma, I Puritani), Donizetti (Lucia di Lammermoor, L'Elisir d'amore), Verdi (Rigoletto, Trovatore, Don Carlo), Puccini (Tosca), Wagner (Vaisseau, Rheingold)… mais Pelléas plus tardivement, une fois le détour pris par la musique contemporaine.
Il faut dire que je trouvais beaucoup de musiques difficilement accessibles – les gentils modes traditionnels utilisés par Dvořák dans ses Danses slaves, par exemple, me paraissaient aux confins de l'atonalité ! J'ai donc vécu en accéléré, en quelque sorte, les émotions des mélomanes lors des grandes transitions musicales.
J'ai senti en moi-même la force de la rupture dramatique verdienne, la mobilité roborative des tournures rossiniennes, compris dans ma chair la révolution gluckiste des affects… et, précisément, pour Mozart, je fus complètement saisi d'émotion par la densité de cette Introduction de Don Giovanni, écriture très empathique, aux ambiances versatiles, juxtaposition de séquences très typées, empilement de lignes autonomes et très caractérisées dans les ensembles… la bascule depuis le seria baroque paraissait vertigineuse.
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L'effet première version ?
Ce vertige, je l'ai éprouvé un jour de Noël, en déballant ce cadeau que je m'étais choisi et en parcourant les premières pistes de cet univers inconnu – je ne connaissais alors à peu près que trois symphonies (31, 40, 41), deux concertos (9,23), l'adagio du Concerto pour clarinette et deux airs de la Flûte enchantée (« Der Vogelfänger » et « Der Hölle Rache »). Je savais que Mozart avait écrit des opéras, mais je n'en avais jamais éprouvé la teneur.
J'ai adoré cette écoute, évidemment, et depuis, en dépit de toutes mes protestations réclamant une plus grande variété du répertoire, j'ai toujours sur mon piano les Da Ponte et la Clemenza, et vais régulièrement les entendre en salle.
C'est pourquoi je me suis toujours demandé si ma perception de cet enregistrement n'était pas biaisée. Car, en fin de compte, l'Academy of Saint-Martin-in-the-Fields a certes des timbres magnifiques, mais la conception de Marriner reste toujours très tradi dans tout ce qu'il a légué, privilégiant la beauté et l'égalité (absolue !) du timbre de ses cordes en petit effectif, l'élégance du geste, sur la rhétorique, la couleur… Et, de fait, on peut trouver ses Noces un peu blanches orchestralement, son magnifique Così aux ambiances nocturnes un peu indolent, et ses symphonies très lisses, sans même parler de ses Haendel mozartiens, de ses Mendelssohn mozartiens, de ses Tchaïkovski mozartiens…
Par ailleurs, il existe d'autres propositions assez similaires dans l'esthétique de l'orchestre et des chanteurs, un entre-deux entre l'âpreté des baroqueux et les grands orchestres patauds : Pešek, Haitink, voire Harnoncourt-Concertgebouw pourraient très bien répondre à cette description, sont en effet d'excellentes versions… mais ne m'ont jamais autant ému. Effet première version assurément. (Et puis la pochette est tellement belle, ça donne furieusement envie d'aimer le contenu.)
Mais l'est-ce seulement ?
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Don Giovanni de Marriner
J'ai donc mis de côté cette version pendant des années, pour découvrir de nouveaux horizons – après Thomas Allen, j'ai eu beaucoup de peine à me résigner aux Don Giovanni ogres, ou même simplement méchants. Cette élégance de gentilhomme, certes perdu dans sa quête d'absolu mal conçue, ce sens de l'humour m'ont manqué ensuite. Mais je voulais accéder à d'autres propositions, et il était si peu probable que j'aie, d'emblée, avec un chef que j'ai peu estimé par ailleurs, trouvé la perle rare, disponible dans les rayons simplement parce qu'elle venait de sortir…
Hier, pour fournir un conseil à quelqu'un qui cherchait (discussion ici, ma proposition de playlist là) à constituer une courte compilation en style classique, je me dis avisément que cette version, qui contourne l'aspect potentiellement clivant des versions sur instruments anciens, mais ne donne pas non plus dans le monumental épais particulièrement repoussant pour des néophytes, serait peut-être indiquée. Par acquit de conscience, je me relance l'introduction… et miracle. Je comprends pourquoi j'ai autant aimé cette version, et pourquoi elle est en effet si réussie.
1) En effet, très belle proposition équilibrée de Marriner : élancée, timbres magnifiques, rien de rêche ni d'aigre, rien de figé non plus, le drame avance sans repos, paré de très beaux atours.
2) Les chanteurs, même ceux que je n'aimais pas trop à l'époque, ont en réalité eu une carrière considérable à la même époque – Sharon Sweet (Donna Anna) chantait du Verdi au Met (Lina dans Stiffelio, par exemple), Francisco Araiza (Don Ottavio) chantait aussi bien le belcanto que Massenet, et s'est même montré un formidable liedersänger (y a-t-il version plus aboutie du Winterreise, contre toute attente ?) – ou plus tard – Claudio Otelli, seulement Masetto ici, a ensuite fait les beaux jours de l'opéra décadent (Tamare dans Die Gezeichneten à Amsterdam ! Galilée dans l'opéra de Jarrell !) avec un mordant typiquement italien.
J'y découvrais Karita Mattila, déjà étrange, mais d'une poésie de timbre, d'une mélancolie de ton, qui procure à sa Donna Elvira un caractère tout à fait extraordinaire.
3) Plusieurs des chanteurs – Otelli, mais surtout les deux hommes principaux – servaient un italien remarquablement expressif. Simone Alaimo ose des voyelles très franches – la voix est couverte pourtant, mais les [a] ouverts à l'italienne sont vraiment ouverts (distinction entre aperture et couverture, du très grand art), autorisant une approche textuelle particulièrement précise et généreuse. Je ne suis pas certain que quiconque ait aussi magistralement chanté Leporello, en faisant sonner l'italien aussi intensément, depuis Giuseppe Valdengo ou Fernando Corena !
Quant à Thomas Allen (Don Giovanni), j'ai été frappé à la réécoute à la fois par son accent étranger audible, son émission anglaise plus ronde, mais aussi par le soin apporté au détail de la diction, à la couleur des voyelles – on entend qu'il est étranger, mais il dit remarquablement. Et, je pensais l'avoir rêvé par autosuggestion, c'est à ma connaissance le seul Don Giovanni qui imite réellement son partenaire lorsqu'il se déguise à l'acte II (« Metà di voi qua vadano ») : les voyelles sont alors plus ouvertes, la patine ronde disparaît, la couverture devient moins audible, même le sourire de l'accentuation s'entend (cette façon de dissocier la syllabe finale de la syllabe forte)… dans la mesure du possible, Allen essaie de singer Alaimo !
