Les coupures aujourd'hui - économie, habitudes, opportunisme, incurie, dogmatisme ? - Don Giovanni (1787)
Par DavidLeMarrec, lundi 26 juin 2006 à :: Discourir - Genres - Tirso, Molière, Beaumarchais, Da Ponte et Mozart :: #269 :: rss
Voilà fort longtemps que je me demande, en vain, pourquoi, alors que n'importe quel non puriste wagnérien hurlerait à bon droit si on coupait encore dans le duo Siegfried-Wotan ou dans les monologues de Gurnemanz, on continue à couper impunément Richard Strauss. Parmi d'autres.
La mode est aux archi-intégrales. On vend Mozart en entier (ou presque). On réalise de nombreuses intégrales Bach, mais aussi celles de compositeurs moins prestigieux, pour lesquels on espère que le fantasme d'exhaustivité incitera plus à la curiosité que de simples anthologies. On republie même des pasticcios vivaldiens pas très vivaldiens, comme le Montezuma putatif proposé par Malgoire, comme le Bajazet contenant de nombreux morceaux "volés" à d'autres compositeurs.
Et pourtant, certains répertoires demeurent inexplicablement coupés. Sans que grand monde s'en émeuve.
Exemples.
- La tragédie lyrique.
- Mozart.
- L'opéra français du XIXe siècle : Meyerbeer, Halévy, Gounod, Thomas, Reyer...
- Richard Strauss.
Aujourd'hui, Don Giovanni de Da Ponte / Mozart.
Don Giovanni
On joue parfois, pour plus d'efficacité dramatique, Don Giovanni dans la version dite de Prague, celle de la création du 29 octobre 1787. Il est vrai qu'achever sur cette mort-chef d'oeuvre est très impressionnant, pour peu qu'on ait lu la brochure auparavant et qu'on n'attende pas la suite.
La version usuelle est celle dite de Vienne (1788), qui comprend :
- le premier air du ténor, dont la place varie parfois, Dalla sua pace, pour remplacer le second, réclamant vaillance, virtuosité et longueur de souffle, que le ténor de Vienne ne pourrait pas à chanter. K. 540a
- le duo Zerline/Leporello Per queste tue manine, une rencontre bouffe, peu essentiellement dramatiquement, mais qui manquait à l'équilibre de l'oeuvre. K. 540b. Musicalement, c'est assez simpliste, moins abouti que la plupart des pages de Don Giovanni, mais pourvu d'un charme très sûr malgré les tautologies harmoniques[1], l'ut majeur martelé ;
- le troisième air d'Elvire (In quali eccessi... Mi tradì), K. 540c, qui n'était que terza donna à l'origine, et en devient aujourd'hui pour ainsi dire prima ;
- le lieto fine[2] du final du II.
Premiers problèmes. Lorsqu'on joue la version de Prague, on n'omet jamais l'air d'Elvire, lorsqu'on joue la version de Vienne, on omet toujours le duo Zerline/Leporello. Dans tous les cas, même avec un mauvais ténor, on lui laisse ses deux airs. Pourquoi ces bricolages, qui font qu'on ne joue jamais une version ou l'autre ?
- Parce qu'on rechigne à appauvrir le rôle d'Elvire et celui d'Ottavio (qui offre un portrait plus complet, quoique un peu contradictoire entre la mièvrerie appeurée de Dalla sua pace et la noble vaillance de Il mio tesoro).
- Parce que, pour une raison inconnue, on juge que Per queste tue manine n'est pas assez intéressant, ne fait pas partie du corpus canonique, toutes choses largement incompréhensibles.
- Parce qu'on est prêt à faire des versions authentiques, mais à condition de ne pas trop déranger le spectateur qui va voir Don Giovanni ? Etrange, à l'heure même où le décapage « façon authentique » est devenu la norme, et où, inversement, les metteurs en scène peuvent changer des répliques ou modifier le sens du drame à l'envi.
- Plus vraisemblablement, parce que personne n'a envie d'investir dans du matériel d'orchestre pour ajouter un duo ou retirer un air. La version « de Prague » telle qu'elle est pratiquée, qui consiste en fait à omettre de jouer le lieto fine, en s'arrêtant à la mort de Don Juan, ne coûte pas un sou de plus.
