« J’aime pas les voix d’opéra »
Par DavidLeMarrec, mardi 24 novembre 2009 à :: Pédagogique - Glottologie :: #1417 :: rss
Je vais paraître prêcher contre ma paroisse, néanmoins je suis assez d'accord avec le préjugé qui postule que les voix lyriques sont moins belles, moins émouvantes et moins intelligibles que celles du chant populaire.
Mais je vais tâcher d'y apporter quelques éclairages.
--
1. Le timbre
La plupart du temps, les voix d'opéra sont en effet de grosses voix très 'fabriquées' (je veux dire très loin du timbre parlé), qui ont ces caractéristiques parce qu'il s'agit d'être audible par-dessus un orchestre pléthorique pendant trois heures et sans micro, à des hauteurs assez vertigineuses. D'autres types d'expression musicale peuvent se passer de cette technique spécifique, tel le muezzin, parce que l'effort est bref. Ou alors parce que l'accompagnement est léger et le public proche.
Ce sont dans ce sens des voix d'abord athlétiques avant d'être émotionnelles. Ce profil arrive aussi dans la variété bien sûr, notamment pour chanter certaines comédies musicales (voir par exemple l'usage du 'belting' qui permet de soutenir des tessitures très élevées sans grossir la voix), mais leur technique, micros aidant, n'empêchent pas de posséder un timbre plus "direct", plus proche de la voix parlée.
Donc oui, la voix d'opéra est plus opaque, et très loin du timbre parlé, si bien qu'on ne pourrait pas deviner la voix chantée de quelqu'un qui parle (c'est vrai en toute circonstance, parce que les mécanismes ne sont pas les mêmes), et surtout que contrairement aux autres formes de chant, on ne peut pas faire le chemin inverse de deviner le timbre parlé de quelqu'un qui chante. C'est ce qui la rend plus "extérieur", plus "fabriquée", moins immédiate, moins touchante de premier abord.
--
2. La hauteur
Un paramètre qu'on soulève peu souvent est que le chant lyrique est globalement bien plus aigu que le chant populaire (j'entends, par populaire, aussi bien les chants traditionnels que la variété, bien que les techniques puissent différer radicalement - on revient sur la distinction en suivant).
C'est pour des raisons de « passage » de l’orchestre, on utilise la partie où la voix est la plus sonore ; mais c'est aussi, à partir du XIXe siècle, un goût pour les zones tendues de la voix, les extrêmes qui donnent l'impression d'un combat, d'une émotion paroxystique. Si bien qu'on ne cherchera pas forcément une note aiguë dans l'absolu, mais la note où une tessiture donnée arrive à un comble de tension (mi3-sol3 pour un baryton, mais la3-ut4 pour un ténor).
De ce fait, la voix chantée ne se trouve pas dans les zones mélodiques de la voix parlée, et peut par conséquent en paraître "déconnectée", extrérieure, étrange.
--
3. Les intervalles
Par sa richesse même, sa complexité parfois, la 'musique savante' occidentale sollicite des intervalles qui peuvent paraître peu naturels, que ce soit d'une note à l'autre, ou dans l'ambitus général d'un morceau ou d'un rôle, s'étendant sur plus de deux octaves alors que l'expression naturelle de la voix parlée n'excède guère la quinte, et l'octave pour les expressions les plus extrêmes - à l'exception du cri anti-souris bien entendu.
Ici encore, il y a la barrière de l'étrangeté, et de la performance technique qui ne renvoie pas à la nature brute ni au quotidien.
--
4. Les raisons techniques
A présent que l'on a donné raison au Ministère Public dans ses charges, étudions la personnalité de l'accusé, et les causes de cet état-là. On verra ensuite si tout cela n'est finalement pas gagnant.
Le chant lyrique a développé une technique spécifique dans l'usage de résonnateurs assez nombreux, dont le plus important est celui situé dans les os de la face et du crânes. En les faisant résonner, le chanteur produit des harmoniques riches qui ne se trouvent pas dans un orchestre, et qui lui permettent ainsi de le 'passer' sans chanter plus fort que lui (ce qui est souvent difficile...). Ce réseau d'harmoniques spécifique est appelé le formant du chanteur, dont nous avions déjà quelque peu parlé.
De la même façon, la couverture des sons, cet assombrissement qui passe par une modification des voyelles dans l'aigu pour protéger la voix, altère aussi la voix telle qu'elle s'exprime à l'état naturel.
--
5. Les origines pratiques
Le problème provient du cahier des charges spécifique du chant à l'opéra. Il est nécessaire de :
- passer un orchestre ;
- pendant plusieurs heures ;
- sans micro ;
- à des hauteurs bien plus exigeantes que la voix parlée ;
- avec de vastes intervalles et parfois une grande agilité.