Je dois dire que la qualité verbale de ces trois interprètes-là m'emporte très loin, même à la millième réécoute, et pas nécessairement en lien avec mes émotions de jeune auditeur. Et, moi qui n'ai plus guère la patience de réécouter Don Giovanni au disque, alors que je peux le jouer avec mes amis – dans la traduction de Durdilly supervisée par Gounod, mais c'est une autre histoire que je vous garde pour une autre instance – ou le voir sur scène à peu près deux fois par an si l'envie m'en saisit.
Fort de cette réévaluation qui se révèle en fin de compte (et contre toute attente) une simple confirmation de ses qualités supérieures, je vous recommande donc chaleureusement cette version qui n'est pas la plus célèbre de la discographie. Elle vaut la peine du coup d'oreille, en particulier pour les séquences maître-valet. (Je préviens que pour les rôles féminins, il existe plus adéquat.)
Une intégrale d'opéra chez les majors (Universal, Warner, Sony), c'est devenu rare. Grand point fort de cet enregistrement, l'orchestre de Santa Cecilia (le principal orchestre symphonique romain) et Daniel Harding – décidément un jeune prodige qui a tenu toutes ses promesses –, splendidement phrasé, avec une vision plutôt vive et sèche par rapport aux lectures amples ou voluptueuses, une des très belles directions de cet opéra au disque – alors que le choix est pléthorique en voix exceptionnelles, alors que les versions orchestrales de ce niveau ne sont pas si abondantes.
La distribution nourrit hélas mon amer constat sur l'orientation du chant lyrique depuis les années 70 : on privilégie des voix exagérément couvertes, artificiellement sombrées, qui portent mal dans les salles et sont assez moches au disque. Typiquement, j'aime beaucoup Tetelman que je trouve très impressionnant, mais ici, au disque, comme ça manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse. Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.
Après une quarantaine d'années à entendre ce que le chant international fait de plus prestigieux dans des salles de volumes et de nature diverses, j'ai (à mon grand désespoir) fini, alors que j'étais vraiment tolérant à toutes les esthétiques, par être impatienté par ces techniques lyriques qui opacifient tout, si bien qu'on entend mal ce que les chanteurs disent (et même souvent les notes qu'ils chantent). Les techniques plus libres (impédance plus basse, couverture uniquement fonctionnelle et non esthétique), les émissions antérieures, les équilibres plus naturels ont marqué plus positivement, à mon sens, l'histoire du chant lyrique.
Cette intégrale, pour moi, marque un point de non-retour : malgré la très grande qualité des chanteurs (de grandes voix, de grandes techniques, et même pour Tetelman une grande personnalité), je n'arrive pas à m'intéresser à ce que j'entends, tant le texte est mâchonné, tant les voix sentent l'effort. J'ai tout simplement trouvé tout ça assez… moche.
Rageant, parce que le niveau musical des chanteurs n'a jamais été aussi élevé, et les qualités personnelles de ces artistes ne sont en réalité pas tant en cause que l'esthétique dominante du chant lyrique.
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Je suis vraiment triste de tenir ce discours de vieux grincheux ; toutefois à mon sens on touche vraiment à un problème structurel assez important dans un art dont tout le principe est d'être audible sans amplification. Cette nouvelle parution, pourtant interprétée par de grands chanteurs que j'admire beaucoup, était l'occasion de poser à nouveau les questions des choix techniques et esthétiques opérés par les professeurs – qui se revendiquent pourtant à peu près tous de la véritable tradition du chant italien, voire napolitain, depuis au moins Lauri-Volpi et Gigli, quand ce n'est pas Garcia –, et qui me paraissent tout simplement contre-productifs d'un point de vue pratique : pour le public, le texte n'est plus intelligible et la projection vocale bien moindre. Les quelques contre-exemples actuels permettent de mesurer ce qu'une émission franche et libre peut produire en clarté textuelle et en intensité sonore – Marc Mauillon, Martin Gantner, Gérald Finley…
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
Il existe aussi des disques Naxos (musique de chambre avec violoncelle, piano solo) que je n'avais pas encore remarqués au moment de la rédaction de la notule, et par conséquent pas encore écoutés.
Si vous ne souhaitez pas utiliser Spotify – qui semble en panne aujourd'hui, décidément la technique m'abandonne de toute part –, ces disques se trouvent aussi en flux sur YouTube. Je vous donne le contenu de la playlist ci-dessous en image.
La discipline des nouveautés et des inédits
Se soumettre à l'écoute des nouveautés, c'est se détourner quelquefois de ses envies, ou limiter les grands cycles thématiques qu'on peut entreprendre… pour autant il s'agit, en réalité, d'un moyen assez incontournable pour ne pas rater des disques qui autrement resteront pour toujours dans l'anonymat – car avec le classement numérique, on ne peut pas « feuilleter » comme dans le bac des disquaires, il faut avoir pensé en amont ce que l'on souhaite trouver, et ensuite éventuellement procéder par proximités (qu'a enregistré par ailleurs cet ensemble, ce chef, que publie habituellement ce label ?).
Et, à condition de ne pas donner exclusivement la priorité aux réenregistrements des œuvres qu'on adore – si je me laissais happer à chaque Quatre Saisons, Schubert 14 ou Mahler 2… ma carrière d'éclaireur serait immédiatement achevée –, on peut être amené de la sorte à pousser des portes qu'on n'aurait assurément pas explorées. C'est en somme la crainte de laisser filer à tout jamais un monde inconnu qui nous rattrape, au bord de l'abîme de l'ignorance.
Je ne puis que rendre grâce à cette ascèse ; elle m'a permis la découverte, qui ne serait jamais advenue autrement, de fonds aussi vertigineux que ceux de Heirich Döbel (notule), Franz Joseph Aumann, Henryk Melcer-Szczawiński (oui, le disque est tiré de cette compétition, même s'il y en a eu d'autres depuis), Richard Rodney Bennett …
Et aussi faire quelques rencontres plus improbables, comme celle de Giorgio Federico Ghedini (1892-1965).
Une rencontre
Au départ, une nouveauté du tout début de 2025.
Aux côtés du Requiem de Pizzetti, que je connaissais et admirais déjà, des pièces (de type Canti sacri, Responsori…) de Ghedini (1892-1965), dont je n'avais pas du tout entendu parler. Des pièces manifestement très influencées par les modèles anciens : rhétorique baroque, imitation du plain-chant (harmonisation en homorythmie sur des thèmes issus du grégorien). L'album est hélas assez mal chanté par le Coro Euridice, audiblement amateur (les moyens sont souvent de fortune chez Tactus, mais rarement à ce point…). On ne prend pas forcément beaucoup de plaisir à l'écoute, cependant on peut se rendre compte de la beauté de cette partition très pudique, recueillie mais aussi finement écrite, qu'ils sont manifestement les seuls à avoir jamais enregistrée : grâces leurs soient rendues pour cela, ils ont joué leur rôle de passeur ! Aussi je me mets en devoir de réécouter le Requiem de Pizzetti (dans une belle version où il était éclipsé par la force de celui de Howells), puis d'aller chercher à réentendre Ghedini en d'autres instances.