Pourtant, cette pratique n'est pas sans poser quelques problèmes. La version de Prague (enfin, prétendue telle) s'est répandue, car elle flatte la dimension romantique et exalte la dimension tragique tout en la faisant reposer sur l'homme : sa fin, c'est la fin du drame.
Néanmoins, sans être catégorique sur le caractère indispensable du lieto fine [3], son omission pose quelques questions que l'on ne peut pas écarter d'un revers de main si l'on s'intéresse à Don Giovanni. Je soupçonne bien des metteurs en scène de proposer, voire d'imposer l'absence du final, ce qui, somme toute, évite au chef de mettre en place un choeur de solistes difficile et d'exposer ténor et soprane s'ils sont moyens. Il n'y a plus à traiter cette artificialité-là , et la mort paroxystique éclipse toutes les incohérences dans l'esprit du spectateur.
Certes, cette absence est très pratique. Elle fait coïncider à merveille l'histoire avec notre perception spontanée du mythe. L'homme, débauché ou non, en quête d'absolu, jusqu'à se perdre. Le héros qui outrepasse les codes d'une société, et qui préfère mourir avec panache selon ses idéaux que d'accepter les valeurs imposées de l'extérieur.
Mais l'esthétique de Mozart - qui rend certes le personnage sympathique - qu'en fait-on ? Et la perception du mythe à l'époque, la difficulté de l'équilibre avec ce lieto fine, l'évacue-t-on si facilement, sans même y réfléchir. On ne peut pas prétendre chercher à comprendre l'univers mozartien si on écarte ainsi les difficultés.
Il semble que le mythe était en perte de vitesse et que Commandeur était tout juste bon au théâtre de marionnettes pour faire rire le peuple. Alors, réactualisation saisissante via la forme hybride du drama giocoso, qui redonne sa dimension métaphysique au mythe, ou bouffonnerie sur des thèmes démodés ? J'ai bien sûr tendance, comme à peu près tout le monde, à pencher pour la première vision - voir la noblesse ineffable du Trio des Masques, ou l'influence de Molière (comédie dans la forme, mais guère dans le ton ni dans les ambitions). Mais nous trempons tellement dans ces réflexes romantiques qu'il est difficile d'y voir clairement sur les intentions d'un homme du XVIIIe siècle à ce propos, et les spécialistes n'ont manifestement pas tranché.
Bref, dans Don Giovanni, peut-être plus que l'économie réalisée, ce sont l'habitude et surtout l'absence d'effort dans les réflexions portées sur l'oeuvre, uniformément empreintes du même romantisme-réflexe, qui sont à l'origine de ces coupures pas forcément nécessaires, et en tout cas jamais bien fondées.
Notes
[1] Les fans d'Alain Zürcher se reconnaîtront.
[2] Happy end.
[3] Contrairement à Piotr Kaminski avec qui je m'étais gentiment écharpé sur le sujet, puisqu'il soutenait que jouer _Don Giovanni_ sans lieto fine était dépourvu de sens, ce qui me paraît très excessif : dramatiquement, cela fonctionne à merveille, et le procédé est tout de même validé par la création à Prague (en outre très bien accueillie, mieux qu'à Vienne).
Commentaires
1. Le mardi 27 juin 2006 à , par vartan
2. Le mardi 27 juin 2006 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 28 juin 2006 à , par vartan
4. Le mercredi 28 juin 2006 à , par DavidLeMarrec
5. Le mardi 3 juillet 2007 à , par Emmanuel
6. Le mardi 3 juillet 2007 à , par DavidLeMarrec
7. Le mardi 3 juillet 2007 à , par Emmanuel
8. Le mardi 3 juillet 2007 à , par DavidLeMarrec
9. Le samedi 7 juillet 2007 à , par Bajazet
10. Le samedi 7 juillet 2007 à , par DavidLeMarrec
11. Le dimanche 12 août 2007 à , par Ana
12. Le lundi 13 août 2007 à , par DavidLeMarrec
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