Et inévitablement, cela nécessite la construction d'une voix solide, qui peut sonner un peu grosse et assez articielle, parce qu'il s'agit d'une véritable machine de guerre, ou du moins d'une carapace, capable de résister à toutes les agressions physiques, à tous les forçages potentiels. Une voix d'opéra bien placée et dans un répertoire raisonnable (pas Wagner, donc) ne se fane que très tard.
Du coup, on n'entend pas autant toutes les petites inflexions naturelles de la voix parlée, qui émeuvent tant dans la chanson.
L'éloignement de la voix parlée (harmoniques, assombrissement, grossissement, charpente), l'ambitus très large créent de la distance. C'est d'ailleurs bien cela qui touche les mélomanes « de catégorie 2 » (plus communément appelés glottophiles en ces lieux), le côté surhumain de la performance, l'impact inhabituel de la voix.
--
6. L'opéra dépassé ?
L'apparition du micro rend, en théorie, l'opéra presque dépassé. Mais il en va de cette théorie comme de l'idée saugrenue de retrouver l'authenticité en musique ancienne et baroque : ça n'a pas grande justification de principe, mais dans les faits, cela produit des résultats assez inoubliables.
Car, en faisant l'effort de s'habituer, ces voix moins agréables à première vue révèlent des beautés et variétés incroyables ; leur technique leur permet d'être largement aussi expressives que les voix simples rauques du chant populaire. Une infinité de nuances est possible, et les grands chanteurs savent aussi, pour un certain nombre d'entre eux, être les grands diseurs que l'on célèbre dans les pages de Carnets sur sol.
La norme classique est même, contrairement aux apparences, celle d'une plus grande pureté vocale (même si les harmoniques sont très riches), d'une plus grande netteté que dans les autres genres - les scories et effets de gorge y sont mal vus.
Par ailleurs, il existe des chanteurs, dans des types de répertoire comme le baroque ou le lied, qui peuvent avoir des voix très naturelles.
Même chose pour la compréhension : clairement, elle est entravée par la technique spécifique d'émission (modification des voyelles pour ne pas se blesser dans l'aigu, hauteurs plus importantes que la voix parlée, sauts d'intervalles plus vastes, harmoniques agressives des résonnateurs qui peuvent masquer les sons du langage, vocalisation qui amollit les consonnes...), mais on s'habitue sans peine - même sans les astuces des librettistes perraldiens. Et il y a des chanteurs que n'importe qui peut comprendre sans forcer (y compris parmi les icônes).
--
7. Les solutions
On est prêt à proposer des médications personnalisées en cas de sollicitation, mais essayez déjà Jérôme Corréas dans Berlioz (Alpha) ou Fauré (Disques Pierre Vérany), c'est sans doute la quadrature du cercle entre naturel bouleversant et raffinement extrême.
Autre piste : on a un goût particulier pour les voix pas trop lourdes et les dictions soignées et éloquentes par ici.
Lisez CSS et consommez cinq Lully et Meyerbeer par jour.
--
Pour retrouver les articles autour de la technique vocale, on peut se reporter à notre index, à jour sur ce chapitre : http://operacritiques.free.fr/css/index_css.html#pedagogique .
Bonne soirée !
Commentaires
1. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par steadyraph
2. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par steadyraph
4. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par Moander
6. Le mercredi 25 novembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le jeudi 3 décembre 2009 à , par vartan
8. Le jeudi 3 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
9. Le jeudi 3 décembre 2009 à , par vartan
10. Le jeudi 3 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
11. Le vendredi 4 décembre 2009 à , par vartan
12. Le samedi 5 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
13. Le vendredi 18 février 2011 à , par Sandrine
14. Le vendredi 18 février 2011 à , par DavidLeMarrec
15. Le vendredi 18 février 2011 à , par DavidLeMarrec
16. Le dimanche 20 février 2011 à , par Sandrine
17. Le dimanche 20 février 2011 à , par DavidLeMarrec
18. Le mardi 26 juillet 2011 à , par Menuet
19. Le mardi 26 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
20. Le mardi 26 juillet 2011 à , par Menuet
21. Le mardi 26 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
22. Le lundi 1 août 2011 à , par Menuet
23. Le lundi 1 août 2011 à , par DavidLeMarrec
24. Le samedi 6 août 2011 à , par Menuet
25. Le samedi 6 août 2011 à , par Menuet
26. Le samedi 6 août 2011 à , par DavidLeMarrec
27. Le dimanche 7 août 2011 à , par Menuet
28. Le lundi 8 août 2011 à , par DavidLeMarrec
29. Le jeudi 11 août 2011 à , par Menuet
30. Le jeudi 11 août 2011 à , par DavidLeMarrec
31. Le vendredi 5 mars 2021 à , par Theo
32. Le vendredi 5 mars 2021 à , par DavidLeMarrec
33. Le lundi 30 décembre 2024 à , par Larpskendia
34. Le vendredi 3 janvier 2025 à , par DavidLeMarrec
Ajouter un commentaire