Et j'y découvre beaucoup de choses étonnantes.
L'aventure Ghedini
Des concertos de toutes esthétiques : → un Concerto « L'Alderina » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius) très romantique avec ses violons et flûtes pépiants, qui semble réexploiter les jeux d'imitation des concertos baroques dans un imaginaire harmonique davantage postwagnérien ; → un Concerto « Il Belprato » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius), dont la référence bondissante est clairement baroque mais dont les harmonies toujours « à côté » ont tout du néoclassicisme (plutôt celui de la profusion de Milhaud et Françaix, ou plus encore des œuvres pour cordes de Roussel et Bartók, que l'épure stravinskienne) ; → une Fantasia pour piano et cordes (Orchestra da Camera Fiorentina avec Lanzetta & Borruso, chez Halidon-Lanzetta) qui voisine tantôt avec le Concerto de Schnittke, tantôt avec Chostakovitch ou Gershwin ; → un Concerto « L'Olmoneta » (Orchestre Alessandro Scarlatti de Naples, chez Naxos), un concerto pour deux violoncelles aux couleurs expressionnistes bariolées qui évoquent Hindemith, mais assorti d'une tension plus proche de Chostakovitch ; → une Sonata da concerto pour flûte (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius, ou Rustioni chez Sony) qui se rapproche beaucoup de la Première Symphonie de Prokofiev, mais très marquée aussi, dans l'écriture de ses lignes pourtant lyriques, par la liberté du contrepoint des musiques les plus radicales… !
Des œuvres lyriques pour piano et voix ont paru chez Nar en 2000 et 2001, dans une veine simple et consonante, mais où la liberté des enchaînements et du contrepoint, certains accords enrichis montrent bien la palette expressive élargie que s'autorise un compositeur du XXe siècle. La voix de Tiziana Scandaletti, au timbre callassiforme (on pense à toute cette école d'Adelaide Negri à Tizia Fabriccini…), malgré des limites techniques perceptibles, reste tout à fait agréable. Privilégiez absolument le volume dédié à la musique sacrée (« Musica Sacra »), car dans celui consacré aux chants profanes (« Canti e Strambotti »), pourtant paru seulement un an plus tard, l'instrument s'est totalement effondré – elle semble avoir pris 40 ans dans l'intervalle, tout est en ruines, et difficilement écoutable (enregistré pendant un vilain refroidissement, j'imagine).
Le plus abouti tient probablement dans les 7 Ricercari pour trio piano-cordes (interprétation ardente et impeccable instrumentalement, Bonucci-Bonucci-Orvieto chez Stradivarius), d'une grande invention : comme ses modèles de la Renaissance (et des débuts du baroque), ici le ricercar est l'occasion d'explorer les possibilité du contrepoint, sans être contraint par la rigidité de l'unicité thématique et de la structure très codifiée de la fugue. La générosité de l'inspiration, dispensant les thèmes parallèles avec beaucoup de prodigalité, m'impressionne surtout, d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'un pur jeu formel, et que ces pièces disposent d'un véritable engagement émotionnel, qu'elles soient vives ou lentes.
Et, le plus étrange sans doute, les trois grandes pièces pour orchestre du disque de Daniele Rustioni avec l'Orchestra della Toscana (chez Sony, en 2016, tôt dans la carrière du fulgurant Rustioni !). ¶ Appunti per un Credo se fonde sur le diatonisme grégorien (très peu de tensions dans la ligne, plutôt des tons entiers que des demi-tons), avec beaucoup d'unissons et de doublures, mais finit par évoluer de façon de plus en plus dramatique, avec des harmonies sophistiquées. ¶ Musica notturna, avec son lyrisme désolé, évoque le romantisme dévoyé par la Seconde École de Vienne ou les mouvements lents de Chostakovitch (Quatuor n°7, Symphonie n°5, Largo liminaire de la n°10…) où alternent les cordes blanchies et les bois isolés, avec des effets plus wagnériens de marches harmoniques inexorablement bâties sans jamais se poser sur une résolution. ¶ Studi per un affresco di battaglia (« Études pour une fresque de Bataille ») joue aussi du rapport entre archaïsme (ce début à l'unisson, très parent de celui de la Monna Vanna de Février) et modernité (avec des intervalles un peu dissonants et farouches), bientôt relayés par les batteries de bois et cuivres (inspirés par Berlioz et Lalo, ou par le stile concitato monteverdien ?), des mouvements plus proches du fugato, des thèmes syncopés (très beau solo de basson), et globalement une montée en tension, via beaucoup de marches harmoniques qui n'aboutissent jamais sur une résolution stable. L'ambiance est à rapprocher de l'Ouverture du Roi d'Ys de Lalo, très combattive, généreuse lyriquement, mais avec une surcouche beaucoup plus moderne (hindemithienne ?), qui s'efface çà et là pour laisser place à de véritables pastiches classiques (le solo de flûte !).
Professeur Ghedini
Derrière ces musiques qui m'ont peut-être plutôt intrigué que personnellement bouleversé – mais au fil des réécoutes, je sens que je m'attache de plus en plus à cette figure singulière – se révèle une personnalité importante et tout un paysage musical occulté.
Sa carrière a ainsi été d'abord dédiée à l'enseignement de la composition, dans les grandes villes du Nord de l'Italie (dès ses 25 ans à Turin, puis Parme et enfin Milan quasiment jusqu'à sa mort) – et, lorsqu'on écoute les multiples influences et l'inventivité de sa musique, cela ne surprend guère. Il pratiquait régulièrement l'exercice de la transcription, notamment du premier baroque italien (Gabrieli, Frescobaldi, Monteverdi…), qui a sans doute, là aussi, nourri son goût pour les références à la musique ancienne ; Il a aussi arrangé beaucoup de chants traditionnels pour le Chœur de la Société des Alpinistes Tridentins (Il Coro della SAT, à Trente). Parmi ses élèves célèbres, Luciano Berio – et aussi des chefs comme Guido Cantelli ou Claudio Abbado, mais cela n'a pas grande influence audible sur leur carrière, évidemment.
Son catalogue, très vaste, inclut trois films dans les années trente (Don Bosco, Pietro Micca, La Vedova) et neuf opéras, dont un Gringoire de jeunesse (1915, écrit à 22 ans) – considérant les goûts de Ghedini, j'imagine qu'il met en scène le chef de troupe des mystères fictionnalisé assez différemment du personnage fictionnel d'Hugo ou de Banville ! Il a aussi commis un Billy Budd d'après Melville (1949), un opéra en un acte qui constituerait une belle proposition originale, soit en contrepoint à celui de Britten, soit à d'autres œuvres courtes comme Le Pauvre Matelot de Cocteau & Milhaud !
En attendant (l'improbable) remise à l'honneur de cette figure, je vous invite donc à vous plonger par curiosité dans le legs qui nous est parvenu par le disque, et qui manifeste une approche musicale assez singulière dans son rapport fantasmé au passé, alors même que le langage porte clairement la marque de ses contemporains. La playlist en tête de notule est là pour vous aider – les Sept Ricercars et le poèmes symphoniques du disque Rustioni représentent sans doute la meilleure porte d'entrée pour se laisser surprendre par Ghedini.
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À bientôt, estimés lecteurs, et merci pour les expressions de votre sollicitude ces derniers jours – en espérant le retour, à quelque date prochaine, du site historique de Carnets sur sol ! (Je poursuis mon exploration des solutions techniques, mais je ne vous cache pas que les nouvelles ne sont pas bonnes.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
Pierre Rode – Quatuor Op.18 n°4 en sol majeur – Schuppanzigh SQ(CPO) Ceux qui suivent ces pages savent pourquoi cette parution fut la joie la plus inattendue de ces dernières années.
(comme CSS n'est toujours pas en état d'accepter des connexions, je ne puis vous renvoyer aux notules, simplement mentionner la playlist afférente)
Après avoir admiré ses concertos pour violon, rêvé de ses quatuors, manqué d'en saisir un en concert – mais il me fut dérobé, cf. le pourquoisupra –, que vois-je ? Un enregistrement discographique.
Certes, un complément de disque consacré à Beethoven (pas vraiment de Ries ici, simplement auteur d'un arrangement pour quatuor à cordes de la Sonate violon-piano n°10 de Beethoven…), mais fût-ce un seul, je me jetai dessus.
Je ne suis pas pleinement bouleversé, et j'imagine que c'est assez normal : Pierre Rode utilise ici une grammaire assez classique, loin de la primauté mélodique et de la versatilité des émotions harmoniques qui font regarder ses concertos vers un premier romantisme. Un quatuor finalement assez décoratif et galant, dont l'élan dans les mouvements rapides se déverse en toute symétrie et sans ombres.
Le mouvement lent, une Sicilienne – balancement de rythmes pointés (c'est-à-dire de proportions 3/4 - 1/4) dans des groupes de triolets (= par groupe de trois) –, utilise, consciemment ou non, la première moitié du thème du premier mouvement, à variations, de la Sonate en la majeur K. 331 de Mozart (celle qui se conclut par l'Alla Turca). Cependant, son usage est en assez personnel, avec un soubassement harmonique qui bouge et semble apporter des changements imperceptibles à l'émotion dominante, comme une instabilité sous-jacente derrière son équilibre apparent. Assez prégnant, même si ce n'est pas au degré de ses meilleures réussites.
Et même si je n'ai jamais trop aimé la verdeur du Quatuor Schuppanzigh, je vous convie tout de même à découvrir cette petite page. Mais commencez, de grâce, par les concertos pour violon.
Événement à l'occasion de la seconde édition du Festival Bizet (organisé à la Villa Viardot par Les Amis de Georges Bizet) : non seulement le premier opéra, mais la première œuvre écrite par Bizet (n°1 au catalogue Winton Dean), en 1855, à l'âge de dix-sept ans.
Un opéra comique de salon, pensé d'emblée pour l'accompagnement au piano et dépourvu d'ouverture. Sept numéros, pour une durée d'une heure dialogues parlés inclus.
Je n'en connais pas d'enregistrement ni même de représentation ; j'imagine bien que quelqu'un a dû le jouer quelque part, mais pour un compositeur aussi célèbre, avoir l'occasion de découvrir une œuvre inédite et entièrement conservée est un privilège rare, donné dans une salle comble.
La partition paraît écrite dans le ton d'une épure particulièrement juste et manifeste un sens mélodique, prosodique et théâtral supérieurement développé pour un compositeur qui n'a pas dix-huit ans. Ce n'est clairement pas
Le livret d'Henry Boisseaux repose sur un schéma simple (un acte, une heure dialogues inclus), mais qui tisse deux intrigues (à ramifications multiples) à la fois : d'une part le mariage de la fille du Docteur Job (qui veut épouser le jeune homme mélancolique qui attendait sous sa fenêtre de pension ou le héros anonyme qui l'a sauvée, tandis que son père aspire à une alliance matrimoniale aux avantages pécuniaires plus décisifs), d'autre part la détresse psychique – du jeune premier qui veut se suicider à la fois au poison, à la corde et au pistolet, mais aussi de Lord Harley, patient du Docteur, dont la mélancolie semble incurable. Le croisement des hypothèses d'hyménée et des désirs suicidaires, de plusieurs personnages à la fois, rend l'intrigue largement assez dense pour soutenir cette grosse demi-heure de musique.
Hors le duo tendre (n°5) et le final de réjouissante en quatuor (n°7), beaux mais très traditionnels, la partition regorge de belles idées.
N°1. Couplets de la fille du Docteur, qui souhaite se marier. Ecriture très syllabique pour favoriser l'intelligibilité du récit, puisque ces couplets font en réalité partie de la scène d'exposition.
N°2. Couplets de l'Ennui. Lord Harley, patient du Docteur Job, raconte combien la cure italienne prescrite par le médecin fut absolument sans effet sur son mal « amis ou maîtresse, tout me fait bâiller ». Ici aussi, mise en musique très syllabique, destinée à mettre en valeur le texte plaisant.
N°3. Trio de reconnaissance : les deux jeunes gens inconnus pour qui Éva soupirait ne font qu'un, qui se tient devant elle. Bizet fait là une belle démonstration d'ensemble « de stupeur », très en vogue depuis Rossini, avec de nombreux exemples dans l'opéra français du milieu du XIXe siècle. Les modèles sont tellement bien assimilés par Bizet que ce trio se compare aux meilleurs exemples du genre, avec son « orchestre » (cet opéra de salon a toujours été conçu pour piano seul) qui progresse harmoniquement sur un patron rythmique parfaitement récurrent, pour soutenir les entrées en canon des personnages. Je suis frappé par la belle finition de la construction, avec plusieurs récitatifs qui servent de pont entre plusieurs ensembles successifs dont la matière musicale se renouvelle. Et la qualité mélodique en est assez élevée.
N°4. Air de Toby. Révolté par les épreuves imprévues après cette reconnaissance inespérée – le père de famille lui impose des conditions financières impossibles et lui préfère un rival –, Toby exécute une parodie d'air de fureur « Dieu du mal, Esprit fatal »... en forme de valse de salon. (Vous me direz, c'est Meyerbeer qu'a commencé.)
N°6. Duo du duel. Le conseil donné par Toby à Lord Harley pour éviter le désespoir (prendre femme – TW objectification) lui a permis de gagner plus que la somme exigée par le père, mais voilà que le richissime aristocrate désœuvré choisit... sa fiancée ! Duo de défi qui ne se limite ni à la parodie héroïque, ni à la bouffonnerie légère – à mon sens le sommet de l'ouvrage avec le Trio de reconnaissance : l'enjeu dramatique y reste fort, tout en adoptant un ton badin, avec une intensité soudainement variable de la menace. On y voit passer des formules virtuoses qui convoquent les modèles héroïques de l'opéra sérieux – les aigus conjoints en triolets, la cadence du ténor, la double fusée à la tierce chez les solistes. (Par exemple chez Meyerbeer, la virtuosité superposée pour « Des chevaliers de la Patrie » au III de Robert le Diable, ou les ornements de Raoul dans le Septuor du duel au III des Huguenots.)
La parenté thématique, d'une franchise agitée, me paraît patente avec le duo Lorédan-Malipieri de l'acte II d'Haÿdée d'Auber, « Malgré moi l'effroi qui me glace » – c'est d'ailleurs une tournure qu'on rencontre régulièrement dans cet opéra spécifiquement, ces modulations soudaines en ut majeur lumineux où le chanteur égrène des fragments de l'accord de façon animée – y compris dans les mouvements plus modérés, témoin l'aveu d'Haÿdée à l'acte III ,« Ô mon maître je t'aime ». Et cette concordance paraît parfaitement logique : pendant les études de Bizet et lorsqu'il écrit ce premier opéra, Auber était alors le directeur du Conservatoire. Haÿdée, créée en 1847, était un immense succès (plus de 500 représentations au XIXe siècle), encore frais. Il est évident qu'un apprenti compositeur dramatique le connaissait ; qu'il en ait adapté certaines trouvailles, consciemment ou non, paraît parfaitement congruent.
n°9 d'Haÿdée d'Auber.
Distribution particulièrement bien pensée, tous sont dignes d'éloges. Je découvrais Anaïs de Faria, soprano aux graves particulièrement naturels, et à la déclamation précise et éloquente, aussi bien en chantant qu'en parlant ! Et, parmi les retrouvailles, plaisir tout particulier d'entendre Ronan Debois, belle résonance et diction toujours aussi généreuse et expressive.
Accompagnés par Emmanuel Olivier sur le piano de Pauline Viardot (un Érard de 1898), aux caractéristiques très singulières : aigus nets et chaleureux, médiums brouillés, graves très larges, et évolution du son au fil de la tenue et des itération – un même accord répété va changer de couleur. Ainsi les formules très simples d'accompagnement paraissent se renouveler sans cesse, jusque dans leurs répétitions. Au prix de la perte de toute clarté harmonique, mais il est toujours passionnant d'entendre les équilibres tels qu'ils étaient pensés et réalisés en leur temps.
Données brutes
Concert du 5 avril 2025 à la Villa Viardot, dans le cadre du Second Festival Georges Bizet, organisé par les Amis de Georges Bizet, présidé par Hervé Lacombe et dirigé par Sylvie Brély, à l'occasion des célébrations du 150 anniversaire de la mort de Bizet dans cette même ville de Bougival.
De profundis clamavi : pour donner du cœur à l'ouvrage tandis que le jour a fui, que le dernier bus est passé et que 11 km imprévus sont encore à ajouter à 10h de marche à fort dénivelé ; lorsque surtout la vue des paysages s'est dérobée dans l'obscurité ; la musique est une réelle consolation.
Pendant cette marche drômoise, outre l'irrésistible Don Giovanni intégral pour quatuor seul du Franz Joseph Quartet, j'ai beaucoup convoqué l'esprit rassérénant de Michael Haydn.
1. Un corpus déjà donnu
J'ai déjà évoqué quelquefois dans ces pages combien Mozart semble surclasser, en technique aussi bien qu'en singularité et profondeur de sentiment, l'ensemble de ses contemporains ; et combien, malgré de très belles symphonies ponctuelles chez Cannabich ou, mieux, Vaňhal, pour une fois les mythes musicographiques colportés de génération en génération ne semble pas exagérés ni trompeurs.
Au fil de l'accumulation des années, on glane tout de même quelques pépites symphoniques de l'ère classique, en particulier chez les (demi-)frères Vranický, chez Gossec évidemment, et puis, un peu plus tard, lorgnant déjà vers le romantisme, Friedrich Witt(dans les années 1790) et les révolutionnaires Variations sur la Follia de Salieri (1815), clairement l'œuvre où naît l'orchestration comme discipline, à mon sens – aîné de Mozart, il est vrai, mais où l'on sent clairement le tournant préromantique.
Et puis les frères Haydn. Compère Joseph (né en 1732), c'est un peu différent, on admire sa verve, son astuce, mais sa séduction demeure avant tout formelle, plutôt qu'émotionnelle. (Ce n'est évidemment pas quelque chose d'objectivement mesurable, mais j'ai l'impression que beaucoup de mélomanes s'accorderont là-dessus pour l'opposer à Mozart dont la force est plus immédiatement liée aux ressentis successifs suscités par des enchaînements harmoniques versatiles.)
2. Le style de Michael Haydn
La parenté entre le Requiem de Mozart (né en 1756) celui de son prédécesseur Michael Haydn (né en 1737), qu'il connaissait bien, a souvent été soulignée – ce n'est pas au stade du plagiat, mais l'imprégnation en est, de fait, particulièrement palpable. Pour autant Michael Haydn est loin de s'y limiter, et dans le domaine de la symphonie en l'occurrence, les parutions discographiques de ces dernières années ont révélé une figure à mon sens majeure.
Dans l'esprit, elles combinent la vitalité communicative de (Joseph) Haydn à une recherche de couleur et de sentiment qui nous paraîtrait plus mozartienne – et dont on découvre, a posteriori, qu'elle ne lui est pas forcément propre.
(Je glisse ici qu'il est toujours bon de se méfier lorsque la musicographie décrète que tel compositeur inauguretel aspect du discours musical. La plupart du temps, il faut comprendre qu'il s'agit du premier compositeur célèbre à adopter cette technique ; pour pouvoir affirmer une primauté, il faut en effet très bien connaître la musique de ses contemporains et prédécesseurs, fréquemment joués ou non, publiés au disque ou non – voire réédités en partition ou non. Or assez peu de ces affirmations sont soutenues par de telles vérifications. Bien sûr, il existe des individus qui changent réellement le cours de l'histoire musicale, et des cas évidents de rupture – les symphonies, quatuors, sonates piano de Beethoven, les opéras de maturité de Wagner, les Clairs de Lune de Decaux, le Sacre du Printemps, le succès de la proposition de nouveau langage dodécaphonique à la mode schoenbergienne… Mais, typiquement, dans l'esprit du XVIIIe siècle, il n'est pas étonnant de trouver des équivalents à Mozart, ou du moins des prémices à nombre de ses coups de génie.)
Michael Haydn, donc, illustre assez bien, par endroit, et certes en moindres proportions – est-il lui aussi l'émanation d'un courant plus général, ou Mozart a-t-il été influencé par sa singularité propre ? –, les qualités émotionnelles en général associées à Mozart – les accès de mélancolie soudains, par exemple. Et cela au sein d'une armature plus régulière, plus franchement joyeuse aussi.
De très belles œuvres, donc, dans une veine positive ou feel-good, mais sans l'apparence d'un formalisme un peu éloigné de notre sensibilité passée par le long tamis du romantisme : je trouve que ces symphonies parlent assez directement, et prolonge le plaisir que l'on peut avoir chez certaines des bonnes symphonies de J. Haydn et Mozart – ses couleurs me touchent plus directement que Haydn l'Aîné, je pense.
Je suis tout particulièrement impressionné par le naturel des mouvements lents, plus « modernes » à nos oreilles, plus proche de Vranický, Witt ou Dupuy. Je suis aussi impressionné par ces multiples finals fugués, dont l'inspiration ne faiblit pas – l'esprit et même la matière musicale du final de la 34 évoque ainsi furieusement les développements de celui de la 41 de Mozart !
Et c'est donc sur ce plaisant tapis que mes pieds ont glissé durant les fraîches nuits sans lune du Diois ; un choix dont je ne cesse de me féliciter encore – et je compte sur vous, estimés lecteurs, pour flatter un peu plus ma vanité dans vos commentaires.
3. Discographie symphonique de Michael Haydn
(Je laisse de côté la musique sacrée, bien documentée aussi, mais qui m'a moins ébloui jusqu'ici. Moins bien servie interprétativement, aussi.)
Au risque de vous prendre au dépourvu, l'assez large fenêtre sur ce corpus repose sur deux entreprises anthologiques : le cycle CPO (j'ai compté 5 albums dont un double) et le cycle Naxos plus récent (2 albums pour l'heure) – quelle surprise.
Le premier avec l'Académie de Chambre Allemande de Neuss, à côté de Düsseldorf, dans un style assez informé, et divers chefs qui se succèdent ; j'ai surtout aimé Larsen pour le volume le plus récent, et Goritzki, dans une veine plus tradi, pour les volumes les plus anciens (dès 1995 !). Beermann, formidable dans la musique romantique, se trouve stylistiquement plus empesé ici.
Le second cycle, avec la Philharmonie de Chambre Tchèque de Pardubice, un orchestre qui ne joue pas du tout sur instruments anciens, multiplie les bonnes surprises. Déjà connu au disque pour sa très vaste contribution au répertoire classique et au premier romantisme, avec albums autour de Vaňhal, Stamic, (John Abraham) Fischer, Saint-George, Dušek, Rejcha, Bériot, Meyerbeer, des séries autour de Beck, Voříšek, Auber, et surtout Cimarosa (7 volumes) et Pavel Vranický (8 volumes sous son nom germanisé Paul Wranitzky) ! Un véritable orchestre de spécialistes, même s'ils ont aussi enregistré, plus tôt dans leur existence, Dvořák et Fučík. Malgré cette grande familiarité avec le répertoire classique et post-classique, leur style demeure très traditionnel, sur instruments modernes, avec des cordes prédominantes, lisses et vibrées, des tempi assez modérés, un spectre sonore très fondu et des articulations plutôt rondes, des caractères et des couleurs homogènes, des contrastes réduits. (En creux, on comprend volontiers que ce n'est pas mon idéal, mais il font un travail de documentation unique, et le font avec beaucoup de probité.) Toutefois, pour ces deux volumes Michael Haydn, ils ont fait appel à Patrick Gallois, célèbre flûtiste (un superbe album Takemitsu et beaucoup d'explorations de concertos classiques et jeunes-romantiques) qui a aussi exercé comme chef d'orchestre avec beaucoup de bonheur – notamment avec le Sinfonia Finlandia Jyväskylä ou, plus récemment, avec la Chambre de Suède. J'ai été très marqué par ses Symphonies de Friedrich Witt dont j'ai parlé il y a peu dans ces pages, et l'on retrouve ici les mêmes qualités de pâte légère, phrasé élégant, de tension dans les progressions harmoniques, vraiment le meilleur de ce que l'on peut attendre d'un orchestre sur instruments modernes dans le répertoire classique, et pour ainsi dire un modèle ! En outre ici, le choix d'inclure un clavecin en guise de vestige du continuo apporte du grain et du mordant à l'ensemble du spectre, et compense très bien ce que l'allure générale pourrait revêtir de lisse.
J'ai sélectionné pour vous quelques symphonies – et même quelques mouvements – à écouter en priorité : 20b, 21a, 23c, 26b, 33d, 34c et le rondeau de la ré mineur P.20, à glaner parmi les albums de ces deux belles séries ; cependant tout le corpus est de haute volée, et je ne saurai trop vous inciter à vous immerger à la recherche de vos propres chouchous – si jamais cet avant-goût a pour vous des saveurs de revenez-y.
4. La sélection d'autres symphonistes classiques
Pour plus de clarté, j'ai écarté le fin du fin de J. Haydn et Mozart de la sélection ; pour Haydn, dans la première moitié du corpus, si les 6 et 22 sont très bien documentées, la 39 est moins célèbre et manifeste le meilleur des contrastes du Sturm und Drang (les versions Ádám Fischer et Ian Page, avec des qualités opposées, permettent de se rendre compte de ces formidables qualités) ; pour Mozart, les symphonies non numérotées présentes dans l'intégrale Hogwood sont pour la plupart de valeur sensiblement égale aux symphonies numérotées qui leur sont contemporaines, c'est pitié qu'on ne les joue et enregistre littéralement… jamais, tout ça parce qu'elles n'ont pas reçu initialement de numéro lorsque le corpus s'est figé.
Mon parcours commence donc avec une des symphonies en mi bémol de Johann Christian Cannabich (né en 1731) pour représenter l'École de Mannheim, considérée comme pré-classique mais dont l'ensemble des codes se trouve sensiblement plus proche du classique que du baroque : basse continue au second plan (idée que la basse sert de matériau premier pour l'improvisation de tout un groupe de musiciens), primauté de la mélodie, formules plus vives, goût du trémolo (répétition de la même note avec des aller-retours d'archets très vifs, typique ensuite de la dramaturgie gluckiste)… Musique un peu décorative, mais pleine de joyeuse vitalité.
Ici par les London Mozart Players de Matthias Bamert, sur instruments modernes, esthétique un peu à la Saint-Martin-in-the-Fields (rien à voir avec les London Classical Players de Roger Norrington, qui étaient au contraire très engagés dans le renouvellement du spectre sonore), simplement le disque que j'ai eu l'habitude d'écouter. Naxos en a beaucoup documenté, dans une esthétique d'orchestres de chambre encore plus tradi.
Profil très différent avec François-Joseph Gossec (1734), pour des symphonies dans un goût très différent, où la veine dramatique et gluckiste est beaucoup plus présente – trémolos, groupes d'appoggiatures en fusées, arrivée de chorals de cuivres pour soutenir la montée en tension (Beethoven fera grand usage de cette technique dans ses propres symphonies, par exemple le final du mouvement liminaire de l'Héroïque).
Pourtant, les premières symphonies (de l'opus 3) sont écrites en 1756, et celle que j'ai retenue pour vous (Op.6 n°3) en 1762, au moment des représentations d'Orfeo ed Euridice (à Vienne, octobre 1762) ; il n'est donc pas certain que Gossec ait eu le temps d'assimiler ou même de connaître cette partition. Se pose à nouveau la question, dans ce cadre, de la validité des discours (semi-)grand public sur les styles musicaux : Gluck est-il véritablement le père du style gluckiste, même s'il en fut un pionnier et diffuseur majeur ? Quelles étaient les sources de ces idées neuves ? Pour sa symphonie La Chasse de 1774, on entend même des formules de flûtes en gruppetto, indépendantes du thème principal, effet d'orchestration utilisé pour la tragédie en musique et les pastorales, mais guère dans les symphonies allemandes du temps, à ma connaissance. Gossec a aussi écrit, bien plus tardivement, des symphonies s'adaptant aux nouveaux régimes et à leurs styles respectifs : une Symphonie militaire pour orchestre d'harmonie en 1794, et une tentative d'orchestre étoffé (davantage que contrapuntique) pour sa fameuse Symphonie à 17 parties de 1809, même si le résultat ne ressemble pas encore véritablement à une tentative d'orchestration au sens où nous l'entendons désormais (pour moi, le point de départ est à chercher chez Beethoven et… Salieri).
En tout cas très intenses et dramatiques, ces symphonies méritent le détour. Elles ont connu un regain d'intérêt relatif avec la (timide) redécouverte de Gossec ces dernières années (Le Triomphe de la République, Quatuors, Thésée…), mais le Concerto Köln fut pionnier pour les servir en en respectant le style, et les enregistrements (à part sur le détail de la connaissance musicologique) n'ont pas vieilli d'un pouce.
Jan Křtitel (Jean-Baptiste) Waṅhal (Vaňhal en tchèque moderne), né en 1739, n'est pas la plus forte personnalité de la série, mais se trouve agréablement équidistant du baroque finissant, du style galant et de l'influence dramatique française – ses cinq recueils de symphonies sont tous publiés à Paris entre 1771 et 1780, en pleine fièvre gluckiste.
J'aime particulièrement la symphonie en la (Bryan A2 au catalogue, donc je suppose la deuxième des symphonies en la majeur qu'il a commises parmi les 21 publiées), lumineuse et jubilatoire, et encore davantage la Bryan e1 qui a, dans son Menuet et son Final, des aspects de ballet d'opéra farouche ! D'une manière générale, ses symphonies en mineur ont davantage de relief – alors que ce n'est pas nécessairement un discours que je tiendrais sur ses contemporains. Ses mouvements lents ne sont pas les plus réussis du temps, ou du moins se limitent souvent à une pensée délicate et galante ; à l'inverse, grand avantage concurrentiel sur les menuets, en général pourvus d'une véritable substance mélodique et dramatique.
Corpus bien couvert par les spécialistes : cinq volumes chez Naxos par des interprètes divers (le dernier, où la Toronto Camerata pas très colorée et vraiment tradi, est énergisée par le spécialiste baroqueux Kevin Mallon, est particulièrement réussi), un disque des London Classical Players & Matthias Bamert chez Chandos. Mes chouchous : la Chambre de Prague & Oldřich Vlček (tradi mais allant et timbres savoureux) chez Supraphon, et bien sûr à nouveau le Concerto Köln chez Elatus, dont l'ardeur, l'articulation et la saveur ne connaissent toujours guère de concurrents pour ce compositeur.
Je connais mal le corpus symphonique de Boccherini (1743), mais il est difficile de ne pas citer sa symphonie Op.12 n°4, dite La Casa del Diavolo : composée en 1771 alors qu'il est à la cour d'Espagne, elle réutilise de la musique déjà existante mais produit un résultat particulièrement atypique.
Pour le premier mouvement, il s'agit de sa propre Sonate « pour piano et violon » op.5 n°4. Mais le dernier mouvement a une tout autre histoire. Dix ans plus tôt, Boccherini était à Vienne après avoir quitté sa Toscane natale dans les bagages de Gluck qui l'avait remarqué. Et il jouait dans l'orchestre pour la première mondiale du fulgurant ballet Don Juan, dont il conserva manifestement de vifs souvenirs, puisqu'il lui emprunte le motif de son final – qui sert de matrice, orchestration comprise, à tout le dernier mouvement, d'une intensité dramatique peu commune : fusées descendantes de violons, cris de hautbois, appels de cors, comme une cavalcade infernale. Gluck en était lui-même très satisfait, puisqu'il le réemploie en 1762 dans Orfeo ed Euridice, comme Danse des Furies. Boccherini, dans sa symphonie, l'introduit après un prélude lent qui ouvre ce troisième mouvement — pour autant il ne dérobe pas du tout la paternité de son inspiration : le titre du mouvement est « Chaconne qui représente l’Enfer et qui a été faite à imitation de celle de Mr. Gluck dans le Festin de Pierre », un hommage absolument pas dissimulé !
Le résultat en est très impressionnant comme son modèle ; j'ai proposé deux interprétations qui font entendre des aspects assez différents de l'orchestration : Giardino Armonico & Giovanni Antonini d'une part, avec un son d'orchestre très disjoint et martellato, particulièrement furieux et impressionnant ; d'autre part l'Academy for Ancient Music & Christopher Hogwood, au son d'orchestre plus cohérent, qui met peut-être encore plus en valeur la masse sonore menaçante des sonneries des deux cors.
J'ai retenu, cette fois-ci, trois symphonies, dans des interprétations non musicologiques, mais servies avec beaucoup de saveur par la Chambre Dvořál & Bohumil Gregor – timbres tchèques acidulés qui compensent tout à fait la belle lecture tradi (mais tendue et très bien phrasée).
C'est finalement celle en ré Op.36 que je préfère, je pense. Comme l'opus 52, son introduction est très parente de la Deuxième de Beethoven, postérieure (1802), mais son premier mouvement utilise des appoggiatures furieuses qui évoquent les Ouvertures Leonore II & III, le duo Pizarre-Rocco, le final de Fidelio et même, dans un fragment du thème, « son rose spinose, son volpe benigne » (air de Figaro à l'acte IV des Noces), donc nageant dans un univers. L'autonomie des clarinettes et bassons fait elle aussi porter le regard vers le Beethoven des symphonies 2 & 4. Par ailleurs, la fermeté mémorable des thèmes marque beaucoup, ainsi que leur usage dans des marches harmoniques immédiatement émotionnelles. Les mouvements lents annoncent peut-être encore davantage le romantisme – aspects de Haydn, mais aussi de Tarare de Salieri, voire du deuxième mouvement de la Deuxième de Mahler pour l'opus 36, mais encore plus frappant pour l'opus 56, digne des pages les plus mélancoliques de Mozart, Beethoven… ou de la Troisième de Bruckner. La Polonaise de l'une, le Menuet de l'autre, restent très marquants, avec un véritable matériau musical, pas simplement un objet de décoration (la Polonaise a quelque chose de l'Allegretto scherzando de la Huitième de Beethoven). On pourrait tracer des parallèles similaires pour Symphonie en ut mineur Op.11, avec quelques échos gluckistes en sus dans les tournures dramatiques.
En somme, véritablement un corpus qui constitue une synthèse et regarde déjà loin vers l'avenir – je ne sais s'il est le révélateur du goût d'un ensemble de compositeurs qui n'est pas documenté au disque et auquel a puisé Beethoven, ou si Beethoven a directement été impressionné par la musique de Pavel Vranický.
Je passe plus vite sur la fin de ma liste : ce sont des profils déjà préromantiques ou « révolutionnaires » (existe-t-il vraiment un style révolutionnaire ?) comme Étienne Méhul (1763) – le début de la Première Symphonie n'est pas si loin de Mendelssohn –, et d'une manière générale, les motifs courts, le ton combattif, le goût du contraste, l'aspect tapageur et tourmenté rapprochent beaucoup, de l'avis général, ces quatre symphonies de Beethoven – dans un style certes plus français.
La version Musiciens du Louvre & Marc Minkowski est la plus savoureuse sur instruments d'époque, tandis que celle de l'Orchestre Gulbenkian & Michel Swierczewski, certes un peu terne côté timbres (mais très honnêtement articulée pour une version tradi de non spécialistes) est la seule à proposer toutes les symphonies (je ne sais même pas si les 3 & 4 sont couramment disponibles ailleurs). J'ai aussi cité la version Solistes Européens Luxembourg & Christoph König, sur instruments modernes et légèrement influencée par les pratiques HIP, pour étoffer la proposition.
De même pour Bernhard Romberg (1767), dont les symphonies sont de toute façon plus tardives (vers 1830 pour la n°3), et portent véritablement la trace de Beethoven. Une notule entière lui est consacrée, je vous y renvoie, car on ne peut plus vraiment parler de symphonie classique (ni même postclassique) dans son cas. (Version : Kölner Akademie & Michael Alexander Willens, sur instruments anciens et très engagée !)
Exactement contemporain de Beethoven (1770), Friedrich Witt est mon immense coup de cœur de ces dernier mois, auquel une notule fut déjà consacrée : comme pour Vranický, je suis impressionné par la qualité individuelle de chaque mouvement, comme une œuvre autonome, mais dans un style plus tardif — dans la veine d’un tout premier romantisme encore très largement marqué par la langue et les formes classiques (structure des thèmes, menuets…), simplement un peu plus versatile du côté des coloris harmoniques (et donc des émotions)… si bien que sa Symphonie en ut « Iéna » a été un temps attribuée à Beethoven !
Outre la beauté des thèmes, vraiment d’une évidence folle (on pense au naturel de Mozart, à un Haydn légèrement romantisé, un peu en deçà du Beethoven de la Première Symphonie, et plus ponctuellement aux poussées de mélancolie d’Édouard du Puy…), je suis frappé par les trouvailles harmoniques, une ambiance d’opéra comique français dans l’adagio cantabile de la Symphonie Iéna. L’atmosphère générale est vraiment très belle et pénétrante, en particulier dans cette version, dirigée par l’excellent flûtiste explorateur Patrick Gallois, qui se détache pour son naturel. Les timbres du Sinfonia Finlandia Jyväskylä (230 km au Nord de Helsinki) ne sont pas du tout colorés (le même type de pureté très « blanche » que le Tapiola Sinfonietta, pour situer) et leur manière d’articulation reste plus tradi qu’informée ; mais l’épure de leur geste, la légèreté de touche, l’intelligence des phrasés rend cette interprétation particulièrement délectable – par rapport à toutes les autres, elles mettent davantage en lumière les jubilations thématiques (final de la Symphonie en la majeur) et les beaux glissements harmoniques (adagio cantabile de la Symphonie en ut), qui passent plus inaperçus dans les autres versions..
Le bonus, c’est ce final de la Symphonie en la majeur, qui se fonde sur le thème de la chanson révolutionnaire Ah ça ira !, mais avec beaucoup de grâce et de gaîté naïve, sans aucune effusion politique – je l’ai toujours entendu utilisé de façon assez sauvage, même dans les œuvres du temps qui ne sont pas des brûlots anti-Terreur.
Pour finir, j'ai poussé jusqu'à Antonio Cartellieri (1772), dont j'ai déjà vanté plusieurs fois les mérites dans ces pages, à la parfaite équidistance des univers : grammaire classique, mais usage romantique – les figures stéréotypées, les traits, les surprises harmoniques sont toujours utilisés pour renforcer l'urgence ou l'émotion. On sent clairement le contemporain de Beethoven. Et le résultat m'impressionne et me réjouit toujours beaucoup. Interprétation pleine de verve et de feu par l'Evergreen Symphony (orchestre taïwanais) & Gernot Schmalfuss.
Antoine Bohrer (1783), Spohr (1784), Onslow (1784), Max Bohrer (1785) Czerny (1791), Moscheles (1794) et Berwald (1796) reprennent certains aspects postclassiques dans leur langage, mais sont déjà totalement romantiques, il faut bien tracer une frontière quelque part ; je ne les inclus pas.
Voilà ; je gage qu'avec cette petite brassée, vous pourrez vous occuper quelque temps si d'aventure la symphonie classique a votre faveur – ou si vous souhaitez lui redonner la chance qu'elle mérite, d'être entendue et aimée pour sa singularité, et non comme un objet un peu archaïsant et dépassé, ni comme le patrimoine des seuls J. Haydn & Mozart.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discographies a suscité :
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